tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/platon-33278/articlesPlaton – The Conversation2021-09-13T17:55:03Ztag:theconversation.com,2011:article/1568882021-09-13T17:55:03Z2021-09-13T17:55:03ZUn roman du métissage dans la Grèce antique : « Théagène et Chariclée »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/417791/original/file-20210825-27-28wrls.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C1%2C1148%2C800&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Détail du Tableau du temple des muses, M. de Marolles (1655).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.m.wikimedia.org/wiki/File:Tableaux_du_temple_des_muses_-_tirez_du_cabinet_de_feu_Mr._Fauereau,_conseiller_du_roy_en_sa_Cour_des_aydes,_and_grauez_en_tailles-douces_par_les_meilleurs_maistres_de_son_temps,_pour_representer_les_%2814586798939%29.jpg">Wikimedia</a></span></figcaption></figure><p>On croit en général que le genre romanesque date du Moyen-âge – c’est ce que le mot français roman semble impliquer – et la typologie des genres littéraires qui remonte à la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A9tique_(Aristote)"><em>Poétique</em> d’Aristote</a> l’ignore totalement. Pourtant, la littérature grecque connaît quelques récits en prose, des « aventures d’amour », qui paraissent avoir connu un grand succès à la période hellénistique et sous l’empire romain. Les « Big Five » semblent s’être diffusés comme suit, avec des « noms d’auteurs » tous plus ou moins pseudonymes et une datation incertaine, contenant l’essentiel des <a href="https://brill.com/view/title/520"><em>topoi</em> romanesques</a> que l’on connaîtra plus tard dans la littérature européenne :</p>
<ul>
<li><p>Chariton, <em>Chéréas et Callirhoé</em></p></li>
<li><p>Achille Tatius, <em>Histoire de Leucippé et Clitophon</em></p></li>
<li><p>Xénophon d’Éphèse, <em>Les Éphésiaques</em></p></li>
<li><p>Longus, <em>Daphnis et Chloé</em></p></li>
<li><p>Héliodore, <em>Les Éthiopiques</em> ou <em>Théagène et Chariclée</em>.</p></li>
</ul>
<p>Le plus récent de ces textes, le plus réussi, je crois, (<em>Théagène et Chariclée</em>), doit peut-être sa célébrité <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k686959/f15.image">à Jacques Amyot</a> qui l’a traduit en français pour la première fois – sans signature – en 1547, rencontrant un immense succès dans toute l’Europe. Il est très complexe par sa composition <em>in medias res</em> (le lecteur est placé directement au milieu d’une action, les évènements qui précèdent n’étant relatés qu’après coup). </p>
<p>Il nous montre d’emblée, par les yeux d’une bande de pirates, le spectacle intrigant d’une fête qui a mal tourné sur un rivage d’Égypte, et au milieu de ce désastre une <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Abraham_Bloemaert_-_Charikleia_and_Theagenes_-_WGA02275.jpg">très belle jeune fille</a> que les pirates prennent pour une déesse. Cette jeune fille, c’est Chariclée, qui porte les attributs de la déesse Artémis et essaie de ranimer un jeune homme blessé, <a href="https://utpictura18.univ-amu.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=B6834">Théagène</a>. Le roman qui commence ainsi va raconter leur histoire d’amour grâce à des retours en arrière dans les récits que font plusieurs des personnages, et en particulier ceux du prêtre égyptien Calasiris qui les a aidés à quitter en secret Delphes et le prêtre d’Apollon Chariclès, père adoptif de Chariclée.</p>
<h2>Une lettre mystérieuse</h2>
<p>Fille adoptive d’un prêtre grec, Chariclée ne sait rien de sa naissance, mais des oracles divins la poussent à remonter le Nil vers l’Éthiopie. Elle est tombée amoureuse de Théagène <a href="https://www.decitre.fr/livres/leurs-yeux-se-rencontrerent-9782714303066.html">d’un « coup de foudre »</a> quand elle l’a vu participer aux <a href="https://arts.mythologica.fr/artist-b/pic/bloemaert_theagene-chariclee-delphes.jpg">Jeux pythiques en l’honneur d’Apollon</a> dont elle est la prêtresse – Calasiris le raconte à la fin du livre III et au début du livre IV à un jeune Athénien, Cnémon, qu’ils ont rencontré dans leur voyage. Théagène a été frappé du mal d’amour lui aussi en recevant le <a href="https://utpictura18.univ-amu.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=B6829">prix de la course</a> des mains de la belle prêtresse.</p>
<p>Tous les deux ont été victimes des symptômes analogues que provoque l’amour dans la poésie grecque en passant par les yeux, <a href="https://eduscol.education.fr/odysseum/sappho-poetesse-grecque-de-lesbos">depuis Sappho</a> au moins : sensations de brûlure et de froid, démangeaisons, perte du sommeil, etc. Chariclès, la croyant malade, a cherché un médecin et consulté Calasiris, lequel a favorisé secrètement la fuite des jeunes gens.</p>
<p>Au cours du voyage, Chariclée lui a montré les <a href="https://fr.wiktionary.org/wiki/%CF%83%CF%8D%CE%BC%CE%B2%CE%BF%CE%BB%CE%BF%CE%BD"><em>symbola</em></a>, objets de reconnaissance qu’elle porte précieusement avec elle, et parmi eux une bande de tissu brodée avec une inscription en hiéroglyphes qu’elle n’a jamais pu lire, mais qu’il déchiffre pour elle ; c’est une lettre écrite par sa mère, la reine d’Éthiopie Persinna, qui explique la raison pour laquelle elle a dû abandonner sa fille à la naissance : son mari, le roi Hydaspe et elle, s’unirent pendant une chaude après-midi, et pendant la conception de l’enfant, elle avait sous les yeux une peinture de la chambre royale représentant la délivrance d’Andromède par Persée, à l’origine de leur lignée. Hydaspe et Persinna étaient noirs, mais Andromède, sur la peinture, était blanche, et au moment de la naissance, la petite fille était blanche à l’image d’Andromède. </p>
<p>Persinna, craignant d’être accusée d’adultère, avait alors confié l’enfant à un prêtre éthiopien, Sisimithrès, avec les objets de reconnaissance qui permettraient plus tard de la retrouver ou de lui servir de linceul si elle venait à mourir. Ce décryptage, au livre IV, permet à Chariclée de savoir qui elle doit rechercher en <a href="http://www.cosmovisions.com/ChronoEthiopie.htm">allant vers Méroé</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=520&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=520&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=520&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=653&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=653&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417792/original/file-20210825-13-145edey.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=653&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Détail du tableau de Kassel représentant Persinna et Hydaspe devant le tableau d’Andromède.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<h2>Un bracelet d’ébène sur son bras d’ivoire</h2>
<p>Au livre X, nos héros arrivés en Éthiopie après diverses péripéties, sont prisonniers du roi Hydaspe qui veut les sacrifier aux dieux des Éthiopiens, le soleil et la lune. Ils sont déjà sur le bûcher quand Chariclée tente de se faire reconnaître de son père, en vain, jusqu’à ce qu’un prêtre âgé, qui s’avère être Sisimithrès qui l’avait recueillie des mains de sa mère à la naissance, demande de faire venir du palais royal le tableau de la délivrance d’Andromède. </p>
<p>Une fois le tableau apporté sur la scène de sacrifice et proposé aux yeux de la foule, la ressemblance frappante entre Chariclée et Andromède est constatée par tout le monde, mais Hydaspe reste incrédule. Chariclée découvre alors son bras blanc, et l’on constate qu’elle a une tache noire, formant « un bracelet d’ébène sur son bras d’ivoire ». Persinna d’abord, puis Hydaspe, reconnaissent leur fille, qui va pouvoir enfin épouser Théagène, et tous deux succèderont à Hydaspe, en interdisant le sacrifice humain pratiqué jusqu’alors…</p>
<h2>L’explication : le regard et la conception</h2>
