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Montage représentant des étudiants chinois et taïwanais à Paris
Affiche publiée lors de la projection du documentaire consacré aux échanges entre étudiants taïwanais et chinois en France analysés dans « Le Temps des mots ». Les caractères chinois signifient « Rive droite – Rive gauche » (en référence aux deux rives du détroit de Taïwan). S. Ferhat, Fourni par l'auteur

Étudiants chinois et taïwanais en France : la possibilité du dialogue

Dans « Le Temps des Mots, Un dialogue sino-taïwanais », paru en janvier aux éditions You Feng, premier aboutissement d’un travail de terrain mené sur plus de dix années, la socio-politologue Samia Ferhat, spécialiste des espaces taïwanais et chinois, s’intéresse aux échanges entre étudiants originaires de Chine et de Taïwan durant leurs études en France. Au moment où la tension entre Pékin et Taïpei est à son comble, cet ouvrage met en évidence les différences de représentations existant entre les populations des deux rives du détroit de Taïwan… Mais aussi la possibilité d’un dialogue apaisé, fondé sur des affects partagés.


De retour à Paris après presque dix années de vie à Taïwan, j’eus l’occasion, au début des années 2000, d’observer pour la première fois des interactions entre jeunes Chinois et Taïwanais. Celles-ci se tenaient principalement au sein des institutions dans lesquelles j’enseignais. Peu nombreux, il y avait néanmoins toujours deux ou trois étudiants venus de Chine et de Taïwan dans mes classes. Les étudiants chinois manifestaient en général beaucoup de curiosité à l’égard de la société taïwanaise, certains revendiquant même un lien affectif privilégié avec sa population. Ils le justifiaient par une origine territoriale, une culture et une histoire communes. Ils évoquaient notamment les liens du sang qui les unissaient, et que rien, selon eux, ne pouvait défaire ; cela se traduisait par l’expression : « Les liens du sang sont plus épais que l’eau » (血浓于水).

Ils faisaient ainsi référence à une matrice commune aux deux populations, l’une et l’autre majoritairement composées de membres de l’ethnie han (汉). Cette matrice, à la fois historique et culturelle, sous-tendait dans leur esprit la continuité, au fil des générations, d’un lien affectif, forme d’attache primordiale, avec la terre continentale comme source et ferment de l’entité historique et socio-culturelle chinoise. Cette entité, qu’ils nomment le plus souvent « Zhonghua » (中华), est à distinguer de l’entité politique appelée « République populaire de Chine », qu’elle dépasse largement par sa profondeur et son ancrage civilisationnels. Cette conception les amenait à se représenter les populations chinoise et taïwanaise comme appartenant à une même communauté familiale ; ce qu’ils exprimaient sous l’adage : « Nous constituons une famille » (我们是一家人).

À cette revendication d’une proximité affective, les jeunes Taïwanais opposaient généralement le constat d’un profond fossé (隔閡) qui les séparait les uns des autres. La perception d’un sentiment d’étrangeté et de distance à l’égard de leurs camarades chinois était expliquée le plus souvent par le fait qu’ils ne parlaient pas tout à fait la même langue.

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En fait, alors que depuis les années 1960 les deux sociétés connaissaient une situation effective de paix, puisqu’aucun conflit armé ne les avait opposées (il y a eu cependant plusieurs crises dans le détroit de Taïwan, voir notamment Jean-Pierre Cabestan et Benoît Vermander, La Chine en quête de ses frontières. La confrontation Chine-Taïwan), ces jeunes Taïwanais affichaient une perception particulièrement tendue et inquiète de celui vivant de l’autre côté du détroit. Il me semblait dès lors qu’intervenait dans la prégnance d’un tel phénomène la question de l’imaginaire et des représentations. La perception clivée, heurtée, que ces jeunes avaient de l’altérité semblait en effet liée à la façon dont leur avait été transmise la mémoire d’un passé qu’ils n’avaient pas vécu, mais dont ils continuaient à assumer l’héritage.

Ces premières observations m’ont amenée à considérer la question des processus d’identification communautaire, et à interroger plus particulièrement la portée des ressources mémorielles dans la formation des liens d’identité. Je souhaitais, en effet, comprendre dans quelle mesure le rapport au passé en Chine et à Taïwan, tout en permettant la formation de nouvelles dynamiques d’identification, pouvait également contribuer à la reconfiguration des relations entre les deux sociétés.

Cette curiosité fut amplifiée par le contexte socio-politique de l’époque. En effet, alors qu’à Taïwan était menée depuis plusieurs années une politique de « dé-sinisation », de l’autre côté du détroit, au contraire, l’histoire de la République de Chine était de plus en plus réinvestie, jusqu’à conduire à une reconsidération de ses personnages les plus décriés comme, par exemple, Chiang Kaï-shek (蔣介石). Le constat d’un tel paradoxe me confirma dans le désir de travailler sur les représentations historiques et mémorielles de la jeunesse chinoise et taïwanaise.

Cela s’est traduit par la mise en place d’un protocole d’enquête réalisé de 2006 à 2008 en France, en Chine et à Taïwan, auprès de cinquante-quatre étudiants chinois et taïwanais âgés entre 23 et 33 ans, soit nés à la fin des années 1970 et dans le courant des années 1980 (concernant les questions politiques et identitaires relatives à la jeunesse taïwanaise, on peut se référer au travail de Tanguy Lepesant).

