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Faut-il avoir peur d’AlphaGo ?

L’homme, contrairement à la machine, a conscience qu'il joue. lyonshinogi/Flickr, CC BY-SA

L’intelligence artificielle a triomphé ou presque (4-1) face au meilleur joueur de go du monde, mais sans jouer… puisque l’intelligence, que le jeu traduit, reste le propre de l’homme. Aperçu du chemin qui sépare encore l’intelligence artificielle de l’intelligence du jeu.

100 millions de spectateurs et des milliers d’articles à travers le monde pour la partie opposant Lee Sedol, champion du monde de Go, et le programme AlphaGo de la société Deep Mind rachetée en 2014 par Google. Du jamais vu depuis la victoire précédente de Deep Blue, le super ordinateur d’IBM, sur le champion du monde d’échecs Garry Kasparov en 1997. Presque vingt ans d’écart séparent ces deux performances, ce qui dit assez le fossé qui sépare les 10600 parties possibles au go des 10120 parties possibles aux échecs. Or si les échecs sont largement représentés en France avec 63 000 licenciés, ce n’est pas le cas du go qui ne fait jamais la une des journaux et dont la plupart des Français ignorent les règles dans un pays qui compte 45 fois moins de licenciés que pour les échecs. Mais, si une même fascination transparaît, c’est d’abord la performance de l’ordinateur qui fait sensation plus que le jeu lui-même.

Une performance informatique

Pourtant, prétendre que l’intelligence artificielle puisse désormais damer le pion à son homologue humain serait une erreur : nous avons tendance à faire relever de l’intelligence ce qui est difficile pour l’homme et à évaluer la machine à l’aune de l’intelligence humaine. Or un ordinateur, qui a pour fonction de faire des calculs, se montre à ce jeu là beaucoup plus performant que l’être humain.

En effet, dans un jeu qu’il est possible de réduire à un simple calcul de possibilités, il n’y a aucune incertitude : la machine ne peut que finir par vaincre l’homme, encore plus demain qu’aujourd’hui. Car tout jeu abstrait décrit un arbre de possibilités (arbre de Kuhn) qu’il suffit à la machine de parcourir pour en extraire la meilleure solution. Cependant, compte tenu du nombre de parties possibles au jeu de go, aucun ordinateur actuel ne peut réaliser ce tri en temps réel.

C’est ici que se situe la performance informatique, permettre à l’ordinateur de choisir lui-même, de manière probabiliste, le meilleur coup. Or si l’humain doit mettre en balance sa stratégie avec les efforts qu’il doit déployer pour la mener à bien, l’ordinateur est capable d’inférer des suites de coups optimaux à partir de millions de parties qu’il joue contre lui-même, soit bien plus que ne pourra jamais en disputer un être humain. D’autant que l’ordinateur ne fatigue jamais, est doté d’une mémoire presque illimitée, calcule plus de coups d’avance que quiconque, ne fait jamais d’erreur n’ayant d’autre latitude que celle que lui autorisent ses algorithmes.

Bref, il n’y a aucune performance du côté de la machine, et les victoires successives d’AlphaGo sont d’abord celle des informaticiens qui l’ont programmé parce qu’ils sont seuls conscients de ce que cela signifie.

Simulation d’intelligence et intelligence du jeu

Cependant, ces victoires suscitent autant d’enthousiasme – en tant que preuves d’une supposée « intelligence artificielle » composée de « réseaux de neurones » permettant un « apprentissage profond » indépendamment des compétences de ses créateurs – que d’appréhension, en ce qu’elles présageraient la future supériorité et « singularité » d’ordinateurs s’affranchissant du contrôle de l’homme. Mais si le jeu peut nous offrir une leçon, c’est celle de la distance qui existe entre une simulation d’intelligence et l’intelligence du jeu, à fortiori l’intelligence humaine.

À tout moment, un joueur est à la fois pris au jeu et conscient qu’il joue, c’est ce qui le rend créatif, c’est-à-dire que son esprit est capable de traduire les contraintes posées par les règles en potentialités de jeu, simplement en prenant du recul, passant du réel au symbolique et inversement, reformulant les problèmes qu’il rencontre dans une forme manipulable, à même de lui permettre de les dénouer. À l’inverse, la machine ne sait même pas qu’elle a gagné ou perdu, se contentant d’arrêter le jeu quand elle n’a plus rien à calculer, et d’afficher un message indiquant que la partie est finie, ce qui n’a pas de sens pour elle.

Car il n’y a rien pour une machine en dehors de son action : elle est comme un joueur pris à son jeu qui oublierait qu’il joue, elle n’existe qu’au premier degré. Incapable de jouer au sens que nous donnons à ce mot, la machine ne peut s’abstraire du cadre qui la détermine. Purement rationnelle elle se révèle incapable d’atteindre l’ambiguïté nécessaire au second degré du jeu et à l’intelligence complexe. De fait, l’ordinateur n’a accompli aucune performance parce qu’il lui faudrait pour cela avoir conscience de ce que cela représente, du point de vue du go mais aussi des capacités de l’homme et de l’histoire de la culture, ou encore de la programmation d’une intelligence artificielle.

Or celle-ci ne raisonne pas, elle agit, quand bien même elle serait capable de créer par elle-même ses propres algorithmes pour gagner. Que la victoire survienne, la machine reste incapable d’expliquer comment elle y est parvenue. L’intelligence artificielle n’est en fin de compte, pour parodier Woody Allen, que l’ultime avatar de la bêtise naturelle.

Conscience de jouer et jeu de l’intelligence

Pour que l’homme commence à redouter le développement de cette intelligence artificielle, il faudrait qu’elle ne soit pas seulement capable de ce qui est difficile pour l’homme et évident pour elle, mais aussi de l’inverse : d’émotion, de conscience, de rêve. Or la machine n’a d’autre fantasme que celui que l’homme projette sur elle, l’idée de domination n’étant pas plus inscrite dans ses bits qu’elle ne participe à la conservation ni à la perpétuation de son espèce.

À travers le jeu, l’homme se confronte à ses lacunes et les surmonte pour en tirer du plaisir sous forme de stimulation, de réassurance, de lien social, d’estime de soi et d’accomplissement, toutes choses que procure l’acte ludique et que l’être humain recherche. Mais, plus encore, le jeu nous garde du déterminisme harassant de notre condition humaine qui nous pousse à gagner notre vie pour ne pas perdre notre temps, en nous invitant cette fois à le prendre, c’est-à-dire à jouir de l’instant présent sans idée de profit. En jouant au go par exemple.

Et s’il faut voir un risque dans la performance d’AlphaGo, c’est sans doute celui d’épuiser les possibilités du jeu en trouvant, comme au jeu des allumettes ou au Rubik’s cube, l’algorithme de la victoire. Mais rassurons-nous, que cela survienne signifiera seulement que le go est un problème trop simple pour une machine, alors même que sa solution ne sera probablement pas plus intelligible à l’homme que la réponse « 42 » donnée pour le super calculateur Pensées profondes à « la question ultime sur la vie, l’univers et tout le reste ». Et c’est heureux, puisqu’on oublie que le véritable plaisir du jeu ne tient pas à sa résolution, qui l’anéantirait, mais au contraire à celui de l’enrichissement des potentialités par les défis toujours renouvelés que le ludique propose à l’intelligence humaine.

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