tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/philosophie-21470/articlesphilosophie – The Conversation2024-03-17T15:32:36Ztag:theconversation.com,2011:article/2255132024-03-17T15:32:36Z2024-03-17T15:32:36ZCélébrer les fleurs de cerisier, ou la poésie de l’impermanence<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580997/original/file-20240305-22-u58mno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=30%2C9%2C1916%2C1352&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des familles se détendent sous les cerisiers luxuriants du Shinjuku Gyoen à Tokyo.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/shankaronline/48624796381">shankar s./Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Le <em>hanami</em> (« regarder les fleurs »), désigne la coutume traditionnelle japonaise qui consiste à apprécier la beauté des fleurs, principalement les fleurs de cerisier, qui fleurissent entre fin mars et début avril, marquant officiellement l’arrivée du printemps.</p>
<p>Chaque année, de nombreuses personnes dans tout le Japon se rassemblent sous les cerisiers dans les parcs et les jardins pour un pique-nique de printemps afin de regarder les fleurs tomber tout en discutant avec leurs compagnons autour de boissons et d’en-cas de saison.</p>
<p>Les fleurs sont toutefois éphémères et tombent généralement au bout d’une semaine. En effet, le <em>sakura</em>, nom donné au cerisier en japonais, est un <a href="https://www.google.com/books/edition/Mizue_Sawano_The_Art_of_the_Cherry_Tree/nHf8lxLOYsUC?hl=en">symbole de l’impermanence</a> reconnu au Japon et ailleurs.</p>
<p>Divers festivals sont régulièrement organisés partout dans le monde pour célébrer cette floraison.</p>
<p>En tant que <a href="https://wlc.utk.edu/?people=malgorzata-k-citko-duplantis">spécialiste de la littérature et de la culture japonaises prémodernes</a>, j’ai été initiée très tôt à la coutume d’admirer les cerisiers en fleurs. Il s’agit d’un rituel ancien qui a été célébré et décrit au Japon pendant des siècles et qui continue d’être un élément indispensable pour accueillir le printemps. Aux États-Unis, la tradition du <em>hanami</em> a commencé avec la plantation des premiers cerisiers à Washington DC en 1912 en tant que <a href="https://www.nps.gov/subjects/cherryblossom/history-of-the-cherry-trees.htm">cadeau d’amitié du Japon</a>.</p>
<h2>Poésie sur la nature</h2>
<p>La coutume d’observer les arbres en fleurs au printemps est arrivée au Japon en provenance du continent asiatique. L’observation des pruniers en fleurs, souvent au clair de lune, comme symbole de <a href="https://www.archwaypublishing.com/en/bookstore/bookdetails/799255-The-Plum-Blossom-of-Luojia-Mountain">force, vitalité et fin de l’hiver</a> était pratiquée en Chine depuis l’antiquité. Elle a été adoptée au Japon au cours du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>On trouve des exemples poétiques de pruniers en fleurs, ou <em>ume</em> en japonais, dans le <a href="https://www.kokugakuin.ac.jp/assets/uploads/2021/03/KJS2-2Oishi.pdf">« Man’yōshū »</a>, ou « recueil de dix mille feuilles », le plus ancien recueil de poésie japonaise, qui date du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Wiebke Denecke, <a href="https://lit.mit.edu/denecke/">spécialiste des littératures d’Asie orientale</a>, explique que les poètes japonais classiques <a href="https://www.jstor.org/stable/25066837">écrivaient des poèmes sur les fleurs de prunier lorsqu’elles étaient en saison</a>. Leurs compositions ont façonné la poésie de cour japonaise, ou <em>waka</em>, qui est enracinée dans la nature et son cycle saisonnier constant.</p>
<p>Cependant, c’est le <em>sakura</em>, et non le prunier, qui occupe une place particulière dans la culture japonaise. Les anthologies impériales de <em>waka</em> compilées au Japon entre 905 et 1439 de l’ère chrétienne contiennent généralement plus de poèmes printaniers composés sur les cerisiers en fleurs que sur les pruniers en fleurs.</p>
<h2>Au cœur de la composition des <em>waka</em></h2>
<p><a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/558474/the-sakura-obsession-by-naoko-abe/">La première exposition de cerisiers en fleurs</a> a été organisée par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne et est rapidement devenue un événement régulier à la cour impériale, souvent accompagné de musique, de nourriture et d’écriture de poèmes.</p>
<p>Les cerisiers en fleurs sont devenus l’un des sujets habituels de composition des <em>waka</em>. En fait, j’ai commencé à étudier la poésie japonaise grâce à un poème sur le thème du <em>sakura</em> écrit par une poétesse classique, Izumi Shikibu, dont on pense qu’elle a activement composé des <em>waka</em> vers l’an 1000 de notre ère. Le poème est préfacé par la <a href="http://www.misawa-ac.jp/drama/daihon/genji/bunken/zoku.html">mémoire de son auteur</a>. Ce poème parle de son ancien amant qui souhaite revoir les cerisiers en fleurs avant qu’ils ne tombent.</p>
<blockquote>
<p>tō o koyo<br>
saku to miru ma ni<br>
chirinu beshi<br>
tsuyu to hana to no<br>
naka zo yo no naka</p>
<p>Viens vite !<br>
À peine commencent-elles à s’ouvrir<br>
qu’elles doivent tomber.<br>
Notre monde réside<br>
dans la rosée au sommet des fleurs de cerisier.</p>
</blockquote>
<p>Ce poème n’est pas l’exemple le plus célèbre de <em>waka</em> sur les cerisiers en fleurs dans la poésie japonaise prémoderne, mais il contient des couches d’imagerie traditionnelle symbolisant l’impermanence. Il souligne qu’une fois écloses, les fleurs de cerisier sont destinées à tomber. Assister à leur chute est l’objectif même du <em>hanami</em>.</p>
<p>La rosée est généralement interprétée comme un <a href="https://www.jstor.org/stable/2385169">symbole de larmes</a> dans le waka, mais elle peut également être lue de manière plus érotique comme une référence à d’autres <a href="https://uhpress.hawaii.edu/title/mapping-courtship-and-kinship-in-classical-japan-the-tale-of-genji-and-its-predecessors/">fluides corporels</a>. Une telle interprétation révèle que le poème est une allusion à une relation amoureuse, qui est aussi fragile que la rosée qui s’évapore sur les fleurs de cerisier qui tombent bientôt ; elle ne dure pas longtemps, il faut donc l’apprécier tant qu’elle existe.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un arbre japonais en fleurs chargé de grappes de fleurs roses dans un jardin" src="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Au Japon, les cerisiers en fleurs symbolisent l’impermanence ». zoomable=</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/25228175@N08/4549363374">Elvin/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le poème peut également être interprété de manière plus générale : La rosée est un symbole de la vie humaine, et la chute des cerisiers en fleurs une métaphore de la mort.</p>
<h2>Militarisé par l’Empire du Japon</h2>
<p>La notion de chute des fleurs de cerisier a été utilisée par <a href="https://www.bloomsbury.com/us/imperial-japan-and-defeat-in-the-second-world-war-9781350246799/">l’Empire du Japon</a>, un État historique qui a existé de la restauration meiji en 1868 jusqu’à la promulgation de la Constitution du Japon en 1947. L’empire est connu pour la <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/japanese-taiwan-9781472576743/">colonisation de Taïwan</a> et l’<a href="https://www.peterlang.com/document/1049131">annexion de la Corée</a> afin d’étendre ses territoires.</p>
<p><a href="https://kokubunken.repo.nii.ac.jp/records/4747">Sasaki Nobutsuna</a>, un érudit des classiques japonais ayant des liens étroits avec la cour impériale, était un partisan de l’idéologie nationaliste de l’empire. En 1894, il a composé un long poème, <a href="https://dl.ndl.go.jp/pid/873478/1/10">« Shina seibatsu no uta »</a>, ou « Le chant de la conquête des Chinois », pour coïncider avec la première guerre sino-japonaise, qui a duré de 1894 à 1895. Le poème compare la chute des fleurs de cerisier au sacrifice des soldats japonais qui <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/K/bo3656741.html">tombent au combat pour leur pays et leur empereur</a>.</p>
<h2>La marchandisation de la saison</h2>
<p>Dans le Japon contemporain, les cerisiers en fleurs sont célébrés par de nombreux membres de la société, et pas seulement par la cour impériale. Fleurissant autour du <a href="https://www.nbcbayarea.com/news/national-international/lunar-new-year-2024-how-to-celebrated/3447961/">Nouvel An lunaire</a> célébré dans le Japon prémoderne depuis des siècles, elles symbolisent les nouveaux départs dans tous les domaines de la vie.</p>
<p>À l’époque contemporaine, les vendeurs ont transformé les cerisiers en fleurs en vendant du <a href="https://stories.starbucks.com/asia/stories/2024/sakura-season-starts-at-starbucks-japan-on-thursday-february-15/">thé, café</a>, de la <a href="https://japantoday.com/category/features/food/haagen-dazs-releases-two-new-seasonal-flavors">crème glacée</a>, des <a href="https://www.oenon.jp/news/2020/0205-1.html">boissons</a> ou des <a href="https://www.fujingaho.jp/gourmet/sweets/g43015580/fujingahonootoriyose-sakura-sweets20240215/">biscuits</a> aromatisés au <em>sakura</em>, transformant ainsi l’image de l’arbre en fleurs en une marque saisonnière. Les <a href="https://sakura.weathermap.jp/en.php">prévisions météorologiques</a> suivent la floraison des cerisiers pour s’assurer que tout le monde a une chance de participer à l’ancien rituel de l’observation.</p>
<p>L’obsession des cerisiers en fleurs peut sembler triviale, mais le <em>hanami</em> rassemble les gens à une époque où la plupart des communications se font virtuellement et à distance, réunissant des membres de la famille, des amis, des collègues de travail et parfois même des étrangers, comme cela m’est arrivé lorsque je vivais au Japon.</p>
<p>L’observation des <em>sakura</em> témoigne également de la relation unique que le Japon moderne entretient avec sa propre histoire. En même temps, cela nous rappelle que l’impermanence est peut-être la seule constante de la vie.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux rangées de grands arbres avec des grappes de fleurs roses de part et d’autre d’une allée" src="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les cerisiers, avec leurs jolies fleurs, sont arrivés à Washington D.C. comme un cadeau du Japon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/dannyfowler/4469426717">Danny Navarro/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Aujourd’hui, les cerisiers en fleurs sont célébrés au printemps <a href="https://localadventurer.com/places-to-see-cherry-blossoms-in-the-world/">partout dans le monde</a>, encourageant l’appréciation de l’impermanence par l’observation de la nature.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225513/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La première exposition de fleurs de cerisier a été organisée au Japon par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne.Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis, Assistant Professor in Japanese Literature and Culture, University of TennesseeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252072024-03-12T16:07:37Z2024-03-12T16:07:37ZÀ partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ?<p>Le 26 février, <a href="https://www.bfmtv.com/politique/elysee/guerre-en-ukraine-les-propos-complets-d-emmanuel-macron-sur-l-envoi-de-troupes-au-sol_AV-202402270832.html">Emmanuel Macron</a> a entrouvert la porte à un déploiement possible de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine, « de manière officielle, assumée et endossée », jugeant que « rien ne [devait] être exclu pour poursuivre l’objectif qui est le nôtre : la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre ».</p>
<p>La sortie du président de la République a suscité une levée de boucliers, tant du côté des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/27/les-allies-divises-sur-l-option-d-une-intervention-au-sol-en-ukraine_6218802_3210.html">principaux alliés de la France</a>, que des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=cf-NE7VnP_E">partis d’opposition en interne</a>. Alors que les Occidentaux ont jusqu’à présent fait preuve d’une grande prudence vis-à-vis de la Russie, puissance dotée de l’arme nucléaire, la perspective du déploiement de troupes au sol est perçue comme une <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/feb/29/emmanuel-macron-troops-ukraine-russia-france">escalade dangereuse</a>, à même de donner un nouveau statut aux partenaires de l’Ukraine : celui de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/envoi-de-troupes-occidentales-en-ukraine-l-hypothese-d-emmanuel-macron-deja-ecartee-par-de-nombreux-allies-20240227">cobelligérant</a>.</p>
<p>La polémique n’est pas neuve : depuis février 2022, chaque fois que les Occidentaux franchissent un pas supplémentaire dans leur réponse à l’invasion russe (en imposant de nouvelles sanctions ou en livrant de nouveaux types d’armes), quelques commentateurs se demandent si cela ne revient pas, cette fois-ci, à franchir le <a href="https://www.marianne.net/monde/europe/cobelligerance-les-occidentaux-sont-ils-en-train-de-sengager-dans-le-conflit-en-ukraine">pas symbolique</a> qui ferait basculer la France en guerre – en guerre contre la Russie. De fait, à partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ? Où se situe concrètement la <a href="https://theconversation.com/comment-les-philosophes-de-lantiquite-pensaient-la-guerre-178494">frontière</a> entre la guerre et la paix ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/limpact-de-la-guerre-en-ukraine-sur-la-cooperation-militaire-franco-allemande-223671">L’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande</a>
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<h2>Les ambiguïtés du discours politique</h2>
<p>La France est-elle en guerre, ou est-elle sur le point d’entrer en guerre, en Ukraine ? À cette question pour le moins sensible, les responsables gouvernementaux français apportent des réponses étonnamment variables. Après avoir martelé, les <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284216-emmanuel-macron-02032022-ukraine-consequences-economiques">2 mars</a>, <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284517-emmanuel-macron-11032022-ukraine">11 mars</a> et <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/285102-emmanuel-macron-09052022-union-europeenne">9 mai 2022</a>, que « nous ne sommes pas en guerre », Emmanuel Macron déclare finalement, dans un discours sur la crise énergétique, le 5 septembre 2022, que <a href="https://rmc.bfmtv.com/actualites/international/crise-energetique-nous-sommes-en-guerre-c-est-un-etat-de-fait-lance-emmanuel-macron_AV-202209050550.html">« nous sommes en guerre, c’est un état de fait »</a>, puis appelle, le 19 janvier 2024 à accélérer le passage à une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/ukraine-emmanuel-macron-exhorte-l-industrie-de-defense-a-passer-en-mode-economie-de-guerre-988335.html">« économie de guerre »</a>.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> mars 2022, alors que <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284239-florence-parly-jean-baptiste-lemoyne-olivier-dussopt-01032022-ukraine">Florence Parly, la ministre des Armées de l’époque, écartait</a> devant les sénateurs l’envoi de troupes combattantes car cette option « ferait de nous des cobelligérants », son collègue de l’Économie, <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/03/01/nous-allons-provoquer-l-effondrement-de-l-economie-russe-affirme-bruno-le-maire_6115679_823448.html">Bruno Le Maire, affirmait sur France Info</a> que la France et ses alliés s’apprêtaient à « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie » (avant de faire marche arrière quelques heures plus tard, admettant que l’emploi du terme <em>guerre</em> était « inapproprié »).</p>
<p>Si elles peuvent être source de confusion, ces citations ont aussi le mérite de révéler deux caractéristiques des usages (et non-usages) politiques du terme de <em>guerre</em>.</p>
<p>Ce terme n’est pas réservé au champ de la conflictualité armée, mais se voit appliqué à de nombreux autres domaines – économique et énergétique ici, mais aussi diplomatique, informationnel, sanitaire, etc. – Emmanuel Macron n’avait-il pas déclaré, en 2020, la <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/16/nous-sommes-en-guerre-retrouvez-le-discours-de-macron-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033314_823448.html">« guerre » au Covid</a> ? Ces emplois du terme de <em>guerre</em>, nous le verrons, s’écartent de l’emploi scientifique de celui-ci et constituent une forme d’abus de langage.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/deux-ans-de-guerre-en-ukraine-comment-lue-sest-mobilisee-224028">Deux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée</a>
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<p>Par ailleurs, il est évident que le choix politique de qualifier ou de ne pas qualifier un événement de « guerre » ne dépend pas en premier lieu de la nature réelle de cet événement, mais plutôt de l’intérêt politique perçu à mobiliser ou à ne pas mobiliser une rhétorique guerrière.</p>
<p>C’est ainsi que, sous le mandat Sarkozy, le gouvernement se refusait à parler de « guerre » pour qualifier la présence militaire française en Afghanistan (<a href="https://www.liberation.fr/france-archive/2008/08/27/deux-ministres-sur-la-defense_78758/">y compris après la mort de 10 soldats en opération à Uzbeen en 2008</a>), alors que le président déclarait la « guerre » aux <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20100730-nicolas-sarkozy-veut-faire-guerre-insecurite">« trafiquants et aux voyous »</a>, dans le cadre de son combat contre l’insécurité.</p>
<p>Ces usages et non-usages, à géométrie variable, du terme de <em>guerre</em> trahissent des stratégies discursives de la part des acteurs qu’il est intéressant d’étudier et de décrypter. Ils démontrent par ailleurs la distance qu’il peut y avoir entre l’emploi « politique » du terme et son emploi universitaire.</p>
<h2>La définition de la guerre en science politique</h2>
<p>Qu’est-ce que la guerre ? La théorie politique met en avant trois critères de définition de la guerre : son caractère collectif, son caractère violent et son caractère interactionnel.</p>
<p>Premièrement, la guerre est un phénomène collectif. Cela signifie qu’elle oppose non pas des individus, mais des groupes organisés les uns contre les autres. Ainsi que l’écrivait <a href="https://editions.flammarion.com/du-contrat-social/9782081275232">Jean-Jacques Rousseau</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats. »</p>
</blockquote>
<p>La nature (étatique ou non) de ces groupes organisés n’est pas un critère de définition de la guerre. On peut parler de guerre même si l’un ou les deux acteurs aux prises ne sont pas des États au sens moderne du terme – tel était par exemple le cas de la guerre d’Afghanistan, lors de laquelle les forces françaises faisaient face à un mouvement insurrectionnel, les talibans.</p>
<p>Cette distinction est néanmoins utile pour établir des typologies, permettant par exemple de distinguer la guerre inter-étatique (entre États) de la guerre civile (à l’intérieur d’un État).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EYTnMHcta4Q?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les philosophes français face à la guerre : politique, morale, philosophie – Claudine Tiercelin, 2014, Collège de France.</span></figcaption>
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<p>Deuxièmement, la guerre se caractérise par l’emploi d’un instrument spécifique : la force armée. La guerre se distingue de l’absence de guerre (c’est-à-dire de la paix) non pas par l’existence d’un différend ou de tensions particulièrement vives, mais par le choix, commun aux deux acteurs, de tenter de régler ce différend au moyen de la violence. En cela, comme l’écrivait le théoricien <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">Carl von Clausewitz</a>, la guerre « est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits ».</p>
<p>La définition de la paix à laquelle l’on arrive alors est une définition négative : la paix se définit par la simple absence de violence, indépendamment de l’existence ou non d’un sentiment d’amitié ou d’hostilité entre les groupes aux prises.</p>
<p>Troisièmement, la guerre est un phénomène interactionnel. Clausewitz la définissait d’ailleurs, dès la première page de son maître-ouvrage, <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html"><em>De la guerre</em></a>, comme « un duel à une plus vaste échelle ».</p>
<p>Cela signifie que la guerre n’est pas l’application unilatérale de la violence contre une cible passive, mais implique que les deux adversaires aient chacun fait le choix d’utiliser la violence contre l’autre. La guerre se caractérise ainsi par la « réciprocité d’action volontaire », pour reprendre la formule du sociologue <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/trait%C3%A9-de-pol%C3%A9mologie-sociologie-des-guerres-9782228883627">Gaston Bouthoul</a>. Par exemple, l’on considère que l’occupation militaire de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 ne constitue pas une guerre car l’armée autrichienne n’a pas cherché à y résister ; à l’inverse, l’invasion de Pologne en 1939 peut quant à elle être qualifiée de guerre du fait de la résistance (même brève) des forces polonaises.</p>
<p>En synthèse, on peut dire que la guerre se définit par la réciprocité du recours à la force entre groupes organisés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/arthur-pourquoi-les-hommes-aiment-ils-la-guerre-et-sentretuent-ils-131593">Arthur : « Pourquoi les hommes aiment-ils la guerre et s’entretuent-ils ? »</a>
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<h2>La France est-elle en guerre en Ukraine ?</h2>
<p>À l’aune de cette définition, comment qualifier aujourd’hui l’action de la France dans le contexte de la guerre en Ukraine ? Il convient tout d’abord de noter que l’on ne peut pas parler de « guerre » au sujet des sanctions adoptées contre la Russie : celles-ci relèvent en effet d’un répertoire d’actions (économique, diplomatique, etc.) qui est matériellement et symboliquement distinct de l’emploi de la violence physique.</p>
<p>Prendre des mesures de représailles contre un État ne suffit pas pour créer une situation de guerre tant que ces mesures n’impliquent pas le recours à la force. À ce titre, parler de « guerre économique » constitue un abus de langage : ce qui fait la spécificité de la guerre, nous l’avons dit, est <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">« le caractère particulier des moyens qu’elle met en œuvre »</a>, à savoir, la violence armée.</p>
<p>Qu’en est-il de l’aide militaire apportée par la France à l’Ukraine ? Là encore, on ne peut pas qualifier cette action de « guerre ». En effet, transférer des matériels militaires à un autre État n’équivaut pas au fait d’employer soi-même ces matériels militaires contre un acteur tiers. Si la France aide l’Ukraine à combattre contre la Russie, la France ne recourt pas elle-même à la force armée contre la Russie (pas plus que la Russie ne recourt à la force contre la France).</p>
<p>Le critère de la réciprocité de l’emploi de la violence n’est donc pas rempli. Pour pouvoir parler de guerre, il convient qu’il y ait une participation directe aux hostilités, au travers d’un emploi, en propre, de la violence.</p>
<p>L’expression « guerre par procuration » est donc là aussi à ne pas prendre au pied de la lettre : en l’absence d’une implication directe dans les combats eux-mêmes, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une guerre.</p>
<p>Qu’en est-il, enfin, de la potentielle présence de troupes au sol en Ukraine ? La réponse à cette question dépend de la mission qui leur serait confiée : si ces troupes ne participent pas elles-mêmes aux hostilités, mais agissent à des fins de collecte de renseignements, de maintien en conditions opérationnelles des équipements militaires, de formation des soldats ukrainiens, etc., on ne peut pas parler de guerre ou de cobelligérance. Ces actions de soutien ne constituent pas une forme d’usage de la force et ne feraient pas basculer la France d’une situation de paix à une situation de guerre avec la Russie.</p>
<p>En revanche, s’il s’agissait de troupes combattantes, participant directement aux opérations de combat, alors le seuil de la cobelligérance serait franchi. De même, si les soldats sur place contribuaient à opérer certains équipements militaires (de type missiles longue portée), c’est-à-dire, s’ils ne se contentaient pas d’aider à l’entretien des ces équipements mais participaient directement de leur emploi contre les forces russes, l’on pourrait considérer qu’il s’agit d’une forme de recours à la force, et donc, de cobelligérance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225207/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Adrien Schu est membre de l'Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES). </span></em></p>Où se situe concrètement la frontière entre la guerre et la paix dans une situation de conflit ?Adrien Schu, Maitre de conférences en sciences politiques, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2219032024-01-30T16:11:22Z2024-01-30T16:11:22ZVivre sans : pourquoi le manque (existentiel) nous est indispensable<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/571947/original/file-20240129-15-gcc7q9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C9357%2C6485&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Edward Hopper, Soleil du matin (1952).</span> <span class="attribution"><span class="source">Wikipédia</span></span></figcaption></figure><p>Depuis quelques années, la préposition « sans » a fleuri sur les étiquettes et dans la grammaire du marketing : « sans huile de palme », « sans sucre », « sans sulfate », « sans sulfites » etc., à tel point qu’on a pu se demander si un produit pouvait se vendre sans mettre en avant ce qu’il ne contenait pas.</p>
<p>Certes, ce « sans » revendiqué était convertible en plus – le prix des produits « sans » étant plus élevé. Ce qui se justifie par les nouveaux modes de production plus éthiques, moins productivistes, mais également par la promesse de bonne santé. Une santé en négatif puisque c’est plutôt la garantie d’une absence de produits toxiques qui est vendue sous le « sans ».</p>
<p>Ainsi, après une société de la profusion et du trop-plein, dont les excès en tous genres ont donné lieu tout à la fois à des problèmes de santé publique et à l’accélération du réchauffement climatique, la publicité promeut une société où le manque se répand à une allure qui imite celle… de la profusion justement. Profusion de l’absence et du manque, vite reconvertis en plus et en plein : la société de marché a encore gagné. Le capitalisme, telle la société du spectacle de Guy Debord a réussi à récupérer le manque dans le flux du plein, à traduire le moins en plus, l’absence en valeur ajoutée, et, cerise sur le gâteau, vend de l’éthique à qui peut se le permettre – car tout le monde ne peut pas consommer « sans ». Ce qui n’empêche pas tout le monde de continuer de consommer.</p>
<p>Que l’on soit éthique, ou que l’on soit pauvre (l’opposition étant imposée par le marché), il faut continuer à consommer : mais ultime subtilité, si l’on consomme du sans alcool et du sans sucre, n’est-ce pas la garantie et l’expression d’une forme d’ascèse, autrement dit, d’une manière-de-ne-pas-consommer ? Le marketing a donc inventé la consommation de la non-consommation. Tour de passe-passe sublime qui risque d’écraser sur son passage tous les projets de décroissance.</p>
<h2>Du manque d’être au manque d’avoir</h2>
<p>Mais revenons un peu en arrière. Car la rhétorique du « sans » fait signe vers la question du manque. Or la logique capitaliste a eu la grande intelligence d’assigner au manque le rôle de moteur, en faisant glisser le manque d’être – qui renvoie à notre statut ontologique – vers le manque d’avoir. Comme le dit Hannah Arendt « travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Ce cycle a besoin d’être entretenu par la consommation, et l’activité qui fournit les moyens de consommation, c’est l’activité de travail », aucune raison de sortir du cycle qui se régénère de lui-même. Nos besoins créent du manque, la consommation les satisfait et exige le travail pour la renouveler, lequel creuse les besoins et ainsi de suite.</p>
<p>Pourtant, le nourrisson, lorsqu’il demande le sein parce qu’il a faim, fait entendre une tout autre demande que la seule satisfaction du besoin. Ne pas l’entendre c’est l’enfermer dans la prison biologique et lui refuser l’accès au monde symbolique.</p>
<p>Le mythe prométhéen lui-même tendait à définir l’homme par son émancipation du cycle biologique : étant nu et dépouillé au contraire de tous les autres animaux, l’homme vole le feu aux dieux, au risque d’une transgression que Prométhée paiera cher.</p>
<p>Déjà, la mythologie installait l’homme dans son rapport au manque : devant l’erreur de son frère Épiméthée qui a distribué tous les attributs naturels aux autres animaux, Prométhée doit créer les conditions de la survie, et ce faisant transforme la condition humaine. Tension première que celle de son geste : l’invention et l’entrée dans le monde symbolique se paye au prix d’un excès – l’homme se mesure aux dieux.</p>
<p>La culture va générer de nouveaux besoins, dont certains sont artificiels. C’est toute la problématique d’Épicure que de les classer pour apprendre à ne plus désirer ce qui occasionnerait le trouble et la souffrance. S’en tenir aux seuls besoins nécessaires, telle est la définition de l’ataraxie, sagesse antique qui consiste en une ascèse fondée sur la connaissance.</p>
<p>Mais dès l’Antiquité, les promoteurs de l’absence de souffrance sont concurrencés par une voix alternative, celle de Calliclès : adversaire redoutable de Socrate, il prétend que l’absence de désir, c’est la mort – seule une pierre ne désire pas. À ce titre, le désir doit être sans cesse régénéré et l’image des tonneaux percés qu’utilise Socrate pour la dénigrer semble au contraire figurer assez parfaitement la vision de la vie de Calliclès.</p>
<p>Il faut préciser que la philosophie grecque s’inscrit dans une certaine conception du monde qui rejaillit nécessairement sur elle. La vision du cosmos est en effet normative, c’est à son image que se déploient la physique, la pensée politique et l’anthropologie. Pour les penseurs de l’Antiquité, le cosmos est plein et fini : sens et orientation lui sont immanents, chaque chose a sa place. Dans la cosmologie aristotélicienne, le mouvement le plus parfait est celui du cercle qui revient au même point, de même que la temporalité s’y adosse : les régimes se succèdent, se corrompent, puis reviennent selon un ordonnancement strict. Le fini figure la perfection quand l’in-fini qualifie un défaut. Dès lors, on peut comprendre que la plénitude représente l’idéal à atteindre, au regard de l’image normative du cosmos.</p>
<h2>La fin du fini</h2>
<p>La modernité, en bouleversant cette vision du monde et en affirmant l’existence de l’infini, change la donne. L’homme va devoir s’y confronter, lui qui se sait fini. L’angoisse existentielle qui sera celle du XVI et du XVII<sup>e</sup> siècle et que décrit si bien <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251454658/pensees">Pascal</a> s’explique en partie parce que l’homme se trouve « comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire ». Ou encore « Que l’homme […] se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » C’est un grain de poussière qui n’a peut-être d’autre solution que le divertissement pour oublier son statut : « … et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »</p>
<p>Or quoi de plus divertissant que la proposition capitaliste d’une consommation sans fin ? N’assistons-nous pas là à ce glissement dont on parlait entre l’être et l’avoir ? Ce manque ontologique qui constitue notre condition trouve dans le manque d’objets un viatique, une échappatoire. Et il ne s’agit plus seulement de combler le manque biologique, mais bien le manque symbolique <a href="https://www.fayard.fr/livre/la-vie-liquide-9782818503096/">dont l’expression est l’angoisse</a> : « La spiritualité constitue peut-être un don de naissance de l’enfant, mais elle a été confisquée par les marchés de la consommation puis redéployée afin d’huiler les rouages de l’économie de consommation. » écrit Zygmunt Bauman dans <em>La société liquide</em>. Le problème étant que cette vie liquide <a href="https://www.fayard.fr/livre/la-vie-liquide-9782818503096/">transforme la nature des choses</a> : « La vie liquide est une vie de consommation. Elle traite le monde et tous ses fragments animés et inanimés comme autant d’objets de consommation : c’est-à-dire des objets qui perdent leur utilité (et donc leur valeur) pendant qu’on les utilise. Elle façonne le jugement et l’évaluation de tous les fragments animés et inanimés du monde suivant le modèle des objets de consommation. »</p>
<h2>Penser l’incommensurable</h2>
<p>La question est alors la suivante : qu’est-ce qui peut échapper à « l’évaluation » ? Autrement dit, qu’est-ce qui peut échapper à un système où tout est en relation – où tout est relatif – comme le veut le marché, mais comme on le trouve également dans l’affirmation d’une immanence radicale (est immanent ce qui est situé dans les limites de l’expérience possible). Or ce qui n’est pas relatif, dans la langue française, est dit « absolu ». Pointent alors les différentes tentations de la croyance : croyance en un dogme et approche fondamentaliste de la religion, croyance dans la science et approche transhumaniste de la technique. Sauf que cet absolu n’en est pas un, puisqu’il est relatif au manque qui l’engendre mais qui préfère s’ignorer : il fait réponse à une question inaudible, à une question devenue insupportable : pouvons-nous accepter le manque d’être, et chercher une autre voie que la voix consumériste, la voie fondamentaliste ou encore celle du monde virtuel qui ne souffre pas la vulnérabilité ni la mort ? N’est-ce pas précisément dans ce manque originaire, cette faille, que s’originent la quête de sens, la création, la sublimation, le désir amoureux, voire le désir métaphysique ?</p>
<p>Car il existe, à côté du désir de posséder et de jouir, un désir inextinguible mais angoissant, qui ne peut être comblé mais qui comble, qui se nourrit de son impossible satisfaction car ce qu’il répète, c’est précisément ce rapport entre le fini et l’infini qu’avaient entrevu Pascal ou Descartes. Il n’est pas besoin d’adopter la réponse pascalienne – à savoir la grâce – pour entendre ce rapport.</p>
