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Faire le récit d’un viol : la domination sexuelle se joue aussi dans les mots

En novembre 2018, manifestation à Paris contre les violences faites aux femmes. Flickr / Jeanne Menjoulet

La prise de parole publique d’Adèle Haenel ces 3 et 4 novembre 2019 l’a montré : les femmes, lorsqu’elles dénoncent les violences sexuelles qu’elles subissent sont parfois entendues – oui, mais dans des conditions bien particulières. Prises dans des rapports de domination complexes, toutes les femmes ne se sentent pas la même légitimité à parler, la même possibilité de le faire. Samedi aura lieu la seconde édition de la marche contre les violences sexuelles faites aux femmes, il est temps de réfléchir sérieusement aux conditions dans lesquelles on leur permet, ou non, de se faire entendre.

En juillet 1970, déjà

Revenons à d’illustres prédécesseuses : pour cet article j’aimerais proposer l’exemple d’un récit de viol qui a eu un impact particulièrement important en 1970 parce qu’il a permis de contribuer à l’éclosion du Mouvement de Libération des Femmes en France. En juillet 1970 sort en kiosques un numéro de revue révolutionnaire, Partisans, avec pour gros titre « Libération des femmes : année zéro » ; suite à sa publication, les Françaises unissent leurs révoltes personnelles et entament ensemble les grandes luttes féministes des années 1970.

C’est un recueil d’articles féministes ; parfois américains, parfois français ; parfois très virulents, parfois gorgés de statistiques sur le sort des femmes dans la société française. Et puis, au milieu, ce texte, « Le viol », écrit de manière semi-anonyme par « Emmanuèle » : un récit. Il s’agit en fait d’Emmanuèle de Lesseps, dont la mère est codirectrice littéraire pour la maison Hatier, dont les sœurs écrivent et publient, qui est elle-même à l’époque jeune diplômée de sociologie et nouvelliste – jeune femme neuve en politique mais dont la parole se pose donc d’emblée comme particulièrement légitime.

« Libération des femmes : année zéro », un numéro de revue d’une importance historique.

Dans ce texte la narratrice « Emmanuèle » raconte son viol : comment un soir dans la rue un jeune homme aux allures de cadre l’aborde, insiste, plaisante avec elle, la force progressivement à céder sur de microdécisions pour la pousser dans sa voiture, puis l’amener chez lui, puis la violer. Petite explication de texte pour comprendre comment le récit est une forme particulière et spécialement efficace de prise de parole.

Faire disparaître le « je » de la victime

Emmanuèle au début de son récit utilise beaucoup de « je », de « moi » : elle est une personne qui a le droit de parler et le droit de marcher tranquille dans la rue. Mais cela l’homme qui l’aborde ne veut pas l’admettre :

« “Excusez-moi mademoiselle, voulez-vous que je vous accompagne ?”, “Excusez-moi mademoiselle, est-ce que je peux parler avec vous ?”, “Bonsoir, ça va ? Où allez-vous si vite ? Vous allez tomber”, ou quelque chose comme ça, me dit-il. »

On devine des pauses, des regards et interrogations entre certains morceaux de phrases : le second « excusez-moi » vient certainement après une hésitation, le « bonsoir » après un échange de regards ; mais cela n’est pas indiqué. La parole du jeune homme ne laisse aucune place à celle de la femme : stéréotypée, désordonnée, harceleuse, elle empêche complètement l’autre de se faire un espace. Le sujet féminin a été annihilé – il ne compte pas ; la mise en récit permet donc déjà de mimer ce problème de domination entre l’homme et la femme. Juste après elle permet aussi de passer à la dénonciation de ce qui vient de se passer. Elle le dit :

« Je n’aime pas me “faire aborder” […] c’est un moyen qui pose la femme avant tout comme objet sexuel. La plupart des hommes qui abordent une femme n’attendent pas qu’elle ait manifesté le moindre désir, qu’elle ait soutenu leur regard ni même qu’elle les ait vus. Ils commencent souvent à parler avant d’avoir vu son visage, arrivent par-derrière et s’adressent à ses fesses. »

Ce que la narratrice dit ici c’est que l’agression physique est préparée par l’agression verbale : c’est aussi par le discours que l’homme établit sa domination, en refusant à la femme en face de lui d’être une vraie personne. Il impose un rapport où lui seul regarde et parle : elle est « fesses » et « objet ».

Imposer ses codes conversationnels, mépriser ceux de la victime

La domination consiste alors aussi pour l’homme à imposer que ce soient ses codes à lui qui restent ceux de la conversation. Il lui demande de monter dans sa voiture, elle refuse trouvant un prétexte quelconque : il insiste en se moquant d’elle ; elle se sent forcée d’accepter, coincée. Que s’est-il passé ?

