tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/humanisme-33376/articleshumanisme – The Conversation2022-04-04T18:25:14Ztag:theconversation.com,2011:article/1791712022-04-04T18:25:14Z2022-04-04T18:25:14ZAu chevet du monde : pour une clinique de la mondialité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/455492/original/file-20220331-13-4mtjfc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C8%2C786%2C602&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Groupe VI, évolution n°14, 1908, Hilma Af Klint.</span> <span class="attribution"><span class="source">Stpckholm, fondation Hilma Af Klint. </span></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« J’ai appris à résister, me soustraire et me relier en cherchant le libre royaume de la vie intérieure, la fascination de l’universel, la nostalgie de la totalité, abandonnés aux poètes, aux artistes, aux mystiques. Car le jour viendra où une société nouvelle fera sa place au paysan, au travailleur, à l’artiste et au penseur. » (Théodore Monod, « Le chercheur d’absolu », Gallimard, 1997)</p>
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<p>Au XIX<sup>e</sup> siècle, sur son lit de mort, <a href="https://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/et-si-pasteur-s-etait-trompe-15911">Louis Pasteur aurait soupiré</a> : « Claude Bernard avait raison, le microbe n’est rien, le terrain est tout ». Pendant que le père de la microbiologie s’acharne à trouver un vaccin pour éradiquer le microbe dans l’organisme – cet intrus représenté aujourd’hui par le Covid-19 – le physiologiste se préoccupe davantage de <em>l’état du terrain</em>, le corps humain attaqué par le virus, de la capacité de ce terrain à mobiliser ses ressources internes pour se défendre.</p>
<p>Avec la crise sanitaire actuelle, la réactivation de ce débat mettant en tension deux visions différentes au service de la santé physique amène à en interroger les dimensions psychologiques et sociétales. On peut ainsi considérer le virus de la peur suscitée par cette crise comme une des menaces majeures pour l’équilibre des psychés collectives et individuelles, intimement liées au terrain physiologique.</p>
<h2>Une métaphore pour penser l’état du monde</h2>
<p>Au regard de différents symptômes mondiaux réactivés ou renforcés par la pandémie, je propose d’utiliser métaphoriquement le microbe et le terrain pour penser notre rapport à certains fléaux qui gangrènent notre monde. Ainsi, le microbe, ce sont aussi bien les attaques terroristes, le retour des idéologies raciales, la xénophobie, les replis et pathologies identitaires, les séquelles des guerres mondiales, des génocides, de la traite des êtres humains que l’infodémie, l’utilisation de la peur, les politiques de restriction des libertés individuelles, la police de la pensée dans l’espace public ou encore la <a href="https://luxediteur.com/catalogue/la-mediocratie/">médiocratie</a> à l’université.</p>
<p>Par-delà le corps et la psyché, le terrain relève de l’état de notre monde, de ses vulnérabilités mais aussi de sa capacité à faire face aux héritages identitaires des siècles passés (esclavage, racisme, colonisation, <a href="https://www.franceculture.fr/conferences/universite-paris-8/nell-irvin-painter-histoire-des-blancs">traite des Blancs</a>, traite arabo-musulmane, traite négrière, la Shoah…). Il relève du maintien de notre liberté de penser et d’agir, de notre esprit critique, de notre créativité et de notre capacité de résilience face aux agressions extérieures ainsi qu’au <em>retour du refoulé</em> de notre Corps-Monde.</p>
<p>Si le microbe poursuit sa trajectoire dans le processus de déshumanisation produite par les effets délétères de la mondialisation financière et capitaliste, le terrain à soigner est notre <em>humanité commune</em> représentée par la <em>mondialité</em>, <a href="https://www.editions-baconniere.ch/livres/ecrire-la-mondialite">« ce côté lumineux de la mondialisation »</a>, « cette aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un espace-temps qui pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit à la fois unique et multiple, et inextricable. C’est la nécessité pour chacun d’avoir à changer ses manières de concevoir, <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-Cohee-du-Lamentin">d’exister et de réagir, dans ce monde-là »</a>. Si la mondialisation économique et financière est « histoire », la mondialité est « culture », « devenir », <a href="http://www.cafelitteraire.fr/2008/01/la-mondialite-entre-histoire-et-avenir-de-charles-zacharie-bowao-et-souleymane-bachir-diagne/">« advenir de la civilisation humaine »</a>, un socle commun de partage et de transformations. « Le commun est ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, qui est en partage et à quoi on participe. C’est pourquoi c’est un concept originellement « politique » : <a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/de-luniversel-de-luniforme-du-commun-et-du-dialogue-entre-les-cultures-9782213635293">ce qui se partage est ce qui nous fait appartenir à la même cité, polis »</a>.</p>
<h2>Quel moment vivons-nous ?</h2>
<p>Face à l’écrasement des altérités et l’effraction des métacadres (famille, société, culture, institution, environnement), la mondialité offre un espace des possibles, source de créativité. Cependant, s’aventurer sur le terrain de la mondialité confronte à l’imprévisible et à l’inconnu. Le virus à l’origine de la Covid-19 n’était pas prévu et il faut être créatif pour tenir ensemble, dans la durée, face à la situation. Si, à travers ses effets, la mondialisation peut être vécue comme intrusive et explosive, la <a href="https://www.editions-baconniere.ch/livres/svetlana-alexievitch-la-litterature-au-dela-de-la-litterature">mondialité est fondamentalement inclusive</a></p>
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<p>« Elle admet que la curiosité de l’homme le conduit à vouloir découvrir l’ensemble de ses semblables, explorer de fond en comble son environnement. »</p>
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<p>Dans sa <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/penser_la_longue_duree-9782707199669"><em>Contribution à une histoire de la mondialisation</em></a>, François Fourquet avait identifié les « moments » africain, oriental, islamique, européen, anglais et américain qui ont ponctué notre monde phénoménal. Aujourd’hui, <a href="https://www.editions-stock.fr/livres/essais-documents/loccident-decroche-9782234060425">faire face à nos symptômes globaux dans un Occident décroché</a> et un « non Occident » émergent, humilié ou plein d’espoir, nécessite d’aller au-delà de ces cloisonnements pour entrer <a href="https://www.chroniquesociale.com/seismes-identitaires--trajectoire-de-resilience__index--1011992%E2%80%933009480%E2%80%931012241--cata------3008211--catalogue.htm">dans le <em>moment mondialité</em></a>, <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Idees/Entrer-dans-une-pensee-ou-Des-possibles-de-l-esprit">c’est-à-dire dans une pensée mutuelle</a> à la recherche de ressources communes nous permettant de prendre soin les uns des autres.</p>
<p><a href="https://www.puf.com/content/Le_moment_du_soin_0#:%7E:text=y%20est%20consacr%C3%A9e.-,%C3%80%20quoi%20tenons%2Dnous%20%3F,ne%20pourraient%20vivre%20ni%20survivre.">Dans <em>Le moment du soin</em></a>, F. Worms insiste sur la nécessité de deux instants : « l’instant de l’urgence vitale, ou mortelle » qui incite à appeler « Au secours ! » mais aussi « le moment présent dans son ensemble, l’instant des catastrophes, les temps qui les précèdent ou les suivent », une sorte « d’extension de la vulnérabilité ». Ce soin est alors à considérer dans au moins deux conceptions qui mettent respectivement l’accent sur le fait de « soigner quelque chose, un besoin ou une souffrance » et sur le fait de « soigner quelqu’un » ce qui souligne la « dimension intentionnelle et relationnelle du soin ».</p>
<p>A ce sujet, <a href="https://www.researchgate.net/profile/Antoine-Perier-2/publication/264045767_Psychotherapies_psychanalytiques_a_l%E2%80%99adolescence_Pratiques_et_modeles/links/0deec53cb803d2b3dd000000/Psychotherapies-psychanalytiques-a-ladolescence-Pratiques-et-modeles.pdf">Marcelli</a> rappelle la différence entre traitement et soin. Traiter vient de tractare, tractum, trahere qui signifie « traîner violemment, mener difficilement ». Soigner vient du latin sun(n)i et sunnja qui signifie « s’occuper de, se préoccuper de ». Si le traitement vise l’éradication des symptômes, le soin vise la globalité du sujet considéré. Le soin vise le sujet dans la façon dont il vit ce qui le fait souffrir. Un sourire, un regard bienveillant apportent de la consolation et du réconfort permettant au traitement d’être plus efficace.</p>
<p>A travers les nouvelles générations du XXI<sup>e</sup> siècle, notre monde crie « Au secours » face à la mutation des nombreux virus qui le menacent et plus globalement face aux héritages <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Espoir/Feuillets-d-Hypnos">« sans testament »</a>, sans pédagogie de la transmission de l’histoire des siècles identitaires passés. Il importe certes de traiter les virus de la « crise migratoire », des relents racistes, des radicalisations, de la xénophobie, des nationalismes étroits, mais il est nécessaire et avant tout de considérer et de <a href="https://esprit.presse.fr/article/daniel-derivois/soigner-la-societe-d-accueil-42493">soigner les sociétés d’accueil</a>, de départ et de transit ainsi que le monde dans son ensemble, dans sa diversité naturelle, culturelle et spirituelle. Dans son ancienneté comme dans sa jeunesse.</p>
<p>Les conséquences traumatiques, migratoires, identitaires de la guerre en Ukraine viennent, une fois de plus, soulever la question de la perception et du <a href="https://theconversation.com/voyons-nous-les-migrants-comme-etrangers-a-lhumanite-176176">traitement du « migrant » selon son origine, sa proximité géographique ou sa couleur de peau</a>. Malgré les dispositifs d’accueil en urgence de la population sinistrée, cette crise ne se traitera pas sans une réflexion profonde sur le terrain idéologique, géopolitique qui a permis son émergence. Elle ne se traitera pas sans une politique de soin global pour « agresseurs » et « agressés » de tous les côtés, tous héritiers des restes de <a href="https://www.chroniquesociale.com/seismes-identitaires--trajectoire-de-resilience__index--1011992%E2%80%933009480%E2%80%931012241--cata------3008211--catalogue.htm">« traumatismes identitaires mutuels de longue durée »</a> non élaborés dans un même monde en mutation.</p>
<h2>Instaurer une clinique de la mondialité</h2>
<p>Si des symptômes majeurs de notre temps nous avaient déjà alertés sur la nécessité de changer de paradigme pour notre santé mentale globale, l’imprévisible des mutations et variants de la Covid-19 nous montre qu’aucune stratégie nationaliste ou ethnocentrée n’aura été efficace et qu’une issue est possible dans un effort mutuel de repérage des forces complémentaires selon les modèles de sociétés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quelle-resilience-pour-quels-modeles-de-societe-137666">Quelle résilience pour quels modèles de société ?</a>
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<p>Il est nécessaire d’entrer dans la mondialité et de mettre en perspective une <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807307872-clinique-de-la-mondialite#:%7E:text=Description,au%20sein%20de%20cet%20individu.">clinique de la mondialité</a>, qui accueille à la fois les problématiques familiales, sociétales mais aussi les souffrances mondiales, mondialisées, au-delà des clivages idéologiques, géographiques ou culturels qui ont longtemps rythmé nos relations humaines.</p>
<p>Dans « clinique de la mondialité », clinique est à entendre à la fois dans le sens d’étude clinique du fonctionnement biologique, psychique et identitaire du monde, de lieu de soin – sans frontières géographiques – et de posture épistémologique et politique. Politique dans le sens grec de la « polis », la Cité.</p>
<p>Clinique regroupe alors le sens médical (au chevet du malade), le <a href="https://www.puf.com/content/%C3%80_quel_soin_se_fier_Conversations_avec_Winnicott">sens psychanalytique du <em>Care</em></a> et le sens politique qui confère à la clinique de la mondialité sa posture d’être <a href="https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C2610">non seulement au pied du lit du malade</a> mais aussi au pied du monde, en nous, autour de nous, au service du vivre ensemble avec soi-même et avec les autres dans la Cité.</p>
<p>La clinique de la mondialité est une disposition d’esprit qui consiste, à l’instar de Glissant, à agir dans son Lieu en <a href="https://www.humanite.fr/edouard-glissant-agis-dans-ton-lieu-pense-avec-le-monde-457163">pensant avec le monde</a>, à prendre conscience de la manière dont nous sommes traversés par les problématiques mondiales tout en nous pensant dans ce monde-là. Une clinique de la généalogie de l’Homme aux prises avec ses héritages historiques, culturels, identitaires. <em>Qui suis-je pour l’autre ? Qui est l’autre pour moi ? Où suis-je ? Quand suis-je ? Où en suis-je</em> de ma prise de conscience des traces de l’autre en moi et des miennes en lui ? Telles sont les grandes questions de cette prise de conscience généalogique dans la clinique de la mondialité.</p>
<p>Devant la nécessité de prendre soin de notre Terrain-Monde, la clinique de la mondialité offre un terrain d’accueil, d’élaboration et de transformation des héritages traumatiques corporels, psychiques, identitaires en vue de passer des générations racialisées basées sur la couleur de peau, la langue, la religion, les origines géographiques aux générations mondialisées dont le vecteur est notre humanité commune. Là où le débat se polarise, dans une binarité mortifère, sur des référentiels erronés ou désuets, la clinique de la mondialité invite à prendre notre humanité commune comme seul référentiel qui vaille en matière d’identité.</p>
<p>En somme, à l’instar de Pasteur et de Claude Bernard, la clinique de la mondialité vise à réinjecter de l’espoir dans <a href="https://www.fredericlenoir.com/contes-philosophiques/lame-du-monde/"><em>l’Âme du monde</em></a> et à renforcer nos défenses physiologiques, psychologiques, intellectuelles et spirituelles sur le terrain de l’Humanité. L’immunité collective tant recherchée est probablement au prix d’une clinique de la résilience collective, entendue comme la capacité à préserver son humanité et celle de l’autre, malgré l’adversité et les turbulences événementielles et environnementales.</p>
<p>Désormais, c’est <em>au chevet du monde</em>, voire au bord d’un monde qui s’effondre et qui espère aussi, que le soignant attend le patient, le politique ou le citoyen lambda dans la Cité des Hommes. Attendre au sens d’espérer un moment de répit face aux différents virus qui affectent et interrogent notre Corps-Monde dans sa capacité à puiser dans ses ressources cachées, à se réguler et à briser les murs idéologiques pour entrer dans la mondialité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179171/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Daniel Derivois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment penser l’état du monde que nous partageons ? Et comment cultiver une forme de résilience collective en des temps aussi troublés ?Daniel Derivois, Professeur de psychologie clinique et psychopathologie. Laboratoire Psy-DREPI (EA 7458), Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1525932021-01-07T20:12:08Z2021-01-07T20:12:08ZDébat : La pandémie a-t-elle eu raison de l’esprit des Lumières ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/377585/original/file-20210107-19-szno1g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C97%2C1170%2C677&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier,
Une lecture de la tragédie de Voltaire "L'orphelin de la Chine" dans le salon de Madame Geoffrin, 1812.</span> </figcaption></figure><p>« On se rendra compte que les conséquences économiques, sociales, psychologiques de [la Covid] seront équivalentes à celles d’une guerre » déclarait le président de la République le 16 décembre 2020 en écho à <a href="https://www.lepoint.fr/video/interview-exclusive-emmanuel-macron-et-le-choix-des-mots-16-12-2020-2406195_738.php">son discours du 16 mars lorsqu’éclatait l’épidémie</a>.</p>
<p>À première vue, rien n’a changé, ou presque. L’économie est devenue la caricature d’elle-même : les inégalités ont explosé, les GAFAM, soit seulement cinq entreprises, représentent 7 300 milliards de dollars soit autant que <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/06/toute-fragilisation-des-gafam-menacerait-les-deficits-les-retraites-le-dollar_6058744_3234.html">l’ensemble des entreprises cotées de la zone euro</a>, la bourse américaine après avoir plongé est remontée en flèche et a dépassé son niveau d’avant Covid. Dans le même temps, des millions de travailleurs indiens dans une situation de pauvreté extrême ont rejoint leur état natal dans une migration dantesque, en avril et en mai, <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-mardi-05-mai-2020">au début de la pandémie</a>.</p>
<p>Demain, le vaccin devrait nous sortir de cette crise sanitaire. Les conséquences se résumeront-elles à quelques changements d’habitudes, davantage de télétravail et moins de déplacements professionnels, ou est-ce vraiment un choc systémique du même ordre qu’une guerre comme l’indique le président de la République ?</p>
<p>Jean‑Luc Marion, <a href="https://www.franceculture.fr/personne-jean-luc-marion.html">philosophe et phénoménologue</a> déclarait au micro de Guillaume Erner aux matins de France culture, le 25 décembre 2020, qu’il ne s’agissait pas d’abord d’une crise sanitaire, mais politique. Il soulignait que la maladie n’est pas la peste noire : les populations ne sont pas décimées à un tiers, ce n’est pas le choléra comme au XIX<sup>e</sup> siècle à Marseille. Ce qui est inquiétant, ce sont les effets induits. Et l’une des conséquences les plus incroyables de la pandémie : toutes les libertés individuelles auxquelles nous avons renoncé – certes pour la bonne cause. On a collectivement <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/croyances-de-linvention-de-dieu-a-la-modernite">lâché ces libertés individuelles sans protester</a> !</p>
<p>D’un point de vue phénoménologique, mais aussi juridique, ce qui s’est passé est, en effet, tout simplement stupéfiant ! Dans le monde, y compris le « monde libre », on a enfermé en un tournemain la moitié de l’humanité. Lorsque l’on se souvient, pour ne parler que de la France, des manifestations impressionnantes auxquelles ont donné lieu des discussions de lois plus ou moins techniques, du CPE à la loi El Khomri, pour ne citer que deux exemples (on pourrait en citer des dizaines), enfermer sans aucune protestation toute la population française semble relever de la science-fiction. Et tout ceci, au départ en tout cas, à périmètre juridique constant.</p>
<p>Lorsque le 16 mars 2020, la liberté d’aller et venir est supprimée du jour au lendemain c’est sur la base de deux articles de loi, donc sans besoin d’aucune loi supplémentaire : l’article 1 du code civil qui a simplement trait à la date d’entrée en vigueur des lois en général et l’article <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000041868007/">L3131-1 du code de la santé publique</a> qui dispose qu’en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus.</p>
<p>Par la suite, le Conseil Constitutionnel validera à quelques détails près l’État d’urgence adopté postérieurement dans une décision du 11 mai 2020 (<a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020800DC.htm">n° 2020-800 DC</a>).</p>
<h2>Libertés en danger</h2>
<p>La pandémie révèle ce que nous ne voulons pas voir, la fin des Lumières, des libertés et le triomphe de l’ordre et de la société de surveillance.</p>
<p>En ce sens, cette épidémie peut effectivement avoir les mêmes conséquences que celles d’une guerre, car le monde d’après n’est plus celui d’avant. Les libertés que nous croyions inscrites dans le marbre peuvent s’envoler en une nuit avec la légèreté d’un songe. Même si elles reviennent demain, cette impression d’extraordinaire contingence demeurera.</p>
<p>La liberté est le socle sur lequel repose tout l’édifice juridique occidental. C’est ce que dit d’ailleurs Graham Allison, dans son ouvrage <em>Destined for War</em>, traduit en français par <em>Le piège de Thucydide</em>, qui met en exergue le fait que la valeur essentielle des États-Unis est la <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/evenement/special-usa-tout-comprendre/vers-la-guerre_9782738147028.php">liberté et celle de la Chine, l’ordre</a>.</p>
<p>Léonard de Vinci, lorsqu’il dessine l’<em>Homme de Vitruve</em> vers 1490, ne se contente pas de célébrer le corps humain. En installant son homme « parfait » au centre du cercle, il marque le début de la Renaissance et du mouvement qui aboutira quelques siècles plus tard aux Lumières puis aux droits humains.</p>
<p>L’apport essentiel des Lumières a consisté à installer l’Homme plutôt que Dieu au centre de l’univers. Elles célèbrent la liberté et l’avènement de l’Individu. Cet humanisme est un prolongement du christianisme. La loi devient l’expression d’un contrat social théorisé par Jean‑Jacques Rousseau, contrat entre des individus – et non plus des groupes – et l’État.</p>
<p>Cette philosophie est directement à l’origine de deux des textes juridiques les plus fondamentaux du monde occidental : le <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9claration_unanime_des_treize_%C3%89tats_unis_d%E2%80%99Am%C3%A9rique">préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776</a> et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.</p>
<p>Thomas Jefferson s’inspire directement des philosophes <a href="https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Alfred_F._Jones&action=edit&redlink=1">Alfred F. Jones</a>, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Locke">John Locke</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Home">Henry Home</a> lorsqu’il rédige le texte juridique le plus sacré des États-Unis.</p>
<p>La déclaration française doit beaucoup à son précurseur américain sous l’influence du groupe informel des « Américains », constitué des nobles envoyés en Amérique, comme officiers, par le roi Louis XVI pour soutenir la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_d%27ind%C3%A9pendance_des_%C3%89tats-Unis">guerre d’indépendance américaine</a> et notamment du marquis de La Fayette <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_des_droits_de_l%27homme_et_du_citoyen_de_1789">Déclaration des droits de l’homme et du citoyen</a>.</p>
<p>Ces deux déclarations diffèrent néanmoins. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen reconnaît quatre droits fondamentaux : la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression, le Préambule de la déclaration d’Indépendance mentionne, quant à lui, le droit à la vie et le droit au bonheur. Un seul droit est commun aux deux textes : la liberté.</p>