<p>C’est ce rapport du non rapport, cette relation de la non-relation si bien décrite par Levinas – nous savons que l’infini est, mais nous ne pouvons le penser, l’embrasser, il fait échec à notre toute-puissance, à la souveraineté de notre pensée – qui ouvre cette béance, cette faille dans l’être, et qui empêche que se referme sur nous la totalité (qu’elle soit celle du marché, du fondamentalisme, ou encore de la promesse virtuelle). Dans cette faille, il est alors possible de penser de l’« incommensurable » – et ce qui échappe à toute évaluation, à toute mesure. Des notions comme la dignité humaine en font partie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221903/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La logique capitaliste a assigné au manque le rôle de moteur, en faisant glisser le manque d’être vers le manque d’avoir.Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216332024-01-30T15:21:56Z2024-01-30T15:21:56Z« Des bovins découpés encore vivants » : comment changer notre rapport aux animaux d’élevage ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/570954/original/file-20240123-29-1e77se.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C3489%2C2326&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives.</span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.liberation.fr/societe/des-animaux-decoupes-encore-vivants-en-mayenne-une-enquete-ouverte-contre-un-abattoir-20240118_HY67OUKW4ZA5LE7VCLZNTFSUWM/">La vidéo de L214</a> publiée le 18 janvier dernier, filmée en caméra cachée dans l’abattoir de Craon, en Mayenne, montre des images qui ont impressionné jusqu’au ministre de l’Agriculture, <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/abattoir-de-craon-la-video-l214-montre-tres-manifestement-des-non-conformites-declare-marc-fesneau-2824318">Marc Fesneau</a>, lui-même. On y voit des bovins se faire découper alors qu’ils sont encore vivants, d’autres se faire égorger alors qu’ils sont visiblement conscients. Ils passent en découpe alors qu’ils n’ont pas été étourdis, comme la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006168178">loi</a> l’impose pourtant. Pour faire la lumière sur cette affaire, la procureure de Laval a annoncé l’ouverture d’une enquête.</p>
<p>Face à cette vidéo, beaucoup expriment de la sidération, du dégoût, de la révolte. 140 000 personnes ont signé la pétition <a href="https://www.l214.com/enquetes/2024/abattoir-de-craon/">« Fermons l’abattoir de Craon »</a>, lancée par L214.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1747935625573986656"}"></div></p>
<p>Comment penser cette affaire ? Que nous dit-elle de nos relations avec les animaux que nous élevons et consommons ?</p>
<h2>Pourquoi continuer à considérer les animaux comme des choses ?</h2>
<p>Fruit d’un consensus en philosophie morale et politique, la <a href="https://www.lecre.umontreal.ca/%C3%A9v%C3%A8nement/lancement-de-la-declaration-de-montreal-sur-lexploitation-animale/">déclaration de Montréal</a> parue en 2022 et signée par plus de 550 philosophes du monde entier, condamne le fait de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises.</p>
<p>Une large part de citoyennes et de citoyens semble aussi sensible au sort des animaux. <a href="https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2996">L’eurobaromètre</a> révèle que 84 % des Européens et des Européennes interrogés déclarent que leur pays pourrait faire mieux pour les animaux d’élevage. 88 % estiment important d’améliorer le bien-être des animaux à l’abattoir, en renforçant par exemple les contrôles officiels, notamment à l’aide de caméras. La France figure parmi les pays où le pourcentage de personnes sensibles au traitement des animaux dans les abattoirs est le plus élevé (92 %). Alors pourquoi continuons-nous le plus souvent à considérer les animaux comme des choses ?</p>
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<p>Dans l’ouvrage collectif que j’ai codirigé avec la philosophe Florence Burgat, <a href="https://www.istegroup.com/fr/produit/la-souffrance-animale/">« La souffrance animale. Éthique et politiques de la condition animale »</a>, les différents mécanismes qui sous-tendent le processus de chosification des animaux, le fait de les réduire à l’état d’objet, sont présentés et contextualisés. On compte l’insuffisance des cadres juridiques au niveau national et européen, ainsi que l’occultation de la souffrance animale dans le langage, par exemple nommer <a href="https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/agriculture-les-abattoirs-au-ralenti-l-amerique-euthanasie-en-masse-6840476">« dépopulation de masse »</a> la mise à mort massive, par matraquage, gazage ou asphyxie, d’animaux d’élevage. Parmi les autres mécanismes, l’anthropocentrisme, autrement dit l’attitude ou le système percevant et organisant le monde avec l’être humain comme modèle ou comme centre, joue évidemment un rôle important. On compte aussi la zootechnie, la science qui porte sur les moyens de rendre les animaux domestiqués plus productifs, en agissant sur leur vitesse de croissance, par exemple, afin qu’ils atteignent un poids optimal plus rapidement.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-animaux-sont-ils-des-choses-ce-que-dit-le-droit-215392">Les animaux sont-ils des choses ? Ce que dit le droit</a>
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<p>Dans un autre ouvrage <a href="https://www.puf.com/considerer-les-animaux">« Considérer les animaux. Une approche zooinclusive »</a>, j’illustre plus précisément le décalage entre les idées majoritairement favorables à une meilleure considération des animaux et la persistance des mauvais traitements à leur encontre. C’est ce qu’on appelle en psychologie sociale le <a href="https://www.lesechos.fr/thema/articles/la-transition-doit-etre-portee-par-laction-publique-et-le-monde-economique-1978940">« value-action gap »</a>, le fossé entre les comportements auxquels on aspire, et les actions réelles, par exemple être contre l’engraissement par gavage des oies et des canards mais, au moment de faire ses courses pour les fêtes de fin d’année, acheter du foie gras. En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font en effet souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives. Je propose de développer la <a href="https://theconversation.com/peut-on-apprendre-a-vivre-autrement-avec-les-animaux-213574">zooinclusivité</a>, c’est-à-dire mettre en œuvre de petits gestes et de grandes actions pour rendre le monde favorable à tous les animaux. La zooinclusivité prend de nombreuses formes : elle peut être d’ordre juridique, éducatif, ou alimentaire, notamment. En prenant également en compte l’acceptabilité des pratiques, elle pourrait aider à combler le fossé entre les attitudes et les actes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/dossier-lhumain-doit-il-avoir-une-place-speciale-au-sein-du-vivant-220504">Dossier : L’humain doit-il avoir une place spéciale au sein du vivant ?</a>
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<h2>Les bovins aussi ont des émotions</h2>
<p>L’éthologie (la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel) et la biologie ont depuis longtemps montré que les bovins, qui sont comme nous des mammifères, ressentent la douleur, ont besoin de vivre avec leurs congénères, et <a href="https://chaire-bea.vetagro-sup.fr/que-se-passe-t-il-dans-la-tete-dune-vache/">ressentent des émotions</a> positives (joie, plaisir) et négatives (anxiété, frustration). Pourtant, les bovins sont presque toujours considérés par le prisme de l’élevage, et perçus comme des marchandises. Les connaissances du public à leur sujet sont limitées, voire faussées.</p>
<p><a href="https://dx.doi.org/10.26451/abc.04.04.06.2017">Les vaches sont des êtres intelligents</a>, possédant des caractéristiques cognitives, émotionnelles et sociales complexes, une personnalité individuelle, une capacité d’apprentissage social. Dans les études sur la façon dont les êtres humains perçoivent les capacités cognitives des autres animaux, pourtant, il a été établi qu’on a tendance à attribuer des émotions et des processus mentaux aux animaux, mais que ces états sont souvent sous-estimés, <a href="https://doi.org/10.1016/j.cognition.2022.105263">surtout pour les animaux d’élevage</a>.</p>
<p>Les animaux de la vidéo de L214 sont comme des ombres. Qu’est-ce à dire ? Dès lors qu’un individu est possédé par un autre, <a href="https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/%C3%AAtre-le-bien-dun-autre">il y a une contradiction</a> entre sa liberté en tant qu’individu, et le droit de propriété de son propriétaire. La vie des bovins est possédée par leur éleveur ou leur éleveuse, qui les confie à l’abattoir, pour que ces animaux y soient transformés en viande. Parce que les bovins sont perçus comme des choses, traités comme des choses, ils sont des <a href="https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-1-page-29.htm%5D">« ombres personnifiées »</a>. J’emprunte cette expression au philosophe et politologue Achille Mbembe, qui l’a développée dans son analyse du statut de l’esclave humain, lequel a perdu son foyer, les droits sur son propre corps, ainsi que son statut politique.</p>
<p>Les bovins de la vidéo de L214 sont des ombres : ils n’ont aucun droit sur leur propre corps et ne disposent d’aucun statut politique. Les modalités de leur mise à mort n’importent pas. À la limite, ils ne meurent pas. Il n’y a pas de violence, car ces animaux ne sont pas des victimes. Ainsi, les mauvais traitements qu’on leur inflige, tels que ceux documentés dans cette vidéo, ne paraissent pas si graves.</p>
<h2>Que faire pour développer la zooinclusivité ?</h2>
<p>Comment les sortir de l’ombre ? Pour développer la zooinclusivité, la première étape serait de valoriser la prise en compte de leurs intérêts. Sur le plan juridique, il s’agirait de mettre fin à leur statut de choses, en leur accordant une <a href="https://www.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2015-1-page-73.htm?contenu=article">personnalité juridique technique</a>, ainsi que le propose le juriste Jean-Pierre Marguénaud.</p>
<p>Comme cela s’est fait dans d’autres pays (Inde, Allemagne), cette modification pourrait s’assortir de <a href="https://www.lex-electronica.org/files/sites/103/12-2_lebot.pdf">l’inscription des droits des animaux dans la Constitution</a> afin de fixer un cadre davantage zooinclusif, car la Constitution est le texte normatif le plus important de l’ordre juridique français. On donnerait ainsi une meilleure chance aux animaux de jouir d’une vie dont ils seraient pleinement les sujets.</p>
<p>À plus long terme, une autre étape serait de transmettre des connaissances sur les animaux non humains qui soient justes et fassent état des progrès scientifiques. Les élèves pourraient également étudier l’évolution de la représentation des animaux dans la <a href="https://www.puf.com/introduction-aux-etudes-animales">culture</a>, le <a href="https://www.puf.com/le-mepris-des-betes?v=22731">langage</a>, la <a href="https://journals.openedition.org/pratiques/13204">littérature</a>. Je développe cette idée dans l’ouvrage <a href="https://www.puf.com/considerer-les-animaux">« Considérer les animaux. Une approche zooinclusive »</a>, en montrant que pratiquement toutes les disciplines enseignées à l’école, au collège, au lycée et à l’université pourraient être davantage zooinclusives.</p>
<p>Il faut également développer l’enseignement à l’éthique animale, ainsi que la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044387560">loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale</a> le requiert (uniquement pour les animaux de compagnie, toutefois). Cela permet de cultiver une ouverture aux autres formes de vie sensibles et conscientes, de développer l’empathie et la considération pour autrui, qu’il soit humain ou non.</p>
<p>Enfin, aujourd’hui comme demain, en <a href="https://theconversation.com/peut-on-apprendre-a-vivre-autrement-avec-les-animaux-213574">végétalisant son alimentation</a>, on peut agir sur la demande en produits carnés, et donc sur le nombre d’animaux élevés pour être envoyés à l’abattoir, courant le risque d’y être découpés vivants. Car quand bien même on trouve la vidéo diffusée par L214 choquante, et quand bien même 92 % de Françaises et de Français souhaitent que le traitement des animaux en abattoir s’améliore, dès lors que nous consommons leur chair et leurs produits, nous faisons partie du problème.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221633/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Émilie Dardenne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La mise à mort des animaux, comme révélée par les vidéos de L214, montrent l’urgence vitale de mettre en place un système plus inclusif et considérant tous les animaux.Émilie Dardenne, Maîtresse de conférences, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2212662024-01-28T16:06:21Z2024-01-28T16:06:21ZAvec l’écopédagogie, repenser l’éducation au développement durable<p><a href="https://theconversation.com/quelle-ecole-dans-un-monde-en-surchauffe-208152">L’éducation au développement durable</a> concentre de plus en plus d’attentions et s’est fait une place dans les programmes scolaires. Elle se focalise souvent sur les responsabilités individuelles, en incitant les jeunes à changer d’attitudes et de comportements, à travers notamment les écogestes – le tri des déchets, par exemple à la cantine.</p>
<p>Avec une telle approche, comme l’observent Angela Barthes et Yves Alpe, professeurs en sciences de l’éducation, « la <a href="https://shs.hal.science/halshs-00963810/document">question de la responsabilité des systèmes de production dans les atteintes à l’environnement</a> est peu abordée » alors qu’elle est déterminante si l’on veut changer la situation à grande échelle.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/etre-eco-delegues-au-college-ou-au-lycee-quels-moyens-daction-195979">Être éco-délégués au collège ou au lycée : quels moyens d’action ?</a>
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<p>À la frontière entre la philosophie, les sciences sociales et la didactique, un champ de recherche se développe pour permettre à chacun de mieux se repérer dans tous les <a href="https://journals.openedition.org/vertigo/28518">enjeux relatifs à l’environnement</a>, notamment les questions de justice sociale. Arrêtons-nous sur l’un de ses courants, l’écopédagogie, qui propose une autre approche aux citoyens et citoyennes.</p>
<h2>L’écopédagogie, de l’Amérique latine aux États-Unis</h2>
<p><a href="https://www.bloomsbury.com/uk/ecopedagogy-9781350083790/">L’écopédagogie</a> est un courant de la recherche en éducation qui est apparu en Amérique latine dans la deuxième moitié des années 1990, <a href="https://lecourrier.ch/2018/08/03/leco-pedagogie-une-conscience-planetaire/">d’abord au Costa Rica, avec Cruz Prado et Fernando Gutierrez</a>, puis au Brésil avec Moacir Gadotti de l’Institut Paulo Freire. La <a href="https://www.questionsdeclasses.org/la-charte-de-l-ecopedagogie/">Charte de l’écopédagogie</a>, en 1999, met en avant la nécessité de développer une conscience planétaire seule à même de pouvoir prendre en compte les défis écologiques.</p>
<p>L’écopédagogie se situe dans la continuité de l’œuvre du pédagogue brésilien <a href="https://theconversation.com/les-enseignements-de-paulo-freire-un-pedagogue-toujours-actuel-73079">Paulo Freire</a> qu’elle entend compléter en y intégrant la dimension environnementale. Paulo Freire, en particulier dans son ouvrage <a href="https://journals.openedition.org/lectures/53295"><em>Pédagogie des opprimés</em></a>, a avancé l’idée que l’éducation devait favoriser la conscience sociale critique. C’est ce qu’il appelle la conscientisation, tournée vers la prise de conscience des injustices sociales. Cela a donné lieu au développement des pédagogies critiques.</p>
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<img alt="Fresque représentant Paulo Freire, père des pédagogies critiques" src="https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/571443/original/file-20240125-25-famlqp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Fresque représentant Paulo Freire, père des pédagogies critiques.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Painel.Paulo.Freire.JPG">Luiz Carlos Cappellano, via Wikimedia</a></span>
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<p>Néanmoins, aussi bien en Amérique latine qu’aux États-Unis se sont constitués des mouvements sociaux qui ont lié les questions environnementales et les questions sociales. L’économiste <a href="https://www.cairn.info/revue-projet-2015-2-page-90.htm">Joan Martinez Alier</a> a ainsi parlé pour l’Amérique latine d’écologie des pauvres. Aux États-Unis, c’est le mouvement pour la <a href="https://www.academia.edu/31821047/Les_enjeux_du_Vert_en_Noir_et_Blanc_racisme_environnemental_et_antiracisme_critique_en_contextes_de_racialisation">justice environnementale</a> qui a mis en lumière les liens entre inégalités sociales et les nuisances environnementales.</p>
<h2>Articuler écologie anthropocentrée et écologie non anthropocentrée</h2>
<p>Le chercheur en écopédagogie <a href="https://www.youtube.com/watch?v=LAdhj--3qnA">Greg Misiaszek</a> a développé une philosophie de l’éducation écopédagogique où il établit une distinction conceptuelle entre le monde et la planète.</p>
<ul>
<li><p>Le monde désigne la sphère anthropocentrée. La question de l’environnement y est abordée à partir des intérêts humains. La pédagogie critique et le mouvement de la justice environnementale se situent à ce niveau. Ils sont tournés vers des préoccupations de justice sociale relativement aux êtres humains.</p></li>
<li><p>La planète désigne la sphère non anthropocentrée, celle des vivants non humains. Il faut signaler que l’écopédagogie repose sur une écologie biocentrée, ce qui veut dire qu’elle considère la planète Terre comme un grand organisme vivant. Elle s’appuie sur <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-hypothese-gaia-de-james-lovelock-theorie-influente-et-controversee-1824581">l’hypothèse Gaia</a>.</p></li>
</ul>
<p>À cette première distinction conceptuelle est liée une autre, celle entre les opprimés et les dominés.</p>
<ul>
<li><p>Les opprimés désignent les groupes sociaux humains qui souffrent des inégalités sociales. Les opprimés sont capables d’autoréflexion et d’une prise de conscience qui peut les conduire à devenir des sujets de la transformation sociale.</p></li>
<li><p>Les dominés désignent les vivants non-humains. Contrairement aux êtres humains, les vivants non-humains ne peuvent pas produire d’injustices, en revanche ils peuvent souffrir des injustices produites par les humains.</p></li>
</ul>
<p>L’articulation de ce qu’on appelle l’écologie anthropocentrée et l’écologie non anthropocentrée est l’enjeu de l’écopédagogie. Cette dernière pense la sphère humaine comme une dimension de la sphère planétaire.</p>
<h2>Qui souffre et qui profite des atteintes à l’environnement ?</h2>
<p>L’écopédagogie propose une réflexion philosophique et pédagogique sur les différents niveaux de justice qui sont enchevêtrés lorsqu’on réfléchit aux questions environnementales.</p>
<p>Une première dimension consiste à affirmer que ce sont les êtres humains dans leur ensemble qui souffrent par exemple du changement climatique. C’est en cela que l’écopédagogie suppose une conscience planétaire. Mais, on peut ajouter que la réflexion doit prendre en compte également les générations humaines futures.</p>
<p>Néanmoins, il est en outre possible de réfléchir au fait que les dégradations environnementales ne touchent pas autant tous les groupes sociaux. C’est ce que les sciences humaines et sociales étudient sous le nom d’inégalités environnementales en relation avec les inégalités sociales. L’économiste <a href="https://www.ofce.sciences-po.fr/pages-chercheurs/page.php?id=18">Laurent Eloi</a> parle ainsi de social-écologie.</p>
<p>Ces deux dimensions doivent être prises en compte, mais elles abordent néanmoins la question environnementale uniquement au prisme des intérêts humains. C’est pourquoi l’écopédagogie intègre dans sa réflexion la souffrance animale et l’impact sur la planète Terre qui subit également une souffrance en tant qu’organisme vivant.</p>
<p>La seconde perspective de réflexion de l’écopédagogie est de poser la question de qui profite des dégradations environnementales. À un premier niveau, il est possible de dire que ces dégradations sont faites au profit de l’ensemble de l’humanité. On pourrait même parler d’anthropocène pour signifier ici que c’est l’ensemble de l’humanité qui profiterait de ces dégradations au détriment des vivants non-humains.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/anthropocene-ou-anthro-probleme-une-question-detymologie-et-surtout-dechelle-220232">Anthropocène… ou anthro-problème ? Une question d’étymologie et surtout d’échelle</a>
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<p>Mais, il est également possible de resserrer encore la focale pour s’intéresser, à ce que par exemple le géographe <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/103447-003-A/climat-qui-a-allume-le-feu/">Andréas Malm</a>, appelle le capitalocène, c’est-à-dire à l’impact qu’ont plus spécifiquement le mode de vie des classes sociales supérieures et le fonctionnement du système capitaliste.</p>
<p>L’écopédagogie s’intéresse à la manière dont il est possible de développer la conscience citoyenne des différents niveaux de justice sociale et écologique. Cette approche à plusieurs enjeux. Elle vise par exemple à ne pas prendre en compte que la perspective relevant des modes de consommation individuels pour se pencher aussi à des éléments structurels socio-économiques, mettant notamment en lumière l’impact des dégradations environnementales sur les groupes les plus socialement minorisés.</p>
<p>Au lieu de partir d’injonctions ou de modes d’emploi, l’écopédagogie remet le citoyen au centre de la réflexion en lui donnant les moyens de comprendre les tenants et les aboutissants des controverses en écologie. Elle permet à chacun et chacune de se repérer dans les différentes thèses concernant les êtres impactés par les dégradations environnementales et les groupes humains qui ont le plus d’impact. L’objectif est d’ouvrir des discussions sur le caractère contradictoire de ses différentes thèses ou leur possible articulation.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221266/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Irène Pereira est membre du Conseil Mondial des Instituts Paulo Freire et du Conseil scientifique de la collection Freire Focus des Editions Bloomsbury</span></em></p>En mettant l’accent notamment sur les écogestes, l’éducation au développement durable tend à se focaliser sur les responsabilités individuelles. L’écopédagogie propose de changer d’angle de réflexion.Irène Pereira, Professeure des Universités en sciences de l'éducation et de la formation, Université de Rouen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2212382024-01-23T16:35:27Z2024-01-23T16:35:27ZFormation ou expérience : de quoi nos compétences dépendent-elles vraiment ?<p>L’âge de Gabriel Attal, né en 1989 et <a href="https://www.lexpress.fr/monde/le-premier-ministre-ressemble-a-un-nouveau-ne-gabriel-attal-vu-par-la-presse-etrangere-EUIBMBSSEZDZ5FGGAIV35OZH24/">nommé premier ministre le 9 janvier dernier</a>, a fait couler beaucoup d’encre, en France et à l’étranger. Trente-quatre ans, n’est-ce pas un <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/01/09/quels-sont-les-records-d-age-et-de-longevite-des-premiers-ministres-de-la-v-republique_6209915_4355770.html">peu jeune pour diriger un gouvernement</a> ? On pourrait rétorquer d’emblée, avec <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-pierre-corneille-en-quatre-tragedies-et-une-comedie">Corneille</a>, que l’âge ne fait rien à l’affaire. Car, « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années », disait la célèbre tragi-comédie du XVII<sup>e</sup> siècle <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54586108/f3.item"><em>Le Cid</em></a> dans une réplique qu’ont apprises des générations de collégiens.</p>
<p>Encore faudrait-il dire ce qu’est une âme bien née, ce qui soulève le problème des dons ; et préciser de quelle « affaire » il s’agit. Existe-t-il des tâches, ou des fonctions, pour lesquelles on est trop jeune… ou trop vieux ? Et cela ne dépend-il pas essentiellement de capacités propres aux individus ?</p>
<p>C’est toute la question du rapport entre les compétences, et l’expérience, qui se trouve posée. Examiner cette question nous permettra de mieux comprendre la dynamique du processus éducatif. Car c’est elle qui, pour l’essentiel, et en jeu dans cette « affaire ». Qu’en disent les sciences de l’éducation ?</p>
<h2>Savoirs, compétences, expérience : des réalités distinctes ?</h2>
<p>À première vue, les compétences et l’expérience sont deux réalités bien distinctes. Dans le sens du mouvement créé par le développement, tant dans le domaine de la formation, que dans celui de l’éducation, de <a href="https://theconversation.com/faut-il-continuer-a-noter-les-eleves-184694">pratiques d’évaluation centrées sur les compétences</a>, celles-ci ont fait l’objet de nombreux travaux.</p>
<p>Le Gouvernement du Québec définit la <a href="https://ulysse.univ-lorraine.fr/discovery/fulldisplay/alma991005643969705596/33UDL_INST:UDL">compétence</a> comme « un savoir agir fondé sur la mobilisation et l’utilisation efficaces d’un ensemble de ressources ». Ce qui distingue la compétence d’un simple savoir, lequel n’est pas directement opératoire. La compétence implique :</p>
<ul>
<li><p>la possession de ressources (en termes de savoirs et de savoir-faire) ;</p></li>
<li><p>la capacité de mobiliser de façon adéquate ces ressources, pour faire face à des familles de tâches (ex. : conduire une voiture ; installer un chauffe-eau) ;</p></li>
<li><p>et donc l’existence de familles de tâches identifiables dans l’univers des tâches possibles (ex. : les problèmes de soustraction ; la conduite d’un ministère).</p></li>
</ul>
<p>Mais la compétence n’est pas une donnée immédiate. Fait capital, elle se construit, grâce à un apprentissage. Certes, cette construction repose sur un socle de capacités que l’on peut considérer comme innées. Puis, une fois construite, la compétence se situe du côté des ressources internes des individus ; et, à ce titre, du côté du donné – mais d’un donné construit. Alors que l’expérience, forgée au fil du temps, est sans conteste et totalement du côté de l’acquis.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/RrJPHxAKoI0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">De plus en plus, dans le champ du recrutement, on parle en termes de « compétences ». (France Travail, 2019).</span></figcaption>
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<p>L’expérience peut s’entendre de deux façons. Elle est de l’ordre du fait brut : avoir de l’âge ; avoir vécu ; avoir rencontré et résolu des problèmes. Et de l’ordre de la maturité, consécutive à ce vécu : celui-ci a laissé des traces sous la forme d’une familiarité avec les problèmes, ou d’une véritable sagesse, qui rendent plus facile, et plus efficace, l’entrée en jeu de ses compétences.</p>
<p>Il y a bien alors un acquis important, qui s’intègre au « bagage » des ressources personnelles. On apprend de ses expériences, et l’ensemble de ces apprentissages constitue ce que l’on appelle l’expérience.</p>
<h2>Éduquer : ouvrir un champ pour la réalisation de soi</h2>
<p>Finalement, le donné et l’acquis sont en interconnexion. Compétence et expérience sont à la fois l’objet, et le fruit, d’un apprentissage. Quand le développement de l’individu est positif, compétences et expérience agissent de concert et travaillent dans le même sens. On pourrait définir à cet égard quatre grands cas de figure :</p>
<ul>
<li><p>l’individu compétent, mais sans expérience (le novice).</p></li>
<li><p>expérimenté mais avec un bagage très restreint de compétences (le professionnel limité, au champ d’exercice étroit).</p></li>
<li><p>sans compétence ni expérience.</p></li>
<li><p>et à la fois expérimenté, et très compétent (l’expert ouvert à toutes sortes de situations, et qui échappe à l’enfermement technocratique).</p></li>
</ul>
<p>L’éducation et la formation ont pour mission de faire progresser vers ce dernier idéal. Car le développement de la personne ne peut se faire en dehors d’un milieu humain, qui offre un environnement déterminé (historique, économique, social, politique, familial). Cet environnement propose, ou non, un accompagnement adéquat pour faire fructifier le socle de potentialités, désirs, capacités, propres à chacun.</p>
<p>C’est pourquoi le prix Nobel d’économie <a href="https://www.economie.gouv.fr/facileco/amartya-sen">Amartya Sen</a> propose de parler de « capabilités » plutôt que de capacités. Chaque capabilité ouvre sur un champ de réalisation de soi (ex. : se nourrir ; participer à la vie politique) où l’on pourra construire des compétences, et acquérir une expérience… si le milieu a une valeur éducative, et formatrice. C’est-à-dire s’il s’organise en milieu susceptible de favoriser les apprentissages.</p>
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<figcaption><span class="caption">Qu’est ce que les capabilités ? (FNEGE Médias, 2021)</span></figcaption>
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<p>À tout moment, chacun est (entre autres, car aucune personne humaine ne se réduit à cela) la somme de ses compétences, et le résultat de son expérience. Les compétences se construisent et évoluent. Leur état conditionne l’expérience, elle-même en élaboration progressive.</p>
<p>Chacun est engagé dans une spirale dont la positivité n’est jamais assurée, et qui peut se révéler tout autant destructrice, que majorante (au sens où Jean Piaget parlait d’une <a href="https://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/presentation/index_notion.php?NOTIONID=85">« équilibration majorante »</a>, qui permet de grandir et d’accroître son pouvoir d’agir). Tout dépend de la qualité de la construction de soi en termes de compétences et d’expérience, et de la qualité de l’offre d’éducation et de formation que propose le milieu dans lequel on a la chance, ou la malchance, de se trouver.</p>
<h2>L’être humain, un être à jamais inachevé</h2>
<p>Il faut être attentif, enfin, à une dernière caractéristique du développement de l’être humain : c’est un processus doublement marqué par un inachèvement constitutif. Dans son ouvrage <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1964_num_5_4_6400"><em>L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme</em></a>, Georges Lapassade a remarquablement décrit l’homme comme un être à la fois prématuré et « immaturé », « à jamais marqué par un inachèvement originel ».</p>
<p>Plasticité et fragilité sont deux caractéristiques humaines fondamentales. Si bien que la capacité de perfectionnement de soi (pour qui bénéficie d’une spirale majorante…) n’est que l’autre face de « l’inachèvement permanent de l’individu… à l’image de l’inachèvement permanent de l’espèce ». Double inachèvement qu’exprime l’idée de <a href="https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/n%C3%A9ot%C3%A9nie/54244">« néoténie »</a>), capacité de progresser par l’épanouissement de formes juvéniles, sans espoir d’achèvement complet et définitif.</p>
<p>En termes simples, cela signifie que l’éducation ne peut être que permanente. Et que chacun est sommé de se donner les moyens de progresser toujours, vers l’idéal de l’individu ayant développé pleinement ses capabilités, dans le cadre d’un <a href="https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/orientation-et-formation-tout-au-long-de-la-vie-9782367176321/">« trajet de formation émancipateur »</a>.</p>
<p>Dans le meilleur des cas, les compétences et l’expérience s’enrichissent mutuellement au cours d’un développement que l’éducation a pour mission principale d’orchestrer, avant que chacun ne prenne le relais pour devenir l’autorégulateur de sa propre vie.</p>
<p>Mais ce processus d’éducation, puis d’autoéducation, est sans fin. Personne ne peut se prévaloir d’avoir atteint la maturité, et d’être devenu adulte. D’où la pertinence du concept d’« anthropolescence » (sur le modèle du terme « adolescence ») que <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/10/26/la-mort-de-guy-avanzini-pionnier-des-sciences-de-l-education_6147447_3382.html">Guy Avanzini</a> a proposé pour désigner « <a href="https://www.labouquinette.fr/livre/9782865863280-cahiers-binet-simon-n-4-94-libres-propos-sur-l-ecole-collectif/">cet être humain qui ne cesse de se renouveler</a> et, né plusieurs, ne cesse de manifester, et de se manifester, sa pluralité, à travers un renouvellement de lui-même ».</p>
<p>C’est pourquoi, enfin, n’en déplaise à Corneille, ce n’est qu’à la fin d’une vie que l’on peut savoir si l’âme qui s’en va était « bien née ». Car, paradoxalement, c’est à l’aune du développement que l’on peut apprécier la qualité d’un donné initial. Ce n’est qu’à la fin de l’histoire que la vérité (toujours relative) se révèle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221238/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Existe-t-il des tâches, ou des fonctions, pour lesquelles on est trop jeune… ou trop vieux ? Retour sur ce que les sciences de l’éducation nous disent du rapport entre expérience et compétences.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2182042023-12-26T16:58:54Z2023-12-26T16:58:54ZQu’est-ce qui sépare vraiment l’humain de l’animal ? Une histoire de la classification zoologique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567338/original/file-20231226-15-s1lto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C10%2C3500%2C2609&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'humain fait partie du groupe des primates, tout comme l'orang-outan.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/fr/photos/singe-brun-couche-sur-textile-vert-73gRvjpsqz8">Joshua J. Cotten/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>En ces temps de crise de la biodiversité et de questionnements sur le vivant, la vieille question de la dualité homme-animal est, semble-t-il, toujours d’actualité. Même si le « vraiment » de la question laisse entendre qu’au fond la séparation n’est pas si profonde.</p>
<p>Sur le plan de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/biologie-22231">biologie</a>, de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/zoologie-35459">zoologie</a> même devrait-on préciser, le paradoxe a été levé depuis longtemps. L’homme est un animal. Il ne peut donc se séparer de lui-même.</p>
<p>La question n’est donc plus de nature scientifique, mais philosophique et sociologique. Il reste que pour la plupart d’entre nous la réponse scientifique importe peu tant les termes sont connotés. Affirmer que l’homme est un animal a peu de poids. L’affirmation serait-elle admise que la question deviendrait : qu’est-ce qui distingue l’humain des autres animaux ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/parentalite-ce-qui-distingue-les-humains-des-animaux-220114">Parentalité : ce qui distingue les humains des animaux</a>
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<h2>L’humain classé parmi les primates par Linné</h2>
<p>Depuis des siècles les caractéristiques biologiques de l’humanité ont toutes été intégrées dans le panorama des traits des êtres vivants en général et des animaux en particulier. Et pourtant l’homme s’est quasiment toujours singularisé par rapport au reste du monde vivant. Toute une tradition de réflexion philosophique et spirituelle s’oppose à la vision unitaire de la science biologique.</p>
<p>C’est là le grand problème que Linné au 1VIII<sup>e</sup> siècle a cru résoudre définitivement. Dans son <a href="https://www.biodiversitylibrary.org/item/10277#page/1/mode/1up"><em>Systema Naturae</em></a> dont la 10<sup>e</sup> édition datant de 1758 est considérée comme le point de départ de la nomenclature zoologique moderne, l’homme, genre Homo, est classé, parmi les animaux, dans l’ordre des Primates – les « premiers », noblesse oblige –, mais en compagnie de trois autres genres : Simia (les singes), Lemur (les lémuriens incluant, pour Linné, le galéopithèque, un petit mammifère arboricole planeur d’Indonésie) et Vespertilio (les chauves-souris).</p>