« J’utilisais en réalité un code implicite, compris par mon interlocuteur puisqu’il me répondit : “Mais voyons, ne me dites pas que vous avez peur. Je ne vais pas vous manger, etc.” J’avais affirmé le risque de l’agression sans le mentionner et lui l’avait mentionné en le niant. Tous deux, moi par volontarisme, lui par chantage, faisions semblant d’ignorer la situation de la femme comme objet sexuel. »

Deux codes de prise de parole sont possibles par rapport au risque d’agression réel auquel est confrontée la jeune femme : un code implicite, qu’elle choisit, qui consiste à refuser le risque sans le formuler clairement (je ne viens pas, j’ai peur ; mais pour autant je ne veux pas vous accuser injustement d’être un agresseur) ; il impose, lui, un code explicite qui consiste à affirmer qu’il y a un risque mais qu’elle doit en faire fi (la situation vous fait peur et je le comprends, mais vous êtes bête de ne pas me faire confiance, à moi).

« Je craignais que l’homme ne fasse semblant d’interpréter mon attitude comme une invite sexuelle pour se justifier plus aisément d’une agression éventuelle […] Son chantage consistait à ridiculiser ma crainte d’être traitée comme objet sexuel. “Je ne vais pas vous manger”, c’est-à-dire : ce sont des craintes de petite fille. »

De nouveau, le récit se lit à deux niveaux : d’un côté il y a la voix de la femme-personnage, qui est totalement délégitimée par celle de l’homme. De l’autre il y a la parole de la narratrice qui est capable d’analyser la situation : c’est le discours, l’usage des mots, qu’en tant que narratrice elle peut décortiquer.

Monopoliser la parole pour nier la réalité de l’agression

La situation ensuite s’envenime ; l’homme emmène la jeune femme chez lui, de force, et il la viole. Passons sur le récit du viol en lui-même ; son issue est intéressante pour comprendre comment le récit travaille.

« JH […] me demanda si vraiment je n’avais pas trouvé ça agréable, et quand je manifestai timidement – prudemment – mon intention de rentrer chez moi, il eut le culot encore plus monstrueux de me demander si je ne voulais pas passer la nuit avec lui. Toujours cette même négation, formulée ou implicite, de la réalité du viol. […] C’est à ce moment-là que j’ai le plus souffert, devant contenir en moi tout ce que j’aurais voulu lui cracher à la figure […] il m’annonça l’air content de lui qu’en tout cas il tiendrait sa promesse de me reconduire. Dans la voiture il justifia ( ?) le viol par “l’infériorité naturelle des femmes”. […] je ne fus même pas capable de claquer la porte de sa voiture. »

Là encore, il y a un rapport de domination qui se joue directement dans les mots. D’un côté l’homme parle : il demande, nie, annonce, tient sa promesse, justifie, déclare ; de l’autre, la femme est tétanisée et ne trouve que des réponses non verbales – elle manifeste, crache, claque la porte – en pensée ! Le viol physique s’est doublé depuis le départ par un viol de la légitimité de la parole de la jeune femme : à la fin devenue marionnette, elle n’est plus du tout capable de parler. Le récit permet de montrer comment ce double viol a lieu, de dénoncer ces mécanismes et de réparer en partie le déni d’humanité subi par cette femme – car cette fois, elle a pris la parole et elle a accusé l’homme.

Les mots aussi agressent… et peuvent se retourner contre l’agresseur

Quand un récit de violences subies est écouté, ce n’est pas forcément qu’il est « le premier », que la parole « se libère enfin » : depuis longtemps les femmes parlent de ce qui leur arrive. C’est peut-être que le récit a – par talent ? par chance ? – posé les mots de manière efficace – les bons mots, agencés d’une façon percutante – ou qu’il a posé les bons cadres comme l’a montré Laure Bereni suite aux prises de parole d’Adèle Haenel.

C’est peut-être que, cette fois-là, la victime est parvenue à dépasser son émotion, à la mettre à distance pour produire une parole raisonnable et finement critique ; mais on ne peut pas exiger cela, pour accepter de les écouter, de toutes les femmes qui prennent la parole.

Celles qui écrivent et analysent les rouages des discours ont peut-être le pouvoir, elles, de donner leurs mots pour les autres. Dans « Le viol » il est clair que les mots sont capables d’agresser : leur utilisation dans un cadre de domination sexuelle est le premier facteur d’emprisonnement de la femme – ils la coupent de sa légitimité à dire non et la mettent en état de sidération. Mais ce que montre également « Le viol » c’est que cela peut se retourner contre les mécanismes de domination : prendre la parole pour raconter ce qui s’est passé et mettre en évidence ces mécanismes peut faire dérailler la machine patriarcale et redonner sa légitimité à la prise de parole féminine.

Tout est question de cadre : ce texte, au milieu d’un livre qui par ailleurs démonte méthodiquement tous les rouages de la domination des femmes par les hommes dans la société française de 1970, a les moyens d’être efficace. On le lit, on le comprend, on s’y reconnaît ; puis on se révolte.

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