<p>C’est la pierre angulaire de l’ensemble du système. L’homme est au centre de l’Univers, il est libre. Il s’agit d’une liberté individuelle et non collective fondée sur la notion augustinienne de libre arbitre. Cette liberté est transférée à l’État avec parcimonie et dans le seul but de la faire respecter, notamment au regard du droit de propriété comme le développe John Locke dans son <em>Traité de gouvernement civil</em> (1690).</p>
<h2>Influence de la pensée confucéenne</h2>
<p>En cela, le système occidental diffère du système chinois.</p>
<p><a href="http://www.semazon.com/wp-content/uploads/2018/03/Cahier-Francois-Jullien.pdf">La thèse de François Jullien</a> fait de la Chine l’autre absolu de notre monde occidental construit notamment à partir de l’héritage grec. « Sa thèse que je ne discute pas, mais que je prends comme hypothèse de travail, est que le chinois est l’autre absolu du grec – que la connaissance de l’intérieur du chinois équivaut à une déconstruction par le dehors, par l’extérieur, du penser et du parler grec ».</p>
<p>L’individu en tant qu’être libre permet, dans une démarche ontologique, d’illustrer cet antagonisme.</p>
<p>Comme le rappelle Yuzhi Ouyang dans sa thèse <a href="http://www.barbier-rd.nom.fr/culture.chinoise.culture.occidentale.pdf">« La culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale contemporaine »</a> : ce n’est pas que l’individu n’existe pas en Chine, mais « la Chine […] méprise l’individu, l’individualisme est une donnée fondamentale dans la culture occidentale, une composante tellement cardinale dans le système de valeurs occidentales que parfois les occidentaux en oublient l’importance […] Chez les Grecs jusqu’aux stoïciens, la vie avait en effet pour but le perfectionnement de l’individu. Mais le salut, le but de la foi chrétienne, est lui aussi l’individu. Je peux dire que, dans la culture occidentale, dès son origine, c’est l’individu qui prime. Par contre, dans la culture chinoise, dès son origine, c’est au contraire le collectif qui est valorisé. »</p>
<p>La <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/confucius-34-quest-ce-que-le-ren">notion de ren</a> (que l’on peut traduire comme « sens de l’humain ») permet de mieux approcher cette idée.</p>
<p>Comme <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/histoire-de-la-pensee-chinoise-anne-cheng/9782757844441">l’indique Anne Cheng</a>, Professeur au Collège de France, « le Ren est la grande idée neuve de Confucius, la cristallisation de son pari sur l’homme, c’est l’homme qui ne devient humain que dans sa relation à autrui ». C’est donc l’inverse de l’individualisme des Lumières. Le mot lui-même « est composé du radical “Homme” et du signe deux ».</p>
<p>Au XIX<sup>e</sup> et au XX<sup>e</sup> siècle, la pensée chinoise sera influencée par l’Occident. Anne Cheng évoque la relation de la pensée chinoise à l’individualisme. Selon l’autrice, la conception libérale occidentale consiste à faire de l’individu un être qui se définit de <em>manière externe</em> par rapport aux autres et à la société. La tradition éthique confucéenne définit l’individu de <em>manière interne</em> non par rapport à l’autre, mais par une morale de l’accomplissement de soi. Sous l’influence occidentale, cette notion va opérer un glissement. Ainsi, <a href="1884-1919">Liu Shipei</a> reprend l’idée de morale, mais au lieu de l’inscrire dans une démarche « interne » d’accomplissement de soi (la recherche du juste par opposition à l’intérêt), la fait glisser vers une autonomie externe (le sens de l’intérêt général par opposition à celui de l’intérêt particulier). L’individu est toujours moral (Confucius), mais le sens de la morale a évolué sous l’influence de la pensée occidentale.</p>
<p>On peut penser, au regard de ce que nous évoquons dans cet article, qu’un mouvement de balancier est en cours et qu’aujourd’hui c’est au tour du monde occidental d’être imprégné par la pensée confucéenne.</p>
<p>La facilité avec laquelle les libertés ont été suspendues au nom de l’intérêt général, en effet, révèle une tendance profonde qui pourrait mener aux valeurs du monde confucéen. Le recul des libertés relève d’un mouvement de fond. La peur de la mort est un moteur puissant. Mais d’autres causes font reculer la place centrale de l’être humain dans l’Univers : la liberté cède devant l’invention du capitalisme de surveillance des GAFAM <a href="https://www.zulma.fr/livre-lage-du-capitalisme-de-surveillance-572196.html">dénoncé avec brio par Shoshana Zuboff</a>.</p>
<p>Les conséquences de la Covid-19 s’annoncent aussi importantes que celles d’une guerre. Il semblerait que les Lumières n’aient pas besoin d’un conflit et qu’elles soient tout simplement, dans un consensus aussi général qu’indifférent, en train de s’éteindre d’elles-mêmes. Cette épidémie nous révèle que l’édifice juridique, moral et philosophique de l’Occident est en pleine transformation.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/152593/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Jacques Neuer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cette épidémie nous révèle que l’édifice juridique, moral et philosophique de l’Occident est en pleine transformation.Jean-Jacques Neuer, Docteur en droit - Habilité à Diriger les Recherches. Avocat - Solicitor - Arbitre ICC, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1413792020-06-30T18:53:03Z2020-06-30T18:53:03ZDe la nécessaire évolution de la conscience pour faire face à la crise mondiale<p>L’expansion rapide et incontrôlée, mais aussi extrêmement médiatisée, de la pandémie du Covid-19, dont le taux de létalité est pourtant faible, a fait ressortir l’angoisse de la mort et ébranlé l’illusion de sociétés industrialisées, individualistes et vieillissantes, qui se croyaient inébranlables, voire immortelles. Aucun individu sur la planète ne peut se sentir à l’abri d’un risque de contamination.</p>
<p>Cette crise met à jour les limites d’un modèle de développement, celui de la globalisation du capitalisme libéral. Selon l’économiste Thomas Piketty, la crise du Covid-19 est <a href="https://www.nouvelobs.com/economie/20200315.OBS26069/crise-economique-mondiale-pour-thomas-piketty-le-covid-19-est-l-arbre-qui-cache-la-foret.html">« l’arbre qui cache la forêt »</a> d’une globalisation non respectueuse de la création, injuste et hypnotisée par l’indice du produit intérieur brut.</p>
<p>En 2019, le 29 juillet fut le jour où les économies du monde ont dépassé le niveau annuel des ressources renouvelables de la planète. En 1979 le jour de dépassement se situait au <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/07/29/a-partir-du-29-juillet-l-humanite-vivra-a-credit_5494498_3244.html">1ᵉʳ novembre</a>.</p>
<h2>Aveuglement de la rationalité moderne</h2>
<p>Le pape François le rappelait en <a href="http://www.vatican.va/content/francesco/fr/homilies/2020/documents/papa-francesco_20200327_omelia-epidemia.html">s’adressant au monde entier</a> depuis la place Saint-Pierre vide le 27 mars 2020 : </p>
<blockquote>
<p>« La tempête révèle toutes les intentions d’"emballer" et d’oublier ce qui a nourri l’âme de nos peuples, toutes ces tentatives d’anesthésier avec des habitudes apparemment “salvatrices”, incapables de faire appel à nos racines et d’évoquer la mémoire de nos anciens, en nous privant ainsi de l’immunité nécessaire pour affronter l’adversité. »</p>
</blockquote>
<p>De fait, la crise née de la pandémie du Covid-19 révèle tout à la fois l’effondrement du paradigme scientiste de la modernité et de sa contestation relativiste post-moderne. En 1992, 99 prix Nobel avec 1 400 autres scientifiques ont lancé « un appel à l’Humanité » pour demander aux pouvoirs publics d’agir au plus vite pour protéger l’environnement. Le 13 novembre 2017 a été publié un <a href="https://academic.oup.com/bioscience/article/doi/10.1093/biosci/bix125/4605229">deuxième avertissement à l’humanité</a>. Cette fois, ce sont plus de 15 300 scientifiques de renom qui signèrent <a href="https://www.notre-planete.info/">cette déclaration</a> : </p>
<blockquote>
<p>« Depuis 1992, à l’exception de la stabilisation de la couche d’ozone stratosphérique, l’humanité n’a pas réussi à faire des progrès suffisants dans la résolution générale de ces défis environnementaux prévus et, de façon alarmante, la plupart d’entre eux deviennent bien pires. »</p>
</blockquote>
<p>Malgré l’engagement de nombreuses ONG et d’une partie significative de la jeunesse en faveur d’un changement de comportement, aucune décision majeure contraignante n’a été prise par les <a href="http://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20190629-bilan-g-20-osaka">institutions internationales</a>.</p>
<p>La crispation de la conscience économique contemporaine est structurelle. Elle est le résultat d’un aveuglement de la rationalité moderne, mais aussi de la conscience post-moderne, à l’égard de leurs propres fondations.</p>
<p>Comme l’a montré <a href="https://www.revue-etudes.com/article/l-age-seculier-13864">Charles Taylor</a>, la pensée moderne se caractérise par une vision déiste du monde. À la différence de la conception classique qui voyait « Dieu présent partout mais visible nulle part », les Lumières étaient prêtes à reconnaître l’existence d’un Être suprême dès lors que celui-ci ne jouait plus aucun rôle dans l’espace-temps séculier.</p>
<p>Cette approche moderne attribuait à l’État les attributs de toute puissance qui revenaient autrefois au Créateur. La succession tragique des deux guerres mondiales a engendré une conscience post-moderne qui remit en cause au XX<sup>e</sup> siècle une telle vision du monde.</p>
<p>Dans la pensée post-moderne non seulement <a href="https://www.reforme.net/societe/2019/06/17/nietzsche-et-la-mort-de-dieu/">Dieu</a> mais également <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2004-2-page-11.htm">l’État</a> sont « morts ». Seul l’individu dispose de ressources suffisantes pour survivre et transformer un monde caractérisé par ses rapports de force, son caractère insensé et sa violence.</p>
<h2>L’avènement de la conscience spirituelle</h2>
<p>Cependant, une autre cristallisation de la conscience, qu’on peut qualifier de spirituelle, s’est produite au XX<sup>e</sup> siècle. Portée par des penseurs allant de <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Berdiaeff_Nicolas/Berdiaeff_Nicolas.html">Nicolas Berdiaev</a> à <a href="https://www.kateraworth.com/">Kate Raworth</a> et de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Viktor_Frankl">Victor Frankl</a> à Karol Wojtyla (devenu <a href="https://www.paris.catholique.fr/les-encycliques-de-jean-paul-ii.html">Jean‑Paul II</a>), celle-ci a remis en cause non seulement la vision du monde classique et moderne mais également sa conception post-moderne.</p>
<p>Le 19 octobre 1944, le psychiatre autrichien juif <a href="https://journals.openedition.org/leportique/833">Viktor Frankl</a> fut déporté à Auschwitz par le pouvoir nazi. De retour de déportation, il prononça une conférence célèbre à Vienne au cours de laquelle <a href="https://www.penguin.co.uk/books/108/1089959/man-s-search-for-ultimate-meaning/9781846043062.html">il expliqua</a> que la psychanalyse moderne échouait à comprendre le monde en raison d’une épistémologie erronée : « Disposant d’un concept atomiste, énergétique et mécaniste de l’homme, la psychanalyse le voit en dernière analyse comme l’automate d’un appareil psychique. Et c’est précisément là qu’intervient l’analyse existentielle. Elle oppose un concept différent de l’homme au concept psychanalytique. Il ne se concentre pas sur l’automate d’un appareil psychique mais plutôt sur l’autonomie de l’existence spirituelle. « Spirituel » est utilisé ici sans aucune connotation religieuse, bien sûr, mais plutôt simplement pour indiquer que nous avons affaire à un phénomène spécifiquement humain, contrairement aux phénomènes que nous partageons avec d’autres animaux. En d’autres mots le spirituel est ce qui est humain dans l’homme ».</p>
<p>Cette évolution de la conscience, d’une conception post-moderne à une vision spirituelle du monde, s’est produite de façon souvent discrète à peu près dans toutes les disciplines aux XX<sup>e</sup> et au XXI<sup>e</sup> siècles.</p>
<p>En science économique, l’économiste austro-hongrois <a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-35.htm">Karl Polanyi</a> a accompli à l’égard de Adam Smith et Karl Marx la même critique que Frankl avait adressé à Sigmund Freud et Alfred Adler. En 1944, dans <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-bibliotheque-ideale-de-leco/la-grande-transformation-karl-polanyi"><em>La Grande Transformation</em></a>, il montra les limites de la théorie économique classique.</p>
<p>Aujourd’hui, l’économiste <a href="https://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/">Kate Raworth</a> fustige la mythologie néo-classique et propose quant à elle une conception intégrale du développement, au sens spirituel du terme. Elle reprend en effet à la fois la notion de bien commun des traditions religieuses occidentales et celle d’harmonie des religions orientales (comme le ying yang taoiste).</p>
<p>L’horizon du développement n’est plus structuré chez elle par une conception mécaniste d’un <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2006-2-page-281.htm">avion qui décolle</a> et progresse sans cesse dans les airs au détriment de la vie de la planète et de la société. Il n’est pas non plus plombé par la conception somme toute pessimiste qui lui a succédé du développement durable ou de l’économie soutenable.</p>
<p>La métaphore qu’elle choisit avec l’image du <em>donut</em>, brioche circulaire percée en son cœur, est celle de la prospérité humaine équilibrée dans un réseau de vie florissante, favorisant les relations vraies et de qualité entre les personnes.</p>
<p>« Qu’est-ce exactement que le <a href="https://www.ted.com/talks/kate_raworth_a_healthy_economy_should_be_designed_to_thrive_not_grow?language=fr">donut</a> ? En deux mots, c’est une boussole radicalement nouvelle pour guider l’humanité dans ce siècle. Et elle pointe vers un avenir qui pourrait satisfaire les besoins de chacun, en préservant le monde vivant dont nous dépendons tous.</p>
<p>En deçà du fondement social du donut se trouvent les pénuries en matière de bien-être humain, qu’affrontent ceux auxquels manquent des choses essentielles comme la nourriture, l’éducation et le logement. Au-delà du plafond écologique se trouve un excès de pression sur les systèmes sources de vie, par le biais du changement climatique, de l’acidification des océans et de la pollution chimique, par exemple.</p>
<p>Mais entre ces deux ensembles de limites se situe un endroit agréable – qui a clairement la forme d’un donut –, un espace à la fois écologiquement sûr et socialement juste pour l’humanité. La tâche du XXI<sup>e</sup> siècle est sans précédent : introduire toute l’humanité dans cet espace juste et sûr ».</p>
<p>Il convient de comprendre désormais pourquoi cette évolution significative de la pensée économique, malgré la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Rhcrbcg8HBw">puissance de ses arguments</a> et le <a href="https://alaingrandjean.fr/2016/01/06/between-debt-and-devil-adair-turner-monnaie-credit/;https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2014/10/01/l-imposture-economique-puissante-critique-de-la-theorie-economique-dominante-1">nombre croissant de ses défenseurs de Lord Turner à Steve Keen</a>, n’a pas encore modifié la conscience économique des élites politiques et économiques de la planète.</p>
<p>La réponse est que cette évolution de la conscience n’est que la partie émergée d’une évolution plus fondamentale de la civilisation contemporaine, celle d’un changement d’épistémologie.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est le premier d’une série de trois analyses dans le cadre d’une réflexion du Collège des Bernardins sur le thème : « Examen de conscience. Penser demain ». Un webinaire est organisé le <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/node/25738/">jeudi 2 juillet 2020 de 18 à 19h</a>, afin de nourrir la réflexion.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/141379/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Antoine Arjakovsky travaille pour le Collège des Bernardins</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Jean-Baptiste Arnaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La crise sanitaire et économique actuelle met en exergue les limites de notre modèle de développement et pousse à une prise de conscience spirituelle sur l’évolution de la planète.Antoine Arjakovsky, Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des BernardinsJean-Baptiste Arnaud, Docteur en théologie, Collège des BernardinsLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1379082020-06-18T17:41:39Z2020-06-18T17:41:39ZTransformer nos systèmes comptables pour se réorganiser avec ce qui compte (vraiment)<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/342519/original/file-20200617-94040-dr581p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C0%2C1905%2C1273&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Qu'est-ce qui compte vraiment?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/malles-arbres-couper-4274727/">Pixabay</a></span></figcaption></figure><p>Qu’ont en commun des pangolins, des écosystèmes asiatiques, des aides-soignant·e·s, des caissier·e·s, des livreur·se·s, etc. ? Ce sont des myriades d’êtres et d’entités que nos systèmes économiques et gestionnaires ont tenu à l’écart, et que la <a href="https://www.20minutes.fr/economie/2748911-20200327-face-coronavirus-redecouvrons-utilite-immense-metiers-invisibles-explique-sociologue-dominique-meda#xtor=RSS-149">crise actuelle met sur le devant de la scène</a>, révélant de manière très crue <a href="https://www.usinenouvelle.com/blogs/julien-fosse/quand-la-biodiversite-s-invite-dans-nos-usines.N945976">leur importance et nos liens d’interdépendance avec eux</a>. Et le premier système de gestion ignorant leur existence ou leur importance est la comptabilité.</p>
<p>La comptabilité est en effet le <a href="https://www.economie.gouv.fr/mission-entreprise-et-interet-general-rapport-jean-dominique-senard-nicole-notat">langage premier des organisations</a>. C’est par les systèmes comptables que celles-ci communiquent, se représentent le monde dans lequel elles vivent – les systèmes comptables instituent ce qui « compte » –, cadrent leurs questionnements et sont rendues « comptables » de leurs actions ; c’est sur la base des systèmes comptables que se fonde l’opérationnalisation de l’action collective.</p>
<p>Mais la comptabilité n’est-elle pas une simple technique de gestion, neutre, synonyme d’une économie capitaliste mondialisée que la crise questionne vivement ? Cette compréhension des systèmes comptables, qui les réifie et les dépolitise, est loin de refléter leur richesse et le rôle central qu’ils ont joué et qu’elles peuvent jouer pour préparer l’avenir.</p>
<h2>À chaque société ses systèmes comptables</h2>
<p>Les premiers systèmes comptables apparaissent <a href="https://journals.openedition.org/comptabilites/1877">dès l’origine des civilisations humaines, en Mésopotamie</a>. En fait, anthropologiquement, « les enregistrements comptables sont des représentations physiques abstraites des échanges passés et des efforts de coopération, et ils agissent comme des […] mémoires primaires pour les agents économiques engagés dans des échanges complexes à grande échelle. En élargissant la capacité mnésique au-delà des contraintes biologiques du cerveau humain, les enregistrements comptables ont considérablement augmenté l’échelle et la portée de la coopération humaine. Associés à la langue, au droit et à d’autres institutions de soutien à la coordination, les systèmes comptables concrets <a href="https://www.aaajournals.org/doi/abs/10.2308/acch.2006.20.3.201">ont aidé les civilisations humaines à émerger »</a>.</p>
<p>La comptabilité constitue ainsi un des fondements des coordinations et coopérations dans les sociétés humaines : chaque société a développé ses systèmes comptables, structurés par ses imaginaires et ses cosmologies, et qui ont aidé à instituer et développer opérationnellement ces sociétés, sur la base de leur rapport propre au monde. Ainsi la comptabilité mésopotamienne, <a href="https://www.imtfi.uci.edu/files/docs/2013/hudson.pdf">centrée sur la stabilisation des prix</a>, ou la <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0361368210000152">comptabilité bouddhiste</a> divergent fortement de nos systèmes comptables actuels, techniquement mais surtout conceptuellement.</p>
<p>Par ailleurs, les systèmes comptables ne sont pas limités aux seules organisations. La notion de « durabilité » émerge ainsi dans le travail d’un comptable du XVIII<sup>e</sup> siècle, von Carlowitz, qui fonde une <a href="https://www.cambridge.org/fr/academic/subjects/management/management-general-interest/accounting-and-science-natural-inquiry-and-commercial-reason?format=PB&isbn=9780521556996">certaine idée de la gestion durable des forêts</a> : la comptabilité s’inscrit en <a href="https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/cobi.13254">fait aussi à l’échelle des écosystèmes</a>.</p>
<h2>Rapport au monde</h2>
<p>Partant, l’absence des enjeux sociétaux dans nos systèmes comptables actuels rend dès lors impossibles des coordinations et coopérations adéquates sur ces questions. Il s’agirait donc de les rendre visibles. Mais doit-on le faire sans questionner plus profondément la façon de les prendre en compte ? La question centrale est de savoir comment nous voulons représenter ces entités et ces êtres ignorés et nous organiser avec eux. En cela, il s’agit en fait de s’interroger sur le type de rapport au monde que nous souhaitons que nos systèmes comptables déploient dans nos organisations.</p>
<p>La voie principale empruntée actuellement, <a href="https://integratedreporting.org/resource/international-ir-framework/">qu’on retrouve dans les initiatives et débats sur la comptabilité/reporting sociétale</a>, <a href="https://www.ifrs.org/news-and-events/2019/04/speech-iasb-chair-on-sustainability-reporting/">pour rendre visibles ces enjeux</a>, est celui de l’obsession de « la mise en valeur ». Il s’agit de représenter ces entités (écosystèmes, travailleurs, etc.), comme des « actifs » comptables, c’est-à-dire comme des sources de productivité, de services, d’utilité, donc de valeur, qui serait techniquement et objectivement contrôlable.</p>
<p>Or cette vision <a href="https://amp-ft-com.cdn.ampproject.org/c/s/amp.ft.com/content/902310ea-7996-11ea-bd25-fd923850377">renvoie à un rapport au monde problématique</a>, poursuivant notamment la <a href="https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-science-fondamentale-est-notre-meilleure-assurance-contre-les-epidemies">même relation aux milieux naturels</a> et au travail, <a href="https://theconversation.com/coronavirus-quand-lillusion-de-notre-maitrise-de-la-nature-se-dissipe-135332">qui se fonde sur une « illusion »</a> – <a href="https://theconversation.com/pourquoi-on-ne-peut-plus-etre-humaniste-135384">issue de la Renaissance</a> – de la maîtrise et de la supériorité de (certains) êtres humains, et que cette crise interroge à nouveaux frais. D’ailleurs, dès justement la Renaissance, la notion d’actif est associée <a href="https://digibug.ugr.es/handle/10481/5833">à l’idée de « cose morte » (choses mortes)</a>, tandis que les propriétaires et créanciers sont les seuls à être associés à des « cose vive » (choses vivantes).</p>