<p>L’ébène, matériau noir, incrusté sur le blanc de l’ivoire, telle est l’image que le narrateur de la scène trouve pour décrire la tache noire sur le bras blanc de Chariclée, marque qu’elle avait à la naissance et que sa mère reconnaît comme un signe de son identité. Il pense alors aux techniques d’<a href="https://meublepeint.com/materiaux_incrustation_marqueterie.htm">incrustation de matériaux</a>, connues dès l’Antiquité. À époque récente, on connaît <a href="https://www.pinterest.fr/pin/325033298098301215/">peut-être davantage l’incrustation d’ivoire sur l’ébène</a> que l’inverse, mais l’association de ces deux matériaux, tous deux d’origine africaine, est connue. Leur valeur symbolique est ancienne. </p>
<p>En Grèce ancienne, on connaissait bien l’incrustation d’ivoire, en particulier associé à l’or dans les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Sculpture_grecque_antique">statues chryséléphantines</a>, mais l’incrustation d’ivoire sur du bois se pratiquait aussi dès l’époque archaïque, comme sur le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyps%C3%A9los">fameux coffre de Cypsélos</a>, tyran de Corinthe de la fin du VII<sup>e</sup> s. av. J.-C., objet disparu mais que nous décrit la <em>Périégèse</em> (ou <em>Description de la Grèce</em>) de Pausanias (V, 17,5). Je n’ai trouvé aucune autre mention d’association entre l’ébène et l’ivoire dans l’Antiquité mais les Grecs connaissaient le bois d’ébène depuis longtemps : son nom est attesté sous la forme ἔβενος ou ἐβένη à partir d’Hérodote suivant Pierre Chantraine, qui précise que l’ébène d’Éthiopie était réputé d’un « bois noir luisant et sans nœud » par opposition avec celui provenant de l’Inde.</p>
<p>Le texte d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9liodore_d%27%C3%89m%C3%A8se">Héliodore</a> attribue la couleur blanche de la peau de Chariclée au regard de sa mère sur un tableau, comme si la ressemblance s’expliquait par un spectacle vu au moment de la conception, en vertu d’une représentation qui semble remonter à la médecine hippocratique et Aristote, avec des anecdotes illustratives colportées par divers auteurs, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Galien">tel Galien</a> :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai lu dans une vieille histoire qu’un homme laid, mais riche, voulant avoir un bel enfant, en fit peindre un très beau, et qu’il recommanda à sa femme de fixer, à l’instant des caresses amoureuses, les yeux sur ce tableau : elle le fit, et dirigeant, pour ainsi dire, son esprit et toute son attention vers cet objet, elle mit au monde un enfant qui ne ressemblait point à son père mais parfaitement au modèle qui l’avait frappée. »</p>
</blockquote>
<p>Ou sous une forme moins positive le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Boaistuau">polygraphe français</a> du XVI<sup>e</sup> s. Boaistuau :</p>
<blockquote>
<p>« Hippocrate sauva une Princesse accusée d’adultère, par ce qu’elle avoit enfanté un enfant noir comme Ethiopien, son mary ayant la couleur blanche, laquelle à la suasion d’Hippocrate fut absoulte, pour le pourtraict d’un More semblable à l’enfant, lequel coustumierement estoit attaché à son lict. »</p>
</blockquote>
<p>Ces anecdotes sont rapportées avec d’autres <a href="http://www.revue-textimage.com/conferencier/01_image_repetee/berriot.pdf">par Evelyne Berriot-Salvadore</a> dans une conférence sur le pouvoir de l’imagination, montrant que l’on cherchait à expliquer ainsi, par le regard sur des images, des naissances hors du commun, voire « monstrueuses », comme « une fille entièrement velue » ou un « veau-moine » <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambroise_Par%C3%A9">chez Ambroise Paré</a> et d’autres. Le cas de Chariclée est très proche de celui d’Hippocrate selon Boaistuau, avec inversion de la couleur de peau, mais la princesse accusée d’adultère semble proche de Persinna.</p>
<h2>Pouvoir des images</h2>
<p>La relation entre Chariclée et Andromède, de copie à modèle, est un peu plus complexe si l’on se réfère à l’histoire des images et de leur pouvoir. La description par Persinna de la manière dont son enfant a été conçue montre en effet qu’elle avait les yeux fixés sur la représentation d’Andromède, blanche de peau certes, mais aussi nue. <em>Le pouvoir des images</em> de <a href="https://www.pinterest.fr/pin/create/extension/?url=https%3A%2F%2Fwww.amazon.fr%2Fpouvoir-images-David-Freedberg%2Fdp%2F2852265125&media=https%3A%2F%2Fimages-na.ssl-images-amazon.com%2Fimages%2FI%2F41PVD23V2EL._SX342_BO1%2C204%2C203%2C200_.jpg&xm=g">David Freedberg</a> montre que dans l’histoire de l’art, la représentation de belles femmes nues produit sur les spectateurs une forme d’excitation, avec une composante sexuelle, le plus souvent masquée sous le jugement esthétique. Le premier exemple qu’il donne (p. 23 du livre) du pouvoir des images, qualifié d’invraisemblable, est justement celui de l’<em>effet Andromède</em>, sans l’approfondir. Il cite ensuite l’exemple du tyran Denys évoqué par Saint Augustin :</p>
<blockquote>
<p>« Étant difforme, il ne voulait pas engendrer d’enfants à sa ressemblance. Lorsqu’il couchait avec sa femme, il plaçait devant elle une très belle image, afin que par le désir devant cette beauté, par l’imprégnation, pour ainsi dire, elle pût effectivement la transmettre à sa progéniture. »</p>
</blockquote>
<p>Freedberg commente ensuite en disant avec un érudit du XVI<sup>e</sup> s. qu’il faut « réserver les objets lascifs aux pièces intimes […] car leur vue est propre à susciter l’excitation et l’engendrement de beaux enfants… ».</p>
<p>La lettre de Persinna évoque très indirectement le désir d’enfant du roi et d’elle-même, mais très explicitement qu’elle sentit avoir conçu, et très clairement que l’Andromède de l’image était nue. Il me semble que la page de Freedberg, en face de la <a href="https://www.visituffizi.org/artworks/venus-of-urbino-by-titian">Vénus d’Urbin</a> de Titien et de la <a href="https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1301082026.html">Vénus de Giorgione</a> (p.22), suggère que cette image a entraîné le désir des époux. De fait, le goût des peintres et de leur public pour la représentation du beau corps nu enchaîné à son rocher paraît <a href="https://archivesdunord.com/4404-mignard-pierre-andromede-dossier-louvre.html">relever d’une excitation comparable</a>. Si la lettre de Persinna exprime de manière implicite cette forme de plaisir – que l’on appelle <em>esthétique</em> sous le couvert des bienséances –, son originalité consiste dans le fait qu’il s’agit du plaisir féminin. En somme, Chariclée, fille du regard sur un tableau, est le produit du désir amoureux de ses parents, en particulier de sa mère, désir provoqué par la vue d’Andromède nue sur un tableau.</p>
<p>Le savant helléniste britannique M. D. Reeve qui a inventé l’« Andromeda effect » dans le cadre d’une recherche sur les représentations antiques de la conception, avec le titre <em>Conception</em>, et de nombreuses références antiques et modernes, cite le parallèle de <em>Elephant Man</em>, dans la réalité <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Merrick">Joseph Merrick</a>, exhibé dans une baraque de foire, suivi en 1884 par le médecin londonien Frederick Treves, qui a publié, après sa mort en 1890,<em>The Elephant Man and other reminiscences</em> (1923). Sa malheureuse histoire a abouti à plusieurs livres et un <a href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=180.html">beau film de David Lynch</a>. Sa maladie est maintenant connue comme la neurofibromatose, mais en son temps, Merrick lui-même pensait que sa mère avait été piétinée par un éléphant pendant sa grossesse.</p>
