tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/classes-sociales-21952/articlesclasses sociales – The Conversation2024-02-25T16:27:23Ztag:theconversation.com,2011:article/2233872024-02-25T16:27:23Z2024-02-25T16:27:23ZComment la société française a appris à mépriser les « paysans » et leurs « patois »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577081/original/file-20240221-20-u0u13t.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=28%2C102%2C1537%2C960&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une chanson en patois limousin. Carte postale ancienne. </span> </figcaption></figure><p>Les manifestations récentes par lesquelles le monde agricole français a fait entendre ses protestations et ses revendications ont, une fois de plus, fait apparaître des différences profondes, voire des fractures, <a href="https://theconversation.com/comprendre-le-malaise-des-agriculteurs-127862">entre le monde rural et le monde urbain</a> et plus encore entre des images valorisantes de l’urbanité et <a href="https://www.cairn.info/manuel-indocile-de-sciences-sociales--9782348045691-page-864.htm">dévalorisantes de la ruralité</a>.</p>
<p>La France moderne a été construite depuis <a href="https://www.cairn.info/sociologie-de-paris--9782707182623-page-39.htm">Paris</a>, <a href="https://www.cairn.info/sociologie-historique-du-politique--9782707196477-page-19.htm">lieu de la puissance politique</a>, en développant un sentiment de supériorité de la capitale sur « la province » (le singulier est significatif) et des villes (supposées modernes) sur les campagnes (supposées arriérées). Au lieu d’être fédérale, vu sa diversité, « la France est un pays dont l’unité a été construite à coups de cravache […] par l’autorité de l’État central », <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/lantisemitisme-de-laffaire-dreyfus-a-miss-france-en-passant-par-laffaire-epstein">selon Jean Viard</a>.</p>
<p>Les normes sociales valorisées ont donc été celles, urbaines, de la <a href="https://www.cairn.info/sociologie-de-paris--9782707182623-page-39.htm">ville-capitale</a> érigée en phare de l’État hypercentralisé. On le voit, par exemple, dans le fait qu’en français le mot <a href="http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?13;s=802211895;r=1;nat=;sol=2;">urbain</a> a le double sens « de la ville » et « poli, courtois » et que le mot <a href="http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?71;s=802211895;r=2;nat=;sol=0;">paysan</a> a le double sens de « rural, agricole » et « rustre, grossier ». Ce mode de relation est clairement confirmé par une analyse sociolinguistique plus large, comme on va le voir ci-après. En effet, la sociolinguistique a pour but d’étudier principalement deux choses : les effets de l’organisation d’une société sur les langues qu’on y parle et ce que la place faite aux langues révèle de l’organisation de cette société.</p>
<h2>Paris, ses bourgeois et leur langue érigés en modèle</h2>
<p>C’est en effet la langue de la capitale qui a été imposée notamment <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/HIST_FR_s8_Revolution1789.htm">à partir de la Révolution française</a> à l’ensemble des populations progressivement rattachées à la France. Elle est considérée comme la <a href="https://theconversation.com/le-conseil-constitutionnel-a-deja-pris-des-decisions-plus-politiques-que-juridiques-lexemple-des-langues-dites-regionales-203771">langue « normale » en France</a>. Et c’est le français des classes supérieures parisiennes qui a été prescrit comme modèle d’expression. Ainsi le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2018/01/Claude-Favre-de-Vaugelas.pdf">grammairien Vaugelas définissait-il ce « bon français » en 1647</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La façon de parler de la plus saine partie de la Cour […] Quand je dis la cour, j’y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside. »</p>
</blockquote>
<p>La prétendue supériorité universelle du français, par opposition à toutes les autres langues et d’autant plus aux « patois régionaux », affirmée dès 1784 par le pamphlétaire <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81622t.image">Rivarol</a>, est régulièrement reprise dans les discours étatiques <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/10/30/inauguration-de-la-cite-internationale-de-la-langue-francaise-a-villers-cotterets">jusqu’à aujourd’hui</a>, par exemple par le président de la République lui-même lorsqu’il inaugure une <a href="https://blogs.mediapart.fr/philippe-blanchet/blog/141020/cite-de-la-langue-francaise-villers-cotterets-le-contresens-d-un-mythe-national">cité qui cultive les mythes</a> sur la langue française.</p>
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<p>Tout au long du XIX<sup>e</sup> siècle, la construction de la nation française passe par cette vision de la langue française, que l’école de la III<sup>e</sup> République (1870-1940) est chargée de mettre en œuvre de façon particulièrement offensive.</p>
<p>En 1951, le phonéticien Pierre Fouché poursuit cette vision suprémaciste de la langue de Paris et de ses classes dominantes en établissant pour l’enseignement une <a href="https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2015-1-page-7.htm">norme de prononciation du français</a> sur le modèle d’une « conversation soignée chez des Parisiens cultivés ».</p>
<h2>Les « patois pauvres et corrompus » des campagnes « provinciales »</h2>
<p>Quant aux autres <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/monde/langues_de_France.htm">langues de France</a>, comme on les appelle depuis 1999, elles ont, à l’inverse, été disqualifiées par le nom de « patois » au départ méprisant, par l’association au seul monde rural et à une arriération prétendue. L’origine du mot « patois » est discutée, mais il est très probable qu’il vienne du verbe « patoiller » qui veut dire soit « marcher dans la boue, barboter, patauger », soit « gesticuler, parler en faisant des signes avec les mains ». Dans les deux cas, c’est un terme péjoratif à l’origine.</p>
<p>Or, tout ceci est doublement faux : ces langues étaient aussi celles des villes (à Marseille par exemple le provençal était la langue générale jusque dans les années 1920) et d’intellectuels (Frédéric Mistral, licencié en droit, a reçu le prix Nobel de littérature pour son œuvre toute en provençal).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Frédéric Mistral.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais les préjugés sont fondés sur un aveuglement pour ne voir que ce que l’on veut voir. Ainsi, on lit dans <a href="http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v12-p184/">l’Encyclopédie</a> (1765) :</p>
<blockquote>
<p>« Patois : Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois ; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale. »</p>
</blockquote>
<p>Le <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3413126b">Dictionnaire de Furetière</a> (1690) précisait :</p>
<blockquote>
<p>« Langage corrompu et grossier tel que celui du menu peuple, des paysans, et des enfants qui ne savent pas encore bien prononcer. »</p>
</blockquote>
<p>À la création de la 1<sup>ere</sup> République française, ses responsables considéraient ainsi que dans les provinces on parlait « ces jargons barbares et ces idiomes grossiers » à « éradiquer » (<a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/barere-rapport.htm">Rapport Barrère</a>, publié en 1794). Pourquoi ? Parce que « nous n’avons plus de provinces et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms » dont « deux idiomes très dégénérés » et parce que « l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits » à cause de cette « inévitable pauvreté de langage, qui resserre l’esprit » disait le <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/gregoire-rapport.htm">Rapport Grégoire</a> (publié en 1794). Il ajoutait « les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre », ne mesurant pas le racisme linguistique de son propos. </p>
<p>Le mépris des provinciaux, des ruraux et de leurs langues, alimentés par ces préjugés conjugués, a été sans borne. Il a culminé au XIX<sup>e</sup> siècle sous la forme d’un véritable racisme, dont celui contre les <a href="https://hal.science/hal-00879629/document">Bretons</a> ou les <a href="https://www.codhis-sdgd.ch/wp-content/uploads/2020/11/Didactica-6_2020_Piot.pdf">Méridionaux</a>, bien attesté.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le rapport de l’Abbé Grégoire.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>À l’époque <a href="http://www.sociolinguistique.fr/">l’étude scientifique des langues</a> n’existait pas encore. La sociolinguistique, qui se développe à partir des années 1950-1970, a montré par la suite que toutes les langues sont égales (y compris celles dites « patois ») : aucune n’est supérieure ou inférieure à une autre en raison de ses caractéristiques proprement linguistiques. Ce sont les hiérarchisations sociales qui se reflètent en hiérarchisation des langues ou de leurs variétés locales ou sociales particulières.</p>
<p>Hélas, comme on l’observe trop souvent et encore plus à l’époque des « fake news », les connaissances scientifiques ont du mal à remplacer les croyances répandues dans l’opinion publique. C’est d’autant plus le cas quand il s’agit de langues en France, pays où a été instaurée une véritable <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/11/25/le-francais-religion-d-etat-par-bernard-cerquiglini_343309_1819218.html">religion nationale de la langue française</a> accompagnée d’une sorte d’excommunication des autres langues.</p>
<p>En conséquence, cette conception est encore présente de nos jours. Le <a href="http://atilf.atilf.fr/">Trésor de la Langue française</a> (CNRS) la décrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Patois : Parler essentiellement oral, pratiqué dans une localité ou un groupe de localités, principalement rurales. Système linguistique restreint fonctionnant en un point déterminé ou dans un espace géographique réduit, sans statut culturel et social stable […]. Langage obscur et inintelligible. Synonymes : baragouin, charabia, jargon. »</p>
</blockquote>
<h2>Le « plouc » et son parler aussi méprisés l’un que l’autre</h2>
<p>Aujourd’hui encore, le stéréotype du « plouc » est fortement voire principalement constitué de caractéristiques linguistiques (“phrase, accent, prononciation, langue”), comme le montre <a href="https://www.cairn.info/revue-politiques-de-communication-2018-1-page-55.htm?contenu=article">l’étude de Corentin Roquebert</a>, qui conclut :</p>
<blockquote>
<p>« On peut relever l’association forte entre des catégories et des objets plus ou moins valorisés socialement, ce qui favorise l’expression d’un jugement social positif ou négatif sur une population : le beauf comme personnage raciste et sexiste, le hipster branché et cool qui n’aime pas le mainstream, la prononciation et l’accent du plouc. »</p>
</blockquote>
<p>Les préjugés <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-glottophobie-219038">glottophobes</a> contre des « patois » supposés employés (uniquement) par des « paysans » <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/10/les-deux-bouts-de-la-langue-par-michel-onfray_1386278_3232.html">sont toujours là</a>. Et même quand les « paysans » et autres « provinciaux » ont finalement adopté le français, bon gré mal gré, on continue à stigmatiser les <a href="https://francaisdenosregions.com">traces de leurs “patois” dans leurs façons de parler français</a> : mots locaux, expressions, tournures, et <a href="https://www.lexpress.fr/societe/discrimination-a-l-embauche-moqueries-cette-france-allergique-aux-accents-regionaux_2126439.html">surtout accent</a>…</p>
<p>Le pseudo raisonnement, fondé sur des préjugés, est circulaire : les « patois » ne sont pas de vraies langues puisqu’ils sont parlés par des « paysans »/les « paysans » sont des rustres puisqu’ils parlent « patois ». Les deux stéréotypes négatifs projetés simultanément sur les « paysans » et sur les « patois » (ou les « accents » qu’il en reste), associés les uns aux autres, se renforcent réciproquement et produisent un mépris de classe renforcé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Philippe Blanchet est membre de la Ligue des Droits de l'Homme.</span></em></p>Comment s’est imposée la prétendue supériorité universelle du français, par opposition aux patois régionaux ?Philippe Blanchet, Chair professor, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2220662024-01-28T16:09:20Z2024-01-28T16:09:20ZColère des agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »<p><em>Voici plusieurs mois qu’un mouvement de colère monte dans le monde agricole français. Cela a commencé par des <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/13-heures/agriculteurs-en-colere-des-centaines-de-panneaux-retournes_6197664.html">panneaux de villes retournés</a>, censés évoquer un monde qui tourne à l’envers, puis ces dernières semaines, des actions plus traditionnelles ont pris le premier plan médiatique : blocage autoroutier, déversement de fumier, défilé de tracteurs.La composition de ce mouvement inédit, tout comme les causes qui l’ont fait naître, sont diverses. L’occasion pour The Conversation d’interroger la sociologie d’un monde agricole français fragmenté et à la croisée des chemins avec Gilles Laferté, chercheur en sciences sociales spécialiste des agriculteurs.</em></p>
<hr>
<p><strong>Médiatiquement, il est souvent question des agriculteurs, comme si ces derniers représentaient un groupe social unifié. Est-ce le cas ? </strong></p>
<p>D’un point de vue administratif, institutionnel, du point de vue de la description économique d’une tâche productive, « les agriculteurs », entendus comme les exploitants agricoles, ça existe. Mais d’un point de vue sociologique, non, <a href="https://journals.openedition.org/economierurale/9560">ce n’est pas un groupe</a>. Les viticulteurs de régions canoniques du vin, ou les grands céréaliers des régions les plus productives, n’ont pas grand-chose à voir avec les petits éleveurs, les maraîchers ou ceux qui pratiquent une agriculture alternative. </p>
<p>Le sociologue aura dont plutôt tendance à rattacher certains d’entre eux aux catégories supérieures, proches des artisans, commerçants, chefs d’entreprises voire des cadres, et d’autres aux catégories supérieures des classes populaires. La plupart des agriculteurs sont proches des pôles économiques, mais une partie, sont aussi fortement dotés en capitaux culturels. Et, encore une fois, même dans les classes populaires, les agriculteurs y seront à part. C’est une classe populaire à patrimoine, ce qui les distingue de manière très décisive des ouvriers ou des petits employés. </p>
<p>Dans l’histoire de la sociologie, les agriculteurs ont d’ailleurs toujours été perçus comme inclassables. Ils sont autant du côté du capital que du travail. Car ils sont propriétaires de leur propre moyen de production, mais en revanche ils n’exploitent souvent personne d’autre qu’eux-mêmes et leur famille, pour une grande partie. Autre dualité dans leur positionnement : ils sont à la fois du côté du travail en col blanc avec un ensemble de tâches administratives de planification, de gestion, de projection d’entreprise sur le futur, de captation de marchés, mais ils sont aussi du côté du col bleu, du travail manuel, de ses compétences techniciennes. </p>
<p><strong>Comment expliquer alors qu’en France, ce groupe soit encore si souvent présenté comme unifié ?</strong></p>
<p>Cette illusion d’unité est une construction à la fois de l’État et de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pour un bénéfice mutuel historique : celle d’une co-gestion. Globalement, l’État s’adresse aux agriculteurs via ce syndicat dominant, pour tâcher de bâtir une politique publique agricole cohérente. Même si la co-gestion a été dépassée pour être plus complexe, cette idée que l’agriculture était une histoire entre l’État et les agriculteurs perdure comme on le voit dans les syndicats invités à Matignon, uniquement la FNSEA au début de la crise. La FNSEA a tenté historiquement de rassembler les agriculteurs pour être l’interlocuteur légitime. Mais cet état des lieux est aussi le fruit de l’action historique de l’État, qui a forgé une batterie d’institutions agricoles depuis la IIIème République avec le Crédit Agricole, une mutuelle sociale agricole spécifique, des chambres d’agriculture… Jusque dans les statistiques, les agriculteurs sont toujours un groupe uni, à part, ce qui est une aberration pour les sociologues. </p>
<p>Tout cela a produit l’image d’une existence singulière et unifiée du monde agricole, et dans le quotidien des agriculteurs, on trouve l’écho de cela dans des pratiques sociales communes instituées : l’immense majorité des agriculteurs va de fait à la chambre de l’agriculture, au <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-economique-2020-1-page-156.htm">Crédit Agricole</a> ou à Groupama, ils sont tous affiliés à la <a href="https://www.musee-assurance-maladie.fr/sites/default/files/users/user38/MSA.pdf">mutuelle sociale agricole</a>. </p>
<p><strong>Lorsqu’un agriculteur est présenté, c’est souvent par son type d’activité, la taille de son exploitation, son revenu, son appartenance syndicale. Ces critères sont-ils suffisants pour comprendre sa singularité ?</strong></p>
<p>Ces critères sont pertinents mais pas suffisants. D’abord, ils sont en général assez liés. Le type de culture, et ensuite la taille de l’exploitation sont très prédictifs du revenu, avec des filières particulièrement rémunératrices (céréales, viticulture), qui garantissent, avec un nombre d’hectares suffisants, des revenus, et, en bas de l’échelle, le lait, le maraîchage, beaucoup moins rémunérateur. Cette réalité est d’ailleurs assez injuste car les filières les moins rémunératrices sont aussi celles où l’on travaille le plus, du fait des contraintes de traite, de vêlage. </p>
<p>Ensuite, bien sûr, l’appartenance syndicale est très importante, elle situe l’univers de référence, le sens politique d’un agriculteur, son projet de société derrière son activité, avec par exemple une logique productiviste derrière la FNSEA ; une politisation bien à droite, aujourd’hui proche du RN, de plus en plus assumée ces derniers jours du côté de la Coordination Rurale ; et enfin des projets alternatifs, centrés autour de petites exploitations, d’accélération de la transition avec la Confédération Paysanne. </p>
<p>Mais ces critères sont loin d’être suffisants, ceux des générations et des origines sociales sont devenus également déterminants. </p>
<p>Car il faut garder en tête que le groupe agricole est aujourd’hui un groupe âgé, avec une moyenne d’âge d’actifs qui dépasse les cinquante ans en moyenne. Le monde agricole est donc traversé par un enjeu de renouvellement des générations. Ce même monde agricole est aussi un des groupes les plus endogames qui soient. Être agriculteur, c’est surtout être enfant d’agriculteur ou marié à un enfant d’agriculteur, avec des croisements d’alliances historiquement importants à l’échelle du village, du canton, qui fait que les agriculteurs d’aujourd’hui, sont le produit des alliances des agriculteurs d’hier. Ceux qui ont raté ces étapes matrimoniales ont déjà quitté les mondes agricoles. </p>
<p>Mais aujourd’hui, cette réalité est en train de se fissurer. Pour renouveler les groupes agricoles, il faut donc aller puiser dans d’autres groupes sociaux, et les enfants d’agriculteurs d’aujourd’hui ne feront plus l’écrasante majorité des agriculteurs de demain. Des enfants d’autres groupes sociaux sont également attirés par les métiers agricoles. À ce titre, un slogan du mouvement actuel est très intéressant : <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/les-agriculteurs-se-relaient-pour-bloquer-l-a20-et-maintenir-la-pression-2713594">« l’agriculture : enfant on en rêve, adulte on en crève »</a>. </p>
<p>Cette façon dont l’agriculture fait rêver est un vrai phénomène nouveau, non pas pour les enfants d’agriculteurs, qui sont socialisés à aimer leur métier très tôt, mais pour les groupes extérieurs aux mondes agricoles. L’agriculture incarne désormais quelque chose de particulier dans les possibles professionnels, un métier qui a du sens, qui consisterait à nourrir ses contemporains, avec des productions qui seraient de qualité, pour la santé de chacun, soit une mission très noble. C’est une sorte d’anti-finance, d’anti <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-interview-eco/les-bullshit-jobs-rendent-les-gens-malheureux-pour-lanthropologue-david-graeber_2912267.html">« bullshit jobs »</a> pour parler comme l’anthropologue <a href="https://theconversation.com/david-graeber-1961-2020-auteur-de-bullshit-jobs-anthropologue-et-chercheur-en-gestion-146446">David Graeber</a>. </p>
<p>Tout cela génère d’énormes écarts dans le monde agricole entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ceux qui croient en la fonction productiviste de l’agriculture pour gagner des revenus corrects, et ceux qui veulent s’inscrire dans un monde qui a du sens. On trouve ainsi beaucoup de conflits sur les exploitations agricoles entre générations, entre anciens agriculteurs et nouveaux arrivants mais aussi des conflits familiaux. Les nouvelles générations, plus elles sont diplômées d’écoles d’agronomie distinctives, plus elles sont formées à l’agroécologie et plus elles vont s’affronter au modèle parental productiviste. </p>
<p><strong>On entend beaucoup d’agriculteurs s’inquiéter que leur monde disparaisse, n’est-il pas seulement en train de changer ?</strong></p>
<p>Le discours de la mort de l’agriculture est tout sauf nouveau. Un des plus grands livres de la sociologie rurale s’appelle d’ailleurs <a href="https://www.actes-sud.fr/node/15658"><em>La Fin des paysans</em></a>. Il est écrit en 1967. Depuis lors, les <a href="https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470">paysans </a>se sont effectivement transformés en agriculteurs, et aujourd’hui, on parle de moins en moins d’agriculteurs et de plus en plus d’exploitants agricoles, voire d’entrepreneurs agricoles, à tel point que l’on pourrait écrire <em>La Fin des agriculteurs</em>. De fait, c’est la fin d’un modèle, d’une période de politique publique qui favorisait uniquement le productivisme. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il n’y aura plus de grandes exploitations productivistes, mais c’est la fin d’un mono bloc concentré sur l’idée principale de la production, de développement maximum des intrants et de la mécanisation.</p>
<p>Aujourd’hui, il y a <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">d’autres modèles alternatifs</a>qui sont en place et qui aspirent, en incluant l’environnement, la santé des agriculteurs et des ruraux à un autre mode de vie, plus seulement fondé sur l’accumulation matérialiste.</p>
<p>Les agriculteurs en ont conscience, leur modèle est en pleine transformation, et d’ailleurs les agriculteurs d’aujourd’hui eux-mêmes ne veulent plus vivre comme leur parent. Ils revendiquent une séparation des scènes familiales et professionnelles, et aspirent donc à ne pas nécessairement vivre sur l’exploitation, pouvoir partir en vacances, avoir du temps à soi, un modèle plus proche du monde salarial en général. Donc si les agriculteurs crient à la fin d’un monde, ils sont aussi les premiers à espérer vivre autrement. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<p>Et ceux qui sont en colère aujourd’hui ne le sont pas que contre l’Europe, l’État, la grande distribution, les normes, mais également contre eux-mêmes, leurs enfants, leurs voisins. Ils voudraient incarner la transformation mais ils n’ont pas les moyens d’accélérer le changement et subissent des normes qui vont plus vite qu’eux. </p>
<p>Ceux qui manifestent pour avoir du gazole moins cher et des pesticides savent qu’ils ont perdu la bataille, et qu’ils ne gagneront qu’un sursis de quelques années, car leur modèle n’est tout simplement plus viable. Ils sont aussi en colère contre les syndicats qui étaient censés penser pour eux la transformation nécessaire. La FNSEA ne maîtrise pas vraiment le mouvement. Ils savent qu’ils ne peuvent plus modifier la direction générale du changement en cours, ils souhaitent seulement être mieux accompagnés ou a minima, le ralentir.</p>
<p><strong>Si l’on revient à l’idée d’un monde agricole qui se meurt, difficile de ne pas penser également au <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-02/fiche4-10.pdf">nombre de suicides</a> parmi les agriculteurs, avec deux suicides par jour en moyenne.</strong></p>
<p>Ces chiffres dramatiques sont effectivement les plus élevés parmi les groupes professionnels. Ils sont aussi révélateurs des immenses changements du monde agricole depuis un siècle. L’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec-emile-durkheim/le-suicide-une-question-sociale-4844051">étude des suicides</a> est un des premiers grands travaux de la sociologie avec <a href="https://editions.flammarion.com/le-suicide/9782081219991">Émile Durkheim</a>. Or lorsque celui-ci étudie cette question, à la fin du XIXème siècle, le groupe agricole était alors celui qui se suicidait le moins. Il y avait peu de suicides car le monde agricole formait un tissu social très riche avec des liens familiaux, professionnels et villageois au même endroit.</p>
<p>Or aujourd’hui, on voit plutôt des conflits entre scène professionnelle et personnelle, une déconnexion avec le village et des tensions sur les usages productifs, résidentiels ou récréatifs de l’espace. Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif, provoquant un isolement des agriculteurs les plus fragiles dans ces rapports de force. La fuite en avant productiviste, l’angoisse des incertitudes marchandes, l’apparition des normes à rebours des investissements réalisés, l’impossible famille agricole entièrement consacrée à la production et les demandes sociales, générationnelles, pour le changement agricole, placent les plus fragiles dans des positions socialement intenables. Le sur-suicide agricole est en tout cas un indicateur d’un malaise social collectif, bien au-delà des histoires individuelles que sont aussi chacun des suicides. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-tant-de-suicides-chez-les-agriculteurs-162965">Pourquoi tant de suicides chez les agriculteurs ?</a>
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<img src="https://counter.theconversation.com/content/222066/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gilles Laferté ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si le syndicalisme et l'état français ont tâché de penser comme uni le monde agricole, celui-ci n'a en réalité jamais été uniforme. Il est, en plus de cela traversé par des conflits de générations.Gilles Laferté, Directeur de recherche en sociologie, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2218892024-01-28T16:09:03Z2024-01-28T16:09:03ZLes mouvements de contestation des agriculteurs servent-ils à quelque chose ?<p>Depuis une dizaine de jours, le mouvement de blocage de routes et de défilés d’agriculteurs en <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/24/agriculteurs-en-colere-gabriel-attal-tente-de-contenir-l-embrasement-sans-se-precipiter_6212641_823448.html">colère</a> connaît un écho retentissant. Après la Roumanie, les <a href="https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/en-europe-les-agriculteurs-sinvitent-sur-la-scene-politique-et-font-pression-sur-les-gouvernements/">Pays-Bas ou encore l’Allemagne</a>, la France a suivi sous l’impulsion du syndicat <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/qu-est-ce-que-la-fnsea-le-syndicat-qui-porte-la-colere-des-agriculteurs_6319698.html">FNSEA et des Jeunes Agriculteurs</a>.</p>
<p>Ces événements s’inscrivent dans un contexte inflammable : prochaines élections européennes, <a href="https://www.lexpress.fr/economie/agriculteurs-cette-taxe-du-gazole-non-routier-a-lorigine-de-la-colere-RFZSKQFDZBAOJAP4UUHLCNG2SI/">décisions politiques contestées</a>, <a href="https://agriculture.gouv.fr/concertation-sur-le-pacte-et-la-loi-dorientation-et-davenir-agricoles">projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles</a>…</p>
<p>Ajoutons à cela l’amplification et la récurrence de crises de tous bords, les conséquences des <a href="https://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf">changements climatiques</a>, les effets relatifs des <a href="https://www.ccomptes.fr/fr/documents/60499">Lois Egalim</a> qui repensent la <a href="https://www.publicsenat.fr/actualites/economie/remuneration-des-agriculteurs-comment-fonctionnent-les-lois-egalim">manière dont les prix sont fixés</a>, et nous obtenons un <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/colere-des-agriculteurs-anatomie-dune-crise-qui-couve-depuis-longtemps-54e61b72-b9c4-11ee-9ea4-b02fbeb9c343">« ras-le-bol général »</a> couplé à un sentiment de <a href="https://www.france24.com/fr/france/20240123-d%C3%A9classement-endettement-normes-europ%C3%A9ennes-raisons-col%C3%A8re-agriculteurs-fran%C3%A7ais-agriculture-attal-france-mobilisation">déclassement</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/peut-on-restaurer-la-nature-220297">Peut-on « restaurer » la nature ?</a>
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<p>Fin 2023 déjà, des agriculteurs avaient commencé à <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/30/on-marche-sur-la-tete-l-operation-retournement-des-agriculteurs-en-colere_6203095_4500055.html">retourner les panneaux d’entrées et de sorties des communes</a> pour protester contre <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/30/on-marche-sur-la-tete-l-operation-retournement-des-agriculteurs-en-colere_6203095_4500055.html">« l’excès de normes »</a> avec le slogan « On marche sur la tête ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/0-zNqdRU9HM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Mouvement « On marche sur la tête ».</span></figcaption>
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<p>En 2021, des agriculteurs biologiques se photographiaient nus dans leurs champs avec un panneau <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ddM797AoXX0">« La Bio à Poil »</a> pour protester contre <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">l’ambiguïté politique</a> autour des pratiques dites agroécologiques.</p>
<p>Si ces mouvements ne sont pas <a href="https://photo.capital.fr/la-colere-des-agriculteurs-en-10-dates-cles-15217#la-jacquerie-de-1961-barrages-sabotages-et-defiles-de-tracteurs-2">nouveaux</a>, leurs formes sont néanmoins de plus en plus <a href="https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/colere-des-agriculteurs-la-mobilisation-actuelle-est-la-plus-musclee-de-ces-dernieres-annees-20240124_SB5TNAGGP5EW3PKIDTWA2LPC7E/">musclées</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pesticides-les-alternatives-existent-mais-les-acteurs-sont-ils-prets-a-se-remettre-en-cause-146648">Pesticides : les alternatives existent, mais les acteurs sont-ils prêts à se remettre en cause ?</a>
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<h2>Que comprendre de la colère des agriculteurs aujourd’hui ?</h2>
<p>D’une part, la <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-2013-3-page-251.htm">cogestion</a> sur laquelle s’est construit notre modèle agricole contemporain s’est peu à peu affaiblie à mesure que le rôle de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est renforcé.</p>
<p>D’autre part, alors que la France est la première bénéficiaire de la <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/cap-overview/cap-glance_fr">Politique agricole commune</a> (PAC), les agriculteurs pointent un sentiment de <a href="https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/agriculteurs-en-colere-pourquoi-lunion-europeenne-est-pointee-du-doigt">« trop d’Europe »</a>, une agriculture bureaucratisée, un verdissement punitif de leurs <a href="https://www.terredetouraine.fr/manifestation-le-6-avril-oui-une-pac-incitative-et-non-punitive">pratiques</a> et une absence de stratégie nationale dans un contexte de crises <a href="https://books.openedition.org/pufc/5653">sanitaires et environnementales</a> croissantes.</p>
<p>Les attentes à l’égard des agriculteurs se sont multipliées en même temps que les responsabilités imputées à l’agriculture n’ont cessé de grossir.</p>
<p>En outre, si le mouvement de contestation actuel suggère une forme d’unité agricole et syndicale, la réalité témoigne de <a href="https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2008-2-page-291.htm">pratiques agricoles hétérogènes</a>, faites de <a href="https://www.cairn.info/sociologie-des-mondes-agricoles--9782200354404.htm">mondes agricoles</a> divers et <a href="https://www.bienpublic.com/economie/2024/01/24/colere-des-agriculteurs-il-faut-changer-de-modele-pour-la-confederation-paysanne">fragmentés</a>.</p>
<p>Ces mouvements de contestation visent alors à demander des changements profonds, en lien notamment avec les défis climatiques, comme le rappelle le Haut conseil pour le climat dans son <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/01/25/politiques-agricoles-et-alimentaires-le-haut-conseil-pour-le-climat-appelle-a-un-changement-de-cap_6212873_3244.html">récent rapport</a>.</p>
<p>Certes, les mobilisations suscitent soutien et sympathie, attirent l’attention du politique et des médias, mais les exemples passés montrent qu’elles peuvent rapidement tomber dans un <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/colere-des-agriculteurs-anatomie-dune-crise-qui-couve-depuis-longtemps-54e61b72-b9c4-11ee-9ea4-b02fbeb9c343">certain oubli</a>. On peut alors s’interroger : ces mouvements de contestation servent-ils à quelque chose ?</p>
<h2>Ce que ces mouvements disent de la condition agricole aujourd’hui</h2>
<p>Quel que soit leur mode de production, les agriculteurs font face à des dépendances fortes et des déséquilibres importants, suscitant des tensions contradictoires. Ainsi, comment concilier <em>en même temps</em> des conditions propres à garantir respect et <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2002-2-page-111.htm">bien-être animal</a> et favoriser l’accès à tous à une agriculture de <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/from-farm-to-fork/">proximité et de qualité</a> ?</p>
<p>Est-il possible de « nourrir la France » et « entretenir les paysages » en respectant un empilement de normes techniques et réglementaires <a href="https://www.tf1info.fr/societe/video-reportage-agriculteurs-en-colere-l-exemple-edifiant-du-millefeuille-des-normes-sur-les-haies-2283505.html">difficiles à suivre</a> ?</p>
<p>Comment faire face <em>en même temps</em> aux conséquences immédiates du gel, d’inondations, de sécheresse ou d’une <a href="https://agriculture.gouv.fr/mhe-la-maladie-hemorragique-epizootique">épizootie</a>, et s’adapter à long terme à leur inévitable récurrence ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/poulets-soldats-et-eleveurs-sentinelles-allies-dans-la-vaccination-contre-la-grippe-aviaire-207861">Poulets soldats et éleveurs sentinelles, alliés dans la vaccination contre la grippe aviaire</a>
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<p>Comment faire face à une attente sociétale de <a href="https://www.agencebio.org/wp-content/uploads/2023/09/Rapport-activite-2022_Agence-BIO.pdf">« plus de bio »</a> dans un contexte <a href="https://www.lafranceagricole.fr/agriculture-biologique/article/841135/le-marche-des-produits-bio-s-essouffle">d’inflation et de déconsommation</a>, alors que les processus de conversion prennent <a href="https://www.agencebio.org/questions/a-quoi-correspond-la-mention-en-conversion-vers-lagriculture-biologique/">plusieurs années</a> et engagent des moyens considérables ?</p>
<p>Comment permettre aux agriculteurs de s’engager dans la <a href="https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-na-94-agroecologie-ao%C3%BBt.pdf">transition agroécologique</a> tout en leur procurant un revenu propre à <a href="http://journals.openedition.org/economierurale/9560">vivre de leur métier</a> ?</p>
<p>Dans ce contexte, comment assurer la <a href="https://agriculture.gouv.fr/actifagri-transformations-des-emplois-et-des-activites-en-agriculture-analyse-ndeg145">pérennité</a>, le <a href="https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-04/20230412-Politique-installation-nouveaux-agriculteurs.pdf">développement</a> et la <a href="https://www.cairn.info/revue-pour-2022-3-page-40.htm">transmission de l’exploitation</a> dans des conditions tenables ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<h2>Ce que les mouvements ont obtenu dans le passé</h2>