<p>Voulons-nous aujourd’hui continuer sur cette voie, en l’amplifiant encore, en concevant l’intégralité du monde encore ignoré par nos systèmes comptables comme des « choses mortes », simples sources objectivées de valeur ? Ou l’enjeu, dévoilé par cette crise, n’est-il pas celui de rendre visible et d’organiser un nouveau respect au monde, et à ses limites, fondé sur la protection des écosystèmes, du climat, etc., et sur la décence du travail et des êtres humains, faisant de ces êtres et ces entités, de vraies « choses vivantes », des <a href="https://www.la-croix.com/Bruno-Latour-Nous-devons-savoir-quoi-nous-tenons-2020-02-08-1101077044">sources de préoccupations, autrement dit « ce à quoi nous tenons »</a> ?</p>
<h2>Nouveaux systèmes comptables</h2>
<p>Les systèmes comptables représentent une formidable opportunité de déployer un nouveau rapport au monde et une nouvelle compréhension de nos interdépendances avec ces préoccupations, au cœur de nos pratiques organisationnelles. De nouveaux systèmes comptables cherchent à rendre cela possible : c’est notamment ce que proposent les programmes de recherche et d’expérimentations <a href="http://editionsatelier.com/index.php?page=shop.product_details&flypage=bookshop-flypage.tpl&product_id=799&category_id=1&writer_id=805&option=com_virtuemart&Itemid=1">derrière la comptabilité organisationnelle CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology)</a>, étendant la comptabilité en coûts historiques, et la <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/AAAJ-12-2015-2360/full/html">comptabilité de gestion écosystème-centrée</a>, opérant de façon conjointe au niveau des socio-écosystèmes.</p>
<p>Ces initiatives reviennent déjà à reconnaître la dette que nous avons vis-à-vis de ces entités et de ces êtres, et les objectifs et coûts nécessaires pour leur protection et leur préservation (selon en fait les mêmes niveaux de protection que celui requis pour le capital financier), afin de les intégrer directement dans les bilans et comptes de résultat des organisations. Pour y parvenir, elles mobilisent également la comptabilité, à l’interface entre organisations et socio-écosystèmes, comme support de nouvelles formes de coopérations et coordinations, <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0361368285900054">centrées sur ces sources de préoccupation, pour construire de nouveaux « systems of accountabilities »</a>, cœur de toute gouvernance collective.</p>
<p>Au lieu d’objectiver des forêts, des écosystèmes, des êtres humains, etc. pour en contrôler les flux de valeurs, il s’agit d’utiliser les systèmes comptables comme une base commune mobilisable par des acteurs privés et publics – interagissant de fait autour de ces sources de préoccupation – pour leur permettre de définir des nouveaux engagements quant aux contributions à apporter et aux efforts à fournir pour la prise en charge de ces différentes entités, de négocier des contreparties, de se rendre des comptes sur les actions conduites et d’évaluer les résultats collectivement atteints.</p>
<p>C’est à nous de savoir si cette « crisis », <a href="https://www.cairn.info/crises-et-facteur-humain--9782804117849-page-13.htm">littéralement ce moment charnière de prise décision</a>, est le début ou non d’une nouvelle orientation de nos systèmes comptables, aptes à organiser un autre rapport au monde.</p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=318&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=318&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=318&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=399&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=399&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/214295/original/file-20180411-540-1kr15nd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=399&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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</figure>
<p><em>Les auteurs de cet article sont coresponsables du programme de recherche <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/recherche/entreprises-humaines-ecologie-et-philosophies-comptables">“Entreprises humaines: écologie et philosophies comptables”</a> du Collège des Bernardins. Le <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/">Collège des Bernardins</a> est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137908/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandre Rambaud conseille à titre gratuit le cabinet Compta Durable en tant que président de son conseil scientifique.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Clément Feger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comprendre la richesse des systèmes comptables et le rôle central qu’elles ont joué et qu’elles peuvent jouer est indispensable pour préparer l’avenir.Alexandre Rambaud, Maître de conférences en comptabilité - Co-responsable de la chaire "Comptabilité écologique" (AgroParisTech, Université Paris-Dauphine, Université de Reims), AgroParisTech – Université Paris-SaclayClément Feger, Maître de conférences en Sciences de gestion de l'environnement, AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1396882020-06-01T17:21:05Z2020-06-01T17:21:05Z« Travailler comme un chien » : de la ménagerie au management<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/338520/original/file-20200529-96736-m9p1yv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C5%2C3708%2C2085&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les analogies animalières nous renseignent sur les dérives et excès possibles de certains systèmes de gestion.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/britishvets/44319423511">BVA / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Lorsque les philosophes se penchent sur la question de savoir ce qui distingue l’homme de l’animal, certains soulignent le rôle cardinal de la main et de son pouce opposable, d’autres comme <a href="https://www.livredepoche.com/livre/les-parties-des-animaux-9782253089261">Aristote</a> présentent le rire comme le symbole distinctif du genre humain.</p>
<p>Dans son <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/rousseau/discours-origine-inegalite/difference-homme-animal"><em>Discours sur l’origine de l’inégalité</em></a>, Jean‑Jacques Rousseau préfère quant à lui insister sur le libre arbitre et donc sur la capacité de l’homme à s’écarter de la règle qui lui est prescrite. Dès lors, « la nature commande à tout animal et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ».</p>
<p>Plus près de nous, les théoriciens allemands Karl Marx et Friedrich Engels ont fait du travail l’élément le plus distinctif du genre humain. Voici ce qu’ils écrivent dans l’<a href="https://www.babelio.com/livres/Marx-Lideologie-allemande/939783"><em>Idéologie allemande</em></a> :</p>
<blockquote>
<p>« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. »</p>
</blockquote>
<p>C’est donc par son travail, en produisant ses propres moyens d’existence que l’homme se transforme lui-même et s’arrache aux conditions naturelles. Par conséquent, le travail serait le meilleur moyen pour l’homme de rompre avec le règne animal.</p>
<h2>Des analogies lourdes de sens</h2>
<p>Cependant, ce processus n’est pas irrévocable. En effet, lorsque le travail perd de son humanité en devenant aliénant, la sémantique animalière fait son grand retour.</p>
<p>Dans le cadre d’un travail de recherche en cours sur la façon dont les jeunes diplômés font face aux situations absurdes en entreprise, le champ lexical du monde animal a émergé au cours des entretiens.</p>
<p>Complètement désemparés, certains jeunes diplômés ont multiplié les références animalières pour exprimer leur expérience vécue du travail. Pour Jules, il fallait toujours « travailler avec des <em>deadlines</em> (échéances) comme un bœuf » tandis que la boss de Mélanie « considérait les stagiaires soit comme inexistants, soit comme ses chiens ». De son point de vue, elle était devenue « le chien de toute la boîte ».</p>
<p>En faisant appel à un réservoir d’images familières, ces références parlent d’elles-mêmes. En effet, il est facile de saisir l’analogie entre la besogne harassante et la bête de somme qu’est le bœuf et le rapport qu’il y a entre l’absence de considération et le chien recroquevillé, invisible et tapi dans un coin.</p>
<p>Bref, que nous disent toutes ces analogies sur les rapports qu’entretiennent l’humanité et l’animalité autour de la question du travail ?</p>
<h2>Faut-il voir l’entreprise comme une ménagerie ?</h2>
<p>Dans sa <a href="https://www.puf.com/content/Critique_de_la_condition_manag%C3%A9riale"><em>Critique de la condition managériale</em></a>, le philosophe <a href="https://theconversation.com/profiles/ghislain-deslandes-244034">Ghislain Deslandes</a> propose de revenir sur les différentes filiations du mot « management ».</p>
<blockquote>
<p>« Une première recherche étymologique autour du management nous conduit aux mots français <em>mesnagement</em> et manège, qui proviennent eux-mêmes du terme italien <em>maneggiare</em> (conduire), lié quant à lui au terme latin <em>manus</em> (main) ».</p>
</blockquote>
<p>Si on en croit l’étymologie, le bon manager, c’est donc celui qui a une bonne main, qui est apte à conduire et à piloter avec agilité. Invité en 2015 dans l’émission <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/RC-014080/philosophie/"><em>Philosophie</em> sur Arte</a>, Ghislain Deslandes est revenu sur les évolutions du mot « management » en rappelant que le terme apparaît dans la langue française avec le vocable de « ménagerie ».</p>
<p>En effet, l’<em>oikonomía</em> des philosophes <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/580-economique">Xénophon</a> et <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/581-economique">Aristote</a>, cette loi du foyer est traduite par l’écrivain Étienne de La Boétie par la « ménagerie » avec une préface de Montaigne. Ce lien de parenté entre management et ménagerie est aussi étrange qu’intrigant.</p>
<p>La ménagerie, c’est ce lieu où sont rassemblés des animaux rares, soit pour l’étude, soit pour la présentation au public. Est-ce à dire que l’entreprise serait une ménagerie dans laquelle les salariés seraient semblables à des troupeaux d’animaux ?</p>
<p>C’est en tout cas ce que laisse penser Charlie Chaplin dans son film <a href="http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=1832.html"><em>Les Temps Modernes</em></a>. En effet, sa vision du <a href="https://www.henryford.fr/fordisme/taylorisme/">taylorisme</a> passe par une analogie entre humanité et animalité.</p>
<h2>Quand déshumanisation rime avec animalisation</h2>
<p>Le film <em>Les Temps Modernes</em> s’ouvre sur l’image d’un troupeau de moutons qui est ensuite transformé en horde de chapeaux qui sortent d’une bouche de métro, c’est-à-dire en ouvriers affublés de couvre-chefs qui se rendent à l’usine. La métaphore est d’une clarté évidente : les ouvriers sont assimilés à du bétail.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ksoq50iYzc8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Générique du film <em>Les Temps Modernes</em> réalisé par Charlie Chaplin (United Artists, 1936).</span></figcaption>
</figure>
<p>Dès lors, le film devient un pamphlet féroce contre le taylorisme et la déshumanisation du travail. Chaplin s’oppose frontalement à l’idée qu’un individu puisse être réduit au geste répétitif qu’il accomplit toute la journée. Ces ouvriers qui convergent vers l’usine ne s’interrogent plus sur leur propre destinée.</p>
<p>Ainsi, le retour au stade animal passe par la négation de tout libre arbitre qui caractérise l’humanité selon Rousseau. Les ouvriers deviennent prisonniers de leur condition, incapables de prendre la moindre distance avec leur activité professionnelle.</p>
<p>Par conséquent, le management peut chercher à libérer du temps pour assurer aux ouvriers des temps de loisir, mais il peut également être un asservissement dans la mesure où le temps gagné sur l’activité productive est réinvesti dans une autre activité productive sans fin, dans une sorte de cercle vicieux.</p>
<p>Le film de Chaplin illustre à merveille cette deuxième option : le management de l’usine n’est rien d’autre qu’un art d’augmenter les cadences.</p>
<p>Plus récemment, le sociologue <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Cw8YMrs-6KI&t=255s">David Courpasson</a> a relancé l’analogie animalière en présentant les rapports sociaux au travail comme des <a href="https://www.bourin-editeur.fr/fr/books/cannibales-en-costume">actes de cannibalisme</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1184913584704442368"}"></div></p>
<p>Sous la <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-lentreprise-au-xxi-siecle-un-monde-de-cannibales-en-costume-124903">plume</a> de Courpasson, les salariés deviennent des cannibales en costume qui n’attendent qu’une seule chose : pouvoir se dévorer entre eux comme des animaux.</p>
<h2>Reconquérir son humanité</h2>
<p>Si on revient aux premières images des <em>Temps Modernes</em>, il faut d’emblée remarquer la présence d’un mouton noir au milieu de tous les moutons blancs qui se ruent les uns contre les autres. Ce mouton noir qui détonne dans le paysage uniforme, c’est Charlot au milieu des autres ouvriers.</p>
<p>Ce héros, noirci par les saletés de l’usine, est différent des autres : un peu rêveur, pas très travailleur, il n’arrive pas à s’insérer dans cette entreprise qui mise sur l’accélération des cadences pour accroître sa productivité.</p>
<p>En somme, cet élément perturbateur qu’incarne Charlot est déjà contenu en germe dans les premières images du film avec ce mouton noir, symbole d’une différence assumée et d’un destin d’ilote déjà tout tracé.</p>
<p>On retrouve cette attitude à contre-courant de la société utilitariste chez Sébastien, l’anti-héros du film <a href="http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=221488.html"><em>Libre et assoupi</em></a> qui n’a qu’une seule ambition dans la vie : ne rien faire.</p>
<p>Collectionnant les diplômes sans vraiment vouloir rentrer dans la vie professionnelle, il est à rebours des jeunes actifs de son âge qui enchaînent les stages et les petits boulots.</p>
<p>Son attitude est mise en scène à plusieurs reprises lorsqu’il se distingue en marchant à contre-courant de la masse grouillante des cadres en costumes gris qui partent travailler. Sébastien, c’est le petit mouton noir du début des <em>Temps Modernes</em> qui ne suit pas la meute et en appelle à une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lnvA3PNHQAo">« éthique du déraillement »</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=247&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=247&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=247&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=311&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=311&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338529/original/file-20200529-96723-tz523j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=311&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Sébastien marche à contre-courant dans le film <em>Libre et assoupi</em> réalisé par Benjamin Guedj.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.lecinemaestpolitique.fr/wp-content/uploads/2014/11/libreetassoupi12.jpg">Gaumont, 2014</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La stratégie de Charlot et de Sébastien pour ne pas vivre à genoux ou à quatre pattes passe par une reconquête de leur subjectivité et par l’affirmation de leur volonté individuelle.</p>
<p>Ils tentent alors de réintroduire leur propre désir dans la mécanique organisationnelle. Soit la mécanique se grippe et c’est l’emballement ou la catastrophe, c’est Charlot qui finit par avaler les boulons de l’usine. Soit la mécanique rejette et c’est la mise au rebut, c’est Sébastien qui est exclu du monde professionnel et qui vit comme un excentrique.</p>
<p>Qu’il s’agisse de Charlot ou de Sébastien, ils souhaitent tous les deux cultiver leur différence afin d’exercer leur réflexivité. En quête d’autonomie, les deux protagonistes cherchent à remettre en cause leurs propres conditions d’existence.</p>
<p>Par leurs attitudes extravagantes, ils sortent du cadre, dérangent et déstabilisent les organisations. On voit ici à quel point les exemples littéraires, philosophiques ou cinématographiques permettent de prendre du recul et de questionner les pratiques en vigueur.</p>
<p>Et si finalement la reconquête de sa propre humanité passait par les humanités ? C’est en tout cas ce que propose l’économiste et professeur émérite à Stanford, <a href="https://www.gsb.stanford.edu/newsroom/school-news/james-g-march-professor-business-education-humanities-dies-90">James March</a>.</p>
<p>En effet, ce professeur a marqué des générations d’étudiants en délaissant les classiques « études de cas » pour travailler à partir d’<a href="https://www.gsb.stanford.edu/insights/james-march-what-don-quixote-teaches-us-about-leadership">œuvres littéraires</a> comme <em>Guerre et Paix</em> ou <em>Don Quichotte</em>. Penser le monde du travail sur <a href="https://www.youtube.com/watch?v=zYwOqXD3lY4&t=48s">d’autres modèles</a> que les schémas gestionnaires est une façon parmi d’autres d’ouvrir des possibles. Ce sont les conditions d’une éthique professionnelle qui sont en jeu.</p>
<hr>
<p><em>Article réalisé sous la supervision de Ghislain Deslandes, philosophe et professeur à ESCP Business School.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/139688/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le travail serait le meilleur moyen pour l’homme de se distinguer du monde animal… à condition qu’il ne mène pas à son aliénation.Thomas Simon, PhD Scholar, chargé de cours en RH, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1383672020-05-13T18:56:51Z2020-05-13T18:56:51ZLe « transmachinisme » : et si les machines évoluaient indépendamment de l’homme ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/334062/original/file-20200511-49579-1x8w1sn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C307%2C3471%2C2184&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Il est peut-être plus facile de construire des machines qui nous ignorent que des machines qui nous ressemblent.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/YKW0JjP7rlU">Franck V. / Unsplash</a></span></figcaption></figure><p>Le « transmachinisme » imagine une évolution des machines et de l’industrie en général non pas pour dépasser ou transformer l’homme, mais pour permettre aux machines de mieux faire leur travail de machines. Une voie certainement plus réaliste que la <a href="https://www.24pm.com/117-definitions/518-singularite-technologique">singularité technologique</a> ou le <a href="https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/technologie-transhumanisme-16985/">transhumanisme</a>.</p>
<p>Les tenants de la singularité technologique imaginent une intelligence artificielle supérieure qui surclasserait infiniment celle de l’homme. Les transhumanistes, à l’inverse, espèrent l’avènement d’un homme augmenté physiquement et intellectuellement par la technologie.</p>
<p>Beaucoup d’attention a été portée à ces deux visions du futur. Plusieurs groupes d’élèves-ingénieurs du Pôle Léonard de Vinci examinent actuellement un autre scénario, celui où les machines évolueraient d’une manière assez indépendante des hommes, sans trop se mêler de leurs affaires. Nous l’appelons le transmachinisme.</p>
<h2>Des bulles productrices indépendantes</h2>
<p>La caractéristique la plus spectaculaire mise en avant aujourd’hui est l’autonomie, réelle ou souhaitée, des machines, en particulier celle des véhicules. Nous parlons ici des machines « mécaniques », comme celles qui font le café, ou qui envoient des hommes dans l’espace, et pas seulement des ordinateurs ou des téléphones. Poussons à l’extrême leur capacité d’autonomie, de même que les partisans de la singularité et du transhumanisme poussent à l’extrême les pouvoirs de l’intelligence désincarnée ou incarnée.</p>
<p>L’actualité nous y invite :</p>
<ul>
<li><p>Au Japon, vient de sortir une imprimante 3D de sushis : du poisson et du riz à l’entrée, des sushis sur mesure à la sortie. Hergé y avait déjà pensé en dessinant les abattoirs de Chicago dans <em>Tintin en Amérique</em> ;</p></li>
<li><p>La livraison par drones devient autorisée aux États-Unis, des avions de ligne décollent et atterrissent de manière entièrement automatique ;</p></li>
<li><p>Six camions Volvo évoluent de manière autonome dans la mine à ciel ouvert de Kristineberg en Norvège, pour charger et décharger les minerais ;</p></li>
<li><p>Toujours en Norvège, la société Kongsberg s’allie à Rolls Royce pour concevoir des navires autonomes. Mais nous reparlerons de la Norvège ;</p></li>
<li><p>Un engin voiturier autonome déplace les véhicules dans le parking de l’aéroport Saint-Exupéry de Lyon ;</p></li>
<li><p>Des betteraves connectées prototypées par l’Institut national de la recherche agronomique sont expérimentées dans les terres agricoles de Picardie.</p></li>
</ul>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/XdOirru4uGM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Une imprimante 3D de la société OpenMeals produit des sushis.</span></figcaption>
</figure>
<p>L’idée vient naturellement que, mis bout à bout, tous ces sous-systèmes autonomes constitueraient des bulles productrices totalement indépendantes de l’homme. Entre la plantation d’une graine de teck dans une exploitation forestière en Asie et la livraison chez vous d’une table de jardin, tout se passerait sans aucune intervention humaine.</p>
<p>Si l’on s’imagine dans un monde transmachiniste, celui-ci concevra et produira ses propres sous-ensembles. Il les installera, les supervisera, les entretiendra, les dépannera, les recyclera. Il trouvera son énergie également de manière autonome. Il produira au passage ses propres ordinateurs, depuis les énormes engins d’extraction minière des métaux rares, jusqu’aux machines d’impression des circuits intégrés à la précision nanométrique.</p>
<p>Beaucoup d’éléments du puzzle sont déjà séparément en place : tous les grands acteurs du transport et de la restauration sont en concurrence effrénée pour nous livrer ce que l’on veut, quand on veut, où l’on veut.</p>
<p>En Chine, Starbucks, McDonald’s et des compagnies locales comme Luckin Coffee ouvrent chaque année des milliers de points de production d’où ils vous livrent n’importe où et en moins de 30 minutes pour moins de 5 dollars un bon café, et les nouveaux immeubles chinois sont équipés de réseaux d’ascenseurs dédiés à ce type de distribution. Les grands ports chargent et déchargent les conteneurs sur des quais vidés de toute présence humaine. La fabrication des puces électroniques est aujourd’hui quasi totalement automatisée.</p>
