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Éthique : comment, comme Orpea, les entreprises font peser la responsabilité sur leurs salariés

Dans son livre « Les Fossoyeurs » publié début 2022, le journaliste d’investigation Victor Castanet révèle les dysfonctionnements qui ont conduit à des cas de maltraitance en maison de retraite. Bertrand Guay / AFP

« Moi, on va me demander d’écrire un mail à l’intention du directeur et de le prévenir que ce n’est pas légal, et qu’il y a un risque contentieux, détaille la jeune alternante. L’idée, c’est de préserver à tout prix les intérêts du groupe, du siège, et qu’on ne puisse jamais faire remonter la responsabilité d’une fraude aux dirigeants de l’entreprise, et notamment à Yves Le Masne, son DG. En cas de contrôle de l’Inspection du travail, le service RH se dédouane aussitôt et fait peser la responsabilité d’éventuels manquements à la loi sur le directeur de l’Ephad contrôlé ».

Cet extrait du livre du journaliste Vincent Castanet Les Fossoyeurs (Éditions Fayard), qui a révélé début 2022 le scandale Orpea et les pratiques d’optimisation des coûts conduisant à des cas de maltraitances chez l’opérateur privé de maisons de retraite, montre bien que la question de la responsabilité légale est parfois plus forte que la responsabilité morale et éthique.

Pour se protéger du risque éthique (boycott, scandale, procès), les entreprises en arrivent en effet parfois à des démarches contre-productives qui visent uniquement à réduire le risque légal et judiciaire – au détriment de pratiques plus vertueuses. C’est l’une des principales caractéristiques de la « légalisation des organisations », phénomène soulignant la place croissante donnée à l’argument légal au détriment de l’argument managérial. Cela se traduit par une utilisation plus fréquente d’outils et de processus standardisés et formels, comme les codes de conduite concernant l’éthique des affaires.

Maltraitance dans les Ehpad : Victor Castanet, l’auteur du livre « Les Fossoyeurs » invité de BFMTV (janvier 2022).

Ces outils peuvent conduire à un transfert top down de responsabilité (de haut en bas) comme illustré par la citation ci-dessus. Ce transfert du top management aux managers opérationnels et aux employés en matière d’éthique pourrait être l’une des nombreuses dimensions du système mis en place par Orpea. Par ailleurs, les premiers éléments de l’enquête révèlent que les manquements étaient connus de tous mais dénoncés par personne, ce qui d’une certaine manière, démontre l’inefficacité du code de conduite d’Orpea.

Notre recherche révèle qu’à l’origine, la loi n’est pourtant pas la seule façon d’appréhender et de piloter l’éthique des affaires. Celle-ci est théoriquement définie comme l’étude des situations, activités et décisions organisationnelles où des questions de bien ou de mal d’un point de vue moral sont soulevées.

En pratique, deux conceptions semblent cohabiter au sein des entreprises.

Légalistes et moralistes

La première approche est qualifiée de « légaliste ». Elle considère l’éthique des affaires comme la mise en œuvre de règles et de normes souvent issues de la réglementation en vigueur. Le respect de la loi et des règles constitue l’élément clé et cet argument guide les décisions. Elle constitue une manière de se prémunir d’un risque éthique, conduisant à un scandale ou encore des sanctions judiciaires.

Cette vision est souvent portée par des professionnels travaillant au sein des directions juridiques ou ayant une formation relative au droit. Leur attachement à la mise en œuvre et au respect des règles et des normes les distingue en effet d’autres profils.


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L’autre perspective peut être qualifiée de « moraliste ». Elle consiste à considérer l’éthique comme un concept évolutif, nécessitant une analyse au cas par cas à travers la discussion et les échanges. Les valeurs, telles que le respect, l’intégrité ou encore le doute, sont ici la clé de toute démarche éthique.

L’idée est donc d’inciter au maximum à l’échange et l’auto-questionnement : plus on reste isolé face à son dilemme éthique, plus le risque éthique augmente. Certes, la loi reste un élément à prendre en compte, mais ce n’est pas l’unique argument qui guide les décisions puisque dans de nombreuses situations, la loi n’apporte pas de réponse.

La vision moraliste est souvent portée par des personnes ayant une forte expérience opérationnelle (direction de filiale ou de zone par exemple) ou encore de l’expérience en ressources humaines. On retrouve d’ailleurs ces profils dans les organisations au sein des directions éthiques lorsqu’elles existent.

Responsabilisation de l’employé

La vision légaliste semble cependant souvent l’emporter. C’est l’une des principales matérialisations de la « légalisation des organisations » qui accroît la légitimité des profils de type légalistes.

Les entreprises que nous avons étudiées disposaient toutes d’un comité éthique, dont l’un des rôles est de valider les idées d’outils éthiques souvent proposées par des membres de la direction, donc des profils plutôt moralistes.

Ce transfert aux managers opérationnels et aux employés en matière d’éthique pourrait être l’une des nombreuses explications du scandale Orpea. Alain Jocard/AFP

Or, les membres de ces comités s’avèrent généralement des personnes au profil légaliste à la tête de la direction juridique, du risque management, de l’audit ou du contrôle interne. C’est là l’un des effets de la légalisation de l’éthique des affaires, puisqu’on estime que les légalistes sont les plus légitimes sur les questions éthiques. Il n’est alors pas surprenant que les propositions d’outils des moralistes ne soient que rarement validées ou déployées au sein des entreprises. Elles ne correspondent pas à la vision de l’éthique des légalistes.

À titre d’exemple, des moralistes d’une entreprise étudiée avaient souhaité créer un espace de discussion libre et anonyme où les employés pourraient évoquer des situations avec lesquelles ils et elles ne se sentent pas à l’aise : harcèlement, situations de fraude, conflit d’intérêts dont ils seraient témoins… L’idée était de proposer une alternative plus souple au système d’alerte, qui en France n’est pas anonyme.

La proposition a été retoquée par le comité pour un motif de responsabilité légale et juridique de l’entreprise trop importante envers les problèmes soulevés via cet outil. L’entreprise ne pourrait pas ignorer un problème porté à sa connaissance sans engager sa responsabilité. Résultat, plutôt que d’encourager la mise en lumière des problèmes éthiques internes et de les gérer via cet outil de discussion, la vision légaliste retenue par le comité soutient une approche qui vise à limiter au maximum la responsabilité légale de l’entreprise. La responsabilité des problèmes éthiques devient alors une charge qui incombe plus aux employés qu’à l’entreprise.

Le piège de la légalisation

Finalement, les outils éthiques développés par les entreprises reflètent souvent d’abord la vision légaliste. C’est ainsi que l’on peut expliquer le développement d’outils éthiques standardisés et peu applicables au quotidien par les employés, comme des codes de conduite ou des systèmes d’alerte.

Ces outils responsabilisent éthiquement mais surtout légalement les employés sans forcément leur fournir de réponse sur la manière dont l’éthique doit être concrètement mise en œuvre. Or, les véritables dilemmes éthiques organisationnels ne peuvent que difficilement être résolus par un prisme légal.

En voulant réduire le risque éthique, les entreprises en viennent donc à gérer le risque légal et judiciaire associé à l’éthique. Le piège est alors de créer une situation de « loi sans justice » où les considérations légales écrasent l’argument humain et social prôné par une vision moraliste de l’éthique des affaires.

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