<p>Ce choix est significatif et fait de Linné un pionnier qui, d’une certaine manière, dépassa les concepts de la majorité de ses successeurs du 1IX<sup>e</sup> siècle. De fait en 1910, une fois la biologie devenue évolutionniste, l’anatomiste <a href="https://www.biodiversitylibrary.org/creator/1818#/titles">William K. Gregory</a> nomma Archonta un groupe réunissant les primates (singes, lémuriens, homme), les chauves-souris (ordre des chiroptères), le galéopithèque (ordre des dermoptères) à quoi s’ajoutent des mammifères insectivores inconnus de Linné, les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Tupaiidae">toupayes</a> (mammifères arboricoles d’Asie).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=715&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=715&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=715&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=898&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=898&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567339/original/file-20231226-15-ny6ez0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=898&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Un toupaye.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Tupaiidae#/media/Fichier:Tupaia_cf_javanica_050917_manc.jpg">W. Djatmiko/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>L’homme était non seulement un membre des Primates, mais aussi un membre des Mammalia (tous ces termes sont dus à <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_von_Linn%C3%A9">Carl Von Linné</a>). On peut remonter la hiérarchie classificatoire est inclure l’homme dans les amniotes, dans les vertébrés, dans les animaux. Les animaux c’est-à-dire dans les classifications le règne des Animalia, aujourd’hui appelé Metazoa (mot qui signifie la totalité des animaux) – les deux termes sont synonymes.</p>
<p>Le terme de Metazoa à la sonorité incontestablement scientifique ne heurte aucune oreille. Dire que l’homme est un métazoaire ne choque personne. Dire qu’il est un métazoaire parce qu’il est pluricellulaire et possède une protéine qui structure le lien entre les cellules – le collagène – est affaire de spécialistes et empêche invariablement toute percée philosophique. Aucune sensibilité là-dedans. Un animal, c’est autre chose, n’est-ce pas ?</p>
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<h2>Les successeurs de Linné ont voulu placer l’humain hors du règne animal</h2>
<p>Linné à sa manière a été un révolutionnaire. Ses successeurs se sont attachés à défaire le regroupement des Primates. Le naturaliste français <a href="https://data.bnf.fr/fr/see_all_activities/12116326/page1">Armand de Quatrefages</a> classa en 1861 l’homme seul dans le <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/quatrefages_armand_de/quatrefages_armand_de_photo/quatrefages_armand_de_photo.html">« règne humain »</a>, caractérisé par « l’âme humaine » reprenant une suggestion émise plus de quarante ans auparavant par l’agronome lamarckien <a href="https://data.bnf.fr/fr/10725384/charles-helion_barbancois-villegongis/">Charles-Hélion de Barbançois</a> : classer l’homme dans un règne à part, le « règne moral ».</p>
<p>Quatrefages s’attacha autant à réfléchir à l’unité de l’espèce humaine qu’à analyser la singularité de ses composantes. Pour Quatrefage, en savant positiviste, c’est-à-dire qui s’en tient aux faits, la notion de Règne (la plus haute des catégories de la classification) s’impose à l’esprit humain : les caractères qui définissent l’homme sont évidents et ne sont liés à aucune hypothèse ou théorie.</p>
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<p>L’âme humaine, différente de l’âme animale serait un pur fait d’observation. Auparavant, l’anatomiste allemand <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Friedrich_Blumenbach">Johann Friedrich Blumenbach</a> et l’anatomiste français <a href="http://classes.bnf.fr/dossitsm/b-cuvier.htm">Georges Cuvier</a> opposèrent l’homme seul (ordre des Bimana) aux autres primates (ordre des Quadrumana). Le naturaliste allemand J. C. Illiger avait classé l’homme seul (seul à être debout) dans les Erecta, tandis que l’anatomiste britannique Richard Owen, adversaire résolu du darwinisme, en fit le seul représentant des Archencephala, introduction notable du cerveau comme spécificité humaine.</p>
<p>On peut remarquer toutefois qu’à l’exception de Quatrefages, tous les autres auteurs cités subordonnent l’espèce humaine au règne animal et à la classe des mammifères. On saisit bien la difficulté de ces anatomistes distingués qui, bien conscients des caractères morphologiques et physiologiques qui tout en intégrant parfaitement l’homme dans les mammifères, étaient tentés irrépressiblement, aussi en tant que croyants, de l’opposer au reste de la création.</p>
<h2>« L’homme sage »</h2>
<p>L’anatomiste, celui qui décide, c’est bien l’homme, <em>Homo sapiens</em> (« l’homme sage » que Linné n’a pas nommé comme tel par hasard). On aura donc compris que ces affirmations taxinomiques ont pour objet de placer l’Homo sapiens à part, en fonction de traits qui lui sont propres, du psychisme à la bipédie, et non d’identifier une séquence de caractères partagés par l’homme et différents animaux.</p>
<p>Que l’homme soit opposé au reste du règne animal ou bien à son plus proche parent animal revient au même. Un évolutionniste tel que <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Julian_Huxley">Julian Huxley</a> prit en 1957 l’exemple de la classification de l’homme pour illustrer sa conception du « grade évolutif ». L’activité intellectuelle de l’homme est telle qu’elle lui suffit pour concevoir une niche écologique sans précédent. Le cerveau humain situerait l’homme, seul, au niveau de la plus haute des catégories, le règne : le règne des Psychozoa.</p>
<p>On le sait, le plus proche parent vivant de l’homme (Homo) est le chimpanzé (Pan). Dans les années 1960, les premières classifications incluant les deux genres dans la famille des Hominidae firent scandale. Le tableau de famille était dégradé, gâché, détruit.</p>
<h2>7 millions d’années d’évolution</h2>
<p>La biologie moléculaire nous dit que l’homme et les chimpanzés sont presque identiques génétiquement parlant. Mais c’est en pure perte : on reconnaît aisément un homme d’un chimpanzé. On devrait dire : on reconnaît aisément les deux animaux. La baleine bleue et la musaraigne aussi sont des animaux, et même des mammifères, certes bien distincts. Leurs différences sont infiniment plus grandes que celles qui séparent l’homme et le chimpanzé, mais elles ne sont pas importantes à nos yeux d’hommes sages. Philosophiquement parlant, ce ne sont pas elles qui nous concernent. L’anthropocentrisme est patent. En fait, après des centaines de millions d’années d’évolution animale, la lignée humaine est celle des chimpanzés se sont séparées il y a 7 millions d’années environ.</p>
<p>Sept millions d’années d’évolution : voilà qui est responsable de l’existence des humains et des chimpanzés à la surface de la planète. Et rien d’autre.</p>
<p>L’homme est pétri de caractères animaux depuis le liquide amniotique dans lequel baigne l’embryon rappelant les origines aquatiques des animaux jusqu’à l’éminence mentonnière qui fait saillie à l’avant de la mâchoire inférieure (la grande invention ostéologique des humains !) en passant par tous les traits de vertébrés, de tétrapodes, de mammifères et de primates. L’homme n’est qu’un animal comme les autres et différent de tous les autres comme le sont toutes les espèces animales les unes des autres.</p>
<p>Peut-on se contenter d’une telle affirmation ? Les mots du quotidien sont lourds de sens et de contresens. Le verbe persiste, tenace. Malgré l’idéologie et la perte des repères scientifiques, on n’aura pas la mauvaise grâce de s’en plaindre puisque le verbe, après tout, est l’une des caractéristiques d’Homo sapiens, au moins dans la nature actuelle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218204/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pascal Tassy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Homme ou animal, homme et animal, homme-animal, homme sage versus animal machine… Qu’est-ce qui distingue l’humain des autres animaux ?Pascal Tassy, Professeur, paléontologue, paléomammalogie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2095542023-11-15T21:16:18Z2023-11-15T21:16:18ZComment la philosophie de John Dewey nous aide à former les citoyens de demain<p>Après une période d’oubli relatif, le philosophe américain John Dewey (1859-1952), figure majeure du courant du pragmatisme, est largement mobilisé sur les questions de pédagogie depuis quelques années. Souvent réduite à la célèbre formule du « learning by doing » qui valorise l’expérience dans les stratégies éducatives, sa réflexion sur l’école reste indispensable, au-delà du recours à la pédagogie de projet.</p>
<p>Si John Dewey a produit une somme considérable d’écrits dans les domaines de la psychologie, l’art, la politique, et surtout l’éducation, il n’a été traduit en France qu’avec parcimonie. C’est grâce aux travaux de Jean-Pierre Cometti et de <a href="https://www.cairn.info/Introduction-a-john-dewey--9782707183194.htm">Joëlle Zask</a>, entre autres, qu’il a été récemment redécouvert.</p>
<p>On trouve dans ses ouvrages les bases d’une réflexion originale et toujours actuelle sur la <a href="https://www.cairn.info/democratie-et-education--9782200621896.htm">relation entre pédagogie et démocratie</a>, sur ce que pourrait être une éducation « accoucheuse » de démocratie, selon ses propres termes, ancrée dans l’expérience, dans un monde en proie aux fractures et au doute.</p>
<h2>Les objectifs de l’éducation : former des enquêteurs dans un monde commun</h2>
<p>John Dewey s’est penché sur les relations entre éducation et démocratie en cherchant une façon de construire un monde commun qui autorise le partage de significations et d’actions. Ce commun résonne profondément comme un appel à l’action dans les périodes de conflits militaires, politiques et sociaux, et de menaces environnementales. Car l’action est indissociable de la connaissance pour Dewey, une connaissance de nature relationnelle et sociale qui se construit dans l’expérience.</p>
<p>L’information est alors source d’« empowerment », elle peut donner les moyens de l’action collective et individuelle, si elle permet aux acteurs de construire et de partager une perception, une compréhension et des modalités d’intervention sur l’environnement sur des bases collaboratives. La communauté se constitue dans son rapport à l’information, rapport qui repose sur une interprétation partagée et vécue. La communication nourrit ainsi la dynamique qui permet les conduites conjointes, l’adaptation et l’association des individualités.</p>
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<img alt="Portrait de John Dewey" src="https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=819&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=819&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=819&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1029&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1029&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/558649/original/file-20231109-29-svznfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1029&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">John Dewey.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:John_Dewey_cph.3a51565.jpg">Underwood & Underwood, Public domain, via Wikimedia</a></span>
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<p>Le courant pragmatiste représenté par John Dewey considère l’élève comme un individu capable d’agir dans la société et non comme l’instrument d’un système qui le dépasse. Cette capacité d’action, cette agentivité, diraient certains, correspond à un engagement. Elle suppose que l’élève soit considéré comme sujet, acteur de son propre apprentissage et non réceptacle d’un savoir accumulé et simplement transmis.</p>
<p>La connaissance acquise par l’expérience est celle d’un être socialement situé dans le monde, qui interagit nécessairement avec ses pairs, dans des groupes, et avec des outils intellectuels qui lui permettent d’appréhender ce monde. Chez Dewey, politique et connaissance sont indissolublement liées dans le pragmatisme qui est à la fois philosophie politique et théorie de la connaissance.</p>
<p>Si l’éducation vise l’expérience partagée, communicable et communiquée, propre à la logique démocratique, elle repose fondamentalement sur la méthode de l’enquête. Celle-ci consiste à interroger l’environnement social et culturel et à chercher des solutions aux problèmes qui se posent par l’exploration : l’élève est avant tout un enquêteur, et la démarche d’enquête restera la condition de sa construction comme citoyen participant à la vie démocratique.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ce-que-les-enfants-comprennent-du-monde-numerique-214295">Ce que les enfants comprennent du monde numérique</a>
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<p>Sortant des pétitions de principe, du dogme des valeurs désincarnées ou brandies comme une menace, Dewey s’attache à proposer des pistes qui ouvrent la voie à l’incarnation des principes démocratiques dans la « vraie vie » à l’école, notamment dans son ouvrage <em>Expérience et éducation</em> (1938). Il en appelle au courage des enseignants pour qu’ils proposent une éducation basée sur un esprit de discernement, qui cultive le doute constructif, la recherche de la preuve, l’appel à l’observation, à la discussion, à l’enquête plutôt qu’aux conventions.</p>
<p>On trouve ici les bases des réflexions contemporaines sur l’éducation à l’esprit critique, destinée à ancrer une culture démocratique solide à l’école.</p>
<h2>Les moyens d’une éducation démocratique : une pédagogie de la participation contre la transmission</h2>
<p>John Dewey voit dans l’école le lieu de transformation de la classe en communauté d’enquêteurs, permettant aux élèves de se développer dans un monde dominé par la science et la technique.</p>
<p>En politique, la démocratie repose sur la communauté des citoyens, sur l’interprétation des expériences, a minima l’accord sur les désaccords et la façon de les résoudre, si bien qu’à l’époque actuelle, une communauté démocratique suppose une <a href="http://siupress.siu.edu/books/978-0-8093-2805-5">communauté d’enquêteurs</a>. Cette démocratie est expérimentale et la participation est le moyen de disposer de son existence, qui ne peut reposer que sur l’échange et la coopération sous peine d’être dominée par une autorité autoproclamée.</p>
<p>La démarche d’enquête face à l’information consiste à rendre intelligible une situation pour agir, à créer un cadre qui donne cohérence et sens à une situation. Dans cette démarche, l’élève apprend en faisant un lien entre son expérience et les savoirs, et l’enseignant devient un médiateur entre l’école et la vie. Les contraintes didactiques ne sont pas nécessairement imposées mais les projets pédagogiques doivent être authentiques et favoriser les savoirs de l’expérience.</p>
<p>Ce point de vue sur les moyens d’une éducation démocratique constitue un héritage très contemporain dans les débats sur l’éducation. Il a été dénoncé, du vivant du philosophe, <a href="https://journals.openedition.org/ree/6074">comme le rappelle Michel Fabre à propos de la critique par Hannah Arendt de la crise de l’autorité</a> dans la <em>Crise de la culture</em>. John Dewey considère que l’éducation, au regard de l’objectif démocratique, ne peut en aucun cas consister en une transmission de contenus et d’un patrimoine de connaissances.</p>
<p>Tim Ingold, dans son ouvrage <a href="https://pur-editions.fr/product/4806/l-anthropologie-comme-education"><em>L’anthropologie comme éducation</em></a>, reprend cet argument en proposant de lutter contre l’idée de transmission. Pour lui, l’éducation est avant tout ouverture aux choses et au monde, dans une capacité d’attention à l’environnement, à la résonance qu’étudie le sociologue <a href="https://theconversation.com/la-pedagogie-de-la-resonance-selon-hartmut-rosa-comment-lecole-connecte-les-eleves-au-monde-197732">Hartmut Rosa</a> dans un récent ouvrage, également consacré à l’éducation.</p>
<p>Yves <a href="https://theconversation.com/leducation-de-lattention-a-lage-du-numerique-ubiquitaire-62172">Citton</a>, qui revient dans plusieurs ouvrages sur la <a href="https://www.yvescitton.net/wp-content/uploads/2020/08/Citton-PostfaceIngold-SciencesEducArtsAttention-2018.pdf">question de l’attention</a> et postface celui de Tim Ingold, défend cette idée selon laquelle l’éducation ne consiste pas à remplir des têtes mais à ouvrir les conditions de l’attention. C’est aussi l’horizon de la démarche de cartographie des controverses initiée par Bruno Latour, lecteur attentif de Dewey et de sa conception du public se saisissant de problèmes autour desquels la discussion et la critique sont garantes de la démocratie.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-lecole-apprendre-a-evaluer-linformation-dans-un-monde-numerique-215279">À l’école, apprendre à évaluer l’information dans un monde numérique</a>
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<p>Ces propositions inspirées de la pensée de John Dewey peuvent être rapprochées des pratiques de la pédagogie active. <a href="https://theconversation.com/apprendre-a-lecole-freinet-67615">Célestin Freinet</a> insiste sur la « <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/oeuvres-pedagogiques-celestin-freinet/9782020220149">nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale</a>, qui ait un but parfaitement compris, et présentant une grande amplitude de réactions » en valorisant le « sentiment de puissance ».</p>
<p>Les <a href="https://theconversation.com/pourquoi-faire-de-la-philosophie-avec-des-enfants-168533">« communautés de recherche philosophique »</a> qui consistent à expérimenter le débat philosophique très tôt à l’école, reprennent le principe du développement de la démarche de l’enquête, comme les stratégies pédagogiques basées sur l’expérimentation dans l’enseignement des sciences (dans le dispositif « La main à la pâte » par exemple).</p>
<p><a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/">L’enquête</a> consiste à poser des problèmes à partir d’une situation d’incertitude et tenter de les résoudre dans une recherche collective basée sur le questionnement, la discussion, la recherche d’information et l’argumentation. L’arrivée du numérique dans le contexte scolaire et la complexification de l’établissement de critères de confiance dans l’information en circulation ont renouvelé l’actualité de la pensée de John Dewey.</p>
<p>L’<a href="https://theconversation.com/pour-eduquer-a-linformation-etre-un-digital-native-ne-suffit-pas-111240">éducation aux médias et à l’information</a> est présentée comme une nécessité sociale absolue ces dernières années, pour développer <a href="https://theconversation.com/enfants-lesprit-critique-une-qualite-innee-a-aiguiser-des-le-plus-jeune-age-132714">l’esprit critique</a> des élèves face aux phénomènes de complotisme, désinformation et radicalisation. Mais elle reste peu traduite dans les pratiques pédagogiques réelles. Elle pourrait trouver dans le souci de l’enquête, notamment autour de questions controversées, comme le propose Bruno Latour, une ouverture pragmatique indispensable.</p>
<p>Le développement d’une solide culture de l’information à l’école, base de l’esprit critique allié à l’esprit d’enquête, peut ainsi être considéré, dans la perspective de la pensée de John Dewey, comme la condition d’une éducation démocratique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209554/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anne Lehmans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après une période d’oubli relatif, le philosophe américain John Dewey, figure du courant du pragmatisme, est largement mobilisé sur les questions de pédagogie depuis quelques années.Anne Lehmans, Professeure des universités en sciences de l'information et de la communication, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2172422023-11-13T11:09:36Z2023-11-13T11:09:36ZManagers, et si vous redécouvriez l’art de la débrouille ?<p>En 2017, le journaliste <a href="https://www.franceculture.fr/personne-jean-laurent-cassely">Jean-Laurent Cassely</a> a fait paraître un ouvrage intitulé <a href="https://www.arkhe-editions.com/livre/cassely-revolte-premier-classe/"><em>La révolte des premiers de la classe</em></a>. Il y dépeint un phénomène grandissant, celui de la fuite des jeunes élites vis-à-vis des « jobs à la con » ou « <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Bullshit_Jobs-546-1-1-0-1.html"><em>bullshit jobs</em></a> » qui fleurissent dans les organisations. Ce sont des emplois qui paraissent d’autant plus inutiles et dérisoires qu’ils sont associés à une bonne rémunération.</p>
<p>À cela s’ajoutent des ordres contradictoires dictés par des <a href="https://theconversation.com/topics/management-20496">managers</a> qui ressemblent parfois à s’y méprendre au père Ubu, le personnage d’<a href="https://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Plus-sur-l-auteur/En-savoir-plus-sur-Alfred-Jarry/(source)/184047">Alfred Jarry</a> connu pour son despotisme malhabile et sa forfanterie outrancière. Face à une hypermodernité froide et à un management en panne, les jeunes diplômés apparaissent bien souvent déçus, désillusionnés, voire désespérés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ubu-manager-quand-la-litterature-eclaire-les-derives-ubuesques-du-management-150234">« Ubu manager » : quand la littérature éclaire les dérives « ubuesques » du management</a>
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<p>Sur ce point, la professeure <a href="https://www.esc-clermont.fr/professeur/brigitte-nivet/">Brigitte Nivet</a> parle dans un <a href="https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/le-travail-en-mouvement/">ouvrage récent</a> d’un « malaise dans le management ». Pour elle, nul doute que cet <a href="https://www.dunod.com/entreprise-et-economie/art-diriger">« art de diriger »</a> connaît une crise sans précédent. Elle constate notamment que les <a href="https://theconversation.com/topics/jeunes-diplomes-62720">jeunes diplômés</a> n’aspirent plus du tout à la fonction de manager.</p>
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<p>Parmi les raisons invoquées, l’enseignante-chercheuse à l’ESC Clermont revient sur trois modèles de management qui sont encore enseignés et utilisés : celui du gestionnaire scrupuleux issu de la tradition de l’organisation scientifique du travail, celui du leader, avec le mythe de l’homme providentiel, et celui de l’accompagnateur, du facilitateur et du soutien. Ces trois modèles sont plus ou moins en crise et suscitent la confusion parmi les jeunes diplômés. Dès lors, le paradoxe relevé par Brigitte Nivet devient saisissant : de nombreux jeunes diplômés d’école de management, qui sont préparés à devenir managers, ne veulent plus manager.</p>
<h2>Doute, écoute et délibération</h2>
<p>La plupart des ouvrages de management décrivent les managers comme des sortes de superhéros, capables de résoudre tous les problèmes, de répondre à toutes les difficultés par la mise en place immédiate de pratiques adaptées. Or, ces modes de gestion omnipotents ont fini par écraser voire nier la singularité des salariés en leur imposant une réponse univoque, une méthode unique, un <a href="https://mitpress.mit.edu/books/one-best-way">« one best way »</a> pour reprendre un syntagme taylorien.</p>
<p>À rebours de ce management tout puissant, <a href="https://escp.eu/deslandes-ghislain">Ghislain Deslandes</a>, professeur à ESCP Business School, souhaite l’avènement de ce qu’il appelle un « <a href="https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2017-1-page-1.htm">management faible</a> ». Celui-ci se veut à la fois moins sûr de son fait, moins assertif, moins hiérarchique, moins définitif, moins prometteur aussi. Il s’agirait alors de dessiner les contours de modes de gestion plus indéterminés, plus ouverts et donc plus à l’écoute des signaux faibles. Doute, écoute et délibération forment le credo de cette nouvelle manière d’envisager l’encadrement et le pilotage des organisations.</p>
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<p>Ce « management faible » permet d’entrevoir un espace pour les salariés afin d’être davantage acteurs et donc moins spectateurs de leur propre activité. L’objectif est alors de ménager des interstices et des écarts possibles pour que les individus puissent eux-mêmes définir leur rôle et investir subjectivement leur travail. En s’appuyant sur la <em>phronesis</em> aristotélicienne, Ghislain Deslandes invite finalement les managers et les salariés à « <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0170840618789209">renoncer à la philosophie de l’obéissance</a> (aux règles, aux habitudes, même aux supérieurs) au profit d’une philosophie fondée sur la responsabilité ».</p>
<h2>Faire avec les moyens du bord</h2>
<p>En réponse à cette crise du management, une autre piste de réflexion nous est offerte grâce à l’armature conceptuelle développée par l’anthropologue français <a href="https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/claude-levi-strauss">Claude Lévi-Strauss</a>. C’est en <a href="https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/moderniser-la-gestion-des-hommes-dans-l-entreprise-9782878806250/">2005</a> puis de manière plus approfondie en <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0170840609347051?journalCode=ossa">2010</a> que les professeurs <a href="https://www.grenoble-em.com/annuaire/raffi-duymedjian">Raffi Duymedjian</a> et <a href="https://www.grenoble-em.com/annuaire/charles-clemens-ruling">Charles-Clemens Rüling</a> de Grenoble École de Management (GEM) lui ont emprunté la notion de « bricolage » pour l’introduire dans le champ des études organisationnelles.</p>
<p>Pour rappel, c’est dans <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782266038164-la-pensee-sauvage-claude-levi-strauss/"><em>La pensée sauvage</em></a> que Lévi-Strauss construit une opposition entre le bricoleur et l’ingénieur :</p>
<blockquote>
<p>« Une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, put être une science que nous préférons appeler “première” plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage. »</p>
</blockquote>
<p>Lévi-Strauss parle ici de « science première » pour désigner le bricolage. Bricoler, c’est rafistoler et créer à partir de ce qu’on a. Alors que le bricoleur procède à l’intérieur d’un ensemble fini, l’ingénieur peut sortir de cet ensemble : il peut par exemple fabriquer une pièce qui lui manque. L’ingénieur va avoir une représentation préalable de ce qu’il veut et ensuite, il va chercher à produire la réalité qu’il a préalablement définie.</p>
<hr>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/521343/original/file-20230417-974-5x3idt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>Pour le bricoleur, l’identité des choses est équivoque. Ici, un bout de ferraille et un bâton en bois permettent de créer une lunette astronomique par exemple. Pour l’ingénieur, le projet précède les instruments alors que pour le bricoleur, le donné instrumental précède le projet : il s’agit d’adapter le projet à la mesure du donné. Bricoler, c’est finalement réagencer les éléments mis à disposition, c’est faire avec les moyens du bord.</p>
<h2>Hasards fortuits et facétieux</h2>
<p>Le bricolage est également une notion qu’on retrouve sous la plume du philosophe roumain <a href="https://www.franceculture.fr/personne-emil-cioran.html">Émil Cioran</a>. Dans les <a href="https://www.cairn.info/syllogismes-de-l-amertume--9782070324491.htm"><em>Syllogismes de l’amertume</em></a>, Cioran rappelle qu’« être moderne, c’est bricoler dans l’incurable ». Dans son dernier livre, <a href="https://www.babelio.com/livres/Cioran-Aveux-et-anathemes/60872"><em>Aveux et anathèmes</em></a>, il écrit cette phrase pleine d’humour :</p>
<blockquote>
<p>« Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant. »</p>
</blockquote>
<p>En somme, Cioran déambule dans l’existence « sans mobiles », sans autre raison qu’un hasard fortuit et facétieux qui l’a fait naître. Cette célébration du bricolage existentiel fait écho aux errances et à la vie de bohème qu’il mène lorsqu’il arrive en France en 1937 pour préparer sa thèse de doctorat sur le philosophe <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Henri_Bergson/108486">Henri Bergson</a>. Il vivote, vadrouille « de bistrots en bordels », affectionne la compagnie des marginaux et des prostituées. On voit donc bien que derrière chaque aphorisme, il est possible de retrouver des « cicatraces » de son vécu.</p>
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<p>Chez Cioran, il y a finalement cette idée de faire avec, de continuer à vivre malgré l’absurdité du monde ou plutôt de continuer à « se trémousser » comme il aime à le dire. Par conséquent, il semble possible d’établir des passerelles entre la notion lévi-straussienne de bricolage, les propos de Cioran et l’idée d’un management comme art de la débrouille.</p>
<h2>Manager dans un monde ordinaire</h2>
<p>Proposons à présent quelques pistes pour penser un management modéré qui refuse l’emphase et la grandiloquence devenues endémiques dans les organisations. Sur ce point, les professeurs <a href="https://portal.research.lu.se/en/persons/mats-alvesson">Mats Alvesson</a> et <a href="http://www.yiannisgabriel.com/">Yiannis Gabriel</a> soulignent que les managers et les entreprises parlent de plus en plus des phénomènes organisationnels du quotidien avec <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1350507615618321">exagération</a>. Le langage hyperbolique est devenu caractéristique des discussions ordinaires au sein d’organisations ordinaires faisant des choses ordinaires.</p>
<p>Face à cette tendance, le propos n’est pas de réinventer le management des hommes et des organisations dans un élan révolutionnaire mais de garder les pieds sur terre et de mieux faire les choses managériales. Il faut simplement se détacher de la grandiloquence et de cette vision d’un manager omnipotent qui a réponse à tout et qui trouve des solutions instantanément. Au mythe du manager thaumaturge, il s’agit d’opposer un management par des personnes « sans qualité » amenées à se débrouiller dans une hypermodernité difficile à appréhender. Dans ces conditions, le « management faible », le bricolage et la débrouille participent à un lexique du management comme art de la modération dans un monde ordinaire.</p>
<p>Pour répondre aux défis posés par le « malaise dans le management » et par l’absurdité vécue par certains jeunes diplômés en entreprise, il semble qu’un « <a href="https://www.livredepoche.com/livre/eloge-de-la-fadeur-9782253063797">éloge de la fadeur</a> », du « sage sans idée », des « <a href="https://www.grasset.fr/livres/les-transformations-silencieuses-9782246754213">transformations silencieuses</a> », d’un management oblique soit bien plus efficace qu’une exaltation de la grandiloquence et de la toute-puissance des sciences de gestion. Cette célébration de la débrouille est finalement une façon de prendre du recul, d’accepter notre finitude et de cesser de viser la perfection. Manager correctement, c’est tout simplement faire dignement les choses.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217242/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des managers omnipotents, qui ont réponse à tout et qui font des montagnes d’une taupinière ne contribuent-ils pas au désenchantement des jeunes diplômés qui découvrent la vie professionnelle ?Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2129992023-11-06T16:59:24Z2023-11-06T16:59:24ZCe que la pensée complexe d’Edgar Morin apporte à l’éducation<p>Le dicton « nul n’est prophète en son pays » pourrait bien s’appliquer aux travaux d’Edgar Morin sur l’éducation. C’est un champ que le sociologue a amplement traité, pourtant son apport en la matière ne semble pas reconnu en France. L’homme de la complexité ne trouve pas dans cette « province de la Terre-patrie » à laquelle il se voue l’écho des honneurs et plébiscites qu’il reçoit à l’échelle planétaire, par exemple en <a href="https://www.cairn.info/edgar-morin-les-cent-premieres-annees--9791037029317-page-41.htm">Amérique latine</a> qui dès les années 60 a noué une forte relation avec lui.</p>
<p>Ainsi, le <a href="https://www.espaces-latinos.org/archives/82136">Brésil</a> attirera son attention par l’étude de « la pensée métisse » et « les mythes des civilisations précolombiennes ». En 1999, l’Unesco ouvrira la « Chaire itinérante Edgar Morin pour la complexité » et diffusera amplement l’ouvrage <a href="https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000117740_fre"><em>Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur</em></a>, une étude sollicitée par l’ancien directeur de l’Unesco Federico Mayor Zaragoza.</p>
<p>Depuis plus de 20 ans, Morin repère dans le système éducatif des problématiques (l’écologie, l’erreur, les connaissances, l’incertitude, la mission enseignante…) qui le conduisent à proposer des éléments de réflexion pour une <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-tete-bien-faite-repenser-la-reforme-reformer-la-pensee-edgar-morin/9782020375030">école appréhendée comme un lieu de réforme pour la pensée</a>. Cette approche n’est pas proposée comme un remède ou une potion magique pour sauver l’école, mais comme un défi pour la repenser au prisme du XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Ce défi auquel Morin nous invite par la pensée complexe semble si évident que l’on peut se demander comment il est encore possible aujourd’hui de ne pas le relever dans le cadre d’une école confrontée à de nombreux enjeux.</p>
<p>Qu’il s’agisse de l’amélioration du niveau des élèves ou de la nécessité de la mixité sociale, de la transmission du principe de la laïcité, de la réflexion sur le recrutement des professeurs, ou encore de la redéfinition des programmes pour l’école de demain, tout semble indiquer qu’il est nécessaire de réformer l’école. Comme le montre le Rapport de l’Unesco, <a href="https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000379705"><em>Repenser nos futurs ensemble</em></a>, la « crise mondiale de l’apprentissage » est due à des contenus peu adaptés au contexte, à des méthodes et des processus pédagogiques qui ne tiennent pas compte des réalités des jeunes ou ne répondent pas aux besoins des plus défavorisés.</p>
<h2>Le paradigme de l’éducation complexe</h2>
<p>En replaçant <a href="https://journals.openedition.org/trema/6357">l’humain au cœur d’une communauté de destin</a>, la vision anthropologique de l’éducation d’Edgar Morin s’inscrit dans une visée sociétale qui fait de chacun de nous un citoyen du monde, un monde qui se transmet, et qu’il nous appartient tant de préserver que de bâtir. Au regard des problématiques qui parcourent l’école aujourd’hui, déployer des réformes ne saurait suffire. Une pensée prenant en compte la globalité des grands défis contemporains est nécessaire pour assurer la transmission des connaissances aux jeunes générations.</p>
<p>Cette pensée éducative, Morin s’y est consacré à travers une trilogie composée des ouvrages suivants : <em>La Tête bien faite : repenser la réforme, réformer la pensée</em> (1999), <em>Relier les connaissances</em> (1999), <em>Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur</em> (2000). La trilogie a été complétée une quinzaine d’années plus tard par l’ouvrage <em>Enseigner à vivre : manifeste pour changer l’éducation</em> (2014), dont s’est inspiré le réalisateur Abraham Ségal pour réaliser un <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19574905">documentaire</a> montrant une mise en perspective des idées de Morin dans 5 établissements publics.</p>