<h2>Vers une singularité du transmachinisme ?</h2>
<p>Deux évènements bouleversants se produiront si un jour ces systèmes évoluent de leur propre initiative (d’une manière qui ne nous serait largement incompréhensible) et s’ils ne nécessitent plus aucun investissement financier pour survivre et se développer (leur production serait gratuite).</p>
<p>Dans une étape intermédiaire, les machines réussiraient à comprendre le langage humain et à mettre deux idées l’une derrière l’autre. Elles sauraient relier toutes les connaissances que nous avons soigneusement accumulées, formalisées, et mises à disposition sur la toile : toutes les théories scientifiques, tous les codes de calcul, toutes les vidéos de pédagogie, tous les plans de toutes les machines conçues par l’homme.</p>
<p>Les connaissances sont déjà là, sur la toile, à la disposition de qui voudra bien les mettre bout à bout.</p>
<p>Ensuite, le système élaborerait ses propres connaissances, ses propres représentations, ses propres solutions, et sans doute il viendrait à oublier notre propre langage, sans plus se mêler de nos affaires.</p>
<p>Ces hypothèses poussées à l’extrême ne doivent pas nous étonner ou nous faire sourire plus que le transhumanisme ou la singularité technologique. Elles méritent tout autant nos interrogations sur leur possibilité ou leur impossibilité, sur leur désirabilité ou leur horreur. Elles ne font pas nécessairement appel à la notion de super intelligence en progrès exponentiel continu.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1096373694149083137"}"></div></p>
<p>On peut très bien imaginer qu’un tel système deviendrait conservateur, parcimonieux, rechercherait et trouverait des points d’équilibre, et n’évoluerait que très lentement. Les transmachines incorporeraient bien sûr leur propre <a href="https://whatis.techtarget.com/fr/definition/jumeau-numerique">jumeau numérique</a> qui servira autant à assurer leur bon fonctionnement qu’à explorer leurs futures évolutions.</p>
<h2>Retour au paradis terrestre ?</h2>
<p>Le transmachinisme peut se rêver comme un retour au paradis terrestre, comme la reconstruction d’une nature généreuse où couleraient le lait et le miel, un nouvel âge d’or. L’homme, chassé du paradis pour avoir préféré l’arbre de connaissance à l’arbre de vie, ayant ensuite par nécessité, à la sueur de son front, développé un savoir et un savoir-faire qui l’a conduit là où nous sommes, l’homme donc refermerait la boucle, retournerait au jardin d’Eden, en abandonnant les connaissances techniques aux machines.</p>
<p>Par contraste, le transhumanisme évoque plutôt un second péché originel, une seconde création, une émancipation radicale de la condition humaine présente, une fuite en avant de l’intelligence. Le retour à l’Eden transmachiniste délivrerait l’homme de l’exercice d’une intelligence asservie à l’impératif d’un <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/le-transhumanisme-une-utopie-ou-un-danger-1011427">progrès sans fin</a>.</p>
<p>L’intelligence que ces transmachines devraient développer pour s’autogérer et survivre conduirait éventuellement à des modes de raisonnement et à des solutions bien différentes de notre génie mécanique et notre génie civil. C’est peut-être trop bête de vouloir singer l’homme. Quand on connaît de près l’effroyable désordre des programmes informatiques écrits par l’homme, on se prend à rêver d’architectures logicielles dont la pureté ne serait pas polluée par nos faiblesses cognitives.</p>
<p>Souhaitable ou pas, on peut penser que ce transmachinisme serait plus facile à accomplir que le transhumanisme : au fond, ce ne sont que des machines en dur qui transforment de l’énergie, de la matière ou des denrées alimentaires. On est loin de la complexité gélatineuse du vivant. Il est peut-être plus facile de construire des machines qui nous ignorent que des machines qui nous ressemblent. Et si nous nous obstinons à faire le travail des machines à leur place, comment voulez-vous qu’elles deviennent intelligentes ?</p>
<p>Finalement, le transmachinisme est un objectif plus humain et moins ambitieux que l’« homme-dieu » du transhumanisme, et la « machine-dieu » de la singularité technologique.</p>
<p>Afin de pousser plus loin la réflexion, voici quelques premières questions, d’une liste qui pourrait être longue :</p>
<ul>
<li><p>Saura-t-on fixer des limites aux transmachines si elles émergent, et pourra-t-on les faire respecter ?</p></li>
<li><p>Si l’homme, rassasié par une nature artificielle autonome et généreuse, s’affranchit du travail, que devient son intelligence, s’atrophie-t-elle, s’épanouit-elle, et vers quels horizons ?</p></li>
<li><p>L’homme peut-il rester intelligent sans travailler, sans lutter, sans adversité ? Un Homme sans nécessité ? Il est notable que les jeunes Norvégiens, dans un pays nourri à la manne pétrolière, <a href="https://www.tnp.no/norway/exclusive/2833-does-education-pay-off-in-norwayij">ne veulent plus faire d’études longues</a>, et que là-bas les médecins commencent à manquer ;</p></li>
<li><p>Qui des ingénieurs ou de ce nouvel Eden autonome colonisera Mars en premier ? Cette question s’adresse en partie à <a href="https://www.lefigaro.fr/societes/2019/01/11/20005-20190111ARTFIG00358-avec-starship-elon-musk-vise-mars.php">Elon Musk</a>, président-directeur général et directeur de la technologie de la société SpaceX, qui cherche à réunir des milliards pour conquérir la planète rouge ;</p></li>
<li><p>Sommes-nous en train de passer du projet de créer un homme nouveau à celui de créer une <a href="https://gouvernance.news/2020/03/05/ia-les-exploits-des-gafam-sont-loin-des-vrais-besoins-des-entreprises/">nature nouvelle</a>, de plus en plus occupée physiquement par des capteurs, des puces de silicium, des câbles, des fibres et des émetteurs-récepteurs radio ?</p></li>
</ul>
<p>Charles Aznavour, grand expert en humanité, a dit un jour : « mon travail est <a href="http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/charles-aznavour-je-ne-suis-pas-une-star-21-10-2009-682224.php">plus intelligent que moi</a> ». Si nous pouvons tous méditer cette citation, il nous reste à approfondir notre travail de recherche afin de dessiner le puzzle du transmachinisme, repérer les pièces existantes et identifier les chaînons manquants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138367/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean Rohmer travaille pour le Pôle Léonard de Vinci. Il a reçu des financements de BPI France. Il est membre de l'Institut Fredrik Bull comme président.
</span></em></p>Dans ce scénario, toutes les étapes de la production à la distribution seraient assurées par des systèmes autogérés. Une voie plus plausible que le transhumanisme.Jean Rohmer, Docteur-Ingénieur ENSIMAG, Docteur-ès-Sciences – HDR en Informatique, Pôle Léonard de VinciLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1353842020-04-01T19:03:54Z2020-04-01T19:03:54ZPourquoi on ne peut plus être humaniste<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/324645/original/file-20200401-23143-ga6hws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C0%2C3199%2C2414&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La récompense de la devineresse, Giorgio de Chirico.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.arts-in-the-city.com/2020/02/10/fermeture-exceptionnelle-giorgio-de-chirico-la-peinture-metaphysique-a-lorangerie/">ADAGP, Paris, 2020</a></span></figcaption></figure><p>« Vous vous êtes toujours demandé comment c’était de vivre au Moyen-âge ? Maintenant vous avez deux papes et une épidémie. » Voilà le genre de blague qui circule en ce moment sur les réseaux sociaux italiens.</p>
<p>Il y a du vrai dans cette boutade : certaines valeurs de la modernité sont profondément remises en question, avec le retour de structures de pensée que l’on croyait révolues depuis l’époque médiévale. Les politiques d’isolement pour faire face à l’urgence sanitaire en sont un exemple.</p>
<h2>L’avènement de l’humanisme, un changement d’échelle</h2>
<p>Eugenio Garin soulignait que la philosophie de l’humanisme ne cherchait pas à construire de grandes cathédrales d’idées, contrairement à la philosophie médiévale. La spéculation métaphysique de la scolastique était remplacée par un intérêt pour des questions beaucoup plus concrètes : la morale, la politique, les sciences de la nature. Des réflexions, donc, à mesure d’homme. La grande rupture entre le Moyen-âge et l’humanisme consiste justement à mettre en question la position des êtres humains dans l’univers. Dans l’univers médiéval, l’homme a été créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu, et cela implique que la philosophie doive s’occuper de la structure profonde du monde duquel l’homme est donc le centre – en tant qu’il est à l’image de Dieu.</p>
<p>Si les grandes cathédrales d’idées sont possibles, c’est grâce à la position que les hommes occupent dans l’univers. L’humanisme est un moment de grande humilité, par rapport à cette idée médiévale : les êtres humains ne se considèrent plus au centre de l’univers, mais juste comme des êtres humains. La philosophie s’intéresse donc aux choses humaines et délaisse les grandes idées métaphysiques.</p>
<p>Ce changement de point de vue a une double signification : si d’une part il implique justement une certaine humilité – les êtres humains ne sont plus au centre de l’univers – de l’autre il implique une nouvelle importance, toute particulière, donnée à l’espèce humaine : au Moyen-âge l’homme n’était important que parce qu » il était à l’image de Dieu ; à partir du XV<sup>e</sup> siècle l’importance du genre humain est absolue, indépendante de sa position. Si pendant le Moyen-âge les choses humaines n’étaient en elles-mêmes que <em>vanitas</em>, pour les humanistes elles ont un intérêt certain. L’homme n’est plus au centre du monde, mais il est au centre de nos intérêts d’êtres humains.</p>
<p>Cela a beaucoup de conséquences : une attention nouvelle pour les <em>humanae litterae</em> – écrire des textes est justement une activité spécifiquement humaine –, une démarche d’historicisation du monde – l’histoire et la chronologie humaine n’ont pas beaucoup d’intérêt d’un point de vue métaphysique, mais elles l’ont d’un point de vue, justement, humain –, une concentration sur l’individu, une volonté de bien-être…</p>
<p>Il y a donc un changement radical d’échelle : on ne regarde plus à l’univers dans sa chronologie éternelle où les êtres humains sont un petit point insignifiant – et qui ne peut avoir du sens que s’il est justifié par un rapport privilégié avec la divinité – on regarde à l’échelle des êtres humains : le temps et l’espace humains commencent à compter, à être la seule chose qui compte.</p>
<h2>Le progrès comme horizon</h2>
<p>Cette révolution humaniste est celle qui a porté à la fin de la métaphysique d’une part – on ne s’intéresse qu’à ce qui est à mesure humaine, tout le reste ne peut pas être pensé par des humains et n’est donc que dogme (comme dans la tradition kantienne depuis la <em>Critique de la raison pure</em>) – et à l’émergence de l’individu moderne comme le centre d’intérêt de la pensée et des activités humaines. Ce discours est lié à une volonté d’optimisme : l’importance absolue de l’humain implique que le seul espoir peut être celui d’une amélioration progressive de la situation des êtres humains dans leur temps et dans leur espace.</p>
<p>Cette volonté d’optimisme, fondée sur révolution humaniste, trouve son expression la plus accomplie quelques siècles plus tard dans l’idée de progrès des Lumières. Les choses vont aller de mieux en mieux, la science va nous aider à attendre cet objectif. Ce qui pouvait être avant un objectif se réalisant dans une transcendance – la vie éternelle – devient une nécessité immanente : il faut que le salut se réalise dans le temps et dans l’espace humain.</p>
<h2>La fin de l’optimisme humaniste</h2>
<p>Nous vivons aujourd’hui un changement analogue et symétrique à celui qui s’est produit au XV<sup>e</sup> siècle et ce pour plusieurs raisons. Une – qui me semble fondamentale, mais dont je ne parlerai pas longtemps ici – est le changement du rapport au texte. Comme au XV<sup>e</sup> siècle la reconsidération de la définition d’humanité passait par une reconfiguration du rapport aux textes – les êtres humains sont d’abord les producteurs et les lecteurs de textes, des <em>humanae litterae</em> – aujourd’hui, le sens du texte change avec l’émergence d’acteurs différents dans sa production et dans sa circulation : ce qu’on appelle des machines. Le rapport « homme-machine » exige de repenser ce qu’est l’humain.</p>
<p>Une autre raison est que, l’optimisme et l’idée de progrès qui doit accompagner le modèle humaniste ne semble plus être possible. Il ne semble plus possible de penser que le salut se réalisera dans l’immanence, il ne semble plus possible de penser que les choses continueront à aller de mieux en mieux. Au contraire, il semblerait que le futur soit destiné à être moins bon que le passé. L’existence même de l’espèce humaine est clairement menacée. L’urgence climatique, l’effondrement progressif des idéaux démocratiques, l’épuisement des ressources énergétiques et dernièrement l’éclatement d’une épidémie que les infrastructures sanitaires ne sont pas en mesure de contrôler sont d’autant de signaux qui rendent désormais impossible le paradigme du progrès infini. L’optimisme technologique est lui aussi arrivé à sa fin : après des années de rêves, la technologie semble représenter dans l’imaginaire collectif plus une menace qu’une promesse. Dans cette situation il est difficile de vouloir se concentrer sur l’humain. L’humain a peu de chances de rester, il a peu de chances d’avoir un intérêt quelconque dans un futur pas trop loin.</p>
<p>L’humain tel qu’il s’est défini à partir du XV<sup>e</sup>siècle ne peut plus prétendre revêtir une importance suffisante pour se placer au centre de nos préoccupations. Il faut le définir autrement ou alors se préoccuper de quelque chose d’autre. Deux tendances complémentaires se dessinent à partir de ce constant : la nécessité de penser l’humain autrement et la réémergence de formes de pensée que l’on peut caractériser de métaphysiques.</p>
<h2>Réinventer l’humanisme</h2>
<p>La première tendance est ce qu’on appelle – désormais depuis plus de vingt ans – « posthumanisme ». À l’opposé du « transhumanisme » courant de pensée qui radicalise l’idée de progrès en imaginant une humanité augmentée et perfectionnée par la technologie – ce qui semble clairement grotesque aujourd’hui –, le posthumanisme essaie non pas d’aller au-delà de l’humain, mais au-delà de l’humanisme à savoir de l’idée d’un genre humain, bien défini et identifiable, qui serait finalement tout ce dont il vaut la peine de s’occuper. Au lieu que de s’occuper des choses « humaines », il est nécessaire de réfléchir à nouveau sur ce qu’est et sur ce que peut être l’humain et sur quelle place cet humain peut et doit avoir dans l’univers. Cela permet de questionner la centralité de la question humaine, de revoir les définitions et les essentialisations qui ont cristallisé des idées sur les rapports entre espèces, entre genres ainsi que les rapports à l’environnement. Je crois que plus que parler de « post » humanisme, il faudrait plutôt parler de « pré » humanisme, car justement il s’agit de revenir à la définition de l’humain telle qu’elle a été dessinée par l’humanisme ; mais aussi parce qu’il faut remonter « avant » l’humain et ses intérêts pour redéfinir de nouvelles préoccupations et de nouveaux objectifs.</p>
<p>La seconde tendance est celle d’un retour à la métaphysique – ce qui peut être facilement constaté en analysant de courants philosophiques comme le « nouveau materialisme » (DeLanda), le « nouveau réalisme » (Ferraris), le « réalisme spéculatif » (Meillassoux) et d’autres formes analogues de réflexion. Selon ces mouvements, la critique kantienne – à savoir l’idée selon laquelle nous ne pouvons parler rigoureusement que du monde tel que nous le connaissons et pas du monde en tant que tel, car ce dernier n’est qu’une présupposition dogmatique – a impliqué une perte progressive du réel : il n’y a plus le réel il n’y a que ce que le sujet humain voit du réel, son rapport au réel. Il faut, selon ces mouvements, revenir au réel. Et donc finalement, revenir à la métaphysique en mettant en question le rôle central et incontournable de l’humain comme mesure unique du réel.</p>
<p>Pourquoi parler de tout cela au moment de la crise liée au coronavirus ? Les épidémies nous renvoient, comme au Moyen-âge à la notion selon laquelle les « choses humaines » ne sont que <em>vanitas</em>. Il est donc nécessaire de s’interroger à nouveau sur ce qu’est l’humain, sur sa place dans l’univers, sur ses relations avec les autres êtres et les autres choses qui le remplissent.</p>
<p>Cette réflexion est urgente aujourd’hui et elle peut conduire à des solutions très différentes : un retour à la religion ou à la superstition d’une part, et de l’autre le développement d’une pensée proprement « inhumaine ». C’est cette dernière qui me semblerait la solution à chercher dans la mesure où une pensée inhumaine serait une pensée dans laquelle l’être humain n’est pas le centre, ni le producteur, ni l’objectif de la réflexion. Une pensée inhumaine – ou préhumaine pour utiliser un terme moins agressif – serait une pensée qui à partir de la crise actuelle essaie de retrouver l’aspect humble de l’humanisme en laissant tomber la contrepartie d’arrogance qu’il a pu comporter.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/135384/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marcello Vitali-Rosati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Certaines valeurs de la modernité sont profondément remises en question, avec le retour de structures de pensée que l’on croyait révolues depuis l’époque médiévale.Marcello Vitali-Rosati, Professeur agrégé au département des littératures de langue française, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1324722020-03-01T16:53:19Z2020-03-01T16:53:19ZL’exode de l’humanité en images<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/317570/original/file-20200227-24680-dqtg1q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Je suis ma maison. </span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Alors que les médias communiquent quotidiennement au sujet de la crise migratoire, au niveau national comme international, ne faisons-nous pas face à une incompréhension humaine de la migration ?</p>
<p>L’exposition « L’Exode de l’humanité », visible du 2 au 31 mars à la <a href="http://www.fmsh.fr/fr/college-etudesmondiales/30789">Fondation Maison des Sciences de l’Homme</a>, réalisée par l’artiste Cristian Pineda, s’efforce de rétablir une bonne image des migrants. En effet, loin des concepts de frontière, de guerre, de changement climatique, de visa, de camps ou encore de réfugiés, les acteurs migrants sont avant tout des humains dont l’existence physique coexiste avec un univers culturel fait d’expériences personnelles. Pour comprendre la migration à partir de l’expérience de vie et non pas à partir de notions politiques et diplomatiques, la rencontre entre l’art contemporain et les acteurs migrants compose une démarche innovante fondée sur l’émotion et le sentir humain.</p>
<p>Cette démarche est celle entreprise depuis 2006 par <a href="http://www.cristianpineda.com.mx/">Cristian Pineda</a>. D’origine mexicaine, l’artiste consacre une partie de son travail à la compréhension du phénomène migratoire. Originaire de Juchitán Oaxaca, une ville au sud du Mexique, qui présente la particularité d’être un territoire et un espace de passage commercial, touristique, mais aussi migratoire. Cristian Pineda vit donc depuis son enfance aux côtés d’un véritable transit migratoire en provenance d’Amérique centrale.</p>
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<span class="caption">L’artiste Cristian Pineda.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Cristian Pineda</span></span>
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<p>À cette époque, les migrants étaient des aventuriers en quête d’une autre vie. Aujourd’hui, ils sont les victimes d’une violence structurelle présente en Amérique centrale et au Mexique. En fuite de ces violences extrêmes, en route vers le Nord, ils s’évadent vers des destinations inconnues, qui loin d’être des rêves (en l’occurrence le rêve américain), sont devenus des destinations de survie méconnues.</p>
<h2>Dépasser les préjugés pour laisser place à l’humain</h2>
<blockquote>
<p>« Pourquoi les gens partent-ils ? Pourquoi arrache-t-on ses propres racines ? On peut être chassé, menacé, poussé à la fuite. Il peut y avoir la guerre, la faim, la peur, toujours elle. Mais on peut aussi choisir la fuite parce qu’elle est sage ».</p>
</blockquote>
<p>La réflexion qui accompagne l’interrogation proposée par le <a href="http://www.seuil.com/auteur/henning-mankell/4122">romancier et dramaturge suédois Henning Mankell</a> montre que le statut de victime est très vite dépassé par une volonté subjective d’être un acteur migrant.</p>
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<span class="caption">Jungle de Calais.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<p>L’artiste, qui a vécu au plus près le passage de la migration d’un état d’aventure à un état de crise humanitaire, illustre au travers de ses projets le besoin de donner la parole aux migrants et de comprendre ces vagues humaines en fuite. Tous ces migrants, même s’ils proviennent de pays, de cultures et de violences hétérogènes, partagent la qualité d’acteur du monde et de leur vie. Cristian Pineda traduit ainsi dans son œuvre cette capacité qu’ont les migrants à ne pas se placer comme victimes mais à se considérer comme acteurs.</p>
<h2>Une expérience subjective</h2>
<p>Ma rencontre avec Cristian Pineda a donné naissance à un travail en binôme où l’art participatif permet l’accès à des sources d’informations, certes complexes, mais surtout enrichissantes pour les sciences humaines. Au travers de cette expérience sociologique et artistique, le phénomène migratoire peut être étudié au-delà de ces considérations historiques, territoriales et politiques. Il permet ainsi de se pencher sur l’expérience subjective du migrant en question. Une expérience subjective qui se construit sur le vécu, les émotions, l’identité, le transit, l’aspiration, l’illusion…</p>
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<span class="caption">Cercles de vie.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Lors des projets d’art participatif, les migrants et demandeurs d’asile construisent au travers de leur pièce artistique un narratif basé sur l’expérience de l’espace de départ et de transit ainsi que sur l’illusion future. Ce besoin de s’exprimer** est motivé par des expériences de violence extrême et structurelle. D’autant plus, que celles-ci ont été vécues dans un environnement connu et familier composé de relations familiales, amicales, professionnelles, mais devenu invivable pour les sujets en question. La migration est une fuite. La seule échappatoire à la mort.</p>