<p>Chariclée, dans la fiction d’Héliodore, est donc née en quelque sorte d’une peinture. Mais on peut dire qu’après la parution de la traduction d’Amyot, elle est retournée à la peinture : le peintre <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambroise_Dubois">Ambroise Dubois</a> a peint au début du XVII<sup>e</sup> s. une <a href="https://utpictura18.univ-amu.fr/RechercheRapide.php?q=Charicl%C3%A9e">série de fresques</a> sur Théagène et Chariclée au château de Fontainebleau suivant la chronologie de leurs amours à partir du <a href="https://www.chateaudefontainebleau.fr/collection-et-ressources/les-collections/peintures/le-cortege-des-thessaliens-et-de-chariclee-lors-du-triomphe-de-diane/"><em>Cortège des Thessaliens</em></a> et je crois que la peinture appelée <em>Allégorie de la peinture et de la sculpture</em> peut s’inspirer de Chariclée devant le tableau de la Délivrance d’Andromède. Le modèle, la <em>Délivrance d’Andromède</em>, a eu dans l’histoire de l’art un succès bien supérieur (47 notices dans le site Utpictura <a href="https://utpictura18.univ-amu.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=A7552">avec Titien, Véronèse, Rubens, Rembrandt etc</a>).</p>
<p>Dans le <a href="http://www.stephanecompoint.com/41,,44502,fr_FR.html">château de Cheverny</a>, la Chambre du Roy est décorée par des caissons sur Persée et Andromède au plafond, par des scènes représentant Théagène et Chariclée sur les lambris, mais c’est bien difficile de préciser d’après les images trouvées en ligne si la relation est établie entre le plafond et les murs mais il y a des chances pour que le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Mosnier">peintre Jean Mosnier</a> ait consacré l’un des trente lambris à la scène qui nous importe.</p>
<p>Nicolas Mignard a lui aussi consacré une série de peintures à Théagène et Chariclée, pour l’hôtel de Fortia à Avignon, mais le thème s’est ensuite transporté aux Pays-Bas, sous influence française, avec <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Abraham_Bloemaert">Abraham Bloemaert</a> pour le prince Frederik Hendrik d’Orange (voir ci-dessus), <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Gerrit_van_Honthorst">puis Gerard Honthorst</a>.</p>
<p>Selon l’historique dû à l’historien d’art Wolfgang Stechow, la dernière série d’œuvres sur ce thème se trouve au Landgrafenmuseum de Kassel (repr. p. 150, 19), attribuée sans certitude à <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferdinand_Bol">Ferdinand Bol</a>, un élève de Rembrandt, selon d’autres à Ehrenstral ou Karel Van Mander. L’une de ces images représente Persinna et Hydaspe devant le tableau d’Andromède, attachée au rocher dans une pose inconfortable, donc avant sa délivrance. On ne voit pas Chariclée mais on ne peut qu’être frappée par le contraste voulu par le peintre entre la peau claire d’Andromède et la peau noire du couple, le détail reproduit dans Hägg le montre bien, ce qui me semble faire remonter la question à l’ancêtre mythique de la famille royale : si Chariclée a pris la couleur blanche de l’Andromède du tableau, comment se fait-il que Persinna et Hydaspe, tous deux noirs soient réputés descendre d’ancêtres, Persée et Andromède, tous deux blancs ?</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417795/original/file-20210825-17-1ha0b1f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Vase corinthien représentant Persée, Andromède et le monstre marin Cétos. Altes Museum, Berlin.</span>
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<p>Il y a au moins une exception en histoire de l’art, une estampe d’après <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Abraham_van_Diepenbeeck">Abraham van Diepenbeeck</a> illustrant un commentaire des <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File :Tableaux_du_temple_des_muses_-_tirez_du_cabinet_de_feu_Mr._Fauereau,_conseiller_du_roy_en_sa_Cour_des_aydes,_and_grauez_en_tailles-douces_par_les_meilleurs_maistres_de_son_temps,_pour_representer_les_(14586798939).jpg"><em>Tableaux du temple des Muses</em> par M. de Marolles (1655)</a>. Tout l’édifice romanesque d’Héliodore n’est-il pas compromis alors ? Pourtant, dans l’une des plus anciennes représentations antiques, la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier :Corinthian_Vase_depicting_Perseus,_Andromeda_and_Ketos.jpg">peinture de vase</a> montre une Andromède à la peau plus blanche encore que celle de Persée…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/156888/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Françoise Létoublon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Aventure d’amour écrite en Grèce entre le 3ᵉ et le IVᵉ siècle, « Théagène et Chariclée » pourrait bien préfigurer le roman moderne.Françoise Létoublon, professeur (émérite) de langue et littérature grecques, spécialiste d'Homère et de la Grèce archaïque, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1265382019-11-07T19:29:16Z2019-11-07T19:29:16ZUne brève histoire de l’utopie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/300464/original/file-20191106-12499-1avw0n4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C0%2C1264%2C806&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Maquette de la cité idéale de Chaux imaginée par Claude Nicolas Ledoux, à la saline royale d'Arc-et-Senans.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Arc-et-Senans_-_Saline_Royale_(12).jpg">Concierge.2C / Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le terme « utopie » est ambigu : il se situe entre outopia, lieu de nulle part, et eutopia, pays du bon(heur). Il désigne à la fois un pays ou le plan d’un gouvernement imaginaire, un idéal politique coupé du réel et même un projet irréaliste. L’utopie est construite entre l’imaginaire et le réel. Elle rêve d’un autre monde, critique le monde réel ou explore d’autres mondes possibles.</p>
<p>On retrouve la première utopie chez Platon, qui évoque l’Atlantide dans le Timée et le Critias. L’Atlantide comporte en effet les caractéristiques des mondes utopiques : il s’agit de mondes symétriques, ordonnés, dont les constructions sont géométriques et inverses du réel. Ils fonctionnent pas ailleurs généralement en autarcie et leurs habitants croient en l’éducation et recherchent le bonheur.</p>
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<span class="caption">L’Atlantide, la première utopie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fer Gregory/Shutterstock</span></span>
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<p>Jusqu’au XVI<sup>e</sup> siècle, elle renvoyait au mythe d’un « âge d’or » et projetait le lecteur dans le passé, à proximité des dieux, comme chez Hésiode ou dans La République de Platon. Après la découverte de l’Amérique, les utopies recourent au dépaysement, aux voyages, à des cités idéales et s’installent souvent dans des îles : ainsi Utopia de Thomas More, la Cité du Soleil de Campanella ou La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon. Les utopies deviennent alors scientifiques et politiques.</p>
<p>Au XVIII<sup>e</sup> siècle, le siècle classique de l’utopie, commence le règne des anticipations sociales : l’utopie critique le monde existant. L’utopie se projette dans le futur et accompagne les idées naissantes de progrès et d’Histoire. Après 1789 et avec la révolution industrielle, les utopies se disséminent : elles deviennent à la fois économiques, par exemple avec Olbie de Say, souvent politiques chez Fourier, Owen, Cabet ou Saint-Simon, et de plus en plus technoscientifiques.</p>
<h2>« Changer les inclinaisons vicieuses »</h2>
<p>Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) nommé « Commissaire aux salines de</p>
<p>Lorraine et de Franche-Comté » en 1771 par Louis XV, illustre bien cette tendance. Son utopie se matérialise par le projet de la saline de Chaux, à Arc-et-Senan dans le Doubs, qui pouvait communiquer avec la Méditerranée par le canal de Dole et avec la mer du Nord et Anvers par le Rhin.</p>