<p>Certes, la question n’est pas nouvelle, les pédagogues du début du XX<sup>e</sup> siècle, à l’instar de <a href="https://theconversation.com/pedagogie-montessori-dans-les-coulisses-du-succes-le-travail-demilie-brandt-entrepreneuse-de-la-petite-enfance-207568">Maria Montessori et ses disciples</a> avaient déjà tenté en leur temps de révolutionner l’école. Mais l’approche dialogique à laquelle nous invite Morin par la pensée complexe permet de s’y atteler par plusieurs aspects, par exemple celui de la transdisciplinarité dans le cadre des programmes scolaires.</p>
<h2>La transdisciplinarité au service de la compréhension de l’humain</h2>
<p>Les différentes disciplines doivent être mobilisées ensemble plutôt que séparément afin de converger sur la compréhension de la condition humaine. C’est sur ces bases que Morin appelle à une réforme de pensée qu’il annonce comme étant historique et vitale en ce qu’elle permettra conjointement de séparer pour connaitre et de relier ce qui est séparé.</p>
<p>Ainsi, en suscitant « de façon nouvelle les notions broyées par le morcellement disciplinaire : l’être humain, la nature, le cosmos, la réalité », on entrera au cœur même de ce qu’il considère comme un impératif de l’éducation, à savoir « le développement de l’aptitude à contextualiser et globaliser les savoirs ». Cela seul favoriserait l’émergence d’une pensée « écologisante » permettant de situer un évènement dans son contexte et d’observer en quoi il le modifie ou l’éclaire autrement.</p>
<p>Concrètement, la mission de l’enseignant est de donner du sens aux apprentissages en proposant à ses élèves un travail s’appuyant sur leurs besoins profonds, comme le préconisait en son temps le pédagogue belge <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ovide_Decroly">Ovide Decroly</a> avec la pédagogie de l’intérêt.</p>
<p>Morin prône une éducation au service de laquelle l’enseignement devrait permettre d’étudier les « <a href="https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/temps-est-venu-de-changer-de-civilisation-le-dialogue-avec-morin-edgar-lafay-denis-9782815925044">caractères cérébraux, mentaux, culturels</a> des connaissances humaines, de ses processus et de ses modalités, des dispositions tant psychiques que culturelles qui lui font risquer l’erreur ou l’illusion ».</p>
<p>Sa vision de l’homme entendu dans la complexité d’un être qu’il envisage à la fois totalement biologique et totalement culturel le conduit à envisager une science qu’il qualifie d’anthropo-sociale remembrée de façon à envisager l’humanité tout à la fois dans son unité anthropologique et dans ses diversités, tant individuelles que culturelles.</p>
<h2>Instaurer une démocratie à l’école</h2>
<p>Edgar Morin prône aussi l’instauration, dans le cadre de l’école, d’une démocratie qui permettrait aux élèves de prendre réellement part aux débats et à la vie quotidienne scolaire. L’objectif serait de redonner à l’école sa place comme lieu de formation du futur citoyen. Nous sommes là au cœur de cette éducation transmettant les valeurs d’un humanisme qu’il considère comme un principe fondamental devant « être enraciné en soi, chevillé au fond de soi, car grâce à lui on reconnait tout autre comme être humain », révélant ainsi « le seul véritable antidote à la tentation barbare, qu’elle soit individuelle et collective » à laquelle chaque être humain peut être confronté.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/edgar-morin-un-siecle-de-sagesse-en-trois-lecons-163917">Edgar Morin, un siècle de sagesse en trois leçons</a>
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<p>Autrement dit, selon Morin, l’éducation doit non seulement permettre d’apprendre à vivre, mais à vivre dans la solidarité, et dans une solidarité qu’il place dans un système planétaire. <a href="https://theconversation.com/la-competition-a-t-elle-une-vertu-educative-166586">Le système compétitif</a> que l’école continue à favoriser devrait donc être repensé au prisme de la coopération pour permettre aux enfants et aux jeunes d’apprendre à travailler ensemble, dans un monde commun, et dans une relation de confiance qui englobe également les éducateurs.</p>
<p>Pour ce faire, Morin pense l’enseignement comme devant répondre à une véritable mission qui ne se réduise pas à une simple fonction ou une spécialisation. Il s’agit d’une tâche de salut public qui s’incarne dans une mission de transmission qui suppose d’avoir foi tant dans la culture que dans les possibilités de l’esprit humain. Car l’éducation comprend en elle le principe d’éducabilité qui repose sur un postulat essentiel : chaque humain a une aptitude à progresser et à se perfectionner, quelles que soient ses fragilités et ses faiblesses.</p>
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<p>Cette réforme de l’éducation qui appelle une réforme de l’enseignement tant primaire que secondaire et universitaire pourrait permettre et accompagner un changement de paradigme. En ce qui concerne plus particulièrement l’école, l’évolution de notre système scolaire doit prendre en compte l’esprit humain, que Morin nous dit de nature prêt à la complexité, pour éduquer aux risques de l’erreur et de l’illusion auxquels nous sommes de plus en plus soumis notamment par les réseaux sociaux, pour nous apprendre à naviguer dans l’incertitude.</p>
<p>Le concept d’<a href="https://journals.openedition.org/trema/5896">éducation complexe</a> permet ainsi de porter une vision qui tient compte de l’humain, tant de son bien-être et de son épanouissement, que de ses faiblesses et ses errements. Qui permette, en plaçant l’humain au cœur du système éducatif, de tenter d’enseigner à vivre, et à vivre ensemble. Ces questions désormais essentielles à appréhender dès le plus jeune âge nécessitent de repenser la formation des enseignants, car dans cet esprit ils devront avoir, <a href="https://www.meirieu.com/LIVRES/qui-veut-encore-des-professeurs.html">selon les mots de Philippe Meirieu</a> :</p>
<blockquote>
<p>« la mission d’instruire sans enfermer, de transmettre sans clôturer, d’engager chacun et chacune dans une démarche de recherche à laquelle aucun credo obscurantiste ne pourra jamais mettre fin. Il y va de la réussite de notre École. Et de la possibilité, pour nos enfants, de donner un avenir à leur futur ».</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/212999/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Si Edgar Morin s’est penché sur les questions éducatives et a rencontré un écho dans ce domaine en Amérique du Sud, les pistes que sa pensée apporte pour changer l’école sont trop méconnues en France.Fabienne Serina-Karsky, Maître de conférences HDR en Sciences de l'éducation, Institut catholique de Paris (ICP)Maria Fernanda Gonzalez Binetti, maitre de conférences, Institut catholique de Paris (ICP)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2163802023-10-26T08:42:09Z2023-10-26T08:42:09Z« Le propre de l’Homme » existe-t-il vraiment en éthologie ?<p>« Le propre de l’Homme ». Voilà une expression qui inspire moult réflexions et débats. À chaque époque et chaque culture d’apporter ses éléments de réponse, plus ou moins influencés par les courants religieux et philosophiques qui y prévalent. Il y a 2 400 ans, le philosophe grec Aristote avançait que l’homme était le seul animal à disposer d’une <a href="https://filosofiadoinicio.com/fr/lame-selon-aristote/">« âme intellective »</a>, lui permettant de penser et de comprendre, alors que les autres espèces se limiteraient à appréhender leur environnement et à se déplacer <a href="https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2003-3-page-65.htm">pour satisfaire leurs besoins</a>.</p>
<p>Puis l’Homme a été considéré comme l’aboutissement d’un travail divin, conçu à l’image de son créateur, et donc exclu du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/ethologie-24270">règne animal</a>. La théorie de l’évolution de Charles Darwin a <a href="http://darwin-online.org.uk/converted/pdf/1861_OriginNY_F382.pdf">lourdement impacté les réflexions</a> : l’intelligence animale (et les comportements qu’elle rend possibles) ne peut être organisée de manière linéaire. Car à l’instar de l’évolution biologique des espèces, <a href="https://theconversation.com/est-il-pertinent-de-hierarchiser-les-especes-animales-90577">celle de l’intelligence est « buissonnante »</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<h2>Rire n’est plus le propre de l’Homme</h2>
<p><em>Homo sapiens</em> n’est donc pas l’aboutissement d’un long processus évolutif ni la plus haute branche de l’arbre. Juste une espèce parmi d’autres. Les travaux des éthologues, dont un échantillon peut être retrouvé dans <a href="https://www.delachauxetniestle.com/livre/un-tanguy-chez-les-hyenes">mon premier ouvrage, <em>Un Tanguy chez les hyènes</em></a>, appuient tous les jours cette affirmation, à l’aide de recherches menées sur les primates, mais aussi sur les poissons, reptiles, insectes ou encore amphibiens. Depuis l’avènement de leur discipline, au milieu du XX<sup>e</sup> siècle, ces scientifiques brisent, les unes après les autres, les barrières que nous avons couramment dressées entre l’Homme et les autres espèces animales.</p>
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<p>À l’instar d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/la-physique-aristotelicienne-les-animaux-le-monde-et-nous-1547019">Aristote</a> ou de <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/gargantua-francois-rabelais/9782020300322">François Rabelais</a>, nombreux sont ceux qui considéraient le rire comme un comportement propre à notre espèce. Aujourd’hui cependant, on sait que les <a href="https://www.mnhn.fr/fr/le-rire-est-il-vraiment-le-propre-de-l-homme">primates rient de bon cœur</a>, mais peuvent également rire en réponse à l’hilarité d’un congénère, <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/21355640/">pour se montrer à leur avantage auprès de celui-ci</a>.</p>
<h2>La transmission des savoirs et l’apprentissage</h2>
<p>Destiné à la formation des enseignants, l’ouvrage <a href="https://www.lamartine.fr/livre/9782804176266-l-enseignement-explicite-la-gestion-des-apprentissages-clermont-gauthier/">« L’enseignement explicite – La gestion des apprentissages »</a> (De Boeck, 2013) souligne pour sa part que : « Deux aptitudes semblent propres à l’humain et le distinguent de ses cousins primates. La première est la propension à transmettre et la seconde, la capacité à apprendre à partir de ces enseignements ». </p>
<p>Pourtant, les <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/16840701/">suricates inculquent aux plus jeunes les rudiments de la chasse</a> : sous les regards attentifs, l’enseignant attrape un scorpion puis le relâche, afin de laisser aux novices l’occasion de s’exercer à la capture, tout en corrigeant leurs mouvements si nécessaire. Une fois cette compétence acquise, les plus expérimentés apprennent à extraire le dard de l’arachnide sans se faire pincer, avant de le placer en bouche.</p>
<p>Les êtres humains seraient les seuls à prendre part à <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/16262930/">« des activités collaboratives impliquant des objectifs partagés et des intentions communes »</a>. Cette affirmation de neuroscientifiques allemands est au moins infirmée par des observations sur des <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/mms.12906">orques</a> et des <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/26192594">chimpanzés</a>, démontrant la coordination dont font preuve ces animaux lors de leurs parties de chasse (aux baleines et aux colobes, respectivement). Un rôle est attribué à chaque individu (bloqueur, chasseur, embusqué, meneur…), qui doit ensuite coordonner ses actions avec celles du groupe et anticiper continuellement les mouvements tant des proies que des partenaires de chasse. Des techniques nécessitant des années d’observation et de pratique.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-animaux-peuvent-ils-avoir-une-culture-167860">Les animaux peuvent-ils avoir une culture ?</a>
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<h2>La fausse piste du langage</h2>
<p>René Descartes au XVII<sup>e</sup> siècle, affirmait que seul l’Homme <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86069594.r=.langEN">utilise un langage pour communiquer ses pensées</a>. Une idée non partagée par Charles Darwin qui, deux siècles plus tard, <a href="https://www.loc.gov/item/06017473/">soulignait que</a>:</p>
<blockquote>
<p>« l’Homme n’est pas le seul animal qui puisse exprimer ce qui se passe dans son esprit, et comprendre plus ou moins ce qui est dit par un autre. » </p>
</blockquote>
<p>La question du langage comme spécificité humaine est récurrente. Au milieu du XX<sup>e</sup> siècle, le prix Nobel Karl von Frische nous éclairait sur les systèmes complexes de communication des abeilles, qui utilisent leurs cinq sens pour se transmettre de l’information lors de leurs danses de recrutement de butineuses.</p>
<p>Mais selon Hélène Bouchet, Camille Coye et Alban Lemasson, le langage humain serait rendu unique par ses propriétés de <a href="https://www.tetralogiques.fr/IMG/pdf/tetralogiques_21_numero_complet.pdf">générativité, de récursivité, sa fonction symbolique et ses capacités de déplacement</a>. Si, sur base des connaissances actuelles, il n’est pas aisé de les contredire, on doit admettre que les recherches progressent rapidement et mettent en lumière certaines de ces caractéristiques linguistiques chez les primates non-humains. On sait aujourd’hui que les chimpanzés disposent de plusieurs dizaines de cris différents, <a href="https://www.nature.com/articles/s42003-022-03350-8">qu’ils combinent de manière prévisible en suivant des règles de contigüité précises</a>, sortes de règles grammaticales, afin de générer des centaines de séquences différentes.</p>
<h2>Repenser notre singularité humaine</h2>
<p>Ces quelques exemples ont valeur d’illustration. Nous aurions pu aborder le système de <a href="https://www.researchgate.net/publication/233822970_Food_Sharing_in_Vampire_Bats">« sécurité sociale »</a> mis en place par les vampires d’Azara, du <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1439-0310.1988.tb00707.x">« vote démocratique »</a> des cygnes chanteurs, des <a href="https://www.nature.com/articles/s41559-020-01314-x">principes d’agriculture</a> appliqués par les fourmis champignonnistes, des <a href="https://www.nature.com/articles/srep02106">expressions artistiques</a> des poissons-globes, de <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2610150/">l’homoparentalité</a> des albatros de Laysan, du <a href="https://academic.oup.com/jmammal/article/97/5/1428/2219069">deuil</a> des orques, des <a href="https://www.nature.com/articles/ncomms2781">gestes intentionnels</a> des mérous, des <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31847765/">conflits récurrents</a> entre communautés voisines de suricates, des <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/17790854/">stratégies de séduction</a> des insectes Hylobittacus, des <a href="https://esajournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1890/13-0927.1">soins parentaux</a> prodigués par les grenouilles des fraises ou encore des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0960982221017322">gestes d’empathie</a> des chimpanzés.</p>
<p>Autant de comportements que l’on attribue à tort à l’espèce humaine, et autant de résultats scientifiques qui nous poussent à repenser notre singularité. L’ensemble de ces comportements, et bien d’autres, ont été rassemblés et décrits dans mon second livre, <a href="https://www.delachauxetniestle.com/livre/la-cigale-et-le-zombie">« La Cigale et le Zombie : ces comportements que l’on pensait propres à l’Homme »</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216380/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Verheggen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Qu’est-ce qui rend notre espèce humaine unique au sein du royaume du vivant ? Des travaux scientifiques récents montrent que la frontière entre l’humain et le non-humain est bien plus fine qu’on le penseFrançois Verheggen, Professeur d'éthologie, Université de LiègeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2157192023-10-17T19:33:41Z2023-10-17T19:33:41ZAttaques terroristes, conflits… Comment exister face aux tragédies du monde ?<p><a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/17/a-bruxelles-arrestation-de-l-homme-qui-a-tue-deux-suedois_6194961_3210.html">L’attentat de Bruxelles lundi 16 octobre</a>, l’assassinat de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/14/attentat-d-arras-la-mort-de-dominique-bernard-un-professeur-de-lettres-respecte-qui-prenait-a-c-ur-son-travail_6194384_3224.html">Dominique Bernard à Arras</a> vendredi 13 octobre, les conflits armés en Europe et au Moyen-Orient, la <a href="https://www.lemonde.fr/israel-palestine/article/2023/10/12/guerre-israel-hamas-plus-d-une-centaine-d-actes-antisemites-signales-en-france-selon-gerald-darmanin_6193936_1667123.html">flambée d’actes antisémites</a>, le <a href="https://www.education.gouv.fr/plan-interministeriel-de-lutte-contre-le-harcelement-l-ecole-379551">harcèlement scolaire</a>… Ces faits nous rappellent que la tragédie, l’oppression et la violence sont des réalités qui peuvent nous toucher à tout moment.</p>
<p>Comment alors faire face à l’ambiguïté, aux incertitudes et aux injustices de la vie ?</p>
<p>Cette question est au cœur de la philosophie existentielle, qui nous invite à penser la vie concrète et située, à l’affronter avec <a href="https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/crainte-et-tremblement-9782743605872">« crainte et tremblement »</a> selon la célèbre formule de Søren Kierkegaard.</p>
<p>L’existentialisme paraît parfois mettre l’accent sur la négativité : l’angoisse, la mort, le néant, le désespoir, l’absurde et la misère humaine. Cependant, elle pose aussi et surtout la question de savoir comment mieux exister, dans un monde où la détresse, les conflits, l’exploitation de l’homme par l’homme, la précarité et la discrimination sont des faits réels.</p>
<p>Cette question clef, comment « mieux exister » est l’un des autres versants de l’existentialisme ; Kierkegaard disait d’ailleurs que sa tâche était d’aider ses lecteurs à « exister avec plus de compétence ». Mais comment faire, concrètement ? Est-ce possible de trouver l’équilibre dans un monde incertain ? C’est ce que nous étudierons avec Simone de Beauvoir et Søren Kierkegaard.</p>
<h2>Philosopher l’équilibre</h2>
<p>Avant de devenir la célèbre militante féministe et figure majeure du mouvement existentialiste que nous connaissons, la jeune étudiante en philosophie âgée de 18 ans qu’était alors <a href="https://editions.flammarion.com/devenir-beauvoir/9782081513334">Beauvoir</a> développait déjà en 1926 des réflexions philosophiques originales dans ses <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070120420-cahiers-de-jeunesse-simone-de-beauvoir/"><em>Cahiers de jeunesse</em></a>.</p>
<p>S’interrogeant sur elle-même et sa place dans le monde, elle pose dès le départ au centre de sa pensée la notion d’équilibre. Le monde qu’elle observe est rempli d’inégalités, de détresse physique et morale ; face à cela, elle se demande, comment vivre « le mieux possible » ?</p>
<p>En tant qu’individus singuliers, nous éprouvons souvent un sentiment d’impuissance face au monde avec ses multiples sources d’oppression et problèmes à résoudre. Faut-il alors se résigner à cette impuissance ? Faut-il privilégier la vie intérieure (la seule que nous puissions contrôler) et se retirer du monde, ou alors s’engager par ses actes pour créer des nouvelles valeurs et possibilités existentielles ? Un équilibre entre les deux est-il possible ?</p>
<h2>Comment agir dans un monde qui nous résiste</h2>
<p>La question centrale pour Beauvoir est de savoir comment agir et exister dans le monde d’une manière qui crée de la valeur et du sens, en dépit du fait que nous nous trouvons toujours dans un monde qui nous résiste, et projette sur nous des manières d’être et de nous construire que nous ne déterminons pas et qui nous aliènent de nous-mêmes.</p>
<p>Une vie accomplie, authentique, exige à la fois une présence à nous-mêmes et une présence à autrui. Plutôt qu’un état, cependant, la recherche d’équilibre demeure toujours une tâche, une quête, le travail d’une vie. <a href="https://www.decitre.fr/livres/cahiers-de-jeunesse-9782070120420.html">Elle écrit</a> :</p>
<blockquote>
<p>« [L]’équilibre possible [c’est l’]équilibre d’une passion qui n’ignore jamais sa propre grandeur mais qui sait la porter. Équilibre d’une pensée qui gardant dans cette passion un point d’appui solide la dépasse pourtant. Équilibre de la vie qui précise, monotone peut-être, ne laisse point, parce que sa forme extérieure est fixée, dormir ni la passion ni la pensée. »</p>
</blockquote>
<p>La recherché d’équilibre, c’est surtout, selon la jeune Beauvoir, la possibilité « d’être un être indépendant… quelles que soient les contingences » et de parvenir à la pleine conscience et pleine possession de soi. D’où une affirmation de l’irréductible singularité de chaque individu, mais une affirmation indissociable d’un engagement éthique dans le monde et « pour autrui ». On ne peut, Beauvoir conclut, être pour autrui sans être pour soi, mais de la même manière on ne peut être pour soi sans être pour autrui.</p>
<p>Pour le formuler en d’autres termes, nous pourrions dire que les possibilités pour chaque individu d’être authentiquement soi-même dépendent des structures de soutien et des liens qui nous relient et rendent notre existence possible.</p>
<h2>Un écho avec Søren Kierkegaard</h2>
<p>Les réflexions de jeunesse de la philosophe font écho, avant qu’elle ne l’ait lu, aux <a href="https://www.fayard.fr/livre/journaux-et-cahiers-de-notes-9782213631387/">passages des journaux</a> rédigés par Kierkegaard en 1835, lorsque âgé de 22 ans <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/introduction-a-la-philosophie-de-kierkegaard-6232574">il cherchait sa propre voie</a>, expliquant que ce qui lui manquait était « d’être au clair sur ce que je dois faire… de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. »</p>
<p>S’interrogeant sur les « malentendus » et les « petitesses » qui nous empêchent de nous comprendre mutuellement dans la société et qui causent tant de souffrance et de discrimination dans le monde, nous empêchant de voir les véritables liens qui nous unissent, le jeune danois évoque tout comme Beauvoir la nécessaire recherche d’équilibre et de subjectivité.</p>
<p>Se découvrir dans l’intériorité – ou « devenir subjectif », ainsi que Kierkegaard le formulerait plus tard dans le fameux <a href="https://www.les-philosophes.fr/post-scriptum-miettes-philosophiques.html"><em>Post-scriptum définitif et non scientifique</em></a> (1846) – exige d’apprendre à se regarder véritablement. Cependant, même chez le jeune Kierkegaard, il ne s’agit pas de se détourner ou de s’exempter du monde.</p>
<p>Découvrir « l’équilibre véritable (<em>den sande Ligevægt</em>) » implique un apprentissage de l’humilité, un difficile travail pour se découvrir avec sincérité. Il implique que nous puissions trouver assez de stabilité en nous-mêmes pour résister aux épreuves du monde, sans pour autant oublier que notre tâche est de vivre dans le monde parmi d’autres.</p>
<h2>Réconcilier l’interne avec l’externe</h2>
<p>La notion d’équilibre joue également un rôle important dans le développement chez Kierkegaard du stade éthique, dans la seconde partie de <a href="https://www.philomag.com/articles/lalternative-kierkegaard-et-limpossible-reconciliation"><em>L’alternative</em></a> (1843). Il parle ici du nécessaire « équilibre… dans la formation de la personnalité », et de la difficulté pour l’individu de réconcilier l’interne avec l’externe, la quête d’unité avec la pluralité et variabilité de la vie, et le fait que nous sommes à la fois des individus singuliers et des êtres civiques et sociaux.</p>
<p>Une vie pleine et dotée de sens, Kierkegaard suggère ici, ne peut chercher ses raisons d’être entièrement dans l’intériorité ni entièrement dans l’extériorité (c’est-à-dire les actions, engagements ou rôles que nous jouons dans la société).</p>
<p>Sans avoir connaissance du travail de son prédécesseur danois, Beauvoir parvient dès ses réflexions de jeunesse au développement d’une approche existentielle de la philosophie qui en fait écho.</p>
<p>Ces deux philosophes plaçaient au centre de leur démarche philosophique le rôle du choix de soi-même, mais insistaient également sur un nécessaire équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, entre la quête de soi et les engagements et les actions dans le monde.</p>
<p>Beauvoir écrit dans ses <em>Cahiers</em> en 1927 que « c’est par la décision libre seulement, et grâce au jeu de circonstances que le moi vrai se découvre ».</p>
<p>Kierkegaard, pour sa part, avait écrit :</p>
<blockquote>
<p>« Lorsqu’on a pris possession de soi-même dans le choix, lorsqu’on a revêtu sa personne, lorsqu’on s’est pénétré soi-même entièrement, tout mouvement étant accompagné de la conscience d’une responsabilité personnelle, alors, et alors seulement on s’est choisi soi-même selon l’éthique… on est devenu concret, et l’on se trouve en son isolement total en absolue continuité avec la réalité à laquelle on appartient. »</p>
</blockquote>
<h2>Regarder les réalités avec lucidité</h2>
<p>Constats trop optimistes, trop individualistes ? Une telle conclusion serait trop hâtive. Si Beauvoir et Kierkegaard insistent tous deux sur l’équilibre, c’est parce qu’ils n’oublient jamais que le monde dans lequel nous vivons est déséquilibré et nous déséquilibre.</p>
<p>Que le monde dans lequel nous vivons est marqué par les inégalités et les injustices ; que certains naissent dans la précarité alors que d’autres dans le privilège, que quel que soit notre statut ou place dans la société, celle-ci nous enjoint à nous adapter à ses systèmes et fonctionnements qui peuvent nous aliéner de nous-mêmes. Que l’angoisse, l’absurdité, les menaces et le désespoir marquent nos vies ; que l’oppression et la mort sont des réalités quotidiennes.</p>
<p>Rechercher l’équilibre n’est pas un oubli de ces réalités concrètes, mais l’appel à trouver l’attitude appropriée par laquelle nous pourrions regarder ces réalités avec lucidité, et nous préparer pour agir activement dans le monde. Et l’équilibre n’est pas un état à atteindre ; c’est un mouvement constant de devenir, un effort actif d’appropriation.</p>
<p>En 1947, avec l’essor de l’<a href="https://www.livredepoche.com/livre/au-cafe-existentialiste-9782253257837">existentialisme</a>, Beauvoir dira dans <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070426935-pour-une-morale-de-l-ambiguite-pyrrhus-et-cineas-simone-de-beauvoir/"><em>Pour une morale de l’ambiguïté</em></a> que si les concepts tels que liberté et responsabilité ont tellement d’importance, c’est précisément parce que nous vivons dans un monde où beaucoup d’individus ne sont pas libres, ne bénéficient pas des mêmes avantages et privilèges.</p>
<p>Revendiquer le respect des droits de l’homme, pour tous, demeure toujours une lutte. Elle affirme cependant qu’une telle quête n’exige aucune capacité spécifique de la part de l’individu, à part une « présence attentive au monde et à soi-même ». Présence attentive difficile, certes, mais non impossible à atteindre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215719/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mélissa Fox-Muraton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour faire face aux tragédies, Beauvoir et Kierkegaard insistent tous deux sur l’équilibre, pour ne jamais oublier que le monde dans lequel nous vivons est déséquilibré et nous déséquilibre.Mélissa Fox-Muraton, Enseignante-chercheur en Philosophie, ESC Clermont Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2139052023-09-21T10:48:08Z2023-09-21T10:48:08ZL’œuf ou la poule ? Une question qui taraudait déjà les philosophes antiques<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/549087/original/file-20230919-31-nxpqer.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=52%2C67%2C4946%2C3267&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De l'oeuf ou de la poule qui est arrivé en premier ? Une question qui soulève le sujet de l'origine du vivant. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/nenadstojkovic/50202593091">Nenad Stojkovic/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Y a-t-il d’abord eu un œuf pour produire une poule, ou une poule pour le pondre ? Cette question triviale, sans doute mal posée, demeure un paradoxe et un problème ardu qui engagent l’idée que l’on se fait de l’origine du vivant. C’est aussi une question classique, qui s’inscrit dans une longue tradition philosophique et qui était déjà débattue dans l’Antiquité.</p>
<p>Au début du II<sup>e</sup> siècles après J.-C., Plutarque, par exemple, y consacre l’un de ses <a href="https://www.arlea.fr/Propos-de-table"><em>Propos de table</em></a> (II, 3), texte rassemblant les questions les plus discutées lors des banquets. Entre, pêle-mêle, le débat pour savoir quel est le meilleur moment pour faire l'amour ou pourquoi les vieilles gens arrivent mieux à lire de loin, le paradoxe de l’œuf et de la poule, et derrière lui, la question de l’origine des espèces taraudent le philosophe : comment la première poule est-elle apparue ? Sous la forme d’un œuf ou sous celle d’un individu adulte ? Poser le problème en ces termes, c’est supposer que l’espèce « poule » a une origine, un commencement absolu, qui prend place avant que ne s’enclenche le cycle de la reproduction sexuée. On remarquera au passage que la formulation de la question, en privilégiant l’œuf et la poule, fait bon marché du coq.</p>
<p>Par-delà le cas particulier de la poule, c’est la question de la venue à l’être des animaux vivants – la zoogonie ou zoogenèse – qui est ici posée, et c’est en ces termes que les anciens Grecs ont majoritairement réfléchi à la naissance du vivant, même s’il existe des voix dissidentes, mais influentes, telle celle d’Aristote, pour qui les espèces vivantes existent de toute éternité et n’ont donc pas de commencement.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-environnement-150/">Abonnez-vous dès aujourd’hui</a>.</em></p>
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<h2>Démiurge fabriquant le cosmos ou bien Œuf primordial</h2>
<p>La question est particulièrement difficile à résoudre hors d’une théorie de l’évolution ou d’une hypothèse créationniste. Cette dernière n’était pas inconnue des anciens Grecs et certains philosophes y ont recours, comme Platon dans le mythe du <em>Protagoras</em> et dans le <em>Timée</em>, qui est lui aussi présenté comme un vaste récit mythique. Il ne s’agit cependant pas ici d’un dieu tout puissant créant le monde et les vivants <em>ex nihilo</em>, mais plutôt d’un démiurge fabriquant un <em>cosmos</em> ordonné à partir d’une matière préexistante. Dans ce cadre créationniste, le détour par l’œuf est inutile : le démiurge fabrique directement des corps adultes matures, si bien que la reproduction sexuée peut d’emblée être opérante.</p>
<p>L’œuf retrouve en revanche toute son importance si l’on veut faire l’économie d’une instance démiurgique ou si l’on veut remonter encore d’un cran, en assignant une origine à l’instance créatrice elle-même. Le choix de l’œuf ne doit rien au hasard. Dans l’Antiquité, on pense l’origine à partir d’images, de métaphores, de réalités concrètes ; c’est l’expérience courante qui nourrit les spéculations théoriques. L’œuf est l’une des figures concrètes possibles de l’origine, au même titre que la graine, mais c’est une réalité plus massive que la graine, plus facile à observer aussi. </p>
<p>Il a d’abord été mobilisé par le mythe, à travers le motif de l’œuf primordial. Les mythes fournissent de grands récits théogoniques et cosmogoniques, qui montrent la naissance d’un univers et d’un panthéon divin ordonnés sous la forme d’une succession de générations divines : les éléments de la nature sont des dieux, qui naissent les uns des autres, permettant ainsi la mise en place et en ordre progressive de l’univers. Certaines de ces théogonies mythiques, qui étaient attribuées dans l’Antiquité au poète légendaire Orphée, partent d’un œuf primordial, d’où naît le dieu créateur, « le Premier-Né » (<em>Protogonos</em> en grec) ou « le Brillant » (<em>Phanès</em>). Au commencement donc était l’œuf primordial, qui symbolise à la fois l’origine de tout et le tout lui-même, l’univers, dont il offre, avec sa coquille extérieure, comme un modèle réduit.</p>
<h2>Un œuf tombé du ciel ?</h2>
<p>Même en posant l’existence d’un œuf primordial, on ne se débarrasse pas si facilement que cela de l’origine, ou de la poule. Juste avant l’œuf, dans les théogonies orphiques, il y a la Nuit, à qui l’on peut faire jouer le rôle de la poule. C’est ce que fait, dans le dernier quart du V<sup>e</sup> siècle av. J.-C., le poète Aristophane dans sa comédie des <em>Oiseaux</em>. Il y propose de façon parodique une théogonie orphique, revue et corrigée par les oiseaux, qui cherchent à montrer qu’ils sont plus anciens que les hommes : la Nuit enfante en premier un œuf primordial, d’où surgit un être ailé, Éros, la puissance génésique du désir, qui en s’accouplant avec le Chaos donne naissance aux oiseaux.</p>
<p>L’œuf primordial a une mère, mais pas de père, qui est remplacé par le vent. Pour les Grecs, les œufs non fécondés par le mâle étaient des œufs stériles, mais certains, fécondés par le vent, pouvaient néanmoins, de façon dérogatoire, donner naissance à un être vivant. Une autre solution, pour avoir un œuf véritablement primordial, est de le faire venir de nulle part, c’est-à-dire du ciel, ou mieux de la lune ; faire littéralement tomber un œuf du ciel, cela revient finalement à assigner une origine extraterrestre au vivant.</p>
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<img alt="Représentation d'un oeuf enserré par un serpent" src="https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/549082/original/file-20230919-19-pwm1zj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Oeuf orphique représenté par Jacob Bryant en 1774.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/World_egg#/media/File:Orphic-egg.png">Domaine public</a></span>
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</figure>
<p>Le mythe de l’œuf primordial n’était pas facile à rationaliser. L’observation attentive du processus à l’œuvre dans un œuf d’oiseau a conduit les médecins hippocratiques et Aristote vers une autre voie, celle de l’étude de l’embryogenèse, c’est-à-dire l’étude du processus de formation d’un organisme, végétal ou animal. Ce qui a eu pour effet de faire reculer la singularité de l’œuf en permettant de comprendre tout ce qu’ont en commun les animaux ovipares (qui pondent des œufs) et vivipares (espèces où l’embryon se développe à l’intérieur du corps d’un des parents).</p>
<h2>L’hypothèse d’une génération spontanée privilégiée</h2>
<p>Mais c’est un autre modèle, celui de la génération spontanée, qui a été sollicité pour penser en termes scientifiques ou philosophiques l’origine du vivant. Ce modèle a lui aussi des racines mythiques, puisqu’on a des lignées humaines qui sont censées être nées d’un arbre, d’un rocher ou plus souvent de la terre elle-même, faisant d’une lignée ou d’une population des « autochtones » au sens étymologique d'un terme qui est formé de <em>autós</em>, « soi-même » et de <em>khthốn</em> « terre ». La théorie de la génération spontanée est surtout née de l’expérience courante, de l’observation que dans certaines conditions d’humidité et de chaleur, des petits animaux, comme les vers de terre, semblent naître automatiquement de la matière inerte. La difficulté de ce modèle, pour expliquer l’origine des différentes espèces, est le saut de complexité que représente le passage d’un asticot ou d’un petit insecte à un oiseau ou un grand quadrupède, alors même que l’expérience ne montre rien de tel.</p>