<h2>Une exposition qui tient le rôle de médiateur</h2>
<p>C’est donc au travers de cette perspective que mon travail sociologique dialogue avec le travail artistique de Cristian Pineda. Alors que de nombreux artistes font interagir leur travail avec le thème de la migration, Pineda dépasse la frontière entre la problématique et les acteurs. Pour ce, son travail se démarque de nombreuses initiatives et permet un accès direct à l’art et à l’humain. Cet accès direct se traduit entre-autre par la singularité que l’on peut observer dans chaque œuvre produite par un ou une migrant·e qui à la suite de son travail va signer sa pièce de son nom. Par cette action, les migrants ne sont plus chosifiés mais revendiquent leur identité à partir de leur nom et origine, faisant d’eux des êtres à part entière.</p>
<p>Ils ont vécu des situations de déracinement, de deuil, de traumatisme et de perte d’identité, rarement résolues. La douleur que cela représente est difficilement communicable car le langage ordinaire n’est pas à la hauteur de tels récits de vie. Dans le but de surmonter cette crise, la représentation artistique et symbolique permet de transcender les limites du langage. Pour y parvenir, il est important que l’artiste confie le processus de création aux migrants eux-mêmes. Ceci donne lieu lors de chaque rencontre à une expérience innovante qui crée une dynamique où le processus de rencontre et de création devient le pilier fondateur de l’œuvre.</p>
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<span class="caption">Marcheurs de papier.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Par la suite, cette expérience multidisciplinaire entre la migration, l’art et la recherche sociologique va donner lieu à des expositions (Juchitán-Oaxaca MIGROMA en 2016, Santa Maria Huatulco-Oaxaca MIGROMA en 2017, Human Mobility, Eupen-Belgique en 2019) à caractère social imaginées à partir de l’art, des migrants et de la vulnérabilité dans laquelle se placent les différents protagonistes.</p>
<p>Ces expositions seront des espaces où les visiteurs peuvent être les acteurs d’une reconstruction du tissu social humain si souvent décomposé par l’ignorance, les discours politiques ou encore la peur de l’inconnu.</p>
<p>L’apport le plus notable du travail de Cristian Pineda réside vraisemblablement dans le potentiel de solutions concrètes que présente son travail face à la crise humaine migratoire. En effet, ses œuvres permettent la création d’une mémoire collective, faisant de son art un sanctuaire migratoire et un témoignage de l’identité des acteurs.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/132472/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pascale Naveau a reçu des financements de la bourse Marie Curie, du Programme des Nations Unies pour le Développement et de l'Agence des Nations Unies pour les Réfugiés</span></em></p>« L’Exode de l’humanité » est une exposition dont l’objectif est de permettre aux spectateurs de se détacher de l’image négative associée aux migrants.Pascale Naveau, Docteure en sociologie à l'Université de Louvain, chercheuse associée, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1298402020-01-15T17:56:10Z2020-01-15T17:56:10ZHumanités dans le texte : les Anciens éclairent les débats contemporains<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/309949/original/file-20200114-151867-b0xsbz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C2%2C995%2C594&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le patrimoine culturel antique permet de croiser les analyses de différentes disciplines.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Des questions scientifiques et politiques les plus nouvelles et urgentes, de l’intelligence artificielle jusqu’au climat et aux migrations, l’humanité se transforme et en appelle aux humanités. Que sont-elles ? À quelles urgences répondent-elles ? Comment se transforment-elles ? Comment les transmettre ? Afin de répondre à ces questions, l’École Normale Supérieure lance en janvier 2020 <a href="https://www.ens.fr/agenda/HumanitesGlobales_ENS2020">son programme « Humanités globales »</a>, qui s’ouvre par le colloque « Questions d’humanités », qui se tiendra du 14 au 16 janvier prochains.</em></p>
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<p>Il est urgent de s’interroger sur le devenir contemporain des humanités, tant les références aux « humanités » tendent à se multiplier, souvent accompagnées de spécifications variées : on parle ainsi aujourd’hui d’<a href="http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100065270&fa=author&person_id=6701">« humanités numériques »</a>, d’« humanités médicales », d’« humanités environnementales » ou encore d’« humanités globales ».</p>
<p>On peut craindre que l’adjonction de ces différentes spécifications ne suffise pas à enrayer l’érosion sémantique du terme « humanités », dont il devient difficile de savoir ce qu’il recouvre exactement. De façon quelque peu paradoxale, en effet, cette invasion multiforme du terme d’humanités dans la désignation des champs modernes du savoir risque bien de masquer l’abandon, dans l’emploi de ce terme, de ce qui a constitué pendant des siècles le cœur de sa définition : l’apprentissage du latin et du grec.</p>
<p>Ce n’est pas que la notion d’humanités ait toujours eu des contours d’une netteté absolue : depuis que le terme latin <em>humanitas</em> a été rapproché, par calque sémantique, du grec <em>paideia</em>, l’éducation qui fait un homme et un citoyen libre, le terme d’humanités désigne de façon très générale à la fois un patrimoine culturel remontant à l’Antiquité grecque et romaine, dont on attendait qu’il serve de base à toute éducation digne de ce nom, et une vocation à l’universel, portée par la référence à la nature et au genre humains.</p>
<h2>Philologie et pluridisciplinarité</h2>
<p>La conception traditionnelle des humanités, sur laquelle était notamment assis l’empire du latin, a été très tôt contestée, comme l’a montré en détail le <a href="https://www.albin-michel.fr/ouvrages/le-latin-ou-lempire-dun-signe-9782226106797">beau livre</a> de Françoise Waquet, <em>Le latin ou l’empire d’un signe</em>. Puis elle a été progressivement battue en brèche au nom de la rationalité scientifique et de l’utilité technologique. Le champ du savoir a été reconfiguré selon le binôme sciences/sciences humaines, ces dernières se substituant aux humanités tout en récupérant la référence à l’humain.</p>
<p>Ce discrédit n’a nullement empêché le récent retour en force du terme « humanités », comme si ce dernier était le seul à même de fournir un pendant solide à la science, un contrepoids efficace à la modernité technologique ; sans doute serait-il cependant plus exact de situer les « humanités » actuelles, telles qu’on essaie de les repenser, à l’articulation entre les modernités scientifiques et technologiques, le patrimoine intellectuel et culturel multiforme hérité du passé et ce qui fait la trame quotidienne de l’existence.</p>
<p>Tentative de captation d’une marque dévaluée ou nécessaire effort pour répondre aux défis intellectuels posés par les mutations de notre époque ? Nous nous garderons bien de trancher cette question. Nous voudrions juste nous interroger brièvement sur la place des humanités dites « classiques » dans le paysage profondément remanié des actuelles humanités, où les premières peuvent paraître tout simplement menacées de disparition, un effacement sans bruit sous l’effet conjugué du désintérêt croissant de la société et de nouvelles concurrences.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/vers-de-nouvelles-humanites-129203">Vers de nouvelles humanités</a>
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<p>En un sens, la philologie classique constitue une discipline bien établie, capable de tirer parti de son ancienneté en s’appuyant sur des objets bien identifiables, une méthode éprouvée et l’effet cumulatif d’une érudition pluriséculaire. Pourvu qu’on lui en donne les moyens, la recherche peut continuer à se développer et à donner des résultats de bonne qualité, au risque cependant d’un divorce croissant d’avec la société et d’une confidentialité toujours accrue.</p>
<p>Plus séduisante et prometteuse en apparence est la voie de la pluri – ou de l’interdisciplinarité, qui entend prendre acte des reconfigurations en cours des savoirs, mais cette voie comporte elle aussi ses risques, qui sont connus : une pluri – ou interdisciplinarité de façade, aboutissant à des résultats inconsistants car faisant l’économie d’une réflexion sur la compatibilité des objets et des méthodes propres aux différentes disciplines.</p>
<h2>Le socle du texte antique</h2>
<p>C’est dans ce contexte riche en défis qu’est né le projet <a href="https://www.ens.fr/agenda/humanites-dans-le-texte/2019-11-16t130000">« Les humanités dans le texte »</a>, imaginé par Frédéric Worms et porté par l’École normale supérieure, avec le soutien et les moyens techniques du ministère de l’Éducation nationale.</p>
<p>Ce projet revendique son caractère expérimental et artisanal. Artisanal, puisqu’il se donne pour but immédiat de fabriquer <a href="https://humanites-dans-le-texte.lepodcast.fr/">des podcasts</a> mais aussi des modules vidéo, destinés à être mis en ligne sur le site <a href="https://odysseum.eduscol.education.fr/humanits-dans-le-texte">« Odysseum, la maison des humanités numériques »</a>, accessibles à un large public. </p>
<p>Expérimental, dans la mesure où chaque module offre un exemple de dialogue possible entre spécialistes venus d’horizons disciplinaires différents au sujet d’un texte latin ou grec choisi pour son lien avec une recherche vivante.</p>
<p>Dans ces films, il sera par exemple question de la manière dont les Anciens se représentaient les comètes, à partir de textes d’Aristote et de Sénèque, ou de la reconstitution des paysages de Troie par les géosciences. Le projet « Mémoire des champs de bataille. Teutobourg, quel avenir pour une défaite ? » croisera quant à lui des textes de Tacite et de Gracq.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/309943/original/file-20200114-151887-1byt1cx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Site archéologique de Troie (Turquie).</span>
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<p>Le texte antique occupe une place centrale, et non simplement initiale : il ne s’agit pas de décliner un thème dans le temps, en saluant rituellement un moment antique réputé fondateur, mais vite dépassé et oublié. Ce texte est abordé dans sa langue originale et aucune des difficultés que posent sa compréhension et sa traduction n’est dissimulée.</p>
<p>On montre ainsi que traduire n’est pas une procédure mécanique, technique et surtout séparée et isolable, mais que toutes les opérations intellectuelles sont étroitement solidaires, de la question posée au départ, qui a motivé le choix du texte, au dialogue croisé avec des spécialistes d’autres disciplines, en passant par l’analyse méticuleuse du texte, la réflexion sur le sens des termes, la description de son fonctionnement, sa contextualisation et sa traduction.</p>
<p>La traduction n’est pas un point de départ, mais un point d’arrivée, dans lequel se sédimente, quoique de façon implicite, tout le travail d’interprétation et de mise en perspective.</p>
<h2>Exigence académique à la portée du grand public</h2>
<p>Ce travail est mené de façon conjointe par un philologue ou historien de l’Antiquité grecque ou romaine et par des spécialistes d’autres disciplines, quels qu’ils soient. C’est un projet exigeant : les textes choisis doivent s’imposer à l’attention par leur densité, leur beauté, leur puissance, leur opacité aussi parfois, et nourrir une réflexion plurielle sur des questions et des enjeux qui sont au cœur de la recherche et des préoccupations des sociétés d’aujourd’hui.</p>
<p>Quel est le bénéfice attendu de ce dialogue croisé autour d’un texte antique ? Pour les spécialistes de l’Antiquité, il est triple :</p>
<ul>
<li><p>ils peuvent en attendre un gain de compréhension notable sur certains aspects des textes choisis</p></li>
<li><p>ils auront à leur disposition de précieux points de comparaison, qui soit feront mieux ressortir la singularité des configurations culturelles qu’ils étudient, l’originalité des solutions apportées dans l’Antiquité à tel ou tel problème, soit permettront des mises en perspective sur une plus longue durée</p></li>
<li><p>ils peuvent également en attendre une pratique plus réflexive de leur recherche, plus ouverte aussi sur les débats contemporains.</p></li>
</ul>
<p>En effet, les débats contemporains n’irriguent parfois leurs travaux que souterrainement et presque inconsciemment, avec ce résultat que les spécialistes de l’Antiquité n’y occupent pas toujours toute la place à laquelle ils pourraient prétendre.</p>
<p>Les spécialistes des autres disciplines sont conviés à un élargissement de leurs horizons ; ils peuvent être conduits à revisiter des textes qui ont joué un rôle important dans la constitution de leur discipline comme à explorer des terres lointaines, à inventorier des écarts.</p>
<p>L’entreprise, cependant, est avant tout faite pour le public qu’elle espère rencontrer : à ce public curieux, elle veut faire découvrir des questions, des objets, des débats et surtout des textes, tout en offrant un exemple de discussion intellectuelle libre, souple et vivante, empruntant parfois des chemins inattendus.</p>
<p>Retrouvez <a href="https://www.ens.psl.eu/actualites/les-humanites-dans-le-texte">ici</a> notre appel à projets permanent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/129840/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les références aux humanités se multiplient. Cette popularité ne néglige-t-elle pas leur socle depuis des siècles : le latin et le grec ancien ? Présentation d’un projet qui les remet au centre.Jean Trinquier, maître de conférences au département des Sciences de l’antiquité de l’ENS-PSL, directeur ajoint de l'UMR 8546, École normale supérieure (ENS) – PSLChristine Mauduit, Professeur, poésie grecque archaïque et classique, École normale supérieure (ENS) – PSLOctave Boczkowski, Doctorant, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1292032020-01-06T10:32:16Z2020-01-06T10:32:16ZVers de nouvelles humanités<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/308485/original/file-20200104-11896-sr3n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C0%2C1577%2C1062&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La Salle Labrouste, à la bibliothèque de l' INHA</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Salle_Labrouste_INHA.jpg">Wikipédia/Adelphilos</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Des questions scientifiques et politiques les plus nouvelles et urgentes, de l’intelligence artificielle jusqu’au climat et aux migrations, l’humanité se transforme et en appelle aux Humanités. Que sont-elles ? À quelles urgences répondent-elles ? Comment se transforment-elles ? Comment les transmettre ? Afin de répondre à ces questions, L'École Normale Supérieure lance en janvier 2020 <a href="https://www.ens.fr/agenda/HumanitesGlobales_ENS2020">son programme « Humanités globales »</a>, qui s’ouvre par le colloque « Questions d’Humanités », qui se tiendra du 14 au 16 janvier prochains.</em></p>
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<p>On assiste aujourd’hui à une transformation de l’humanité mais aussi à un renouveau des humanités et notre hypothèse est que seul ce renouveau peut répondre à cette transformation, qu’il y a là une exigence et même peut-être une urgence, aujourd’hui.</p>
<p>Mais il faut pour cela éviter une double erreur, sur les deux termes de cette relation ou les deux aspects de ce changement. Il y a certes aujourd’hui un sentiment général du changement de l’humanité et on sent venir de partout un appel aux humanités (ce mot qui revient, dans tous les cursus scolaires et universitaires, dans tous les domaines, de la médecine à l’environnement). On fait comme si le changement de l’humanité était une transformation complète et mystérieuse, un chaos nouveau et presque impensable, avec à la fois des régressions et des progrès il est vrai sidérants, du risque climatique à la révolution numérique. Et d’un autre côté on recourt aux humanités comme à un socle supposé immuable, un savoir réservé et figé à la fois dans ses objets et dans ses méthodes, dont on sent qu’il est nécessaire à la vie humaine mais dont on risque de refaire un refuge ou un luxe.</p>
<p>Or, notre hypothèse dit tout le contraire. Nous soutenons à la fois que le changement qui affecte aujourd’hui l’humanité n’est pas un chaos impensable, et justement qu’on ne peut le penser et s’y orienter que grâce à des humanités qui de leur côté retrouvent certes leurs exigences et leurs forces les plus éprouvées et reconnues, mais d’une manière entièrement renouvelée aujourd’hui, et surtout qu’il ne s’agit pas d’inventer ou d’invoquer de toutes pièces puisqu’elles sont et se font là, sous nos yeux, dans nos universités et nos écoles, ici, partout.</p>
<p>N’est-ce pas ce qui s’est passé d’ailleurs à chaque moment critique de l’humanité où devant des changements profonds on est « revenu » aux humanités, mais en les renouvelant entièrement comme au moment de l’humanisme de la Renaissance qui est un retour aux classiques précisément pour penser la science moderne et la découverte des nouveaux mondes, et cela avec de nouvelles méthodes et de nouveaux objets (y compris dans l’édition et la lecture des textes les plus anciens) ?</p>
<h2>Une table d’orientation</h2>
<p>C’est donc bien là ce qu’il convient de faire aujourd’hui : mettre ensemble les nouvelles questions de l’humanité et les nouvelles réponses des humanités, dans tous les domaines. Et tel est le projet non seulement du colloque des 14 au 16 janvier à l'École normale supérieure, mais des programmes de formation, de recherche, de diffusion et de discussion qui vont y être présentés, comme une table d’orientation et de partage pour tous ceux qui en France et dans le monde se préoccupent de mettre ensemble ces deux exigences, qui n’en font qu’une.</p>
<p>Il s’agit donc d’avoir une idée large, précise et critique des humanités, non seulement pour répondre à des besoins nouveaux mais pour utiliser des savoirs et des outils nouveaux qui surgissent de partout aujourd’hui. On en appelle aux humanités médicales, environnementales, transnationales. Par le mot « humanités numériques » on désigne à la fois de nouveaux outils et de nouveaux problèmes. Il surgit partout des formations en Humanités, de nouvelles spécialités au Baccalauréat, jusqu’à des Doctorats dont la reconnaissance et l’utilité commence à être comprise à nouveau partout, en passant, partout en France et dans le monde par des licences en « humanités ».</p>
<h2>Un programme ouvert et concret</h2>
<p>Mais que veut-on dire exactement par là ? Comment chacune de ces dimensions et de ces directions a-t-elle à la fois sa nécessité et sa spécificité, et sur le fond de quel horizon et de quel besoin commun et non moins précis ? C’est à cela qu’il faut répondre et tel est le projet de cette rencontre qui mobilise dans ses séances plénières des chercheurs parmi les plus reconnus dans le monde pour dire ce qui leur paraît le plus important et le plus urgent à cet égard ; et qui développe entre ces plénières, dans des ateliers parallèles, toutes les réalisations collectives en cours qui cherchent à y répondre concrètement à l’ENS, dans l'École universitaire de recherche Translitterae de PSL, et partout ailleurs, comme un jalon entre des projets déjà entamés (<a href="https://www.ens.fr/agenda/humanites-dans-le-texte/2019-11-16t130000">Humanités dans le texte</a> en lien avec le site du Ministère et sa <a href="https://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p2_1952283/odysseum-maison-numerique-des-humanites-dire-homere">Maison numérique des Humanités</a>, <a href="http://medecine-humanites.ens.fr/">Médecine et Humanités</a>, ce programme de bourses en humanités pour des étudiants en médecine à l’ENS), d’autres qui se lancent à l’occasion du colloque (Planète vivante et milieux humains, Humanités européennes, Études africaines), d’autres encore qui commencent à se dessiner, notamment à travers des échanges internationaux (par exemple avec la Chine) ou des présentations de doctorants et cela en présence d’élèves et d’étudiants de tous niveaux qui sont invités à s’y associer et à y participer.</p>
<p>Dans chacune de ces directions et en réponse à chacune de ces questions (que sont les humanités, à quels besoins répondent-elles, comment se transforment-elles, comment les enseigner) c’est cependant la même idée qui nous anime. Les Humanités, au sens large, désignent tous les savoirs que l’humanité a élaborés sur elle-même, dans son ou ses histoires, son langage et ses langues, ses cultures et ses textes, pour se connaître elle-même et s’orienter dans le monde. Il n’y a pas à s’étonner qu’on les associe à l’Antiquité : ce fut un des grands moments réflexifs sur l’humanité, qui en inventa certains termes et certaines questions dont celle-ci : connais-toi toi même, prolongé des mathématiques à la médecine en passant par la philosophie ou la tragédie, et Homère. Il faut y revenir par le texte, la langue, la traduction, l’explication, la discussion, la confrontation. Et on y revient par les questions et les recherches d’aujourd’hui comme dans les projets des Humanités dans le texte, au carrefour de nombreuses initiatives et de nombreux réseaux, partout en France, et qui ne demandent qu’à se structurer et se renouveler aussi.</p>
<p>Et, de plus, il n’y a pas à opposer ce savoir précis, ouvert, aux Sciences humaines et sociales qui sont vitales aujourd’hui pour tous les enjeux contemporains et concrets des humains dans le monde, aux côtés des sciences de la nature et de la vie. La science, ici, est inséparable des humanités, l’inverse étant vrai, et l’Ecole normale supérieure le sait, dont l’exigence dans chaque discipline est inséparable de l’exigence de les associer toutes, et cela dans une ouverture à et sur toute la société et le monde d’aujourd’hui.</p>
<h2>De l’usage critique des Humanités</h2>
<p>Il faut ajouter que les humanités ont parmi leur spécificité de se valider par des confrontations critiques et des discussions dans des cadres qui leur donnent une légitimité par cette confrontation même et ses règles. Elles ont besoin des institutions et de la reconnaissance qui préserve leur liberté et leur vérité dans la cité, pour en retour y introduire les exigences critiques de vérité et de liberté, qu’elles exigent toujours de concilier et de ne jamais séparer. Un usage critique des humanités dans un moment critique pour l’humanité : c’est une autre des évidences mais aussi des exigences qui est ici attendue, et soutenue. Un projet de revue, des échanges internationaux et interdisciplinaires, une diffusion sociale et publique de la recherche nouvelle et vivante, tout cela en fait partie.</p>