Interroger les mémoires

En fait, alors qu’à Taïwan le second mandat du président Chen Shui-bian (陳水扁) s’accompagnait d’une politique culturelle résolument formosane destinée à affirmer, au-delà de l’expérience continentale de la République de Chine, la singularité historique d’une trajectoire proprement insulaire […], je souhaitais saisir l’écart qui, hypothétiquement, séparerait une représentation du passé proprement « chinoise et continentale » d’une appréhension tentant à définir le vécu taïwanais comme totalement autre. Afin d’évaluer l’ampleur d’un tel écart, la grille d’entretien que je proposais considérait l’espace-temps situé entre 1910 et 1950 ; ce qui permettait de traiter d’une matière historique connue par l’ensemble des enquêtés. Scolarisés dans les années 1980, ils avaient en effet reçu un enseignement traitant des événements majeurs de la période […].

Si le regard porté sur les différents protagonistes ainsi que le sens donné aux événements différaient d’un groupe à l’autre, et ceci souvent plus en fonction de stratifications socio-culturelles, ethniques ou familiales que strictement nationales, le plus surprenant fut certainement l’observation d’une communauté d’expression et de formulation de sens partagés par ces jeunes sur la période d’occupation japonaise en Chine et la guerre de résistance.

Les sentiments les plus forts qu’ils manifestaient au souvenir des événements étaient invariablement liés aux brutalités subies par la population civile : les actes de barbarie perpétrés lors de l’assaut de la ville de Nankin, le 13 décembre 1937, et pendant les jours qui suivirent, la pratique systématique du viol, l’assujettissement des femmes de réconfort et les expérimentations biologiques sur des êtres humains dans différents camps d’internement dont l’unité 751 à Pingfang, arrondissement de la ville de Harbin.

Tous ces faits, à un moment ou à un autre du récit, conduisaient à l’expression de trois sentiments particuliers : la colère (气愤/氣憤), la haine (仇恨) et la honte (耻辱/恥辱). Si les deux premiers ne me surprenaient pas, je n’arrivais cependant pas à comprendre comment des jeunes éloignés par plus d’un demi-siècle des événements, et vivant dans deux sociétés distinctes, dont l’une n’était d’ailleurs pas toujours prête à faire sienne l’histoire continentale, pouvaient se retrouver autour d’un sentiment qui ne me semblait pas nécessairement relever de l’expérience de la victime. En effet, n’était-ce pas à l’agresseur et au tortionnaire d’éprouver un tel sentiment ?

À ce questionnement, les jeunes proposaient généralement une même explication qui, non seulement, révélait une perception singulière de la notion de responsabilité, mais rendait aussi compte d’une appréhension particulièrement fine de la psychologie de la victime. […]

La possibilité du dialogue

Que m’apprenait la formulation du sentiment de honte par les participants au protocole d’enquête mené en 2006 ? En fait, la communauté d’émotions exprimée et, surtout, le sens invariablement donné à ce sentiment, me permettaient de saisir cet espace de rencontre possiblement nourri de perceptions partagées que François Jullien nomme « l’entre ».

Si l’éloignement géographique et la distance historique avaient indéniablement conduit à l’évolution distincte des deux sociétés, dont l’inconciliable différence était par ailleurs au cœur de l’affirmation identitaire formosane à Taïwan, je commençais toutefois à distinguer, au fil des entretiens, la possibilité d’un commun permettant à ces jeunes de formuler, en termes analogues, la réalité d’une représentation non seulement historique, mais aussi affective et normative (cette analogie de sens et ce commun terminologique nous ramènent également à François Jullien qui nous dit que : « les façons de parler sont aussi et d’abord des façons de penser »). Un « entre » nourri de ressources culturelles qu’ils se montraient capables de mobiliser au moment de ce retour vers le passé, et au-delà de toute fixation identitaire.

[…]

C’est cet « entre », ce terreau nourri de probables communs, qui m’a menée à envisager la possibilité du dialogue entre ces jeunes Taïwanais et Chinois. Dialogue compris comme l’éventualité d’une mise en relation, voire en confrontation, des positions respectives par la mobilisation de ces ressources culturelles afin de construire, idéalement, une intelligence mutuelle. Un espace où les « écarts » ne seraient pas résorbés mais travaillés et débordés pour rendre effective et féconde la dynamique de l’interaction.

Ce texte est issu de « Le Temps des mots », paru en janvier 2023 aux éditions You Feng. Cliquer pour zoomer. Éditions You Feng

De ce premier protocole de recherche, et des réflexions qui en ont émergé, est né l’atelier « Dialogue sino-taïwanais autour du cinéma ». Organisé à Paris de l’hiver 2009 au printemps 2010, il fut conçu comme un espace de rencontre et de discussion ouvert à de jeunes Chinois et Taïwanais. L’objectif était de permettre à ses participants d’échanger et de débattre autour de films traitant de deux moments de l’histoire propres à leurs sociétés respectives : la guerre de résistance contre le Japon sur le Continent, et la période de colonisation japonaise à Taïwan.

Au nombre de dix, cinq jeunes hommes et cinq jeunes femmes, les membres de l’atelier se sont retrouvés lors de six séances d’une durée moyenne de six heures, généralement découpées en trois sessions : la projection du film, suivie d’un temps de discussion générale et complétée par la mise en place d’activités réalisées en groupes plus restreints […]. L’atelier s’est tenu de 2009 à 2010. Il a été suivi de la réalisation d’un documentaire, « Le Temps des mots -左岸右岸 » (2015) et d’entretiens individuels menés jusqu’en 2021. Le documentaire a donné lieu à la réalisation d’un entretien avec Emmanuel Lincot pour la revue en ligne Asia Focus – Programme Asie de l’IRIS.

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