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<p>Pour contourner cette difficulté, les philosophes atomistes (Démocrite, et, à sa suite Épicure et Lucrèce) ont postulé l’existence d’une sorte de temps primordial, de printemps du monde, où régnaient des conditions différentes et où la terre était dotée d’une fécondité superlative, permettant la genèse spontanée de toutes les espèces. Dans le temps d’après, la fécondité de la terre allant diminuant, les espèces complexes ont persisté grâce au cycle de la reproduction sexuée, tandis que la terre n’a plus produit que des êtres minuscules et rudimentaires. Ce modèle fait l’économie de l’œuf et de la poule, même si la terre reste métaphoriquement une mère de substitution, une mère vivipare plutôt qu’ovipare cependant, dont les cavités souterraines forment des sortes de matrices.</p>
<p>Dans les mythes grecs, l’œuf reste néanmoins une figure prégnante de l’origine des espèces, même si des modèles concurrents existent, notamment celui de la fabrication initiale des animaux. On voit cependant que la poule, contrairement au coq, ne se laisse pas facilement effacer. Elle a même ses partisans : Aristote, pour qui les espèces n’ont pas de commencement, dit très clairement que l’acte précède la puissance, la poule adulte étant l’oiseau en acte, l’œuf l’oiseau en puissance. Ce n’est finalement pas le modèle de l’œuf et de la poule qui a été retenu par les philosophes grecs de la nature, de Démocrite à Lucrèce, qui voulaient faire l’économie d’une instance démiurgique, mais celui d’une génération spontanée initiale, avant que la génération sexuée ne prenne la relève pour les organismes plus complexes.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est rédigé dans le cadre de la 1ʳᵉ Biennale sur la nature et le vivant, coorganisé par L’ENS-PSL, le Museum national d’Histoire naturelle (MNHN) et l’École des Arts Décoratifs. Retrouvez <a href="https://www.ens.psl.eu/actualites/nous-le-vivant">ici</a> le programme de cet événement qui a lieu le 23 septembre.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213905/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean Trinquier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Derrière cette question vertigineuse, c'est l'énigme du vivant qu'interrogent les philosophes en puisant, pour y répondre, dans les mythes ou dans l'observation de la nature.Jean Trinquier, maître de conférences au département des Sciences de l’antiquité de l’ENS-PSL, directeur ajoint de l'UMR 8546, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128312023-09-13T19:52:24Z2023-09-13T19:52:24ZPourquoi les discriminations nourrissent l’ignorance – et inversement<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548083/original/file-20230913-15-v3c4g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=39%2C0%2C743%2C443&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Margaret Qualley, dans la série Maid, interprète une jeune femme devenue femme de ménage pour échapper à une relation abusive. Son personnage, discriminé, éprouve des difficultés à rendre compte de son expérience afin d’être comprise par son entourage. </span> <span class="attribution"><span class="source">Netflix</span></span></figcaption></figure><p>En 2021, une <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/fc5a96e5fc19ccdcf46fd9d55339591b/Dares%20Analyses_testing_discrimination_embauche.pdf">étude menée sous l’égide de la DARES</a> sur les discriminations <a href="https://theconversation.com/quy-a-t-il-de-discriminant-dans-un-cv-les-enseignements-de-la-recherche-experimentale-151808">à l’embauche</a> conduit à la conclusion suivante : « en moyenne, à qualité comparable, les candidatures dont l’identité suggère une origine maghrébine ont 31,5 % de chances de moins d’être contactées par les recruteurs que celles portant un prénom et nom d’origine française ». Plus généralement, en dix ans, <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/6473349">l’Insee constate une hausse de 4 points</a> des discriminations dont les trois principales sources sont le sexe, l’origine et l’âge. Face à une telle tendance, le <a href="https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rap-origine-num-15.06.20.pdf">Défenseur des droits</a> en appelait à « l’urgence d’agir » et rappelait que « ces discriminations, souvent peu visibles, entravent de façon durable et concrète les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs droits les plus fondamentaux ».</p>
<p>Si de nombreux travaux issus de disciplines comme <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-economie-2019-1-page-91.htm">l’économie</a>, la <a href="https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-soc-071811-145508">sociologie</a> ou la <a href="https://psycnet.apa.org/record/2014-05943-001">psychologie</a> nous offrent des ressources pour penser ce problème, qu’en est-il de la philosophie contemporaine ?</p>
<p>Une réponse pourrait se trouver dans le concept d’<a href="https://ndpr.nd.edu/reviews/epistemic-injustice-power-and-the-ethics-of-knowing/">« injustice épistémique »</a> forgé par la philosophe Miranda Fricker qui identifie une cause des discriminations dans nos attitudes intellectuelles. À la lumière de cette notion, les injustices sociales ne sont plus seulement liées au fait de mal agir mais également de « mal penser ».</p>
<p>Cette notion est un facteur qui aggrave systématiquement ces injustices – quelle que soit leur nature.</p>
<p>En effet, l’ignorance et l’absence de recul quant à nos propres préjugés, et la confusion entre culture dominante et intelligence entretient ce phénomène.</p>
<p>L’appartenance à un groupe social dominant peut ainsi conduire à croire que son raisonnement est « le bon », « le seul » voire « le meilleur » donc supérieur par nature à celui des groupes dominés. En parallèle, l’accès aux connaissances et le temps disponible pour apprendre et s’informer sont inégalement distribués selon les milieux sociaux ou les habitudes familiales ; or ce sont, entre autres, les connaissances qui permettent de raisonner, de se mettre à la place d’autrui, d’accéder aux débats d’idées. </p>
<h2>Qu’est-ce que l’« injustice épistémique » ?</h2>
<p>Partons de nos vies ordinaires et de l’importance que notre crédibilité joue dans les relations sociales. Pour construire des relations de confiance donc, tout simplement, d’initier notre processus d’intégration à la société, nous avons un double besoin : d’une part, être cru donc jugé comme digne de confiance et, d’autre part, être compris. Si un individu ment de manière répétée, il est probable que sa crédibilité soit remise en cause ; et c’est là une conclusion raisonnable et juste à en tirer.</p>
<p>Toutefois, si la crédibilité d’une personne est remise en cause en raison de son statut social c’est-à-dire de son appartenance à un groupe social particulier alors on peut parler d’injustice épistémique. « Injustice » car c’est un droit inaliénable que d’être reconnu dans sa capacité à raisonner. Comme le rappelle l’article premier de la <a href="https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/">Déclaration universelle des droits de l’homme</a> : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». « Epistémique » car cette injustice est relative au domaine de la connaissance.</p>
<h2>Discrédit et incompréhension</h2>
<p>Dans son célèbre ouvrage <em>Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing</em> publié en 2007, Miranda Fricker théorise l’injustice épistémique à partir de ces deux formes : testimoniale et herméneutique.</p>
<p>L’injustice testimoniale est un discrédit intellectuel attribué à autrui en raison de son statut social et nourri par les préjugés. Un premier exemple que cite Miranda Fricker est celui d’un policier qui ne croit par une personne en raison de sa couleur de peau. Un autre est tiré du film <em>Le talentueux Mr Ripley</em> où le personnage Herbert Greenleaf décrédibilise l’accusation pour meurtre défendue par Marge Sherwood en déclarant : « Marge, il y a l’intuition féminine et puis il y a les faits ». Par ces mots, Greenleaf discrédite Marge non au regard du contenu de ses propos ou de son attitude intellectuelle mais de son genre. Dans la suite du récit, cette remarque sexiste lui permettra d’écarter tout soupçon à son égard jusqu’à ce que soit réhabilité la parole de Marge et, ainsi, découvert le véritable coupable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour bien raisonner, encore faut-il avoir conscience de ses privilèges.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/32945713230/in/album-72157691229705502/">Flickr / Jeanne Menjoulet</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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</figure>
<p>Lorsqu’une situation, comme celle vécue par Marge, se présente, alors la personne discriminée peut éprouver des difficultés à rendre compte de son expérience afin d’être comprise. Pour Miranda Fricker, le second type d’injustice épistémique qualifié d’herméneutique trouve son origine dans les ressources interprétatives collectivement partagées. Ainsi, il est difficile pour la victime de formuler des énoncés compréhensibles car les mots ou les faits qu’elle relate sont absents du langage ou de la culture de son groupe. Un cas saillant est celui du harcèlement sexuel que la culture dominante rend difficile à tant à dénoncer qu’à énoncer en raison de l’absence de notions communes pour nommer ce genre de faits.</p>
<p>Les deux formes d’injustice épistémique nourrissent l’ignorance des oppresseurs. Dans un cas, ils se rendent coupables de leur bêtise par car ils se laissent guider par leurs préjugés. Dans le second, ils sont en partie victimes de la situation intellectuelle de leur groupe qui présente des carences en matière de ressources interprétatives.</p>
<h2>Un problème démocratique</h2>
<p>Du point de vue des opprimés, les enjeux démocratiques de notre problème sont évidents : privés du droit à l’égale dignité, méprisés intellectuellement, l’attitude des oppresseurs participe à les exclure de l’espace public. L’aveuglement partagé quant aux récits de leurs expériences conduit à exclure leurs points de vue de l’espace de formation du jugement et de décision. La riche littérature évoquée en introduction de cet article permet de mesurer les conséquences pratiques d’un tel état de fait.</p>
<p>Du point des oppresseurs, que l’on aimerait ignorer mais que le respect de l’égale dignité nous interdit, le problème se situe dans l’impossibilité d’accéder à une citoyenneté libre car éclairée. <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/lumieres">En termes kantiens</a>, la difficulté est liée à l’incapacité de l’oppresseur à sortir de son état de « minorité » pour parvenir à celui de « majorité ». Cette minorité « consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » et, plus encore, dans le manque de désir de penser par soi-même. Les préjugés acquis, souvent involontairement, dès l’enfance et développés au cours de son histoire personnelle placent l’oppresseur dans un état d’aliénation que les philosophes de Lumières ont combattu avec force.</p>
<p>Comme le rappelait Kant dans <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/lumieres"><em>Qu’est-ce que les Lumières ?</em></a>, « la diffusion des lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses ». Or, notre malheur en la matière est qu’« il est […] difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature ».</p>
<h2>Comment résister à la bêtise pour devenir un citoyen libre et éclairé ?</h2>
<p>« Sapere aude » (« Ose savoir ») pourrait-on déclarer avec Kant qui voyait, dans cette injonction au courage d’utiliser sa propre intelligence, « la devise des lumières ». Aussi, dans la continuité de la théorie développée par Miranda Fricker qui conçoit l’injustice épistémique comme un vice intellectuel, la résistance à la bêtise impliquerait de résister aux vices et de cultiver la vertu. Par exemple, il s’agirait pour chacun de lutter contre sa propre arrogance intellectuelle qui le conduit à mépriser la capacité d’autrui à penser ou encore sa paresse de l’esprit qui le pousse à se contenter de ses préjugés et de ses fausses croyances.</p>
<p>Toutefois, la raison seule ne saurait suffire. Si l’on suit les traces de <a href="https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/les-vertus-epistemiques/responsabilisme-vertus-epistemiques-et-vertus-morales">la philosophe Linda Zagzebski</a>, la vertu est une motivation stable à poursuivre le bien. En matière de connaissance, cela implique donc que résister à la bêtise passe par la régulation de nos désirs en direction de la vérité et de la connaissance. Sans ce désir de la vérité et de la connaissance, indispensable pour devenir maître de ses pensées, l’individu peinera à revoir ses jugements tant ce qui le guide n’est pas le vrai mais plutôt ce qui comble d’autres désirs (le pouvoir, l’argent, la gloire, l’autorité, la certitude, le désir d’avoir raison, etc.).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ah-ces-chinois-ils-travaillent-dur-quand-le-racisme-se-veut-bienveillant-147305">« Ah ces Chinois, ils travaillent dur ! » : quand le racisme se veut « bienveillant »</a>
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<p>Enfin, la résistance à l’injustice épistémique ne saurait se réduire à un travail individuel sur ses propres croyances. C’est là un aspect important de la théorie de Miranda Fricker qui relie la connaissance à la politique. En effet, les institutions démocratiques, portées par l’État, joue un rôle central de garant des libertés. Dès lors, on attend d’elles un certain pouvoir de régulation de nos mauvaises conduites notamment celles injustes qui nuisent à la liberté d’autrui.</p>
<p>En premier lieu, on peut <a href="https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2015-2-page-105.htm">légitimement attendre de l’école</a> qu’elle favorise la formation vertueuse de nos intelligences et nourrissent en chaque citoyen le goût voire le désir de la vérité, de la liberté, de la raison et de la justice. Ensuite, il est impératif que la culture épistémique des institutions publiques (police, justice, etc.) place au cœur de ses principes le sens de la vertu et la résistance aux vices. Enfin, un espace public qui garantit la libre expression des conflits et garantit aux <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-2013-12-page-978.htm&wt.src=pdf">opprimés la possibilité de dénoncer les injustices</a> qu’ils subissent est indispensable à l’établissement d’une société véritablement démocratique. C’est en ce sens que le <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-2013-12-page-978.htm&wt.src=pdf">philosophe José Médina</a>, à la suite de Fricker, invite à la « résistance épistémique » c’est-à-dire « l’utilisation de nos ressources épistémiques et de nos capacités pour affaiblir et changer les structures normatives de l’oppression ainsi que les formes complaisantes du fonctionnement cognitif-affectif qui soutiennent ces structures ».</p>
<p>Les récits de fiction qui mettent en avant des expériences de vie invisibilisées ou les mouvements sociaux qui remettent en cause l’ordre dominant quant à la manière de penser le sexe, la famille ou le travail sont de bons exemples de cette « résistance épistémique ». Par cette lutte, les opprimés participent à leur propre émancipation ainsi qu’à celles de leurs oppresseurs aliénés par l’ignorance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212831/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ousama Bouiss ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les injustices sociales et les discriminations sont causées, entre autres, par des raisonnements trop peu informés et qui manquent de recul.Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2112042023-09-12T21:50:21Z2023-09-12T21:50:21ZPourquoi l’espèce humaine est-elle la seule qui détruit son environnement alors que celui-ci lui permet de survivre ?<p>Tout individu vivant et même toute chose minérale a un impact sur son environnement. Et chacun a des interactions de proche en proche avec les autres.</p>
<p>Les végétaux et les animaux peu à peu évoluent en fonction de ce qui existe dans son environnement. Mais ils ne détruisent pas a priori leur environnement.</p>
<p>Depuis quelques décennies des espèces dites envahissantes sont remarquées : elles prolifèrent en prenant la place d’autres espèces. Par exemple, les perruches au détriment d’autres oiseaux en Europe. Elles ont été introduites par des humains dans des environnements où elles n’étaient pas avant. Au niveau local, elles peuvent faire des « dégâts » sur la faune, la flore ou les cultures mais pas à l’échelon de la planète et sans mettre en question leur propre condition de survie.</p>
<p>Depuis 1950 environ, les indicateurs d’activité humaine (consommation d’eau ou d’énergie, par exemple) et de transformation de la Terre (concentrations en gaz à effet de serre ou température de surface) ont augmenté de façon spectaculaire. Cette montée en régime, nommée la Grande Accélération, amène à une dévastation des enveloppes de la Terre (atmosphère, océans, terres émergées) qui constituent l’environnement des humains, des animaux et des végétaux. Le climat est modifié, les sols sont artificialisés et de nombreux animaux disparaissent. <a href="https://www.sciencespo.fr/cartographie/productions/atlas-anthropocene/">La pollution se généralise</a> dans tous les milieux.</p>
<p>Renverser la tendance de cette destruction est une urgence absolue. Comprendre le pourquoi de cette dégradation aveugle de l’environnement des humains permet d’une part de discerner en quoi il s’agit d’une spécificité des humains et d’autre part d’élaborer de nouveaux imaginaires sur le futur qui inspirent l’espoir.</p>
<h2>Quand les humains se placent hors de la nature</h2>
<p>L’anthropologie de la nature est une science qui nous éclaire car elle s’intéresse en même temps aux humains, et à ce qu’ils surmontent de naturel en eux, et à la nature qui se caractérise dans la pensée européenne moderne par l’absence d’humains. Ce champ de recherche initié par Philippe Descola avance que la destruction de l’environnement est liée à la façon de percevoir les lignes de partage entre humains et non-humains.</p>
<p>Depuis l’époque moderne, commencée au XVI<sup>e</sup> siècle, les Européens ont placé mentalement les plantes, les animaux et les milieux de vie dans la sphère « nature » caractérisée par l’absence des humains. D’un côté il y a les humains, de l’autre il y a la « nature ». Les non-humains (animaux, végétaux, sols, climat…) sont ainsi exclus a priori de notre destinée. Cette façon de penser s’appelle le « naturalisme » et est exceptionnelle : dans les autres continents ou en Europe avant l’époque moderne, les non-humains sont mêlés au tissu des relations sociales avec les humains. Par exemple, les Achuars (nation indigène d’Équateur) fredonnent des poèmes qu’ils adressent aux plantes et aux animaux en étant persuadés que ces derniers les comprennent.</p>
<p>La deuxième étape importante est qu’à partir du XVII<sup>e</sup> siècle en Europe, on a commencé à séparer le droit des humains et celui des non-humains. Dans ce sillage, les humains naturalistes, alors européens, deviennent convaincus qu’il est possible d’avoir une croissance infinie de leurs richesses grâce à la « mise en valeur » de la Terre au moyen du progrès infini des techniques (par exemple, des terres qui étaient gérées de façon communautaire deviennent des terrains privés pour le commerce de la laine).</p>
<p>Les grands penseurs du XIX<sup>e</sup> siècle, par exemple Marx, à l’époque du déploiement de l’industrie n’ont pas perçu que lier l’émancipation de l’humanité à l’augmentation du bien-être impliquait de soumettre la Terre à une exploitation dévastatrice de ses ressources. À cette époque, comme tous les Occidentaux modernes, ils considéraient que la « nature » était indestructible.</p>
<h2>Tous les humains n’ont pas le même impact</h2>
<p>Au XX<sup>e</sup> siècle, le « naturalisme » s’étend sur tous les continents. L’utilitarisme devient le mode de relation qui structure les institutions et la façon collective de se rapporter aux non-humains. Cependant seule une portion d’humains cause les effets dénoncés. <a href="https://s3.amazonaws.com/oxfam-us/www/static/media/files/extreme-carbon-inequality-021215-en_UPDATED.pdf">D’après une étude de 2015</a> d’Oxfam, seuls 10 % des plus riches émettaient 50 % de gaz à effet de serre alors que les 50 % plus pauvres n’émettaient que 10 %. Ou encore, la consommation de viande qui a de nombreux impacts sur le climat et la biodiversité n’est que 2 kg par an en moyenne par habitant en Inde alors qu’elle atteint 100 kg aux États-Unis.</p>
<p>Au XXI<sup>e</sup> siècle, de plus en plus de voix s’élèvent pour exprimer le lien de la destinée de l’espèce humaine avec celle de tous les autres non-humains dont il faut prendre soin. Les peuples autochtones, entre autres ceux d’Amazonie, sont de plus en plus reconnus comme sources de savoirs et d’inspirations par les organisations internationnales telles l’IPCC ou <a href="https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2022-10/LPR%20youth%202022%20LD%20DOUBLE%20PAGES.pdf">WWF</a>. Associés à leur territoire, ces peuples perçoivent intimement l’intrication de la destinée des humains et des non-humains. Ils permettent d’imaginer le foisonnement de possibilités pour rafistoler les liens entre humains et non-humains.</p>
<p>En conclusion, la destruction de l’environnement des humains n’est pas liée intrinsèquement à l’ensemble de l’espèce humaine mais à une succession singulière de phénomènes initiés il y a quelques siècles chez les humains d’Europe avec le « naturalisme » qui a permis le déploiement mondial et aveugle du capitalisme et de l’exploitation de la Terre. Je n’imagine pas des animaux – autres que les humains – capables d’engager une telle succession.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/251779/original/file-20181220-103676-bvxzth.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.dianerottner.com/">Diane Rottner</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p><em>Si toi aussi tu as une question, demande à tes parents d’envoyer un mail à : <a href="mailto:tcjunior@theconversation.fr">tcjunior@theconversation.fr</a>. Nous trouverons un·e scientifique pour te répondre. En attendant, tu peux lire tous les articles <a href="https://theconversation.com/fr/topics/the-conversation-junior-64356">« The Conversation Junior »</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211204/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anne Coudrain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En se plaçant mentalement hors de la nature, des humains ont causé énormément de dégâts à la planète.Anne Coudrain, Directrice de recherche honoraire, Sciences de l'eau et Anthropocène, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2129182023-09-07T15:32:35Z2023-09-07T15:32:35ZPenser les sociétés humaines dans une longue histoire évolutive<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/546429/original/file-20230905-15-yeb9yh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C16%2C1125%2C730&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Où allons-nous? Qu'allons-nous devenir ? </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/rock-pierre-dessiner-geologie-8729530/">Pexels</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p><em>« Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l’espèce et gouvernées par des lois générales ? Et si leurs trajectoires historiques pouvaient mieux se comprendre en les réinscrivant dans une longue histoire évolutive ? Dans une somme importante <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_structures_fondamentales_des_societes_humaines-9782348077616">récemment parue aux Éditions de la Découverte</a>, Bernard Lahire propose une réflexion cruciale sur la science sociale du vivant. Extraits choisis de l’introduction. »</em></p>
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<p>« D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » [Ces questions] relèvent non de la pure spéculation, mais de travaux scientifiques sur la biologie de l’espèce et l’éthologie comparée, la paléoanthropologie, la préhistoire, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie.</p>
<p>C’est avec ce genre d’interrogations fondamentales que cet ouvrage cherche à renouer. Si j’emploie le verbe « renouer », c’est parce que les sciences sociales n’ont pas toujours été aussi spécialisées, enfermées dans des aires géographiques, des périodes historiques ou des domaines de spécialité très étroits, et en définitive coupées des grandes questions existentielles sur les origines, les grandes propriétés et le devenir de l’humanité.</p>
<p>Les sociologues notamment n’ont pas toujours été les chercheurs hyperspécialisés attachés à l’étude de leurs propres sociétés (industrialisées, étatisées, bureaucratisées, scolarisées, urbanisées, etc.) <a href="https://books.openedition.org/pur/24398?lang=fr">qu’ils sont très largement devenus</a> et n’hésitaient pas à étudier les premières formes de société, à établir des comparaisons inter-sociétés ou inter-civilisations, ou à esquisser des processus de longue durée.</p>
<p>De même, il fut un temps reculé où un anthropologue comme Lewis H. Morgan pouvait publier une étude éthologique sur le <a href="https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=1536">mode de vie des castors américains</a> et où deux autres anthropologues étatsuniens, <a href="https://www.berose.fr/article2561.html">Alfred Kroeber et Leslie White</a>, « ne cessèrent d’utiliser les exemples animaux pour caractériser la question de l’humanité » ; et un temps plus récent, mais qui nous paraît déjà lointain, où un autre anthropologue comme <a href="https://www.science.org/doi/10.1126/science.131.3413.1602">Marshall Sahlins</a> pouvait publier des articles comparant sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs et vie sociale des primates non humains.</p>
<h2>La prise de conscience écologique</h2>
<p>Mais ce qui a changé de façon très nette par rapport au passé des grands fondateurs des sciences sociales, c’est le fait que la prise de conscience écologique – récente dans la longue histoire de l’humanité – de la finitude de notre espèce pèse désormais sur le type de réflexion que les sciences sociales peuvent développer. Ce nouvel « air du temps », qui a des fondements dans la réalité objective, a conduit les chercheurs à s’interroger sur la trajectoire spécifique des sociétés humaines, à mesurer ses effets destructeurs sur le vivant, qui font peser en retour des menaces d’autodestruction et de disparition de notre espèce. Ces questions, absentes de la réflexion d’auteurs tels que Durkheim ou Weber, étaient davantage présentes dans la réflexion de Morgan ou de Marx, qui avaient conscience des liens intimes entre les humains et la nature, ainsi que du caractère particulièrement destructeur des sociétés (étatsunienne et européenne) dans lesquelles ils vivaient.</p>
<p>Cinéma et littérature ont pris en charge ces interrogations, qui prennent diversement la forme de scénarios dystopiques, apocalyptiques ou survivalistes. Et des essais « grand public » rédigés par des auteurs plus ou moins académiques, de même que des ouvrages plus savants, brossent depuis quelques décennies des fresques historiques sur la <a href="https://www.routledge.com/In-Search-of-the-Primitive-A-Critique-of-Civilization/Diamond/p/book/9780878555826">trajectoire de l’humanité</a>, s’interrogent <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782226257017-sapiens-une-breve-histoire-de-l-humanite-yuval-noah-harari/">sur ses constantes et les grandes logiques</a> qui la traversent depuis le <a href="https://psycnet.apa.org/record/1991-98084-000">début</a>, formulent des <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/comment-tout-peut-s-effondrer-pablo-servigne/9782021223316">théories effondristes</a>, etc.</p>
<p>Comme souvent dans ce genre de cas, la science a été plutôt malmenée, cédant le pas au <a href="https://theconversation.com/pour-une-etude-critique-de-la-collapsologie-154087">catastrophisme</a> (collapsologie) ou au <a href="https://theconversation.com/humanisme-posthumanisme-transhumanisme-de-quoi-parle-t-on-exactement-152510">prométhéisme</a> (transhumanisme) et à des récits faiblement théorisés, inspirés parfois par une vision angélique ou irénique de l’humanité. Cette littérature se caractérise aussi par une méconnaissance très grande, soit des travaux issus de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire, soit des travaux de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie, et parfois même des deux, lorsque des psychologues évolutionnistes prétendent pouvoir expliquer l’histoire des sociétés humaines en faisant fi des comparaisons inter-espèces comme des comparaisons inter-sociétés.</p>
<h2>Le social ne se confond pas avec la culture</h2>
<p>Cette situation d’ensemble exigeant une forte conscience de ce que nous sommes, elle me semble favorable à une réflexion scientifique sur les impératifs sociaux transhistoriques et transculturels, et sur les lois de fonctionnement des sociétés humaines, ainsi qu’à une réinscription sociologique de la trajectoire de l’humanité dans une longue histoire évolutive des espèces.</p>
<p>Elle implique pour cela de faire une nette distinction entre le social – qui fixe la nature des rapports entre différentes parties composant une société : entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, entre les différents groupes constitutifs de la société, entre « nous » et « eux », etc. – et le culturel – qui concerne tout ce qui se transmet et se transforme : savoirs, savoir-faire, artefacts, institutions, etc. –, trop souvent tenus pour synonymes par les chercheurs en sciences sociales, sachant que les espèces animales non humaines ont une vie sociale mais pas ou peu de vie culturelle en comparaison avec l’espèce humaine, qui combine les deux propriétés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/apres-les-humains-les-abeilles-sont-les-seuls-animaux-capables-de-faire-la-difference-entre-les-nombres-pairs-et-impairs-193916">Après les humains, les abeilles sont les seuls animaux capables de faire la différence entre les nombres pairs et impairs</a>
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<p>Si les éthologues peuvent mettre au jour des <a href="https://theconversation.com/les-animaux-ces-inventeurs-de-genie-206646">structures sociales générales</a> propres aux chimpanzés, aux loups, aux cachalots, aux fourmis ou aux abeilles, c’est-à-dire des structures sociales d’espèces non culturelles, ou infiniment moins culturelles que la nôtre, c’est parce que le social ne se confond pas avec la culture.</p>
<h2>Oeuvrer pour une conversion du regard</h2>
<p>À ne pas distinguer les deux réalités, les chercheurs en sciences sociales ont négligé l’existence d’un social non humain, laissé aux bons soins d’éthologues ou d’écologues biologistes de formation, et ont fait comme si le social humain n’était que de nature culturelle, fait de variations infinies et sans régularités autres que temporaires, dans les limites de types de sociétés donnés, à des époques données. Certains chercheurs pensent même que la nature culturelle des sociétés humaines – qu’ils associent à tort aux idées d’intentionnalité, de choix ou de liberté – est incompatible avec l’idée de régularité, et encore plus avec celle de loi générale.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/546425/original/file-20230905-21-qn34ub.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les structures fondamentales des sociétés humaines. 2023.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_structures_fondamentales_des_societes_humaines-9782348077616">Éditions la Découverte</a></span>
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<p>C’est cela que je remets profondément en cause dans cet ouvrage, non en traitant de ce problème abstraitement, sur un plan exclusivement épistémologique ou relevant de l’histoire des idées, mais en montrant, par la comparaison interspécifique et inter-sociétés, que des constantes, des invariants, des mécanismes généraux, des impératifs transhistoriques et transculturels existent bel et bien, et qu’il est important de les connaître, même quand on s’intéresse à des spécificités culturelles, géographiques ou historiques.</p>
<p>Cette conversion du regard nécessite un double mouvement : d’une part, regarder les humains comme nous avons regardé jusque-là les non-humains (au niveau de leurs constantes comportementales et de leurs structures sociales profondes) et, d’autre part, regarder les non-humains comme nous avons regardé jusque-là les humains (avec leurs variations culturelles d’une société à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un individu à l’autre, etc.).</p>
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<p><em>L’auteur vient de publier <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_structures_fondamentales_des_societes_humaines-9782348077616">Les structures fondamentales des sociétés humaines</a>, aux Éditions La Découverte, août 2023</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212918/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Lahire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L'ouvrage ‘Les structures fondamentales des sociétés humaines’ propose de répondre aux questions fondamentales que peuvent se poser les êtres humains. Bonnes feuilles.Bernard Lahire, Directeur de recherche CNRS, Centre Max Weber/ENS de Lyon, ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2095412023-09-04T18:32:04Z2023-09-04T18:32:04ZPourquoi repenser l’autorité à l’école<p>Les récentes émeutes suite à la <a href="https://www.lemonde.fr/mort-de-nahel-a-nanterre/">mort de Nahel Merzouk</a> ont suscité de nouvelles polémiques sur le thème de la « perte » de l’autorité et la nécessité de sa « restauration ».</p>
<p>Une des caractéristiques frappantes de ces épisodes rhétoriques est de ne pas sembler, année après année, parvenir à capitaliser les apports d’un certain nombre de travaux en sciences humaines. Pourtant, des recherches à la jonction des <a href="https://journals.openedition.org/rechercheseducations/1164">sciences de l’éducation</a> et de la <a href="https://editions.flammarion.com/la-fin-de-lautorite/9782081235052">philosophie</a> sont à même d’éclairer prises de position dans ce registre.</p>
<p>Arrêtons-nous sur deux de ces apports, la distinction et le fait de découpler pouvoir et autorité d’une part, les rapports de cette dernière aux mutations inhérentes à la modernité démocratique d’autre part, puis ouvrons une piste pour mieux comprendre la place de l’autorité dans les démocraties occidentales du XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>Distinguer pouvoir et autorité</h2>
<p>Rappelons d’abord que la confusion entre <a href="https://journals.openedition.org/edso/20225"><em>autorité</em></a> et <em>pouvoir</em> est sans doute ce qui obscurcit le plus la capacité d’analyse dans ce domaine. C’est elle qu’il faut d’abord dissiper.</p>
<p>Il existe pourtant des critères simples pour y parvenir. Le pouvoir admet la contrainte, et exige simplement en démocratie que celle-ci soit cadrée dans son ampleur et ses méthodes par le droit. C’est pourquoi on parle d’<em>État de droit</em> ou que l’on dit que « force doit rester à la loi ». Souvent, ainsi, les appels à « restaurer l’autorité » sont en fait des appels à accroitre le pouvoir de contrainte de la puissance publique (ou des parents), au besoin en s’affranchissant d’un certain nombre de protections touchant par exemple à la vie privée ou encore à la liberté d’expression et d’association.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-parole-des-professeurs-fait-elle-encore-autorite-149023">La parole des professeurs fait-elle encore autorité ?</a>