<p>La Saline « peut être considérée comme l’usine la plus importante que l’on connaisse de ce genre. Jusque-là il semble que les édifices n’aient été susceptibles que de constructions faites au hasard », écrit-il. « J’ai placé tous les genres d’édifices que réclame l’ordre social, on verra des usines importantes, filles et mères de l’industrie, donner naissance à des réunions populeuses. Une ville s’élèvera pour les enceindre et les couronner. Le luxe vivifiant, ami nourricier des arts, y montrera tous les monuments que l’opulence aura fait éclore […]. Ses environs seront embellis d’habitations consacrées au repos, aux plaisirs, et plantés de jardins rivaux du fameux Eden ».</p>
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<span class="caption">Projet pour la ville nouvelle de Chaux, autour de la saline royale d’Arc-et-Senans.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Projet_pour_la_ville_de_Chaux_-_Ledoux.jpg">Claude-Nicolas Ledoux/Wikimedia</a></span>
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<p>La saline était le cœur d’une cité idéale que Claude-Nicolas Ledoux a imaginée et dessinée en cercle autour de l’usine. « Architecture d’utopie inachevée, la saline conserve aujourd’hui tout son message d’avenir. Son demi-cercle appelle, dans sa permanence, les hommes à poursuivre et à compléter l’œuvre jamais achevée de la cité idéale », souligne l’Unesco, qui a inscrit le site sur la Liste du patrimoine mondial en 1982.</p>
<p>Chaux partage avec les villes utopiques la critique de la société. Pour lui, « le but de cet établissement est d’épurer l’ordre social, par l’attrait de la bienfaisance ; de changer les inclinaisons vicieuses, par l’exemple du travail ».</p>
<h2>Projections en l’an 17 846 151</h2>
<p>Comme l’illustre cet exemple, les utopies deviennent au début XIX<sup>e</sup> siècle sociales, voire socialistes, et se réalisent sous la forme expérimentale et marginale, de communautés pilotes ou modèles. On peut ainsi citer le <a href="http://passerelles.bnf.fr/batiments/familistere_planche.php">Familistère de Guise</a>, la <a href="https://comptoir.org/2015/02/11/experience-socialisme-utopique-en-amerique-etienne-cabet-et-la-cite-dicarie/">cité d’Icarie</a> d’Étienne Cabet à la Nouvelle-Orléans, le Phalanstère de Charles Fourier, le village de la coopération de <a href="http://expositions.bnf.fr/utopie/grand/3_60.htm">New Harmony d’Owen</a> dans l’Indiana, ou encore la <a href="https://www.terresdecrivains.com/40-saint-simoniens-au-145-rue-de">retraite de Ménilmontant</a> des saint-simoniens.</p>
<p>À partir de la deuxième moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, l’utopie a connu une mutation radicale : l’utopie sociopolitique a cédé la place à un nouveau genre, la techno-utopie.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Découvrir le Familistère de Guise » (France 3 Hauts-de-France, 2018).</span></figcaption>
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<p>Ces utopies technologiques sont allées de pair avec la science-fiction. Jules Verne et Albert Robida ont ouvert la voie à ce qui deveniendra la forme utopique du XX<sup>e</sup> siècle. Entre 1883 et 1933, on a dénombré 160 <em>technological utopies</em>, dont la plus connue est <a href="https://archeosf.blogspot.com/2012/05/edward-bellamy-cent-ans-apres-ou-lan.html">« Looking Backward »</a> (« Cent ans après ou l’An 2000 » en français) d’Edward Bellamy (1888).</p>
<p>Dans le monde anglo-saxon, les projections se font dans un futur très lointain : Bernard Shaw écrit sur l’an 31 920, H.G. Wells sur l’an 802 701 et John Scott Haldane se projette en l’an 17 846 151. En allant à l’extrémité du temps, ces utopies questionnent le sens et les finalités de l’action humaine.</p>
<h2>Une fatalité techno-scientifique ?</h2>
<p>Les tragédies du XX<sup>e</sup> siècle ont donné naissance à des contre-utopies (ou encore, utopies malheureuses) : la « société parfaite » rêvée se révèle être son inverse, une société totalitaire. Les illustrations les plus célèbres sont « 1984 » de George Orwell (1949) ou encore « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (1932). Ces utopies technologiques sont moins destinées à critiquer qu’à fasciner ou à effrayer. L’anthropologue <a href="http://anthropo-usages.angeliquemontuwy.fr/les-imaginaires-du-numerique/quest-ce-quun-techno-imaginaire/">Georges Balandier</a> expliquent qu’elles dressent deux camps opposant « techno-messianistes » et « techno-catastrophistes ».</p>
<p>Autre exemple, plus récent : l’architecte belge Vincent Callebaut présente en 2008 le projet Lilypad, une cité flottante autosuffisante et écologique pouvant accueillir jusqu’à 50 000 habitants, sur le modèle de Thomas More d’une cité idéale sur une île.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Lilypad, une écopolis flottante pour réfugiés climatiques » (Zacharie Lipandir, 2012).</span></figcaption>
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<p>Au terme de cette brève histoire (inspirée notamment de l’ouvrage de Raymond Ruyer <a href="https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1951_num_6_1_2465">« L’utopie et les utopies »</a>) on peut s’interroger sur le sens de l’utopie d’aujourd’hui et son évolution future : la techno-utopie devient-elle une idéologie de la fatalité techno-scientifique, celle d’un nouveau fatum artificiel et d’un pouvoir automate ? Elle réifie en effet la technique en affirmant son extériorité sociale avant de l’imposer en retour comme une causalité fatale des bouleversements sociaux et environnementaux. Ainsi le techno-messianisme porté par les « gourous » de la Silicon Valley se voit désormais opposer le techno-catastrophisme des chevaliers de l’Apocalypse ou de l’effondrement.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/299040/original/file-20191028-113991-5w3olq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Ce texte est extrait de la conférence <a href="https://www.ihest.fr/la-mediatheque/collections/seances-publiques/cloture-du-cycle-national-2018-2019/inconnaissance-complexite-nouvelles-technologies-les-vertus-de-l-ignorance">« L’inconnaissance, facteur d’inventivité. Les vertus de l’ignorance »</a>, donnée par l’auteur à l’occasion de la clôture du cycle national de formation 2018-2019 de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/126538/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Musso ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De Platon jusqu’aux « gourous » de la Silicon Valley, les mondes imaginaires ont beaucoup évolué.Pierre Musso, Professeur, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1092332018-12-27T14:05:21Z2018-12-27T14:05:21ZComment bien mentir aux enfants : Trump, le Père Noël et la théologie d'après Platon<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/252022/original/file-20181227-47310-1tm6q69.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=279%2C12%2C2229%2C1326&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Détail de l'Ecole d'Athènes, de Raphaël.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/49/%22The_School_of_Athens%22_by_Raffaello_Sanzio_da_Urbino.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Une nouvelle <a href="https://www.theguardian.com/global/video/2018/dec/26/trump-asks-seven-year-old-if-he-still-believes-in-santa-video">vidéo de Donald Trump</a> a fait réagir ces derniers jours : le roi du mensonge s’est fait pour une fois l’apôtre de la vérité, et il a implicitement révélé à un enfant de 7 ans que le Père Noël n’existait pas… Mais n’a-t-il pas eu raison de le faire ? Ne faut-il pas dire la vérité aux enfants sur le Père Noël ? S’agissant de l’un des marronniers de la fin d’année, il est temps de clore le débat en rappelant le raisonnement de l’un des plus grands défenseurs de la vérité, le philosophe athénien <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Platon">Platon</a> (V<sup>e</sup> s. av. JC).</p>
<h2>Platon et les histoires de grands-mères</h2>
