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Emmanuelle Corne/FSMH, Author provided

Exposition « L’exode de l’humanité » : les sédiments de l’expérience

L’exposition de l’artiste mexicain Cristian Pineda à la Fondation des Maisons des Sciences de l’Homme invite à un dialogue entre l’art, l’expérience et les sciences sociales. Un dialogue qui se retrouve au cœur de son œuvre et qu’il renouvelle à chacun de ses projets. Les différentes parties de « L’exode de l’Humanité » ouvrent un espace de rencontre, d’expression et d’échange entre les exilés et l’artiste, et parfois avec une communauté qu’ils traversent.

L’artiste mexicain Cristian Pineda devant les locaux de son exposition. Emmanuelle Corne/FMSH, Author provided

Une expérience inclusive autour de récits de migrants

Les dispositifs d’art participatif de Pineda permettent aux acteurs d’exprimer leurs expériences, l’épreuve qu’elles représentent et les transformations personnelles qu’elles impliquent. À travers ses projets, l’artiste invitent à une rencontre entre la subjectivité de l’exilé et celles du visiteur qui prend le temps d’observer et d’être interpellé par les symboles qu’elle recèle. Comment ne pas être affecté par ce petit sac qu’un réfugié népalais a accroché à son œuvre et qui contient les boîtes de médicaments qu’il a pris depuis son arrivée en Europe ?

L’œuvre interpelle parce qu’elle nous invite à entrer en résonance avec l’expérience d’êtres humains qui traversent une épreuve difficile et transformatrice. Ces « Boîtes de vie » ou ces silhouettes représentent simplement ce qu’ils étaient et ce qu’ils aimeraient être. Les dispositifs d’art participatif mis en place pour chacun des projets ont permis de récolter des sédiments d’expérience d’exilés, en les invitant à peindre de manière très personnelle sur des figurines, des caisses de bois, ou encore, à travers des vêtements et objets récoltés par l’artiste dans des déserts de la frontière américaine et réunis dans ces « Cercles de vie ». L’artiste a mis en place des dispositifs pour les récolter et nous permet d’y accéder.

Emmanuelle Corne/FSMH, Author provided

Les « Marcheurs de papier » et les « Boîtes de vie » sont le fruit de dispositifs mis en place dans des auberges de migrants au Mexique, où les Centraméricains se reposent quelques jours dans leur périple incertain vers les États-Unis, et dans un centre de réfugiés en Belgique, où l’attente du destin incertain que leur réserve l’office des étrangers et l’évaluation de leur demande d’asile durent des mois.

Ces espaces de repos, ou d’attente, sont propices à l’introspection, à la réflexion sur son identité en plein bouleversement, à ces processus de subjectivation, entendus comme un travail de construction de soi comme principe de sens. Les « Boîtes de vie » favorisent ce travail d’introspection et de subjectivation, permettent son expression au cours d’une étape d’un voyage personnel, laissent des témoignages et, rassemblés dans cette exposition, font œuvre de mémoire collective.

Ces dispositifs d’art participatif ont une dimension thérapeutique. Ils ont également une portée résolument sociologique. Ce qui s’exprime dans ces espaces d’expérience créés par les dispositifs est à la fois profondément intime et résolument social. L’expérience y est à la fois personnelle et collective.** C’est ce qu’analyse la sociologue Pascale Naveau à partir des dispositifs d’art participatif mis en œuvre avec Cristian Pineda pour favoriser ces processus de reconstruction de soi comme personne et comme acteur de migrants, de familles ou de victimes de la violence au Mexique.

Caminates. Emmanuelle Corne/FSMH, Author provided

Les dimensions humaine, sociologique et politique de l’art de Cristian Pineda

L’art de Cristian Pineda a également une portée politique. Non parce qu’il dénonce explicitement les causes de l’exode ou les conditions dans lesquelles il s’effectue. Mais plutôt parce qu’il nous confronte directement à l’expérience de ces exilés que les gouvernements, les institutions et nous-mêmes nous efforçons de ne pas voir. Cristian Pineda rend visible cette réalité souvent si proche géographiquement, mais invisible socialement, faisant écho à l’invitation du sociologue Boaventura de Sousa Santos.

Les « Cercles de vie » rendent palpable la violence de la traversée du désert vers la frontière des États-Unis. Une expérience que peu racontent parce qu’ils sont à présent « de l’autre côté » ou parce qu’ils ont laissé la vie dans cette traversée et ne sont plus là pour la raconter. Dans les « Cercles de vie », il n’y a ni nom, ni visage. Mais un véritable récit conté par de simples vêtements, des cartouches ou des messages sur les bidons d’eau retrouvés dans le désert. Autant de sédiments de l’épreuve souvent tragique qui se joue aux portes des États-Unis.

Qu’est devenue la personne qui a laissé ce pantalon dans le désert ? Pourquoi cet autre a-t-elle abandonné ces vêtements ? A-t-elle réussi à passer « de l’autre côté » ? Et si c’est le cas, sa vie est-elle à la hauteur des espoirs et des efforts qu’elle a mis dans cette traversée ?

Ces « Cercles de vie » nous interpellent aussi parce que notre frontière à nous, européenne, est la Méditerranée, une mer intérieure devenue une muraille et un cimetière qui n’a rien à envier au désert où cette œuvre a été réalisée. Contrairement à ces déserts, cette mer absorbe les corps et jusqu’aux sédiments d’expérience des migrants qui y laissent la vie, rendant moins visible encore la tragédie qui s’y joue.

Serie foto. Emmanuelle Corne/FSMH, Author provided

« L’humanité de l’exil » nous bouscule et nous invite à comprendre le monde à partir de ces sédiments d’expérience laissés par ces acteurs qui entreprennent un voyage long et risqué. Des acteurs qui s’expriment avec force et dont les œuvres interpellent. Elles montrent la grandeur de ces êtres que nos sociétés s’efforcent de nier.

Ce ne sont pourtant ni des héros, ni des sujets pleinement réalisés que nous présente Cristian Pineda. Les acteurs qui s’expriment avec une telle force dans ces œuvres sont des sujets vulnérables, fragiles, souvent torturés par des expériences récentes d’une violence endémique et confrontés aux inconnues d’un avenir incertain.

Plongés dans une traversée périlleuse, ils expriment qui ils sont, d’où ils viennent et qui ils veulent être. C’est dans et par cette vulnérabilité que les sédiments laissés dans ces œuvres nous interpellent. Ces acteurs sont très vulnérables face à la violence, à la montée de la xénophobie et aux idées et politiques d’extrême droit.

C’est à partir de cette fragilité et des chemins tortueux de la reconstruction de soi qu’ils ont créé ces œuvres et qu’ils nous interpellent. C’est à partir de ces sédiments d’expérience laissés dans le désert, sur une silhouette ou dans une boîte en bois que Cristian Pineda nous invite à un dialogue entre l’art et les sciences sociales.

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