<p>Ces attentes disent combien l’agriculture est <a href="https://revues.cirad.fr/index.php/cahiers-agricultures/article/view/30369/30129">multifonctionnelle</a> et alors inévitablement, source de contradictions pour les agriculteurs. Il leur est difficile de répondre <em>en même temps</em> et de manière satisfaisante à toutes ces attentes et pratiquer une agriculture conforme à leurs valeurs et à leurs besoins.</p>
<p>Cette équation impossible les contraint à en faire « toujours plus ». Elle provoque une surcharge physique, psychologique et émotionnelle, et conduit à la <a href="https://www.francebleu.fr/emissions/5-minutes-avec/les-agriculteurs-d-occitanie-sont-percutes-par-un-cumul-de-crises-pour-un-sociologue-toulousain-2780313">crise morale et de confiance</a> que nous connaissons aujourd’hui. Reste qu’un détour par les réponses apportées aux précédents mouvements de contestation montre que la colère des agriculteurs est généralement entendue, partiellement du moins.</p>
<p>Le mouvement « La Bio à Poil » de 2021 a contribué à la mise en œuvre par le gouvernement d’ajustements réglementaires visant à mieux reconnaître les spécificités de <a href="https://www.fnab.org/communiques-presse/le-ministre-annonce-la-creation-dun-3e-niveau-a-linterieur-de-leco-regime-avec-une-aide-a-112e-ha-an-pour-la-bio/">« la bio »</a>. Les agriculteurs biologiques se sont dit alors satisfaits des <a href="https://www.bio-provence.org/IMG/pdf/gains_syndicaux_fnab_2022.pdf">avancées réalisées</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/WgDxqdoffIw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Mouvement « La Bio à poil » le 2 juin 2021, Invalides, Paris.</span></figcaption>
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<p>Le mouvement « On marche sur la tête » a conduit au recul du gouvernement sur des <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/12/06/taxes-sur-les-pesticides-et-l-irrigation-le-renoncement-du-gouvernement-a-les-augmenter-suscite-les-critiques_6204274_3244.html">hausses de taxes</a>, satisfaisant les agriculteurs <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/agriculture-la-fnsea-obtient-l-abandon-de-la-hausse-de-taxes-sur-les-pesticides-et-l-eau-4081485">engagés dans le mouvement</a>.</p>
<p>Pourtant, ces concessions n’ont pas permis d’éteindre le feu qui couve depuis <a href="https://www.letelegramme.fr/finistere/douarnenez-29100/selon-cet-eleveur-laitier-de-douarnenez-le-feu-couve-depuis-des-annees-et-des-annees-6512009.php">longtemps maintenant</a>.</p>
<p>S’agissant du mouvement de colère actuel, des mesures seront sans doute annoncées et des crédits débloqués. Permettront-ils de résoudre à eux seuls et à long terme l’équation impossible à laquelle l’agriculture paraît tenue ?</p>
<p>En outre, de nouvelles mesures peuvent accroître les contradictions et la surcharge perçues par encore plus de <a href="https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2017-1-page-33.htm">« paperasse »</a>, et renforcer davantage leur colère.</p>
<p>Alors ces mouvements ont-ils tout de même un intérêt ?</p>
<h2>L’importance des stratégies menées aujourd’hui</h2>
<p>Les recherches que nous menons depuis 2019 auprès d’agriculteurs suggèrent l’importance des <a href="https://hal.science/hal-04253918">stratégies</a> mises en œuvre pour faire face aux tensions perçues, et les différents niveaux d’intérêts qu’elles présentent.</p>
<p>D’une part, ces mouvements permettent aux agriculteurs d’exprimer la <a href="https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C2894">colère</a> ressentie. Cette forme d’expression des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1269176308000254">émotions</a> permet ici de dire publiquement ce que d’autres finissent par taire. Car oui, l’anéantissement ultime que constitue le <a href="https://www.cairn.info/revue-sesame-2019-2-page-60.htm">suicide</a> touche aujourd’hui encore davantage les <a href="https://statistiques.msa.fr/wp-content/uploads/2022/10/Etude-mortalite-par-suicide_ok.pdf">agriculteurs</a> que la population générale.</p>
<p>Cela témoigne aussi d’une volonté des agriculteurs de s’unir et faire collectif pour parler d’une voix commune. Cette stratégie de <a href="https://iaap-journals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1464-0597.1993.tb00748.x">soutien social</a> leur rappelle qu’ils ne sont pas isolés dans leurs pratiques.</p>
<p>Justement, par-delà les désaccords syndicaux et professionnels, ces mouvements rappellent aussi que les agriculteurs forment une communauté de pratiques qui peut contribuer aussi de <a href="https://hal.science/hal-04150078">l’intérieur</a> à <a href="https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2015-1-page-31.htm">construire, définir et redire</a> ce que peut être un modèle agricole soutenable pour chacun.</p>
<p>Pour les politiques, les citoyens et les consommateurs, c’est aussi une occasion de rappeler leur attachement au monde agricole et sans doute aussi <a href="https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2013-1-page-67.htm">à une forme de ruralité</a>. Dans un contexte laissant craindre un <a href="https://reporterre.net/L-agribashing-une-fable-qui-freine-l-indispensable-evolution-de-l-agriculture"><em>agribashing</em> galopant</a>, c’est aussi redire aux agriculteurs <a href="https://hal.science/hal-03583047">qu’ils sont soutenus et essentiels</a>.</p>
<p>Ces mouvements rappellent enfin que l’agriculture n’est pas un secteur tout à fait <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/cap-overview/cap-glance_fr">comme les autres</a>.</p>
<h2>Affronter nos propres contradictions</h2>
<p>Toutefois, ces mouvements ne constituent des stratégies efficaces qu’à la condition d’être complétés de mesures structurantes, globales et de long terme au bénéfice des agriculteurs. Autrement dit, ils ne sauraient exonérer les pouvoirs publics, les consommateurs et les citoyens de leurs propres contradictions. Comme le relève le <a href="https://www.ifop.com/publication/barometre-dimage-des-agriculteurs-3">baromètre IFOP</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les Français demandent plus de soutien financier des pouvoirs publics (56 %), mais notons tout de même une proportion élevée en faveur (25 %) du maintien en l’état actuel des aides aux agriculteurs. »</p>
</blockquote>
<p>Alors que faire ?</p>
<p>Il s’agit peut-être de <a href="https://www.france24.com/fr/france/20240123-d%C3%A9classement-endettement-normes-europ%C3%A9ennes-raisons-col%C3%A8re-agriculteurs-fran%C3%A7ais-agriculture-attal-france-mobilisation">« réarmer »</a> les agriculteurs et leur permettre de faire réellement le poids <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/colere-des-agriculteurs-la-confederation-paysanne-demande-une-interdiction-du-prix-d-achat-des-produits-agricoles-en-dessous-du-prix-de-revient_6321894.html">face aux distributeurs</a>.</p>
<p>C’est peut-être consommer local et au juste prix, et accepter une campagne dans laquelle l’agriculture est un <a href="https://hal.science/hal-03262804">métier</a> et pas seulement des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Tmw5qxcTFpM">paysages</a>. C’est peut-être enfin renforcer l’investissement dans la recherche et l’innovation afin de rendre la transition agroécologique possible.</p>
<p>Le Salon international de l’Agriculture prévu le mois prochain constituera sans aucun doute une épreuve de force pour le gouvernement, les agriculteurs et leurs syndicats, une étape déterminante avec celle des élections européennes prévues au mois de juin.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221889/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandrine Benoist ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment comprendre la colère des mouvements agricoles et sur quelles stratégies reposent-ils ?Sandrine Benoist, Enseignante-chercheuse, Université d'Orléans, IAE OrléansLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2156382023-11-14T18:56:41Z2023-11-14T18:56:41ZLycées : le clivage public/privé, au cœur de la ségrégation scolaire<p>Depuis les années 1980, le système scolaire français accueille de plus en plus d’élèves, pour une durée de plus en plus longue, et les lycées généraux et technologiques (GT) n’ont pas échappé à ce processus de massification. Les bacheliers de ces établissements représentaient <a href="https://www.education.gouv.fr/reperes-et-references-statistiques-2023-378608">30 % de leur génération en 1985</a> ; cette proportion a doublé pour atteindre 61 % en 2021.</p>
<p>Cette démocratisation indéniable masque cependant des inégalités réelles en termes scolaires, qu’il s’agisse de la réussite à l’examen ou de l’obtention d’une mention, mais aussi du point de vue de l’origine sociale. Les travaux de sociologie de l’éducation ont montré à l’envi combien celle-ci pèse sur les chances de réussite des élèves.</p>
<p>Ces inégalités jouent entre élèves, mais également entre établissements. Jusqu’à récemment, faute de données disponibles, les travaux sur ce deuxième aspect se sont focalisés sur les collèges et ont démontré l’existence d’un phénomène de ségrégation socio-scolaire.</p>
<p>La publication en 2022 des données du ministère de l’Éducation nationale concernant la composition sociale des lycées nous a permis de montrer que les <a href="https://ressourses.fr/des-lycees-confrontes-a-la-segregation-socio-scolaire-un-clivage-public-prive-lie-aux-strategies-de-transmission-de-capitaux/">lycées généraux et technologiques sont également touchés par ce processus ségrégatif</a>. Celui-ci est en grande partie imputable à la concurrence entre établissements publics et privés (au bénéfice de ces derniers) et aux stratégies déployées autant par les établissements privés que par les familles qui y scolarisent leurs enfants.</p>
<h2>Une ségrégation sociale et scolaire entre lycées privés et lycées publics</h2>
<p>Tout d’abord, il convient d’insister sur le fait que le taux élevé de réussite au baccalauréat général et technologique, qui atteignait 95,3 % en moyenne dans les établissements en 2022, masque des inégalités entre lycées, observables au travers des différences de taux de réussite, mais surtout de taux de mention (63,3 % pour l’ensemble des établissements en 2022). Or, comme le montre le tableau 1, ces inégalités entre établissements sont étroitement liées à l’origine sociale des élèves qu’ils accueillent (mesurée par <a href="https://data.education.gouv.fr/pages/dataviz-ips-lycees/">l’indice de position sociale</a> (IPS), indicateur élaboré par l’Insee à partir de la profession des parents).</p>
<p>Plus l’IPS moyen des lycées est élevé, donc l’origine sociale des élèves favorisée, plus le taux de réussite et surtout de mentions au baccalauréat est élevé. En outre, les établissements situés aux deux extrémités de la hiérarchie scolaire se caractérisent par un faible indice d’hétérogénéité sociale (IHS), donc par un faible niveau de mixité sociale. Les lycées généraux et technologiques sont donc bien ségrégués socialement.</p>
<p>Or, cette ségrégation est manifestement liée à la distinction entre lycées privés et publics : si les lycées privés représentent en effet un tiers (33,4 %) de l’ensemble des établissements de notre corpus, ils constituent la très grande majorité (85,8 %) des lycées les plus favorisés et les plus homogènes (IPS > 125 et IHS < 32) et seulement une petite minorité (13,5 %) des moins favorisés (IPS < 105).</p>
<h2>Des configurations locales plus ou moins ségrégatives</h2>
<p>Comprendre les mécanismes qui aboutissent à cette ségrégation suppose d’analyser les configurations locales qui président à la répartition des élèves entre lycées publics et privés. Notre travail montre que l’ampleur de la ségrégation sociale entre public et privé est en réalité très variable, et qu’elle est favorisée en particulier par la proximité géographique entre établissements (plus forte en milieu urbain qu’en milieu rural).</p>
<p>De fait, les grandes villes françaises sont toutes marquées par une ségrégation marquée entre public et privé, si bien que des lycées très proches géographiquement peuvent être fortement éloignés socialement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, dans le centre-ville de Lille, commune qui compte 8 lycées généraux et technologiques privés et 7 publics, le lycée public Fénelon est marqué par un recrutement social de niveau moyen (IPS = 114,3) et très mixte (IHS = 40,3), tandis que le lycée privé Thérèse d’Avila, distant de 850 m seulement, recrute des élèves en moyenne incomparablement plus favorisés (IPS = 144,5) et bien plus homogènes (IHS = 26,4).</p>
<p>Toutefois, le degré de ségrégation entre lycées publics et privés en milieu urbain dépend également de l’ampleur des inégalités de niveau de vie parmi la population. C’est en effet dans les plus inégalitaires des grandes villes, telles Boulogne-Billancourt et Paris, que la distance sociale entre lycées privés et lycées publics est la plus grande et, inversement, dans les villes les moins inégalitaires comme Le Havre et Dijon qu’elle est la plus faible.</p>
<p>En d’autres termes, dans les grandes villes, le recrutement des lycées privés est d’autant plus homogène (et favorisé) que leur population est hétérogène. Expliquer ce paradoxe apparent suppose de se pencher sur les stratégies parentales, mais aussi sur celles des lycées privés eux-mêmes.</p>
<h2>Des stratégies familiales visant l’accumulation de capitaux</h2>
<p>Si les familles les plus favorisées tendent à faire le choix du privé, on peut faire l’hypothèse que c’est notamment dans l’objectif d’offrir à leurs enfants un capital social dont le volume dépend certainement du degré d’entre-soi dans lequel ils baignent. Une illustration particulièrement spectaculaire en est le lycée privé parisien La Rochefoucauld. Situé dans le très privilégié 7<sup>e</sup> arrondissement, ce lycée (IPS : 153,2 ; IHS : 14,9) semble constituer un moyen pour les familles dominantes locales de resserrer leurs liens et de se séparer du reste de la population, relégué dans le lycée public voisin Victor Duruy pourtant distant de seulement 1,6 km, et lui-même assez privilégié, mais beaucoup plus mixte (IPS : 142,3 ; IHS : 32,9).</p>
<p>À la recherche de l’entre-soi s’ajoute celle du prestige. Les lycées privés situés en haut de la hiérarchie socio-scolaire recourent en effet à une communication institutionnelle cherchant à manifester leur prestige et leur capacité à le transmettre à leurs élèves. Leur blason rappelle ainsi bien souvent les armoiries de la noblesse, voire en est directement inspiré, comme celui du <a href="https://www.franklinparis.fr/">lycée parisien Franklin</a>.</p>
<p>En plus des <a href="https://www.franklinparis.fr/chiffres-cles/">taux – très élevés – d’obtention et de mention</a> obtenus au baccalauréat, nombre de ces établissements font également valoir sur leur site Internet l’ancienneté de leur action éducative en s’inscrivant bien souvent dans une <a href="https://www.stanislas.fr/quelques-mots-dhistoire">histoire immémoriale</a> qui fait écho à <a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2011-5-page-24.html">l’ancienneté des familles dominantes dans le champ du pouvoir</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/557762/original/file-20231106-15-xj5n9p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Capture d’écran.</span>
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<p>Tous ces éléments leur permettent de s’afficher comme des établissements d’élite, destinés à accueillir les enfants de l’élite. Dans ce cadre, l’inscription de leurs enfants dans ces établissements est, pour les familles des classes dominantes, un moyen d’acquérir et d’entretenir un capital symbolique qu’elles valorisent fortement.</p>
<p>Cela étant dit, si ces établissements parviennent à séduire ces familles, c’est aussi parce qu’ils leur offrent des contenus pédagogiques conformes à leurs attentes. Nombre d’établissements privés mettent en effet l’accent dans leur offre de formation sur des dispositifs favorisant la construction ou l’entretien d’un <a href="https://www.cairn.info/la-mondialisation-des-classes-sociales--9782348064050-page-43.html">« capital culturel international »</a>, en particulier concernant la maîtrise de la langue anglaise, au point de s’inscrire dans des programmes internationaux payants permettant de faire accéder les élèves à des <a href="https://dualdiploma.org/en/dual-diploma-obtain-your-french-baccalaureat-and-your-us-high-school-diploma/">doubles diplômes de baccalauréat franco-britannique ou franco-états-unien</a>.</p>
<p>Plus généralement, les savoirs et surtout les savoir-faire constitutifs du capital culturel que ces établissements ambitionnent de transmettre (pousser chaque élève à <a href="https://marcq-institution.com/decouvrir-generalites/nous-decouvrir-mot-daccueil/">« donner le meilleur de lui-même »</a>, promouvoir l’« esprit d’équipe » et la construction d’expériences visant à « développer un véritable esprit de “promo) entrent en résonance avec les logiques contemporaines du discours managérial.</p>
<p>Tous ces éléments confirment que la co-existence d’établissements publics et privés contribue de manière structurelle à la ségrégation socio-scolaire qui frappe les lycées généraux et technologiques. Mettre ainsi en évidence l’intérêt que trouvent les familles les mieux dotées à opter pour le privé permet par ailleurs de saisir une source clef des résistances rencontrées par toutes les tentatives visant à renforcer la mixité sociale des établissements scolaires. Et de pointer indirectement le rôle du politique dans la ségrégation qui les affecte.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215638/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Martin Siloret est membre du parti politique EELV.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>David Descamps ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En quoi la concurrence entre lycées publics et privés favorise-t-elle les inégalités sociales entre établissements ?David Descamps, Docteur en sociologie. Chercheur associé au Clersé, Université de LilleMartin Siloret, Chercheur associé au laboratoire Arènes, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2153182023-10-19T20:37:33Z2023-10-19T20:37:33ZRaconter le déclin de la « petite bourgeoisie culturelle »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553977/original/file-20231016-27-uw65op.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C562%2C2576%2C1296&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un vernissage devant un local associatif</span> <span class="attribution"><span class="source">J.F.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Assiste-t-on à la remise en cause progressive d’un choix de société qui plaçait la culture, l’émancipation par la connaissance et la démocratisation du savoir au cœur d’un projet politique ? À partir d’une enquête au long cours dans une ville moyenne du centre de la France, <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/le-declin-de-la-petite-bourgeoisie-culturelle/">mon ouvrage récemment paru</a> (Raisons d’agir, 2023) propose de raconter le déclin d’une fraction particulière de la « petite bourgeoisie » dont l’ascension sociale a reposé, dès les années 1970, sur l’acquisition de capital culturel plus que sur l’accumulation de capital économique, sur les diplômes scolaires plus que sur l’augmentation de ses revenus.</p>
<p>Cette petite bourgeoisie culturelle connaît aujourd’hui une importante déstabilisation sous les effets conjugués du désengagement de l’État, des défaites politiques de la gauche ou de l’affaiblissement du poids de la culture savante au sein des classes supérieures, contribuant à faire émerger, chez ses membres, un sentiment de déclassement. Raconter l’histoire de ce groupe social permet ainsi de rendre compte des dynamiques qui fragilisent le pôle culturel de l’espace social.</p>
<h2>À l’origine de la « petite bourgeoisie culturelle »</h2>
<p>Dans les années 1960 et 1970, au bénéfice de la croissance économique de l’après-guerre, des politiques éducatives et culturelles, et plus généralement du développement de l’État social, un ensemble de groupes sociaux ayant en commun une position intermédiaire entre les classes populaires et la bourgeoisie émerge massivement dans l’espace public.</p>
<p><a href="https://www.puf.com/content/Les_aventuriers_du_quotidien">« Nouvelles couches moyennes »</a> ou <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Distinction-1954-1-1-0-1.html">« petite bourgeoisie nouvelle »</a>, cet ensemble hétérogène est composé des professions salariées des secteurs éducatif (professeurs et instituteurs, conseillers d’orientation, etc.), culturel (bibliothécaires, artistes, intermédiaires du travail artistique, etc.) et social (travailleurs sociaux, psychologues, etc.) ou encore des « professions de présentation et de représentation » pouvant relever de l’indépendance ou du secteur privé (cadres commerciaux, designers, publicitaires, etc.). Ce périmètre élargi réunit des groupes sociaux parfois éloignés dans le monde du travail, qui peuvent néanmoins être rapprochés sous l’angle de leur style de vie, tourné vers des formes de culture en « voie de consécration », c’est-à-dire dont la valeur, le plus souvent montante, n’est pas encore stabilisée (bande-dessinée, le cinéma, le jazz, le rock).</p>
<p>Au cours des années 1980, une partie de la petite bourgeoisie nouvelle va se pérenniser. Tirant profit de l’explosion numérique des professions éducatives et culturelles et de l’<a href="https://www.grasset.fr/livre/les-metamorphoses-de-la-distinction-9782246769712/">« éclatement des normes de la légitimité culturelle »</a>, c’est-à-dire de la reconnaissance de nouveaux registres culturels, une <a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2012-1-page-48.htm">petite bourgeoisie culturelle, héritière de la petite bourgeoisie nouvelle</a>, se stabilise sur les positions sociales ainsi créées ou confortées : élus locaux, artistes-plasticiens, directeurs d’associations, d’institutions culturelles et de services de collectivités.</p>
<h2>Un héritage fragilisé</h2>
<p>Or qu’est devenue, aujourd’hui, cette petite bourgeoisie culturelle ? A l’échelle nationale, d’importantes transformations depuis la fin du XX<sup>e</sup> siècle ont eu pour effet de fragiliser certaines de ses fractions. Mentionnons d’abord le mouvement de désengagement de l’État et les politiques d’austérité qui l’accompagnent, dont la RGPP de 2007, les baisses de dotation aux collectivités territoriales ou encore les réformes de l’hôpital public ou de l’université constituent certaines des manifestations les plus visibles.</p>
<p>De nombreuses enquêtes sociologiques conduites ces dernières années permettent d’éclairer les effets concrets d’un tel processus, à savoir une dégradation des conditions de travail et une fragilisation des vocations et aspirations, qui concernent <a href="https://shs.hal.science/tel-02144776/document">autant les travailleurs sociaux</a> que les <a href="https://boutique.editionssociales.fr/produit/sandrine-garcia-enseignants-de-la-vocation-au-desenchantement/">enseignants</a>, les intermédiaires du travail artistique ou encore les <a href="https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_102_0218">artistes</a>.</p>
<p>Cette transformation va de pair avec une <a href="https://theconversation.com/aux-origines-des-fractures-francaises-183037">recomposition profonde du champ politique</a> français, perceptible dès les élections municipales de 2014 et confirmée par celles de 2020 ainsi que par les présidentielles de 2017 et 2022 : la <a href="https://theconversation.com/les-partis-politiques-peuvent-ils-se-relever-des-crises-150763">crise des partis traditionnels</a> au profit des « partis mouvements » et l’affaiblissement des différentes forces de gauche, sur fond de massification de l’abstention et de <a href="https://theconversation.com/leurope-va-t-elle-faire-face-a-une-nouvelle-vague-dextreme-droite-214498">percée de l’extrême droite</a>.</p>
<p>Enfin, mentionnons la question de la transformation contemporaine des normes et registres de la légitimité culturelle, qui se traduit, parmi d’autres effets, par <a href="https://www.puf.com/content/Culture_de_masse_et_soci%C3%A9t%C3%A9_de_classes">« l’érosion du pouvoir quasi monopolistique dont l’École avait pu auparavant disposer en la matière »</a>, conduisant à l’émergence de nouvelles formes de capital culturel.</p>
<p>Ces précisions faites, il va de soi que l’ensemble des fractions qui composent la petite bourgeoisie culturelle ne sont pas également concernées par ce processus de fragilisation. On pourra ainsi aisément opposer à cette thèse de nombreux contre-exemples, à l’instar des « gentrifieurs » faisant l’expérience d’une conquête victorieuse sur leur espace résidentiel. Il faut donc bien comprendre que, comme tout processus social de fond, le phénomène ne peut être saisi de façon « pure ». L’intensité avec laquelle se donne à voir cette fragilisation dépend de la focale adoptée, en l’occurrence, dans le cas de mon ouvrage, une enquête ethnographique dans une ville moyenne du centre de la France, où s’observent depuis les années 1970 une importante décroissance démographique, une paupérisation ainsi qu’une dégradation de la valeur économique et symbolique de l’espace.</p>
<h2>Genèse et crise d’une petite bourgeoisie culturelle</h2>
<p>Ce livre permet ainsi de saisir l’émergence d’une petite bourgeoisie culturelle, sur fond de développement du socialisme municipal. Au pouvoir depuis 1971, les socialistes et les communistes participent, en effet, à la mise en place de politiques culturelles, sociales et sportives ambitieuses, dans le <a href="https://www.theses.fr/2016NANT2018">sillage du « Programme commun</a> » de la gauche de l’époque.</p>
<p>Des années 1980 aux années 1990, une <a href="https://www.puf.com/content/Les_%C3%A9lites_socialistes_au_pouvoir">nouvelle génération de militants associatifs et politiques</a>, originaires à la fois des milieux populaires et de la petite bourgeoisie, parvient à exercer un quasi-monopole sur « la culture », à occuper des positions stratégiques dans les institutions culturelles et les collectivités locales ainsi qu’à se faire une place sur la scène politique au sein des listes d’union de gauche.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un vernissage d’exposition dans un local associatif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">F.T.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Cette ascension ne concerne cependant que la génération née dans les années 1960. Malgré l’expérience d’études supérieures dans une grande agglomération et leur engagement dans des activités associatives et artistiques, les générations qui suivent ne rencontrent pas le succès des « reconversions militantes » de leurs aînés, de sorte que leur ascension sociale demeure inachevée car tributaire d’un contexte moins favorable que celui des années 1980.</p>
<h2>L’effritement d’une alliance de classes historique</h2>
<p>La fragilisation de la petite bourgeoisie culturelle occasionne une perte de son pouvoir sur les institutions locales conquis dans les années 1980 et 1990, mais aussi de sa légitimité à se présenter en prescripteur de goûts et de pratiques culturelles. Elle affecte également ses conduites de sociabilité : s’observe notamment une défiance vis-à-vis des classes populaires locales, suspectées de comportements déviants (consommation de drogue, mal-proprété, etc.) et d’opinions xénophobes, plutôt que la valorisation de la « mixité » ou de la « diversité », pourtant fréquente parmi les groupes sociaux structurés par la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/rester_bourgeois-9782707175656">détention de capital culturel</a>.</p>
<p>Un tel phénomène constitue un indice de l’effritement d’une alliance de classes historique entre petite bourgeoisie culturelle et classes populaires, à l’instar de la <a href="https://hal.science/halshs-00793815">prise de distance des milieux populaires avec la gauche et en particulier le parti socialiste</a> ou, en reflet, de la <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2019-4-page-143.htm">méfiance suscitée par le mouvement des « gilets jaunes »</a>. Il s’agit ainsi, à partir de cette enquête, de rendre compte des déterminants passés et des effets présents de la fragilisation de cette alliance, sur laquelle s’était fondée l’union de la gauche et qui avait constitué une opportunité d’ascension sociale pour les uns et de reclassement pour les autres.</p>
<p>Retracer l’histoire contemporaine et dire le présent de la petite bourgeoisie culturelle revient tout autant à rendre compte de certaines des grandes transformations qu’a connues la France dans les dernières décennies (désindustrialisation, métamorphose de l’État social, etc.), et de leurs effets particuliers dans les villes moyennes (décroissance démographique, paupérisation, etc.), qu’à dévoiler les aspirations et les déceptions, les espoirs et les angoisses, d’un groupe social particulier. L’ethnographie fonctionne ici comme un miroir grossissant » de phénomènes valables à l’échelle nationale : l’ascension et la fragilisation d’une incarnation particulière des classes moyennes à capital culturel, la petite bourgeoisie culturelle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215318/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Élie Guéraut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une enquête ethnographique dans une ville moyenne du centre de la France place la focale sur la fragilisation de la « petite bourgeoisie culturelle ». Extraits remaniés par l’auteur.Élie Guéraut, MCF en sociologie à l'Université Clermont Auvergne, chercheur au Lescores, associé à l'Ined, Université Clermont Auvergne (UCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2131102023-09-13T19:52:41Z2023-09-13T19:52:41ZComment le ressentiment nourrit le vote RN dans les zones rurales<p>La dernière élection présidentielle a réactivé des discussions sur l’existence de fondements géographiques à la fracture politique entre les Français. Il y aurait selon <a href="https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jerome-fourquet-l-etat-de-la-france-d-apres-05-05-2022-2474389_32.php">certains acteurs du débat public</a>, une opposition entre la France des grandes métropoles d’un côté et la <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/cadrage">France de la périurbanité</a> et de la ruralité de l’autre.</p>
<p>Cette problématique est au cœur des réflexions de nombreux partis politiques aujourd’hui, <a href="https://www.liberation.fr/politique/pourquoi-la-gauche-na-pas-le-rural-au-beau-fixe-20230806_B6DRIUHD4RDGZHT3N4RWW4OPZM/?redirected=1">notamment au sein de la gauche</a>, comme en témoigne la <a href="https://www.lefigaro.fr/politique/la-france-des-beaufs-le-ps-epingle-par-darmanin-pour-l-intitule-d-une-table-ronde-de-son-universite-d-ete-20230825">polémique suscitée</a> par l’intitulé de l’une des tables rondes organisées par le Parti socialiste (<a href="https://www.youtube.com/watch?v=NYQ3ppOFbiw">« La France périurbaine est-elle la France des beaufs ? »</a>).</p>
<p>De <a href="https://metropolitiques.eu/Une-opposition-politique-entre-les-grandes-agglomerations-et-le-reste-du.html">nombreuses études universitaires</a> montrent que le niveau de soutien pour le Rassemblement national (RN) est plus fort dans les territoires ruraux et périurbains que dans les grandes agglomérations, tandis qu’à l’inverse le niveau de soutien à LFI est bien plus faible sur ces territoires.</p>
<p>S’il existe un certain consensus sur ce constat descriptif – même si certains chercheurs dénoncent le caractère trop généralisant de ces catégories ou <a href="https://metropolitiques.eu/L-illusion-du-vote-bobo.html">nuancent l’ampleur</a> de la division –, il y a dissensus sur l’explication qu’on peut avancer pour rendre compte de ce phénomène. <a href="https://theconversation.com/zones-rurales-contre-zones-urbaines-deux-france-sopposent-elles-vraiment-dans-les-urnes-189609">Nous indiquions dans un précédent article</a> que ce soutien aux partis d’extrême droite n’était certainement pas réductible à la situation économique et sociale sur les territoires. Cet article pose que l’opposition entre les territoires ruraux et urbains comporte une dimension psychologique importante.</p>
<h2>La conscience rurale</h2>
<p>Les recherches en science politique à l’international mettent de plus en plus en évidence des facteurs de nature psychologique pour expliquer le comportement politique différencié des populations rurales. C’est le cas notamment des travaux qui mobilisent la grille d’analyse établie par la politiste Katherine Cramer pour saisir l’ascension politique d’un gouverneur <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/P/bo22879533.html">républicain populiste dans le Wisconsin</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/547726/original/file-20230912-4237-qa221i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’homme politique Scott Walker victorieux des élections primaires de septembre 2010 au Wisconsin, le 14 septembre 2010. Sa campagne très populiste a été documentée par la politiste Katherine Cramer.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b9/Scott_Walker_primary_victory_2010.jpg/1024px-Scott_Walker_primary_victory_2010.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Elle montre, en rendant compte des conversations entre les habitants, qu’il existe une véritable <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/american-political-science-review/article/abs/putting-inequality-in-its-place-rural-consciousness-and-the-power-of-perspective/A603EA36286F837AEB4F0CF250D4595A#">conscience rurale</a> basée sur l’identification sociale à un lieu de vie et un ressentiment vis-à-vis des habitants des zones urbaines qui revêt trois facettes.</p>
<p>Tout d’abord politique : les ruraux ont le sentiment que leurs préoccupations ne sont pas prises en compte par les dirigeants politiques et qu’ils sont insuffisamment représentés. Puis économique : ils ont l’impression d’être les derniers à bénéficier des ressources publiques. Enfin, culturelle : l’idée que leur mode de vie est radicalement différent de celui des urbains et qu’il est méprisé.</p>
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<p>Bien que le contexte américain soit différent à bien des égards, les concepts de Katherine Cramer nous semblent pertinents pour éclaircir le cas français pour deux raisons. D’une part, parce que les écarts de comportement électoral entre les ruraux et les urbains ne peuvent se résumer à la <a href="https://metropolitiques.eu/Une-opposition-politique-entre-les-grandes-agglomerations-et-le-reste-du.html">composition économique et sociale des territoires</a>. D’autre part, parce que des <a href="https://www.cairn.info/les-gars-du-coin--9782707160126.htm">travaux sociologiques</a> indiquent qu’il existe dans la <a href="https://theconversation.com/coq-maurice-et-autres-bruits-de-la-campagne-une-vision-fantasmee-de-la-ruralite-127241">ruralité</a> une forte identification au lieu de vie liée à l’appartenance des habitants à des réseaux d’interconnaissances localisés et qui se <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/ceux_qui_restent-9782348044472">définissent en partie en opposition à d’autres groupes géographiques</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-mots-de-la-science-r-comme-ruralite-159848">« Les mots de la science » : R comme ruralité</a>
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<h2>Un ressentiment géographique plus fort chez les ruraux</h2>
<p>Notre enquête par questionnaire pour le projet européen <a href="https://www.rudefrance.eu/">« Rural Urban Divide in Europe »</a> (RUDE) menée en France sur 4000 répondants en octobre 2022 fait apparaître un fossé géographique au niveau du ressentiment que les individus éprouvent vis-à-vis d’habitants d’autres zones géographiques.</p>
<p>La différence de niveau de ressentiment entre les ruraux et les urbains est particulièrement marquée en ce qui concerne le pouvoir politique. En effet, comme le montre la figure 1, 72 % des ruraux se sentent méprisés par les élites, contre près de moitié moins chez les urbains.</p>
