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Faut-il recourir à des agences de conseil en vote pour gouverner les coopératives agricoles ?

Les coopératives agricoles (ici, celle de Limours, en Île-deFrance), font face à des enjeux de plus en plus complexes. Lionel Allorge / Wikimedia, CC BY

Deux chiffres suffisent à comprendre la place qu’occupent aujourd’hui les coopératives dans les chaînes de valeur alimentaire. Elles entretiennent des liens étroits et des relations partenariales avec 3 agriculteurs sur 4. Cela veut dire qu’une très large majorité des agriculteurs français valorisent leurs productions (céréales, légumes, viande, sucre…) grâce aux coopératives. Elles représentent également une part très importante de l’agroalimentaire français ce qui implique qu’à travers les produits et les marques qu’elles détiennent, elles ont la responsabilité d’apporter une alimentation saine aux consommateurs. Les orientations stratégiques prises par les dirigeants au niveau des organes de gouvernance constituent des sujets de préoccupation majeurs aussi bien pour les agriculteurs attentifs à leurs revenus que pour les consommateurs soucieux de bénéficier d’une alimentation durablement saine.

Une gouvernance démocratique construite sur la proximité et la dépendance réciproque

Comme le montre les travaux de Cornforth, la particularité des coopératives fait qu’elles sont gouvernées démocratiquement par et pour les agriculteurs. Cette gouvernance démocratique se traduit par plusieurs éléments qui sont constitutifs de l’identité coopérative. La propriété de la coopérative est collective. Cela signifie que les agriculteurs qui contractualisent avec la coopérative pour valoriser leurs productions sont collectivement « propriétaires » de l’outil industriel et commercial. Le choix des responsables qui orientent et contrôlent le fonctionnement de la coopérative se fait selon le principe un associé – une voix. La lucrativité est limitée et la coopérative veille à trouver les bons équilibres économiques pour apporter une gamme de services aux bénéfices directs des agriculteurs.


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Au-delà de ces caractéristiques bien connues, la gouvernance des coopératives est historiquement construite sur une forte proximité et une dépendance réciproque. La proximité signifie que les agriculteurs ont des contacts réguliers et directs avec leurs élus. Ils sont susceptibles de faire remonter des informations et des attentes à leurs dirigeants et leurs élus. De manière symétrique, les dirigeants peuvent facilement faire redescendre des éléments aux agriculteurs et engager un dialogue direct avec eux lorsque cela s’avère nécessaire. La dépendance réciproque signifie que la coopérative a besoin des agriculteurs et que les agriculteurs ont besoin des coopératives. Les investissements réalisés par les deux parties ne prennent de sens et de valeur que dans l’entretien de la relation partenariale et le partage des objectifs. La coopérative et ses agriculteurs ont ainsi un intérêt commun au bon fonctionnement et au maintien de leurs relations. À la suite des travaux en gouvernance de Rajan et Zingales, on parle généralement de dépendance réciproque et d’investissements spécifiques pour décrire la nature des liens entretenus entre les agriculteurs et leurs coopératives.

Des liens qui se distendent et des enjeux qui se complexifient

Principes démocratiques, proximité et dépendance réciproque ont pendant longtemps été les piliers de la gouvernance des coopératives agricoles. Ils ont permis de maintenir un engagement fort des agriculteurs dans leurs coopératives ainsi qu’une prise en considération de leurs attentes. Les agriculteurs étaient en mesure d’exercer leurs prérogatives de « propriétaires » et de contrôler à travers leurs représentants élus les décisions prises par les dirigeants salariés. Deux transformations mettent aujourd’hui en tension les piliers de cette gouvernance :

  • L’agrandissement de la base territoriale : les coopératives sont nées dans des territoires et des bassins agricoles bien définis. C’est par exemple le cas de la coopérative Limagrain qui a ses origines sur le canton de Chappes dans le Puy-de-Dôme. À la suite de fusions et de rapprochements, les coopératives françaises ont par la suite pris une taille régionale et certaines d’entre elles couvrent désormais tout le territoire national. Cet accroissement du périmètre d’action fait qu’il est beaucoup plus difficile de s’appuyer sur des relations directes et personnelles entre les agriculteurs et leurs élus pour faire remonter des informations et exprimer des attentes. Les assemblées de section qui sont l’élément de base de l’expression démocratique ont, pour certaines coopératives, des tailles très importantes qui peuvent couvrir plusieurs départements. Dans les grandes coopératives, la chaîne de représentation démocratique ne repose désormais plus forcément sur des relations directes et personnelles, ce qui contribue à distendre le lien entre les agriculteurs et leurs coopératives.
La coopérative Limagrain dans le Puy-de-Dôme. Site Internet de Limagain
  • La complexification des enjeux : à cet agrandissement territorial s’ajoutent une diversification et une internationalisation des activités industrielles et commerciales portées par les coopératives. Si le métier d’origine des coopératives était centré sur la collecte et le stockage de denrées agricoles, elles ont depuis développé des filières alimentaires qui rayonnent parfois à l’international. L’apparition de groupes coopératifs agricoles internationalisés vient ainsi considérablement complexifier les enjeux que doivent traiter les élus. Les questions qui se posent désormais en assemblée générale et en conseil d’administration dépassent très largement les questions agricoles. Il s’agit de comprendre et de statuer sur des problématiques RH et financières complexes, d’anticiper des enjeux géopolitiques ou encore de penser une stratégie d’ensemble cohérente entre les différents domaines d’activités. Cette complexification et la diversification des activités font aussi que les coopératives sont désormais moins dépendantes des agriculteurs pour assurer leurs revenus et leurs développements.