<p>On pourrait oser le dire si c’était entendu justement en un sens large et précis et en invitant à poursuivre et à partager, avec toutes les voix qui vont s’y exprimer, et discuter, y compris de manière critique : il y a aujourd’hui des nouvelles humanités, et une nouvelle école des humanités. Il faut le faire savoir et surtout il faut, désormais, s’y mettre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/129203/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Worms ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Il est temps de mettre ensemble les nouvelles questions de l’humanité et les nouvelles réponses des humanités, dans tous les domaines.Frédéric Worms, Professeur de philosophie, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1156772019-04-18T19:39:51Z2019-04-18T19:39:51ZNotre-Dame de Paris incendiée : un éclair d’éternité<p>L’incendie de Notre-Dame de Paris a profondément touché des millions de personnes. Peut-on, et comment, rendre compte de cette résonance universelle ? L’événement aurait-il le même sens pour toutes ces personnes ? Ne faut-il pas interroger plutôt le fait que tant de personnes se soient senties touchées, en même temps, par le même événement ? L’écho universel rencontré par ce qui n’est, d’un point de vue froidement objectif, qu’un incendie, ne nous dévoile-t-il pas quelque chose d’essentiel ?</p>
<h2>L’expérience paradoxale de l’éternité</h2>
<p>Spinoza a écrit que « chacun d’entre nous est capable de sentir et d’expérimenter qu’il est éternel ».</p>
<blockquote>
<p>« At nihilominus, sentimus, experimurque, nos aeternos esse » (Ethique, V, p. 23, scolie).</p>
</blockquote>
<p>Il me semble que l’incendie met en pleine lumière la vérité de cette affirmation. Si le fait de voir cette cathédrale tant aimée se réduire (en partie) en cendres sous notre regard sidéré d’impuissance nous touche tant, c’est qu’il est reçu comme un rappel à l’ordre. Il réveille, de façon flamboyante, la conscience de notre rapport à l’éternité. C’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas de l’ordre des choses, et qui s’inscrirait dans une tout autre temporalité que celle de notre pauvre durée, dont la mort est l’horizon.</p>
<p>Ce message est paradoxal. Car, bien sûr, on peut entendre, en premier lieu, que rien n’est éternel, puisque brûle ce que l’on croyait le plus solide. Même les cathédrales peuvent partir en fumée ! Chacun est poussière, et retournera en poussière. Il faut bien s’en faire une raison. Mais en allant, comme le « pauvre Martin » de Brassens, jusqu’à ne pas trouver ça tout naturel ! Autrement dit, en comprenant que la nature, en tout cas de l’homme, ne se réduit pas à ce qui, en lui, est immédiatement naturel.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/b1pD6jPUoW4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Pour le chrétien : l’espérance, plus forte que la mort</h2>
<p>Car à quel titre est-on aussi profondément touché ? On peut apporter au moins trois réponses. Je suis touché, tout d’ abord, en tant que chrétien. Parce que, comme l’écrit Descartes, Dieu m’ayant fait la grâce d’être élevé dans la religion chrétienne, ce dont il m’est resté quelques traces, je ne peux qu’être profondément attristé par le funeste événement frappant l’une de nos plus belles cathédrales, qui plus est (Dieu viendrait-il nous narguer ?) pendant la Semaine sainte.</p>
<p>Mais précisément, l’horizon de cette Semaine sainte est la perspective de la résurrection, c’est-à-dire de la vie éternelle. La croix de Notre-Dame n’a-t-elle pas été comme miraculeusement préservée ? Ne sommes-nous pas sommés de comprendre, enfin, que le Royaume n’est pas de ce monde ? La cathédrale n’aurait-elle pas brûlé que pour mieux renaître, comme symbole du Christ ressuscité, qui nous a donné l’espérance de l’éternité ?</p>
<h2>Pour le Français : l’histoire et la résilience</h2>
<p>En second lieu, je suis touché en tant que Français. Notre-Dame appartient à notre patrimoine commun. Beaucoup plus qu’un simple édifice religieux, elle témoigne de, et pour, notre histoire. Elle est un symbole de l’existence, et plus encore de la résilience, du peuple français. Peuple qui, après chaque accident de l’histoire, après chaque coup dur, après chaque défaite, a su se relever, et « persévérer dans son être », comme l’aurait dit encore Spinoza.</p>
<p>Mais cela souligne qu’en tant que Français, j’appartiens à une communauté qui déborde mon horizon individuel, et qui s’est construite à travers l’histoire. Je suis toujours autre chose, quelque chose de plus que ce que je suis dans mes appartenances individuelles concrètes (comme Parisien, Breton, Basque, citadin ou campagnard, etc.) ; appartenances dont je peux aussi, par ailleurs, et comme en surplus, être fier !</p>
<p>Notre-Dame, devenue symbole de la République française, témoigne de l’existence d’un peuple, c’est-à-dire d’une communauté nationale qui dépasse, il faudrait dire qui transcende, les individus qui la composent.</p>
<h2>Pour l’homme : plus que le fils de son temps</h2>
<p>Enfin, en tant qu’homme, la disparition possible de la cathédrale de Paris vient me rappeler qu’aucun être humain ne se réduit jamais à ce qu’il est dans sa particularité spatio-temporelle, toujours borné, dans le temps comme dans l’espace.</p>
<p>Certes, comme l’a fort bien dit Hegel, chacun est le fils de son temps. Il ne faut pas croire que l’on puisse s’en échapper, pour être comme de tous les temps, et considérer les choses d’un point de vue à qui son intemporalité conférerait l’universalité.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=21%2C0%2C1601%2C1579&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"><em>L’Homme de Vitruve</em> de Léonard De Vinci, Gallerie dell’Accademia, Venise.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour2.jpg">Wikimédia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais personne n’est jamais simplement le fils de son temps, pas plus que le prisonnier de sa nature. La cathédrale, comme symbole, nous inscrit à la fois dans une histoire, celle de l’homme, et dans une communauté, celle de l’humanité, pour laquelle ce qui est d’ordre biologique ne constitue pas le tout de la réalité. Si je suis autant touché, en tant qu’homme, c’est parce que cet incendie me rappelle que ma naissance et ma mort ne sont pas simplement des événements naturels, et m’inscrivent dans le rapport à une éternité qui n’a rien à voir avec une temporalité indéfinie.</p>
<p>C’est parce que le fait d’être conscient de vivre dans le temps m’impose d’affronter une question qui me dépasse, celle de l’éternité.</p>
<p>Ainsi, si je suis touché, aussi bien en tant que chrétien, ou que français, ou qu’être humain, c’est parce que l’incendie de Notre-Dame me rappelle, d’une manière fulgurante, le mystère de l’éternité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/115677/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si je suis touché, aussi bien en tant que chrétien, ou que français, ou qu’être humain, c’est parce que l’incendie de Notre-Dame me rappelle, d’une manière fulgurante, le mystère de l’éternité.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1022312018-08-29T19:22:11Z2018-08-29T19:22:11ZDébat : Quand la Chine nous aide à penser l’identité européenne<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/234081/original/file-20180829-195313-1ked9qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1917%2C1034&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Comment changer de regard sur l'Europe?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/europe-drapeau-d%C3%A9mocratie-ue-3413696/">Pixabay</a></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Je regrette l’Europe aux anciens parapets. » Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre »</p>
</blockquote>
<p>« Faire l’Europe » ? Elle existe déjà. Ce qu’il faut, c’est construire notre regard. Umberto Eco disait que <a href="https://www.cairn.info/revue-poesie-2017-2-p-154.htm">« la langue de l’Europe, c’est la traduction »</a> et il est vrai que l’Europe géographique, avec 35 langues officielles, enrichies de 225 langues secondaires a toujours été pour les eurosceptiques un mythe, pour les Européens convaincus un rêve.</p>
<p>C’est dans cette faille que s’inscrit le Brexit. <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2016/05/14/boris-johnson-the-eu-wants-a-superstate-just-as-hitler-did/">Boris Johnson, dans le <em>Telegraph</em> du 15 mai 2016</a>, déclarait de manière ultra-provocatrice :</p>
<blockquote>
<p>« L’Union européenne poursuit un but similaire à celui d’Hitler en tentant de créer un puissant super-Etat ! […] Si les bureaucrates de Bruxelles utilisent des méthodes différentes de celles du dictateur nazi, ils partagent le même but d’unifier l’Europe sous une seule “autorité”. »</p>
</blockquote>
<p>et, plus loin :</p>
<blockquote>
<p>« Napoléon, Hitler, plusieurs personnes ont déjà tenté cela et cela s’est terminé tragiquement. L’Union européenne est une tentative d’y parvenir par des méthodes différentes. Mais fondamentalement ce qui manque est l’éternel problème, il n’existe pas de loyauté à l’idée d’Europe. Il n’y a pas d’autorité unique que tout le monde respecte et comprenne. C’est ce qui cause cet énorme vide démocratique. »</p>
</blockquote>
<p>L’idée européenne est née de la tragédie des guerres. Victor Hugo, dans son discours lyrique du Congrès de la Paix du 21 août 1849 s’exclamait :</p>
<blockquote>
<p>« Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. – Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! »</p>
</blockquote>
<h2>Un héritage culturel commun</h2>
<p>Les deux guerres mondiales contribueront à relancer l’idée européenne. <a href="http://www.slate.fr/tribune/87629/zweig-croire-europe">Stefan Zweig</a> fait l’apologie d’une Europe cultivée, humaniste et pacifiste à laquelle il donne les traits d’Érasme. À Vienne, en 1926, se tient une grande conférence dans le prolongement de la publication en 1923 de l’ouvrage <em>Paneuropa</em> <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_paneurop%C3%A9enne_internationale">par le comte Richard Coudenhove-Kalergi</a>. Elle réunit plus 2000 délégués de 24 nations dont Adenauer. Y est développée la vision d’une Europe de 300 millions d’âmes dont seraient exclus la Russie, trop orientale, et… la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Europe">Grande Bretagne tournée vers son Empire</a>.</p>
<p>Le temps a passé. Crise de l’euro, tragédie des migrants. Les uns s’attristent d’une Europe en crise, les autres déplorent et quelquefois se réjouissent qu’elle n’existe déjà plus.</p>
<p>Sortons de ce discours du « rêve » européen, d’une démarche utopiste synonyme d’efforts pour atteindre à un but ou d’amères déceptions de ne pas y parvenir, et adoptons une approche clinique. L’Europe, tout simplement, existe. L’identité européenne est beaucoup plus puissante que n’importe quelle identité nationale. De quoi s’agit-il ?</p>
<p>Lors d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15 novembre 1922, <a href="http://www.revueargument.ca/article/2007-03-01/396-penser-leurope-avec-paul-valery-portrait.html">Paul Valéry</a> décrit l’Europe comme la résultante de l’héritage culturel grec, du droit romain et de l’unité chrétienne.</p>
<blockquote>
<p>« Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de Saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. […] On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes. Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois… »</p>
</blockquote>
<h2>La Chine comme miroir</h2>
<p>La Chine, justement, tel un miroir, permet de comprendre l’Europe. C’est l’<a href="http://www.semazon.com/wp-content/uploads/2018/03/Cahier-Francois-Jullien.pdf">expérience de François Jullien décrite par Paul Ricœur</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Sa thèse que je ne discute pas, mais que je prends comme hypothèse de travail, est que le chinois est l’autre absolu du grec – que la connaissance de l’intérieur du chinois équivaut à une déconstruction par le dehors, par l’extérieur, du penser et du parler grec. »</p>
</blockquote>
<p><a href="http://www.semazon.com/wp-content/uploads/2018/03/Cahier-Francois-Jullien.pdf">Écoutons à présent François Jullien</a> : </p>
<blockquote>
<p>« […] En organisant un vis-à-vis entre les pensées chinoise et européenne, je les conduis à se réfléchir l’une dans l’autre, l’une par l’autre. C’est-à-dire à sonder dans l’autre ses propres partis-pris théoriques, les choix enfouis à partir desquels elle a pensé, bref à remonter dans son impensé. Chacune ainsi se “dé-construit” à travers l’autre. J’appelle “impensé” ce à partir de quoi on pense et que, par là-même, on ne pense pas : à quoi sa pensée est adossée. »</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ual52L9ejGw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Les concepts, non pas de la culture chinoise qui est diverse, mais de la <em>« langue-pensée »</em> chinoise au sens où l’entend Jullien font apparaître une vision du monde totalement différente de celle issue de la Grèce des Européens. À commencer par la dé-construction de l’ontologie : « Car vous savez ce fait majeur que la langue chinoise ne dit pas l’« Être » au sens absolu du « je suis », to be or not to be, mais seulement la prédication. »</p>
<p>Ce n’est pas que l’individu n’existe pas en Chine mais <a href="http://www.barbier-rd.nom.fr/culture.chinoise.culture.occidentale.pdf">comme le rappelle Yuzhi Ouyang dans sa thèse</a> « La culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale contemporaine » :</p>
<blockquote>
<p>« La Chine […] méprise l’individu, l’individualisme est une donnée fondamentale dans la culture occidentale, une composante tellement cardinale dans le système de valeurs occidentales que parfois les Occidentaux en oublient l’importance » […] Chez les Grecs jusqu’aux stoïciens, la vie avait en effet pour but le perfectionnement de l’individu. Mais le salut, le but de la foi chrétienne, est lui aussi l’individu. Je peux dire que, dans la culture occidentale, dès son origine, c’est l’individu qui prime. Par contre, dans la culture chinoise, dès son origine, c’est au contraire le collectif qui est valorisé. »</p>
</blockquote>
<p>De même, le concept d’amour entre les hommes est à mettre en abîme avec celui de <em>ren</em> que décrit Ouyang : « Le <em>ren</em> incite à agir tout en restant sensible aux relations entre les personnes. Par conséquent, le <em>ren</em> a conduit les Chinois à se positionner toujours dans les relations, dont Confucius a défini les cinq principales : père/fils ; souverain/ministres ; époux/épouse ; frère aîné/frère cadet ; ami/ami. Quand il y a conflit entre la collectivité et l’individualité, l’individualité se soumet toujours à la collectivité. »</p>
<p>François Jullien développe sa pensée selon trois notions clés :</p>
<ul>
<li><p>Le concept grec de <em>beau</em>, qui ne se retrouve pas en Chine. Il n’y a pas de nu dans l’art chinois, il n’y a pas non plus d’incarnation de l’Être, <em>ousia</em> ou <em>parousia</em>. « […] En Chine, le corps est plutôt un sac, quasiment informe, de souffle-énergie dont il convient de suivre le plus minutieusement la circulation (ainsi dans l’acuponcture) ».</p></li>
<li><p>La pensée chinoise privilégie l’ouïe à la vue. « Pour dire “intelligent”, on dit “entendant-voyant” (<em>cong-ming</em>), l’ouïe avant la vue. Car la vue va chercher dans le monde ce qui est “jeté” devant elle et lui fait obstacle : son “ob-jet” ; mais l’ouïe recueille comme un cornet – c’est pourquoi il faut prêter l’oreille aux transformations silencieuses qui font discrètement leur chemin, continûment et globalement, sans alerter. »</p></li>
<li><p>« Le stratège chinois opérera par transformation silencieuse, ce pourquoi il “n’agit pas”, mais fait (laisse) mûrir la situation : quand celle-ci est parvenue à maturation, il n’y a qu’à récolter (<em>li</em> en chinois), sans qu’il y ait à proprement parler de “visé” (<em>skopos</em> dit le grec) fixant méthodiquement à l’avance des “buts” à atteindre (<em>telos</em>), en les détachant de la processualité des choses, et quitte à vouloir forcer tragiquement le destin ».</p></li>
</ul>
<p>Comme le souligne Claude Hagège, la <a href="http://www.semazon.com/wp-content/uploads/2018/03/Cahier-Francois-Jullien.pdf">Chine joue le rôle d’un grand opérateur théorique</a> : « Il fallait se mettre en position d’étudier la pensée grecque à partir d’une autre pensée, la chinoise ».</p>
<p>Le détour chinois nous permet donc de voir les peuples d’Europe qui se sentent si différents les uns des autres… alors qu’ils sont unis par une métaphysique, une sensibilité, des valeurs et un rapport au monde qui opèrent comme un ciment bien plus fort que les forces centripètes auxquelles l’attention s’attache à vouloir conférer une importance qui, comme l’aurait dit Rabelais, rapportée à l’essentiel relèvent de guerres picrocholines.</p>
<h2>Construire une Europe de la culture et des valeurs</h2>
<p>D’où vient donc la difficulté de créer les circonstances d’une Europe juridique et institutionnelle ? Peut-être d’un problème de méthode. On se souvient de la fameuse phrase apocryphe de Jean Monnet, père fondateur de l’Union européenne : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » (en réalité un effet rhétorique d’un discours de Mme Hélène Ahrweiler indiquant ce qu’aurait pu s’écrier Jean Monnet et non pas ce qu’il avait réellement dit). Ce qui est intéressant c’est le succès de cette « citation » qui ne s’est jamais démenti car elle touche évidemment une corde sensible.</p>
<p>L’Europe s’est construite sur l’économie et le politique, beaucoup moins sur la culture et les valeurs. Le modèle conscient ou inconscient de ses promoteurs a toujours été calqué sur celui des États-Unis, les <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1513139s.image">États-Unis d’Europe comme pendant des États-Unis d’Amérique</a>, comme l’exposait Victor Hugo en 1849 :</p>
<blockquote>
<p>« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! »</p>
</blockquote>
<p>Or, s’il relève de l’habitude de réunir l’Europe et les États-Unis au sein du concept plus large d’Occident (<a href="https://journals.openedition.org/anatoli/457">voir par exemple Samuel P. Huntington</a>, une différence essentielle subsiste.</p>
<p>Huntington, en effet, définit la civilisation en accordant une prévalence à la notion de religion. Il cite Christopher Dawson (« Les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ») et estime que « Parmi les cinq « religions du monde » selon Weber, quatre – le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le confucianisme sont associées à de grandes civilisations » tout en s’expliquant sur l’exclusion de ces catégories des religions bouddhiste et juive. Or l’Europe n’est pas chrétienne. <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Yuval_Noah_Harari">Comme l’écrit l’auteur Israélien Yuval Noah Harari</a>, elle a inventé une nouvelle religion, celle de l’Homme.</p>
<blockquote>
<p>« En Europe, à l’aube des Temps modernes, on pensait que les meurtriers violaient et déstabilisaient l’ordre cosmique. Le rétablissement de l’équilibre passait par la torture et l’exécution publique du criminel en sorte que tout le monde pût voir l’ordre rétabli. Les exécutions macabres étaient un passe-temps favori des Londoniens et des Parisiens à l’époque de Shakespeare et de Molière. Dans l’Europe d’aujourd’hui, le meurtre est perçu comme une violation de la nature sacrée de l’humanité. Pour rétablir l’ordre, les Européens ne torturent ni n’exécutent plus les criminels. Ils punissent le meurtrier de la façon, à leurs yeux, la plus « humaine » possible, sauvegardant ainsi, voire reconstituant sa sainteté humaine. »</p>
</blockquote>
<p>Les États-Unis sont plus éloignés de la notion de laïcité. Bien que le premier amendement de la constitution inspiré par Thomas Jefferson garantisse la séparation de l’Église et de l’État et que John Quincy Adams déclarât dix ans plus tard que le gouvernement des États-Unis n’était pas fondé sur la religion chrétienne, on imagine mal figurer sur nos euros « In God we trust » ou nos responsables politiques terminer leurs discours par « God bless Europe ».</p>
<p>L’apport essentiel de l’Europe, à partir des Lumières, a consisté à installer l’Homme plutôt que Dieu au centre de l’univers.</p>
<p>Certes, cet humanisme est issu de la religion chrétienne elle-même. L’appréhension du père, du fils et du Saint-Esprit dans une vision dynamique et non statique est vertigineuse de modernité : Dieu s’incarne en Homme pour devenir Esprit. Il se défait de sa déité, devient mortel pour devenir intemporel. Génie du christianisme, vision sublime qui préfigure celle de faire de l’Homme la valeur suprême de nos sociétés.</p>
<p>C’est ce pas supplémentaire qu’a franchi l’Europe. Elle a su se dégager de la religion en la sublimant. N’en déplaise aux eurosceptiques, l’Europe a une âme et cette âme c’est son humanisme.</p>
<h2>Vents contraires</h2>
<p>Hélas, des vents contraires se sont levés. À l’est et au centre ont émergé des démocraties il-libérales (Hongrie, Pologne, Slovaquie, etc.) <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/la-fracture-de-leurope-0">auxquelles Alain Finkielkraut a consacré une émission</a>. Les invités y expliquent qu’il s’agit de nations sans état qui se sont construites sur une identité culturelle et qui non seulement s’opposent au libéralisme politique mais aussi au libéralisme sociétal (mariage gay, avortement et multiculturalisme). Ces pays se vivent – plus dans un conflit de paradigmes que civilisationnel – comme les derniers défenseurs d’une Europe conservatrice (famille, nation, valeurs chrétiennes). Elles s’opposent à la religion humanitaire qui est la nôtre et qui les inquiète. Ainsi, le rejet par ces pays de quotas de migrants que souhaite leur imposer Bruxelles s’explique non par un nationalisme buté mais par des raisons symboliques : le refus d’un avenir multiculturel qui aurait échoué et qui aboutirait à une remise en cause de leur identité. C’est sur fond d’un recul de l’état de droit et d’une résurgence de l’antisémitisme qu’un divorce est en train d’être consommé à l’intérieur de l’Europe.</p>
<p>Découvrons-nous en Europe à travers les Lumières qui nous rassemblent et depuis peu nous divisent ! Tentons, Européens, le pari d’emprunter aux Chinois leur approche de la stratégie, celle « des transformations silencieuses ». Peut-être faut-il renoncer à l’idée de construction européenne et s’orienter vers celle de reconnaissance de l’identité européenne, renoncer à donner une forme à l’Europe pour en révéler les contours véritables. L’avantage serait de s’unir autour de ce qui existe plutôt que d’imaginer ce qui n’existe pas ou d’en dénoncer le caractère utopiste.</p>
<p>Les intérêts économiques peuvent diverger, les approches politiques aussi, le socle de valeurs communes est lui beaucoup plus stable. Plutôt que de rêver à l’Europe des mille normes, dessillons nos yeux et voyons apparaître belle et triomphante, mais surtout bien réelle, l’Europe de l’humanisme, celle du droit et de la culture. Comme une apparition inouïe.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/102231/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Jacques Neuer est un des fondateurs d'EuraChine, une association qui a pour objet la promotion de l’art et de la culture entre l’Europe et le monde Chinois.