<p>En outre, ce clivage est plus accentué encore sur la question de la représentation politique, puisque seulement 36 % des urbains pensent qu’il y a trop de députés ruraux qui ne représentent par les intérêts des habitants des zones urbaines, tandis qu’à l’inverse, 82 % des ruraux considèrent qu’il y a trop de députés issus des zones urbaines et qui ne représentent pas les intérêts des habitants qui vivent dans les zones rurales. Il est intéressant de noter que ce ressenti ne correspond pas à la représentativité effective des députés à l’Assemblée nationale où les <a href="https://journals.openedition.org/espacepolitique/7353">zones rurales sont plutôt surreprésentées</a>.</p>
<h2>La perception de l’allocation des ressources publiques creuse le fossé</h2>
<p>Toutefois, c’est la mesure du niveau de ressentiment vis-à-vis de l’allocation des ressources publiques qui constitue le fossé le plus important entre ruraux et urbains. Les habitants des zones rurales ont le sentiment, assez marqué, d’être moins bien dotés en ressources publiques par rapport aux autres zones géographiques. 85 % des ruraux pensent que le gouvernement dépense trop d’argent pour le développement des zones urbaines, alors que le développement des zones rurales serait laissé de côté. En revanche, seulement 23 % des urbains sont d’accord avec l’affirmation inverse, confirmant ainsi l’existence d’un sentiment particulièrement prononcé chez les ruraux d’être abandonnés par les pouvoirs publics.</p>
<p>Là aussi, ce ressenti contraste fortement avec la réalité objective. <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-etat-a-toujours-soutenu-ses-territoires-laurent-davezies/9782021451535">Les travaux de l’économiste Laurent Davezie</a> ont montré à plusieurs reprises que non seulement l’État investissait fortement dans ces territoires, mais qu’il y avait une forme de redistribution fiscale des habitants des grandes agglomérations vers les territoires ruraux. Enfin, ce clivage s’observe également concernant le ressentiment vis-à-vis des différences de mode de vie et valeurs selon les zones géographiques.</p>
<p>Pour le dire autrement, les habitants des zones rurales s’estiment en décalage et se sentent méprisés : 65 % des ruraux pensent que les personnes issues des zones urbaines ne respectent pas assez le mode de vie des personnes issues des zones rurales.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fractures-territoriales-et-sociales-portrait-dune-france-en-morceaux-112154">Fractures territoriales et sociales : portrait d’une France en morceaux</a>
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<h2>Un ressentiment géographique aux conséquences politiques lourdes</h2>
<p>L’ensemble de ces résultats rejoignent ceux du <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/ceux_qui_restent-9782348044472">sociologue Benoît Coquard</a> qui concluait son enquête auprès de jeunes ruraux de l’Est en considérant qu’ils estimaient « ne pas compter aux yeux du pays, ou de ceux qui les gouvernent ». Il semble assez évident que ce ressentiment géographique asymétrique puisse influencer le vote des habitants de la ruralité.</p>
<p>D’autres données issues de l’enquête RUDE, présentées ci-dessous (cf. figure 2), nous donnent un aperçu de ces conséquences politiques. Les ruraux sont d’autant plus enclins à voter pour le « Rassemblement national » à une élection prochaine qu’ils éprouvent du ressentiment vis-à-vis des urbains.</p>
<p>En effet, le score du Rassemblement national est déjà plus élevé de 10 points de pourcentage chez les ruraux par rapport à la moyenne, mais de plus de 22 points chez les ruraux qui éprouvent un ressentiment géographique. Ainsi, s’il y avait une élection prochainement, les ruraux avec du ressentiment géographique voteraient deux fois moins que la moyenne nationale pour le parti « Renaissance », mais deux fois plus pour le « Rassemblement national ».</p>
<h2>Plusieurs constats</h2>
<p>Ces résultats nous invitent à poser plusieurs constats. Tout d’abord, il convient de souligner l’importance du contexte géographique pour rendre compte des représentations politiques des individus. Ensuite, de constater l’existence, à l’instar des États-Unis, d’une certaine forme de « conscience rurale », fondée sur une « politique du ressentiment ». Enfin, ces résultats conduisent à mettre en avant un écart important entre la réalité des inégalités territoriales et la perception qu’en ont les individus.</p>
<p>Les représentations qu’ont les individus des territoires où ils vivent, en comparaison avec les autres, jouent un rôle essentiel. Or, il est probable qu’elles soient en partie façonnées par les discours médiatiques et politiques. À cet égard, le RN <a href="https://www.lagazettedescommunes.com/803581/vote-des-villes-vote-des-champs-quen-est-il-exactement/">a réussi à convaincre une partie des électeurs ruraux</a> qu’il était le parti d’une ruralité abandonnée et méprisée.</p>
<p>Face à cela, il convient pour les autres forces politiques de prendre en compte cette forme de « conscience rurale », fondée sur le ressentiment, pour construire un autre discours, qui ne soit ni misérabiliste, ni condescendant, et qui fasse sens vis-à-vis des représentations des habitants des zones rurales.</p>
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<p><em>Cet article a été co-rédigé avec Blaise Mouton, étudiant en Master à Sciences Po Grenoble.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213110/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Kevin Brookes a reçu des financements de l'ANR "The rural-urban divide in Europe – RUDE" coordonnée par l'agence européenne NORFACE.</span></em></p>Les habitants des zones rurales se sentent méprisés sur les plans politiques, économique et culturel, une impression qui nourrit un vote de ressentiment.Kevin Brookes, Post-doctorant à Sciences Po Grenoble - Laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2121472023-08-31T18:21:12Z2023-08-31T18:21:12Z« Yannick » de Quentin Dupieux, une fable habile sur le mépris social<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/545263/original/file-20230829-28218-p7066c.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C0%2C1140%2C840&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quand un spectateur s'insurge contre ce qui lui est proposé. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-315119/photos/detail/?cmediafile=22017826">Allociné / Chi-Fou-Mi Productions</a></span></figcaption></figure><p>C’est peu dire que le cinéma de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Quentin_Dupieux">Quentin Dupieux</a>, réalisateur singulier mais aussi compositeur de musique électronique, constitue une expérience à part. Ses films, étranges par leur forme autant que par leurs sujets, sont imprégnés d’un humour noir qui oscille entre l’absurde et le surréalisme. Mais qu’est-ce que son cinéma atypique peut nous apprendre sur la fragilité des institutions, la fonction de l’art dans les conflits sociaux, ou encore la dynamique du mépris dans les sociétés contemporaines ? C’est dans le but d’explorer ces questions, et avec une approche volontairement éclectique, empruntant autant à la psychologie sociale qu’à la philosophie ou la littérature, que j’analyserai le film de Quentin Dupieux sorti récemment, <a href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=315119.html"><em>Yannick</em></a>.</p>
<p>Ainsi débute l’intrigue : Yannick, gardien de nuit sur un parking, est venu assister à une représentation de théâtre, plus exactement un vaudeville, afin de s’évader d’un quotidien morose. Or, visiblement, la représentation du soir à laquelle assiste Yannick paraît fort poussive, c’est le moins qu’on puisse dire ; les comédiens se montrant peu soucieux de la qualité de ce qu’ils sont en train d’interpréter. Une soirée gâchée. Au fond, tout pourrait s’arrêter là.</p>
<p>Mais par son initiative, Yannick fait entendre une parole dissonante et qui détraque les règles du jeu du théâtral, interpellant de vive voix les comédiens, sidérés et rendus incrédules par tant d’audace et d’inconscience. Yannick se défend : cette pièce n’était-elle pas censée lui remonter le moral ? N’était-il pas venu ici pour passer un bon moment ? Qui lui remboursera sa journée de congé et ses deux heures de transport ?</p>
<p>Cette prise de parole naïve coïncide avec une première rupture qui traduit la profondeur de l’incompréhension mutuelle entre la troupe de comédiens et Yannick. Ce dernier rappelle la dureté de ses conditions de vie et de travail, cependant que de leur côté, les comédiens se contentent de rappeler Yannick à l’ordre, c’est-à-dire, d’une part de lui remettre en mémoire les « règles du jeu » – un spectateur n’intervient pas dans une pièce en cours –, et d’autre part d’insister sur le fait que « l’art » n’a rien à voir avec les déboires personnels ou les attentes de divertissement de chacun. Premier moment de tension qui suscite un certain malaise et une crispation.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/4UWGbR3r7EU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>La spirale du mépris</h2>
<p>De nombreuses interprétations sont bien sûr possibles, dont celle, que je trouve particulièrement intéressante, issue d’une critique du <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/08/01/yannick-de-quentin-dupieux-ou-la-revolte-du-strapontin_6184052_3246.html"><em>Monde</em></a>, par Mathieu Macheret :</p>
<blockquote>
<p>« Par son déraillement, Yannick laisse entrevoir des facettes troubles, une étrange férocité, un penchant obsessionnel. Ce qui fait retour avec lui dans l’espace codifié du théâtre, c’est une certaine violence sociale refoulée <a href="https://theconversation.com/podcast-assister-a-un-match-de-foot-ou-aller-a-lopera-est-ce-vivre-la-meme-experience-esthetique-195674">par les us culturels</a>. »</p>
</blockquote>
<p>Mon interprétation s’accorde avec cette idée, mais tend plutôt à lire le film comme une fable cruelle sur l’expérience du mépris en général, qui met en lumière les refoulés non seulement culturels mais surtout sociaux de nos façons de vivre et communiquer.</p>
<p>Par sa forme même, le film figure de façon schématique mais très juste la dynamique décrite par le philosophe allemand <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Axel_Honneth">Axel Honneth</a> lorsqu’il parle d’une « lutte pour la reconnaissance » en jeu dans la société. Résumée succinctement, l’idée consiste à dire que les expériences de mépris subies par les individus et groupes sociaux doivent mener les institutions en place à interroger en retour les normes qui régulent la vie en commun, cela afin de mener à une compréhension mutuelle élargie.</p>
<p>Ces luttes, qui n’ont pas à être violentes, se déroulent la plupart du temps au sein de l’espace public afin d’acquérir la reconnaissance institutionnelle qui avait été initialement refusée. Si elle peut paraître abstraite, cette théorie permet néanmoins de comprendre la mobilisation de nombreux mouvements sociaux, en particulier, comme l’indique le sociologue français <a href="https://usbeketrica.com/fr/article/comment-sortir-de-la-societe-du-mepris">Pierre Rosanvallon</a>, celle exceptionnelle des « gilets jaunes » qui a profondément marqué le paysage politique et social français : </p>
<blockquote>
<p>« Si la caractérisation des “gilets jaunes” en termes de catégories socio-professionnelles reste ainsi problématique, il y a un autre type de lien qui les a indubitablement réunis : celui d’avoir eu le sentiment d’être méprisés. »</p>
</blockquote>
<p>Autrement dit, l’expérience du mépris suscite un affect violent, qui peut s’étendre à tout un groupe social, et entraîner une situation hors de contrôle et de crise violente – soit ce que vient illustrer la dynamique du film de Dupieux.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=373&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=373&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=373&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=469&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=469&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545261/original/file-20230829-9973-gxz9n4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=469&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Yannick, interprété par Raphaël Quenard.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Chi-Fou-Mi Prod/Quentin Dupieux 2023</span></span>
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<h2>Du mépris à la situation de crise violente</h2>
<p>En un sens, la scène aurait pu s’interrompre après l’exclusion de Yannick, par les comédiens. Mais c’est que, non contents d’être parvenus à exclure le spectateur récalcitrant de l’espace de la scène suite à sa prise de parole, un peu comme certains groupes sociaux dérangeants se voient refuser l’accès à toute parole et visibilité dans l’espace public, les comédiens épris de triomphe se prennent à singer cruellement et de façon méprisante les propos de Yannick – sous l’hilarité générale du public qui pis est ! Sous le coup d’un mépris violent, revenu sur scène avec une arme, celui-ci en vient à passer à l’acte et prend en otage toute la salle. Il s’agit ni plus ni moins pour Yannick que de réécrire la pièce dans son ensemble afin que celle-ci puisse retranscrire plus fidèlement son expérience de vie.</p>
<p>Ce moment marque un réel basculement, tant dans le rapport de forces, puisque Yannick prend le dessus sur l’art grâce à son arme, mais également dans l’équilibre des relations sociales au sein de la salle. Il est à noter en effet que par sa gouaille, son humour incongru et ses manières maladroites, Yannick gagne progressivement l’affection de la salle, qui, prise en otage, bascule en sa faveur. L’idée d’y voir un <a href="https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2009/revue-medicale-suisse-201/syndrome-de-stockholm">« syndrome de Stockholm »</a> (soit un retournement des sentiments de terreur à l’égard du ravisseur en affection) serait tentante, quoi qu’un peu facile.</p>
<p>Car ce qui se met en place à mon avis, c’est plutôt une réécriture d’ensemble des règles de la scène théâtrale, et, plus largement, des règles du jeu de l’institution elle-même afin de décider ce qui a le droit ou non d’être représenté et considéré comme un art légitime. Le passage à l’arme devient ici un recours visant à prendre le pouvoir pour effectuer un saut brutal sur la scène et entamer un passage à l’art. Autrement dit, il s’agit au sens propre d’une révolution (symbolique) figurée ici en miniature par le personnage de Yannick. Soit, comme l’écrivait <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/manet-une-revolution-symbolique-pierre-bourdieu/9782021135404">Bourdieu</a> à propos de l’œuvre du peintre impressionniste <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Manet">Manet</a>, une tentative visant à transformer les structures à travers lesquelles nous percevons une œuvre d’art, sa légitimité et par extension l’ensemble des règles sociales qui lui correspondent.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/dionysos-vs-apollon-experiences-esthetiques-et-milieux-sociaux-98605">Dionysos vs Apollon : expériences esthétiques et milieux sociaux</a>
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<p>Cette « prise d’otage » du public fait par ailleurs écho à la virulence avec laquelle les œuvres de Manet, et plus globalement des impressionnistes, furent reçus par une partie du public et de la critique. Rappelons à ce titre, ironie de l’histoire, que le terme <a href="https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/et-monet-fit-grande-impression-16-08-2016-6043373.php">« impressionniste »</a>, lancé par un critique, visait d’abord à railler et disqualifier cette nouvelle forme de peinture qui se trouvait pour la première fois exposée !</p>
<p>De ce fait, ce second temps de la prise d’otage à laquelle on assiste dans Yannick illustre un moment de cris marqué par l’incertitude. Ces situations, comme l’a montrée la <a href="https://www.cairn.info/vocabulaire-de-psychosociologie--9782749229829-page-110.htm">psychosociologie</a>, se définissent par : « une rupture des dynamiques et équilibres antérieurs et à une incapacité présente à réguler ou à stabiliser le jeu des relations pour assurer une suffisante stabilité. » C’est d’ailleurs tout la dynamique qui préoccupe une grande partie du film, Yannick s’efforçant d’attirer la sympathie des spectateurs en cherchant à les convaincre du bien-fondé de son action – certes l’arme au poing, comme lui fera remarquer un spectateur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545262/original/file-20230829-29-vqey6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Confrontation entre un comédien et le spectateur mécontent.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Chi-Fou-Mi Productions/Quentin Dupieux</span></span>
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<h2>De l’art à l’arme, et inversement</h2>
<p>De fait, après un moment de latence et plusieurs revirements, Yannick finit par imposer sa pièce aux comédiens. En dépit des maladresses d’expression littéraire de Yannick, ou peut-être grâce à celles-ci, le public y trouve de l’humour, et même un certain réconfort. Les rires fusent. Il faut dire que la pièce écrite par Yannick relate l’histoire d’un homme dont on croyait qu’il était dans le coma mais qui souffre en réalité d’un « mal d’amour ». Rien que ça ! La blague de Dupieux est bien entendu énorme, mais c’est là toute l’ambiguïté et l’intelligence de son cinéma qui point derrière ses facéties et son humour noir.</p>
<p>On assiste alors à l’afflux incroyable d’émotions qui soulèvent Yannick ; les larmes aux yeux, ce dernier assiste au triomphe de sa propre pièce inspirée de son mal-être et sa souffrance. Une réussite et un apaisement ? Mais voilà, les forces de l’ordre se sont rendues sur place et le film se clôt sur leur entrée imminente dans la scène du théâtre. La question reste donc entièrement en suspens : quel ordre sera rétabli, celui de Yannick ou celui des comédiens ? A moins qu’autre chose ne se prépare ? Je crois que c’est ici que le côté « méta » de la mise en scène de Dupieux atteint sa pleine portée symbolique.</p>
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<p>Je trouve que le film prend ici une tonalité presque shakespearienne. La comparaison paraîtra moins improbable si l’on songe combien la métaphore du théâtre dans le théâtre, ou encore la guerre comme phénomène qui atteste de la fragilité de la vie sociale et politique sont des thèmes omniprésents chez Shakespeare. Plus fondamentalement, <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2011/03/10/richard-marienstras-angliciste_1491189_3382.html">l’universitaire britannique Richard Marienstras</a> spécialiste de Shakespeare écrivait que pour ce dernier « la violence appartient à l’ordre même des choses. » Or, c’est bien ce qui est visible dans le film : la crise violente vient rappeler à quel point les règles, qui paraissaient immuables, sont en fait précaires et réversibles.</p>
<p>Si le normal n’a plus rien de normal, si l’évidence n’a plus cours, alors cela nous conduit à nous interroger autrement sur notre environnement, à en décoder les impensés et les refoulés. La folie « normale » du monde éclate au grand jour, ainsi que le mépris violent qui a lieu au quotidien sans y prendre garde. Plus que son humour bizarre ou ses histoires fantasques, je crois que c’est là une raison importante qui explique le malaise suscité par les films de Dupieux au visionnage.</p>
<p>Car derrière ses faux-airs de film désinvolte, Yannick cache une véritable fable cruelle et un remarquable tour de force dont la portée morale tient à ce qu’elle place le spectateur – par la force même du cinéma – dans une situation ambiguë où toute forme de jugement tranché semble impossible et le pousse à interroger ses propres présupposés et jugements. Autrement dit, Dupieux place le spectateur face à un choix éthique difficile qui n’admet aucune réponse évidente. Enfin, il me semble que la grâce d’un film comme <em>Yannick</em> tient à ce mélange de fantaisie, d’humour et de générosité, tirant le meilleur parti d’un cinéma « populaire » (n’oublions pas Yannick était venu assister à un vaudeville, une pièce censée le divertir !) pour émouvoir son public tout en le portant à réfléchir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212147/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gabriel Lomellini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans son dernier film, Quentin Dupieux nous interpelle : qu’est-ce qu’un art « légitime » ? Jusqu’où les règles du jeu social peuvent-elles être subverties ?Gabriel Lomellini, Assistant Professor, HR and Organizational Behavior, ICN Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2118632023-08-24T14:10:13Z2023-08-24T14:10:13ZComment décrypter « Rich Men North of Richmond », le succès de l’été aux États-Unis, récupéré tant par la droite populiste que par la gauche<p>Cet été, deux chanteurs country américains sortis d’un peu nulle part, Jason Aldean et Oliver Anthony, ont produit des hits inattendus. Dans les deux cas, leurs chansons ont été <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/08/17/rich-men-north-of-richmond-song/">récupérés politiquement</a>. </p>
<p>« Rich Men North of Richmond », de Oliver Anthony, qui est apparu sur YouTube il y a seulement deux semaines, <a href="https://www.nytimes.com/2023/08/21/arts/music/rich-men-north-of-richmond-billboard-chart.html?smtyp=cur&smid=tw-nytimes">est la chanson numéro un aux États-Unis cette semaine</a>, surpassant la très populaire Taylor Swift ! </p>
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<figcaption><span class="caption">« Rich Men North of Richmond » est la chanson numéro un du billboard américain.</span></figcaption>
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<p>Sur le plan sociologique, bien que son contenu soit essentiellement libertarien, elle <a href="https://www.bbc.com/culture/article/20230818-rich-men-north-of-richmond-the-hit-song-that-has-divided-the-us">brouille les cartes</a> entre la gauche et la droite populiste américaines. La chanson est en effet célébrée tant par l’aile trumpiste du Parti républicain que par certains démocrates. De son côté, le chanteur de « Try that in a Small Town », Jason Aldean, est un supporter de Trump avoué. Son hit est clairement à <a href="https://www.theatlantic.com/politics/archive/2023/07/jason-aldean-donald-trump/674842/">droite du spectre politique</a> et encensé par les Républicains.</p>
<p>Anthony se présente plutôt comme « pretty dead center on politics ». Cela ne l’empêche pas de lire des versets des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=X6J9AVlI0ZQ">Psaume évoquant les ennemis de Dieu</a> avant une interprétation récente de son hit. Et son contenu s’inscrit bien dans l’univers libertarien états-unien, comme nous le verrons. </p>
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<figcaption><span class="caption">« Try that in a Small Town » est clairement à droite du spectre politique..</span></figcaption>
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<p>En tant que chercheurs oeuvrant dans le domaine de la sociologie politique, nous nous intéressons aux représentations sociales portées par les acteurs sociaux notamment au sein des mouvements nationalistes et populistes. </p>
<h2>Deux visions du « peuple »</h2>
<p>Avant d’entrer dans l’analyse de la chanson, rappelons ce que les populistes de gauche et de droite ont en commun.</p>
<p>Les deux conçoivent le champ politique comme divisé entre un peuple, considéré comme organique, authentique et moral, et des élites, déconnectées, stratégiques, inauthentiques et surtout immorales. La gauche tend à voir le peuple comme un demos, le socle de la démocratie, et la droite comme un ethnos ou un <em>heartland</em>, gardien de l’authenticité de la nation. </p>
<p>Les populistes de droite conçoivent la communauté comme distincte de l’État. Elle est caractérisée par son capital élevé d’autochtonie, de « gens de la place », opposé à celui des immigrants ou des élites. L’évocation de la <em>small town</em> dans le hit de Aldean est typique de cette représentation.</p>
<h2>Travail valorisé, travail méprisé</h2>
<p>La droite populiste américaine se caractérise par son adhésion au producérisme et au libertarianisme. </p>
<p>Le producérisme est un attachement à une éthique du travail rigoureuse dans les deux sens du terme. Rigoureuse au sens protestant d’une relation disciplinée, vocationnelle et méritoire au travail, et dans la valorisation du travail manuel et physique, ce que le sociologue Everett Hughes qualifiait de <a href="https://psychology.iresearchnet.com/industrial-organizational-psychology/recruitment/dirty-work/">« travail sale »</a>. </p>
<p>La littérature récente sur l’identité sociale des occupations « sales » explique comment ses artisans reconstruisent leur perception de soi afin de s’en créer une <a href="https://www.jstor.org/stable/259134">image positive</a>. Ainsi, l’évocation de la situation des mineurs par Anthony active la solidarité au sein des gens qui font ce genre de travail. Ils reconfigurent ainsi leur identité en répondant au mépris dont leur occupation est l’objet. </p>
<p>Par ailleurs, l’évocation dans « Rich Men » du tourisme sexuel des élites en quête de « mineurs sur une île quelque part » fait écho au cadrage de celles-ci comme nécessairement « immorales », voire aux conspirations entourant la soi-disant <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/sep/20/qanon-conspiracy-child-abuse-truth-trump">pédophilie des élites</a> diffusée par les <a href="https://www.tvanouvelles.ca/2023/04/17/la-pedocriminalite-une-realite-deformee-et-instrumentalisee-par-le-complotisme">disciples de Qanon</a>. </p>
<p>Enfin, la pratique religieuse assidue est souvent associée à l’adhésion à une conception populiste du politique. Dans <a href="https://global.oup.com/academic/product/the-flag-and-the-cross-9780197618684?cc=us&lang=en&"><em>The Flag and the Cross</em></a>, les sociologues Philip S. Gorsky et Samuel L. Perry démontrent que parmi les « blancs », ceux qui déclarent avoir une importante pratique chrétienne évangélique sont beaucoup plus susceptibles d’adhérer au nationalisme chrétien et blanc, que les non-croyants. </p>
<h2>Un discours de classe à dimension libertarienne</h2>
<p>Ce qui démarque la chanson de Anthony des discours de droite populiste habituels est qu’elle formule une opposition de classe basée sur le revenu socioéconomique. Ceci va plus loin que l’évocation vague d’une opposition entre un peuple et une élite ou un système. Ceci explique que la chanson ait pu interpeller une partie de la gauche. </p>
<p>La dénonciation morale des riches n’a cependant rien de spécifiquement « de gauche ». Elle a surtout de profondes assises dans la tradition chrétienne. </p>
<p>Inversement, pour la tradition sociale-démocrate, ce n’est pas le fait d’être riche qui est mal en soi, c’est plutôt l’absence d’un droit du travail, d’une liberté d’association et de mécanismes et d’institutions de justices redistributives. </p>
<p>Ainsi, comme le souligne le chanteur Billy Bragg, dans une <a href="https://genius.com/Billy-bragg-rich-men-earning-north-of-a-million-lyrics">chanson en réponse au hit</a> de Anthony, les syndicats brillent par leur absence dans sa vision du monde, comme dans celle des libertariens. </p>
<p>Pour contrer les difficultés bien réelles amenées par la transformation du monde du travail, les sociaux-démocrates contemporains suggèrent que d’importants programmes de formation continue et l’investissement dans l’éducation aux adultes peuvent favoriser la reconversion occupationnelle angoissante du « New World » évoquée par Anthony. </p>
<h2>Inflation et « régions périphériques »</h2>
<p>Plusieurs facteurs expliquent le succès à droite de l’hymne de Oliver Anthony.</p>
<p>D’abord, il y a la perception répandue selon laquelle la gauche a abandonné les cols bleus à qui s’adresse, de fait « Rich men ». Une partie de cette composante de la population se sent méprisée par des « élites » qui monopolisent le capital symbolique, éducationnel et culturel. Le fait qu’ils soient considérés comme privilégiés en fonction de leur « race » et de leur « sexe », selon certaines analyses un peu mécaniques, ne permet guère de comprendre les stigmates auxquels ces travailleurs sont réellement confrontés ni les enjeux sociaux auxquels sont confrontées les régions postindustrielles. </p>
<p>Cette première dynamique est amplifiée par ce qui est également perçu comme une incompréhension de la réalité quotidienne des gens éloignés des grands centres urbains. Les habitants des « régions » ont plus souvent <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10371656.2019.1645429?needAccess=true">tendance à ne pas se sentir représentés</a> par les élus et les médias. Même si cette dynamique persiste année après année, il est rare que la gauche se questionne sur l’importance d’inclure le point de vue de ces habitants au sein de la « bonne » diversité. </p>
<p>Par ailleurs, les contextes inflationnistes favorisent la diffusion des « solutions » libertariennes. Lorsque les citoyens voient leur pouvoir d’achat fondre et le prix de leur hypothèque s’envoler, ils sont confrontés à des choix difficiles, sinon à la survie de leur projet de vie. S’ils ne voient pas les retombées positives des taxes qu’ils paient, ils sont susceptibles de voir l’État social et la justice redistributive comme des mécanismes qui ne fonctionnent pas pour eux. </p>
<h2>La polarisation profite aux populistes</h2>
<p>Il n’y a pas de solution miracle contre la montée de la droite populiste. On peut cependant rappeler certaines leçons sociologiques sur les polarisations.</p>
<p>L’identité sociale des groupes se construit en grande partie à travers des cadrages, des rituels et des interactions. Pour désamorcer la polarisation qui nourrit la droite populiste, ses opposants doivent cesser de les interpeller comme des <a href="https://www.washingtonpost.com/lifestyle/2021/08/31/deplorables-basket-hillary-clinton/">« paniers d’êtres déplorables »</a>, pour reprendre l’expression élitiste de Hilary Clinton. Elle doit aussi cesser de les pathologiser, comme c’est souvent le cas dans les approches psychologiques de la radicalisation politique. Plutôt que les désamorcer, ces interpellations renforcent le cadrage et la polarisation qui profitent aux politiciens populistes.</p>
<p>Exclure des groupes de la participation à des interactions politiques légitimes a principalement pour effet de renforcer leur solidarité, tout comme se moquer de ses rituels. Un cadre légal doit empêcher l’incitation à la violence, la diffamation et protéger le droit à la réputation et à la vie privée. Mais les rencontres permettent ultimement des recadrages, ou des changements qui désamorcent ou font évoluer l’identité sociale des personnes qui s’identifient à des groupes. </p>
<p>Celles-ci sont généralement en mesure d’évoquer des raisons, cognitives ou morales, pour justifier leurs actions. Personne n’est obligé de les partager ni de les trouver ‘bonnes’. Il faut cependant chercher à les comprendre et à reconstruire les conceptions de la justice et de l’injustice qu’elles alimentent ou sur lesquelles elles reposent. C’est une avenue aussi impopulaire que difficile, mais les alternatives ne sont pas évidentes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211863/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Bien que son contenu soit essentiellement libertarien, la chanson numéro un de l’été aux États-Unis trouve écho tant chez certains partisans démocrates qu’avec ceux de la droite trumpiste.Frédérick Guillaume Dufour, Professeur en sociologie politique, Université du Québec à Montréal (UQAM)Alexis Harton, Étudiant à la maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1998492023-03-13T19:55:47Z2023-03-13T19:55:47ZEt si on éliminait les accents… de nos façons de penser ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/514907/original/file-20230313-18-xa9z39.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C7%2C538%2C359&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'accent, ressort comique dans _Bienvenue chez les Ch'tis_.</span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><p>On parle beaucoup des accents ces derniers temps, que ce soit pour envisager leur place dans les médias, pour dénoncer les discriminations dont certaines personnes peuvent faire l’objet, ou encore de manière ingénue, pour s’étonner de l’« accent » de <a href="https://www.lexpress.fr/culture/jean-castex-a-un-accent-et-alors_2130076.html">l’ancien premier ministre français</a>, Jean Castex.</p>
<p>Pour autant, on ne définit jamais l’accent, et on fait souvent comme si la notion s’imposait d’elle-même.</p>
<p>Or, elle pose tellement de problèmes aux chercheurs et chercheuses qu’il est désormais possible de se demander si nous n’avons pas intérêt à nous en passer, pour parvenir à communiquer avec plus de précision sur la variabilité des prononciations dont on souhaite parler. Cela fait plusieurs années que les <a href="http://glottopol.univ-rouen.fr/numero_31.html">approches critiques des accents se multiplient</a>, jusqu’au récent <a href="https://lidilem.univ-grenoble-alpes.fr/actualites/lavoir-garder-perdre-prendre-accent-perspectives-sociolinguistiques-aps22">colloque de Grenoble</a> où nous avons plus clairement proposé de réserver ce terme aux discours spontanés et aux idéologies linguistiques, mais d’y renoncer dans les descriptions scientifiques en phonétique et le remplacer par une notion plus précise.</p>
<p>Cette question concerne aussi bien ce qu’on appelle couramment les accents régionaux des natifs que les accents étrangers des personnes parvenues à une excellente maîtrise de la langue, et dont on ne devine l’apprentissage non natif qu’à l’oral.</p>
<h2>Que peut-on reprocher au concept d’« accent » ?</h2>
<p>Tout d’abord de faire reposer sa définition essentiellement sur la perception d’autrui et non sur la production de variantes précises. Autrement dit, une personne qui a un accent est d’abord une personne qui prononce différemment de celle qui juge qu’elle a un accent. Ainsi, lorsqu’une Française discute avec une Québécoise, elles peuvent trouver réciproquement que l’autre a un accent. C’est pour cela que les linguistes expliquent souvent que tout le monde a un accent, pour mettre en avant cette relativité qui empêche de transformer la notion vague d’accent en concept opérationnel.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-glottophobie-ou-la-langue-comme-outil-de-discrimination-53345">La glottophobie ou la langue comme outil de discrimination</a>
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<p>Si on approfondit un peu l’analyse des discours sur les accents, on s’aperçoit que la plupart du temps, en français, on considère que les manières de prononcer définies par le groupe qui détient le pouvoir symbolique à un moment donné (la cour du roi, la bourgeoisie de la capitale, les médias nationaux…) sont perçues comme « sans accent » alors que toutes les autres manières de prononcer sont décrétées comme « avec accent » (l’Américaine Rosina Lippi-Green parle du <a href="http://glottopol.univ-rouen.fr/telecharger/numero_31/gpl31_LippiGreen.pdf">« mythe du non-accent »</a>).</p>
<p>Le documentaire <a href="https://youtu.be/qO1QNSOm07c"><em>Avec ou sans accent</em></a> de Vincent Desombre illustre parfaitement cela à partir de différentes expériences en France. </p>
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Cela nous amène au deuxième reproche qui a été fait à la notion d’accent : celui de servir uniquement à hiérarchiser les prononciations des gens, et donc servir une idéologie (qu’on a appelée une idéologie <a href="https://www.editionstextuel.com/livre/discriminations-combattre-la-glottophobie%5D">« glottophobe »</a>, prônant en l’absence de tout problème d’intercompréhension le déni de certains droits, le déni d’accès à certains métiers, simplement en raison des manières de prononcer les consonnes, les voyelles et l’intonation de la langue.</p>
<p>Ce déni de droits apparaît de plus en plus comme injuste sur le fond, d’autant plus qu’il s’avère arbitraire dans son application et assez imprévisible. Il est à peu près impossible de définir de manière rigoureuse les traits de prononciation d’un accent particulier et prédire leur effet, la catégorisation qu’ils vont provoquer. </p>