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<p>Le débat sur le juste dosage du recours à ce que le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-max-weber-ideal-type">philosophe et sociologue Max Weber</a> appelait « le monopole de la contrainte légitime » est en lui-même intéressant et important, mais ne concerne l’autorité qu’à la marge. Celle-ci en effet exclut par définition la contrainte : elle est une forme d’influence reconnue comme légitime et admise sans qu’elle ait besoin de s’imposer par la force.</p>
<p>Cette légitimité a longtemps pu être de nature religieuse ou traditionnelle, ce qui, effectivement, a tendu à s’effacer progressivement dans la modernité démocratique, même si cela a été plus longtemps prégnant dans certains contextes et certains domaines (celui de l’éducation ou de la santé par exemple) que d’autres. Aujourd’hui, dans un autre registre, les formulations impératives que nous suivons souvent sans pour autant craindre de représailles dans le cas contraire sont toujours légion, des conseils de nutrition (« mangez, bougez ») aux invitations amicales (« parle-moi », « appelle-moi quand tu passes dans la région »).</p>
<p>Longtemps, les individus en position de pouvoir et d’autorité ont été de fait les mêmes (un <em>pater familias</em> romain par exemple), et se trouvaient ainsi en position d’obtenir de force (par le pouvoir) ce qu’ils pouvaient aussi obtenir souvent de gré (par autorité).</p>
<p>Une complexité contemporaine se niche dans le fait que, très souvent, ces rôles sont désormais découplés. Bien des <em>influenceurs</em> ont un effet sur le comportement d’autres individus sans avoir aucune possibilité de les contraindre en quoi que ce soit. Bien des institutions publiques n’ont au fond plus que la contrainte qu’elles peuvent exercer sur les individus (y compris dans le strict respect du cadre légal) pour agir sur eux.</p>
<p>D’un côté, la contrainte au prisme du couple droit-pouvoir est une dimension inévitable de la vie sociale, fût-elle démocratique, d’un autre côté, elle ne peut être le seul ordinaire des interactions entre les individus, sauf à se trouver, justement, dans une situation critique et éruptive. L’autorité, au fond, est ce qui fluidifie, quand elle « fonctionne », la vie sociale, en réduisant la contrainte effective à l’exception, et non à la règle.</p>
<h2>Qu’attend-on de la modernité démocratique ?</h2>
<p>Tenir présentement un discours cohérent sur l’autorité est donc inséparable de l’adoption d’une position claire dans la compréhension de la modernité démocratique elle-même. <a href="https://theconversation.com/lecole-selon-hannah-arendt-penser-la-crise-de-leducation-173854">Hannah Arendt</a> jugeait ainsi que la modernité condamnait l’autorité dans le domaine politique en sapant les piliers de la religion et de la tradition qui l’étayait, mais qu’il fallait pouvoir continuer à pouvoir compter sous sa forme traditionnelle dans le domaine éducatif. C’est pourquoi elle prescrivait de séparer ce domaine des autres (et des passions démocratiques qui s’y instillent).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ajx7GVg78TY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage en 2007 sur l’autorité dans les établissements scolaires, sur France 2 (INA Société).</span></figcaption>
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<p>Des analystes ultérieurs de la modernité démocratique, comme <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070786251-l-avenement-de-la-democratie-t-4-le-nouveau-monde-marcel-gauchet/">Marcel Gauchet</a>, pensent au contraire que nous vivons désormais dans un <em>nouveau monde</em>, soit un univers où les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xF_3a5AYFhs">compromis entre tradition et modernité</a> ne peuvent plus avoir cours, et où il est exigé des acteurs une certaine cohérence entre les principes dont ils se réclament dans les différentes dimensions de la vie sociale.</p>
<p>La tendance à pester contre la perte d’autorité par rapport aux temps jadis ou à rêver du retour de l’autorité qui régnait alors devrait donc en bonne logique s’accompagner d’éléments plus pratiques pour en garantir la crédibilité.</p>
<p>Cela pourrait être une explicitation plus claire de ce qu’impliquerait un renoncement global à la modernité démocratique qui rendrait ce projet possible, ou encore une description fine de l’art par lequel le tri effectif entre ce qui peut se moderniser et se démocratiser ou non serait fait et pourrait faire consensus. Il y a fort à penser que les déclarations d’intention fracassantes, si nombreuses dans ce registre, ne sortiraient pas indemnes d’un tel exercice…</p>
<h2>Différents exercices de l’autorité</h2>
<p>Désormais, dans un monde hypermoderne dans tant d’autres registres, l’autorité peut aussi peu être restaurée sous sa forme traditionnelle qu’elle ne peut simplement quitter la scène et laisser place au règne du pouvoir de contraindre, avec la seule régulation du droit.</p>
<p>Il s’agit, en d’autres termes, d’apprendre à penser désormais l’autorité <em>dans</em> la démocratie (comprise comme un mode de vie plus encore qu’un régime politique) et non <em>contre</em> elle – en appelant à un maintien de l’ordre plus autoritaire – ou <em>en dehors d’elle</em> – en pensant pouvoir soustraire certains domaines de la vie sociale à son empire.</p>
<p>Sans doute gagne-t-on, pour ce faire, à tenir compte de deux éléments massifs dans l’Occident où nous vivons en ce début de XXI<sup>e</sup> siècle, qu’une autre caractéristique majeure de bien des discours publics sur l’autorité est de minorer voire de passer sous silence.</p>
<p>Le premier est le phénomène que Tocqueville, déjà, au début du XIX<sup>e</sup> siècle identifiait et baptisait l’<em>individualisme démocratique</em> dans <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/democratie_1/democratie_tome1.html"><em>De la démocratie en Amérique</em></a>. Dans les temps démocratiques, les individus agissent plus par quête de leur bien-être singulier que par fidélité à quelque tradition ou devoir collectif, et c’est une donnée dont la réflexion sur la paix sociale doit aussi partir.</p>
<p>Le deuxième est un fait dont Rawls pointe la centralité, dans <a href="https://www.puf.com/content/Lib%C3%A9ralisme_politique"><em>Libéralisme politique</em></a>, pour comprendre nos sociétés démocratiques contemporaines, et qu’il appelle le <em>fait de pluralisme</em> : il est vain d’espérer que tous les individus de sociétés libres et ouvertes partagent les mêmes valeurs et idéaux de vie, il faut donc organiser entre eux une coexistence pacifique et juste.</p>
<p>La prise en compte de ces deux éléments invite à repenser l’autorité comme une « proposition d’influence formulée par un individu et à laquelle un autre consent (<em>sans contrainte</em>) », ce qui implique d’une part qu’elle doit pouvoir être perçue, ressentie et vécue par les individus auxquels elle est adressée comme un point d’appui et non un obstacle vers leur bien-être. D’autre part, il ne saurait, dans une société pluraliste, y avoir un seul modèle d’autorité pensable en bloc, mais plutôt une infinité de nuances dans les manières de s’approprier ce type de relation interindividuelle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209541/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Camille Roelens ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les appels à restaurer l’autorité sont récurrents. Mais ne confondent-ils pas souvent « autorité » et « pouvoir » ? Quelques pistes pour repenser ces notions dans un monde hypermoderne.Camille Roelens, Chercheur en sciences de l'éducation, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2125492023-08-31T18:01:42Z2023-08-31T18:01:42ZIA : le but est-il devenu le moyen ?<p><em>Dans leur ouvrage, <a href="https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/lintelligence-artificielle-nest-pas-une-question-technologique/">« L’intelligence artificielle n’est pas une question technologique »</a> (Éditions de l’Aube), Laurent Bibard, responsable de la filière Management et philosophie de l’ESSEC, et Nicolas Sabouret, professeur à l’Université Paris-Saclay où il dirige la graduate school d’informatique et sciences du numérique, soulignent qu’« il n’y a pas de problème d’intelligence artificielle, il n’y a que le problème de nos attentes à l’égard de ce que nous avons nous-mêmes créé ». Démonstration avec un extrait que nous republions sur The Conversation France.</em></p>
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<p>Même si nous avons du mal à l’admettre, la tendance est plutôt technophile dans notre société. Malgré certaines résistances qui s’expriment à travers la demande de « moins de technologie » et « plus d’humain », la tendance générale est que la société se « technologise » de plus en plus, sans forcément réfléchir collectivement aux raisons pour lesquelles elle le fait. Et cela nous conduit à ce genre de situation où l’on renouvelle les machines très souvent et où l’on calcule à tout va, donc en <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/09/le-numerique-dans-le-piege-climatique_6108779_3234.html">générant énormément de pollution</a>. […]</p>
<p>Il faut bien distinguer, dans ces outils de calcul qui coûtent très cher et qui polluent, d’une part, les calculs qui sont faits dans un but collectif de progrès pour la société – que ce soit par les chercheurs ou par des entreprises qui essayent de travailler pour le bien commun –, d’autre part, les usages individuels qui peuvent parfois relever de cet esclavage moderne.</p>
<p>La mode et la diffusion des photos de chatons sur les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reseaux-sociaux-20567">réseaux sociaux</a> sont très coûteuses sur le plan écologique, pour un gain économique qui ne repose que sur les recettes publicitaires. Au contraire, lors de la pandémie de Covid-19, les centres de calcul ont permis de simuler et de comprendre les modes de diffusion de la maladie, de suivre l’évolution des variants, de manière indéniablement efficace.</p>
<p>Dans les deux cas (la publicité et la recherche sur le Covid-19), tout cela est rendu possible par les algorithmes d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/intelligence-artificielle-ia-22176">intelligence artificielle</a> (IA). Ce sont donc aussi ces <a href="https://theconversation.com/fr/topics/algorithmes-24412">algorithmes</a>, dont nous critiquons l’usage sur les réseaux sociaux, qui nous ont permis de sortir de la pandémie en deux ans, avec un nombre de victimes qui, malgré, tout reste limité – dix fois moins, par exemple, que la grippe espagnole du début du XX<sup>e</sup> siècle. Grâce aux technologies, nous avons su relativement bien maîtriser une situation potentiellement catastrophique. Cela s’est fait avec ces mêmes centres de calcul très polluants […].</p>
<p>Il faut donc faire la différence entre la photo de chaton qu’on va mettre sur Internet et des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/technologies-21576">technologies</a> mises à disposition dans l’intérêt collectif du bien commun, pour problématiser la question du rapport aux technologies sur le plan directement de la philosophie morale et politique. Cela montre encore ici que, par elles-mêmes, les technologies ne posent pas de problème. C’est le rapport que nous entretenons avec elles qui pose problème, par rapport à nos attentes, par rapport à la conformation à des groupes, par rapport à la mode, etc.</p>
<h2>Fonctionnalisme</h2>
<p>On peut, comme on vient de le voir, problématiser la question sur le plan de la philosophie morale et politique, mais on peut aussi la problématiser sur le plan que l’on peut qualifier d’« épistémologique », c’est-à-dire qui concerne la solidité de nos savoirs. Il y a sur ce sujet une réflexion tout à fait fondamentale d’un philosophe peu connu qui s’appelle Jacob Klein. Il observe qu’à partir de la Renaissance, l’élaboration de la physique mathématique sur la base de l’algèbre conduit les sciences à <a href="https://www.scribd.com/document/394805591/Jacob-Klein-Lectures-and-Essays-SJC-St-Johns-College">prendre inévitablement pour but leurs propres méthodes</a>. Il écrit à peu près ceci :</p>
<blockquote>
<p>« Jamais les anciens n’auraient pris la méthode comme but. »</p>
</blockquote>
<p>Il veut dire par là que l’élaboration des sciences modernes a comme adossement sous-jacent l’idée que la méthode est un but. L’idée que le mode de fonctionnement est le but, en quelque sorte, de la recherche. Et s’il y a du vrai dans ce qu’il dit, il est capital de savoir s’en dégager pour n’utiliser la recherche que comme un moyen d’un but autre que la recherche elle-même, qui n’est pas faite pour se servir elle-même, mais bien pour servir la vie en société, le bien commun.</p>
<p>Cela se transpose dans nos vies concrètes, dans la vie sociale, au travers de ce qu’on appelle en sociologie le fonctionnalisme. Le fonctionnalisme c’est une manière d’approcher les organisations qui identifient de manière très convaincante qu’une organisation risque toujours de se prendre pour son propre but.</p>
<h2>La grande déresponsabilisation</h2>
<p>Il y en a un exemple remarquable dans le tout début du film <em>Vol au-dessus d’un nid de coucou</em> de Miloš Forman, avec Jack Nicholson. La scène montrée par Forman au début du film est révélatrice de la difficulté que nous abordons ici. Elle a lieu à un moment où des patients dans un hôpital psychiatrique sont censés prendre du repos. Et l’on voit que le personnel de soins, très subtilement, au lieu d’apaiser les patients, les énerve. Ainsi, les soignants sont de nouveau utiles : on appelle même les brancardiers pour mettre Nicholson dans sa camisole de force.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/LQEYisXqdg8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Bande-annonce du film <em>Vol au-dessus d’un nid de coucou</em> (1975).</span></figcaption>
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<p>Nous en rions car c’est un film, mais cela est malheureusement tragiquement vrai, et arrive plus que fréquemment tous contextes confondus : au lieu de faciliter le fonctionnement de la structure, de se mettre au service des usagers, les acteurs agissent de manière à rester utiles, c’est-à-dire à ce que leur fonctionnement soit confirmé dans sa pertinence. Autrement dit, on entretient le problème, parce qu’on en est la réponse. Et il se peut que le problème que l’on entretient ait perdu de sa pertinence, voire soit devenu caduc, n’ait aucun sens, voire n’en ait jamais eu…</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1121&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1121&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1121&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1409&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1409&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545476/original/file-20230830-26-dsrqp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1409&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« L’intelligence artificielle n’est pas une question technologique », de Laurent Bibard et Nicolas Sabouret.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/lintelligence-artificielle-nest-pas-une-question-technologique/">Éditions de l’aube</a></span>
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<p>Des distorsions des systèmes de cet ordre représentent un véritable problème dans notre monde. Et les technologies en sont un rouage de plus en plus central. Elles deviennent un but en soi pour améliorer les capacités de calcul des ordinateurs, de l’IA, etc., indépendamment de l’intérêt que cela puisse apporter aux humains, à la société, au bien commun.</p>
<p>Nous sommes donc, à nouveau, face à un problème fondamentalement humain. Une des manières intéressantes de le poser, c’est de dire que quand on se réfugie dans des théories des systèmes, en n’admettant pas qu’il y a une responsabilité des individus et donc en présupposant que les humains et les individus sont noyés dans les systèmes, on déresponsabilise tout le monde, en jouant de facto le jeu d’une humanité noyée dans les systèmes, dans tout système.</p>
<p>Les théories qui n’insistent que sur l’aspect systémique des fonctionnements contribuent à nos aliénations, au fait que nous devenons des rouages dans des machines. Nous devenons les moyens des machines parce que nous nous représentons que nous sommes dominés par les systèmes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212549/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’essor des algorithmes est aujourd’hui favorisé par une fascination pour la technologie qui éclipse les enjeux d’impact sociaux et environnementaux des outils.Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC Nicolas Sabouret, Professeur en informatique, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2110012023-08-27T19:04:47Z2023-08-27T19:04:47ZUltra-trail du Mont-Blanc : quand course à pied rime avec philosophie<p>171 kilomètres sur 10 000 mètres de dénivelé pour faire le tour du Mont-Blanc en traversant l’Italie, la Suisse et la France, c’est le parcours de <a href="https://montblanc.utmb.world/fr">l’Ultra-trail du Mont-Blanc</a> (UTMB) qui débute le 28 août et fête ses 20 ans cette année.</p>
<p>L’ultra-trail est une forme de course à pied qui se déroule « hors stade », sur des distances dépassant celle du marathon standard de 42,195 km, généralement sur des sentiers naturels et des terrains accidentés.</p>
<p>Les courses varient en distance de 50 à 170 km et les règlements de chaque course précisent le temps limite pour accomplir le parcours. Il faut terminer les 171km de <a href="https://montblanc.utmb.world/fr/races-runners/other-information/mb-regulations">l’UTMB</a> en 46h30 maximum ! Les mots du favori de cette année, <a href="https://www.mathieu-blanchard.com/post/mon-premier-100miles-vermont100-2017">Mathieu Blanchard</a> après son premier 160 km au Vermont 100 Mile Endurance Run, un ultra-trail organisé aux États-Unis, résument l’enjeu : « En creusant comme jamais au fond de moi, j’ai fini par avaler ce monstre de distance ! »</p>
<p>L’ultra-trail connait une croissance significative au niveau mondial ces dernières décennies. Il n’existe aucune fédération officielle qui puisse donner un nombre précis de pratiquants mais sur un site comme <a href="https://fr.peyce.com/">Peyce</a>, qui répertorie les calendriers de courses, on pouvait trouver plus de 6 000 événements (durant lesquels plusieurs courses ont lieu) en France en 2022.</p>
<p>L’engouement pour l’ultra-trail running semble déroutant pour le profane. Pourquoi des individus choisiraient-ils de pousser leur corps à de telles extrémités ?</p>
<p>Mon <a href="https://courir.hypotheses.org">travail de recherche</a> interroge justement les raisons sous-jacentes de cet attrait en s’appuyant sur les réflexions et concepts mis en avant par différents philosophes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/equal-play-equal-pay-des-inegalites-de-genre-dans-le-football-208530">Equal play, equal pay : des « inégalités » de genre dans le football</a>
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<h2>Une course qui modifie la perception du temps</h2>
<p>Sur de très longues distances, la durée de la course peut s’étendre sur plusieurs heures, voire plusieurs jours. Dans ce contexte, la montre et les repères temporels habituels perdent de leur pertinence. Le coureur se trouve dans un état où il doit gérer ses efforts sans trop se focaliser sur le temps qui passe.</p>
<p>Pour gérer la douleur, la fatigue, et les différents aléas de la course (conditions météo, terrains difficiles, etc.), le coureur doit rester concentré sur l’instant présent pour éviter d’être submergé par l’ampleur de la tâche ou par les kilomètres restants.</p>
<p>Les résultats d’une récente <a href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2022.934308/full">étude</a> menée par des psychologues sur la façon dont les individus ressentent le passage du temps montrent d’ailleurs qu’il existe effectivement une dilatation du temps dans une situation de pratique d’ultra-trail par rapport à une situation quotidienne sans pratique physique. Pour résumer : lorsque les sensations physiques sont bonnes, le temps semble filer alors que la douleur ou les pensées négatives semblent produire des effets de ralentissement.</p>
<p>Les événements sont des « bulles spatio-temporelles » encadrées par une organisation comprenant sécurité, assistances, système de ravitaillement. Pour une durée maximale donnée et un itinéraire précis, les participants sont invités à une immersion totale et radicale. En se confrontant à la nature, au temps, à la fatigue et à la douleur, l’ultra-trailer cherche à vivre des émotions brutes, non filtrées par le confort moderne. Cette intensité est souvent ce qui attire et retient les coureurs dans cette discipline. Il s’agit-là d’un des paradoxes de la discipline : une quête d’authenticité dans un système ultra-contrôlé.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="La descente du col de la Seigne (Savoie)" src="https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/544257/original/file-20230823-8994-qn2e04.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La descente du col de la Seigne (Savoie).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Akunamatata/Flickr</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span>
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<h2>Maîtriser l’effort pour se sentir vivant</h2>
<p>Dans <a href="http://journals.openedition.org/lectures/8447">son analyse de la modernité</a>, le philosophe allemand Hartmut Rosa met en lumière le phénomène d’accélération sociale des sociétés contemporaines. Notre époque est marquée par une course contre la montre permanente, où tout doit aller plus vite : l’information, la communication, le travail, la consommation. Cette dynamique engendre souvent un sentiment d’aliénation, où l’individu se sent déconnecté de sa propre vie – emporté par un tourbillon qu’il ne maîtrise pas.</p>
<p>Pour faire face à cela, nous sommes nombreux à rechercher des moments, des espaces, des expériences où nous pouvons véritablement « résonner ». <a href="https://www.philonomist.com/fr/video/vivre-en-resonance-avec-hartmut-rosa">« La résonance »</a>, selon Hartmut Rosa, est cette relation dynamique, réciproque et émotionnelle avec le monde qui nous entoure, où l’on se sent à la fois acteur et récepteur, en harmonie avec ce qui nous entoure. Ce concept peut être pertinent pour comprendre l’engouement actuel pour l’ultra-endurance.</p>
<p>Lors d’un ultra-trail, chaque pas, chaque montée, chaque descente peut être perçu par les coureurs comme une manière de se reconnecter, de se sentir vivant, vibrant – en phase avec le monde. <a href="https://www.arthaud.fr/courir-ou-mourir/9782080234087">De nombreux d’athlètes</a> de renoms font le <a href="https://editions.flammarion.com/vivre-d-aventures/9782080292049">récit</a> de <a href="https://www.editionsmons.com/products/vivre-et-courir">ces sentiments</a> et utilisent ce lexique pour décrire ces sensations.</p>
<h2>Se sentir à sa place</h2>
<p>L’ultra-trail peut aussi offrir des expériences « d’habiter sa vie, d’habiter son corps ». Ils ne sont plus de simples spectateurs, mais des acteurs actifs, engagés, et « enracinés dans le monde ». Cette question, la place de chaque individu dans le monde, est centrale pour certains philosophes comme <a href="https://www.editions-observatoire.com/content/%C3%8Atre_%C3%A0_sa_place">Claire Marin</a>.</p>
<p>L’autrice aborde la question des ruptures, qu’elles soient physiques, émotionnelles ou psychologiques, et la manière dont elles façonnent notre rapport au monde. Les épreuves sont pour elle des occasions d’intense prise de conscience, de renouveau – autant d’opportunités de se réinventer, d’approfondir sa compréhension de soi-même et de renouer avec le sentiment de se sentir vivant.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Elle suggère que dans ces moments de rupture, lorsque l’ancien cadre de référence est chamboulé, nous sommes invités à « habiter » pleinement notre corps. Les coureurs provoquent ces moments par des défis physiques et mentaux extrêmes, en rupture avec leur quotidien, leurs limites habituelles et parfois même avec leurs propres croyances et perceptions d’eux-mêmes.</p>
<p>Dans le but de se préparer à ces défis, les coureurs recréent de nouvelles habitudes en structurant des entraînements réguliers afin « d’être prêt » à affronter de telles distances en se poussant à des extrêmes. Préparer un ultra-trail revient finalement à se (re) définir, se trouver de nouveaux repères.</p>
<h2>L’expérience de la plasticité</h2>
<p>L’ultra offre aussi l’expérience d’un véritable « cogito corporel », un <a href="https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2016-2-page-114.htm">« je sens donc j’existe »</a> où le corps, face à l’exigence et à la rigueur de l’entraînement, se modifie, s’adapte et se transforme. Cette transformation n’est pas seulement physique : elle est aussi mentale et émotionnelle.</p>
<p>On peut ici parler même de plasticité en suivant la philosophe <a href="https://www.decitre.fr/livres/plasticite-9782914172066.html">Catherine Malabou</a>. Pour elle, la plasticité évoque à la fois la capacité à recevoir une forme et à donner une forme. Elle s’intéresse particulièrement à la manière dont nous sommes formés par les expériences tout en étant capables de nous transformer et de surmonter les traumas.</p>
<p>Les coureurs développent résilience et <a href="https://theconversation.com/ameliorer-sa-flexibilite-psychologique-grace-a-la-therapie-dacceptation-et-dengagement-153588">flexibilité psychologique</a> à travers des capacités à surmonter la douleur, la fatigue, les doutes, tout en restant focalisés sur leur objectif.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/w3XRT_gz3c0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La gestion de la « pain cave » (littéralement « la caverne de la douleur ») expliquée par l’athlète états-unienne Courtney Dauwalter qui a notamment remportée l’Ultra-trail du Mont-Blanc en 2019 et en 2021.</span></figcaption>
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<p>La plasticité invite à penser l’ultra-trail non seulement comme une épreuve sportive, mais aussi comme une expérience de vie, capable de transformer notre rapport au monde, aux autres, et à nous-mêmes. La longue distance, la solitude, l’interaction avec la nature, tout cela forme le coureur, mais lui donne aussi l’opportunité de se transformer, de donner une nouvelle forme à sa vie, à ses priorités, à sa compréhension de lui-même.</p>
<h2>Des émotions rares</h2>
<p>Lors d’un ultra-trail, les émotions peuvent se manifester avec une intensité rarement égalée dans la routine du quotidien. L’ultra-trail peut provoquer une gamme d’émotions qui, souvent, transcende la norme : la terreur face à l’inconnu du parcours, l’émerveillement devant la beauté sauvage de la nature, l’agonie des muscles à bout de forces, et l’euphorie d’une ligne d’arrivée franchie.</p>
<p>Dans le livre <a href="https://www.puf.com/content/Petit_manuel_philosophique_%C3%A0_lintention_des_grands_%C3%A9motifs">« Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs »</a>, la philosophe italienne Ilaria Gaspari décrit le rôle essentiel des émotions dans le façonnement de notre expérience existentielle. Au-delà d’une simple réaction biochimique, elle présente les émotions comme des narrations intimes qui façonnent notre rapport au monde.</p>
<p>L’ultra-trail peut ainsi être une occasion unique de faire face à une intensité émotionnelle qui reflète la complexité de la condition humaine. Chaque montée, chaque obstacle surmonté symbolise la vie et ses défis. En confrontant et en surmontant ces émotions amplifiées par l’effort physique, le coureur peut éprouver une forme de catharsis, un éclairage sur sa propre existence.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211001/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mathilde Plard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’engouement pour l’ultra-trail running semble déroutant pour le profane : pourquoi des individus poussent-ils leur corps à de telles extrémités ?Mathilde Plard, Chercheuse CNRS - UMR ESO, Université d'AngersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2053182023-08-24T16:51:16Z2023-08-24T16:51:16ZComment ChatGPT change notre rapport au monde<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533226/original/file-20230621-16-ygxskf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=22%2C0%2C4970%2C3330&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">ChatGPT est très symbolique de ce régime socio-économique que le philosophe André Gorz a qualifié de capitalisme cognitif.</span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span></figcaption></figure><p>Le 30 novembre 2022, la société Open AI lançait <a href="https://openai.com/blog/chatgpt">ChatGPT</a> déclenchant un foisonnement de débats et de questionnements. C’est sans doute, le rapport à la « réalité » qu’entretient notre société qui explique en partie l’émergence et le succès d’IA comme ChatGPT. Depuis longtemps, avec l’avènement du progrès technologique et, plus récemment, de l’informatique, notre manière d'habiter le monde évolue, nous l’observons à distance, le manipulons à l’aide d’outils et de membranes qui guident nos bras et nos regards.</p>
<p>À la fin des années 70, l’économiste <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Labor_and_Monopoly_Capital">Harry Braverman</a> soulignait déjà que l’informatique contribuait à accentuer la distance entre la main et l’esprit signant la disparition progressive de gestes et de savoirs traditionnels comme de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/eloge_du_carburateur-9782707160065">certains métiers manuels</a>. L’informatique, nous le comprenions déjà, allait transformer notre rapport à la réalité, telle une membrane ou une interface qui s’interpose entre nous et le monde pour nous dire ce qui compte et ce qui vaut.</p>
<p>Ce que nous ne savions pas à l’époque, c’est que ces membranes ou interfaces, autrefois maîtrisables et intelligibles dans des programmes qu’on parvenait encore à expliquer et à discuter, allaient devenir de plus en plus intelligentes et obscures. Avec les systèmes d’IA, comme celui qui supporte ChatGPT, la membrane perd en contrôle.</p>
<h2>Une délégation de plus ?</h2>
<p>La sociologue <a href="https://shs.hal.science/Halshs-00005830/">Madeleine Akrich</a> propose de considérer la technologie comme un acteur à qui on décide de déléguer des tâches. Ce terme de délégation est intéressant car que déléguons-nous à ChatGPT ? On lui confie la tâche de répondre à nos questions en fouillant des milliards de données pour trouver la « bonne information ». En ce sens, ChatGPT ne fait qu’un pas de plus dans les délégations que nous avons déjà confiées aux machines.</p>
<p>Mais peut-être est-ce un pas de trop car en utilisant la métaphore du délégué pour penser ChatGPT, ce que nous acceptons, c’est de confier la recherche d’information – et partant, notre rapport au monde – à un délégué dont on ne sait ni ce qu’il interroge, ni comment il fonctionne. C’est comme si on acceptait de confier son sort à un parfait inconnu dont on ne sait rien. Il y a là l’installation progressive d’un régime de vraisemblance où la distinction entre matérialité des faits et fabrication des faits par l’algorithme s’obscurcit, nous amenant dans un monde où plus rien ni personne ne peut être sûr.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-fonctionne-chatgpt-decrypter-son-nom-pour-comprendre-les-modeles-de-langage-206788">Comment fonctionne ChatGPT ? Décrypter son nom pour comprendre les modèles de langage</a>
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<p>En effet, l’incertitude liée à l’inflation informationnelle que nous connaissons depuis des décennies avait déjà tissé le lit de ce <a href="https://theconversation.com/pour-mieux-saisir-la-post-verite-relire-hannah-arendt-71518">régime de post-vérité</a> fait de fake news et de grands complots. Ce rapport troublé à la vérité des faits est ce qui permet évidemment toutes les manipulations, puisque ces textes produits sans discernement ne se heurtent plus ni à la consistance du réel que la philosophe <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/La-crise-de-la-culture">Hannah Arendt</a> qualifiait de « matérialité factuelle », ni à l’âpreté du débat.</p>
<p>Avec des outils comme ChatGPT, nous ne sommes plus qu’« au bord du monde », comme le dirait l’urbaniste et essayiste <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3149">Paul Virilio</a>, à sa toute dernière extrémité. La réalité n’est plus qu’un reste, un résidu…</p>
<h2>Individualisme de masse</h2>
<p>Ce régime de vraisemblance est d’autant plus critique qu’il nous prend individuellement. De fait, le deuxième rôle que nous confions à ce « délégué » est de répondre à « nos » questions en « tenant compte » de nos réactions et avis, nous enfermant progressivement, par ce système d’apprentissage, dans une boucle de renforcement. À titre d’exemple, en suggérant dans la conversation avec ChatGPT que vous adorez les romans de Louis-Ferdinand Céline ou que vous les détestez, vous aurez deux appréciations totalement différentes de l’écrivain.</p>
<p>Ici aussi ce qui permet à ChatGPT d’exister et de se loger dans les différents plis de la société, c’est qu’il s’inscrit dans un terreau social bien présent que Paul Virilio nomme <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3149">« l’individualisme de masse »</a>. Par ce terme, il désigne la capacité des médias informatiques avancés « à traiter tête par tête nos mentalités ». En fait, nous dit-il, toutes ces technologies ne font qu’ouvrir la voie à la « télécommande universelle », une métaphore qui permet de penser ces applications qui ne laisseront plus à l’individu « de temps perdu, autrement dit de temps libre pour la réflexion, l’introspection prolongée ».</p>
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<img alt="« L’individualisme de masse » permet à ChatGPT d’exister et de se loger dans les différents plis de la société" src="https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533223/original/file-20230621-24-21fele.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">« L’individualisme de masse » permet à ChatGPT d’exister et de se loger dans les udifférents plis de la société.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Pexels</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
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<p>La vitesse à laquelle opère ChatGPT contribue, pour reprendre ses termes, à « une sorte <a href="https://doi.org/10.4000/lhomme.24119">d’illusion stroboscopique</a> qui brouille toute perception et donc toute véritable connaissance ». Notre esprit y était déjà bien préparé « habitué au zapping […] à l’association sauvage de sa navigation sur Internet […] il se contente de glaner çà et là des informations par butinage des <a href="https://orbilu.uni.lu/bitstream/10993/13616/1/Entretien%20avec%20Nicole%20Pignier.pdf">lambeaux figés de sens</a> ». Ceci pose la question de comment peut se faire et avancer une société dans un tel individualisme volatile et pointilliste.</p>
<h2>Marchandise fictive</h2>
<p>Ce nouveau délégué qu’est ChatGPT est très symbolique de ce régime socio-économique que le philosophe <a href="https://doi.org/10.3917/mult.015.0205">André Gorz</a> a qualifié de capitalisme cognitif. Dans ce régime, comme le résument bien les philosophes italiens <a href="https://doi.org/10.3917/mult.032.0039">Toni Negri et Carlo Vercellone</a> « l’enjeu central de la valorisation du capital porte directement […] sur la transformation de la connaissance en une marchandise fictive ». </p>