<p>Il n’est pas attesté que Platon ait cru au Père Noël, mais l’on sait qu’il a réfléchi à l’éducation des enfants, et à la place du mensonge dans celle-ci. Dans le <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/La_R%C3%A9publique_(trad._Chambry)/Livre_II">livre II de <em>La République</em></a>, il se scandalise que l’on puisse raconter aux enfants des histoires choquantes et violentes, où les dieux se font la guerre, se trompent, s’entretuent jusqu’à parfois se manger entre eux. Les dieux ne sont-ils pas, en vérité, meilleurs que les humains, et donc exempts de leurs défauts ? Et si l’on donne en spectacle aux enfants des divinités avides de pouvoir, violentes et jalouses, comment espérer que les futurs citoyens qu’ils deviendront se comportent mieux que les dieux qu’on leur donne en modèle ? Ne devrait-on pas abandonner toutes ces histoires à dormir debout, et s’en tenir à une éducation faite de sciences et de philosophie ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1073&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1073&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1073&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1348&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1348&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/252023/original/file-20181227-47301-19le4f7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1348&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Peinture de la série des « Peintures noires ». ici « Saturne dévorant son enfant.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Saturne_d%C3%A9vorant_un_de_ses_fils#/media/File:Francisco_de_Goya,_Saturno_devorando_a_su_hijo_(1819-1823).jpg">Wikipédia</a></span>
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<p>La réponse de Platon est moins tranchée qu’on pourrait le croire. Il ne blâme pas le mensonge en tant que tel, mais uniquement le mensonge sans beauté (377d). Au contraire, il admet que les « discours faux » doivent occuper la première place dans l’éducation des jeunes enfants, et donc aussi la plus importante, puisqu’ils modèlent une matière encore « jeune et tendre » (377a). Autrement dit, lorsqu’il réfléchit à la meilleure éducation possible pour les citoyens, Platon ne préconise pas d’arrêter de mentir aux enfants. Pourquoi ? Sans doute parce que ne pas leur mentir serait prendre le risque qu’ils n’écoutent plus du tout. Il ne suffit pas que la vérité soit dite, il faut encore les oreilles pour l’entendre. Or la vérité est souvent moins intéressante, moins pittoresque, moins séduisante, que les inventions mythologiques. Pour être comprise, elle demande effort, arrêt et réflexion. Sa recherche est coûteuse, elle n’est jamais assurée, et elle s’accorde mieux avec le repos qu’avec le mouvement. C’est pourquoi les enfants, êtres en développement et par excellence mouvementés, sont moins mus par les raisons que par les récits et les croyances irrationnelles. Si d’ailleurs ils s’intéressaient directement au vrai et au raisonnable, auraient-ils encore besoin d’être éduqués ? L’éducation consiste justement à faire au maximum de ces êtres sensibles et passionnés que sont les enfants, des êtres rationnels.</p>
<h2>De l’importance de bien mentir</h2>
<p>L’enjeu n’est donc pas de savoir s’il faut mentir aux enfants. On ne peut pas faire autrement. Mais on peut mentir plus ou moins bien. Et pour une bonne éducation, on se souciera donc de <em>bien mentir</em>. C’est pourquoi il faudra corriger les récits mythologiques à la lumière de la vérité, faute de pouvoir les abandonner. On fera en sorte qu’ils encouragent à bien agir et à plutôt s’orienter vers la vérité que s’en éloigner. Transposons à notre questionnement initial : la question ne sera pas de savoir s’il faut mentir aux enfants à propos du Père Noël, mais comment leur mentir, c’est-à-dire à quel Père Noël les faire croire. Récompense-t-il les enfants sages ou tous les enfants sans distinction ? Habite-t-il dans le ciel ou au Pôle Nord ? Vit-il seul ou dirige-t-il une usine de lutins ? Ces questions, dont la valeur scientifique n’est certes pas démontrée, orientent pourtant vers autant de choix éducatifs à portée individuelle aussi bien que collective.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/252025/original/file-20181227-47322-1uqtp12.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">A quel Père Noël faut-il faire croire les enfants?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/90/Santa_Claus_and_His_Reindeer.jpg">Wikipédia</a></span>
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<h2>Accepter le mensonge pour faire vivre la vérité</h2>
<p>La réflexion platonicienne ne vaut-elle que pour les enfants ? Il est peut-être significatif que Platon, dans le fil de cette discussion, utilise un mot spécial, celui de <a href="http://www.perseus.tufts.edu/hopper/searchresults?q=qeologi%2Fa&target=greek&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0167&expand=lemma&sort=docorder">théologie</a>, pour désigner justement ces discours qui ne sont plus tout à fait mythologiques (les croyances religieuses traditionnelles) mais ne sont pas encore philosophiques (c’est-à-dire justifiés scientifiquement). La théologie est une démarche par laquelle les croyances traditionnelles sont rectifiées sans être supprimées, le mensonge amélioré, raffiné, mais pas dissipé – et c’est là sa force. Non par complaisance pour le faux – aucun philosophe n’aime autant la vérité que Platon, ni n’insiste avec plus de force sur sa différence d’avec l’opinion et l’erreur – mais parce que le mensonge est pour Platon un mal nécessaire, l’humain étant ce qu’il est, motivé d’abord par ses émotions et ses croyances, avant de l’être par sa raison. Cette rectification et ce raffinement du mensonge ne se font d’ailleurs pas eux-mêmes sans rapport à la vérité : ils supposent l’exercice philosophique, en vue d’accorder entre elles les croyances de prime abord irrationnelles et les vérités scientifiques.</p>
<p>Cette lucidité quelque peu pessimiste de Platon, encore une fois, philosophe de la vérité par excellence, devrait peut-être nous alerter quant à la difficulté d’un rapport <em>direct</em> à la vérité. À supposer même, comme il le pense, qu’un tel rapport soit possible, on ne peut le promouvoir sans se condamner par là à l’impuissance. C’est le cas dans l’éducation des enfants, mais aussi lorsqu’on se demande comment répondre aux « fake news », <a href="http://sante.lefigaro.fr/article/l-appel-de-124-professionnels-de-la-sante-contre-les-medecines-alternatives-/">« fake meds »</a> ou autres fondamentalismes religieux. Le mensonge ne s’attaque pas de front, mais de biais : si l’on n’a que les statistiques, aussi vraies soient-elles, à opposer aux fausses médecines, l’enquête journalistique aux fausses nouvelles et le rationalisme critique aux croyances brutales, on risque bien de ne rien leur opposer du tout. Le Trump bonimenteur n’a pas de meilleur allié que le Trump démystificateur (« croire encore au Père Noël à 7 ans ? – haha »), et les constructions mythologiques nationalistes ou religieuses les plus naïves s’accommodent fort bien d’un « réalisme » politique tout à fait désenchanté. Car s’il faut choisir entre la vérité et le mensonge, nous choisissons le plus souvent le mensonge. Dans cette situation, ne serait-ce pas d’un peu de théologie, au sens platonicien du compromis entre la vérité et le mensonge, et du travail de la vérité <em>dans</em> le mensonge, dont nous pourrions avoir besoin ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/109233/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anthony Feneuil ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Donald Trump a suscité un petit émoi en révélant à un enfant de 7 ans l'inexistence du Père Noël. A-t-il eu raison ? Réflexions sur le mensonge éducatif, à partir de Platon.Anthony Feneuil, Maître de conférences en théologie, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1038032018-09-26T21:45:54Z2018-09-26T21:45:54ZLe kairós, ou comment saisir le moment politique opportun<p>Dans <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/1038-kairos-l-a-propos-et-l-occasion"><em>Kairós, l’à-propos et l’occasion</em></a>, <a href="http://www.aibl.fr/membres/academiciens-depuis-1663/article/trede-monique-1720">Monique Trédé-Boulmer</a> présentait en 1992 l’évolution sémantique d’une notion complexe de l’antiquité grecque : le <em>kairós</em>.</p>