<p>Prenons la manière de prononcer de Jean Castex, qui a suscité des dizaines d’articles dans la presse : certains journalistes ont considéré qu’il avait un accent « du Midi », d’autres un accent du sud-ouest, ou même un accent gersois, tandis que dans les villages du Gers on s’en étonnait et on considérait plutôt qu’il avait un accent bien parisien.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quelle-place-pour-les-accents-etrangers-a-la-television-francaise-178802">Quelle place pour les accents étrangers à la télévision française ?</a>
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<p>Cet exemple illustre parfaitement un autre grand reproche que nous faisons, en tant que sociolinguistes et sociophonéticiens, à la notion d’accent : elle introduit une illusion d’homogénéité, comme si toutes les personnes d’une ville ou d’une région prononçaient de la même manière. Cela est inexact : on peut trouver des traits de prononciations communs entre la Wallonie et la Provence, et des traits bien différents entre la prononciation d’une pharmacienne de Sète et celle de son cousin pêcheur dans la même ville. On trouve des différences de prononciation très importantes dans une région, dans un village et même dans une famille.</p>
<h2>Une personne, un accent : vraiment ?</h2>
<p>Et nous pouvons pousser la critique encore plus loin : on dit parfois, pour simplifier, qu’on peut « perdre » un accent – notamment un accent peu valorisé lorsqu’on déménage ou lorsqu’on vise à accéder à un statut social plus prestigieux. Mais en réalité il existe des millions de gens qui ne « perdent » pas un accent mais qui en apprennent un autre et qui modifient plus ou moins fortement leur prononciation en fonction de la région ou de l’interlocuteur (typiquement, une prononciation au travail à Paris et une autre avec sa grand-mère à Marseille).</p>
<p>Un sondage lancé sur Twitter, sur plus de 5 000 personnes, montre que ce phénomène est bien connu :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1520090209794371588"}"></div></p>
<p>Or, nous n’avons pas de mots consacrés pour désigner les personnes qui disent adapter leur accent en fonction des contextes : plurilingues de l’accent ? On a tendance à les soupçonner de duplicité, de trahir leur identité, de masquer leur « vrai accent » pour un accent d’emprunt, de façade, comme s’il existait un accent « authentique ».</p>
<p>Ainsi, lorsque la sénatrice socialiste Marie-Arlette Carlotti, à l’époque ministre déléguée du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, pratique comme tant d’autres des prononciations adaptées selon le contexte et donc différentes selon qu’elle s’exprime comme ministre sur une chaîne nationale ou comme élue marseillaise, cette capacité fait l’objet de moqueries et certains l’accusent d’adopter un accent marseillais artificiel et d’autres de masquer <a href="https://www.dailymotion.com/video/x15grjb">son « vrai » accent quand elle est à Paris</a>.</p>
<p>Mais l’accent authentique relève plus du fantasme ou de la construction sociale que d’une réalité stable et homogène. Puisque les langues changent en permanence, les accents changent aussi. Quel serait l’accent marseillais « authentique » aujourd’hui ? L’accent dit « de Pagnol » ou de Raimu qui nous renvoie presque un siècle en arrière, l’accent du comédien Patrick Bosso, l’accent du footballeur Zinedine Zidane ou l’accent du rappeur Jul ? Bien que considérés comme des Marseillais « authentiques », chacun d’eux parle avec des traits différents : observons ne serait-ce que leurs prononciations des « r », ou des « ti » et « tu ». </p>
<p>De même, nous n’avons pas de mots pour nommer les prononciations des personnes, la majorité finalement, qui ont acquis des façons de prononcer la langue marquée par leur mobilité géographique et sociale : l’accent picardo-algéro-alsacien n’existe pas dans nos façons de catégoriser, il existe mais dans la réalité des pratiques. Non seulement nous avons tous des façons de prononcer légèrement différentes en raison de nos mobilités, mais les recherches montrent en outre que nous adaptons nos consonnes et nos voyelles en fonction de celles de la personne à qui on s’adresse. Non seulement tout le monde a un accent, mais en fait tout le monde a plusieurs accents !</p>
<h2>Par quoi remplacer cette notion bien commode ?</h2>
<p>Nous proposons de parler plutôt de la pluriphonie de la langue (le fait qu’on peut prononcer de différentes manières la même langue), de la pluriphonie d’une région, d’un village ou d’une personne (définie comme la coexistence de différents traits de prononciation dans une région donnée ou chez une personne donnée), plutôt que d’accent.</p>
<p>Et lorsque certaines variantes de prononciation sont attribuables aux habitudes d’une région ou d’un groupe, on peut parler de traits régionalement ou socialement marqués, plutôt que d’accent (forcément stéréotypé). On pourrait dire d’une même personne qu’elle a des « ang » perçus comme marseillais, des « p » perçus comme anglais et des « s » perçus comme espagnols. Ou bien qu’elle se met à diphtonguer son « parléy » <a href="http://glottopol.univ-rouen.fr/telecharger/numero_31/gpl31_01prikhodkine.pdf">quand elle parle à sa voisine suisse</a>.</p>
<p>Les manières de prononcer le français dans la francophonie, y compris en France donc, changent sans cesse. L’enjeu de décrire cette dynamique n’est pas uniquement scientifique, mais aussi politique. Éliminer les accents de nos façons de penser, cesser d’en faire des catégories opérationnelles pour classer les gens, cela pourrait être une manière de favoriser la vivacité des différentes manières de prononcer une langue comme le français mais aussi une manière de prendre conscience de la richesse de sa propre palette stylistique dans le domaine de la prononciation. Cela éviterait deux écueils redoutables : l’homogénéisation à marche forcée de l’ensemble de la francophonie et le repli identitaire autour d’introuvables « accents authentiques purs ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199849/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La notion d’accent, trop associée à des stéréotypes, fait l’objet de critiques de taille en sociolinguistique.Maria Candea, Professeure en linguistique et sociolinguistique française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 Médéric Gasquet-Cyrus, Maître de conférences en sociolinguistique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1977502023-02-28T18:14:46Z2023-02-28T18:14:46ZAu collège, l’origine sociale influence-t-elle les amitiés ?<p>La <a href="https://theconversation.com/les-mots-de-la-science-m-comme-mixite-sociale-151876">mixité sociale</a> à l’école – c’est-à-dire le fait pour les enfants des classes populaires, moyennes et supérieures de fréquenter les mêmes établissements – est généralement considérée comme un objectif désirable, à même de réduire les inégalités scolaires et de favoriser chez les élèves une forme d’ouverture à l’altérité.</p>
<p>Cependant, on craint fréquemment que les élèves de différentes origines sociales, même quand ils sont dans le même établissement, ne se mélangent pas ou peu, reproduisant des formes de ségrégation sociale dans leurs <a href="https://theconversation.com/comment-les-enfants-choisissent-ils-leurs-amis-142319">amitiés</a>. Ainsi, un récent article du journal <em>Le Monde</em> se demandait si les <a href="https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2023/01/13/nos-enfants-ont-ils-une-conscience-de-classe_6157775_4497916.html">enfants ont déjà une « conscience de classe »</a> qui leur ferait choisir des amis issus des mêmes milieux, annulant donc en partie l’effet de la mixité de l’établissement. On pourrait même redouter que la distance sociale n’engendre entre les élèves des conflits ou du <a href="https://theconversation.com/violences-scolaires-ou-le-harcelement-commence-t-il-107074">harcèlement</a> – une peur notamment <a href="https://www.cairn.info/choisir-son-ecole--9782130558163.htm">évoquée par certains parents</a>d e classes supérieures pour expliquer leur choix de scolariser leurs enfants dans des établissements moins mixtes (souvent du secteur privé).</p>
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<p>Qu’en est-il réellement ? À partir d’une enquête menée dans quatre collèges français mixtes, il est possible de voir <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2022-1-page-65.htm">à quel point l’origine sociale des enfants influence leurs relations</a> les uns avec les autres, aussi bien sur le plan des amitiés que des inimitiés et des conflits.</p>
<h2>Une homophilie sociale réelle mais modérée</h2>
<p>Premier constat : les élèves ont effectivement plus de chances d’avoir des amis socialement proches. On parle en sociologie d’homophilie sociale pour qualifier ce phénomène. Par exemple, les enfants de cadres déclarent en moyenne 28 % d’enfants d’employés et d’ouvriers parmi leurs « très bons amis », alors que ce taux devrait s’élever à 35 % si les relations étaient indépendantes de l’origine sociale.</p>
<p>On voit néanmoins que cet écart n’est pas écrasant : les relations entre milieux sociaux différents, si elles sont moins probables, restent tout à fait possibles – même dans le plus homophile de nos quatre collèges, on trouve encore 22 % d’enfants des classes populaires parmi les très bons amis des catégories supérieures (contre 39 % attendus). À titre de comparaison, l’effet du genre est beaucoup plus fort : les garçons ne déclarent que 21 % de filles parmi leurs très bons amis, contre 50 % attendus si les relations étaient distribuées au hasard.</p>
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<p>Deuxième constat : cette homophilie sociale est plus ou moins prononcée selon le type de relations. Au niveau des amitiés « faibles » (copains, potes, camarades, etc.), elle est très réduite, parfois quasiment inexistante. Elle devient plus marquée parmi les très bons amis, et plus encore parmi les amis du collège qui sont aussi vus en dehors de l’établissement (invitations à la maison, sorties au parc, etc.).</p>
<p>Ce résultat est intéressant en ce qu’il peut s’interpréter de deux façons. D’un côté, l’homophilie sociale semble augmenter avec le degré d’intimité entre élèves ; de l’autre, les relations apparaissent plus mixtes au sein du collège qu’à l’extérieur de celui-ci. Or, ce que cette seconde interprétation implique, c’est que la fréquentation du collège augmente la mixité sociale des amitiés par rapport à ce que connaissent les élèves dans le reste de leur vie.</p>
<p>La sociabilité des collégiens comprend bien sûr des dimensions conflictuelles et hiérarchiques. Certains élèves ont de nombreux amis, tandis que d’autres sont isolés, avec toutes les asymétries de pouvoir que cela peut impliquer. On trouve aussi des inimitiés, des moqueries – réciproques ou non – voire, dans le pire des cas, du harcèlement.</p>
<p>Or, sur tous ces aspects, la distance sociale ne fait guère de différence. À la question « est-ce qu’il y a des élèves que tu n’aimes pas ? », les collégiens ne répondent pas plus souvent en désignant des camarades d’un milieu social différent du leur – dans certains collèges, ils ont même moins de chances de les nommer que ceux de leur propre milieu. De la même façon, les réponses à la question « est-ce qu’il y a des élèves qui se moquent de toi ou qui t’embêtent ? » ne sont pas liées à la distance sociale. Enfin, les élèves des différents milieux sociaux ont à peu près le même nombre d’amis en moyenne ; un seul des quatre collèges étudiés présente un déséquilibre notable de ce point de vue, au profit des enfants des classes supérieures (ils émettent et reçoivent un peu plus de nominations d’amitié en moyenne).</p>
<h2>Une discrimination dans le choix des amis ?</h2>
<p>On l’a dit, les élèves ont plus de chances d’avoir des amis issus des mêmes milieux sociaux. Doit-on pour autant y voir la marque d’une « conscience de classe » dans le choix des amis, qui se manifesterait par des goûts, des centres d’intérêt ou des styles relationnels incompatibles ?</p>
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<p>En fait, une partie importante de l’homophilie sociale s’explique par les opportunités de contact entre élèves. Les enfants d’un même milieu social ont plus de chances d’habiter dans le même quartier ou la même rue, ils font plus souvent les mêmes activités hors de l’école et leurs parents ont plus de chances de se connaître et de s’apprécier. Tout cela contribue mécaniquement à faciliter les amitiés homophiles. Une fois ces éléments pris en compte, la tendance « nette » à choisir des amis socialement similaires, si elle existe bien, s’avère faible.</p>
<p>De ce point de vue, les établissements scolaires disposent d’un levier essentiel : la répartition des élèves entre les classes. Dès lors que les enfants des mêmes milieux tendent à être concentrés dans les mêmes classes – en raison notamment d’options socialement connotées, comme le latin, les programmes internationaux ou les <a href="https://theconversation.com/college-comment-promouvoir-lenseignement-adapte-sans-le-stigmatiser-175700">classes SEGPA</a>, alors la mixité sociale des amitiés baisse sensiblement.</p>
<p>En effet, non seulement ces séparations jouent sur les opportunités de contact, mais elles peuvent aussi donner lieu à des formes d’étiquetage ou de stigmate qui renforcent les frontières sociales : certains élèves parlent ainsi « des latinistes » ou « des SEGPA » comme d’un groupe bien identifié et étranger au leur. Répartir les groupes d’option entre plusieurs classes et ne les rassembler que pour les cours dédiés constitue ainsi une mesure simple pour favoriser la diversité sociale des amitiés.</p>
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<a href="https://theconversation.com/au-college-et-au-lycee-les-cours-de-latin-sont-ils-en-voie-de-disparition-197354">Au collège et au lycée, les cours de latin sont-ils en voie de disparition ?</a>
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<p>Au final, peut-on dire de la mixité sociale qu’elle « fonctionne » ? Tout dépend des attentes qu’on formule à son égard. Si l’on espère une disparition soudaine et totale de toute différenciation sociale entre élèves, alors non : les relations, surtout les plus fortes, restent marquées par de l’homophilie sociale. Au demeurant, l’orientation scolaire qui survient en fin de collège opère un tri social important, les enfants des classes populaires étant <a href="https://journals.openedition.org/sdt/7454">massivement dirigés vers les voies professionnelles</a> ; la parenthèse de mixité du collège se referme ainsi rapidement, et il y a fort à parier que les amitiés entre jeunes socialement distants auront plus de difficultés à survivre dans le temps.</p>
<p>En revanche, si l’on forme l’espoir plus raisonnable d’une bonne entente entre enfants, d’un contexte scolaire globalement apaisé, et, malgré tout, de l’apparition et de la persistance d’au moins quelques amitiés fortes entre classes sociales, alors tout indique que la mixité sociale des établissements fait déjà beaucoup. Il est vrai que les situations locales varient fortement : selon les politiques d’établissement, la configuration urbaine ou encore l’implication des parents d’élèves, le degré de ségrégation des amitiés pourra beaucoup varier.</p>
<p>Mais dans tous les cas, il convient de comparer la situation des établissements mixtes à celle des collèges les plus ségrégés : dans ceux-ci, les relations entre enfants de différents milieux sociaux sont, par définition, pratiquement inexistantes. Les politiques de mixité sociale à l’école permettent donc bel et bien de favoriser une certaine diversité amicale que les élèves n’expérimenteraient tout simplement pas autrement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197750/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Timothée Chabot a reçu des financements de l'Institut Universitaire Européen de Florence pour mener l'enquête décrite dans cet article.</span></em></p>Les politiques de mixité sociale amènent-elles vraiment les élèves à diversifier leurs fréquentations et à nouer des amitiés hors de leur milieu d’origine ? Retour sur une enquête au collège.Timothée Chabot, Post-doctorant, Institut National d'Études Démographiques (INED)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1991402023-02-15T23:10:23Z2023-02-15T23:10:23ZL’uniforme peut-il vraiment favoriser l’égalité entre les élèves ?<p>Début 2023, les députés se sont récemment penchés sur la question de savoir s’il fallait <a href="https://theconversation.com/uniforme-a-lecole-leternel-debat-147126">rendre l’uniforme obligatoire à l’école</a>. Si la proposition de loi <a href="https://lcp.fr/actualites/uniforme-ecole-rassemblement-national-echoue-rendre-obligatoire-160476">a été rejetée par les représentants français</a>, la <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/12/brigitte-macron-favorable-au-port-de-l-uniforme-a-l-ecole_6157560_3224.html">première dame Brigitte Macron</a> avait apporté son soutien à l'idée. « Cela gomme les différences, on gagne du temps », avait-elle déclaré. </p>
<p>Ces perceptions des avantages de l’uniforme sont largement répandues – mais sont-elles vraiment fondées ? Expliquant être « partagé sur la question de l'uniforme et pas encore convaincu que c'est une solution qui permettrait de tout régler », le ministre de l'Éducation nationale Gabriel Attal a néanmoins annoncé <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/8h30-fauvelle-dely/uniforme-a-l-ecole-groupes-de-niveau-au-college-stigmatisation-des-eleves-en-difficulte-le-8h30-franceinfo-de-gabriel-attal_6198180.html">« une expérimentation de grande ampleur »</a> pour évaluer l'impact de l'uniforme sur le climat scolaire et le travail des élèves.</p>
<p>Par rapport à la France, le Royaume-Uni a une <a href="https://www.exeterpress.co.uk/products/a-cultural-history-of-school-uniform">longue histoire</a> de l'uniforme scolaire, qui précède l’enseignement primaire universel. Cette tradition est renforcée par les représentations de l’école dans les médias populaires britanniques, à travers des films comme <em>St Trinian’s</em> et <em>Harry Potter</em>.</p>
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<a href="https://theconversation.com/uniforme-a-lecole-leternel-debat-147126">Uniforme à l’école, l’éternel débat ?</a>
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<p>Pour comprendre si l’uniforme scolaire a des bénéfices, nous devons avant tout nous arrêter sur les objectifs qu’ils sont censés atteindre. C’est ainsi qu’avec des étudiants de l’université d’Aberdeen, j’ai mené une <a href="https://blog.eera-ecer.de/author/dr-rachel-shanks/">recherche sur l’uniforme scolaire</a> dans les 357 écoles secondaires publiques d’Écosse. Dans 96 % de ces établissements secondaires, l’uniforme est obligatoire et l’analyse de leurs politiques montre que diverses raisons sont invoquées pour le justifier, l’accent étant porté sur <a href="https://doi.org/10.1080/01596306.2021.1931813">l’intérêt des élèves</a>.</p>
<p>La raison la plus fréquemment mise en avant est que l’uniforme favorise une éthique, une identité, une fierté et un sentiment d’appartenance. Citons ensuite le renforcement de la sécurité et la réduction de l’absentéisme scolaire, ainsi que la réduction de la concurrence et des discriminations entre élèves ou l’amélioration de l’employabilité. Les écoles ont également déclaré que l’uniforme profiterait à la réputation de l’école et améliorerait les conditions de travail des élèves.</p>
<p>Le <a href="https://www.gov.scot/publications/school-uniform-guidance-consultation/">gouvernement écossais</a> a récemment déclaré : « Il est reconnu que l’uniforme scolaire joue un rôle important dans l’implication des élèves à l’école, dans la promotion d’un sentiment d’identité et d’appartenance. » Toutefois, il n’est pas possible de déterminer si l’uniforme à lui seul a de tels effets dans la mesure où son introduction coïncide souvent avec d’autres changements tels que l’arrivée d’un nouveau chef d’établissement ou d’une nouvelle équipe de direction au sein d’un établissement.</p>
<h2>Gommer les différences ?</h2>
<p>Passant en revue les travaux sur la question, l’<a href="https://educationendowmentfoundation.org.uk/education-evidence/teaching-learning-toolkit/school-uniform">Education Endowment Foundation</a> n’a pas trouvé de lien entre port de l’uniforme et progrès dans les apprentissages. Selon une autre <a href="https://doi.org/10.3389/phrs.2021.1604212">étude d’ensemble de ces recherches</a>, aucun lien n’a été établi non plus entre uniforme et résultats scolaires.</p>
<p>Invoquée par les écoles écossaises, la sécurité est un argument qui avait déjà été mobilisé aux États-Unis où, dans les années 1990, il s’agissait de réduire la présence des gangs et la violence dans les écoles. En faisant porter à tous les mêmes vêtements, personne ne pourrait savoir qui appartenait à quel groupe ni qui soutenait telle ou telle équipe, pensait-on alors.</p>
<p>Aucune donnée britannique ne permet néanmoins de confirmer que le port de l’uniforme réduirait les tensions. Et les recherches menées aux États-Unis ont montré que, si les <a href="https://doi.org/10.1177/0013124503255002">enseignants percevaient les écoles</a> comme plus sûres, cela n’avait pas d’incidence sur le ressenti des élèves au quotidien.</p>
<p>Dans plus de 50 des écoles que nous avons étudiées, les élèves s’entendaient dire que le port de l’uniforme les préparait à leur future vie professionnelle dans la mesure où il <a href="https://doi.org/10.1177/09075682221108838">reproduirait l’environnement de travail</a>. Cependant, les emplois où l’on porte un uniforme ne sont pas les plus nombreux et, sur de plus en plus de lieux de travail, les codes vestimentaires se sont également assouplis aujourd’hui.</p>
<p>Par ailleurs, <a href="https://www.ssph-journal.org/articles/10.3389/phrs.2021.1604212/full">l’uniforme aurait un impact négatif sur les filles</a>, les jeunes issus d’une minorité ethnique ou religieuse et les jeunes de sexe différent. Les tenues qu’on leur impose vont à l’encontre de leurs besoins, les filles se sentant moins à l’aise pour bouger en jupe, par exemple.</p>
<h2>Le coût de l’uniforme</h2>
<p>Selon une idée assez répandue, l’uniforme mettrait tous les élèves sur un pied d’égalité, empêchant la concurrence et la discrimination <a href="https://doi.org/10.1177/0907568203010001003">vestimentaire entre les élèves</a>, tout en améliorant la discipline de manière plus globale et en réduisant potentiellement les brimades.</p>
<p>Cependant, au lieu de créer des situations d’équité, <a href="https://doi.org/10.1163/27730840-54010003">certaines réglementations en matière d’uniformes font le contraire</a>. Les tenues peuvent <a href="https://www.childrenssociety.org.uk/information/professionals/resources/the-wrong-blazer">coûter plus cher</a> que les <a href="https://abdn.pure.elsevier.com/files/219977936/Shanks_2022_School_Clothing_Grant_in_Scotland_Policy_Briefing.pdf">aides financières</a> accordées aux familles pour leur permettre de faire face à cet achat.</p>
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<p>En Écosse, dans le secondaire, il existe une subvention nationale minimale de 150 £ par an, mais la <a href="https://www.childrenssociety.org.uk/information/professionals/resources/the-wrong-blazer">Children’s Society</a> a estimé que l’uniforme coûterait 337 £ par an en 2020. Le port de vêtements d’occasion peut être stigmatisé, c’est pourquoi les <a href="https://edinburghuniform.org/">banques scolaires</a> distribuent plutôt des uniformes neufs.</p>
<p>De nombreuses écoles ont conclu des accords exclusifs avec des fournisseurs, ce qui peut <a href="https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/468358/School_uniform_open_letter.pdf">rehausser le prix de l’uniforme</a>. Parmi les écoles de notre étude, près de 20 % avaient ce type d’<a href="https://doi.org/10.1163/27730840-54010003">accord exclusif</a>. Certaines fournissent aussi une liste d’articles recommandés pour la classe et les cours de sport, en parallèle d’une série d’interdictions. L’interdiction de ces articles courants rend l’uniforme plus coûteux et oblige à constituer des banques d’uniformes.</p>
<p>Le <a href="https://cpag.org.uk/scotland/CoSD/toolkit">Cost of the School Day</a> de l’organisation caritative Child Poverty Action Group aide par exemple les écoles à mettre en place des politiques d’uniformes accessibles à toutes les familles. Et, en effet, quand un uniforme est demandé, il importe qu’une aide financière suffisante soit accordée aux familles pour les aider à couvrir ce coût. Toutefois, il n’existe pas de base de recherche solide sur laquelle s’appuyer pour justifier l’intérêt d’un uniforme obligatoire à l’école.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199140/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rachel Shanks ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Faut-il imposer un uniforme aux élèves ? Si la question fait débat en France, la tradition est bien ancrée dans les écoles outre-Manche et leur expérience permet d’en évaluer les bénéfices supposés.Rachel Shanks, Senior Lecturer in Education, University of AberdeenLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1991172023-02-14T20:32:50Z2023-02-14T20:32:50ZPourquoi les « jeunes de cité » défient les institutions<p>La mort de Nahel.M, 17 ans, abattu par un tir policier lors d'un contrôle de véichule à Nanterre mardi 27 juin au matin a déclenché une série d'émeutes dans plusieurs communes populaires en Ile-de-France et <a href="https://www.lemonde.fr/societe/live/2023/06/29/mort-de-nahel-a-nanterre-nuit-d-emeutes-et-de-destructions-dans-les-grandes-villes-de-france_6179556_3224.html">une vague d'indignation</a> dans le pays. Les destructions et dégradations ont conduit le chef de l'Etat jeudi 29 à dénoncer <a href="https://www.lemonde.fr/societe/live/2023/06/29/mort-de-nahel-a-nanterre-nuit-d-emeutes-et-de-destructions-dans-les-grandes-villes-de-france_6179556_3224.html">« des scènes de violences » contre « les institutions et la République » qui sont « injustifiables »</a>.</p>
<p>Pourquoi tout casser, tout détruire ? Les histoires de bandes ou de violences dans les quartiers populaires, notamment lors d'événements déclencheurs (interpellations, blessures ou comme ici, un décès après une intervention policière) défrayent régulièrement la chronique.</p>
<p>Si les parcours sociaux des individus sont plus hétérogènes qu’il n’y paraît, comme je le montre sur <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2008-4-page-711.htm">mon terrain</a> mais aussi comme le font de nombreux travaux universitaires dont ceux de la sociologue <a href="https://journals.openedition.org/lectures/567">Emmanuelle Santelli</a>, il existe également des déterminismes sociaux mais aussi ethno-raciaux qui scellent la plupart des destins des jeunes des quartiers populaires urbains qui les conduisent, certes en fonction des trajectoires spécifiques, à des confrontations avec les institutions d’encadrement comme la police, l’école ou le travail social.</p>
<p>Nous sommes donc en droit de nous demander si ces différentes manifestations de violence et d’agressivité véhiculées par certains jeunes adultes ne sont-elles pas en quelque sorte l’expression de formes politiques par le bas ? Une forme de résistance <a href="https://theconversation.com/lart-de-la-resistance-entretien-avec-james-c-scott-98748">infra-politique</a> qui prend la forme d’incivilités, que l’anthropologue James C. Scott appelle le <a href="https://journals.openedition.org/etudesrurales/9330">« texte caché »</a>.</p>
<p>Cette question nous paraît désormais centrale dans la mesure où les revendications politiques et sociales de la majorité des habitants des quartiers populaires et notamment des différentes générations de jeunes n’ont jamais été véritablement prises en compte par les institutions.</p>
<h2>L’exemple des révoltes urbaines récurrentes depuis les années 80</h2>
<p>L’un des moments marquants illustrant cette hypothèse est l’épisode des « émeutes de 2005 ». Les médias avaient ainsi relayé leur incompréhension, indignation et condamnation morale face aux incendies de nombreuses écoles primaires. Or comme <a href="https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-4-page-431.htm">l’explique</a> le sociologue Didier Lapeyronnie, le fait d’incendier les écoles – parfois occupées par les petites sœurs ou petits frères – ne peut être appréhendé comme un geste de violence « gratuite », mais plutôt comme un sentiment de revanche contre une institution, l’école, perçue comme humiliante et excluante.</p>
<p>Cette forme d’ostracisme n’est pas sans conséquence pour ces jeunes dans la mesure où la sélection sociale cautionnée par l’institution scolaire a condamné définitivement leur avenir notamment pour celles et ceux qui en sortiront sans diplôme.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/tEudvA-8P9M?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">INA, Emeutes, 2005, Villers le Bel.</span></figcaption>
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<p>L’action de brûler les écoles constitue pour ces jeunes le moyen d’occasionner un mouvement de rébellion, écrit Lapeyronnie, bien que dépourvus d’idéologie et de règle, mais visant à provoquer une « réaction » ou des « réformes » de la part de ces mêmes institutions.</p>
<h2>Se faire entendre par des institutions qui ne vous écoutent plus</h2>
<p>Il s’agit également de se faire entendre par des institutions qui ne vous écoutent plus et de stopper momentanément un « système » qui tourne sans vous et se passe de votre existence depuis des années comme l’affirme Didier Lapeyronnie un peu plus loin :</p>
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<p>« L’émeute est une sorte de court-circuit : elle permet en un instant de franchir les obstacles, de devenir un acteur reconnu, même de façon négative, éphémère et illusoire et d’obtenir des « gains » sans pour autant pouvoir contrôler et encore moins négocier ni la reconnaissance ni les bénéfices éventuels. »</p>
</blockquote>
<p>Les formes de provocations et autres « incivilités » véhiculées par certains jeunes des « quartiers » envers les enseignants pourrait être appréhendée comme une réponse quotidienne au rôle central de l’école comme moyen verdict social pour l’avenir des jeunes.</p>
<h2>Affrontements permanents avec la police</h2>
<p>Sur <a href="https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2005_num_39_1_2250">nos terrains d’enquête</a>, nous avons aussi constaté des attitudes quelque peu ambiguës de la part d’agents de police dans l’espace public à l’égard de jeunes et parfois même de moins jeunes.</p>
<p>Par exemple, tel dimanche, en début d’après-midi, lorsque cinq jeunes adultes âgés de trente à trente-cinq ans, qui sont pour la plupart mariés et ont une situation professionnelle plus ou moins stable, se retrouvent dans la cité comme à l’accoutumée, avant d’aller voir jouer l’équipe municipale de football plus tard. Survient alors une 106 blanche « banalisée », avec à son bord des inspecteurs qui regardent de façon soupçonneuse les jeunes adultes en pleine conversation ; l’un des policiers baisse la vitre de la voiture et lance de manière impromptue : « Alors, les petits pédés, ça va ? ! » La réaction des jeunes adultes et des trentenaires présents se mêle de rires et d’incompréhensions face à une interpellation insultante et gratuite mais qui traduit aussi un ordinaire.</p>
<p>Cet ordinaire reflète une forme de négligence vis-à-vis de ces « quartiers populaires » où <a href="https://www.cairn.info/bavures-policieres--270713502X.html">l’exception</a> en matière de régulation policière, mais aussi en termes de politique de la ville, du logement, de marché du travail…</p>
<h2>La recherche de la confrontation avec la police</h2>
<p>Il est également vrai que certains jeunes ne sont pas en reste avec les forces de police. L’historique et l’expérience sociale ont fait que certains jeunes récemment n’hésitent pas non plus à provoquer ou à narguer la police. Si certains trafiquants sont parfois dangereux en raison des enjeux économiques inhérents aux trafics, d’autres jeunes ayant intériorisé les pratiques agonistiques de rue perçoivent la police <a href="https://journals.openedition.org/sejed/5142">comme un ennemi</a>.</p>
<p>Il existe donc des représailles de la part des jeunes : au bout de plus de 30 ans de confrontations, une <a href="https://journals.openedition.org/lectures/11786">sorte de cercle vicieux</a> s’est ainsi instauré entre certains jeunes et certains policiers.</p>
<p>Pour autant si la prise de recul est nécessaire pour appréhender la nature de ces rapports de force – qui tourne le plus souvent à l’avantage des policiers à moyen terme – nous observons que les tensions étudiées qui ont cours dans les quartiers populaires sont liées à un <a href="https://journals.openedition.org/sejed/8266">quadrillage policier spécifique</a> à l’encontre de ses jeunes perçus comme indésirables qui est sans commune mesure entre la police et les autres groupes sociaux (hormis les groupes extrêmes et récemment les « gilets jaunes »).</p>
<h2>Du côté du bras gauche de l’État</h2>
<p>Du côté des politiques sociales, on a constaté une suspicion générale des jeunes envers les formes d’accompagnement proposés par le <a href="http://www.passant-ordinaire.org/auteurs/auteur_222.asp">travail social</a> par exemple.</p>
<p>En effet, contrairement aux discours médiatiques, beaucoup de jeunes adultes en grande difficulté préfèrent le plus souvent contourner les institutions et fuir les conflits notamment avec les forces de l’ordre et les institutions en général car leur survie sociale et/ou physique en dépend.</p>
<p>Les questions relatives à l’illégalité, à la déviance, au mensonge se situent aux confins de la débrouillardise et du « système D » et constituent un moyen de défense et de survie pour les classes populaires en grande difficulté.</p>
<p>Mais lorsque ces stratégies de survie entre des économies parallèles ne peuvent plus s’opérer en raison de conjonctures économiques défavorables ou d’institutions trop répressives dans les quartiers populaires urbains, le « système D » s’efface au profit des résistances, de révoltes ou des formes d’agressivité à l’égard d’agents de l’État appréhendés comme opposés aux possibilités de s’en sortir des personnes rencontrées sur le terrain.</p>
<h2>Une situation de tensions permanentes</h2>
<p>Depuis les années 1970, une fraction des classes populaires urbaines se retrouve de plus en plus confrontée aux forces de police en période pourtant stable du point de vue politique. Si auparavant des conflits éclataient entre paysans et agents royaux durant l’Ancien Régime, et à partir du milieu du XIX<sup>e</sup> siècle entre ouvriers et la police, c’était le plus souvent en périodes de troubles sociaux ou politiques conséquence d’émeutes à répétition.</p>
<p>Même constat au sujet de la naissance du mouvement ouvrier à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle – période de déstabilisation pour les classes populaires assujetties aux travaux rugueux et normatifs du monde industriel naissant – où les résistances et parfois les révoltes <a href="https://www.lechappee.org/collections/dans-le-feu-de-l-action/le-gout-de-lemeute">se développent à l’encontre des pouvoirs</a>.</p>
<p>Au sujet des quartiers populaires urbains, la question semble quelque peu différente, car même en période d’« accalmie » ou stable, la police paraît toujours présente pour contrôler les jeunes, et ce quelles que soient leurs activités.</p>
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<p><em>L’auteur a récemment publié <a href="https://www.editionsbdl.com/produit/repolitiser-les-quartiers-populaires/">« Les quartiers (im)populaires ne sont pas des déserts politiques Incivilités ou politisation des colères par le bas »</a>, aux Éditions du Bord de l’Eau.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199117/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eric Marliere ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les comportements qualifiés d’agressifs ou les incivilités observées dans les quartiers populaires manifestent aussi des formes de résistance politique face aux différentes formes de pouvoir.Eric Marliere, Professeur de sociologie à l'université de Lille, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1955032022-11-29T18:57:21Z2022-11-29T18:57:21ZConversation avec Rose-Marie Lagrave : « L’idée selon laquelle il n’y a qu’à vouloir pour pouvoir est un leurre »<p><em>Présente aux Tribunes de la Presse 2022, à Bordeaux, pour évoquer les questions liées aux identités et au genre, la sociologue et autrice Rose-Marie Lagrave, dans son enquête autobiographique <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/se_ressaisir-9782348045035">« Se ressaisir »</a>, revient sur son parcours de transfuge de classe, mais aussi sur son engagement féministe et sa lutte pour la reconnaissance des questions de genre au sein des sciences sociales.</em></p>
