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Faut-il honorer la mémoire des maréchaux de la Grande Guerre ?

Le maréchal Joffre passe en revue les élèves de polytechnique, le 16 avril 1919. Agence Rol/Wikimedia

Faut-il honorer la mémoire des maréchaux de la Grande Guerre ? La charge symbolique de la célébration du centenaire de l’armistice fait resurgir des controverses qui opposent la gloire des chefs au sacrifice des soldats anonymes. En réalité, le problème soulevé par la programmation des cérémonies du 11 novembre tient moins à l’opposition entre les maréchaux et les citoyens appelés aux armes qu’à la nature même du maréchalat. C’est pour le comprendre que la Revue Historique des Armées a consacré son dernier numéro à la longue histoire des maréchaux.

Un héritage du Moyen Âge

Héritée du Moyen Âge, l’institution du maréchalat s’est développée sous la monarchie absolue pour des raisons politiques. Sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, la promotion de maréchaux huguenots, à l’image de Turenne, marqua l’intention de donner aux protestants du royaume et des puissances alliées de la France des gages de la volonté royale de faire de l’armée l’instrument de la raison d’État.

Comme l’illustre cette séquence, un maréchal est un soldat distingué pour ses vertus militaires par un pouvoir souverain guidé par des motivations politiques. Depuis son appropriation par la monarchie absolue, jusqu’à son intégration à la République, l’évolution du maréchalat raconte l’histoire d’une complexe relation entre le pouvoir politique et l’identité militaire. La domination de l’un sur l’autre et son contraire forment les deux pôles entre lesquels a évolué une relation dialectique.

« Un pauvre génie qui n’a jamais rien fait »

La soumission de l’identité militaire à l’autorité politique s’est souvent manifestée sur le mode du scandale, car l’élévation de certains à la dignité de maréchal sembla relever de l’arbitraire ou de l’intrigue. « Pourquoi leur donner cette dignité ? », s’interrogeait, en 1724, l’avocat Mathieu Marais face à la promotion de sept maréchaux parmi lesquels figuraient « M. de la Feuillade, qui a perdu la bataille de Turin, et M. de Grammont, pauvre génie qui n’a jamais rien fait ».

Le maréchal de Mac Mahon, duc de Magenta. DR

La promotion des maréchaux de la Grande Guerre souleva des interrogations similaires, lorsque Joffre, le premier d’entre eux, fut distingué en 1916 au moment où il était contesté, critiqué et même relégué.

À l’inverse, le parcours de certains maréchaux illustre la capacité de la gloire militaire à soumettre l’autorité politique. Pétain ne fut pas le seul à en tirer profit. Le XIXe siècle connut d’autres figures de maréchaux parvenus au sommet de l’État, à l’image de Soult, président du conseil sous la monarchie de Juillet ou de Mac Mahon élu président de la République en 1873.

La consolidation du régime républicain en 1879 fut marquée par la démission de ce dernier car, pour la jeune république, le maréchalat était une survivance de l’Empire et incarnait le risque d’une dérive césariste. C’est cette prévention qui avait déterminé les députés de la Convention, en 1793, à abolir la dignité de maréchal, avant son rétablissement par Napoléon.

« Sur mon honneur, mon Roi ne peut rien »

Toutefois, le péril césariste n’explique pas, à lui seul, la méfiance de la République à l’égard du maréchalat. Le titre de maréchal, en effet, n’est pas un grade mais une dignité, qui renvoie donc à une hiérarchie honorifique. Or l’honneur possède une dimension d’irréductibilité non seulement aux principes de la République mais aussi à toutes les lois de la morale et du droit.

Dans L’esprit des lois, Montesquieu a décrit cette étonnante puissance :

« L’honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige même les principes. Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce qu’il veut. »

L’honneur appelle l’individu à se conformer à une norme tout en l’érigeant en juge suprême de son application. C’est cette subtile dialectique de l’obéissance et de l’affirmation de soi qui en explique l’importance dans le monde militaire, si bien résumée par le maréchal Blaise de Montluc au XVIe siècle :

« Nos vies et nos biens sont à nos rois, l’âme est à Dieu et l’honneur à nous ; car sur mon honneur, mon Roi ne peut rien. »

L’honneur apparaît ainsi comme une forme de la « distinction de soi » définie par Bernard Lahire.