Il est avocat d'affaires, spécialiste de l'Art et de la Culture. Il est cofondateur de l'Association Française pour la Démocratisation de l'Art, une institution philanthropique à but culturel. Il a été membre du Conseil d'administration du Centre National du Théâtre et du Conseil d’administration du Musée Guimet, musée national des Arts Asiatiques. Il a également été membre du Comité des Affaires Juridiques de l'ICOM - Conseil International des Musées.</span></em></p>Ou comment la « langue-pensée » chinoise, au sens où l’entend François Jullien, nous permet de changer de regard sur L’Europe.Jean-Jacques Neuer, Docteur en droit - Habilité à Diriger les Recherches. Avocat - Solicitor - Arbitre ICC, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/895092018-01-02T22:11:47Z2018-01-02T22:11:47ZLe tact, vertu du pédagogue<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/200381/original/file-20171221-17746-m3eiz4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un art de juger et une manière de se conduire. </span> </figcaption></figure><p>Le tact est primitivement le sens du toucher. Il n’est pas seulement ce par quoi nous découvrons les propriétés tangibles d’une chose (sa fluidité, sa mollesse, sa dureté, sa forme, sa température, sa sécheresse ou encore son humidité), il est aussi sensibilité, c’est-à-dire ce que l’on éprouve en touchant ladite chose. A la différence de la vue qui est un sens de la distance, il requiert le contact.</p>
<p>En un second sens, qui est <a href="http://factuel.univ-lorraine.fr/node/7649">celui qui nous intéresse ici</a>, le tact est un art de juger et une manière de se conduire. Il est un art de juger qui conjugue finesse et justesse et une manière de se conduire attentive aux nuances et aux circonstances.</p>
<h2>Une vertu de peu</h2>
<p>La tradition philosophique ne l’a guère encensé. Il est vrai que le tact n’a pas de facette politique, il est peu spectaculaire et ne saurait rivaliser avec le courage, il n’a pas non plus la grandeur et le prestige de la générosité. Mais il est vertu, « presque » dit Renan, non bel et bien vertu.</p>
<p>Certes, c’est une vertu de peu, presque invisible, mais nous aurions tort de la sous-estimer ou de la négliger car elle se révèle et excelle dans le jeu des échanges et des interactions.</p>
<p>Le tact est souci du lien, c’est sans doute pour cette raison que le grand écrivain hongrois Imre Kertész n’hésite pas à dire que « dans les relations humaines, le tact est le maximum qu’on puisse atteindre ».</p>
<h2>Bonnes manières ou manières bonnes ?</h2>
<p>N’assimilons pas dans un geste de pensée un peu rapide le tact à la civilité, ils sont certes l’un et l’autre des attitudes qui manifestent qu’autrui compte et qu’à ce titre il mérite des égards. Mais ce qui d’emblée les démarque c’est que la civilité est respect des conventions et des usages alors que le tact se manifeste là où les préconisations viennent à manquer. On peut inventorier les règles de civilité pour en faire des traités, rien de tel avec le tact qui s’invente dans son effectuation même.</p>
<p>Avoir du tact : c’est faire preuve d’une juste attention aux choses et aux personnes, c’est être soucieux de nos manières de dire et faire. C’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes et ce n’est pas jouer sur les mots que de parler ainsi. L’homme qui a du tact est le contraire même de l’homme maniéré car ce dernier sur-joue les codes de la bonne conduite. L’homme de tact oppose à celui qui aime la forme pour la forme l’attachement éthique à la forme, manière attentionnée de s’avancer vers autrui.</p>
<p><strong>Le lieu du tact est assurément le langage</strong>. Avec des mots malveillants, abrupts ou brutaux, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons ; avec des mots lâchés, comme on lâche des coups, nous pouvons salir ou abîmer ce dont nous parlons. A l’inverse, il peut y avoir des paroles bienveillantes et chaleureuses. « Les mots sont des actes » dit Wittgenstein. Ils peuvent avoir la dureté du coup assené comme la douceur de la caresse prodiguée.</p>
<p>On est loin ici de la rhétorique qui vise toujours à faire la leçon, loin aussi de l’éloquence qui veut séduire quand elle ne veut pas émouvoir. La parole empreinte de tact n’a pas cette ambition, elle ne vise aucune conquête, elle n’est à l’assaut d’aucune citadelle. Elle cherche tout simplement à ne pas malmener, à ne pas brusquer. Elle vise aussi à stimuler, à donner confiance ou à révéler en l’autre des ressources insoupçonnées.</p>
<p>Le langage n’a pas seulement une fonction descriptive, il a aussi une vocation performative ; il fait advenir du réel, donne corps à des réalités qui n’existeraient pas sans lui.</p>
<h2>Les métiers de la relation</h2>
<p>Dans le monde du travail, c’est la médecine qui la première lui fera une place, le tact se manifestera originellement, dans le serment d’Hippocrate, sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais au-delà de cette exigence, la parole hippocratique suggère une attitude, esquisse une conduite, elle en appelle à un sens de la retenue et à une manière de se tenir qui préfigurent la vertu de tact.</p>
<p>Nous retrouverons, bien plus tard, la vertu de tact explicitement énoncée dans les codes de déontologie médicale et, plus largement, dans les différentes déontologies concernant les métiers du soin.</p>
<p><strong>Soin du corps mais aussi soin de l’âme.</strong> La psychanalyse aura très vite l’intuition que le travail d’analyse requiert un sens aigu de la relation. C’est le psychanalyste américain Rudolf Loewenstein qui le premier évoquera le tact. Dans une contribution publiée dans la Revue Française de Psychanalyse, au début des années trente (1930), il attire l’attention de ses collègues sur l’importance du tact pour mener à bien l’analyse car il permet de pressentir le moment où il convient d’engager la parole. Intuition du kairos, saisie du moment opportun, l’interprétation doit advenir au moment où elle peut venir donner sens à ce que vit le patient et, par là même, le soulager.</p>
<p><strong>Le tact est à la fois sens de l’à-propos et sens de l’adresse.</strong> Sens de l’à-propos, car il renvoie à l’idée d’un geste adéquat et d’une parole appropriée. Conscience aiguë de ce qui mérite d’être dit ou d’être fait, de la manière dont il faut le dire ou le faire.</p>
<p>Avoir du tact, c’est savoir s’ajuster à la situation particulière que l’on en train de vivre. Si le sens de l’à-propos témoigne d’un sens de la situation ; le sens de l’adresse atteste d’une capacité à discerner et à reconnaître. S’adresser à Paul ce n’est pas parler à Jacques, et parler à Jacques ce n’est pas s’adresser à Pauline. Le tact est art des distinctions et des individuations.</p>
<h2>Un talent pédagogique</h2>
<p>Si le monde de la santé et du soin fera rapidement une place au tact, le monde de l’enseignement et de l’éducation l’ignorera souverainement. Qui se souvient de <a href="http://bit.ly/2BW7hMj">Johann Friedrich Herbart</a> professeur de philosophie et de pédagogie à Göttingen puis à Königsberg au début du XIXème siècle ? Herbart, successeur de Kant à Königsberg, publie en 1806 son grand traité de pédagogie. Œuvre oubliée, comme le nom même d’Herbart ; et pourtant elle est la première et peut-être la seule œuvre éducative à faire une place à cette étonnante qualité qu’est le tact. Le tact, chez Herbart, est aptitude à juger et à décider rapidement. À mille lieues des affres de la délibération, il est proche de ce qu’Aristote appelle le « coup d’œil ». Le tact se défie des règles et des principes, il est de l’ordre de la perception dans ce que celle-ci a de plus immédiat.</p>
<p>Le tact n’indique pas seulement ce qu’il importe de faire, il signale aussi un « comment faire ». Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de deux tacts distincts – un tact éthique et un tact pédagogique – mais d’un usage pédagogique d’une disposition originairement éthique. C’est par l’entremise du tact qu’un savoir-faire (conduire une interrogation orale, élaborer une évaluation, animer un débat…) devient un « savoir-comment-faire », qu’une habileté didactique devient un geste pédagogique. Le tact pédagogique manifeste l’expertise du professeur qui est toujours gagée par une forme d’automatisation des procédures. Le jugement expert est immédiat, rapide.</p>
<p>Il ne se limite pas à percevoir les caractéristiques d’une situation, il appréhende dans le même moment ce qui doit être fait et comment cela doit être fait. C’est bien ce qu’avait entrevu Herbart, il y a plus de deux siècles, lorsqu’il écrivait que le tact n’est rien d’autre que « le régulateur direct de la pratique ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/89509/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eirick Prairat est membre de l’Institut universitaire de France (IUF). Il vient de publier chez ESF « Eduquer avec tact ».
</span></em></p>Le tact est souci du lien. Avoir du tact, c’est savoir s’ajuster à la situation particulière que l’on en train de vivre.Eirick Prairat, Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/765582017-04-26T21:59:28Z2017-04-26T21:59:28ZDes casques lourds en entreprise ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/166520/original/file-20170424-12658-3pwl11.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C50%2C640%2C376&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pour la paix en entreprise, faut-il forcément se préparer à la guerre ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/zuxilog/6149774725/">JWL/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Je parcours le journal local et mon inquiétude grandit à la lecture de plusieurs articles de même nature : « La Corée du Nord se mobilise et menace les États-Unis d’une guerre totale », « La Turquie risque de basculer dans la dictature », « Les émeutes font rage en Guyane ». Un dernier me redonne naïvement espoir : « Les pompiers reçoivent un nouvel équipement », j’imagine qu’il s’agit d’un équipement de soin.</p>
<p>Espoir déçu : on y parle d’un casque lourd et d’un gilet pare-balles ! Sur la page suivante, comme une conséquence naturelle et une possible solution, <a href="http://www.mikehorn.com">Mike Horn</a>, l’aventurier helvético sud-africain, délivre ses connaissances de survie aux participants du télé-crochet <em>The Island</em>.</p>
<h2>Qui veut la paix prépare…</h2>
<p>Pour la paix, préparons-nous à la guerre, semblent dire une fois encore ces messages.</p>
<p>J’ai croisé Mike Horn, il y a quelques années, dans une convention annuelle d’entreprise. Il y était invité, comme c’est souvent le cas pour les héros modernes, pour transmettre un ensemble de valeurs prétendument transférables aux managers spectateurs. Courage, persévérance, discipline, plaisir de l’effort, des valeurs que je partage évidemment, dont l’entreprise a éminemment besoin et qui sont trop souvent malmenées.</p>
<p>J’ai été cependant perturbé quand, après avoir décrit les conditions d’enfer d’une expédition polaire, il expliqua à l’assemblée, que pour survivre, il abandonnerait sans état d’âme son partenaire de route, un Norvégien je crois, si celui-ci venait à avoir un quelconque problème ; chacun d’entre eux s’étant fait ce serment. « Être le premier n’est pas une option » assénait Mike Horn du haut de son physique puissant, « c’est la seule solution ! ».</p>
<p>J’ai gardé de mon expérience de pilote de chasse une vision très différente : le leader d’une patrouille a certes une mission à accomplir et on attend de lui qu’elle soit un succès, mais il a surtout un défi personnel et sacré : ne pas perdre un équipier en route, même si cela reste un risque ! Pour mon propos dans cet article, la différence est fondamentale. L’entreprise n’est pas une structure économique à moteur social ; autrement dit, il est scandaleux de sacrifier les personnes, par dépression, burnout, suicide ou plus simplement mal-être quotidien, au profit unique du résultat financier. Le but de l’entreprise est avant tout d’être une structure sociale à moteur économique.</p>
<p>Sa mission est bien de créer de la richesse, des biens et des services au profit du bien commun, et, pour cela, elle se doit de considérer sa performance comme une priorité (la mission du pilote), mais tout autant que la santé et le bien-être des salariés (un des fondements mêmes de son existence).</p>
<h2>L’homme est un loup</h2>
<p>J’ai été néanmoins rassuré quand j’écoutai les réactions de l’auditoire, après le passage du second orateur : un chef d’orchestre, renommé, mais un peu fragilisé par l’obligation de faire sa présentation en anglais. Sa démonstration était toute autre. Après avoir présenté l’intérêt d’un orchestre, sa cohésion et sa capacité à coopérer, il sollicita un volontaire non-musicien afin de lui apprendre à faire une improvisation avec lui. Quelques minutes plus tard, l’improvisation à quatre mains était jouée et l’assemblée battait la mesure à l’unisson avant d’applaudir.</p>
<p>Lequel de ces deux « experts » a eu le plus d’impact sur l’auditoire ? Je ne parle pas de la dimension intellectuelle, mais de la résonance intime.</p>
<p>Pour Mike Horn l’aspect positif prend la forme d’une sorte de fascination pour le dépassement de soi, difficile à ressentir quand on ne connaît pas ce type de défi. Mais les points négatifs apparaissent très vite : « C’est impressionnant, mais très loin de ma vie », « Je suis choqué par le pacte d’abandon scellé avec le Norvégien ; une drôle d’image pour l’entreprise ».</p>
<p>Pour le chef d’orchestre, les éléments sont fort différents. Tout d’abord, la reconnaissance des forces et fragilités de notre <a href="https://theconversation.com/peut-on-vraiment-etre-exemplaire-75021">humanité</a>, sans condamnation, mais avec compassion. En effet, nombreux ont été les retours sur l’envie de soutenir le chef d’orchestre dans sa faiblesse à parler anglais.</p>
<p>Au-delà, la beauté de sa démonstration : accompagnement d’un néophyte, difficulté de la prestation et performance finale. Chacun pouvant transposer facilement cette expérience dans son quotidien : situation de créativité, difficile, avec un collègue qu’il faut soutenir et enfin la belle puissance d’une réussite conjointe.</p>
<h2>Coopératif par nature, agressif par potentiel</h2>
<p>Les <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Leviathan-ou-Matiere-forme-et-puissance-de-l-%C3%89tat-chretien-et-civil">écrits de Hobbes</a> sont intéressants, non pas parce qu’ils prouveraient que nous sommes agressifs par nature, mais parce qu’ils soulignent que nous avons tendance à l’être principalement en situation de danger. Et ce n’est pas la même chose ! Quand les conditions vécues sont favorables, nous sommes plutôt enclins à la coopération et au partage.</p>
<p>L’anthropologie moderne affirme sans hésitation que le <a href="https://www.jstor.org/stable/3567189?seq=1#page_scan_tab_contents">potentiel humain pour la paix</a> et la <a href="http://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/PATOU_MATHIS/53204">coopération</a> sont bien les qualités qui ont fait notre succès.</p>
<p>La compétition et l’agression sont présentées comme nécessaires et parfois fondamentales, mais ne sont qu’une façon mineure de gérer les tensions, plus culturelles que naturelles. Les systèmes de croyances développés dans les cultures et leur ancrage profond influencent énormément notre manière d’aborder les tensions, le conflit ou la paix. Il en est ainsi de « la nature humaine qui est agressive », « des conflits inévitables », et du fait que « seuls les plus forts s’en sortent ».</p>
<p>En prenant appui sur ces recherches en anthropologie, j’affirme sans difficulté que l’être humain est de nature pacifique et coopérative avec un potentiel compétitif et agressif. Il convient donc sans tarder de concevoir ou de valoriser des enseignements, qui, dès la plus tendre enfance, au-delà de notre potentiel à la compétition, potentialiseront toutes les capacités coopératives, gages de notre succès en tant qu’être humain.</p>
<p>La notion de <a href="https://theconversation.com/paix-economique-pleine-conscience-une-autre-vision-de-lentreprise-71129">paix économique</a>, qui promeut cette coopération première, n’est pas encore bien précisée académiquement et c’est une chance. Notre travail de scientifique est de définir et de modéliser cette approche, mais le risque existe aussi, <a href="http://www.albin-michel.fr/ouvrages/cinq-meditations-sur-la-beaute-9782226188540">comme le disait François Cheng</a>, de se cacher derrière le lourd appareil académique et d’escamoter un essentiel qui ne se prouve pas, mais s’éprouve.</p>
<p>Pour cette raison, il me semble important de l’inscrire dans l’idée d’un <a href="http://www.eclm.fr/ouvrage-207.html">« art de la paix »</a>, tel que proposé par Pierre Calame qui vient s’opposer à « l’art de la guerre ». Pour cet auteur, il n’y a pas là d’angélisme, mais une poésie de l’action, un humanisme du XXI<sup>e</sup> siècle dont l’objet est d’ouvrir des futurs possibles nous permettant de repenser le vivre ensemble à travers la diversité et l’acceptation de la vie dans sa totalité.</p>
<p>Pour ancrer cette vision, nous avons besoin de l’enseigner, nous devons savoir ce que nous voulons nourrir en nous, pour le bien du monde !</p>
<p>Concluons sur cette histoire édifiante : un vieil Indien racontait les difficultés de la vie à ses petits-enfants :</p>
<blockquote>
<p>« Dans votre cœur se jouera toujours de grandes batailles, car deux loups s’y affrontent. L’un des deux est très puissant. Il est combatif, mais peut aussi contenir la peur, la colère, l’avidité et l’arrogance. L’autre est très doux, il est la joie, la confiance et le partage, mais peut aussi contenir l’évitement et la frayeur. Tous les jours, la même bataille se jouera en vous entre eux deux. »</p>
</blockquote>
<p>Après un court instant, l’un des enfants lui demanda :</p>
<blockquote>
<p>« Mais, à la fin, lequel des loups va gagner ? »</p>
</blockquote>
<p>Le vieil homme répondit simplement :</p>
<blockquote>
<p>« Celui que tu décideras de nourrir. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/76558/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Nous sommes obnubilés par les informations négatives et les problèmes. Imaginons un seul instant les milliards d’interactions humaines positives nécessaires pour qu’une entreprise fonctionne bien.Dominique Steiler, Titualire de la chaire Mindfulness, Bien-être au travail et paix économique, Grenoble École de Management (GEM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/749342017-03-23T21:07:37Z2017-03-23T21:07:37ZPour un management humaniste à l'hôpital et dans les services de santé<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/161824/original/image-20170321-5408-njm1dk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De plus en plus de soignants et d'agents exerçant à l'hôpital témoignent de leur souffrance au travail.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/collections/399558/photos-for-parent-bloggers">Bonnie Kittle/Unsplash</a></span></figcaption></figure><p>Le médiateur national missionné au lendemain du suicide d'un neurochirurgien, au CHU de Grenoble, vient de remettre son rapport. Le corps du praticien, âgé de 36 ans, avait été retrouvé dans un bloc opératoire, le 2 novembre 2017. Dans <a href="https://www.francebleu.fr/infos/societe/chu-de-grenoble-le-rapport-est-en-ligne-1515432309">ces douze pages rendues publiques le 8 janvier</a>, Édouard Couty pointe <a href="https://www.francetvinfo.fr/sante/politique-de-sante/la-direction-du-chu-de-grenoble-invitee-a-humaniser-son-management_2551169.html">des « défauts » de gouvernance</a> au sein de l'établissement. « Le style de management, qui maintient de manière permanente une certaine pression sur les équipes et qui priorise le résultat […] doit s'infléchir », énonce-t-il. </p>
<p>Son enquête fait écho aux très nombreux témoignages sur la souffrance au travail <a href="https://theconversation.com/medecins-des-hopitaux-comment-ressusciter-la-vocation-66152">des soignants</a> et agents exerçant à l'hôpital. Et plus largement, du <a href="https://theconversation.com/prendre-soin-de-ceux-qui-nous-soignent-et-puis-quoi-encore-74653">personnel de santé</a>. </p>
<p>Si notre système de santé <a href="https://theconversation.com/notre-systeme-de-sante-est-il-en-bonne-sante-82671">figure encore parmi les meilleurs au monde</a>, tout n’est pas rose au sein de nos services et établissements de santé : urgences saturées, maisons de retraite hors de prix, personnel épuisé, malades maltraités…</p>