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<p><strong>Dans votre dernier ouvrage <em>Se ressaisir</em>, vous racontez les multiples facettes de votre identité. Cette année, l’édition des Tribunes de la presse portait justement sur « la guerre des identités ». Que vous évoque cette thématique ?</strong></p>
<p><strong>Rose-Marie Lagrave</strong> : À mon sens, le terme d’identité est un piège car il est essentialiste et classe les individus seulement selon ce qu’ils pensent être. Je préfère réfléchir sur la position sociale des personnes plutôt que sur leur « identité ». Quelle est ma place dans la société et quelles sont mes prises de position ? Ce sont ces actes précisément qui qualifient les individus, et non une identité immuable et assignée par le regard des autres. Si je me dis « féministe », ce n’est pas une identité féministe, mais une position féministe.</p>
<p><strong>Pensez-vous qu’aujourd’hui, le genre est davantage un prisme d’autoréflexion sur soi et quelle est sa place dans la société ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Ce n’est pas parce qu’il y a un battage médiatique sur les théories du genre, que nous nous questionnons davantage par ce prisme. D’ailleurs, il n’existe pas de théorie du genre, mais seulement un concept. Il a notamment été théorisé par l’historienne américaine Joan Scott qui dit que le genre est un rapport social de pouvoir et cela, il ne faut jamais l’oublier ! Par ailleurs, je constate que le genre masculin ne se réfléchit pas tant que ça. Même s’il existe des groupes qui essaient de rompre avec leur socialisation viriliste et le masculinisme ambiant, la réflexivité des hommes sur leurs privilèges est quand même moindre que celle du genre féminin. Cela s’explique par les positions de domination entre hommes et femmes. Quand on est dominé, on réfléchit à pourquoi on l’est et comment en sortir. Tandis que lorsqu’on est dominant et qu’on a des privilèges, il est plus difficile de réfléchir et de retirer à soi-même les privilèges dont on bénéficie.</p>
<p><strong>En parlant de réflexivité du genre féminin sur sa position de dominé, mais également en tant que membre active du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), quel regard portez-vous sur les militantes féministes actuelles ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : La mobilisation pour lutter contre les violences sexistes de nos jours est extraordinaire ! Des femmes s’emparent de plus en plus jeunes des questions féministes. Je salue l’engagement des lycéennes et des étudiantes ! Elles respectent les combats historiques de leurs devancières, tout en continuant à dénoncer l’ordre machiste qui persiste. Le harcèlement de rue, l’écart flagrant des salaires, le sexisme en politique… Les exemples qui prouvent que la lutte féministe doit encore continuer sont malheureusement nombreux.</p>
<h2>Pensez-vous que le traitement médiatique des modes de militantisme est parfois accusateur ?</h2>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : À chaque fois que nous nous opposons, en tant que femmes, à cet ordre inégalitaire, certaines personnes considèrent que nous dépassons les bornes. Mais il faut dépasser les bornes pour être entendues. Certains médias sont en effet responsables de cette hostilité car ils mettent la focale sur ce qui est vu comme le plus scandaleux pour dénigrer et disqualifier l’ensemble des engagements, et le mouvement féministe. Ce mécanisme n’est pas nouveau ! Avec le MLF, nous avions manifesté à l’Arc de Triomphe pour montrer qu’il y avait plus inconnu que le soldat inconnu : il y avait sa femme. Une autre fois, nous manifestions en retirant nos soutiens – gorges. Cela a été vu comme horrible, pire… indécent ! Tout ce qui n’est pas dans l’ordre social de l’époque est perçu comme une violence.</p>
<p><strong>Vous vous êtes battue pour la création du Master « Genre, sexualité et politique » en 2004 à l’École des hautes études en sciences sociales (l’EHESS). Comment pourriez-vous expliquer l’intérêt très tardif des instances universitaires françaises pour les Gender Studies ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Un retard incroyable en France ! Cela a été très difficile de se faire entendre. On me répondait que le genre était partout, et donc nulle part, alors à quoi bon en faire un objet d’étude spécifique ? Il ne faut pas se leurrer, il existait une inquiétude quant à la relation entre militantisme et recherche. Nous, nous l’avons revendiqué. Les approches féministes que nous proposons ne viennent pas de n’importe où. Il y avait des intuitions qu’il fallait reconvertir en propositions des sciences sociales. Il s’agissait d’un travail collectif et engagé et nous avons bien fait de le vouloir.</p>
<p>Après trois passages devant le Conseil Scientifique de l’EHESS, l’argument qui a emporté l’opinion a été de dire « Vous avez regardé ce qu’il se passe aux États-Unis ? En France, il n’existe rien, alors que l’EHESS se targue d’être internationale ». Le master a eu un grand succès. Il y avait même davantage d’inscriptions qu’en sociologie. Aujourd’hui, cela est devenu un doctorat, mais également une école universitaire de recherche. Il en existe très peu en France.</p>
<p><strong>Vous mentionnez à de nombreuses reprises un sentiment d’illégitimité. Selon vous, est-il davantage lié à votre genre ou à votre classe sociale d’origine ? Et comment le combattre ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Je ne sais pas si j’ai réussi à combattre ce sentiment. Jusqu’à mon engagement au MLF, c’était vraiment l’illégitimité sociale qui prédominait. Cela ne se dit plus maintenant mais j’ai un instinct de classe. Cette honte sociale qu’on m’a fait subir au lycée, par exemple, parce que j’étais mal habillée, je l’ai incorporée. Aussi, je ressentais la place que j’avais comme illégitime. En lisant, j’ai pris conscience que cette honte sociale ne venait pas de moi mais de la dureté de la hiérarchie sociale. Mon engagement féministe m’a ensuite créé des lunettes à double foyer. Je n’ai jamais eu honte d’être une femme comme j’ai eu honte d’être issue d’une classe populaire. Mais le féminisme m’a redonné une légitimité et le sentiment que j’avais le droit d’être ce que je suis. Mon engagement m’a aussi appris la sororité. Quand j’ai rejoint les militantes du MLF, et bien que beaucoup étaient issues du monde bourgeois, j’ai vite compris que nous étions unies dans la même lutte, peu importe d’où l’on venait.</p>
<p><strong>Plusieurs auteurs et auteurs comme la journaliste Nesrine Slaoui ou encore Edouard Louis se racontent en tant que transfuges de classes dans leurs livres respectifs <a href="https://www.fayard.fr/litterature-francaise/illegitimes-9782213717791"><em>Illégitimes</em></a> et <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/en-finir-avec-eddy-bellegueule-edouard-louis/9782021117707"><em>En Finir avec Eddy Bellegueule</em></a>. Selon vous, est-ce qu’être transfuge de classe en 2022 est différent par rapport aux années 1960 ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : J’ai apprécié la lecture de ces deux livres. Il y a peu de différences entre nos trajectoires. Notre principal point commun est que notre migration sociale s’est faite par l’école. Grâce à notre scolarité, nous sommes parvenus à rejoindre une classe sociale plus élevée que celle dont nous sommes issus. Néanmoins, nous représentons des exceptions, comme le prouvent les travaux de l’économiste Thomas Piketty. Actuellement, la reproduction des classes sociales et les inégalités qui en découlent s’intensifient. Il y a très peu de diversité sociale et ethnique dans les grandes institutions de l’enseignement supérieur. A mon époque, l’école était la seule matrice qui permettait de franchir des barrières sociales. Désormais, nous trouvons aussi des transfuges de classe parmi les footballeurs par exemple ! J’ai également remarqué que les médias portaient une attention forte et inédite sur les transfuges de classe. Faire de ces exceptions la preuve que la méritocratie fonctionne est un leurre. L’adage « il n’y a qu’à vouloir pour pouvoir » est faux.</p>
<p><strong>Vous affirmez souvent : « Je n’ai pas pris l’ascenseur social, j’ai pris l’escalier de service ». Vous avez peur d’une instrumentalisation de votre parcours ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Exactement ! Je refuse d’être une caution. La reproduction des classes sociales continue et les transfuges de classe sont seulement des exceptions à la règle. Ils sont peu nombreux, mais ont paradoxalement une grande visibilité médiatique. Cette visibilité n’est pas une mauvaise chose. Je me réjouis que les transfuges de classe soient écoutés, d’autant plus que cet intérêt est très récent. Il faut néanmoins relativiser leur poids dans la société. J’attends des héritiers qu’ils fassent la même chose, qu’ils nous racontent leur parcours grâce aux outils de la sociologie.</p>
<p><strong>A ce propos, toujours dans <em>Se ressaisir</em>, vous écrivez « Ma pente ascensionnelle s’écartait toujours de celle des héritiers. On ne rattrape jamais ces derniers ; on les suit, mais à bonne distance ». Que vouliez-vous dire exactement dans ce passage ?</strong></p>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Lorsque j’ai été nommée directrice d’études à l’EHESS, je suis arrivée dans la classe sociale de la bourgeoisie intellectuelle. J’avais désiré en faire partie. Mais, c’est un monde social comme un autre : un entre-soi régi par des hiérarchies. On ne déjeune pas le midi avec n’importe qui et on n’invite pas n’importe qui chez soi. Certaines personnes sont des héritières de leur classe sociale depuis quatre ou cinq générations. Certaines d’entre elles ont des affinités sélectives et excluantes. Cet héritage, ce socle culturel et cette aisance ne peuvent pas s’acquérir en une seule génération. Par conséquent, même si les transfuges de classe font les mêmes études que les héritiers, ils ne les rattrapent pas. Mais ce n’est pas grave ! Être un transfuge de classe vous donne une lucidité qui vous permet de développer un œil critique.</p>
<h2>Pouvez-vous nous en dire un peu plus quant au livre que vous préparez avec Annie Ernaux ?</h2>
<p><strong>R.-M. L.</strong> : Il s’agit d’une conversation entre Annie Ernaux et moi-même, où nous discutons de nos trajectoires, et où nous mettons en exergue nos différences et nos ressemblances. Ce n’est pas à bâtons rompus, mais presque ! Cela paraîtra en mars 2023, aux éditions de l’EHESS.</p>
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<p><em>Propos recueillis par Lucile Coppalle et Enora Foricher, étudiantes en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA) dans le cadre des Tribunes de la Presse dont The Conversation France est partenaire.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195503/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Dans cet entretien, Rose-Marie Lagrave nous parle de son parcours de transfuge de classe et de ses positions féministes.Rose-Marie Lagrave, Sociologue, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Marie-Christine Lipani, Maitre de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication habilitée à diriger des recherches à l'Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA), Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1926532022-10-25T16:19:59Z2022-10-25T16:19:59ZLes transfuges de classe dans la littérature : le cas d’Annie Ernaux<p>Écrivaine au succès public grandissant en dépit des controverses critiques qui accompagnent régulièrement la parution de chaque nouveau récit, Annie Ernaux vient d’obtenir le prix Nobel de Littérature 2022. Publiée dans la <a href="https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Annie-Ernaux">collection Blanche chez Gallimard</a> depuis le premier opus, un roman autobiographique paru en 1974 (<em>Les Armoires vides</em>), elle avait auparavant déjà été plusieurs fois distinguée par des prix littéraires : par exemple du Renaudot et du prix Maillé-Latour-Landry en 1984 pour <em>La Place</em>, du prix Marguerite-Duras et du prix François-Mauriac pour <em>Les Années</em> en 2008, ainsi que le Prix de la langue française (2008) et le prix Marguerite Yourcenar (2017) pour l’ensemble de son œuvre.</p>
<p>Née en 1940, fille d’ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d’une épicerie-café à Yvetot, elle est devenue, grâce au capital culturel acquis par le biais de l’école, <a href="http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/33-newport-street/">« une métis sociale »</a>, une <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Culture_du_pauvre-2122-1-1-0-1.html">« déclassée par le haut »</a>, ou encore une « transfuge de classe », comme <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/L-ecriture-comme-un-couteau">elle aime souvent à se définir elle-même</a>.</p>
<h2>« Venger sa race »</h2>
<p>Se fondant sur sa propre expérience d’une trajectoire sociale improbable de très forte mobilité sociale ascendante, nourrie de lectures sociologiques, notamment celle des travaux du sociologue Pierre Bourdieu, ou encore du britannique Richard Hoggart, elle décrit dans ses récits autosociobiographiques le monde et les représentations des petits commerçants en zone rurale dans la période de l’après-guerre, et cherche à rendre <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/L-ecriture-comme-un-couteau">« la culture du monde dominé »</a> dont elle est issue, pour « venger sa race ».</p>
<p>Elle tend aussi à saisir les effets des déplacements – parfois de grande ampleur – dans l’espace social sur les perceptions que les personnes concernées par la mobilité sociale ascendante ont du monde social et politique au sens large du terme, les effets de la <a href="https://extra.u-picardie.fr/outilscurapp/medias/revues/33/gerard_mauger.pdf_4a07eb535d35b/gerard_mauger.pdf">confrontation à la culture légitime diffusée par l’école</a>, la rupture souvent douloureuse que la scolarisation introduit avec le milieu familial d’origine, enfin les conversions d’habitus et les malaises que de telles trajectoires créent chez les individus qui les expérimentent : tiraillés entre deux fidélités irréconciliables, toujours « déplacés », ces « transfuges » ont le plus grand mal à trouver leur place dans l’espace social.</p>
<p>Toutefois, écrire sur les effets d’une telle <a href="http://apu.univ-artois.fr/Revues-et-collections/Etudes-litteraires/Serie-Manieres-de-critiquer/Annie-Ernaux-une-aeuvre-de-l-entre-deux">posture de « l’entre-deux »</a>, et sur la honte sociale qu’elle génère (honte des origines sociales, honte des parents, honte d’avoir honte) ne va pas de soi : ayant intériorisé « l’indignité » culturelle de ses origines populaires, Annie Ernaux a ainsi longtemps estimé que la réalité triviale qu’elle vivait était indicible, inconvenante et qu’elle ne méritait pas d’être racontée, de devenir <a href="https://hal-u-picardie.archives-ouvertes.fr/hal-03688930/document">« objet littéraire »</a> :</p>
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<p>« Quand j’étais enfant et adolescente, je nous sentais (ma famille, le quartier, moi) hors littérature, indignes d’être analysés et décrits, à peu près de la même façon que nous n’étions pas très sortables. »</p>
</blockquote>
<h2>Trouver la forme juste</h2>
<p>Qui plus est, elle n’a pas su immédiatement comment en rendre compte littérairement sans trahir ses origines. La quête de la « forme juste » sera donc placée au cœur de sa réflexion stylistique tout au long de son œuvre, et l’amènera, à partir de <em>La Place</em>, à privilégier une « écriture au couteau », <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-place">qu’elle qualifie de « plate » ou de « blanche »</a>, une « langue des choses », dépouillée des attributs habituels en littérature, la seule tenable selon elle pour rendre compte d’existences « soumises à la nécessité ».</p>
<p>Une telle tension entre les deux mondes était déjà perçue par Annie Ernaux enfant à l’école, bien avant l’entrée en écriture. On trouve notamment dans <em>La Place</em> des indications qui permettent de reconstituer l’univers familier de références de l’autrice à l’époque, et les contradictions dans lesquelles la fillette scolarisée était prise :</p>
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<p>« Dans les rédactions, j’essayais d’utiliser ce qui fait bien, c’est-à-dire ce qui se rapprochait de mes lectures, “tapis jonché de feuilles”, etc. […] Et comme la littérature que je connaissais ne parlait pas d’une mère qui s’endormait à table de fatigue après souper ou de repas d’inhumation où l’on chante, je jugeais qu’il ne fallait pas en parler. […] Quand j’ai commencé à écrire, je me désespérais de ne pas faire de la beauté à chaque phrase. » (p. 10)</p>
</blockquote>
<p>Fascinée et déférente envers ce nouveau monde, c’est dorénavant à son aune que l’enfant va jauger et juger toutes les valeurs et pratiques en vigueur dans le milieu familial d’origine. L’école symbolise en effet le basculement dans l’univers des livres et de la culture, avec le cortège de contraintes que ce mode d’accession aux études implique : contrôle de l’hexis corporelle et des affects, déni des goûts, des comportements et du langage qui ont cours dans la famille, bannissement de l’accent et du patois, rectification de l’intonation…</p>
<p>Ainsi s’exprime Denise Lesur, le « double » d’Annie Ernaux dans <em>Les Armoires vides</em> :</p>
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<p>« [J’ai] la tête bruissante de mots, dominus, le maître, the cat is on the table, à côté les dettes des clients, les livraisons d’huile en retard font figure de choses sans importance. […] Comment aurais-je pu faire pour ne pas retenir, jusqu’à l’intonation même, ces mots de la maîtresse qui ouvraient à deux battants sur l’inconnu, sur tout ce qui n’était pas la boutique couverte de pas boueux, les criailleries du souper, les humiliations… […] Chez moi, j’étais libre de puiser dans les bocaux et les pots de confiote, d’agacer les vieux soûlots, de parler comme les mots me venaient, du popu et du patois […]. Toutes ces remarques, ces ricanements, non, les choses de mon univers n’avaient pas cours à l’école. […] Les profs […] ils ne tiendraient pas une journée chez moi, ils seraient dégoûtés, continuellement ils disent qu’ils ont horreur des gens vulgaires, ils font les dégoûtés si on éternue fort, si on se gratte, si on ne sait pas s’exprimer. […] Il n’y a peut-être jamais eu d’équilibre entre mes mondes. Il a bien fallu en choisir un, comme point de repère, on est obligé. Si j’avais choisi celui de mes parents, de la famille Lesur, encore pire, la moitié carburait au picrate, je n’aurais pas voulu réussir à l’école, ça ne m’aurait rien fait de vendre des patates derrière le comptoir, je n’aurais pas été à la fac. Il fallait bien haïr toute la boutique, le troquet, la clientèle de minables à l’ardoise. […] Étrangère à mes parents, à mon milieu, je ne voulais plus les regarder. […] Le pire, c’était que la classe […] ce n’était pas non plus mon vrai lieu. Pourtant, j’y aspirais de toutes mes forces. […] Il faut encore creuser l’écart, semer définitivement le café-épicerie, l’enfance péquenaude, les copines à indéfrisable… Entrer à la fac. » (p. 66, 67, 75, 78, 83, 94, 100, 119 et 161).</p>
</blockquote>
<h2>Le langage des dominants</h2>
<p>C’est donc essentiellement le langage qui vient cristalliser la rupture entre les deux mondes – et lui qu’il faudra sans cesse travailler pour rendre compte littérairement de cette dernière : celui de l’école, châtié et constamment contrôlé, qui invalide brutalement les pratiques linguistiques qui ont cours dans le milieu familial. « Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent », note ainsi Annie Ernaux dans <em>La Place</em> (p. 64).</p>
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<p>Les remarques sur l’apprentissage du langage normé des dominants, sans référent dans l’expérience réelle – « pire qu’une langue étrangère », écrit-elle dans <em>Les Armoires vides</em> (p. 53) –, et la séparation d’avec « le monde d’en bas » qu’il signifie, abondent dans l’œuvre de l’écrivaine : « Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide », se souvient-elle dans <em>La Place</em> (p. 64) ; ou encore :</p>
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<p>« Il se trouve des gens pour apprécier le “pittoresque du patois” et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément. Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d’infériorité. […] Il lui a toujours paru impossible que l’on puisse parler “bien” naturellement. Toubib ou curé, il fallait se forcer, s’écouter, quitte chez soi à se laisser aller. […] Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d’aussi mauvais effet que de lâcher un pet. » (p. 62-63)</p>
</blockquote>
<p>Dans <em>La Honte</em> (1997) en particulier, Annie Ernaux évoque longuement les effets ataviques du premier langage :</p>
<blockquote>
<p>« Parler bien suppose un effort, chercher un autre mot à la place de celui qui vient spontanément, emprunter une voix plus légère, précautionneuse, comme si l’on manipulait des objets délicats. […] Mon père dit souvent “j’avions” et “j’étions”, lorsque je le reprends, il prononce “nous avions” avec affectation, en détachant les syllabes, ajoutant sur son ton habituel, “si tu veux”, signifiant par cette concession le peu d’importance qu’a le beau parler pour lui. En 52, j’écris en “bon français” mais je dis sans doute “d’où que tu reviens” et “je me débarbouille” pour “je me lave” comme mes parents, puisque nous vivons dans le même usage du monde. » (p. 54-55)</p>
</blockquote>
<p>Parlant comme ses parents, elle intériorise pourtant progressivement le modèle linguistique dominant, qu’elle décrit dans <em>Les Armoires vides</em> comme un « système de mots de passe pour entrer dans un autre milieu » (p. 78).</p>
<p>Soumise aux catégories d’entendement professoral, elle commence à écrire « comme ses lectures » :</p>
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<p>« Je comprenais à peu près tout ce qu’elle disait, la maîtresse, mais je n’aurais pas pu le trouver toute seule, mes parents non plus, la preuve, c’est que je ne l’avais jamais entendu chez eux. […] [Les livres de lecture, de vocabulaire et de grammaire] ne parlent pas comme nous, ils ont leurs mots à eux, leurs tournures qui m’avertissent d’un monde différent du mien. […] Langage bizarre, délicat, sans épaisseur, bien rangé et qui prononcé, sonne faux chez moi. […] C’est pour ça que je n’employais mes nouveaux mots que pour écrire, je leur restituais leur seule forme possible pour moi. Dans la bouche, je n’y arrivais pas. Expression orale maladroite en dépit de bons résultats, elles écrivaient, les maîtresses sur le carnet de notes… Je porte en moi deux langages. […] La faute, c’est leur langage à eux [ses parents], malgré mes précautions, ma barrière entre l’école et la maison, il finit par traverser, se glisser dans un devoir, une réponse. J’avais ce langage en moi […]. Toutes les humiliations, je les mets sur leur compte, ils ne m’ont rien appris, c’est à cause d’eux qu’on s’est moqué de moi. Leurs mots dont on me dit qu’ils sont l’incorrection même, “incorrect”, “familier”, “bas”, mademoiselle Lesur, ne saviez-vous pas que cela ne se dit pas ? […] Maintenant, j’ai l’impression que je ne pourrai plus revenir en arrière, que j’avance, ruisselante de littérature, d’anglais et de latin, et eux, ils tournent en rond dans leur petit boui-boui. […] Même si je voulais, je ne pourrais plus parler comme eux, c’est trop tard. » (p. 53, 76, 77, 115, 158 et 181)</p>
</blockquote>
<h2>Symboliser l’expérience du « transfuge de classe »</h2>
<p>On saisit bien toute l’importance sociale et les implications politiques de ces thèmes, rarement abordés de manière aussi directe et systématique en littérature. Récits réflexifs d’une expérience individuelle, mais aussi et surtout narration d’une forme de destin épistémique, celui de la mobilité sociale ascendante de celles et ceux qui sont nés dans les années 1940-1950, les livres d’Annie Ernaux constituent une offre singulière de symbolisation de l’expérience du « transfuge de classe », fondée sur un pacte de lecture lui-même spécifique, « littéraire » mais sociologiquement instruit. Ils vont rapidement trouver un écho important chez des lectrices et lecteurs caractérisés par des formes d’identification projective avec l’autrice, leur permettant de mettre en mots, en particulier dans les lettres qu’elles-ils adressent en nombre à l’écrivaine, leur propre trajectoire et les déchirures sociales qui lui sont liées, souvent vécues jusqu’à lors sur le registre du cas singulier, de l’isolement et de la honte.</p>
<p>Au-delà de l’œuvre de la lauréate du prix Nobel de Littérature 2022, marquée par l’influence de ses connaissances sociologiques, il semble que les trajectoires de migration de classe prédisposent celles et ceux qui les expérimentent – et qui décident de les publiciser en les publiant sous forme de textes littéraires – à développer une sensibilité et une lucidité sociales aiguës, qui les amène à devenir de (très) bons « sociologues spontanés » d’eux-mêmes et d’un monde social où, pour eux, rien « ne va de soi ». Une sorte de « privilège de classe » inversé…</p>
<hr>
<p><em>Cet article reprend des réflexions initiées dans une thèse de doctorat de science politique portant sur les conditions de production et sur les réceptions de l’œuvre d’A. Ernaux. Voir Charpentier (I.), <a href="https://www.theses.fr/1999AMIE0052">Une Intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998)</a>, Amiens, Université de Picardie–Jules Verne, 1999.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192653/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Charpentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Fille d’ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d’une épicerie-café à Yvetot, Annie Erneaux est devenue une « métis sociale ».Isabelle Charpentier, Professeure de Sociologie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1776862022-03-30T18:13:05Z2022-03-30T18:13:05ZComment le piège des théories du complot s’est refermé sur le mouvement des « gilets jaunes »<p>Le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gilets-jaunes-62467">mouvement des « gilets jaunes »</a> a profondément marqué l’imaginaire politique et social du pays. Né sur les réseaux sociaux de façon largement spontanée, ce mouvement de protestation contre l’augmentation du prix des carburants s’est matérialisé dans la rue et sur les ronds-points fin 2018. Les revendications des « gilets jaunes » se sont rapidement étendues à d’autres sujets, sans pour autant se cristalliser en un projet politique défini susceptible de fédérer l’intégralité du mouvement.</p>
<p>Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, le <a href="https://www.lefigaro.fr/politique/2019/01/12/01002-20190112ARTFIG00126-de-l-acte-i-a-l-acte-ix-la-mobilisation-des-gilets-jaunes-en-chiffres.php">pic de mobilisation</a> des « gilets jaunes » – 288 000 personnes environ sur tout le pays – a été atteint lors des manifestations du samedi 17 novembre 2018. La participation n’a ensuite cessé de diminuer. Néanmoins, le mouvement a continué de faire l’objet d’une large couverture médiatique. L’ombre des « gilets jaunes » a encore récemment plané sur divers mouvements sociaux, tels que celui des <a href="https://www.liberation.fr/economie/social/dans-le-cortege-des-gilets-jaunes-anti-pass-quand-on-est-de-gauche-on-suit-qui-dans-la-rue-20210911_JNEVOLRT3JBVLDKQ23S66YBKO4/">anti-pass sanitaire</a> ou des <a href="https://theconversation.com/convois-de-la-liberte-les-gilets-jaunes-en-heritage-177033">« convois de la liberté »</a>. On y a en effet croisé des figures des « gilets jaunes » ou des manifestants s’en réclamant. La hausse vertigineuse du prix des carburants liée à la guerre en Ukraine ouvre aujourd’hui la <a href="https://www.leparisien.fr/economie/carburants-les-prix-historiquement-hauts-plombent-le-budget-des-francais-24-01-2022-LF665EKPXZBNVGWW3MCYQJIXZY.php">possibilité d’un retour du mouvement</a> sur le devant de la scène.</p>
<h2>Des questions non résolues</h2>
<p>Si le phénomène « gilets jaunes » a suscité quantité d’analyses et de commentaires, certaines de ses caractéristiques demeurent débattues. C’est le cas, notamment, de la place prise par les théories du complot dans le mouvement. De telles théories ont été nombreuses à circuler sur les réseaux sociaux des « gilets jaunes », comme celles soutenant que l’attentat de Strasbourg de décembre 2018 aurait été <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/14/gilets-jaunes-et-attaque-de-strasbourg-le-poison-complotiste_5397433_3232.html">commandité par le gouvernement français lui-même</a> ou que ce dernier cherchait secrètement à <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/12/05/le-pacte-de-marrakech-agite-les-gilets-jaunes-et-entraine-son-lot-de-fake-news_a_23609338/">organiser la perte de la souveraineté de la France en matière d’immigration</a>.</p>
<p>Certains commentateurs, dont l’<a href="https://www.atterres.org/">« économiste attéré »</a> <a href="https://blog.mondediplo.net/le-complotiste-de-l-elysee">Frédéric Lordon</a>, ont pourtant affirmé que la sensibilité à des théories de ce genre était marginale parmi les « gilets jaunes » et que les accuser de complotisme n’avait d’autre but que de les discréditer :</p>
<blockquote>
<p>« L’anticomplotisme est devenu par excellence la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. »</p>
</blockquote>
<p>Cette thèse est-elle fondée ? Plus généralement, peut-on identifier des propriétés cognitives et sociales des « gilets jaunes » ayant joué un rôle dans leur adhésion au mouvement ou qui en auraient résulté ?</p>
<h2>Caractéristiques des « gilets jaunes »</h2>
<p>Pour apporter un éclairage sur ces questions, nous avons procédé à de nouvelles analyses d’un <a href="https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/drupal_fjj/redac/commun/productions/2019/0220/rapport_complot.pdf">sondage</a> de décembre 2018 conduit par l’Ifop pour la <a href="https://www.jean-jaures.org/">Fondation Jean-Jaurès</a> et <a href="https://www.conspiracywatch.info/">Conspiracy Watch</a> sur un panel représentatif de la population de 1760 personnes. Ce sondage les questionnait sur leur positionnement à l’égard du mouvement des « gilets jaunes », sur leur situation socio-économique, sur leur perception de la société ainsi que sur leur niveau d’adhésion à 10 théories du complot (sans lien avec le mouvement).</p>
<p>Si nous ne sommes pas à l’initiative de ce sondage, certains items, dont une <a href="https://doi.org/10.3389/fpsyg.2013.00225">mesure standardisée de la sensibilité au complotisme</a>, y ont été ajoutés à notre demande. Cette « échelle de complotisme » interroge le positionnement des répondants face à des affirmations génériques (par exemple, « Je pense qu’il existe des organisations secrètes qui influencent grandement les décisions politiques ») plutôt qu’à l’égard de théories du complot spécifiques, comme celles testées par ailleurs dans le sondage (par exemple, « Le gouvernement américain a été impliqué dans la mise en œuvre des attentats du 11 septembre 2001 »).</p>
<p><a href="http://doi.org/10.5334/irsp.556">Nos analyses</a>, récemment publiées dans l’<a href="https://www.rips-irsp.com/"><em>International Review of Social Psychology</em></a>, font apparaître que le fait de se dire membre des « gilets jaunes » est statistiquement corrélé avec le fait de déclarer :</p>
<ul>
<li><p>des niveaux d’études et de revenus plus faibles que la moyenne</p></li>
<li><p>des fins de mois plus difficiles et des départs en vacances plus rares</p></li>
<li><p>une plus forte dépendance à la voiture</p></li>
<li><p>un attachement moindre à la démocratie</p></li>
<li><p>une confiance moindre dans les institutions et les médias</p></li>
<li><p>le sentiment d’avoir moins bien réussi sa vie</p></li>
<li><p>une vision plus pessimiste du futur et plus nostalgique du passé</p></li>
<li><p>une utilisation plus fréquente des réseaux sociaux et de YouTube pour s’informer</p></li>
<li><p>une sensibilité plus marquée aux croyances paranormales</p></li>
<li><p>une sensibilité plus marquée au complotisme : positionnement plus élevé sur « l’échelle de complotisme » et adhésion plus forte aux 10 théories du complot testées</p></li>
</ul>
<p>Politiquement, l’extrême gauche et, davantage encore, l’extrême droite sont surreprésentées chez les personnes qui se disent membres des « gilets jaunes ».</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=162&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=162&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=162&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448306/original/file-20220224-47163-uio7ov.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Orientation politique des répondants selon leur positionnement à l’égard des « gilets jaunes ». Lecture : 1.00 = extrême gauche, 2.00 = gauche, 3.00 = centre, 4.00 = droite, 5.00 = extrême droite.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P. Wagner-Egger, J. Adam-Troian, L. Cordonier, et coll. (2022)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Nous avons alors conduit une analyse statistique qui fait ressortir que certains de ces facteurs peuvent être regroupés dans les catégories suivantes :</p>
<ul>
<li><p>Capital économique : niveau de revenus, régularité des départs en vacances…</p></li>
<li><p>Croyances irrationnelles : niveau de sensibilité au complotisme et aux croyances paranormales</p></li>
<li><p>Anomie : à savoir, le sentiment que la société se délite (niveau de pessimisme à l’égard du futur et de défiance envers les institutions et les médias)</p></li>
</ul>
<p>Sur cette base, nous avons calculé un modèle mathématique qui permet d’estimer comment ces trois groupes de facteurs, ainsi que le niveau d’études, la dépendance à la voiture et le fait de se dire membre des « gilets jaunes » s’influencent mutuellement.</p>
<p>Résultat : un faible niveau d’études et de capital économique, ainsi qu’une forte dépendance à la voiture seraient des facteurs explicatifs de l’appartenance au mouvement des « gilets jaunes ». L’appartenance à ce mouvement viendrait alors renforcer les croyances irrationnelles et le sentiment d’anomie de ses membres.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=239&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=239&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=239&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=300&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=300&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448310/original/file-20220224-47163-l4jxxf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=300&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Modèle d’équation structurelle visant à estimer la manière dont les facteurs retenus s’influencent entre eux. Une flèche indique la direction d’un lien causal possible. Le signe de la valeur (<em>beta</em> standardisé) indique si le facteur influence positivement ou négativement l’autre facteur. Les valeurs entre parenthèses correspondent aux écarts-types. Les astérisques indiquent que les liens présentés sont statistiquement significatifs (<em>p</em><0.001).</span>
<span class="attribution"><span class="source">P. Wagner-Egger, J. Adam-Troian, L. Cordonier, et coll. (2022)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des conséquences néfastes</h2>
<p>Notre étude confirme que des facteurs socio-économiques ont joué un rôle dans l’adhésion au mouvement des « gilets jaunes ». Dépendance à la voiture et budgets restreints ont logiquement pu inciter les personnes concernées à manifester leur mécontentement contre la hausse du prix des carburants et, plus largement, contre le coût élevé de la vie.</p>
<p>Nous avons également observé que le fait de se dire membre des « gilets jaunes » est associé à des facteurs cognitifs : sentiment d’anomie (vision pessimiste du futur, défiance envers les institutions et les médias) et adhésion à des croyances irrationnelles (complotistes, notamment). Soulignons que nos analyses suggèrent qu’il s’agit probablement là davantage de <em>conséquences</em> que de causes de l’appartenance à ce mouvement.</p>
