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Festivals, fast fashion… Les petits arrangements du consommateur engagé avec sa conscience

Smartphone dans une poche avec l'application Shein
En pleine pandémie, la marque de fast fashion chinoise Shein aurait augmenté ses ventes de 250 %. Shutterstock

1 612 tonnes, c’est le bilan cumulé des déchets solides de Coachella, Stagecoach et Desert Trip, trois festivals phares de musique, d’amour… et de bons sentiments. 1 612 tonnes, c’est beaucoup pour des organisateurs et des artistes qui déclarent vouloir minimiser les dégâts causés à la planète.

Pour se donner bonne conscience à moindres frais, les organisateurs de Coachella conseillent aux festivaliers de privilégier le covoiturage, le recyclage, de réutiliser leurs tenues d’une année sur l’autre. Mais le festival est, chaque année, organisé dans la ville d’Indio, à plus de deux heures en voiture de Los Angeles, pour des visiteurs désireux de se montrer bien davantage que de démontrer des engagements supposés.

Un bilan écologique déplorable qui questionne également la sincérité des artistes qui s’y produisent. Billie Eilish, l’une des artistes vedettes du festival, très à cheval sur la portée écologique de ses tournées, végétarienne affichée, fortement engagée dans les combats climatiques, s’est pourtant plusieurs fois produite à Coachella malgré le lourd bilan environnemental du festival.

Principe de réalité, principe de précaution

À l’instar des artistes, des festivaliers ou de certains organisateurs d’événements, on sait que les consommateurs ne font pas toujours ce qu’ils disent et ne disent pas toujours ce qu’ils font. Ainsi peut-on interroger l’engouement conjoint pour les magasins d’usines et pour les produits bios, la chasse aux prix bas couplée à la glorification du made in Europe, les vols long-courriers et le tourisme équitable.


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Les exemples abondent de cette apparente dissociation entre intentions déclarées et comportements objectifs, comme le démontre l’impressionnant succès de Shein à l’heure de la sacralisation du développement durable, de la récupération et du vintage.

La marque chinoise, qui pousse le concept de la fast fashion à l’extrême, jouit d’une popularité qui ne se dément pas. Sa stratégie repose sur quatre piliers, en totale contradiction avec les valeurs actuellement prônées, quand elles ne sont pas revendiquées : la compétitivité sur les prix (Shein est moins chère que les principaux acteurs du domaine, Zara et H&M en tête), la réactivité (6 000 nouvelles références par jour à l’heure d’une supposée déconsommation dans le domaine), le marketing (micro-influenceurs, remises et réductions permanentes, notifications quotidiennes) et une désintermédiation totale autour d’une approche de pure player (drastique réduction des coûts de production).

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Une ascension fulgurante qui reste très surprenante quand on pense à toutes les contreparties du modèle : conditions de travail déplorables, collecte massive de données personnelles, plagiat sur les créations, impact environnemental nocif, désindustrialisation européenne…

Acteur emblématique de l’ultra fast fashion, Shein a même dépassé Amazon, devenant l’application la plus téléchargée aux États-Unis. En pleine pandémie, l’entreprise aurait multiplié ses ventes de 250 % pour atteindre 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires et plus de 80 millions de téléchargements.

Un certain nombre de contradictions de ce type mettent en exergue l’importance de savoir décrypter les pratiques de consommation, les comportements d’achat davantage que de se pencher sur le discours du consommateur et ses prédispositions supposées. S’intéresser à la manière dont le consommateur agit plutôt qu’à ce qu’il déclare.

Cela étant et comme nous y invite fort justement Benoît Heilbrunn, professeur et philosophe, il serait vain de lire dans ces contradictions une schizophrénie consommatoire et mieux venu d’accepter le caractère chaotique de la consommation.

Benoît Heilbrunn : Le consommateur n’existe pas et le marketing ne prédit pas les achats (Xerfi canal, 2021).

Nous vivons aujourd’hui dans une sorte de folie de la quantification qui nous donne l’illusion que nous pourrions modéliser des phénomènes complexes, contingents, multifactoriels, voire inconscients, par une série de méthodologies systématiques – classement, mesures, évaluation. Les algorithmes renforcent le fantasme d’une quantification de l’intime et d’une modélisation de l’individu, comme si nos comportements et nos décisions étaient prévisibles et systématiques. Le principe de réalité nous rappelle sans cesse que l’individu reste, fort heureusement, difficile à mettre en équation…

Et demain ?

Les artistes ou les organisateurs de festivals ne sont nullement les seuls à exprimer de fausses promesses ou des vœux pieux. Responsables politiques, personnalités publiques, dirigeants d’entreprise, consommateurs ne font pas toujours ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font de manière systématique, loin s’en faut.

Ces modalités s’expliquent d’ailleurs autant par action que par omission : la plupart des décideurs (y compris les consommateurs) ont tendance à gérer leurs dissonances à bas bruit jusqu’à ce qu’elles produisent des résultats dommageables ou des conséquences irréversibles.

Ce déni systématique des écarts entre intentions, principes, discours et pratiques s’explique aussi par une inertie comportementale, des habitudes, une certaine paresse intellectuelle, un manque d’initiative ou de discernement, la volonté d’apparaître meilleur que l’on ne l’est réellement plutôt que de remettre en question des actions contraires aux principes affichés.

Éditions De Boeck Supérieur

Cette dissonance s’explique aussi par des réponses émotionnelles, plus inconscientes ou moins voulues, qui se nourrissent de certains biais cognitifs. Mis en évidence par nombre d’économistes béhavioristes, les jugements erratiques et les erreurs de décision sont la règle davantage que l’exception. Procrastination, représentations idéales, déni et préjugés s’imposent davantage qu’un jugement rationnel, fondé, voire étayé au moment de reconnaître des erreurs ou de gérer des risques.

Sur un plan marketing s’instaure donc un dialogue de sourds entre l’entreprise et ses marchés, un jeu de poker menteur entre les protagonistes, parfois délétère et parfois plus plaisant – dans tous les cas, une sorte de manipulation habilement conçue du quotidien des consommateurs.

Si certains interprètent le marketing comme une tromperie éhontée, d’autres y voient un dispositif plus subtil : une compromission tacite du consommateur plus qu’une manipulation. Dans cette perspective, le consommateur peut aussi choisir un niveau de duperie acceptable et jouer de cette manipulation pour agrémenter son quotidien.


Ce texte est extrait du livre « Le marketing aujourd’hui : 25 nouvelles tendances » de Frédéric Jallat, publié aux Éditions De Boeck Supérieur en février 2023.

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