La méfiance des républicains

Au début des guerres de la Révolution française, la culture militaire de l’honneur apparut, aux yeux de certains, comme une entrave au principe d’unité et d’indivisibilité de la République. Puis l’appel au volontariat national et la levée en masse éloignèrent la crainte d’un repli corporatiste de l’armée.

Le maréchal Nicolas Jean de Dieu Soult, promu par Napoléon (peinture de Louis-Henri de Rudder). DR

Prenant appui sur la promotion d’un sens de l’honneur républicanisé, l’identité militaire se mua bientôt en un modèle de civisme. Et lorsqu’en 1802, Bonaparte institua la Légion d’honneur, il revendiqua l’héritage républicain en imposant aux légionnaires le serment de se dévouer à la conservation « des lois de la République ».

Toutefois, la proclamation de l’Empire modifia les termes du contrat politique ainsi noué. Napoléon exploita l’ambivalence de l’honneur en y réintégrant l’héritage corporatiste de l’Ancien Régime. Après 1815, cette inflexion permit à la monarchie restaurée de maintenir la Légion d’honneur et d’accueillir le ralliement d’anciens maréchaux d’Empire.

À nouveau, l’honneur attira la méfiance des républicains. C’est ainsi qu’en 1848, le général Cavaignac refusa l’élévation à la dignité de maréchal et proposa même sa suppression. Un article de la Revue des Deux Mondes commenta alors cette proposition en soulignant que « le général Cavaignac veut abolir le maréchalat sous prétexte que c’est une dignité. » Cavaignac reconnaissait ainsi que la force d’une telle distinction honorifique ne résidait pas dans le pouvoir organique ou fonctionnel d’un maréchal mais dans l’aura conférée par son titre. En instituant cette hiérarchie de la dignité, la République reconnaissait ainsi une forme de transcendance susceptible de la dépasser.

L’indispensable complément du sacrifice du soldat inconnu

Pourquoi, dès lors, l’abolition de 1793 ne fut-elle pas l’attitude constante de la République à l’égard du maréchalat ? Le sacrifice des soldats a besoin d’un autre type de reconnaissance que l’affliction et le recueillement, car l’expérience de la guerre ne se limite pas à l’épreuve de la soumission, de la souffrance et de la mort. La distinction honorifique du maréchalat est la consécration ultime du registre de l’honneur qui s’applique non seulement aux chefs mais à l’ensemble de la sphère militaire. Cette logique de la distinction individuelle permet à l’individu engagé dans la guerre, quel que soit son grade, de surmonter l’épreuve de la déshumanisation. La gloire n’est pas une vaine chimère, mais l’indispensable complément du sacrifice du soldat inconnu.

L’essence de l’honneur réside dans le principe de l’incarnation et non dans l’abstraction d’un hypothétique code, qui n’existe nulle part. Chaque maréchal incarne donc une singulière équation politique et militaire, comme le montrent les calculs et les débats qui ont accompagné chaque promotion de 1916 à 1923.

Ainsi s’explique la difficulté d’honorer collectivement les maréchaux de la Grande Guerre car le principe de l’honneur étant de soumettre des valeurs à leur incarnation individuelle, il les assujettit aux appropriations de chacun. C’est ainsi que la faute d’un seul risque de jeter le discrédit sur la logique de l’honneur, qui a permis son élévation.

Pétain ne se contenta pas de trahir la République, mais aussi l’institution du maréchalat en exploitant la dignité dont il était censé être l’incarnation pour servir un dessein idéologique. Par cette double trahison, il a beaucoup fait pour condamner ses pairs à l’oubli et pour réactiver la circonspection républicaine à l’égard de la dignité de maréchal.

Ce n’est donc pas un hasard si, outre le verdict de condamnation à mort, la sanction qui lui fut infligée en 1945 fut de le frapper d’indignité nationale, une façon d’annuler la dignité acquise en 1918 et de restaurer l’institution du maréchalat en la débarrassant de la macule pétainiste.

Après 1945, quatre maréchaux furent distingués, dont un seul de son vivant (Juin) et trois à titre posthume (de Lattre et Leclerc en 1952, Koenig en 1984) limitant ainsi le risque d’un mésusage de cette capricieuse logique de l’honneur.

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