<p>Si le sentiment d’anomie et la mentalité complotiste ont crû chez le « gilets jaunes », c’est peut-être en raison de la dureté, voire de la violence du maintien de l’ordre lors de certaines manifestations ainsi que d’une couverture médiatique du mouvement perçue par ses membres comme injuste et avilissante. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la défiance à l’égard des institutions et des médias, tout comme la sensibilité aux interprétations « alternatives » du monde proposées par les théories du complot se soient renforcées dans leurs rangs.</p>
<p>De telles conséquences ont très certainement été néfastes pour le mouvement. Si les théories du complot, en suscitant de l’indignation chez ceux qui y croient, permettent de mobiliser et de fédérer, elles constituent <a href="https://www.ekr.admin.ch/f847.html">pourtant une impasse politique</a>. En effet, le prisme complotiste empêche de poser un diagnostic pertinent sur la situation et rend la dénonciation d’injustices sociales inaudible pour le reste de la population.</p>
<p>Le piège des théories du complot s’est ainsi refermé sur le mouvement des « gilets jaunes », le poussant progressivement vers une certaine marginalité politique, quelle que soit la légitimité des colères et des revendications qu’il a pu porter. La contestation sociale en France devra à l’avenir éviter ce piège si elle veut retrouver son rôle démocratique de mise en évidence des injustices pour initier le changement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/177686/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Cordonier dirige la recherche à la Fondation Descartes, qui n'a aucun lien avec cet article ou avec l'étude qui y est présentée.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Florian Cafiero, Gérald Bronner et Pascal Wagner-Egger ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>Une nouvelle analyse de données collectées fin 2018 permet de mieux comprendre quelle place les théories du complot ont prise chez les « gilets jaunes » ainsi que les motifs d’appartenance au mouvement.Laurent Cordonier, Sociologue - Docteur en sciences sociales, Université Paris CitéFlorian Cafiero, Ingénieur de recherche, CNRS, GEMASS, Sorbonne UniversitéGérald Bronner, Professeur de sociologie cognitive, Université Paris CitéPascal Wagner-Egger, Senior lecturer, University of FribourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1786742022-03-24T18:44:44Z2022-03-24T18:44:44Z« Jeunes de quartier » : « Regarde-moi »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/453274/original/file-20220321-21-blm70a.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=10%2C0%2C1427%2C773&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d'écran du film documentaire « Admire ma peau noire » (2021), réalisé par Hachimia Ibouroi.</span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans cette nouvelle série d'été nous rediffusons les 6 épisodes du podcast Jeunes de quartier. Des jeunes issus de différents quartiers populaires franciliens s'expriment sur leur quotidien, leur place dans la société française et leurs espoirs.</em></p>
<p><em>Premier épisode avec Hachimia Ibouroi et Jeanne Demoulin qui démontent les clichés sur les jeunes de quartier.</em></p>
<hr>
<iframe src="https://embed.acast.com/601af61a46afa254edd2b909/623c3c20a5a8270014beccb4" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-ecouter-les-podcasts-de-the-conversation-157070">Comment écouter les podcasts de The Conversation ?</a>
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<p><iframe id="tc-infographic-569" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/569/0f88b06bf9c1e083bfc1a58400b33805aa379105/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p><em>Banlieues, quartiers, cités. En France ces mots ont trop souvent une connotation négative. Ce que l’Etat français nomme depuis 2018 <a href="https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/quartiers-de-la-politique-de-la-ville">les quartiers prioritaires de la politique de la ville</a> regroupe 5,4 millions d’habitants dont 40 % ont moins de 25 ans. Mais qu’est-ce qu’être jeune dans un quartier populaire ? La recherche participative <a href="https://histoire-sociale.cnrs.fr/la-recherche/programmes/pop-part">Pop-Part</a>, conduite dans <a href="https://jeunesdequartier.fr/quartiers">dix villes ou quartiers</a> de l’Île-de-France, et portée notamment par l'Université Paris Nanterre, s’est associée à 120 jeunes pour se saisir du sujet.</em></p>
<hr>
<p>Le regard médiatique porté sur les quartiers populaires enchaîne les clichés. De la beurette des années 80 à la femme voilée puis aux jeunes à capuches ou aux bandes violentes, les représentations sont souvent biaisées si ce n'est parfois ouvertement racistes. Pourtant de nombreuses voix émergent, notamment aujourd'hui pour se réapproprier l'image de ces quartiers. </p>
<p><em>[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5">Abonnez-vous aujourd’hui</a>.]</em></p>
<p>Pour en parler avec nous dans « Jeunes de quartier » nous recevons <strong>Hachimia Ibouroi</strong>, 22 ans, originaire de Pantin en Seine-Saint-Denis, étudiante en master image et société à l'université Paris-Saclay. Hachimia accompagne des classes de lycéens dans leur processus de création théâtral. </p>
<p>Avec nous également, <strong>Jeanne Demoulin</strong>, chercheuse en sciences de l'éducation à l'Université Paris Nanterre au laboratoire CREF (Crise école terrain sensible). Jeanne Demoulin a aussi co-coordonné le projet participatif Pop-Part.</p>
<p><strong>Extraits</strong></p>
<ul>
<li><p>« Something elated », Broke for Free, 2011.</p></li>
<li><p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=w7-XTmGPPqo">« Admire ma peau noire »</a>, H. Ibouroi, 2020.</p></li>
</ul>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=851&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=851&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=851&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1069&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1069&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/454087/original/file-20220324-21-j18fs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1069&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Jeunes de quartier, 2021.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://cfeditions.com/jdq/">Couverture de l'ouvrage Jeunes de quartier</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>La recherche Pop-Part a donné lieu à un ouvrage, <a href="https://jeunesdequartier.fr">« Jeunes de quartier. Le pouvoir des mots »</a>, coordonné par Marie-Hélène Bacqué et Jeanne Demoulin, paru chez C&F Editions, ainsi qu'un site <a href="https://jeunesdequartier.fr/">Jeunesdequartier</a>, des dizaines de vidéos , réalisées par les jeunes mais également une pièce de théâtre, mise en scène par le Kygel Théâtre à partir de textes de l'ouvrage, et un film sur le processus de la recherche, réalisé par Géraldine Kouzan.</em></p>
<p><em>Crédits: Conception et animation, Clea Chakraverty. Réalisation, Romain Pollet. Chargé de production, Rayane Meguenni</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178674/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jeanne Demoulin est co-coordinatrice du projet Pop-Part.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Clea Chakraverty ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les personnes qui ne vivent pas dans les quartiers populaires n'y ont accès qu'à travers le discours médiatique. Mais qu'ont à dire ceux qui sont issus de ces quartiers ?Jeanne Demoulin, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresClea Chakraverty, Cheffe de rubrique Politique + Société, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1734462022-01-09T17:13:47Z2022-01-09T17:13:47ZLe « beau travail », une revendication ouvrière trop souvent oubliée<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/440670/original/file-20220113-2253-1tumr7i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C1024%2C683&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un magasinier prépare une commande, le 29 juin 2004 à Quimper dans l'entrepôt de la nouvelle usine Armor-Lux. Le groupe breton a été choisi comme habilleur exclusif de La Poste et de ses quelque 150 000 postiers.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Fred Tanneau/ AFP</span></span></figcaption></figure><p>Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie en janvier 2022 avait lors d'un discours <a href="https://www.dailymotion.com/video/x84xsyo">présenté le travail à l’usine</a> comme quelque chose de « magique » qui devait susciter de la « fierté » de la part des ouvriers et ouvrières.</p>
<p>Cette prise de position a été vivement critiquée au nom de la dureté des conditions de travail usinières qui <a href="https://www.neonmag.fr/viens-frapper-des-rivets-la-ministre-de-lindustrie-raillee-apres-sa-sortie-sur-la-magie-de-lusine-557125.html">empêcherait de parler de fierté</a>, cette dernière ne pouvant être envisagée que dans la lutte. Dans les deux cas, l’apport réel et important de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « opérateurs » semble oublié.</p>
<p>En effet, si les réalisations de l’industrie sont souvent impressionnantes, il n’y a rien de « magique », mais au contraire beaucoup de travail, d’efforts, d’intelligence mis en œuvre par les ouvriers, techniciens et ingénieurs.</p>
<p>Il semble y avoir de la part d’Agnès Pannier Runacher, inspectrice des Finances qui a travaillé un an <a href="https://www.challenges.fr/politique/percante_698732">comme cadre dirigeante</a> chez un équipementier automobile, une vision surplombante de l’usine. D’ailleurs, pour elle, les ouvriers sont censés être fiers de participer à une organisation qui les dépasse, et non de leur travail personnel, de leur apport.</p>
<h2>Les transformations du rapport au travail</h2>
<p>À l’inverse, si les critiques adressées à l’intervention de la ministre déléguée rappellent à juste titre les mauvaises conditions de travail, leurs effets mesurables sur la santé, <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/bd5db852ae719a89f36f7a92a17fa7e8/Synth%C3%A8se%20Stat%27%20n%C2%B037%20-%20Chiffres%20cl%C3%A9s_%20CT_sant%C3%A9.pdf">l’intensification des cadences</a> et les faibles rémunérations, elles risquent d’occulter le fait que la fierté du travail réalisé, la fierté du « beau travail », est une revendication ouvrière et même un <a href="https://theconversation.com/la-qualite-du-travail-cle-de-la-sante-et-de-la-performance-des-travailleurs-109232">besoin psychosocial</a> pour tenir dans un travail particulièrement pénible.</p>
<p>À partir de la recherche menée pour mon dernier livre, <a href="https://editions-croquant.org/temoignages/782-les-vies-prolongees-des-usines-japy-le-travail-ouvrier-a-beaucourt-de-1938-a-2015.html"><em>Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt, 1938-2015</em></a>, je voudrais définir les fondements de cette fierté ouvrière du beau travail. Cette fierté se construit dans les ateliers et doit parfois s’imposer contre le management. Elle exprime une demande de reconnaissance de l’apport, des efforts et de l’intelligence mise en œuvre dans l’activité. S’il ne faut pas dénier par avance aux ouvriers et ouvrières le droit d’être fiers, il est aussi important de comprendre quelles sont les conditions qui permettent, ou non, l’éclosion de cette fierté.</p>
<p>Alors que le débat sur la désindustrialisation de la France revient sur le devant de la scène et que certains déplorent le peu d’attrait qu’aurait l’industrie pour les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cec/l15b3794_rapport-information.pdf">jeunes actifs</a>, s’interroger sur les transformations du rapport au travail parmi les ouvriers semble important.</p>
<p>Comme le rappelle un <a href="https://www.brut.media/fr/news/la-realite-du-travail-a-l-usine-4eb18997-0e87-4415-8cff-0f45aadf805c">syndicaliste dans l’industrie automobile</a> la fierté d’être ouvrier vient d’abord du fait de l’apport à la société, par la production de biens utiles.</p>
<p>Mais il s’agit là d’une fierté très générale, fragilisée depuis plus de 40 ans par la montée du chômage qui tend à inverser les valeurs : ceux qui ont un travail étant de plus en plus perçus comme des « privilégiés » qui n’auraient plus le <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/travailler-sans-les-autres-daniele-linhart/9782020983792">droit de se plaindre</a>.</p>
<h2>Le beau travail</h2>
<p>Les enquêtes en entreprise révèlent une autre dimension de la fierté : celle du beau travail qui peut être recherchée, y compris dans les métiers apparemment les plus modestes et pénibles.</p>
<p>David Gaborieau, dans son étude sur les préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques, montre qu’ils pouvaient, jusqu’au début des années 2000, être fiers de réaliser des belles palettes, à la fois esthétiques et pratiques (facilitant ainsi le travail du transporteur et de mise en rayon). Mais l’introduction de la commande vocale les a privés d’une grande part de leur initiative et de la possibilité de se valoriser <a href="https://journals.openedition.org/nrt/240">par le travail</a>, tandis que les troubles musculo-squelettiques explosaient.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/438671/original/file-20211221-19-1o14aq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Une « belle » palette de travail.</span>
<span class="attribution"><span class="source">D.Gaborieau</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>De même, dans ma recherche sur les anciennes usines Japy, la quasi-totalité des retraités interrogés ont dit leur plaisir de réaliser un travail qualifié et de qualité. Par exemple, certains postes au montage des machines à écrire demandaient un véritable savoir-faire (issu de la tradition horlogère) longuement acquis par l’expérience et la transmissions par des ouvrières et ouvriers expérimentés.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/438672/original/file-20211221-50043-1heantr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Réglage du retour chariot. 1955.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Musée municipal Japy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Réglage des barres de caractères. 1955, usine Japy.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Musée municipal Japy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais les ouvrières du montage sont restées toute leur vie OS et leurs compétences techniques n’ont jamais été reconnues financièrement. C’est donc largement par l’entraide, la résistance collective à l’augmentation des cadences, la bonne ambiance et la fierté d’un travail minutieux dans les ateliers qu’elles ont pu entretenir un rapport plutôt positif à l’usine.</p>
<p>Si les machines à écrire ont cessé d’être fabriquées entre 1971 et 1975, après la reprise par une entreprise Suisse qui délocalise la production avant de faire faillite en 1979, des moteurs électriques très spécialisés sont toujours produits à Beaucourt. Les ouvrières qui effectuaient le bobinage des stators m’ont rappelé avec fierté leur capacité à suivre des schémas complexes, à comprendre les différents types de moteurs, tout en réalisant un travail à la fois délicat et très physique car il faut faire entrer de force les fils de cuivre dans les encoches du stator sans en abîmer l’émail.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/438673/original/file-20211221-21-q5osiy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Bobineuse, années 90.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Francis Courtot</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/438674/original/file-20211221-19-1hugjyz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Bobineuse, années 90.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Francis Courtot</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Les bobineuses ont dû se battre pour voir reconnu leur statut d’ouvrière professionnelle (accès à la qualification de P1 puis de P2). Elles ont dû aussi se battre pour continuer à faire du « beau travail » : « Des fois, on nous reprochait de faire de la sur-qualité » explique une ouvrière. Un autre ouvrier, au contrôle des pièces, se plaint d’avoir dû, sous la pression de sa hiérarchie, faire passer des pièces non conformes : « Est-ce que ça été monté en force ? Parce que, si le roulement est trop libre dedans, ça peut déconner après pendant que le moteur tourne. Ou si c’est trop serré, ça grippe. Et il est très possible que ce soient les clients qui en aient subi les conséquences. »</p>
<p>Les bobineuses interrogées se sont également plaintes que la transmission du métier ne se faisait plus :</p>
<blockquote>
<p>« quand je suis arrivée, j’ai été formée par une monitrice expérimentée qui m’a bien expliqué et montré. Aujourd’hui, ce sont des intérimaires qui forment des intérimaires, ce n’est plus du tout le même travail, plus du tout la même qualité ».</p>
</blockquote>
<h2>« Il voit la ligne bleu-horizon des Vosges, mais il ne voit pas le travail qui est à ses pieds »</h2>
<p>Mes entretiens, comme <a href="https://www.cairn.info/le-vetement-de-travail-une-deuxieme-peau--9782749209500-page-236.htm">d’autres recherches</a>), ont montré que le « beau travail » devrait, idéalement, s’exprimer à travers plusieurs dimensions, imbriquées les unes dans les autres : esthétique (c’est agréable à regarder, propre, rangé), ludique (quand il peut y avoir une compétition amicale pour réaliser le plus bel-ouvrage, le plus impressionnant), pratique (ça fonctionne mieux, plus longtemps), sociale (on pense à ceux qui auront à monter la pièce défectueuse ou aux clients, à l’image qu’ils vont avoir de nous), revendicative (car on attend qu’il soit reconnu, y compris financièrement) et sanitaire (préserver a minima la force de travail et la santé contre l’usure, les accidents). Malheureusement, l’organisation du travail, les cadences imposées, les décisions prises dans la méconnaissance de la réalité des ateliers, empêchent trop souvent ce beau travail et conduisent à une <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_prix_du_travail_bien_fait-9782348057991">pénibilité</a> à la fois physique et psychique.</p>
<p>La force sociale et psychologique de l’idéal du « beau travail » tient à sa dimension intersubjective (quand elle est partagée et valorisée par le collectif, les clients, les chefs), mais aussi à sa dimension objective.</p>
<p>N’importe qui ne peut pas faire, sans formation, apprentissage ni entraînement, un « beau travail ». La reconnaissance, y compris pécuniaire, de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la seule base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers. Un ouvrier professionnel devenu ingénieur maison aux moteurs électriques me disait à propos d’un des directeurs de l’usine :</p>
<blockquote>
<p>« Il voit la ligne bleu-horizon des Vosges, mais il ne voit pas le travail qui est à ses pieds. »</p>
</blockquote>
<h2>Une fierté collective</h2>
<p>Cette rapide présentation rappelle que la fierté du beau travail est une construction collective fragile qui dépend du parcours des personnes. Ainsi, les ouvriers qui ont travaillé toute leur vie dans les usines de Beaucourt ont considéré leur travail comme <a href="https://editions-croquant.org/temoignages/782-les-vies-prolongees-des-usines-japy-le-travail-ouvrier-a-beaucourt-de-1938-a-2015.html">plus intéressant</a> que celui des usines alentour.</p>
<p>Par contre, ceux qui ont travaillé, après Beaucourt, à Peugeot-Sochaux (la plus grosse usine de la région) n’ont pas le même point de vue car les compétences acquises leur ont ouvert la voie vers des postes plus qualifiés. Seule exception à la règle, un ouvrier qui a été bloqué dans un poste en chaîne en représailles de son engagement syndical. Autre élément important : la transmission entre générations à la fois d’un savoir-faire pointu et spécialisé, comme le montage des machines à écrire issu de la longue tradition horlogère de Beaucourt ou le bobinage des moteurs ultra-spéciaux, et d’une valorisation locale du travail et de l’usine.</p>
<p>Les industriels français déplorent actuellement le manque d’appétences des jeunes pour le travail à l’usine et la difficulté, selon eux, à recruter des ouvriers qualifiés possédant les savoirs, savoir-faire et savoir-être attendus. Cela serait même une des causes de la <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cec/l15b3794_rapport-information.pdf">désindustrialisation de notre pays</a>.</p>
<p>L’exemple des anciennes usines Japy et de l’emploi industriel à Beaucourt, comme bien d’autres, montrent que c’est la réduction des emplois sur place, du fait de stratégies d’entreprise de plus en plus éloignées de la réalité et des contraintes des ateliers, qui conduit au gâchis des savoir-faire pratiques et techniques développés localement sur plusieurs générations ; qui explique pourquoi les ouvriers, jeunes ou moins jeunes, ont de plus en plus de mal à se valoriser dans leur travail, à se sentir intégrés à un collectif qui donne sens à leur engagement, à faire une carrière qui justifie les efforts consentis, la pénibilité affrontée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173446/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mon oncle et mon grand-père ont travaillé comme OS dans les usines étudiées. Les verbatim cités proviennent toutefois d'entretiens menés avec d'autres anciens salariés.</span></em></p>La fierté du « beau travail » est une revendication ouvrière et même un besoin psychosocial pour tenir dans un travail particulièrement pénible.Marc Loriol, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1724382021-11-29T19:29:18Z2021-11-29T19:29:18ZBonnes feuilles : « Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité »<p><em>Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles la diffusion de l’éducation et les transformations de l’économie des biens culturels semblent produire une certaine uniformisation des goûts et des styles de vie. Un peu partout dans le monde, alors que les classes supérieures diplômées conservent un accès privilégié aux répertoires culturels les plus légitimes, elles sont aussi partie prenante à l’univers de la culture de masse et des médias.</em></p>
<p><em>Cette transformation n’est pourtant pas à proprement parler synonyme de démocratisation culturelle, comme l’explique Philippe Coulangeon dans un <a href="https://www.puf.com/content/Culture_de_masse_et_soci%C3%A9t%C3%A9_de_classes">ouvrage paru en septembre 2021 aux Presses universitaires de France (2021)</a>. Un chapitre de l’ouvrage s’arrête plus particulièrement sur les effets de l’expansion scolaire. Celle-ci a-t-elle réduit l’inégalité des chances ? Quelques éléments de réponse dans cet extrait.</em></p>
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<p>Le degré auquel l’école contribue à la réalisation du principe d’égalité des chances peut se mesurer à travers l’écart à une situation de référence dans laquelle les trajectoires et les performances scolaires des élèves et des étudiants seraient totalement indépendantes de leur condition sociale d’origine, incarnation parfaite de ce principe. Les données disponibles dans un nombre croissant de pays et sur des périodes dont la durée s’allonge avec le temps livrent à ce sujet un enseignement qui est dominé par le constat d’une assez forte inertie, à des degrés variables selon les pays, mais sans véritablement remettre en cause ce constat déjà ancien.</p>
<p>Dans un ouvrage collectif publié au début des années 1990 portant sur l’évolution en longue période des inégalités sociales de réussite scolaire dans 13 pays situés dans des aires géopolitiques variées (États-Unis, Allemagne de l’Est, Pays-Bas, Suède, Angleterre et pays de Galles, Italie, Suisse, Taïwan, Japon, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie et Israël), Yossi Shavit et Hans Peter Blossfeld <a href="https://eric.ed.gov/?id=ED366667">faisaient le constat d’un niveau stable et persistant</a> d’inégalité des chances de réussite scolaire selon le milieu social d’origine. Seuls deux pays, la Suède et les Pays-Bas, dans lesquels s’observait au contraire une réduction des écarts de réussite scolaire selon l’origine sociale, échappaient à l’époque à cette tendance générale observée dans des pays aux régimes politiques et économiques pourtant fort différents les uns des autres.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-merite-est-il-encore-un-ideal-democratique-159488">Le mérite est-il encore un idéal démocratique ?</a>
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<p>Diverses nuances ont été apportées depuis aux conclusions de Shavit et Blossfeld. Richard Breen, Ruud Luijkx, Walter Müller et Reinhard Pollak ont identifié une dizaine d’années plus tard une tendance contraire dans huit pays européens (Allemagne, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Suède), à savoir un <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/595951">relâchement du lien entre l’origine sociale et le destin scolaire des individus</a> entre les cohortes nées dans le premier quart du XX<sup>e</sup> siècle et les cohortes nées dans les années 1950 et 1960. Cette tendance ne concerne toutefois que l’accès à l’enseignement secondaire, dont le lien au milieu d’origine tend à se réduire dans chacun des huit pays. S’agissant de l’accès à l’enseignement supérieur, ce lien demeure en revanche globalement inchangé, mais il reste plus faible que pour l’accès à l’enseignement secondaire, ce qui est une conséquence logique de l’enchaînement des différents seuils de sélection.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1440705458109489165"}"></div></p>
<p>La sélection sociale est nécessairement moins prononcée au stade de l’accès à l’enseignement supérieur, puisque les élèves et étudiants concernés ont déjà été sélectionnés en amont, lorsqu’ils ont accédé à l’enseignement secondaire. De ce point de vue, l’augmentation des durées de scolarisation et l’élévation générale des niveaux de diplômes diminuent mécaniquement le <a href="https://www.e-elgar.com/shop/gbp/education-occupation-and-social-origin-9781785360442.html">lien global entre origine sociale et réussite scolaire</a>, tous niveaux de diplômes confondus. La diminution du lien entre origine sociale et réussite scolaire provient donc en partie de cet effet de <a href="https://www.jstor.org/stable/2287448">composition des différents seuils de sélection</a>, auquel elle ne se réduit cependant pas. Il y a bien un effet propre de l’expansion scolaire qui, dans de nombreux pays, se manifeste en particulier au niveau de <a href="https://www.jstor.org/stable/25548310">l’accès à l’enseignement secondaire</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1456695482168889346"}"></div></p>
<p>Le cas de la France, où l’on a pu aussi observer une <a href="https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_2000_num_334_1_7526">certaine réduction du lien entre l’origine sociale et le niveau d’éducation atteint</a>, amène toutefois à nuancer cet effet propre de l’expansion scolaire. Comme le montrent les travaux de Louis-André Vallet, il semble en effet que l’essentiel de la réduction de l’inégalité des chances scolaires se soit produit en France avant la massification de l’enseignement secondaire, pour l’essentiel au sein des générations nées entre 1935 et 1944 et entre 1945 et 1954, c’est-à-dire dans des générations scolarisées en grande partie antérieurement aux réformes qui, depuis les années 1960, ont abouti à la constitution d’un système unifié d’enseignement secondaire, d’abord au niveau du premier cycle, avec la création du collège unique par la <a href="http://blog.educpros.fr/claudelelievre/2015/07/10/la-loi-haby-a-ete-promulguee-il-y-a-quarante-ans-deja/">loi Haby de 1975</a>, du nom du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, puis avec l’élargissement de l’accès au baccalauréat dans les années 1980, <a href="https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2017-1-page-27.htm">par le biais du développement des filières technologiques et professionnelles</a>. Cette réduction de l’inégalité des chances scolaires est a fortiori intervenue avant la <a href="https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/EESR13_ES_09/les_etudiants_dans_les_filieres_de_formation_depuis_50_ans/">massification de l’enseignement supérieur</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/debat-ce-que-dit-la-sociologie-sur-les-origines-des-inegalites-scolaires-117132">Débat : Ce que dit la sociologie sur les origines des inégalités scolaires</a>
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<p>Il n’en demeure pas moins que, même si l’on observe une certaine réduction de l’inégalité des chances scolaires, celle-ci demeure assez limitée. En France, Louis-André Vallet et Marion Selz montrent ainsi qu’au sein des générations concernées par cette réduction, seul un nombre assez réduit de personnes (de l’ordre de 6 à 7 %, soit une centaine de milliers) ont connu un destin scolaire différent de celui qui aurait été le leur <a href="https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2008-4-page-59.htm">si ce relâchement du lien</a> entre origine sociale et réussite scolaire ne s’était pas produit. En outre, dans le cas français, la réduction de l’inégalité des chances scolaires observée dans l’accès à l’enseignement secondaire ne se prolonge pas s’agissant de l’accès à l’enseignement supérieur, où l’on constate même un certain renforcement du lien entre l’origine sociale et l’obtention d’un diplôme d’enseignement supérieur post-bac.</p>
<p>Ce renforcement de l’inégalité des chances dans l’enseignement supérieur est une nouvelle illustration de l’articulation des évolutions observées aux différents niveaux du système d’enseignement. La très large diffusion de l’accès au baccalauréat amène dans l’enseignement supérieur, et principalement sur les bancs de l’université, une population étudiante socialement et scolairement plus hétérogène que par le passé, au sein de laquelle n’opèrent plus les phénomènes de « sur-sélection », en vertu desquels la minorité d’étudiants d’origine populaire était autrefois composée d’étudiants en moyenne plus performants que les étudiants d’origine plus favorisée, compensant en quelque sorte par un <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1371955?sommaire=1372045">surcroît de performance scolaire</a> le handicap social de leur origine.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=852&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=852&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=852&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1071&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1071&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/433982/original/file-20211125-23-ihj6dw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1071&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">PUF</span></span>
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<p>L’effet propre de l’expansion scolaire sur la réduction de l’inégalité des chances scolaires apparait au total relativement modeste et partiellement ambivalent, dès lors qu’il est tenu compte de la dimension séquentielle des trajectoires scolaires et du déplacement des seuils de sélection scolaire et sociale en aval de cursus dont la durée tend à s’allonger. </p>
<p>Une des limites des conclusions qui peuvent être tirées de l’observation de l’évolution des chances d’accès aux différents niveaux d’études secondaires et supérieures tient aussi à l’hétérogénéité des cursus, en particulier à la différenciation des filières courtes et longues, professionnelles et générales, non sélectives et sélectives, dont ce type de mesure ne tient que très imparfaitement compte. Une autre limite, tout aussi importante, tient à la disparité des contenus et des compétences attachées aux différents cursus, en sorte que la distribution des chances d’accès aux différents niveaux d’études ou de certification ne correspond que très imparfaitement à celle des performances des élèves et des étudiants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172438/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Philippe Coulangeon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’expansion scolaire a-t-elle réduit l’inégalité des chances ? Quelques éléments de réponse dans cet extrait de l’ouvrage de Philippe Coulangeon sur la diffusion de la culture.Philippe Coulangeon, Sociologue directeur de recherche au CNRS, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1694702021-10-13T11:56:05Z2021-10-13T11:56:05ZLoin de « l’éternel paysan », la figure très paradoxale de l’agriculteur français<p>Au carrefour d’injonctions et de projets sociaux contradictoires, la figure de l’agriculteur ne peut-être que paradoxale. Les agriculteurs sont autant parlés qu’ils ne parlent. L’imaginaire fleurit au gré du pouvoir et des intérêts des groupes sociaux et des politiques qui énoncent ce que sont ou doivent être les agriculteurs. </p>
<p>Certains stéréotypes ont la vie dure, parce que les <a href="https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5532667">images sociales</a> qui y sont associées ont des fonctions renouvelées. Alors même que l’agriculture a été tant de fois révolutionnée depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, la littérature, la <a href="https://histoire-image.org/fr/etudes/paysan-entre-histoire">peinture</a>, les émissions télé, la <a href="http://www.theses.fr/2018TOU20067">fiction</a> et aujourd’hui le <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/agriculture-et-economie-des-champs-34-portraits-dagriculteurs">documentaire</a> ne cessent de reprendre la figure de l’éternel paysan, de Zola à Depardon. Mais il convient de la différencier chronologiquement.</p>
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<figcaption><span class="caption">Raymond Depardon évoque son ouvrage « Rural » paru en 2020 (Fondation Cartier, 2020).</span></figcaption>
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<h2>Inclassables agriculteurs</h2>
<p>Les paysans ont longtemps été compris comme séparés, inclassables sur l’axe séparant capital et travail. Ni bourgeois, ni prolétaire, détenteur de ses moyens de production mais n’exploitant finalement que lui-même et/ou sa famille, l’agriculteur résiste à la polarisation sociale du capitalisme. En conséquence, la sociologie échoue depuis longtemps <a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_4_3422">à classer les agriculteurs</a>.</p>
<p>On peut étendre la difficulté au-delà de la position dans les rapports de production puisque les agriculteurs seraient aussi, comme <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Distinction-1954-1-1-0-1.html">l’écrivait Pierre Bourdieu</a>, une </p>
<blockquote>
<p>« population totalement étrangère à la culture légitime et même, pour l’essentiel, à la culture moyenne ».</p>
</blockquote>
<p>Population dépossédée d’elle-même dans la production de son image sociale, les agriculteurs se plient dans cette perspective à une image définie par les dominants sur eux-mêmes. Le mot même de paysan peut alors fonctionner comme une insulte, signifiant à la fois la maladresse, l’inculture, le corps lourd et finalement l’inadaptation à la société urbaine. C’est tout le propos de la <a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_17_1_2572">« classe objet »</a> de Pierre Bourdieu, pour qui</p>
<blockquote>
<p>« la folklorisation, qui met la paysannerie au musée et qui convertit les derniers paysans en gardiens d’une nature transformée en paysage pour citadins, est l’accompagnement nécessaire de la dépossession et de l’expulsion ».</p>
</blockquote>
<p>En ce sens, l’ethnologie muséographique n’est que l’instrument pour la construction d’une image paysanne au goût de la bourgeoisie entérinant la position de dominés des agriculteurs.</p>
<h2>« Paysan », un mot requalifié</h2>
<p>Avec la disparition même de la condition paysanne, cet état de fait des années 1960 et 1970 a été réinventé à l’aune d’intérêts économiques et politiques, renversant la signification du mot paysan.</p>
<p>L’univers paysan ou vigneron est aujourd’hui abondamment utilisé dans l’industrie du luxe alimentaire, du fromage au lait cru jusqu’aux <a href="https://www.belin-editeur.com/la-bourgogne-et-ses-vins">vins fins</a>, mettant en scène le régional, l’authentique, le simple, comme garant du bon dans un système d’opposition construit depuis le régionalisme culturel et la <a href="https://www.abebooks.fr/9782746712188/Voyages-gastronomies-Linvention-capitales-r%C3%A9gions-2746712180/plp">gastronomie régionale</a> contre les produits sophistiqués et artificiels.</p>