<p><em>Kairós</em> a d’abord dû désigner un point décisif, défini spatialement puis temporellement, point qui apparaît d’emblée comme ambivalent, fatal ou favorable (<a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/1038-kairos-l-a-propos-et-l-occasion">Monique Trédé-Boulmer</a>). Reprenant Aristote, <a href="https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1976_num_189_2_6223">Détienne et Vernant</a>, dans <em>Les ruses de l’intelligence</em>, ont souligné comment le cocher ou le pilote du navire, à l’affût du moment favorable et critique – le <em>kairós</em>– met en œuvre ce flair appliqué aux réalités changeantes. Les philosophes grecs du V<sup>e</sup> siècle avant J.-C. font ainsi du <em>kairós</em> la combinaison de l’intelligence, mais surtout de l’art et de la technique qui ont la même racine en grec (<em>technai</em>). Tout l’art politique est déjà là avec l’idée de saisir le temps opportun, l’occasion favorable.</p>
<p>Dès lors, toutes ensemble, les sciences de la médecine et de la rhétorique mais aussi de la stratégie et de la politique, cherchent à établir des règles permettant d’ouvrir les portes du succès qu’ouvre le <em>kairós</em>. Dans la science historique naissante par exemple, la notion occupe une place centrale chez Thucydide : l’histoire de la guerre du Péloponnèse devient largement une histoire des « occasions » reconnues ou manquées.</p>
<h2>Saisir le <em>kairós</em></h2>
<p>Cette notion d’« instant propice, disponible » s’exprime par une intentionnalité constamment dirigée vers la recherche d’un moyen d’agir ou de s’adapter à la réalité vécue dans un cadre particulier. Il s’agit alors de servir un objectif propre déjà fixé. En cela, l’homme politique qui sait reconnaître et saisir le <em>kairós</em> s’impose comme un visionnaire, un stratège et aussi un homme providentiel qui a su lire dans le chaos des évènements l’enchaînement mécanique d’une destinée qu’il impose à tous.</p>
<p>Ce faisant, il assure sa prise sur le cours des évènements parce qu’il paraît capable de prévoir par-delà le présent immédiat, une tranche plus ou moins épaisse du futur (<a href="https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1976_num_189_2_6223">Detienne M., Vernant J.-P.</a>). Dans son essai, <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_1_283477_t1_0133_0000_002"><em>Mythe et mythologies politiques</em></a>, Raoul Girardet met en exergue l’efficacité de cette figure sociétale que représente « le sauveur » à travers les temps politiques sombres et semblant sans issue. De fait, chaque acteur politique aspire à devenir cet homme providentiel ; une fois élu, chaque Président rêve de l’incarner.</p>
<p>Ainsi le renversement des évènements se fait-il à l’avantage de celui qui sait saisir « l’occasion par les cheveux », comme l’y invitait la mythologie grecque à propos de ce concept qui s’incarne aussi dans un dieu. Comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/revue-connexions-2011-2-page-77.htm">Sébastien Uguet</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Plus jeune fils de Zeus, Kairós est le dieu de l’occasion opportune, du <em>right time</em> par opposition à Chronos qui est le dieu du “time”. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l’avant, d’une tête chauve à l’arrière. Il s’agissait de le “saisir par les cheveux” lorsqu’il passait… toujours vite. »</p>
</blockquote>
<h2>« Une seconde d’éternité »</h2>
<p>Romeyer Dherbey, dans <a href="https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_2002_num_71_1_2500_t1_0245_0000_2"><em>La parole archaïque</em></a>, souligne également le caractère divin du concept. L’irruption soudaine du <em>kairós</em> est un temps visité par le dieu marqué par l’apparition de la lumière. L’homme ou la femme qui le saisit a senti le passage du dieu dans cette « seconde d’éternité » que dure le <em>kairós</em>. Devant le déroulement imprévisible des évènements, la personne le maîtrisant semble alors assujettir le cours des choses à son savoir, sinon à sa volonté.</p>
<p>C’est alors que le <em>kairós</em> se révèle de l’ordre de l’illusion car il peut prêter foi à une maîtrise totale des évènements. Dans les textes chrétiens, <em>Kairós</em> signifie, avec une majuscule, l’Incarnation majeure. Dans les épîtres de Paul, il est fait état du Christ <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/06/10/francois-hartog-emmanuel-macron-est-un-homme-du-kairos_5141907_3232.html">comme « le Kairós de maintenant »</a>. Mais cet instant « divin » est par définition éphémère, le basculement vers sa face obscure, l’<em>hybris</em>, n’est jamais bien loin. Du <em>kairós</em> à l’<em>hybris</em>, il n’y a alors qu’un pas pour l’homme ou la femme qui tombe dans le piège de son Incarnation.</p>
<h2>Un sentiment d’invulnérabilité et d’infaillibilité</h2>
<p>Les travaux universitaires relatifs à ce type de dérive sont nombreux. Issus du courant de la <em>Behavioral Decision Theory (BDT)</em>, nous les avons repris <a href="http://www.revcienciapolitica.com.ar/num34art5.php">dans un article récent</a>. En 2009, <a href="https://academic.oup.com/brain/article/132/5/1396/354862">Davidson et Owen</a> ont d’ailleurs décrit 14 symptômes de ce syndrome d’<em>hybris</em>. Pour en être atteint, il faut présenter au moins trois d’entre eux. Un sentiment d’invulnérabilité et d’infaillibilité peut ainsi facilement s’installer dans l’esprit de celui ou celle qui a su saisir le moment opportun pour affirmer son destin.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/2cJh_v5mmuc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cependant, cet instant de convergence est par définition de courte durée. Au-delà de l’hybris, Monique Trédé-Boulmer fait état d’une autre dérive de la pratique politique du <em>kairós</em>, dérive présente dès le IV<sup>e</sup> siècle avant J.-C. À cette époque, le concept quitte progressivement les rives de la politique pour gagner celles de l’art oratoire.</p>
<p><a href="http://www.la-pleiade.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-Pleiade/OEuvres-completes27">Au grand dam de Platon</a> qui les condamne dans ses livres éponymes, Protagoras et Gorgias, distinguent la valeur du <em>kairós</em> et de l’<em>eikos</em> (le vraisemblable) pour se faire les chantres du sophisme. Le <em>kairós</em> devient pour les uns l’art d’improviser, pour les autres une forme de poésie… L’art politique se trouve alors réduit à l’art oratoire et limite celui-ci à une pure pratique communicationnelle, lorsqu’il ne s’agit pas de flatter les désirs des hommes mûs par leurs pulsions…</p>
<h2>Exigence critique vis-à-vis d’acteurs politiques</h2>
<p>Un an après l’élection d’Emmanuel Macron, alors que certains voient encore seulement dans son succès la chance incroyable de l’ambitieux à qui tout sourit, ceux-ci feignent d’oublier qu’ils n’ont pas vu venir cet « instant opportun » qui a constitué un point de basculement décisif, souvent à leur détriment. Ce faisant, ils finissent eux-mêmes par incarner la dernière acception du concept grec. Lorsque l’exercice des responsabilités politiques s’éloigne, il reste à l’homme ou la femme politique, pour exister, l’exercice de la parole, au risque de la vanité ou de la vacuité.</p>
<p>Ce <em>kairós</em> se veut alors connaissance fine que le rhéteur opportuniste a du meilleur moment où l’on peut faire basculer un auditoire, « manipuler une foule » comme l’avait souligné au XIX<sup>e</sup> siècle <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/le_bon_gustave/psychologie_des_foules_PUF/psychologie_des_foules.html">Gustave Le Bon</a>. À l’heure des médias sociaux (Facebook, Twitter, etc.), ce concept remontant à la philosophie et aux mythes de la Grèce antique n’a jamais paru autant d’actualité. Il constitue par excellence l’outil qui donne au plus faible, au plus petit, mais aussi au plus cynique, voire au plus lâche, les moyens de triompher du plus fort, du plus grand.</p>