Un risque accru d’enracinement des dirigeants salariés

Cette distanciation du lien entre les agriculteurs et leurs coopératives ainsi que la complexification des enjeux stratégiques qui doivent être traités dans les organes de gouvernance peuvent contribuer à affaiblir les capacités d’orientation et de contrôle des agriculteurs et de leurs représentants. Elles favorisent ce que l’on nomme en gouvernance des entreprises l’enracinement des dirigeants. Cet enracinement signifie que les dirigeants prennent des décisions et mettent en œuvre des projets stratégiques qui ne sont pas toujours conformes aux attentes et besoins des « propriétaires » de l’entreprise. Cela signifie également qu’ils peuvent prendre des décisions qui font prendre des risques importants à l’entreprise en dehors de tout contrôle et délibérations.


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Les travaux de Cook et Chaddad ont bien montré que l’éloignement des agriculteurs couplé à la complexification des enjeux à traiter a comme corollaire un risque accru d’enracinement de la part des dirigeants salariés au sein des grands groupes coopératifs. La croissance à la taille et les stratégies de diversification peuvent ainsi se payer par une perte de contrôle et une atténuation des capacités d’orientation des agriculteurs qui peinent à récupérer des informations stratégiques et comprendre les enjeux économiques, industriels et organisationnels.

Accroître les capacités d’orientation et de contrôle des agriculteurs

Les grandes coopératives agricoles sont ainsi confrontées à des risques potentiels d’enracinement des dirigeants salariés que les grandes sociétés commerciales cotées ont abordé dès les années 1990. Les actionnaires de ces entreprises sont, eux aussi, très éloignés de la vie de l’entreprise. Ils sont également confrontés à des enjeux stratégiques et organisationnels d’une grande complexité. Face à cette complexité et à ce manque de lisibilité et de transparence de nouveaux acteurs, dénommés agences de conseil en vote (mieux connues sous le nom de proxy advisors) sont progressivement apparues.

Ces agences de conseil en vote ont une mission essentielle : analyser le contenu des délibérations et des résolutions soumises au vote de l’assemblée générale. Les agences de conseil en vote se penchent en particulier sur les états financiers de l’entreprise, la structure de contrôle et les prises de participation, le fonctionnement des organes de gouvernance et les schémas de rémunération des dirigeants. Elles fournissent des informations et une analyse des choix stratégiques et des pratiques des dirigeants à destination des actionnaires, administrateurs, et des propriétaires de l’entreprise au moment de l’assemblée générale. Enfin, elles suggèrent des choix en termes de vote (d’où leur nom) au regard des propositions débattues en assemblée générale.

Au fil des années, ces agences ont pris une place importante dans la gouvernance des grandes entreprises cotées et les informations qu’elles font remonter aux actionnaires et aux administrateurs sont susceptibles d’infléchir les comportements et les choix stratégiques des dirigeants. On peut citer le cas de General Electrics et de Disney dont les dirigeants ont dû revoir leurs copies en matière de politique de rémunération suite à des avis négatifs rendus par l’agence de conseil en vote ISS.

En France, l’agence Proxinvest fournit des informations détaillées et donne des avis motivés sur les résolutions soumises lors des assemblées générales de nombreuses entreprises françaises. Elle s’est récemment prononcée contre la rémunération des dirigeants de Pernod-Ricard jugées trop importantes eu égard les performances de l’entreprise et avait également alerté depuis plusieurs années sur le cas de Carlos Ghosn par exemple. Les avis d’une agence de conseil en vote ne sont pas prescriptifs et n’engagent personne, ils délivrent simplement des avis d’experts argumentés, réalisés à la demande de leur client. Ils peuvent être repris, ou pas, par les actionnaires au moment des votes en assemblée générale.

Compte tenu de la taille et de l’importance des grandes coopératives agricoles, le recours volontaire à des agences indépendantes de conseils en vote pourrait constituer un outil pour les agriculteurs et leurs représentants. Ils disposeraient grâce à ces structures d’informations et d’expertises indépendantes sur les orientations stratégiques proposées par les dirigeants et le bon fonctionnement des organes de gouvernance. Le recours à de telles agences pourrait participer à réduire les asymétries d’information et de compétences entre les administrateurs et les dirigeants. Il renforcerait les capacités d’orientation et de contrôle des élus.

La confiance n’exclut pas un recours à l’évaluation

Le mouvement coopératif agricole s’est historiquement doté d’une Agence nationale de la révision qui vient régulièrement observer sur le terrain et évaluer les comportements et pratiques de gouvernance. Les résultats de ces audits sont particulièrement importants car non seulement ils conditionnent les agréments mais ils engagent également une dynamique de progrès collectif en matière de gouvernance. Par ailleurs, il faut également souligner l’autorité morale du HCCA (Haut conseil de la coopération agricole) qui veille à s’assurer du respect de certains principes coopératifs, même si elle n’est pas dotée de pouvoir de sanction.

Le monde coopératif sait depuis très longtemps que la confiance dans les gouvernants n’exclut pas un recours à l’évaluation et au regard externe pour jauger les pratiques. Le recours volontaire à des agences de conseil en vote s’inscrit pleinement dans cet état d’esprit. Il est susceptible d’apporter une expertise externe et indépendante sur les orientations stratégiques à destination des élus mais également des dirigeants de la coopérative. Il alimente un débat stratégique de fond qui vise non pas à distendre mais bien à resserrer les liens entre les agriculteurs et leurs coopératives.

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