<p>De même, le sociologue Jean-Claude Chamboredon avait tôt signalé, notamment dans le <a href="https://www.presses.ens.fr/462-actes-de-la-recherche-a-l-ens_territoires.html">cas de la Provence</a>, le lien entre désindustrialisation, empaysannement des populations, ensauvagement des paysages et développement de l’industrie touristique.</p>
<p>Ou encore, le syndicalisme agricole alternatif requalifie aujourd’hui le mot de paysan, renversant le stigmate, pour justement en faire le garant d’une production à taille humaine, <a href="http://www.theses.fr/2015EHES0124">contre la mondialisation et la dépendance au capitalisme alimentaire</a>.</p>
<p>Ainsi, une grande partie de l’univers paysan est aujourd’hui l’objet d’un marketing positif, autant commercial que politique, et qui du <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2003-3-page-435.htm">vin de vigneron</a> au <a href="https://journals.openedition.org/labyrinthe/212">retour du bon pain</a> jusqu’au <a href="https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2012-1-page-207.htm?contenu=resume">producteur bio en AMAP</a> se plaît à mettre en avant l’opposition à l’industrie, à l’exploitation et au capitalisme, faisant du paysan un nouvel acteur moderne de la réinvention productive, une esthétique presque naturelle.</p>
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<figcaption><span class="caption">Saint-Nazaire et le maraîchage bio (Saint-Nazaire et Agglomération/Youtube, 2019).</span></figcaption>
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<h2>La critique sociale du productivisme</h2>
<p>Ce stéréotype paysan pluriel est pourtant loin d’épuiser les représentations communes des mondes agricoles, marquées par des institutions aux enjeux divers. Cela est particulièrement vrai du côté des politiques publiques qui ont tout changé de leurs injonctions en quelques décennies.</p>
<p>Alors même qu’il s’agissait, des années 1960 au début des années 2000, de précipiter l’abandon des petites exploitations pour la concentration foncière et le développement productiviste armé par la science et les techniques – transformant les paysans en agriculteurs modernes au prix d’une réduction drastique de leur nombre, en 1962 la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1283207">était de 16 %</a> , en <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717">2019, elle n’est plus que de 1,5 %</a> –, il convient désormais d’emprunter un tout autre chemin, pour transformer les agriculteurs en autant de gardiens de la planète par <a href="https://theconversation.com/les-mots-de-la-science-a-comme-agroecologie-165114">l’agroécologie</a>.</p>
<p>Une somme de représentations est donc venue se greffer sur ces enjeux, allant de la critique sociale du modèle productiviste et de <a href="https://www.decitre.fr/livres/reprendre-la-terre-agriculture-et-critique-sociale-9791092726442.html">l’agriculture capitaliste la plus concentrée</a> – une agriculture industrielle de la démesure et polluante, générant maladie pour les êtres humains et destruction de la biodiversité –, jusqu’à la critique de l’assistanat pour ces entrepreneurs aux marchés insuffisants pour soutenir leur activité sans l’aide de la puissance publique.</p>
<p>Cette <a href="https://journals.openedition.org/etudesrurales/11195#xd_co_f=MWNiYmFjODAtZTkwOS00ZTRkLWFlNjAtMDY1MmM0NjVhNDhl%7E">image médiatique contemporaine</a> d’entrepreneurs pollueurs et assistés a remplacé celle des paysans modernisés des années 1970 et fonctionne comme une blessure d’orgueil pour ces capitalistes inachevés, ces champions déchus du productivisme, toujours dépendants des politiques publiques, contraints à la <a href="http://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/lembourgeoisement-une-enquete-chez-les-cerealiers/">diversification entrepreneuriale</a>.</p>
<h2>Misérabilisme syndical</h2>
<p>Cette diffraction de l’image sociale des agriculteurs est aussi le produit de stratégies syndicales. On peut même parler d’un « misérabilisme syndical » comme stratégie de communication tant le discours sur la pauvreté, l’<em>agribashing</em>, la faiblesse des revenus ou encore le sur-suicide des agriculteurs est reproduit <a href="https://www2.dijon.inrae.fr/cesaer/membres/nicolas-deffontaines/">sciemment</a> pour soutenir des revendications.</p>
<p>Ainsi, paradoxalement, les discours les plus positifs sur l’agriculture et les agriculteurs sont <a href="https://theconversation.com/vers-un-tournant-rural-en-france-151490">construits par de nouveaux entrants</a> qui essayent de réinventer le monde dans les campagnes. Accueillir le peuple des doux rêveurs n’est pas neuf pour l’agriculture. Les néoruraux ont tenté, dès les années 1970, une <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1984_num_25_2_3807">réinvention alternative</a> de la vie sociale dont la fonction nourricière de l’agriculture était un des pivots à cette autonomie anti-institutionnelle.</p>
<h2>Le projet agricole comme un renversement de l’ordre social</h2>
<p>Aujourd’hui, le développement de projets alternatifs en agriculture ne cesse de gagner du terrain : pour s’installer, comme le font des enfants de la bourgeoisie urbaine au sein des AMAP, et maintenir ainsi leurs dispositions sociales en se faisant les <a href="https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2014-4-page-51.htm">producteurs agricoles</a> de cette même bourgeoisie.</p>
<p>Ou encore pour se faire salariés agricoles, comme ces bergers très diplômés qui voient dans un métier <a href="http://www.theses.fr/s226755">au cœur des alpages</a> un renversement de l’ordre social, un <em>great job</em> à l’opposé des métiers parasitaires que sont les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bullshit_jobs"><em>bullshit jobs</em></a> de la finance.</p>
<p>Aussi surprenant que cela puisse paraître pour le sociologue particulièrement affûté des hiérarchies sociales, certains docteurs en sciences sociales préféreront aujourd’hui s’installer agriculteur que devenir chercheur.</p>
<p>L’agriculture, par sa matérialité, par le mythe de l’indépendance, par la relation à la nature, continue de donner un sens concret à l’activité, et en cela, garde un fort pouvoir d’attraction et d’espoir social.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/169470/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gilles Laferté ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ni bourgeois, ni prolétaire, détenteur de ses moyens de production mais n’exploitant finalement que lui-même et/ou sa famille, l’agriculteur résiste à la polarisation sociale du capitalisme.Gilles Laferté, Directeur de recherche en sociologie, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1684192021-10-03T17:01:15Z2021-10-03T17:01:15ZPourquoi l’effort environnemental pèse sur les plus vulnérables<p>En 2022 se tiendra à <a href="https://www.cbd.int/article/draft-1-global-biodiversity-framework">Kunming</a> (Chine) la quinzième Conférence des parties sur la diversité biologique (COP15) – à ne pas confondre avec la COP26 sur le climat, prévue à Glasgow en novembre 2021.</p>
<p>Dans ce cadre, la Convention des Nations unies sur la diversité biologique travaille sur un projet à adopter, en s’appuyant sur de grands objectifs qui mêlent efficacité (améliorer l’intégrité des écosystèmes, des espèces et de la diversité génétique) et répartition sociale de l’effort à fournir (partage des ressources génétiques et financement des actions).</p>
<p>Sont ravivés ici les débats sur la compatibilité entre lutte pour la préservation des ressources naturelles et lutte contre les inégalités sociales. À l’heure où le langage de la transition socioécologique s’impose, certaines questions restent en suspens : qui a le plus d’impacts sur l’environnement, qui supporte le coût de sa protection et qui en bénéficie le plus ?</p>
<h2>Politiques environnementales et justice sociale</h2>
<p>Certains auteurs défendent l’hypothèse selon laquelle les populations les plus riches ont certes le plus d’impacts négatifs sur l’environnement mais sont aussi les <a href="http://lipietz.net/Economie-politique-des-ecotaxes">plus capables d’y remédier</a>.</p>
<p>D’autres études, <a href="https://www.cairn.info/journal-ecologie-et-politique1-2008-1-page-91.htm">menées à l’échelle des rapports nord-sud</a> ou à <a href="https://docplayer.net/15222058-Addressing-the-social-dimensions-of-environmental-policy.html">celle d’États</a>, démontrent au contraire que non seulement les populations les plus pauvres sont celles qui polluent le moins, mais qu’elles contribuent le plus aux politiques de protection de l’environnement et, paradoxalement, bénéficient le moins de leurs effets.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1309143065400139776"}"></div></p>
<p>Ces questions et les controverses qu’elles ont soulevées ont été au cœur du programme <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-13-SENV-0001">« Effort environnemental comme inégalité : justice et iniquité au nom de l’environnement »</a> (2014-2020), que nous avons initié en rassemblant une trentaine de chercheurs en sciences humaines et sociales.</p>
<p>Nous nous sommes penchés sur ces sujets <a href="https://www.peterlang.com/view/title/73384">à travers la notion d’« effort environnemental »</a>, avec cette interrogation : en quoi les politiques environnementales qui requièrent cet effort contribuent-elles à créer, renforcer ou diminuer les inégalités sociales et environnementales ?</p>
<h2>Des inégalités aggravées</h2>
<p>Nous avons formulé l’hypothèse d’un effort environnemental plus élevé des populations socialement vulnérables.</p>
<p>Cette hypothèse a été mise à l’épreuve de l’application, sur plusieurs terrains (La Réunion, Marseille et ses environs, Les Deux-Sèvres, Pyrénées-Atlantiques), de politiques environnementales sectorielles : celle des parcs nationaux pour la biodiversité et celles des mesures agroenvironnementales (MAE) et <a href="https://aires-captages.fr/page/contexte-reglementaire">captages Grenelle</a> pour l’eau.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1374165800702083074"}"></div></p>
<p>Nos travaux révèlent que les politiques environnementales de la biodiversité et de l’eau tendent, dans ces zones, à institutionnaliser si ce n’est à aggraver les inégalités. La contribution qu’elles demandent a plus d’effets sur les populations les moins à même de défendre leurs usages et leurs droits d’accès à la nature.</p>
<h2>Des mesures moins favorables aux plus pauvres</h2>
<p>Lors de la mise en place du Parc national des Calanques et <a href="https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02470519/document">celui de La Réunion</a>, les usages les plus populaires de la nature (comme espace public, de pique-nique ou de prélèvements) font à la fois partie des pratiques jugées les plus problématiques et les moins représentées dans les instances de ces derniers.</p>
<p>Autre exemple, pour améliorer la qualité de l’eau en France, les efforts les plus importants sont demandés à l’ensemble des consommateurs, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=IhyqT-ZlW9U">via la hausse du prix de l’eau</a>. Ce prix étant le même pour tous, il est plus difficile à supporter pour les ménages les plus pauvres.</p>
<p>Par ailleurs, les bénéfices de ces politiques sont le plus souvent captés par les publics relativement les plus puissants, tant en termes d’effets environnementaux produits que de compensations (monétaires ou non) octroyées. Les parcs nationaux favorisent l’accès à la nature et les usages prisés par les classes moyennes supérieures ainsi que les acteurs économiques qui développent ces usages (plaisance, plongée, etc.).</p>
<p>De la même manière, les mesures agroécologiques sont adaptées aux exploitations agricoles d’une certaine dimension et non aux plus petites, ne serait-ce parce que l’indemnité financière est proportionnelle à la superficie.</p>
<h2>Contribution et effort, deux notions distinctes</h2>
<p>Lors de la conception de <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-13-SENV-0001">notre projet de recherche</a>, nous assimilions l’effort environnemental à une contribution demandée par les politiques publiques. Or effort et contribution sont à distinguer pour au moins trois raisons.</p>
<p>La première est qu’une contribution peut ne pas être vécue comme un effort, y compris par ceux qui y souscrivent. C’est le cas des modes d’habitation sobres et précaires dans les espaces de nature protégés. C’est aussi le cas des agriculteurs qui, au titre d’une mesure agroenvironnementale souscrite volontairement, perçoivent une indemnité financière pour utiliser moins d’engrais azotés ou de pesticides de façon à diminuer les risques de transferts de résidus contaminants dans les ressources en eau (nappes ou rivières).</p>
<p>La deuxième raison tient au fait que la contribution n’est pas toujours visible. Prenons l’exemple de l’eau : combien de personnes savent que la qualité de l’eau potable repose sur des solutions curatives (interconnexion des réseaux d’eau, fermeture des captages les plus contaminés, usines de dépollution) plus que sur la restauration de la qualité de l’eau à la source qui nécessite des solutions préventives (diminution des pollutions en amont) ? Pas grand monde, alors que le coût de ces usines et des interconnexions est reporté sur la facture d’eau de chacun d’entre nous.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1070583526549061632"}"></div></p>
<p>Enfin, une même contribution peut générer un effort différent selon les ressources économiques des personnes. C’est le cas des dispositifs de protection des ressources naturelles, comme l’interdiction de cueillir les espèces endémiques : la même participation est demandée à tous les usagers, indépendamment de leur degré de dépendance à la ressource et au périmètre de protection défini. À contribution égale, l’effort à fournir ne revêt pas les mêmes proportions.</p>
<h2>Les conditions d’un effort mieux réparti</h2>
<p>Ainsi, à la différence d’une contribution définie pour un résultat escompté par un dispositif d’action publique, l’effort doit être contextualisé : il est relatif, certaines de ses dimensions étant plus importantes que d’autres pour l’activité ou le choix de vie des personnes.</p>
<p>Indissociables de valeurs éthiques (liberté, autonomie), d’attachement à un lieu ou d’inscription dans une filiation, ces dimensions, incommensurables, ne peuvent <a href="http://www.lespetitsmatins.fr/collections/lecologisme-des-pauvres-une-etude-des-conflits-environnementaux-au-sud/">pas être compensées par une indemnité monétaire</a>.</p>
<p>L’effort environnemental « juste » serait donc proportionnel à l’impact écologique (difficile à évaluer) et tiendrait compte des inégalités existantes, afin de les réduire ou <em>a minima</em> de ne pas les aggraver. Ceci implique d’évaluer les conséquences économiques et sociales de la contribution demandée.</p>
<p>En ce sens, si cette contribution est répartie selon le principe d’une égalité arithmétique, observée dans nombre de politiques environnementales (égalité d’objectifs ou de moyens attribués), la répartition de l’effort environnemental ne pourra ni être équitable ni faciliter la transformation socioécologique attendue.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/168419/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Le programme de recherche coordonné par les auteures a reçu un financement public de l’Agence nationale de la recherche.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Valérie Deldrève ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les politiques de protection de la biodiversité et de la qualité de l’eau fixent des règles générales qui ne tiennent pas compte de l’effort très variable qu’elles demandent aux citoyens.Jacqueline Candau, Directrice de recherche en sociologie, InraeValérie Deldrève, Directrice de recherche en sociologie à l’Inrae Nouvelle-Aquitaine, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1688962021-09-30T18:17:23Z2021-09-30T18:17:23ZL’étoffe des contestataires : quand le vêtement habille la politique<p>Moulée dans une robe immaculée, exhibant au verso un impérieux « Tax the rich », Alexandria Ocasio-Cortez a réussi à focaliser l’attention des <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/09/14/tax-the-rich-alexandria-ocasio-cortez-fait-sensation-dans-sa-robe-a-message-au-gala-du-met_6094639_4500055.html">médias</a> lors de son apparition au gala du Met (Metropolitan Museum of Art). Rivalisant (pour le glamour) avec Sharon Stone ou Emily Ratajkowski, et (pour la provocation) avec Kim Kardashian ou Rihanna, elle a su transformer une soirée mondaine en arène médiatique et en tribune politique.</p>
<p>La performance n’est pas mineure. Elle questionne le rôle du vêtement comme vecteur de revendications politiques et l’aptitude de la jeune élue démocrate à capter une visibilité par la médiation d’une posture qui ne saurait être réductible au (seul) slogan exposé de façon transgressive.</p>
<h2>Horizon d’attentes et provocations institutionnalisées</h2>
<p><a href="https://www.liberation.fr/lifestyle/tax-the-rich-la-robe-daoc-en-impose-au-met-gala-20210914_DWAMUL4R5FG7VMXBZNCDVRDUHQ/">Le coup politique et médiatique orchestré par AOC</a> (les initiales témoignant de son accès à une forme de célébrité) repose sur une accumulation de signes contradictoires qui, par un jeu de dissonances, finit par faire sens : au milieu du gotha, une jeune élue progressiste exhibait un message qui, faisant écho aux promesses de campagne de Joe Biden et aux débats en cours à la chambre des représentants sur la taxation des hauts revenus (plus de 400 000 dollars), visait explicitement celles et ceux qui avaient acquitté un ticket d’entrée de 35 000 dollars.</p>
<p>Sa présence pouvait sembler doublement déplacée au sein de cet aréopage de rares privilégiés célébrant la consommation ostentatoire et la superfluité théorisées par <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Theorie-de-la-classe-de-loisir">Thorstein Veblen</a> : elle n’avait pas acquitté de droit d’entrée et son mandat politique ne la qualifiait pas pour parader sur le tapis rouge.</p>
<p>Sans doute pourrait-on arguer qu’aux États-Unis les liens entre <em>people</em> et politique ne sont pas neufs et que la culture de la célébrité n’a pas épargné le <a href="https://www.pur-editions.fr/product/ean/9782753578135/selfies-et-stars">champ politique et ses acteurs (actrices)</a>.</p>
<p>Cette soirée, organisée tous les ans au Met afin de recueillir des fonds pour le Costume Institute, fut jugée <a href="https://www.voici.fr/news-people/actu-people/photos-met-gala-2021-ben-affleck-et-jennifer-lopez-sembrassent-masques-rihanna-et-asap-rocky-saffichent-enfin-ensemble-ce-quil-ne-fallait-pas-rater-712405">« la plus folle de l’année »</a>. Le vestiaire était conforme à cet horizon d’attente, entre élégances et extravagances. Parades et parures (les aisselles non épilées de Lourdes Leon, la fille de Madonna) témoignaient des provocations soigneusement calculées et institutionnalisées.</p>
<h2>Politisation du corps</h2>
<p>Cette double performance, scénique et politique, était aussi indissociable d’une politisation du corps. Par l’impact visuel du slogan d’abord. Forme brève ayant vocation à circuler, concentration du sens à l’expressivité assumée, il se détachait d’un rouge sang, épousant d’une élégante graphie hypertrophiée les courbes de l’élue, cette silhouette effilée aux épaules hâlées et dénudées servant de support/surface au discours asséné. Elle n’a pas été la seule à mobiliser ce répertoire contestataire, celui du vestiaire-écrit ou de l’acte graphique : la « It girl » Cara Delevingne a arboré un gilet pare-balle – signé Dior – orné d’un « Peg the Patriarchy » lui aussi en lettres rouges incendiaires.</p>
<p>Politisation aussi, par le choix de la robe, <a href="https://www.ellequebec.com/mode/designers/portrait-aurora-james">signée Aurora James</a>, jeune afro-canadienne immigrée à New York, passée du marché aux puces de Brooklyn au rang de styliste primée, et dont le but est de concilier mode et développement durable.</p>
<p>Politisation enfin dans cette aptitude à subvertir les lieux et les rôles, l’élue endossant les atours du glamour et jouant sur les attributs, largement refoulés en politique, de <a href="https://www.puf.com/content/Pouvoir_et_beaut%C3%A9">la beauté et de la séduction</a>.</p>
<h2>Se singulariser pour exister (politiquement)</h2>
<p>Si sa démarche témoigne d’une forme de libre arbitre vestimentaire, les choix opérés par les gouvernants comme par les opposants en la matière ne sont jamais neutres. Ils disent, dans la conformité aux normes, la conformation aux rôles et aux ordres (esthétiques et politiques) comme, à l’inverse, dans la provocation, la contestation des phénomènes de domination.</p>
<p>Exhibant un tee-shirt en lieu et place du traditionnel costume-cravate lors du débat télévisé du premier tour de l’élection présidentielle (le 5 avril 2017), Philippe Poutou, candidat du Nouveau parti anticapitaliste, signait par le refus ostensible des conventions mondaines, la contestation de l’establishment politique et de ses codes. Le vêtement était le message : il signifiait le rejet de la frivolité bourgeoise dans le monde des luttes communistes ou révolutionnaires.</p>
<p>La question du port de la cravate reste à cet égard emblématique. Fétiche d’une normalité (la cravate construit les identités de genre et notamment la masculinité tout en s’imposant comme norme vestimentaire), elle est aussi un enjeu politique. On ne compte plus les <a href="https://www.lepoint.fr/politique/finies-les-polemiques-l-assemblee-nationale-impose-un-code-vestimentaire-18-01-2018-2187841_20.php">rappels à l’ordre</a>, à l’Assemblée nationale d’abord, visant les parlementaires peu respectueux des conventions.</p>
<p>Il s’agit davantage d’une coutume stabilisée au point d’être devenue une norme dont les huissiers étaient les gardiens vigilants. Les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/divers/texte_reference/02_reglement_assemblee_nationale">textes réglementaires</a> n’imposaient pas explicitement le port de la cravate mais recommandaient une tenue correcte, celle-ci étant indissociable de cette pièce du vestiaire, élément incontournable de la parure masculine jusqu’à la <a href="https://www.la-croix.com/France/Politique/cravate-nest-obligatoire-lAssemblee-2017-07-21-1200864653">levée de cette contrainte</a> par le bureau de l’Assemblée à partir de 2017.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/NxfnI4YXEhc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Jack Lang en col mao siglé (INA, 1985).</span></figcaption>
</figure>
<p>Quelques exemples célèbres illustrent cette histoire des microtransgressions vestimentaires : de l’apparition de Jack Lang en veste à « col mao » siglée Mugler le 17 avril 1985 à celle, plus récente, des <a href="https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/video-des-insoumis-sans-cravate-a-l-assemblee-nous-rejetons-ce-code-vestimentaire-qui-nous-est-impose_2257777.html">députés de la France insoumise</a> sans cravate en juin 2017. Symbolique, son absence fut conçue comme un geste politique que commenta d’ailleurs Jean-Luc Mélenchon :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a eu dans cette Assemblée, autrefois, des sans-culottes, il y a dorénavant des sans-cravates. »</p>
</blockquote>
<p>Par cette omission volontaire, les députés rebelles investissaient le vêtement d’une signification qui jouait sur la ressemblance entre les élus et leurs mandants. La démarche n’était pas neuve. Déjà sous la III<sup>e</sup> République, en novembre 1894, le député de l’Allier Christophe Thivrier, dit Christou, issu du Parti ouvrier, faisait sa rentrée parlementaire en « biaude » (blouse), afin d’emblématiser son attachement aux classes populaires.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Un dessin montrant Christophe Thivrier, premier maire socialiste au monde, se faisant expulser de la Chambre des députés" src="https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=701&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=701&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=701&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=880&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=880&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423611/original/file-20210928-24-1d768kn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=880&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Christophe Thivrier, premier maire socialiste au monde, expulsé de la Chambre des députés. Extrait de la couverture du supplément illustré du <em>Petit Journal</em> du lundi 18 février 1894.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Thivrier#/media/Fichier:Christophe_Thivrier_1894.jpg">José Belon/Wiki Commons</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Avant lui, le <a href="https://histoire-image.org/fr/etudes/portrait-pere-gerard">« père Gérard »</a> en costume de cultivateur breton sous la Constituante, le député de Marseille <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Marius_Astouin">Louis Marius Astouin</a> et son habit de portefaix en 1848 ou encore <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/01/24/26010-20180124ARTFIG00173-quand-un-depute-du-doubs-siegeait-en-burnous-a-l-assemblee-en-1896.php">Philippe Grenier</a>, premier élu musulman siégeant en gandoura et en burnous en 1896, illustrent ces actions délibérées souvent usitées par les nouveaux entrants.</p>
<p>Un siècle plus tard, en 1997, l’arrivée de Patrice Carvalho dans l’hémicycle, cravaté mais en bleu de chauffe, creuset d’une mémoire et d’une histoire usinières, constitue un nouveau scandale qui médiatise sa condition : être le seul député issu du monde ouvrier.</p>
<h2>Symbolique politique et usages contestataires</h2>
<p>Au-delà de cette contestation de la police des apparences par les professionnels politiques (entre provocations et scandales), le vêtement irrigue l’univers des luttes. De la révolte bretonne des bonnets rouges à celle de « gilets jaunes », chromatisme et vestiaire se conjuguent pour marquer la défiance, exprimer les mécontentements ou la colère et donner corps aux revendications. Les répertoires d’action <a href="https://www.persee.frdoc/socco_1150-1944_1998_num_31_1_1770">se nourrissent</a> de tous ces signes et insignes distinctifs. Ils invitent à une lecture politique et anatomique du détail.</p>
<p>Comme tout symbole, le vêtement recèle une <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_3_2656">dimension identitaire</a> qui œuvre à l’intégration de l’individu dans le groupe, ravive la fidélité contestataire tout en autorisant, à l’image des messages apposés sur les gilets jaunes, des formes d’expressions plus personnalisées.</p>
<p>Il se prête alors à de <a href="https://calenda.org/789338?lang=de">multiples stratégies d’annexions</a> (le pantalon des garçonnes) comme de rejet (les soutiens-gorge par les féministes américaines), de détournement des vêtements de travail ou des marques (les polo <a href="https://theoutline.com/post/1760/fred-perry-polo-skinheads">Fred Perry par les suprémacistes américains</a>) comme leur refus (à l’image du « no logo » de Naomi Klein et des altermondialistes) en passant par la récupération et la réparation tels que le « upcycling » et le <a href="https://www.thegoodgoods.fr/mode/visible-mending-la-reparation-acte-de-resistance-contre-lobsolescence-programmee/">« visible mending »</a> des fashion activistes s’opposant au système-mode porté par l’idéologie néo-libérale.</p>
<p>Que dire enfin des Femen (puis des Homen) ou des étudiants du <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1016231/cinq-ans-printemps-erable-droits-scolarite-greves-etudiants">Printemps érable québécois</a> qui firent de leur nudité le ressort de leur protestation et de leur corps (dévêtu) une arme ?</p>
<h2>Une signification politique fluctuante</h2>
<p>Mais la symbolique politique du vêtement impose une contextualisation tant il existe une labilité du signe qui fluctue selon les conditions d’appropriation et d’exhibition. Banals dans la sphère domestique, les <a href="https://www.ohmymag.com/roselyne-bachelot/roselyne-bachelot-en-crocs-roses-au-conseil-des-ministres-pari-tenu-photos-et-video_art6939.html">crocs roses de Roselyne Bachelot</a> se parent d’une dimension transgressive sur le perron de l’Élysée.</p>
<p>La signification (politique) d’un vêtement n’est donc jamais totalement figée. Elle évolue dans le temps et selon les lieux comme l’atteste la trajectoire du <em>blue jean</em> <a href="https://www.livrenpoche.com/products/une-histoire-du-blue-jean?variant=39414451994786">étudiée par Daniel Friedman</a>, longtemps chargé de multiples connotations de révolte et de contestation, celle du hippie comme celle du biker, avant de connaître une acclimatation planétaire, même si le <a href="https://www.marieclaire.fr/,cecile-duflot-jean-conseil-des-ministres,20123,530718.asp">jean de Cécile Duflot</a> lors du premier conseil des ministres suscita une polémique.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Une image de mode représentant deux hommes et deux femmes portant des vêtements en jean" src="https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423617/original/file-20210928-23-1qy05pt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=565&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Longtemps symbole de la marginalité sociale, le vêtement en jean est maintenant présent dans le vestiaire de tous les milieux sociaux, aux quatre coins du monde.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeans_Jeans_Jeans.jpg">Jcjeansandclothes/Wiki Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La géométrie solennelle du pouvoir d’État autorise peu les écarts qui seront en revanche largement tolérés voire plébiscités dans les mobilisations collectives, à l’image du sit-in, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Die-in">die_in</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kiss-in">kiss-in</a>.</p>
<p>Langage des résistances, porteur d’une mémoire sociale ou politique, adapté, détourné ou réinventé, le vestiaire est riche de possibles esthétiques et de plus-values politiques. Il forge les identités et construit les antagonismes, dessine les clivages et popularise les messages ; il médiatise les combats et frappe l’opinion ; il fédère et mobilise. À ce titre, par le gouvernement des corps qu’il met en jeu, il reste un formidable catalyseur et analyseur des contestations.</p>
<hr>
<p><em>L’auteur publie le 6 octobre <a href="https://www.puf.com/content/Pouvoir_et_beaut%C3%A9">« Pouvoir et beauté »</a> aux éditions PUF.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/168896/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Hourmant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comme le vêtement peut-il être vecteur de revendications politiques ?François Hourmant, Professeur de science politique, Université d'AngersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1635202021-06-29T20:43:13Z2021-06-29T20:43:13ZÉlections présidentielles : l’abstention, révélatrice de territoires négligés par les politiques publiques<p>Passée l’annonce des premières estimations sur la composition des futurs conseils régionaux, dimanche à 20 heures, l’ensemble des forces politiques s’accordaient pour faire de l’abstention un des <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/politique/elections/abstention-prime-aux-sortants-defaite-du-rn-six-lecons-du-second-tour-des-regionales_2153775.html">faits majeurs</a> du second tour des élections régionales. Le phénomène semble général. Près de deux électeurs sur trois ne se sont pas déplacés. La participation ne progresse qu’en Guyane par rapport au scrutin de 2015. Seule la Corse a vu plus de la moitié de sa population se rendre dans les bureaux de vote.</p>
<iframe title="A l'exception de la Guyane, l'abstention a progressé dans tous les territoires." aria-label="Barres regroupées" id="datawrapper-chart-o9BRk" src="https://datawrapper.dwcdn.net/o9BRk/1/" scrolling="no" frameborder="0" style="width: 0; min-width: 100% !important; border: none;" height="1232" width="100%"></iframe>
<p>Comment <a href="https://www.francetvinfo.fr/elections/abstention/elections-regionales-l-abstention-au-second-tour-atteint-65-7-selon-une-estimation-d-ipsos-sopra-steria_4680401.html">expliquer ce constat</a> ? La multiplication des élections, les spécificités de certains scrutins, l’offre politique, mais aussi la météo restent des arguments fréquemment avancés. Cependant, des facteurs plus structurants à propos de la population abstentionniste peuvent également être observés.</p>
<p>Dans un article de 1997, le sociologue François Héran observait déjà une progression de l’abstention, qu’il expliquait par une hausse de <a href="https://www.epsilon.insee.fr/jspui/handle/1/775">l’intermittence du vote</a> (on ne vote pas à tous les scrutins), davantage que par une abstention systématique. Deux approches alimentent aujourd’hui les publications scientifiques quant aux caractéristiques de cette population. La première reste centrée sur l’individu, la seconde met l’accent sur le contexte territorial.</p>
<p>Deux types d’abstentions leur font écho. Celle-ci peut découler d’un « désenchantement », d’un désintéressement, d’une forme de retrait de la vie politique comme d’un choix actif de ne pas voter en guise de protestation.</p>
<p>À partir de données portant sur les deux tours de l’élection présidentielle de 2017 dans la métropole parisienne, marquée par des inégalités territoriales prononcées, <a href="https://www.researchgate.net/publication/352748129_Abstentionist_voting_-_between_disengagement_and_protestation_in_neglected_areas_a_spatial_analysis_of_the_Paris_metropolis">nos travaux</a> viennent tester la pertinence de ces deux hypothèses. Ils s’intéressent notamment à l’importance du contexte territorial de l’individu comme facteur qui pousse ou non à se rendre aux urnes.</p>
<h2>Entre désenchantement et protestation</h2>
<p>Au cours des dix dernières années, la sociologie, la science politique et la géographie ont eu tendance à converger en termes d’analyse des comportements électoraux. Comme nous le mentionnions, le vote abstentionniste peut être envisagé de deux manières.</p>
<p>Premièrement, dans les territoires où se concentrent des populations politiquement et/ou sociologiquement marginalisées, le taux d’abstention s’avère plus élevé. Cela fait référence aux non-votants qui demeurent en marge de la vie politique (par exemple, les jeunes, les personnes ayant un faible niveau d’éducation ou les chômeurs, et ceux que les partis n’ont pas réussi à atteindre).</p>
<p>Les politologues expliquent ce constat par le fait que les électeurs ne prennent plus la peine de se rendre aux urnes, parce qu’ils ont perdu confiance dans la politique ou s’en désintéressent. Ils ont une attitude de désenchantement, car ils se sentent abandonnés par les politiciens et les politiques publiques. Ces personnes pensent que voter ne changera pas leur vie.</p>
<p>Deuxièmement, les territoires qui connaissent des difficultés économiques et une marginalisation durable deviennent plus susceptibles de connaître des niveaux élevés d’abstention. Cette hypothèse fait référence aux non-votants vivant dans des territoires périphériques et en déclin. Ils ont tendance à avoir une attitude de protestation et, en s’abstenant, visent à montrer qu’ils protestent contre les politiciens et leurs offres politiques et idéologiques.</p>
<h2>Un déclin des services publics dans certains territoires qui ne passe pas auprès des citoyens</h2>
<p>Nos résultats confirment l’hypothèse selon laquelle les populations socialement et politiquement marginalisées restent plus susceptibles de s’abstenir. Tout se passe comme si l’alternance gauche/droite, en place depuis 1981 sans que les conditions de vie de la population ne s’améliorent, avait fini par produire un fort sentiment d’inutilité face au vote. De fait, la marginalisation de certains territoires (concentrant des populations avec des difficultés économiques) a créé un contexte défavorable, devenant ainsi un catalyseur du désengagement et conduisant à l’abstention.</p>