<p>Rappelons que pour l’économiste Karl Polanyi, une marchandise répond à deux critères : être produit (critère de production) pour la vente (<a href="https://www.cairn.info/revue-de-philosophie-economique-2010-2-page-3.htm">critère de validation</a>). Ces connaissances ne sont pas des marchandises, elles font partie du commun et c’est le propre du capitalisme cognitif de privatiser à la fois leur accès et leur exploitation.</p>
<p>Ce régime considère la connaissance comme un stock regorgeant de données qu’il s’agit de fouiller et d’exploiter, enfermant progressivement la connaissance dans une boucle où plus rien ne se crée et où tout devient exploitation et gestion. À l’instar d’autres systèmes industriels ayant exploité la terre et la nature jusqu’à l’épuiser, des systèmes comme ChatGPT peuvent également participer à un appauvrissement de notre culture, transformant par bouclage et renforcement ce bien commun qu’est la connaissance en un vaste fournisseur d’inepties et inerties.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/chatgpt-encore-une-revolution-anthropologique-198845">ChatGPT : (encore) une « révolution anthropologique » ?</a>
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<p>Au-delà de l’épuisement de la connaissance et de la culture, ces outils d’IA recèlent en eux un risque de perte généralisée de notre rapport au réel. Ainsi, nous dit <a href="https://monoskop.org/images/1/1a/VIRILIO_Paul_-_2005_-_L%27accident_originel.pdf">Paul Virilio</a>, « après l’accident de la substance, nous inaugurons avec le siècle qui vient un accident sans pareil, accident du réel », véritable « dé-réalisation, conduisant adultes et adolescents vers un monde parallèle sans consistance, où chacun s’accoutume peu à peu à habiter l’accident d’un continuum audiovisuel indépendant de l’espace réel de sa vie ».</p>
<p>Cet accident est tout en abîme puisqu’il s’agit à la fois de perdre pied par rapport à la matérialité des faits mais aussi de ne plus pouvoir reprendre pied du fait du caractère autonome et dès lors peu contrôlable de ces technologies dites intelligentes.</p>
<h2>Habiter le monde : vers une écologie grise</h2>
<p>En 1960, dans « L’œil et l’esprit », le philosophe <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/L-OEil-et-l-Esprit">Maurice Merleau Ponty</a> écrivait « La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle […] ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel. »</p>
<p>Face à ChatGPT, on lirait certainement chez Paul Virilio, comme chez André Gorz, une même invitation à retrouver la voie sensible du savoir, à renouer avec l’expérience touchante du monde vécu. Savoir et comprendre nous rappellent ces auteurs n’est pas connaître. Savoir et comprendre nécessitent de se confronter au monde, de le toucher, de le sentir, de l’appréhender autrement que dans la platitude des écrans. Là, nous dit Paul Virilio, le sens du réel et de sa finitude se perd et toutes les vérités deviennent possibles.</p>
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<img alt="XXXX" src="https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533225/original/file-20230621-10556-ysp9do.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Au-delà de l’épuisement de la connaissance et de la culture, ces outils d’IA recèlent en eux un risque de perte généralisée de notre rapport au réel.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Pexels</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
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<p>L’ère industrielle nous a conduit au réchauffement climatique. L’ère artificielle pourrait nous conduire à un réchauffement des esprits, une perte généralisée du <a href="https://www.persee.fr/docAsPDF/chime_0986-6035_1991_num_11_1_1746.pdf">« sens de l’orientation »</a> où notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes deviendrait incontrôlable. Il est évident, nous dit Paul Virilio, que cette perte d’orientation inaugure une crise profonde qui affectera nos démocraties.</p>
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<p>Face à ce défi majeur, le concept d’écologie grise de <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3149">Paul Virilio</a> est une invitation à politiser ce qui arrive au « réel », à notre culture, c’est-à-dire à notre rapport au monde, tout comme l’écologie verte l’a fait depuis bien longtemps avec la nature.</p>
<p>L’écologie grise nous invite à reprendre fermement et sérieusement la main démocratique sur le développement de ces technologies. Sans cette fermeté, souligne <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3149">Paul Virilio</a> en reprenant <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-systeme-totalitaire-hannah-arendt/9782020798907">Hannah Arendt</a> : « Il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer les choses que nous sommes cependant capables de faire. »</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/205318/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claire Lobet-Maris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec ChatGPT, nous acceptons de confier la recherche d’information à un délégué dont on ne sait ni ce qu’il interroge, ni comment il fonctionne.Claire Lobet-Maris, Professeure senior sociologie du digital et créativité, Université de NamurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2026552023-08-09T19:22:30Z2023-08-09T19:22:30ZNietzsche, fervent opposant à l’émancipation de la femme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/540746/original/file-20230802-29-jn1kxg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C73%2C538%2C621&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait of Friedrich Nietzsche</span> </figcaption></figure><p>Longtemps, les philosophes ont ignoré les différences sexuelles, ne les considérant pas comme un objet d’études. Alors, lorsqu’il fait appel à la distinction entre le masculin et le féminin, Nietzsche inaugure une façon de réfléchir sur les relations humaines qui pourrait être considérée, dans une certaine mesure, comme sexuée.</p>
<p>Il est vrai qu’à son époque certains penseurs ont pris la défense du mouvement de l’émancipation féminine. C’est le cas de <a href="https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2020-4-page-69.htm">John Stuart Mill</a>, qui a écrit des textes en faveur de l’indépendance des femmes bien connus de Nietzsche. Mais à la différence de Mill, Nietzsche mène un combat <em>contre</em> le mouvement de l’émancipation féminine, qui s’avérera sans merci.</p>
<p>Ses écrits contiennent pléthore de remarques au sujet des femmes : certaines relèvent du cliché, d’autres d’une analyse complexe et raffinée de la condition humaine sous le prisme du genre ; il mentionne la condition féminine dans des digressions éparses comme dans des passages très argumentés. Ses réflexions sur ce thème n’ont pas une place marginale dans son œuvre ; elles ne sauraient se réduire à des préférences personnelles et moins encore à des égarements ponctuels. Bien au contraire, dans mon dernier livre <em>Les ambivalences de Nietzsche. Types, images et figures féminines</em>, je défends l’idée <a href="http://www.editionsdelasorbonne.fr/fr/livre/?GCOI=28405100185200">qu’elles s’inscrivent pleinement dans son entreprise philosophique</a>.</p>
<p>À l’exception de ses premiers textes, les considérations de Nietzsche sur les femmes sont présentes un peu partout dans son œuvre. Elles se trouvent, par exemple, dans de nombreux aphorismes d’<em>Humain, trop humain</em>, dans une séquence de paragraphes du second livre du <em>Gai savoir</em>, dans plusieurs discours d’<em>Ainsi parlait Zarathoustra</em>, dans un groupe de paragraphes de <em>Par-delà bien et mal</em> et dans un certain nombre de passages du <em>Crépuscule des idoles</em>. Étant donné l’objet d’étude choisi ici, je porterai mon attention en particulier aux passages de <em>Par-delà bien et mal</em>, où Nietzsche s’en prend aux femmes qui aspirent à devenir indépendantes.</p>
<h2>Un duel impossible</h2>
<p>Dans le paragraphe 238 de ce livre, <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-238%5D">Nietzsche affirme</a> qu’il y a « l’antagonisme le plus abyssal » entre hommes et femmes. « Se méprendre sur le problème fondamental de ‘l’homme et de la femme’, nier l’antagonisme le plus abyssal et la nécessité d’une tension irréductible, rêver peut-être de droits égaux, d’éducation égale, de privilèges et de devoirs égaux : voilà un signe typique de platitude intellectuelle ».</p>
<p>Ce faisant, il pourrait très bien laisser entendre que l’homme et la femme établissent une relation conflictuelle. Dans son optique, concevoir l’existence comme un duel loyal est une condition inhérente à ce qui est noble. Mais depuis ses premiers textes, Nietzsche affirme qu’il ne peut y avoir de lutte quand on méprise l’antagoniste et il n’y a pas de raison de lutter quand on le domine. D’où il s’ensuit que, pour le philosophe, la relation entre hommes et femmes ne serait pas conçue comme un affrontement entre deux positions qui s’excluent. Car la lutte doit toujours avoir lieu <em>inter pares</em>.</p>
<p>Comment comprendre alors « l’antagonisme le plus abyssal et la nécessité d’une tension irréductible » entre hommes et femmes ? Comment envisager le caractère agonistique d’une telle relation ?</p>
<h2>« Considérer la femme comme une possession »</h2>
<p>Au premier abord, on pourrait supposer que Nietzsche incite les femmes à provoquer les hommes en duel, car il souhaite qu’elles ne se comportent pas comme des hommes, mais qu’elles ne se laissent pas non plus subjuguer par eux. Néanmoins, en se prononçant sur la façon dont on doit envisager la femme, il affirme qu’un homme profond, bienveillant, rigoureux et dur « ne pourra jamais penser à la la femme que de manière orientale : il lui faut concevoir la femme comme une possession, comme un bien qu’il convient d’enfermer, comme quelque chose qui est prédestiné à servir et trouve là son accomplissement ». En somme, un tel homme concevra la femme comme <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-238">prédestinée à la sujétion</a>. Nietzsche n’hésite donc pas à se montrer contraire du mouvement d’émancipation de la femme déjà présent à son époque.</p>
<p>Il faut tout de même souligner que, dans ses écrits, le philosophe ne s’adresse pas aux femmes. C’est vers les hommes qu’il se tourne et, en particulier, vers les hommes qui, comme lui-même, réfléchissent sur les femmes, et il leur explique comment il faut les traiter. Le passage cité exige notre attention. En envisageant la femme à la « manière orientale », Nietzsche privilégie « la formidable raison de l’Asie » et s’éloigne de l’histoire de la philosophie européenne. Lorsqu’il s’adresse à ses pairs, il fait l’éloge de « la supériorité de l’instinct de l’Asie » et combat ainsi la philosophie occidentale qui a toujours pris pour modèle l’homme européen. Quand il s’agit de savoir comment traiter les femmes, Nietzsche s’en tient à encourager ses congénères à procéder de façon similaire à celle de l’homme asiatique.</p>
<p>Dans l’optique nietzschéenne, depuis la Révolution française, la société européenne considère comme moral de soumettre l’individu aux nécessités générales. Décadente, elle proclame que son bonheur consiste à devenir utile à tous, en supprimant son caractère singulier et en se convertissant tout simplement en un membre de la « masse grégaire ». Voilà pourquoi elle favorise l’apparition des mouvements comme celui de l’émancipation féminine – contre lequel le philosophe s’insurge.</p>
<h2>Une émancipation « décadente »</h2>
<p>Nietzsche pense que l’influence de la femme a diminué en Europe <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">dans la mesure où ses droits se sont accrus</a>. Pour lui, ce n’est pas un hasard si les femmes, qui veulent égaler les hommes, commettent une erreur de calcul. Cherchant à acquérir des droits, elles réduisent leur sphère d’influence. Car tandis que les droits ont à voir avec la société qui se forme après la Révolution française, l’influence concerne celle qui lui préexistait.</p>
<p>Nietzsche pense qu’à la différence des organisations sociales basées sur l’idée d’une hiérarchie, comme celles de l’Asie, de la Grèce ancienne ou de la France pendant l’ancien régime, la société européenne de son époque s’oriente de plus en plus rapidement vers l’uniformisation. Il dénonce alors la tendance égalitaire de l’Europe des temps modernes : <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">« À aucune époque le sexe faible n’a été traité par les hommes avec autant d’égards qu’à notre époque – cela est un trait spécifique du penchant et du goût fondamental de la démocratie »</a>.</p>
<p>Nietzsche estime qu’il se prononce en faveur des femmes en les avertissant que l’émancipation qu’elles souhaitent contribue à affaiblir leurs caractéristiques et leurs particularités. On pourrait argumenter qu’en effet, lorsqu’elles revendiquent l’égalité de droits depuis la Révolution française, les femmes pensent que la société industrielle ne procède à aucune discrimination sexuelle. Mais elles se trompent, quand elles imaginent, en se fiant à l’idée d’une universalité abstraite, que cette société considère tous les citoyens comme des travailleurs et des consommateurs de manière indifférenciée.</p>
<p>Les femmes constatent alors – <a href="https://journals.openedition.org/clio/199">comme l’ont démontré Geneviève Fraisse et Michelle Perrot</a> – basée sur une stricte séparation entre la production de biens et la gestion du foyer, la société industrielle se maintient grâce aux activités qu’elle assigne aux femmes, dès les tâches ménagères, à commencer par la génération et le soin des enfants, jusqu’au soutien apporté aux hommes. Mais, convaincues que « liberté, égalité, fraternité » concerne tous les êtres humains, elles revendiquent alors l’égalité des droits. Et elles se trompent une fois de plus, lorsqu’elles supposent que la devise révolutionnaire s’applique à elles aussi. Les femmes perçoivent ainsi le divorce entre les discours et les pratiques : les principes révolutionnaires inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne vont pas au-delà des frontières de la masculinité.</p>
<p>Dans la perspective nietzschéenne, enthousiasmées par la Révolution française, les femmes se sont affaiblies. D’où il s’ensuit <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">qu’« il y a de la stupidité dans ce mouvement » de l’émancipation féminine</a>. Les femmes qui souhaitent égaler les hommes, s’appliquent à lire et à écrire et renoncent ainsi à « une humilité fine et rusée ». Elles mettent en cause des images idéalisées et sapent la croyance masculine dans « l’éternel féminin ». Leur refus de se comporter « tel un animal domestique fort délicat, curieusement sauvage et souvent plaisant » dissuade les hommes de les traiter avec attention et de les prendre sous leur protection. Elles négligent ainsi les armes qui leur ont permis de remporter tant de victoires. Mais il faudrait souligner que ce sont précisément les armes qui, en général, sont imputées aux faibles. En faisant appel aux clichés associés au féminin, Nietzsche s’emploie à dénoncer ce qui, à ses yeux, est une stratégie de domination de la part des femmes. En insistant sur leur astuce et leur pouvoir de séduction et en les voyant excellentes dans l’art de manipuler, il se rend complice de la dépréciation dont elles sont l’objet depuis des siècles.</p>
<p>Les éléments réunis ici me permettent de conclure que, si Nietzsche critique les femmes parce qu’elles exigent l’égalité de droits, il n’est pas prêt à lutter contre ce qui les conduit à la revendiquer ni contre ce qui les empêche de l’obtenir. Bien au contraire, en prônant une image traditionnelle de la femme, il n’hésite pas à mener un combat sans merci contre le mouvement d’émancipation féminine.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=897&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=897&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=897&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1128&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1128&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540749/original/file-20230802-27-2pfbly.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1128&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les ambivalences de Nietzsche.</span>
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</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/202655/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Scarlett Marton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À l’exception de ses premiers textes, les considérations de Nietzsche sur les femmes sont présentes un peu partout dans son œuvre. Et le philosophe s’opposait fermement à leur émancipation.Scarlett Marton, Philosophe, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2075122023-06-26T17:21:36Z2023-06-26T17:21:36ZLa sobriété alimentaire, une quête de plaisir épicurien<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533201/original/file-20230621-10551-qk8487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=42%2C48%2C3953%2C2909&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le plaisir associé à la sobriété peut ainsi résulter d'une pratique répétée, comme celle de cuisiner des aliments bruts avec de plus en plus d’aisance et de succès au lieu d’acheter des plats préparés.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/fr/photos/EzH46XCDQRY">Maarten van den Heuvel/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p>L’alimentation représente <a href="https://librairie.ademe.fr/cadic/6531/transitions2050-rapport-compresse.pdf">25 % de l’empreinte carbone d’un Français</a> et contribue significativement au dépassement des limites planétaires.</p>
<p>Dans ce contexte, la représentation que nous nous faisons du « bien-manger » doit évoluer dans un objectif de durabilité, qui passe certes par des <a href="https://theconversation.com/lurgence-de-systemes-alimentaires-territorialises-136445">systèmes agroalimentaires</a> efficaces mais aussi par une sobriété alimentaire s’inscrivant dans un double objectif : réduire les consommations d’énergie et de ressources naturelles, tout en assurant une alimentation accessible et saine pour tous.</p>
<p>Du point de vue du consommateur, perspective qui nous intéresse ici – la question de la production étant <a href="https://theconversation.com/legumineuses-insectes-nouvelles-cultures-les-scientifiques-au-defi-des-futurs-systemes-alimentaires-184512">largement documentée par ailleurs</a> – la sobriété alimentaire implique de repenser la façon dont nous nous approvisionnons, cuisinons, composons nos assiettes et enfin <a href="https://theconversation.com/ce-que-chacun-peut-faire-pour-lutter-contre-le-gaspillage-alimentaire-91094">gérons nos déchets</a>.</p>
<p>Elle se traduit par une diversité de comportements et de pratiques, comme la réduction du régime calorique pour une partie de la population, des mobilités douces d’approvisionnement, une préférence pour des aliments à faible empreinte carbone, la réduction des emballages et du gaspillage des denrées…</p>
<h2>Le plaisir, levier du « bien-manger »</h2>
<p>La sobriété alimentaire ne peut être uniquement portée par des gestes individuels et exige avant tout des mutations politiques, économiques, sociales et organisationnelles. Il n’en reste pas moins nécessaire de questionner ses conditions d’adoption par les consommateurs, son acceptabilité dépendant en particulier de la capacité de ces derniers à considérer la sobriété comme une source de « bien-manger ».</p>
<p>Quand nous interrogeons les individus sur ce que signifie pour eux « bien manger », les réponses, multiples, fluctuent en fonction du profil et du vécu de chacun. Mais ces représentations révèlent souvent des tensions entre ce qui est bien pour soi et bien pour les autres, entre des intérêts de court ou de long terme. Émerge notamment dans une grande majorité des cas un levier fondamental du « bien-manger » : le plaisir, qu’il soit sensoriel, social ou esthétique.</p>
<h2>Incompatible avec la sobriété ?</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="tarte" src="https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533203/original/file-20230621-26-b2ncen.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Tarte aux légumes d’été.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/fr/photos/Uju0eqW7G7U">Diliara Garifullina/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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</figure>
<p>Quand bien même le plaisir en alimentation peut résulter de pratiques sobres, comme pour certains aller au marché à pied ou cuisiner un plat à base de légumes de saison, la sobriété en alimentation ne s’accompagne pas toujours d’un <a href="https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2020.106736">« double dividende »</a>. Dans des situations de sobriété subie liées à une précarité économique, il est souvent difficile d’envisager l’alimentation comme un plaisir. De même, le plaisir gustatif et/ou lié à la commensalité est fréquemment associé à une surconsommation calorique, <em>a contrario</em> de la sobriété.</p>
<p>Comme en témoigne le <a href="https://lobsoco.com/le-green-gap-les-paradoxes-entre-les-sensibilites-ecologiques-des-consommateurs-et-leurs-comportements-d-achat/">« green gap »</a>, l’intention d’adopter des pratiques alimentaires sobres est souvent peu suivie dans les faits, justement parce que cette sobriété contrarie notre représentation du plaisir en alimentation. Elle implique de s’extraire d’un modèle alimentaire dominant fondé sur l’abondance et l’immédiateté.</p>
<h2>Approche épicurienne de la sobriété</h2>
<p>Sans nier la nécessité de profonds changements structurels de nos systèmes alimentaires, nous postulons donc que l’un des moteurs de cette transformation est de rendre désirable la sobriété alimentaire en la conciliant avec l’idée de plaisir. Cela requiert toutefois de ne plus fonder ce plaisir sur l’abondance et l’immédiateté et de réfléchir à la façon dont le plaisir peut germer dans la modération.</p>
<p>Dans cette perspective, <a href="https://doi.org/10.1177/07673701221141113">l’éthique d’Épicure</a> nous offre un cadre de réflexion particulièrement pertinent. En ancrant son éthique dans l’hédonisme, Épicure nous invite en effet à considérer la sobriété comme une quête de plaisir ancrée dans une modération favorable pour soi et, par ricochet, pour nos contemporains, les générations futures et l’environnement.</p>
<p>Sa philosophie présente l’intérêt de ne pas se cantonner à une démarche purement intellectuelle, fondée uniquement sur la raison, mais d’accorder une place centrale aux sensations corporelles, incontournables dans le « bien-manger ».</p>
<h2>Arbitrer entre les besoins</h2>
<p>Plus précisément, l’éthique d’Épicure suggère que « bien-manger » résulte d’une quête de plaisir fondée sur l’apprentissage d’une modération prenant la forme d’une sorte de calcul des plaisirs et aboutissant à un arbitrage entre les besoins en fonction du plaisir procuré.</p>
<p>Loin d’être innée, cette modération s’acquiert progressivement, au fil des expériences de consommation alimentaire. Chemin faisant, nous apprenons à distinguer nos besoins essentiels, seuls source de plaisir pérenne, de nos besoins superflus, dont la satisfaction peut procurer un plaisir immédiat, mais s’avère souvent à terme nuisible pour soi.</p>
<p>Si ce cheminement est avant tout individuel, il se déploie toutefois dans des contextes matériels et sociaux et en cela soulève des implications collectives pour l’ensemble des acteurs du système alimentaire.</p>
<h2>Apprendre la modération par le « faire »</h2>
<p>Chez Épicure, l’accès au plaisir passe par la connaissance et la pratique, comme conditions de notre capacité à questionner nos besoins et à distinguer ceux qui nous sont essentiels de ceux qui s’avèrent superficiels. Dans notre contexte de crise climatique, la quête de plaisir commence donc par une prise de conscience des conséquences écologiques de notre alimentation. Non seulement à travers l’information, mais aussi nos pratiques d’approvisionnement, de cuisine, de repas et de gestion des déchets.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=541&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=541&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533202/original/file-20230621-26-40zc03.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=541&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La transmission des codes et des habitudes alimentaires se joue beaucoup au sein de la famille.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
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<p>Autrement dit, il ne suffit pas de connaître les bienfaits et les leviers de la sobriété pour adopter un mode alimentaire sobre, il faut l’expérimenter concrètement et apprendre à y trouver du plaisir. En cela, les enseignements d’Épicure invitent les pouvoirs publics et les entreprises à favoriser la littératie des consommateurs en matière de sobriété alimentaire, en renforçant certes leurs connaissances théoriques mais aussi leurs motivations et capacités à faire des choix alimentaires sobres.</p>
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<p>Si l’éducation dès l’enfance ou une information des consommateurs, via par exemple <a href="https://theconversation.com/nutri-score-nova-bio-comment-mieux-informer-sur-les-effets-sante-des-aliments-171980">l’étiquetage environnemental et nutritionnel</a>, sont nécessaires, elles restent insuffisantes. La sobriété alimentaire ne sera possible que si les consommateurs éprouvent du plaisir en exerçant leur capacité de modération à travers le « faire ». Le plaisir associé à la sobriété peut ainsi résulter d’une pratique répétée, comme celle de cuisiner des aliments bruts avec de plus en plus d’aisance et de succès au lieu d’acheter des plats préparés, à l’empreinte carbone souvent plus élevée.</p>
<p>Cette appropriation de pratiques sobres doit être également facilitée par la configuration d’environnements alimentaires physiques et sociaux adaptés aux lieux et rythmes de vie des individus.</p>
<h2>Sensations corporelles et harmonie sociale</h2>
<p>En considérant que la racine du bien est le « plaisir de l’estomac », Épicure suggère que les sensations corporelles et leur médiatisation par la pensée contribuent à l’apprentissage de la modération. Des <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1509/jmr.14.0299?journalCode=mrja">recherches récentes</a> montrent en effet que la stimulation des sensations ou d’imageries mentales sensorielles accroît le plaisir gustatif tout en accélérant le ressenti de satiété et en réduisant les quantités consommées.</p>
<p>De même, l’accès individuel au plaisir épicurien est conditionné à la satisfaction de celui des autres, selon un principe de réciprocité : l’harmonie sociale, l’égalité et l’inclusion servent aussi les bénéfices égocentrés de chacun. Chez Épicure, cette réciprocité du plaisir s’opère au sein du Jardin, symbole de l’importance des liens sociaux de proximité.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/jPbvx9P8IJo?wmode=transparent&start=2" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Présentation de Ma P’tite Échoppe (16 janvier 2021).</span></figcaption>
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<p>Sa philosophie invite alors à stimuler la sobriété des consommateurs par la coopération sociale et une désanonymisation des relations entre les consommateurs et les autres acteurs de la chaîne alimentaire. Les épiceries solidaires, encore à un statut d’innovation sociale, ou les plates-formes de partage alimentaire, offrent des exemples actuels de mise en pratique de la philosophie épicurienne.</p>
<p>En inscrivant la modération dans une quête de plaisir, Épicure propose ainsi aux acteurs marchands et non marchands de promouvoir la sobriété comme une source de réenchantement des expériences alimentaires et <em>in fine</em> d’un « bien-manger » durable à l’échelle individuelle et collective.</p>
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<p><em>Liselotte Hedegaard, Université de Roskilde (Danemark), a contribué à la rédaction de cet article.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/207512/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Hémar-Nicolas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La sobriété alimentaire est souvent dissociée de la notion de plaisir. L’apprentissage de la modération peut pourtant être source de grande satisfaction.Valérie Hémar-Nicolas, Professeure des universités en sciences de gestion et du management - Consommation alimentaire et durabilité, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2031212023-06-20T17:34:07Z2023-06-20T17:34:07ZLa notion de génocide : entre l’histoire, le droit et la politique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/521109/original/file-20230414-28-tna6by.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C11%2C3994%2C2646&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Cette statue représentant une fillette émaciée tenant deux épis de blé est installée devant le musée du Holodomor, à Kiev. Plusieurs millions de personnes sont mortes de faim en Ukraine en 1932-1933.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/fragment-memorial-victims-holodomor-dedicated-big-1865892895">paparazzza/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Le 28 mars 2023, <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0770_proposition-resolution">l’Assemblée nationale a adopté une résolution</a> portant sur « la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932‑1933, connue sous le nom d’"Holodomor", comme génocide ».</p>
<p>En août 1932, le gouvernement soviétique avait promulgué une loi punissant de dix ans de déportation, voire de la peine de mort, « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste », y compris le simple vol de quelques épis dans un champ. Dans un contexte marqué par des réquisitions massives des récoltes, des millions de paysans, très majoritairement en Ukraine (même si le phénomène concerne aussi le sud de la Russie et une partie du Kazakhstan) seront réduits à la famine. Des millions de personnes en mourront. En 2006, <a href="https://www.rferl.org/a/1073094.html">l’Ukraine qualifie le Holodomor de génocide</a>. <a href="https://holodomormuseum.org.ua/en/recognition-of-holodomor-as-genocide-in-the-world/">Plusieurs autres pays</a> et organisations, dont le <a href="https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20221209IPR64427/le-parlement-reconnait-l-holodomor-comme-genocide">Parlement européen en 2008</a>, en feront de même.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/trente-ans-apres-la-fin-de-lurss-quelle-memoire-de-cette-periode-en-russie-et-en-ukraine-173305">Trente ans après la fin de l’URSS, quelle mémoire de cette période en Russie et en Ukraine ?</a>
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<p>La résolution de l’Assemblée nationale française a été adoptée par 168 voix pour et 2 contre (403 députés <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/29/l-assemblee-nationale-qualifie-de-genocide-l-holodomor-la-famine-meurtriere-des-annees-1930-en-ukraine_6167419_823448.html">n’ont pas pris part au vote</a>). </p>
<p>L’un des deux députés à avoir voté contre, Jean-Paul Lecoq (PCF), <a href="https://jeanpaul-lecoq.fr/spip.php?article1505">a expliqué</a> que « les parlementaires n’ont pas la légitimité des historiens pour juger des faits passés, surtout quand ils ne font pas consensus ». Il a ajouté que « les parlementaires n’ont pas non plus la légitimité pour endosser le rôle des juges, notamment sur le sujet de “l’intention” de l’accusé, qui doit être démontrée dans le cadre d’un génocide ».</p>
<p>Ces propos s’inscrivent dans les débats qui entourent l’emploi même du terme de génocide, et posent également la <a href="https://theconversation.com/le-role-de-lhistorien-est-il-de-ressusciter-le-passe-80974">question de la nature des lois dites mémorielles</a>.</p>
<h2>Définir le génocide</h2>
<p>Pour donner un début de réponse à ces interrogations, il est utile de revenir sur les <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/guerres-traces-m%C3%A9moires/violences-de-guerre/g%C3%A9nocide%C2%A0-histoire-et-usages-d%E2%80%99un-concept">origines de la notion de « génocide »</a> en examinant les écrits de celui qui l’a forgée en 1944, le juriste polonais d’origine juive <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2014-4-page-543.htm">Raphael Lemkin</a> (1900-1959). Lemkin, né dans l’empire de Russie (dans une ville qui se trouve aujourd’hui en Biélorussie), a fait ses études à Lviv, dans l’Ukraine actuelle, avant de s’installer aux États-Unis. Ses travaux font référence depuis maintenant près de huit décennies. Le concept de génocide a notamment été <a href="https://digitalcommons.usf.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1610&context=gsp">évoqué lors du procès de Nuremberg</a>, en 1945, même s’il ne figure pas dans le jugement. Mais Lemkin a également travaillé sur le Holodomor.</p>
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<p>Dans son livre-référence de 1944, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9443228"><em>La domination de l’Axe dans l’Europe occupée</em></a> – traduit en français par <a href="https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41184157n"><em>Qu’est-ce que le génocide ?</em></a> – Lemkin écrit que le génocide est effectué par une attaque synchronisée sur des aspects différents de la vie des peuples attaqués : sont pris pour cible le champ politique (par la destruction des institutions) ; le champ social (par la destruction de la cohésion sociale de la nation et l’élimination de son intelligentsia, susceptible de la guider spirituellement) ; le champ culturel, religieux et moral (interdiction des institutions culturelles, instrumentalisation de l’enseignement) ; le champ économique ; et le champ biologique, celui de l’existence physique (par l’assassinat de masse).</p>
<p>Il précise que le génocide implique « un plan coordonné d’actions différentes visant à la destruction des fondations essentielles de la vie des groupes nationaux, avec l’objectif de l’annihilation des groups eux-mêmes ». Il est dirigé « contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions qu’il engage sont dirigées contre les individus non pas en vertu de leur individualité, mais en tant que membres d’un groupe national ». </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Raphael Lemkin.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.memorialdelashoah.org/raphael-lemkin.html">Mémorial de la Shoah. Crédits photo : DR</a></span>
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<p>Ce crime est selon lui une antithèse de la doctrine dite <a href="https://www.icrc.org/fr/doc/assets/files/other/irrc_857_guerresasymetriques.pdf">Rousseau-Portalis</a>, selon laquelle « la guerre se fait contre les souverains et les armées, et non pas contre les sujets et les civils ». Il constitue à ce titre un retour en arrière dans l’histoire européenne.</p>