<p>Enfin, il invite le citoyen à une exigence critique vis-à-vis d’acteurs politiques à la recherche de l’occasion où tout peut basculer en leur faveur, l’opinion publique au premier chef. Ce moment s’oppose à la durée propice à la réflexion et à la discussion, conditions de la démocratie et de sa pérennité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/103803/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’homme politique qui sait reconnaître et saisir le kairós s’impose comme un visionnaire et un homme providentiel qui a su lire l’enchaînement mécanique d’une destinée qu’il impose à tous.Patrice Cailleba, Professeur de Management, PSB Paris School of BusinessFrédéric Dosquet, Professeur de marketing, ESC PauLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/849332017-10-03T20:51:13Z2017-10-03T20:51:13ZPodcast : Les écrans nous emprisonnent<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/188194/original/file-20170929-10771-1hpu0w6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">EcranPrison</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.youtube.com/watch?v=rqbVyqkbaDc">saisie d'écran de la vidéo du CSA "Le piège des images"</a></span></figcaption></figure><p><strong>Idée reçue</strong> : Les écrans sont une prison. <strong>Mauro Carbone</strong>, professeur d’Esthétique à l’université Lyon-3, auteur du livre <em>Philosophie-écrans</em>(Vrin, 2016), explique que, depuis Platon au moins, une peur ancestrale à la base de notre culture nous fait nous méfier des images, donc craindre que les écrans ne puissent nous emprisonner. Pourtant les écrans sont une interface de la réalité, non pas une barrière contre elle.</p>
<ul>
<li><p><em>A la lumière de nos écrans : du cinéma à la révolution numérique</em>, une conférence de <strong>Mauro Carbone</strong> dans le cadre de la Fête de la Science le 10 octobre à 17h30 à l’université de Lyon (92 rue Pasteur, Lyon VII<sup>e</sup>).</p></li>
<li><p><em>“Viens chez moi” : la séduction des écrans hier, aujourd’hui, demain</em>, une exposition conçue par <strong>Mauro Carbone</strong> dans le cadre de la Fête de la Science, ouverte du 7 au 14 octobre à l’université de Lyon (92 rue Pasteur, Lyon 7<sup>e</sup>).</p></li>
</ul>
<p>Retrouvez toutes les informations sur la <a href="https://www.fetedelascience.fr/pid35365/auvergne-rhone-alpes.html">Fête de la Science en Auvergne Rhône-Alpes</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/189373/original/file-20171009-6960-9g7ogu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Illustration: Charlotte Rousselle.</span>
<span class="attribution"><a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
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<hr>
<p><em>Réalisation : <strong>Hervé Marchon</strong>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/84933/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mauro Carbone ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Idée reçue : Les écrans sont une prison. Depuis Platon, les écrans nous font peur. Mauro Carbone, professeur d’esthétique, explique que les écrans ne sont que des interfaces de la réalité.Mauro Carbone, Professeur d'Esthétique, Université Jean-Moulin Lyon 3Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/754042017-03-30T20:20:36Z2017-03-30T20:20:36ZLa post-démocratie est-elle une fatalité? Ne cédons pas aux Césars en herbe<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/163287/original/image-20170330-15603-10m91i2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C24%2C787%2C543&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Au lendemain de l'incendie du Reichstag, à Berlin, en février 1933.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/Bundesarchiv_Bild_146-1977-148-19A%2C_Berlin%2C_Reichstagsbrand.jpg">Wikimedia</a></span></figcaption></figure><p>Les démocraties sont vulnérables. <a href="http://lemonde.fr/idees/article/2017/03/06/timothy-snyder-les-aspirants-tyrans-d-aujourd-hui-ont-retenu-la-lecon-de-1933_5089772_3232.html?xtmc=timothy_snyder&xtcr=1">Selon l’historien Timothy Snyder</a>, si Bush avait été Trump, les États-Unis seraient « déjà à l’heure qu’il est un pays post-démocratique ». Un tel constat soulève trois questions : quand peut-on parler de post-démocratie ? Quelles sont les conditions d’émergence d’un tel avatar ? Ces conditions sont-elles aujourd’hui réunies en France ? En un mot : la post-démocratie serait-elle, pour nous, un inéluctable destin ?</p>
<h2>La post-démocratie : de quoi parle-t-on ?</h2>
<p>On peut considérer que le terme de post-démocratie, proposé en 2004 par Colin Crouch, désigne un système politique qui, succédant à la démocratie, affiche des principes démocratiques, qu’en réalité il ne respecte pas. La post-démocratie est ainsi une pseudo démocratie – on pourrait dire, sur le modèle de la boisson « Canada Dry », qui a toutes les apparences de l’alcool, mais n’en est pas, une « démocratie dry » –, caractérisée par un divorce entre les apparences et la réalité.</p>
<p>On en distingue souvent deux grandes formes : une forme douce ou policée, à dominante technocratique, marquée par la confiscation du pouvoir citoyen dans le cadre d’une « gouvernance » supranationale (lobbies, organismes internationaux). Pour beaucoup, nous y serions déjà ! Et une forme violente, à dominante autoritariste, qui est celle des régimes totalitaires ou post-totalitaires.</p>
<p>Ainsi, entre la fausse démocratie caricaturale, la démocratie autoritaire, et la dictature totalitaire et sanglante, la post-démocratie peut prendre plusieurs visages, plus ou moins terrifiants. Mais il y a toujours un moment où les apparences l’emportent sur la réalité, où le peuple voit son pouvoir lui échapper, et passer aux mains de forces qui s’affranchiront des règles du jeu démocratique. C’est ce moment qu’il nous paraît utile de cerner.</p>
<h2>Phénoménologie de la post-démocratie</h2>
<p>Concrètement, on peut décrire la post-démocratie comme un régime qui n’accepte plus les règles de base du jeu politique démocratique, dont celle, édictée par Montesquieu, de la séparation des pouvoirs. Un déséquilibre s’installe avec l’hypertrophie de l’exécutif, qui réclame toujours de nouveaux pouvoirs, et tend à museler le législatif, comme le judiciaire. Tandis que se développent des campagnes de désinformation et d’affabulations qui font perdre le sens même de la vérité (post-vérité), les médias sont placés sous contrôle. Les contre-pouvoirs sont vite laminés. L’opposition est mise hors d’état de s’exprimer et d’agir, voire totalement éliminée. Les citoyens sont privés de leurs droits fondamentaux (expression, réunion). La notion de droits de l’homme s’évanouit.</p>
<p>Le tableau est sombre. Mais comment donc a-t-on pu franchir le Rubicon, et basculer dans cet au-delà de la démocratie ? Des événements se sont enchaînés. Mais où est le moment décisif ? Peut-on saisir, derrière les phénomènes, le mécanisme d’une « fabrique » de la post-démocratie ?</p>
<h2>Les conditions du basculement : trois facteurs</h2>
<p>En nous fondant sur des exemples concrets, dont celui de l’émergence et du triomphe du nazisme en Allemagne, il nous paraît possible de décrire un mécanisme de basculement, constitué par la rencontre entre trois facteurs :</p>
<ul>
<li><p>Le poids d’un contexte sociopolitique angoissant. Le sentiment domine d’un danger pesant, voire d’une catastrophe imminente : l’invasion des barbares, la réussite d’un complot juif mondial, le grand remplacement des nationaux par des migrants, l’étouffement de l’économie nationale par des forces cosmopolites, la généralisation d’un chômage ravageur, l’instauration d’un État islamiste, voire plusieurs de ces catastrophes à la fois.</p></li>