<p>Ils soutiennent aussi l’idée que l’abstention peut être interprétée comme un vote de protestation, comme un signal de mécontentement envoyé aux élus politiques dans des territoires qui s’estiment laissés pour compte. Nous observons notamment que les personnes vivant dans des municipalités qui connaissent une croissance supérieure à la moyenne des services locaux de base sur le long terme ont tendance à moins s’abstenir que celles qui connaissent un déclin relatif des équipements et services locaux.</p>
<p>A contrario, là où l’on enregistre une diminution du nombre de magasins locaux et de l’offre de services publics (liée à la fermeture d’écoles, de postes de police et de bureaux de poste), l’abstention s’avère plus importante.</p>
<p>Il s’agit de personnes qui se sentent insatisfaites de leurs conditions de vie, mais, précision importante, qui ne semblent pas forcément en difficulté sociale. Elles ont souvent un emploi et font même souvent partie des classes moyennes supérieures. Reste qu’elles ont l’impression de payer beaucoup d’impôts et pourtant de faire face à un déclin des services publics dans leur commune. Cela entretient le sentiment que la pression fiscale qu’elles subissent est injuste. Ces personnes décident alors de ne pas aller voter pour marquer leur mécontentement.</p>
<p>Au bilan, <a href="https://www.researchgate.net/publication/352748129_Abstentionist_voting_-_between_disengagement_and_protestation_in_neglected_areas_a_spatial_analysis_of_the_Paris_metropolis">notre article</a> met en évidence des différentiels de taux de participation électorale entre les territoires, avec pour conséquence que certaines municipalités tendent à rester en marge de la vie politique avant et pendant les élections. Par conséquent, les politiques publiques devraient davantage chercher une cohésion territoriale au risque que les déséquilibres actuels, renforcés par la fermeture de services publics dans certains territoires, accentuent encore le ressentiment d’une partie de la population qui se sent de plus en plus marginalisée et pas entendue par les décideurs politiques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163520/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sebastien Bourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les populations des territoires où le nombre de magasins locaux et l’offre de services diminuent publics tendent à moins se rendre aux urnes, relève une étude.Sebastien Bourdin, Enseignant-chercheur en géographie-économie, Laboratoire Métis, EM NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1606292021-05-30T20:42:21Z2021-05-30T20:42:21ZQui est « identitaire » ? Enquête dans les quartiers populaires<p>En France, des « identitaires » auto-proclamés, liés à la tradition de <a href="https://www-cairn-info.iepnomade-2.grenet.fr/vers-la-guerre-des-identites--9782707188120-page-220.htm">l’extrême droite</a>, essentialisent et racialisent l’appartenance nationale, de manière explicite, afin de distinguer, contre la tradition civique et républicaine française, des <a href="https://www.nouvelobs.com/politique/20180227.OBS2804/rokhaya-diallo-traitee-de-francaise-de-papier-nadine-morano-dans-les-pas-de-charles-maurras.html">« faux » et « vrais »</a> Français selon leur origine.</p>
<p>Dans le débat public cependant, ce sont souvent des collectifs antiracistes luttant contre les discriminations, voire les universitaires travaillant sur la question raciale, qui se voient accusés « d’essentialiser des identités », de verser dans <a href="https://theconversation.com/islamo-gauchisme-sen-prendre-a-la-recherche-montre-limpossible-decolonisation-de-luniversite-149411">« l’islamogauchisme »</a> et de menacer la cohésion de la République. Sont mises en cause notamment certaines organisations (par ailleurs en conflit) comme le Comité Adama ou le Parti des Indigènes de la République (PIR), qui sont parfois qualifiées « d’entrepreneurs identitaires ». Ce terme désigne des personnes ou organisations qui viseraient à promouvoir des appartenances collectives selon un critère ethnique – une notion qui s’applique, de manière privilégiée, à des groupes nationalistes ou <a href="https://www.cairn.info/a-la-recherche-de-la-democratie--9782845863231-page-59.htm">ethno-religieux</a>.</p>
<p>Ces collectifs comme d’autres moins controversés, (associations locales par exemple), mais aussi des universitaires ou des agents publics alertant sur l’ampleur des discriminations ethno-raciales, sont présentés comme responsables de la « racialisation des identités ». Ce faisant, des acteurs dont les démarches sont à la fois diverses et différentes se trouvent amalgamés et stigmatisés.</p>
<p>Dans cette perspective, les membres de minorités ethno-raciales tendraient à leur emboîter le pas, s’appropriant des identités raciales réifiées ou figées.</p>
<p>Qu’en est-il réellement ? Au-delà des fantasmes, <a href="https://www.puf.com/content/L%C3%A9preuve_de_la_discrimination">l’enquête</a> par entretiens (N = 245) et par observations que nous avons conduite dans des quartiers populaires en France et à l’étranger entre 2014 et 2018 apporte des réponses empiriques à cette question. Elle permet notamment de comprendre comment se construisent des modes d’identification minoritaires. Cette enquête montre à cet égard le rôle prépondérant des discriminations ethno-raciales, territoriales et religieuses.</p>
<h2>Des identités plurielles : origine, quartier, classe…</h2>
<p>En sciences sociales, la <a href="https://www.cairn.info/journal-geneses-2005-4-page-134.htm">notion d’identification</a> rend compte depuis longtemps du caractère labile des « identités » : selon les situations, les individus se réfèrent à une pluralité de critères identitaires – une même personne ayant tendance à se penser plutôt comme femme, par exemple, ou comme jeune, noire, française, musulmane, membre des classes populaires ou habitante d’un quartier populaire, etc., en fonction des contextes.</p>
<p>Accuser les sciences sociales de vouloir essentialiser les identités témoigne ainsi d’une forme d’ignorance : les mots en – tion (identification, racialisation) visent précisément à souligner le caractère processuel et contingent des « identités ». Qu’en est-il des catégories mobilisées par les personnes interrogées dans le cadre de notre enquête ?</p>
<p>Ces enquêtés représentent une diversité de quartiers populaires (dans différentes villes) et de générations et sont membres, le plus souvent, d’une minorité ethno-raciale. S’ils ne se réfèrent pas systématiquement à un « nous » – « nous les Maghrébins », « musulmans », « habitants d’un quartier populaire », etc. – beaucoup mobilisent malgré tout dans le cours de l’entretien, plus ou moins ponctuellement, ces marqueurs identitaires. Contrairement à une idée répandue dans les sciences sociales, le marqueur ethno-racial (« nous les noirs », « les Arabes », etc.) est ici plus souvent mobilisé (par un tiers des enquêtés) que le marqueur territorial (« nous membres des quartiers populaires », qu’évoque un enquêté sur huit). De même, il est fait un peu plus souvent référence à la religion (« nous les musulmans ») qu’au territoire.</p>
<h2>Des marqueurs identitaires imbriqués</h2>
<p>La mobilisation de catégorisations ethno-raciales est d’abord liée à l’expérience des discriminations dont la moitié renvoie, dans notre corpus, à l’origine (contre 21 % à la religion supposée, et 13 % seulement au lieu de résidence). Si les identifications ethno-raciales et religieuses sont bel et bien saillantes au sein des quartiers populaires, elles restent malgré tout labiles et plurielles : ainsi par exemple, si le « nous, habitants des quartiers populaires » est peu mis en avant, il tend à le devenir quand les individus évoquent l’action de la police. Ce marqueur identitaire est rendu saillant par le sentiment qu’ont certaines personnes d’être ciblées comme membres de ces quartiers, notamment <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2016-5-page-729.htm">par la police</a> – ce qui illustre le caractère relationnel, ou la dimension dialectique, des « identités ».</p>
<p>De plus, les marqueurs identitaires apparaissent couramment imbriqués plutôt qu’opposés, le « nous » pouvant renvoyer à la fois au quartier et au critère de « l’origine » – les deux appartenances étant souvent mêlées. La souffrance suscitée par les expériences de discrimination ou de stigmatisation découle bien souvent de formes d’altérisation fortement imbriquées où classe, race et quartier s’entremêlent, à l’image de l’expérience relatée par Cyntia, qui associe la classe (« J’étais la seule qui avait une mère aide-soignante ») et la race (« j’ai toujours été la seule Noire dans ma classe ») :</p>
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<p>« On était dans le vestiaire de sport avec ma classe, ça se passe en 6<sup>e</sup>. Tout le monde disait “tes parents font quoi ?” et j’avais presque la moitié de ma classe qui disait “mon père est avocat, chirurgien”. Vraiment des grands métiers ! Et j’étais la seule qui disait “ma mère elle est aide-soignante”. J’ai une élève qui m’a demandé c’était quoi aide-soignante ? ! J’avais expliqué “elle s’occupe des malades”. “Comme une infirmière ?”, je dis “non, elle les change, elle les lave”, alors elle fait “Aaaah…”, comme ça, dégoûtée ! Je me suis sentie mal ! Je me suis sentie très très mal ! J’avais l’impression que j’étais toute seule dans ma classe. J’ai toujours été la seule Noire dans ma classe. » (Cyntia, F, 19 ans, BAC STMG, étudiante, Villepinte)</p>
</blockquote>
<p>Cela peut témoigner d’un « nous » aux frontières floues. On a bien affaire, quoi qu’il en soit, à des identifications rendues (ou non) saillantes dans un contexte donné – en aucun cas à des identités essentialisées.</p>
<h2>Le poids des discriminations : des identités réactives</h2>
<p>Labiles, les identités apparaissent principalement réactives : c’est d’abord l’expérience d’une discrimination ou d’une minoration qui rend saillant un « nous » stigmatisé. Autrement dit, les individus font d’abord le constat qu’ils sont désignés ou traités, de manière récurrente, en tant que membres d’une catégorie – dans laquelle, souvent, ils ne se reconnaissent pas. Comme le dit Malika à Roubaix, Française d’origine algérienne âgée de 47 ans, au chômage en dépit de son Bac+3 :</p>
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<p>« On nous pousse… jamais je n’aurais pensé un jour dire “on” ou “nous”. À force, on se pose la question du “on”. »</p>
</blockquote>
<p>Le « on » dont il est question ne renvoie pas à l’idée d’une « essence » (ethnique ou raciale), mais au partage d’une même expérience, celle d’interactions quotidiennes marquées, souvent depuis l’enfance, par la différenciation ou la minoration – voire simplement du racisme.</p>
<p>L’appartenance réelle ou supposée à cette catégorie devient alors pertinente : elle renvoie à une « réalité », celle de l’assignation identitaire (une identité subie, imposée de l’extérieur) et de l’expérience d’une stigmatisation ou discrimination.</p>
<p>Ainsi l’enquête confirme que le racisme, la stigmatisation ou la minoration contribuent à produire des appartenances minoritaires, ou la race <a href="https://anamosa.fr/livre/race/">au sens sociologique du terme</a>, comme catégorie de sens commun pouvant venir à faire sens pour les individus.</p>
<p>Des collectifs ou des militants peuvent toujours viser à retourner le stigmate associé à ces catégories, en se les réappropriant de manière positive. Mais les catégories que promeuvent certains <a href="https://hal.umontpellier.fr/hal-02892525/file/521-4438-1-PB.pdf">mouvements antiracistes</a> – « racisés », « indigènes », etc. – souvent jugées dangereuses dans le débat public, ne sont quasiment pas mobilisées par les personnes que nous avons rencontrées.</p>
<p>Pour notre enquête, nous avons suivi onze associations, des collectifs locaux créés par les habitants de quartiers populaires portant, de manière indirecte parfois, sur la lutte contre les discriminations (à partir d’une action culturelle, d’éducation populaire, au sein de centres sociaux, etc.). À la différence des mouvements évoqués ci-dessus, ces associations, qui sont directement en contact avec les habitants, ne reprennent pas à leur compte ces catégorisations.</p>
<p>Si elles s’emparent des enjeux de discrimination ethno-raciale, c’est toujours, bien loin d’un supposé « séparatisme » ou <a href="https://laviedesidees.fr/Communautarisme-4176.html">« communautarisme »</a>, dans une logique d’aspiration à la reconnaissance et à l’égalité.</p>
<h2>« Être français, c’est quand tu m’accepteras »</h2>
<p>Les enquêtés ont très souvent le sentiment que leur appartenance à la communauté nationale leur est symboliquement refusée ou déniée. C’est le cas d’Amir, quand l’enquêteur lui demande s’il se sent français :</p>
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<p>« Je suis allé faire le service militaire. Pendant un an, j’ai appris à côtoyer le drapeau français […] Et aujourd’hui, on veut me faire comprendre qu’il y a de bons Français, enfin des Français de souche et des mauvais Français. Être Français c’est quoi ? Être Français c’est quand tu m’accepteras. C’est vrai que je ne suis pas né ici. Mais je ne me suis jamais posé la question. Je vis en France. Je travaille en France. Je me suis marié en France. J’ai mes enfants en France. Et vous me posez la question : est-ce que vous vous sentez français ? Je suis ému, je ne me suis jamais posé ce genre de question. » (Amir, H, 52 ans, marié, licence, formateur en auto-école, originaire des Comores, Vaulx-en-Velin)</p>
</blockquote>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/y1lGaaoCePQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">FR 4 Latifa Ibn Ziaten à l’Assemblée nationale, extrait de « Latifa, le cœur au combat ».</span></figcaption>
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<p>« Je suis français, je suis né en France, mais j’ai l’impression qu’on ne veut pas que je sois Français. » (Amine, H., 19 ans, lycéen bac S, parents franco-algériens, Vaulx-en-Velin)</p>
</blockquote>
<p>Ce sentiment d’un <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01265551">déni de francité</a> résulte largement de <a href="https://www.researchgate.net/profile/Patrick-Simon-6/publication/281249422_Une_citoyennete_controversee_descendants_d%27immigres_et_imaginaire_national/links/5ee37770299bf1faac4e8e0f/Une-citoyennete-controversee-descendants-dimmigres-et-imaginaire-national.pdf">l’expérience des discriminations</a>, à laquelle les enquêtés l’associent spontanément – surtout lorsqu’il s’agit de discriminations institutionnelles, émanant notamment de la police, ou qui surviennent dans le cadre scolaire.</p>
<p>Il peut renvoyer également, pour certains enquêtés, à des discours ou propositions politiques : ainsi du projet de loi sur la déchéance de nationalité, du débat sur le thème de l’identité nationale, ou des propos stigmatisant les musulmans après les attentats terroristes de 2015.</p>
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<p>« On nous rabâche à longueur de temps : “Vous n’êtes pas française”. On finit par y croire ! » (Aya, F, 27 ans, master étudiante en école d’infirmière, parents ivoiriens, Villepinte)</p>
</blockquote>
<p>Ali quant à lui s’interroge :</p>
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<p>« En France, j’ai été considéré comme un étranger depuis toujours […] Au bout d’un moment on se dit : “Je ne suis ni un Arabe, ni un Français. Je suis quoi ? Je suis rien ?” » (Ali, H, 27 ans, CAP, sans emploi, mère algérienne, Vaulx-en-Velin)</p>
</blockquote>
<p>Pour certains enquêtés, peu nombreux, le déni de francité, l’assignation subie à des catégories ethno-raciales ou religieuses et ses effets pratiques – discriminations, humiliations, brimades… – peuvent mener jusqu’à des formes d’exit ou de rupture d’avec la communauté nationale.</p>
<p>Ainsi quelques personnes au sein de notre corpus déclarent ne plus se sentir, au bout du compte, françaises. Alors que les enquêtés rejettent massivement le « communautarisme » – lui préférant de loin l’idéal de « mixité » – quelques individus finissent par opter pour une forme de repli sur une communauté autre – le plus souvent religieuse, pour des individus se disant <em>salafi</em> – leur assurant une protection face aux attaques extérieures.</p>
<h2>Des minorités qui aspirent à l’égalité</h2>
<p>À rebours des discours sur le séparatisme qui irriguent le débat public, nos résultats montrent que la concentration spatiale des minorités dans les quartiers populaires est le plus souvent subie, <a href="https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1999_num_33_1_1751">fruit de politiques de peuplement discriminatoires</a> – ces minorités aspirant fortement à la <a href="https://journals.openedition.org/metropoles/4769">mixité</a>, et à être traitées à égalité avec les autres citoyens.</p>
<p>En témoigne l’interpellation, le 19 avril dernier, d’Emmanuel Macron lors de <a href="https://www.nouvelobs.com/politique/20210419.OBS43001/mon-fils-m-a-demande-si-le-prenom-pierre-existait-vraiment-macron-interpelle-sur-la-mixite-a-montpellier.html">sa visite d’un quartier populaire de Montpellier</a>, par une habitante réclamant davantage de mixité sociale :</p>
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<p>« Mon fils de 8 ans m’a demandé si le prénom de Pierre existait vraiment ou s’il n’était que dans les livres parce qu’il n’en connaît aucun. »</p>
</blockquote>
<p>Enfin, certains enquêtés envisagent ou ont fait le choix de quitter la France et trouvent, au Canada ou en Angleterre notamment, non pas une société exempte de tout <a href="https://www.sociologicalscience.com/download/vol-6/june/SocSci_v6_467to496.pdf">racisme</a>, mais où ils font <a href="https://theconversation.com/face-aux-discriminations-les-musulmans-et-les-minorites-demandent-legalite-127413">l’expérience</a> d’une inclusion, d’une tolérance et d’un accueil meilleurs.</p>
<h2>C’est d’abord le racisme qui « essentialise »</h2>
<p>Le constat n’est pas nouveau : la stigmatisation produit des catégories et des identités réactives, et c’est le racisme qui crée et <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/un-monde-en-negre-et-blanc-aurelia-michel/9782757880050">invente historiquement la race</a>. La société française s’est crue longtemps « aveugle à la couleur ». Des <a href="https://www.cairn.info/de-la-question-sociale-a-la-question-raciale--9782707158512.htm">études empiriques nombreuses</a> montrent que les assignations raciales, souvent implicites ou « masquées », y sont en fait courantes.</p>
<p>Actant l’existence de fait de catégories ethno-raciales et de leur caractère contingent, différents collectifs ou acteurs se voient accusés de les réifier et de promouvoir, ce faisant, des « identités » figées et irréconciliables. Une démarche intellectuelle rigoureuse et honnête implique de raisonner autrement qu’à partir de quelques cas choisis d’une façon partiale, qui peuvent être marginaux.</p>
<p>Notre enquête montre que les minorités sont loin de se référer à des identités figées ou exclusives : les appartenances minoritaires, et l’appartenance ethno-raciale spécialement, ne constituent jamais à leurs yeux une « essence » (ou une race au sens de la pensée raciste).</p>
<p>Si des marqueurs identitaires ou des catégories apparaissent, dans certains contextes, pertinents c’est parce qu’elles désignent des personnes qui partagent l’expérience d’une discrimination ou d’une mise à l’écart – une assignation identitaire subie. Et si la tentation de l’exit ou du « repli » existe, nos résultats montrent qu’elle ne résulte ni de l’influence de mouvements ou d’organisations de lutte contre les discriminations, ni des analyses de la question raciale, mais bien de l’existence, massive et largement invisibilisée, de discriminations et de l’exclusion symbolique d’une partie des citoyens de la communauté nationale.</p>
<hr>
<p><em>Les auteurs sont membres du collectif DREAM</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/160629/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anaïk Purenne a reçu des financements de l'ANR et de la Fondation de France.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Hélène Balazard a reçu des financements de l'ANR</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Julien Talpin a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de l'Université de Lille</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Marion Carrel a reçu des financements de l'ANR. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Samir Hadj Belgacem a reçu des financements de l'ANR. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Guillaume Roux et Sümbül kaya ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>Les résultats d’une enquête récente montrent que les minorités sont loin de se référer à des identités figées ou exclusives et celles-ci ne constituent jamais à leurs yeux une « essence ».Guillaume Roux, Chercheur, sciences politiques, FNSP, laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes (UGA)Anaïk Purenne, sociologue, chargée de recherche à l’Université de Lyon, ENTPEHélène Balazard, Chercheure en science politique à l’Université de Lyon, ENTPEJulien Talpin, Chargé de recherche en science politique au CNRS, Université de LilleMarion Carrel, Professeure de sociologie, Université de LilleSamir Hadj Belgacem, Maître de Conférence en sociologie à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Université Jean Monnet, Saint-ÉtienneSümbül kaya, Chercheure, Responsable des Études contemporaines IFEA, Institut français d’études anatoliennesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1611102021-05-27T18:24:44Z2021-05-27T18:24:44ZEt vous, connaissez-vous vos voisins ?<p>La crise sanitaire de 2020 éclaire d’un nouveau jour les relations de voisinage. Mais quelles sont-elles en France ? En prenant appui sur l’enquête « Mon quartier, mes voisins » que nous avons réalisée en <a href="https://mon-quartier-mes-voisins.site.ined.fr/%20">2018</a>, nous examinons si l’on voisine tous de la même façon. Quelles sont les différences selon le type d’habitat ? Selon le niveau d’instruction, le revenu, la catégorie socioprofessionnelle ?</p>
<p>Dans les années 1980, François Héran <a href="https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1987_num_195_1_5049">avait analysé</a>, à partir de l’enquête « Contacts » comment les Français voisinaient. Trente-cinq plus tard, l’enquête « Mon quartier, mes voisins » s’est intéressée aux relations que les individus entretiennent (sous la forme de visites, d’échanges de services…) avec les personnes qui habitent leur immeuble (ou les maisons alentour) et avec les autres habitants de leur quartier. D’une enquête à l’autre, les pratiques de voisinage apparaissent étonnamment stables. Mais nous ne voisinons pas tous de la même manière ni avec n’importe qui. Tout dépend des contextes sociaux et résidentiels.</p>
<h2>Le voisinage : une affaire qui reste importante</h2>
<p>En 2018, les visites et les échanges de services entre voisins sont pratiqués par une part importante de la population, proche de celle observée il y a 35 ans : 75 % des personnes interrogées dans l’enquête « Mon quartier, mes voisins »sont entrées chez un voisin (d’immeuble ou de quartier) dans les douze derniers mois et 76 % ont reçu un voisin chez eux (contre 73 % et 74 % dans l’enquête Contacts) ; 68 % ont rendu un service et 63 % en ont reçu (contre 62 % et 62 %). Les motifs de visites et les services les moins engageants (une simple discussion, prêter des ingrédients) sont les plus fréquemment cités, mais les deux tiers des visites impliquent des échanges de sociabilité (allant du café au repas) et près d’un tiers des enquêtés s’entraident pour garder, conduire ou récupérer les enfants.</p>
<p>Dans le même sens, seuls 10 % des enquêtés de 2018 n’ont aucune conversation dans leur voisinage immédiat (voisins d’immeubles ou des maisons alentour) et 6 % seulement ne parlent ni à leurs voisins immédiats ni aux autres habitants du quartier. Si les conversations se résument souvent à des banalités (comme la météo), d’autres thèmes sont évoqués : le cadre de vie, la vie privée, plus rarement la politique ou la religion (tableau 1). Plus encore, loin d’être anodines, les conversations entre voisins sont pour beaucoup (74 %) l’occasion d’échanger des informations – sur les commerces du quartier (64 %), les établissements scolaires (40 %), des opportunités d’emploi (23 %) ou des contacts pour des services à domicile (32 %).</p>
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<span class="caption">Tableau repris de Jean‑Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, 2021, Voisiner, une pratique qui demeure… sélective.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, p. 1-4</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Le voisinage s’accompagne parfois de conflits. Depuis les années 1980, ces derniers n’ont pas progressé. Seule une personne enquêtée en 2018 sur quatre en déclare au moins un depuis son installation dans le logement actuel. En revanche, 86 % se plaignent de gênes ou de nuisances, telles que le bruit (66 %), des saletés ou dégradations (45 %), des impolitesses (28 %)… Ces gênes n’occasionnent, une fois sur deux, ni conflit, ni jugement, ni évitement. En fait, les conflits constituent une forme particulière de relations de voisinage : moins on voisine, moins on a de difficultés avec ses voisins.</p>
<h2>Voisiner : une pratique socialement différenciée</h2>
<p>Très répandue, la relation de voisinage reste néanmoins très différenciée. Elle culmine aux âges intermédiaires (30-44 ans), chez les familles avec enfants, les propriétaires et les habitants fixés dans le quartier depuis au moins 10 ans ; elle est peu répandue chez les jeunes (18-29 ans), les personnes vivant seules, les locataires et les nouveaux venus (moins de deux ans) ; par contre les hommes voisinent autant que les femmes, les natifs autant que les immigrés.</p>
<p>Les pratiques de voisinage augmentent avec le niveau de diplôme et les revenus :</p>
<p>90 % des personnes sans diplôme et 89 % des membres d’un ménage gagnant moins de 1 000 euros par mois ont <em>a minima</em> des conversations avec leurs voisins, alors que c’est le cas de 96 % des « bac+5 et plus » et plus de 99 % des hauts revenus (plus de 6 000 euros par mois).</p>
<p>La hiérarchie sociale marque surtout les visites de convivialité (café, thé, apéritif, repas) et les échanges de services (tableau 2), avec deux exceptions, les petits indépendants qui voisinent davantage que les cadres, et les employés de services directs aux particuliers, qui le font plus que les ouvriers et les employés de la fonction publique et policiers, pourtant mieux dotés. Ces deux groupes partagent le fait de travailler auprès du public et, plus souvent que les autres, dans ou près de leur quartier.</p>
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<span class="caption">Tableau 2 repris de Jean‑Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, 2021, Voisiner, une pratique qui demeure… sélective.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, p. 1-4</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Les discussions entre voisins sont plus variées en haut de la hiérarchie sociale. Les cadres abordent plus souvent des sujets politiques et s’informent davantage sur les commerces du quartier et les services à domicile (baby-sitter, femmes de ménage, plombier…).</p>
<h2>Des réseaux de relations sélectifs</h2>
<p>Les propriétés sociales influencent aussi le choix des personnes fréquentées. En étudiant les réseaux de contacts des personnes interrogées, on peut identifier les critères de sélection. Dans 84 % des cas, elles lient des voisins ayant le même statut d’occupation du logement (tableau 3), très au-delà des 51 % qu’aurait donnés une répartition aléatoire.</p>
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<span class="caption">Tableau 3 repris de Jean‑Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, 2021, Voisiner, une pratique qui demeure… sélective.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, p. 1-4</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>À cela plusieurs raisons : le cloisonnement des cages d’escalier dans les logements sociaux, des intérêts disjoints entre propriétaires et locataires, des affinités entre résidents proches par le cycle de vie, les origines, le mode de vie ou les goûts. Une des conséquences de cela est la faible mixité sociale des relations de voisinage dans les <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-2020-1-page-1.htm">quartiers de mixité sociale programmée</a>, ces derniers juxtaposant des immeubles aux statuts d’occupation différenciés.</p>
<p>Dans 72 % des cas, les relations de voisinage concernent deux personnes de même sexe, mais les relations des femmes sont plus exclusives que celles des hommes (78 % contre 60 %). L’appartenance sociale est également structurante : dans 44 % des cas, les relations se tissent entre membres du même groupe socioprofessionnel (une répartition aléatoire aurait donnée 39 %). De surcroît, quand il ne s’agit pas du même groupe, il s’agit de groupes proches : 40 % des relations de voisinage des cadres sont des cadres, 32 % sont de profession intermédiaire ou indépendante et 20 % seulement sont employés ou ouvriers ; inversement, 11 % des relations des employés et ouvriers sont cadres, 22 % relèvent des professions intermédiaires ou indépendants et 51 % sont employés ou ouvriers.</p>
<p>En revanche, on n’observe guère de repli ou d’entre-soi lié au pays de naissance. Alors que 27 % de la population des quartiers enquêtés est née à l’étranger, seules 5 % des relations de voisinage associent deux personnes nées dans un même pays étranger. Ce sont les personnes nées en France qui sélectionnent le plus leurs relations en fonction de leur origine : 84 % d’entre elles sont nées en France – un écart de six points par rapport à la composition moyenne de leur voisinage.</p>
<h2>Les variations locales du voisinage</h2>
<p>L’intensité et la nature des relations de voisinage varient en fonction des contextes résidentiels. Les visites de convivialité et les échanges de services sont plus fréquentes dans les quartiers bourgeois et gentrifiés ainsi que dans les communes rurales (tableau 4) ; des écarts qui ne sont pas la simple traduction des caractéristiques sociales des habitants. Les habitants des quartiers de mixité sociale programmée échangent des services mais peu d’invitations.</p>
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<span class="caption">Tableau 4 repris de Jean‑Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, 2021, Voisiner, une pratique qui demeure… sélective.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, p. 1-4</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Les configurations territoriales influencent également le choix des voisins fréquentés. Par exemple, c’est dans les communes rurales (84 %), les quartiers gentrifiés (79 %) et bourgeois (78 %) qu’on a le plus de chances de fréquenter des voisins nés dans le même pays, du fait de la faible diversité des origines dans ces espaces ; à l’inverse, dans les grands ensembles la proportion s’élève à 46 % – un résultat qui met à mal le mythe des relations de voisinage communautaires dans ce type de quartier.</p>
<p>Ces « effets de quartier » n’affectent pas tous les habitants au même degré ; ils interagissent avec les propriétés sociales des individus.</p>
<p>Ainsi, la probabilité d’avoir au moins un cadre dans son réseau de voisinage dépend à la fois du contexte de résidence et du milieu social (figure). Si bien que les cadres d’Ainay à Lyon comptent trois fois plus souvent un cadre dans leur réseau que les employés ou ouvriers du même quartier.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/401241/original/file-20210518-21-njkv33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Figure reprise de Jean‑Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, 2021, Voisiner, une pratique qui demeure… sélective.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, p. 1-4</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Le voisinage est donc loin d’être aujourd’hui un cadre résiduel des relations sociales ; il n’est pas non plus un lieu surinvesti dans des logiques de séparatisme social ou de communautarisme. Les relations de voisinage demeurent toutefois très inégalitaires socialement et territorialement. Sur ce dernier point, la crise sanitaire et ses différentes séquences de confinement ne semblent pas avoir profondément changé la <a href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2020-6-page-1.htm">donne</a>.</p>
<hr>
<p><em>Ce texte est adapté d’un article publié par les auteurs dans <a href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2021-5-page-1.htm">Population et Sociétés n° 589, « Voisiner, une pratique qui demeure… sélective »</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/161110/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>La recherche Voisinages a été financée par l'Union sociale de l'habitat (USH) et les bailleurs sociaux partenaires, l'Agence nationale de la cohésion territoriale (ANCT), l'institut pour la recherche de la Caisse des dépots et consignations (CDC), le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA), la Métropole de Lyon et la Ville de Paris.</span></em></p>Résultats d’une enquête sur le voisinage : nous ne voisinons pas tous de la même manière ni avec n’importe qui.Jean-Yves Authier, Professeur de sociologie à l'Université Lyon 2, Université Lumière Lyon 2 Joanie Cayouette-Remblière, Sociologue, Institut National d'Études Démographiques (INED)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1598482021-04-29T19:33:01Z2021-04-29T19:33:01Z« Les mots de la science » : R comme ruralité<p>Anthropocène, intersectionnalité, décroissance, modélisation… Ce jargon vous dit quelque chose, bien sûr. Mais parfois, nous utilisons ces mots sans bien savoir ce qu’ils veulent dire ! Dans les Mots de la science, on revient donc sur l’histoire et le sens de ces mots clés avec des chercheuses et chercheurs capables de nous éclairer.</p>
<p>L’épisode du jour est dédié à la <strong>ruralité</strong>, comme un champ d’étude qui peut se décliner en sociologie, en géographie, en démographie… Et qui peut, qui doit, nous aider à mieux connaître notre propre pays, ses cultures, ses fractures, ses évolutions, mais aussi comment les politiques publiques s’appliquent en milieu rural.</p>
<p>Pour nous en parler, nous recevons la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy, chercheuse à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (<a href="https://www.injep.fr">INJEP</a>), rattachée au <a href="https://www.cerlis.eu/">CERLIS</a> et à l’INED (unité Genre, sexualité, inégalités). Elle est l’autrice d’un ouvrage récent issu d’une longue enquête sociologique de terrain sur les jeunes femmes en milieu rural intitulé <a href="http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100261570#h2tabtableContents">« Les filles du coin : Vivre et grandir en milieu rural »</a> paru aux Presses de Sciences Po.</p>
<p>Dans cet épisode, nous reviendrons sur l’histoire de la sociologie de la ruralité. Vous entendrez notamment le chercheur Nicolas Renahy s’exprimer dans le cadre d’une <a href="https://vimeo.com/252114571">conférence dédiée à son travail</a> ethnographique sur « les gars du coin », dans les années 1990. Vous entendrez aussi un extrait du documentaire <em>Les filles du coin, tantines lé Ô</em> sur les jeunes femmes en milieu rural à la Réunion (<a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/video-les-filles-du-coin-tantines-le-o-888868.html">disponible sur la chaîne Réunion première</a>).</p>
<p>Bonne écoute !</p>
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<p><iframe id="tc-infographic-580" class="tc-infographic" height="100/" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/580/79c5a87fdceb1b0efb535b241695d9bb89f1bb67/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<hr>
<p><em>Conception et réalisation, Iris Deroeux</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/159848/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Cet épisode est dédié à la ruralité. Car depuis les années 50, la sociologie est riche d’enseignements sur les zones rurales françaises, notamment sur la jeunesse rurale. À rebours des idées reçues !Yaëlle Amsellem-Mainguy, Chargée de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, associée au CERLIS et à l’INED (unité Genre, sexualité, inégalités), Université Paris CitéIris Deroeux, journaliste , The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.