<p>Dans ce contexte, on regrette de ne pas pouvoir recueillir l’opinion de Lemkin sur la place des <a href="https://theconversation.com/la-colonisation-est-elle-un-crime-contre-lhumanite-73284">crimes de la colonisation</a> dans ce récit historique qui postulait l’adoucissement des mœurs de la guerre depuis plusieurs siècles : « Cela a pris beaucoup de temps pour que la société civilisée cesse de mener des guerres d’extermination, qui se sont produites dans l’Antiquité et au Moyen Âge », écrivait-il. On peut deviner que les questions des violences coloniales étaient traitées dans son livre <em>History of Genocide</em>, jamais publié. Notons toutefois que sa conception du génocide s’inspirait aussi des critiques des crimes coloniaux, dans l’esprit de la tradition juridique initiée par Bartolomé de las Casas et Francisco de Vitoria (XV-XVIes siècles). </p>
<p>Lemkin illustre ses descriptions des actions génocidaires allemandes lors de la Seconde Guerre choisies avec des exemples de poursuites contre plusieurs groupes ethniques. Sont alors mentionnés entre autres les Polonais (notamment en ce qui concerne le génocide culturel et biologique) et les Juifs (surtout concernés par l’aspect physique du génocide, par la destruction effective, étant donné les rations alimentaires sont quasiment inexistantes, et infiniment moindres de celles obtenus par d’autres non-Allemands). Les Ukrainiens sont cités dans des textes plus tardifs. </p>
<p>Il est important de noter qu’au moment de l’écriture du livre, Lemkin ne connaît pas l’ampleur de la Shoah – isolé dès 1942 à Washington, il n’était pas pleinement informé de ce qui se passait à Auschwitz et ailleurs. Le choix de ses exemples montre que l’usage qu’il voulait faire du concept de génocide était plus large que ce que certains entendent aujourd’hui par cette notion, à savoir la destruction physique intégrale d’une communauté. Son opinion n’a pas changé après la guerre, une fois qu’il avait appris les détails et l’ampleur de l’extermination systématique des Juifs d’Europe (dont une grande partie de sa famille).</p>
<h2>Le Holodomor vu par Lemkin : un génocide indiscutable</h2>
<p>C’est cette interprétation de la notion de génocide qui fait que le Holodomor, la grande famine en Ukraine orchestrée par Staline dans les années 1932-1933, en remplit les critères.</p>
<p>Les paysans ukrainiens ayant largement refusé la collectivisation et cherché à maintenir une identité culturelle distincte, vue par le Kremlin comme incompatible avec le projet de la construction de l’Union soviétique, Staline a souhaité à la fois physiquement épuiser et moralement briser les Ukrainiens, <a href="https://doi.org/10.3917/ving.121.0077">comme le rappelle Nicolas Werth</a>, en confisquant les récoltes et en tuant les ennemis : les <em>koulaks</em> – riches paysans prétendument profiteurs, mais aussi les opposants et les intellectuels. L’Ukraine étant l’un des « greniers à blé » de l’URSS, l’enjeu était vital. Officiellement, les sanctions étaient dirigées contre les « éléments koulaks » et « contre-révolutionnaires » ; de fait, elles ont provoqué la mort par la faim de près de <a href="https://www.britannica.com/place/Ukraine/The-famine-of-1932-33-Holodomor">4 millions d’Ukrainiens</a>. </p>
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<p>Pour Lemkin, qui a <a href="https://holodomormuseum.org.ua/en/news-museji/presentation-of-raphael-lemkin-s-soviet-genocide-in-ukraine/">écrit sur le Holodomor en 1953</a>, le caractère génocidaire de la famine forcée est tout à fait clair : à ses yeux, il s’agit d’un « exemple classique du génocide soviétique », qui « s’inscrit dans la succession logique des crimes tsaristes de ce genre ». Le projet de « <a href="https://doi.org/10.3917/comm.127.0637">destruction de la nation ukrainienne</a> » a été, selon lui, la plus vaste expérience de russification – une pratique courante des empires (cf. ses remarques sur la germanisation en tant que processus dans son ouvrage de 1944). </p>
<p>La situation est d’autant plus délicate à traiter juridiquement que la <a href="https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide-convention.shtml">Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</a> adoptée par les Nations unies en 1948 a été co-écrite par l’Union soviétique. Le génocide se définit selon la Convention par les « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, <em>un groupe national, ethnique, racial ou religieux</em> ».</p>
<p>Ces co-auteurs du texte, de façon tout à fait consciente <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Terres-de-sang">selon l’historien Timothy Snyder</a>, ont fait disparaître deux critères de Lemkin, pour qui les groupes politiques et économiques pouvaient également faire objet de génocide. Snyder note que cela permettait de présenter les phénomènes tels que le Holodomor « comme quelque peu moins génocidaires, car visant <em>une classe</em>, les koulaks ». </p>
<h2>Le débat récurrent sur les lois mémorielles</h2>
<p>La résolution qu’a adoptée en mars l’Assemblée nationale française n’est pas une loi mémorielle pénalisant la négation du génocide, qui se trouverait alors dans une <a href="https://theconversation.com/des-lois-memorielles-a-la-reparation-de-lesclavage-77521">relation complexe avec le droit à la liberté d’expression</a> à l’instar de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000532990">loi Gayssot</a>, qui réprime la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité qui furent définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, mais une loi déclarative.</p>
<p>En ce sens, elle est d’une nature similaire à la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000403928/">loi du 29 janvier 2001, reconnaissant le génocide arménien de 1915</a>, ou à <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000405369/">celle du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité</a>. La fonction de ce type de loi est symbolique et politique, notamment en l’absence du consensus.</p>
<p>On se rappelle, à cet égard, la polémique autour de la proposition de loi <a href="https://www.vie-publique.fr/loi/20852-proposition-de-loi-visant-reprimer-la-contestation-de-lexistence-des">« visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi »</a> du 31 janvier 2012 qui a été jugée par le Conseil constitutionnel « <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2012/2012647DC.htm">contraire à la Constitution</a> », car allant à l’encontre du droit à la « libre communication des pensées et des opinions ».</p>
<p>Il existe une grande diversité de lois mémorielles, selon les pays et selon les époques ; il n’y a aucune raison de les traiter comme un bloc uniforme auquel on s’opposerait – ou auquel on souscrirait – par principe. Certaines ont été instaurées dans un contexte progressiste, d’autres <a href="https://theconversation.com/lombre-de-la-seconde-guerre-mondiale-sur-lelection-presidentielle-polonaise-138042">émergent des régimes illibéraux</a>. Leur signification politique fait partie de leur raison d’être ; dès lors, l’appel à la neutralité politique du droit semble ici assez naïf. </p>
<p>« Il existera toujours une forte tension entre l’Histoire, qui tend vers la distinction et la différenciation, et le droit, qui tend vers l’inclusion et la généralisation », <a href="https://doi.org/10.3917/deba.162.0142">note l’historien Nicolas Werth</a>. Et il nous invite dans ce contexte à suivre le spécialiste des violences de masse Jacques Sémelin, qui plaide pour des recherches sur les violences extrêmes libérées du « joug des définitions juridiques ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203121/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna C. Zielinska ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Assemblée nationale a reconnu le Holodomor, la grande famine qui a décimé l’Ukraine au début des années 1930, comme un génocide. Retour sur cette notion et les débats qui l’entourent.Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, membre des Archives Henri-Poincaré, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2066462023-06-15T16:44:11Z2023-06-15T16:44:11ZLes animaux, ces inventeurs de génie<p>Les animaux ne cessent de nous étonner pour le meilleur ou pour le pire, comme on l’a vu récemment avec <a href="https://www.rts.ch/info/monde/14094845-multiplication-des-attaques-dorques-contre-les-voiliers-dans-le-detroit-de-gibraltar.html">ces attaques d’orques</a> contre des bateaux en Espagne dont on ne connaît pas encore les causes. Ce qui est certain c’est que les animaux sont capables de développer des comportements inhabituels, voire réellement nouveaux.</p>
<p>Depuis plusieurs décennies, les biologistes observent de nouveaux comportements extraordinaires. Ces comportements ne sont explicables ni seulement par la génétique, ni seulement par l’interaction avec l’environnement. Il semble que les animaux les aient inventés.</p>
<p>Cette faculté d’invention vient donc bouleverser notre conception de l’animalité, non seulement sur le plan scientifique, mais aussi philosophique. Si la philosophie a accordé, au cours des siècles, sensibilité, faculté de choix, capacité de signifier, et même d’apprendre aux animaux, la créativité a toujours été considérée comme l’apanage de l’être humain. Pourtant, les animaux inventent. Et c’est sur ce phénomène fascinant que portent <a href="https://www.researchgate.net/profile/Mathilde-Tahar">mes recherches</a> depuis 2022. Dans un travail à la croisée entre philosophie et biologie du comportement animal, je cherche à comprendre comment les animaux inventent, ce que cela change pour eux, mais aussi pour notre compréhension du monde vivant.</p>
<h2>Mésanges, macaques ou hérons : des animaux inventeurs</h2>
<p>Depuis un siècle, les éthologues s’intéressent aux <a href="https://academic.oup.com/book/3865">inventions et innovations animales</a>. On parle d’invention quand les animaux manifestent un comportement nouveau. Une innovation est une invention qui s’est répandue et stabilisée dans la population.</p>
<p>Le premier cas d’innovation identifié est celui des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/037663579400051H?via%3Dihub">mésanges et des bouteilles de lait</a>, dans le sud de l’Angleterre. Dans les années 1920, les bouteilles de lait étaient livrées devant les maisons, scellées par des opercules. Mais bien souvent, lorsque les gens récupéraient leur bouteille, ils découvraient l’opercule percé et le lait entamé. On a fini par découvrir que des mésanges charbonnières et des mésanges bleues étaient responsables de ce méfait. Cette innovation, observée pour la première fois à Swaythling en 1921, s’est répandue sur plus de trente sites vingt ans plus tard.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le lavage des patates douces par les macaques de l’île de Kōshima/Issekinicho.</span></figcaption>
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<p>Un autre exemple connu est celui du <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/BF01666110">lavage de patates douces par les macaques</a> de l’île de Kōshima au Japon. Pour faire sortir les macaques, les chercheurs laissaient des patates douces sur la plage. Les singes les récupéraient, enlevaient le sable, et les mangeaient. Cependant, en 1953, une jeune femelle, Imo, a été observée en train de laver ses patates dans la rivière. Ce comportement inédit s’est rapidement répandu au sein de la communauté. Et Imo ne s’est pas arrêtée là : elle a ensuite commencé à emmener ses patates à l’océan et à les plonger dans l’eau salée avant chaque bouchée (pour le goût ?), transformant ainsi sa première invention.</p>
<p>Depuis, les exemples se sont multipliés. On pourrait citer les <a href="https://brill.com/view/journals/beh/139/7/article-p939_6.xml">hérons</a> qui font tomber des objets dans l’eau pour attirer les poissons.</p>
<p>Parce que certaines inventions se répandent et se stabilisent dans la population et que quelques-unes sont adaptatives, elles jouent un rôle dans les dynamiques écologiques et transforment parfois les pressions sélectives. Ainsi, ces découvertes complexifient considérablement notre compréhension de l’évolution. Mais mes travaux cherchent également à comprendre comment elles bouleversent notre approche philosophique de l’animalité.</p>
<h2>L’animal, l’invention et le jeu</h2>
<p>Cela fait longtemps que l’on ne pense plus l’animal sur le modèle cartésien de l’animal-machine. On sait que l’animal peut sentir, signifier, et même choisir son action. On reconnaît volontiers qu’il y a bien un machiniste dans la machine. Cependant, l’animal ne saurait inventer.</p>
<p>La tradition philosophique veut, en effet, que l’invention soit le privilège de l’être humain. Ce privilège repose sur notre capacité à prendre de la distance et à jouer avec les éléments de notre environnement. L’invention ne peut survenir que s’il y a un décalage entre la perception et l’action, si les comportements typiques ne sont pas automatiquement déclenchés par le milieu. C’est ce décalage qui nous permet de détourner et de réinventer la relation habituelle avec l’environnement. Or, ce n’est possible que si le rapport avec le monde est ambigu, si les objets du monde n’ont pas un sens univoque, nous imposant une action unique. C’est cette non-univocité qui nous permet de faire preuve d’invention en détournant les objets de leur sens premier (par exemple lorsqu’on utilise une loupe pour faire du feu).</p>
<p>Et c’est justement ce que la tradition philosophique refuse aux animaux. L’animal se déplacerait dans un milieu non ambigu, sans virtualité, toujours dans le présent de son action concrète.</p>
<p>A l’inverse, la spécificité de notre conscience serait d’ouvrir un monde chargé d’imaginaire, de virtuel. Preuve en est : l’être humain est capable de faire semblant, c’est-à-dire de jouer avec le réel, de détourner les objets, les mots, les situations pour leur donner une signification nouvelle. Selon la logique de cette tradition philosophique, qui semble avoir oublié les pages émouvantes que Montaigne consacrait au jeu avec sa chatte, les animaux devraient être incapables de jouer.</p>
<p>Et pourtant ils jouent. Ou du moins la plupart d’entre eux jouent : les mammifères terrestres et marins que les oiseaux ou les reptiles, aussi bien les animaux domestiques que les animaux sauvages. Le jeu donne ainsi à voir chez des animaux, cette faculté de se détacher du rapport immédiat avec l’environnement que les philosophes ont identifiée comme condition de l’inventivité et qui était censée être l’apanage de l’être humain.</p>
<h2>Le jeu, terrain de recherches privilégié</h2>
<p>Ainsi, mes recherches sur l’invention animale m’ont amenée à étudier le jeu. <a href="https://direct.mit.edu/books/oa-monograph/4951/The-Genesis-of-Animal-PlayTesting-the-Limits">Le jeu est une activité motrice</a> qui ne semble pas avoir de bénéfices adaptatifs à court terme, qui est initiée de façon spontanée, et dans laquelle des schémas moteurs provenant d’autres contextes sont utilisés sous des formes modifiées (les mouvements prennent une forme différente, souvent exagérée) et/ou selon une séquence temporelle altérée (les mouvements ne sont pas effectués selon l’ordre habituel). Compte tenu de son inutilité, le jeu se produit lorsque les animaux se sentent en sécurité.</p>
<p>Dans le jeu, les <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/393866">animaux se meuvent dans une situation fictive</a> : le chat joue comme si la balle était une souris, les louveteaux jouent comme s’ils étaient en train de chasser, les hyènes jouent comme si elles étaient en train de se battre.</p>
<p>Ce “comme si” ne résulte pas d’une erreur de jugement de la part des animaux, puisque certains sont capables de communiquer la dimension fictive de la situation. C’est le cas notamment <a href="https://academic.oup.com/cz/article/68/4/411/6371184">chez les hyènes</a> : par un ensemble de signaux, notamment en présentant à leur partenaire une bouche ouverte, un peu relâchée, la hyène peut communiquer à son partenaire qu’il ne s’agit pas d’un combat réel, mais ludique.</p>
<p>Le jeu manifeste donc bien la création active d’un virtuel, une prise de distance avec le concret qui est la condition de possibilité de l’invention. Et en effet, dans le jeu, non seulement les comportements sont détournés de leurs fonctions, mais ils sont très flexibles, et prennent parfois des formes réellement nouvelles. Le jeu est ainsi un terrain de recherche privilégié pour étudier l’invention non humaine. Mais c’est aussi certainement un terrain de recherche privilégié pour l’animal lui-même. Étant donné que le jeu ne se produit que dans des situations non dangereuses, il permet aux animaux de tester de nouveaux comportements sans courir de risques.</p>
<h2>Perspectives de recherche</h2>
<p><a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-1-4615-7578-8_8">Des chercheurs ont fait l’hypothèse</a> que le jeu permettrait à l’animal d’accroître sa flexibilité comportementale, et de s’entraîner à répondre de manière innovante à des situations imprévisibles. Sans aller jusqu’à dire que le jeu a évolué pour cette fonction, mon hypothèse est qu’il est en effet probable que les activités ludiques favorisent l’adaptabilité de l’individu en développant sa capacité d’invention. Le jeu pourrait ainsi faciliter l’apparition d’innovations qui n’auraient peut-être pas vu le jour autrement.</p>
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<figcaption><span class="caption">La chasse coopérative des baleines à bosse/National Geographic Wild France.</span></figcaption>
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<p>Un exemple pour l’instant hypothétique est celui du filet de bulles utilisé par les baleines à bosse lorsqu’elles chassent en groupe. Une baleine forme un tube de bulles, à l’intérieur duquel elle piège les poissons qui ne peuvent passer au travers des bulles épaisses. Pendant ce temps, les autres baleines nagent vers la surface à l’intérieur du filet, engloutissant au passage leurs proies. Cet ingénieux piège peut prendre des formes plus ou moins sophistiquées. Si on sait que ce comportement n’est pas inné, nous n’avons pas encore identifié de son origine.Mais, étant donné que de nombreux cétacés utilisent des bulles pour jouer, il est vraisemblable que ce comportement prédateur ait été inventé au cours du jeu.</p>
<p>Si l’hypothèse se vérifiait, cela signifierait que le jeu pourrait faciliter l’apparition de nouveaux comportements adaptatifs. Ainsi, les individus (et/ou les espèces) les plus joueurs seraient aussi les plus susceptibles d’envahir de nouvelles niches. L’étude du jeu animal nous permettrait à la fois de mieux comprendre le processus d’invention chez les animaux, et d’enrichir notre compréhension des processus adaptatifs.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206646/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mathilde Tahar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Traditionnellement, les philosophes ont séparé l’être humain de l’animal par notre capacité à inventer. Et pourtant ils inventent ! L’occasion de repenser notre vision de l’animalité.Mathilde Tahar, Docteure en philosophie de la biologie, ATER, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2075232023-06-14T16:39:48Z2023-06-14T16:39:48ZSens au travail : ce que révèle le boom des néo-artisans<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/531388/original/file-20230612-222822-x7o3gk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=23%2C5%2C3930%2C2626&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’artisanat attire de plus en plus de jeunes diplômés en quête de sens.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/lumineux-femme-art-creatif-4241339/">Pexels</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Dans un contexte d’explosion du secteur tertiaire, les « <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Bullshit_Jobs-546-1-1-0-1.html">bullshit jobs</a> » fleurissent dans les organisations. Ce sont tous ces emplois qui paraissent d’autant plus inutiles et dérisoires qu’ils sont bien rémunérés. À cela s’ajoute l’impression d’évoluer dans une nébuleuse virtuelle où il devient de plus en plus difficile de voir le fruit de son propre <a href="https://theconversation.com/fr/topics/travail-20134">travail</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/jobs-a-la-con-lennui-le-sens-et-la-grandiloquence-58382">« Jobs à la con » : l’ennui, le sens et la grandiloquence</a>
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<p>Face à cette prolifération des « jobs à la con », on assiste actuellement à ce que le journaliste <a href="https://www.franceculture.fr/personne-jean-laurent-cassely">Jean-Laurent Cassely</a> appelle la <a href="https://www.arkhe-editions.com/livre/cassely-revolte-premier-classe/">« révolte des premiers de la classe »</a>, c’est-à-dire à un mouvement d’exode de jeunes diplômés qui quittent les grandes entreprises du tertiaire pour devenir artisans, autoentrepreneurs, bénévoles dans des organisations non gouvernementales (ONG), etc.</p>
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<figcaption><span class="caption">Jean-Laurent Cassely – La révolte des cadres contre les “métiers à la con” (Xerfi Canal, 2017).</span></figcaption>
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<p>Le retour au travail des mains, la modestie de l’impact et le désir d’un contact avec la « <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Le-Visible-et-l-Invisible-suivi-de-Notes-de-travail">chair du monde</a> » forment alors le credo de cette nouvelle élite. Dès lors, en quoi cette reconquête de l’atelier va-t-elle au-delà d’un simple phénomène de mode ?</p>
<h2>Retrouver du sens par le « faire »</h2>
<p>À rebours d’une économie déracinée, voire « hors-sol », le retour à la matière représente une forme de réconciliation avec le monde. Les professeurs <a href="https://www.editions-ems.fr/boutique/et-pourtant-jai-fait-une-ecole-de-commerce-les-changements-de-trajectoire-professionnelle-des-diplomes-de-grande-ecole/">Anne Prevost-Bucchianeri et François Pottier</a> en sont convaincus :</p>
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<p>« pour certains diplômés, le retour au concret, au “faire”, est une nécessité. [Dès lors], le besoin de concret rejoint le besoin de sens. »</p>
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<p>Ces retrouvailles rejoignent cet « art du sens » dont parlent <a href="https://www.pulaval.com/produit/l-art-du-sens-dans-les-organisations">Jean-Luc Moriceau</a> et ses co-auteurs où il s’agit de toucher le réel, de l’approcher et de le penser. L’« art du sens », c’est finalement une manière d’entrer en contact avec le monde et de se sentir pleinement y appartenir. Non sans nostalgie, le philosophe <a href="https://www.puf.com/content/Exister_r%C3%A9sister">Pascal Chabot</a> évoque cet oubli de la matière de la part des salariés modernes.</p>
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<p>« Cette monomanie [du travail sur ordinateur] se paie d’un oubli : le savoir informulé que détenaient les doigts de l’humanité, qui ont construit le monde en le prenant en main, est progressivement perdu. Les travaux de la terre, du bois, du métal ou de la pierre requéraient une haute habileté […] Le marin qui noue un bout […] la jardinière qui praline des racines, la mosaïste qui fend des tesselles : autant de savoirs fondamentaux qui doivent leur survie à des récalcitrants qui ont l’intelligence de les perpétuer. »</p>
</blockquote>
<p>Les jeunes diplômés interrogés dans le cadre d’une <a href="https://www.theses.fr/2022PA01E047">thèse de doctorat</a> soutenue récemment ont mis en avant cette volonté de déserter leurs emplois de bureau pour retrouver du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/sens-41231">sens</a> au contact de la matière.</p>
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<p>C’est notamment le cas d’Esther* qui a quitté son poste dans une grande entreprise pour lancer son propre atelier de confection de vêtements :</p>
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<p>« j’ai toujours été attirée par la création, par le travail manuel plutôt que par un travail derrière un ordinateur. »</p>
</blockquote>
<h2>Les pouvoirs de la main et du toucher</h2>
<p>Dans <a href="https://www.livredepoche.com/livre/les-parties-des-animaux-9782253089261"><em>Les Parties des animaux</em></a>, <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/aristote/">Aristote</a> rappelle le pouvoir de la main humaine sur le reste du règne animal. Il insiste en particulier sur la polyvalence de la main qui ne serait que le prolongement de la raison humaine. Le psychanalyste <a href="https://www.penguin.co.uk/books/287/287305/hands/9780241974001.html">Darian Leader</a> revient lui aussi sur l’importance des activités manuelles dans la vie des individus. Il soutient que nous avons un immense besoin d’agir avec nos mains. Dès lors, toucher, c’est plus que jamais être au monde.</p>
<p>Cette question du toucher est également au cœur de la préface rédigée par <a href="https://philippesimay.com/fr/accueil">Philippe Simay</a> pour l’ouvrage du philosophe <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/georg-simmel/">Georg Simmel</a> : <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/les-grandes-villes-et-la-vie-de-lesprit-9782228920643"><em>Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de sociologie des sens</em></a>.</p>
<p>Dans cet opuscule, Simmel développe notamment un portrait original de la métropole moderne en analysant l’impact du mode de vie urbain sur les expériences sensibles et les mentalités des citadins. En somme, le sociologue allemand choisit de donner une lecture sensitive de la ville où il s’agit d’envisager le tissu urbain et ses enjeux en termes d’expériences corporelles.</p>
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<p>En partant de ce constat, Simay rappelle dans sa préface que « le toucher est le sens proscrit de la vie urbaine ». Il ajoute que « c’est là le sens qui n’est jamais mentionné par Simmel, alors qu’il occupe une place essentielle, bien que paradoxale, dans la métropole ». En effet :</p>
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<p>« les sens du citadin sont mobilisés pour créer de la distance et pour éviter que l’on se touche d’une manière ou d’une autre. »</p>
</blockquote>
<p>Si le toucher est le sens proscrit des relations citadines, il est alors possible d’élargir ce constat aux tâches demandées aux salariés des grandes entreprises du secteur tertiaire. Incapables de toucher le fruit de leur propre travail, ils évoluent dans une nébuleuse où les tâches deviennent informes, intangibles, en un mot, virtuelles.</p>
<h2>Le temps des <em>Noces</em> avec le monde</h2>
<p>Rejoindre l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/artisanat-35040">artisanat</a>, c’est finalement renouer avec cet outil précieux qu’est la main mais c’est aussi rejouer ce temps des grandes réconciliations avec le monde dépeint par Albert Camus dans <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Les-Essais/Noces"><em>Noces</em></a>. C’est l’heure du grand midi, d’un soleil qui irradie Tipasa, Djemila et Florence. La nature méditerranéenne offre alors l’écrin de grandes retrouvailles avec le monde.</p>
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<p>Alors que dans <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Les-Essais/Le-mythe-de-Sisyphe"><em>Le Mythe de Sisyphe</em></a>, Camus parle d’un rendez-vous manqué en décrivant l’expérience de l’absurde ; dans <em>Noces</em>, le rendez-vous est réussi. Face à l’hiver d’un monde techniciste et à l’injustice d’un poste absurde, ce retour aux choses est l’expression d’un « été invincible » qui dort au plus profond de chacun.</p>
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<p>« Pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. […] Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »</p>
</blockquote>
<p>Les descriptions du jeune Camus à Tipasa font ici écho à ce retour à la matière, à cette « <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Le-Visible-et-l-Invisible-suivi-de-Notes-de-travail">chair du monde</a> » rendu possible par l’artisanat.</p>
<p>Ainsi, l’apprenti artisan apprend progressivement à remobiliser l’ensemble de son corps et de ses sens, à être attentif à tous les phénomènes qui se produisent autour de lui. Il n’apprend pas tant à se servir de ses mains qu’à engager l’ensemble de son corps dans chacun de ses gestes. Dès lors, le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/contact-9782707186621">contact</a> direct que l’artisan entretient avec le monde à travers ses cinq sens va lui permettre d’acquérir un sentiment de contrôle par rapport à ce qu’il fait.</p>
<h2>Le pari de l’artisanat</h2>
<p>Dans son premier ouvrage, <a href="https://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782212675818/nouveaux-artisans">Magali Perruchini</a> nous propose de découvrir les portraits d’une génération de nouveaux artisans réconciliés avec eux-mêmes. D’ailleurs, le professeur de stratégie et de gouvernance d’entreprise <a href="https://theconversation.com/profiles/pierre-yves-gomez-203521">Pierre-Yves Gomez</a> précise qu’une « vocation authentique s’évalue à la simplicité avec laquelle on quitte ce qui n’apparaît plus que comme masques et artifices pour rejoindre la vraie vie, concrète, matérielle ». Chez tous ces néo-artisans qui quittent leurs emplois de bureau pour rejoindre l’atelier, il y a la volonté de sceller un pacte avec la matière.</p>
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<figcaption><span class="caption">Nouveaux artisans, portrait d’une génération qui bouscule les codes (Eyrolles, 2018).</span></figcaption>
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<p>Après cinq années d’études supérieures, <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/la-vie-solide-9782228922715">Arthur Lochmann</a> a choisi de suivre un CAP pour devenir charpentier. Il avait besoin d’une « vie solide » par opposition à la « vie liquide » dont parle le sociologue <a href="https://www.fayard.fr/pluriel/la-vie-liquide-9782818503096">Zygmunt Bauman</a>. Cette liquéfaction de nos existences est le reflet d’un monde sans réelles structures. Confrontée à un flux permanent, la vie est alors assujettie à la nouveauté et à la consommation. C’est le règne du jetable, du provisoire et de l’obsolescence programmée. À l’inverse, l’artisanat est à rebours de ce halo nébuleux. Lochmann parle notamment de développer une intuition de la matière pour réussir à agir sur elle et à la comprendre.</p>
<p>Parmi les portraits réalisés par Magali Perruchini, on retrouve notamment Pia dans son atelier de céramique qui confie que « travailler une matière vivante comme la terre, c’est instaurer un dialogue ». Finalement, les artisans rencontrés par Magali Perruchini « parlent d’authenticité, de beauté, de créativité, de liberté. Leurs choix et leurs productions racontent également, en creux, ce qui ne fonctionne plus dans le rapport au travail de notre société : une production de masse à bout de souffle, un désenchantement des travailleurs comme des consommateurs, une fatigue générale vis-à-vis de l’économie dématérialisée, la recherche d’un impact direct, concret et palpable sur le monde qui nous entoure ».</p>
<h2>La modestie de l’impact</h2>
<p>Dans la perspective développée par Albert Camus, l’homme qui a une conscience aiguë de l’absurde est celui qui crée de façon humble et qui ne va pas chercher la gloire ou la reconnaissance. Lorsqu’il évoque les jeunes artisans que l’on croise dans les portraits de Perruchini, Pierre-Yves Gomez parle de contemplation du travail bien fait.</p>
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<p>« Par contemplation, il ne faut pas entendre de hautes méditations métaphysiques, mais la réflexivité essentielle sur ce que l’on fait, le sentiment qu’on a servi un dessein, maîtrisé un processus, accompli le bon geste. Contempler, c’est prendre conscience de l’utilité de ce que l’on a réalisé, modestement, à la bonne place. Ces vingt-cinq [artisans] n’ont pas la prétention de certains startupers du digital : changer le monde ! Ils veulent simplement réaliser une belle moto, produire du papier à l’ancienne ou faire plaisir en vendant du pain de qualité. Cette modestie change plus sûrement le monde. »</p>
</blockquote>
<p>Gomez en appelle finalement à un impact concret, visible et modeste du travail de chacun. En évoquant la « belle moto » ou le « pain de qualité », il rejoint la logique d’œuvre développée par la philosophe <a href="https://www.livredepoche.com/livre/condition-de-lhomme-moderne-9782253101321">Hannah Arendt</a>. Grâce à la matérialité de sa production, l’artisan peut avoir un retour direct sur l’efficacité et l’utilité de ce qu’il fait tous les jours. On est en effet très loin des discours grandiloquents de certaines entreprises qui pensent avoir trouvé la solution miracle à nos problèmes.</p>
<h2>Esthétique du geste et temporalité</h2>
<p>Lorsqu’il parle des nouveaux artisans, Pierre-Yves Gomez évoque aussi la possibilité d’un geste authentique, réalisé dans la plus pure tradition. L’artisan est la figure de celui qui soigne son travail. Il doit donc nécessairement apprendre des règles très strictes d’exécution qui demandent du temps et de la patience. En effet, il faut du savoir-faire et de la ténacité pour réaliser une belle poterie ou sortir du fournil une baguette délicieuse.</p>
<p>En cela, l’artisan lutte contre cette <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/acceleration-9782707154828">accélération</a> du temps si caractéristique de nos sociétés contemporaines.</p>
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<figcaption><span class="caption">Rencontre avec Hartmut Rosa, le philosophe anti-moderne (France Culture, 2020).</span></figcaption>
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<p>L’artisanat est donc une discipline de l’attention qui peut culminer dans un état méditatif proche de ce que certains psychologues appellent l’état de « <a href="https://www.harpercollins.com/products/flow-mihaly-csikszentmihalyi?variant=32118048686114">flow</a> ». Le « flow » correspond à un état mental d’absorption totale de l’individu dans une tâche qui se caractérise par un engagement de toute la personne, une concentration très intense avec la perte de la notion du temps et une sensation de fluidité dans les gestes. En état de « flow », l’artisan s’implique complètement sans percevoir l’effort.</p>
<p>Dans ces conditions, l’artisan entretient un triple rapport au temps. Tout d’abord, le geste artisanal s’élabore dans la durée pour être exécuté correctement et ce temps nécessaire ne peut faire l’objet d’une réduction. L’artisan s’inscrit également dans les gestes de ceux qui l’ont précédé. Quand il réalise une rénovation, il reprend le travail des autres et vient ajouter ses propres gestes à ceux de ses prédécesseurs. Enfin, sa production s’inscrit dans le temps long des choses vouées à perdurer et non dans l’obsolescence des productions sérielles destinées à être détruites aussitôt sorties d’usine.</p>
<p>En somme, le programme artisanal est à rebours d’une société de la fluidité, de la célérité voire de la futilité. Dans son atelier, l’artisan fait au contraire l’éloge du <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0170840615585341">beau geste</a>, de la lenteur et de la modestie : trois vertus cardinales qui donnent un sens à son existence.</p>
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<figcaption><span class="caption">Jean-Philippe Bouilloud – Faire un beau travail : une revendication sociale (Xerfi Canal, 2023).</span></figcaption>
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<p>*Le prénom a été anonymisé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/207523/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les reconversions de cadres vers des métiers manuels soulèvent des questionnements profonds sur le besoin de concret – sur lesquels la philosophie et la littérature esquissent des réponses.Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.