<p>Des voix se font entendre pour réclamer un management plus humaniste, comme celle de Guillaume Gorincour, professeur de médecine à l'université Aix-Marseille, <a href="https://theconversation.com/pourquoi-il-faut-en-finir-avec-le-medecin-bashing-73541">sur The Conversation</a>. Il est légitime de se demander si « humanisme » et « management » sont réellement compatibles dans les services de santé actuels . Et si la réponse devait être positive, comment mettre en œuvre sans tarder, alors, un management humaniste.</p>
<h2>Les services de santé, un bien commun</h2>
<p>Les services de santé ont trois points communs qui, tous, plaident en faveur d’un management humaniste. D'abord, ces services ont une mission à accomplir, profondément humaniste, fondée sur <strong>la considération des services de santé comme un bien commun</strong>. Nous consacrons environ 11 % de notre PIB à la santé et son financement est public à 80 %. Dans un tel contexte, la mission même des services de santé repose sur l’humanisme car elle est conditionnée par la solidarité nationale. </p>
<p>Si nous voulons conserver ce modèle, nous gagnerions à considérer les services de santé comme un bien commun, c’est-à-dire qui appartient à tous. Cela implique qu'il fasse l’objet d’une délibération collective permanente, condition à une plus grande responsabilité de chacun et à des choix éclairés, notamment en temps de crise. La démocratie sanitaire, initiée en 2002, est un premier pas vers cette conception. Elle met en effet en avant le droit des citoyens à débattre des orientations politiques concernant les services de santé.</p>
<p>Deuxième point commun à nos services de santé : <strong>trop peu de responsabilités confiées aux individus et un cloisonnement entre les services</strong> . Ces difficultés tiennent à l’excès de bureaucratie et à une organisation découpée par activités : le bureau des entrées, la radiologie,… Elles rendent les services de santé peu compatibles avec un management centré sur les Hommes. Là où l’équipe devrait s’adapter aux besoins du patient, c’est le patient qui s’adapte aux contraintes de l’organisation, en se déplaçant de service en service.</p>
<p>L’organisation bureaucratique ne facilite pas non plus la prise d’initiatives et la créativité des professionnels. En effet, leur activité est guidée par des règles, au détriment de l’initiative propre et de la confiance réciproque. Les normes ne peuvent pas être remises en question car elles sont imposées par la sécurité des patients et la nécessaire transparence du fonctionnement de l'établissement. D’où le besoin de trouver des solutions permettant une meilleure agilité, indispensable dans l'environnement incertain et changeant que nous connaissons.</p>
<h2>L'impératif de bientraitance à l'égard des patients</h2>
<p>Le troisième point commun entre tous les services de santé relève de l'éthique. Il s'agit d'un <strong>impératif de bientraitance</strong> à l’égard des publics accueillis. Les malades et les résidents sont en effet des personnes à part entière, et ne doivent pas devenir des objets de soins. Le mouvement récent d'émancipation des malades, ou <a href="https://theconversation.com/evolution-ou-revolution-dans-la-sante-mentale-le-pouvoir-aux-usagers-70225"><em>empowerment</em></a>, va dans ce sens. L’<em>empowerment</em> les amène à ne pas se sentir dépendants du corps médical ou soignant. Il encourage toute action permettant l’accroissement de la capacité des individus à faire des choix et à transformer ceux-ci en actions ayant un impact sur leur santé. </p>
<p>Autre point à souligner : si des comportements inappropriés de professionnels vis à vis de patients sont volontiers médiatisés, la maltraitance résulte plus souvent de l’organisation en elle-même. Des plateaux-repas inadaptés aux personnes âgées, par exemple, entraînent leur dénutrition. Bientraitance et <em>empowerment</em> sont les deux facettes d’une même vertu attendue de la part des organisations de santé : l’altruisme.</p>
<p>Le raisonnement qui vaut pour les patients s'applique aussi aux professionnels de la santé. Être aide-soignant ne se résume pas à enchaîner des tâches réglementées, comme un management désincarné pourrait le laisser penser. Le métier consiste plutôt en un ensemble enchevêtré de compétences, de qualités, de talents et de valeurs. Nous ne pouvons pas réduire un professionnel à sa fiche de poste sans lui retirer toute responsabilité individuelle. Celle-ci disparaît alors au profit d’une responsabilité professionnelle réductrice qui autorise à dire, en guise de réponse à un dysfonctionnement : « ce n’était pas dans la procédure ». </p>
<p><strong>Le manque d’humanisme coûte cher aux services de santé</strong>. Le montant, évalué entre 10 000 et 30 000 euros de coûts cachés par an et par personne salariée, correspond à des coûts liés à l’absentéisme, aux accidents du travail, au turn-over du personnel, mais également à la sous productivité et aux défauts de qualité, selon l'ouvrage de Henri Savall et Véronique Zardet paru en 2015, <a href="http://bit.ly/2mPVzrN"><em>Maîtriser les coûts et les performances cachées</em></a>. Cela a naturellement des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients ou des résidents, comme montré dans <a href="http://bit.ly/2n3mf9e">les travaux que j'ai publiés en 2002 et 2013</a>.</p>
<h2>Un nouveau mode de gouvernance, le management des connaissances</h2>
<p>Comment redonner aux services de santé une meilleure agilité et une plus grande transversalité ? Des organisations notamment canadiennes, américaines, mais également japonaises, explorent de manière fructueuse un mode de gouvernance différent, le management des connaissances.</p>
<p>Le management des connaissances consiste à développer des pratiques permettant d’identifier, capter, partager, accroître et utiliser à bon escient des connaissances présentes dans l’organisation, comme l'expliquait dès 1994 le <a href="http://bit.ly/2n3j1Tf">professeur de management américain Thomas Davenport</a>. Les « connaissances » font référence à l’état des savoirs techniques et scientifiques, mais également aux différentes expériences vécues par les professionnels, à leurs observations et à leurs pratiques. Cette définition des connaissances est profondément humaniste, puisque celles-ci ne peuvent exister que par les actions humaines.</p>
<p>De nombreuses recherches ont montré que le management des connaissances améliore la productivité, la qualité et la performance des organisations. En effet, il permet une meilleure adaptation aux changements de l’environnement, comme l'a montré dès 1996 <a href="http://bit.ly/2nvQj04">le professeur néerlandais de management Henk Voderba</a>. </p>
<h2>Inclure « l'expérience patient »</h2>
<p>Pourrait-on appliquer ce mode de management aux hôpitaux et aux services de santé en France ? Pour rendre possible une telle gouvernance, il faut réunir trois conditions, comme l'affirment les chercheurs japonais Ikujirō Nonaka et Hirotaka Takeuchi dans leur ouvrage en anglais (non traduit) paru en 1995 <a href="http://bit.ly/2nNwOgS"><em>The Knowledge-creating Company</em></a>.</p>
<p>Il faut d'abord instaurer dans l'établissement un contexte favorable à la création, au partage et à l’utilisation des connaissances. Cela peut passer par exemple par la programmation de temps qui sont seulement indirectement productifs. Ainsi les professionnels se recontrent, connaissent mieux leurs contraintes respectives, échangent et créent ensemble sans avoir peur de se tromper.</p>
<p>Ensuite, il faut transformer des connaissances tacites en connaissances explicites. « L'expérience patient » en est un exemple. Elle suppose qu’une équipe transdisciplinaire se concentre sur <a href="https://theconversation.com/sante-bientot-le-sur-mesure-dans-les-soins-79885">les besoins, les attentes et le ressenti d’un patient</a>. Ensuite, cette équipe les analyse pour pouvoir adapter le parcours de soins en conséquence. Le patient, avec ses connaissances, fait partie intégrante de l’équipe transdisciplinaire, participant ainsi au mouvement de décloisonnement de l'hôpital ou du centre de soins.</p>
<p>Enfin, il faut disposer de certaines ressources tangibles mais aussi intangibles au sein de l'établissement. La confiance, par exemple, est une ressource intangible qui résulte du processus de création de connaissances. Elle est également une condition indispensable à la mise en œuvre de ce même processus.</p>
<p>Manager les connaissances est un projet humaniste, en ce sens qu'il part systématiquement des professionnels exerçant dans l'établissement et des patients ou résidents accueillis. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que ce mode de management est une recette miracle garantissant la performance. D’autres facteurs interviennent. Citons par exemple la capacité de l’établissement à construire une vision partagée des valeurs. Celles-ci vont guider sa stratégie, l'aider à percevoir son environnement pour anticiper les dysfonctionnements et du même coup, réduire les gaspillages de ressources.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/74934/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandra Bertezene est membre de la fédération avenir et qualité de vie des personnes âgées. </span></em></p>Après le suicide d'un médecin au CHU de Grenoble, le mode de management de l'établissement est mis en cause. Il devient urgent de changer la gouvernance à l'hôpital.Sandra Bertezene, Professeur titulaire de la Chaire de gestion des services de santé, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/689512016-11-21T20:22:13Z2016-11-21T20:22:13ZHumanisme et mélancolie : hommage à Jackie Pigeaud<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/146777/original/image-20161121-4564-w1fpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Jackie Pigeaud vu par Philippe Heuzé.</span> <span class="attribution"><span class="source">Philippe Heuzé/DR</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Les temps sont à la mélancolie : non seulement à la tristesse, mais à une humeur sombre et douloureuse, qui nous fait douter de tout et, en particulier, de notre aptitude à partager et à transmettre la foi dans la parole donnée, le goût de la justice, la propension à la générosité. Quatre jours après l’élection de Donald Trump, le jour même de la commémoration des attentats du 13 novembre, voici que, par une simple coïncidence de date ou bien par un hommage tacite rendu à notre belle jeunesse victimisée, Jackie Pigeaud vient de disparaître.</p>
<h2>« Le déluge des textes et l’hôpital.. »</h2>
<p>Helléniste et latiniste hors pair, il avait inventé une véritable « poétique » de la mélancolie et fondé une nouvelle science qui n’était ni l’histoire de la médecine, ni l’histoire de la philosophie, mais l’exploration systématique de ce « quelque chose » qui naît de leur rencontre, à la fois expérience, savoir et forme de rêverie.</p>
<p>On a tendance aujourd’hui à critiquer l’humanisme sans bien le connaître, en lui reprochant son prétendu optimisme, fondé sur un tout aussi problématique idéalisme. C’est oublier que les <em>studia humaniora</em> sont « plus humaines » que d’autres sciences auxquelles on les compare de par leur attention à la souffrance immémoriale du monde qui nous dépasse et finit par nous briser.</p>
<p>De surcroît, l’humanisme pour Jackie Pigeaud ne consistait pas seulement à s’intéresser aux modes d’expression littéraires, artistiques et philosophiques du mal-être, depuis l’antiquité. Il lui fallait porter son enquête sur ses symptômes les plus concrets de cette souffrance, sur leur étiologie et sur leurs modes de traitement. Mais rendre compte du donné, de la singularité des drames intimes, obligeait à enlacer les histoires singulières à une histoire générale. Il lui fallait réhabiliter la haute figure du médecin, montrer l’existence d’une psychopathologie antique, étudier les impacts de la psychiatrie, de la psychanalyse. « Accepter à la fois le déluge des textes et l’hôpital », disait-il plaisamment.</p>
<h2>Un corps et une âme à la fois</h2>
<p>Le grand-œuvre de Jackie Pigeaud consiste à replacer la mélancolie à la fois dans <em>notre</em> culture (toujours agissante, mais difficile à approprier) et dans notre corps propre (dans la profondeur de nos viscères dont il nous faut découvrir les moyens saisissants d’expression). Qu’est-ce qui fait la singularité, l’étrangeté de la mélancolie ? Son instabilité foncière et sa capacité de déplacement, d’une part, et, d’autre part, son aptitude à faire de l’un.</p>
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<span class="caption">Jackie Pigeaud vu par Philippe Heuze vers 1960.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Philippe Heuzé/DR</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Si la mélancolie diffère de toutes les autres maladies, c’est qu’elle soulève le problème du rapport entre la souffrance et son sens, entre le monisme et le dualisme, entre l’être un et l’être deux. Comment pouvons-nous être à la fois une âme et un corps ? Comment notre souffrance nous fait-elle circuler entre le physique et le moral et révèle-t-elle leur unité ? Le mélancolique pose le problème de la synthèse.</p>
<p>Remarquons que le miroir l’intéresse peu. Il s’oppose en cela à Narcisse qui s’enchante de découvrir dans un miroir d’eau quelqu’un ou quelque chose à aimer :</p>
<p>« Ce qu’il voit, il l’ignore ; mais ce qu’il voit le brûle », écrit Ovide. Narcisse est tout dehors : il est « absolument extraviscéral » ; le mélancolique, lui, est tout dedans : il est « absolument viscéral. » Narcisse survalorise les images et pense d’où il voit ; le mélancolique néantise les images et « pense d’où il sent » <a href="https://www.cairn.info/load_pdf.php?download=1&ID_ARTICLE=CRITI_719_0250">(<em>De la mélancolie</em>, chap. II, Paris, Dilecta, 2005)</a>. L’un tend à réduire le monde à une vitrine et meurt de ne rien savoir de son intérieur ; l’autre tend à faire du monde une prison et méconnaît sa façade. Mais tous deux créent de l’unité. Unité troublante, tentante.</p>
<h2>Un rôle de muse</h2>
<p>Recherchons donc avec Jackie Pigeaud les aspects les plus créatifs de la mélancolie. La mélancolie réussit à « mettre ensemble » des souffrances qui semblent relever de principes différents. Elle nous découvre que « la maladie de l’âme » dont la philosophie s’est assigné l’étude n’est pas isolable de la maladie du corps qui relève pourtant historiquement de la médecine. Elle nous apprend que la pathologie entretient une relation – incertaine et obscure, mais fondamentale – avec la créativité, que l’expression poétique (et spécialement la métaphore) présente d’étonnantes analogies avec le symptôme.</p>
<p>Il semble que, dans les meilleurs des cas, la mélancolie puisse devenir génialisante et jouer le rôle de muse. Déjà, dans sa <em>Poétique</em>, Aristote avait déclaré que la poésie appartenait à « l’être bien doué de nature <em>ou</em> au fou », c’est-à-dire à l’homme dont la nature est heureusement plastique ou bien à l’aliéné qui ne se possède pas lui-même. Or, ces deux types d’homme – le normal et le fou – sont mis sur le même plan dans le <em>Problème XXX-1</em> du Pseudo-Aristote, traduit et commenté par Jackie Pigeaud sous le titre <a href="http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1990_num_59_1_2300_t1_0328_0000_2"><em>L’homme de génie et la mélancolie</em></a>. Si l’être bien doué <em>et</em> le fou ne deviennent poètes qu’à proportion de leur capacité d’altérisation, faut-il alors dire qu’« on n’est profondément soi-même <em>et</em> créateur qu’en devenant autre » ?</p>
<p>Je crois encore entendre Jackie Pigeaud se moquer des pédants, lors d’un de nos vingt-deux <a href="http://lamo.univ-nantes.fr/XXIIes-Entretiens-de-La-Garenne,364">Entretiens annuels de La Garenne-Lemot</a> : « Dire qu’il y a une fonction poétique du langage, ce n’est rien dire. » Rien ne valait pour lui la poésie, la vraie, celle qui suppose une certaine force d’abdication et de reprise, dont peu d’entre nous sont capables.</p>
<h2>Instruments de résistance</h2>
<p>Un autre écrit d’Aristote (<em>La Divination dans le sommeil</em>) démontre l’affinité entre la mélancolie et la poésie, en comparant la métaphore à un tir de loin, auquel le mélancolique réussit, non pas en percevant sa cible, mais à cause de sa force, celle qu’il tient de la bile noire : « Il n’existe pas de point de vue d’où saisir le paysage, d’où percevoir la cible, d’où la désigner. Il faut tirer et pour cela avoir la force de le faire. » On songe au combat de l’archer contre lui-même en Extrême-Orient. L’important n’est ni la cible, ni l’arc, ni la flèche, ni le moi : « Le besoin de séparer n’existe plus » et tout se fait comme de soi-même <a href="http://www.kyudo-geneve.ch/kk_fr/articles/doc/zen_art_archery.pdf">(Herrigel, <em>Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc</em>, p. 107)</a>.</p>
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<span class="caption">Venus de Capoue pour <em>La maladie de l’âme</em>, par Philippe Heuzé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Philippe Heuzé/DR</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Comment utiliser l’art, la philosophie, la science pour faire de notre mélancolie une source d’invention et de création, pour contrebalancer les pressions qui transforment nos hommes politiques en fondés de pouvoir des groupes financiers les plus puissants ? Seul un pouvoir s’oppose à un pouvoir. Il ne faut pas chercher une distraction dans la pratique des arts et des sciences, ni non plus les seuls bénéfices de l’exercice d’un métier : il faut les transformer en instruments de résistance. Et pour cela, y trouver à la fois une méthodologie et des contenus.</p>
<p>Jackie Pigeaud nous le disait et répétait : « On ne peut pas prendre l’histoire en chemin. » L’histoire cumulative ne sert pas à grand-chose. L’important est de se tourner vers l’amont en choisissant de bons postes, pour reconstruire les questions, comprendre les clivages qui se sont créés, réinventer les textes, repenser les rapports qui se sont faits et défaits entre les sciences. <a href="http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=3989">(Voir <em>L’Origine</em>, XIXᵉ Entretiens de La Garenne-Lemot)</a>.</p>
<h2>« La chose importante »</h2>
<p>Dès sa thèse – matrice de ses travaux et premier chef d’œuvre – <a href="http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1983_num_81_49_6233_t1_0113_0000_1"><em>La maladie de l’âme</em> (Paris, Les Belles Lettres, 1981, 3ᵉ éd., 2006)</a>, Jackie Pigeaud nous enseigne à partir de « faits » : la partition établie par Platon entre « maladie de l’âme » et « maladie du corps », la lente découverte et appropriation du corps propre (du corps divisé de l’époque homérique au corps intérieurement parfait de Galien), le triomphe historique du dualisme (le sentiment et la décision d’être non seulement un, mais deux), l’émergence de la théorie stoïcienne des passions comme maladies de l’âme, son triomphe assuré par Cicéron, donnant une lecture dualiste du monisme de Chrysippe, etc.</p>
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<span class="caption">Jackie Pigeaud vu par Philippe Heuzé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Philippe Heuzé/DR</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>L’important est de comprendre que la mélancolie n’est pas forcément stérile, qu’elle peut devenir créatrice. Il faut accepter de se laisser conduire par la main, rencontrer et mémoriser les images et les mots les mieux à même de nous guider. La « chose importante » peut monter d’un discours, d’une œuvre, d’un acte, d’un paysage, d’un homme, telle une inventivité qui nous saisit et nous inspire.</p>
<p>Aussi bien, lorsqu’un passeur, un inventeur, un ami aussi prodigieux que Jackie Pigeaud se retire, on sent plus que jamais l’urgence de lire et de relire ses œuvres, afin que s’opère à leur contact une résurrection désirée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/68951/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Saint Girons Baldine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Hommage à Jackie Pigeaud, disparu le 13 novembre dernier. Helléniste et latiniste hors pair, il avait inventé une véritable « poétique » de la mélancolie et fondé une nouvelle science.Saint Girons Baldine, Professeur émérite de Philosophie, Membre honoraire de l'IUF, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.