<li><p>L’existence d’un peuple « fatigué », qui se pense en déclin. C’est un peuple qui ne croit plus ni en ses institutions, ni en ses représentants, ni finalement en lui-même, puisqu’il appelle de ses vœux un homme fort, seul susceptible de le sortir du marasme et du déclin.</p></li>
<li><p>La présence active de ceux que Snyder nomme joliment des « aspirants tyrans », et que Platon, dans <em>La République</em>, désignait comme <a href="https://theconversation.com/une-democratie-en-proie-aux-frelons-68620">des « frelons »</a>. Ce sont des hommes politiques qui ont pour caractéristiques de prôner la force et l’autorité, et de ne pas hésiter à défier les institutions, et la loi, quand elles s’opposent à l’accomplissement de leurs desseins. Ils prétendent libérer l’énergie du peuple en l’incarnant, et rejettent lois contraignantes et institutions comme des freins à la manifestation de la volonté populaire.</p></li>
</ul>
<h2>Trois facteurs, et un catalyseur</h2>
<p>Quand ce « trio infernal » – contexte anxiogène, peuple fatigué, aspirants tyrans – est réuni, la démocratie est en grand danger de basculement. Tel fut le cas de l’Allemagne dans les années 30. Le peuple allemand, las des faiblesses de la république de Weimar, et de son impuissance face au chômage et à la misère, se confia sans guère d’hésitations à Hitler, d’abord nommé en toute légalité chef du gouvernement, puis grand vainqueur d’élections parlementaires. Puis le pays bascula très vite dans la tragédie et l’horreur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/163285/original/image-20170330-15615-y1bfno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Rassemblement du Parti nazi à Nuremberg en 1934.</span>
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<p>Il suffit aux apprentis tyrans de se saisir d’un événement dramatique (naturel, ou créé de toutes pièces) comme catalyseur (en Allemagne : l’incendie du Reichstag) pour faire basculer tout un pays vers la dictature. Pour d’habiles aspirants tyrans, il y a tant de bonnes occasions ! Le moindre fait divers peut servir de prétexte. Et l’on sait que, pour les populistes, le fait divers est une véritable drogue.</p>
<h2>La France est-elle en danger de basculement ?</h2>
<p>Personne n’est à l’abri. Contrairement à ce que les Français s’imaginent parfois, la France n’est pas naturellement immunisée contre la dictature.</p>
<p>Or, le contexte est particulièrement noir. La France a peur ! Aux effets déstabilisants du triple bouleversement touchant objectivement l’économie (mondialisation), le climat (réchauffement) et les technologies (Internet, révolution numérique), s’ajoutent les effets démoralisateurs d’un discours populiste anxiogène, insistant sans répit sur les nombreuses menaces qui nous cernent, dans un climat où chaque fait divers devient une preuve. Une preuve de la nécessité de <a href="https://theconversation.com/donald-trump-Brexit-marine-le-pen-le-regain-populiste-68603">faire sauter le « système »</a>, de restaurer l’autorité, de tordre le cou au laxisme.</p>
<p>Manifestement, aujourd’hui, nous ne sommes pas en manque d’aspirants tyrans. Les leaders populistes, dont le discours anxiogène est le fonds de commerce, seront tout à fait capables de se saisir du premier catalyseur venu pour faire basculer vers le régime autoritaire qu’ils appellent de leurs vœux. Et quand de potentiels tyrans en appellent au peuple (en fait, à la rue) contre les élites incapables, et décadentes, le peuple est en grand danger d’abdiquer.</p>
<p>La tentation mortifère, pour lui, est de se complaire dans une demande de protection et de sécurité, et de se jeter <a href="https://theconversation.com/trump-poutine-erdogan-comment-expliquer-le-succes-des-cesars-du-xxi-siecle-71421">dans les bras d’un homme fort</a>. Précisément, le peuple français, hélas – et là se trouve le plus grave danger –, paraît souffrir d’une « grande fatigue démocratique » ! Telle est l’une des conclusions majeures d’une enquête Ipsos-Sopra Steria réalisée pour <em>Le Monde,</em> l’Institut Montaigne, et Sciences Po et publiée le 8 mars dernier : 77 % des sondés pensent que le système démocratique fonctionne de moins en moins bien. Un tiers estime que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie. Un français sur cinq penche même pour un régime autoritaire de « césarisme démocratique », qui ne s’embarrasserait pas de contre-pouvoirs.</p>
<h2>La démocratie comme utopie</h2>
<p>Alors, la France va-t-elle basculer ? Nous vivons un moment clé, et nul ne peut avoir la prétention de prédire l’avenir. Il resterait à traiter une quatrième question : peut-on lutter, et comment, contre la fabrique de la post-démocratie ? Faute de pouvoir la traiter ici, nous observerons simplement qu’il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la démocratie. Mais qu’il faut saisir son sens, qui est de constituer une utopie porteuse. On ne doit pas la rejeter, comme le disait Kant, dans sa <em>Critique de la raison pure</em>, à propos de la République de Platon, « sous le très misérable et très honteux prétexte » qu’elle serait « irréalisable ».</p>
<p>On a sans doute, aujourd’hui, de très bonnes raisons d’être « fatigué ». Mais la raison nous commande de ne pas céder à la fatigue. De ne pas écouter les Césars en herbe. De faire front avec courage et lucidité aux menaces, réelles, qui pèsent sur nous, dont celles du terrorisme, et des nouveaux fascismes singeant la religion, sans en inventer de fausses, et se perdre en lamentations. La démocratie est un combat permanent.</p>
<p>Lucidité et courage seront les premiers remparts contre le basculement dans la post-démocratie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/75404/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Quand un « trio infernal » – contexte anxiogène, peuple fatigué, aspirants tyrans – est réuni, la démocratie est en grand danger de basculement. Et la France n’est pas naturellement immunisée.Charles Hadji, Professeur émérite (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/686202016-11-15T22:19:24Z2016-11-15T22:19:24ZUne démocratie en proie aux frelons ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/146056/original/image-20161115-31129-5t9cqw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des partisans du futur président, ici en décembre 2015.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/marcn/23418926494/in/photolist-BFs7WJ-EjAF8v-E1GZv7-Fv98Vo-BNZ3hL-EhnBoq-BiHk5c-BiHMv8-Cg4EBv-EhmPtE-CdN1DE-Cg8iv4-BNZCzU-C6xeV7-6NA7NB-FxrT9a-EziHuG-Gk2wSF-Fv8S9o-EzwK3f-FxrgZ2-F5S4Dh-Fp2RDt-F5Szpu-Fp3aQZ-FxqPvR-Fv8Uwu-F5RZRs-FmKs3q-Fv9z5G-EzwQcy-EzwkLW-Fv93Pm-Fv8X29-EzS4Ga-FmLj8f-F5RTQE-Fxqwqi-EzwN9W-F5SHNU-EzwuoW-FmL3mA-BNYyv3-C8Pssr-EzSTvX-Fp35ce-BGBPZr-BiC1bG-BiHTPk-BiFBtt">Marc Nozell/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Platon nous avait pourtant bien prévenus : « Ne fallait-il pas s’y attendre ? », écrit-il dans <em>La République</em> (Livre 8). S’attendre à quoi ? En l’occurrence, à la transformation d’un homme politique, de « protecteur » du peuple en tyran accompli, transformation qui couronnera le passage de la démocratie à la tyrannie. Avec l’élection de celui qui est désormais le Président Trump, nous n’en sommes heureusement pas encore là ! Mais la relecture de quelques pages de Platon est de nature à éclairer cette élection d’une lumière qui n’est guère réjouissante.</p>
<h2>De décadence en décadence</h2>
<p>Pour ce qui concerne l’organisation de la cité et la vie politique, on peut retenir de l’enseignement de Platon deux grandes leçons. La première est que l’histoire est nécessairement décadence. « Tout ce qui naît est sujet à la corruption ». L’homme ne peut être maître du temps. Qui plus est, c’est toujours la corruption – au sens de dissolution, et de dégénérescence – qui l’emporte dans une histoire crépusculaire où, par une sorte de fatalité, le pire finit toujours par s’imposer. Et c’est ainsi que les « formes de gouvernement » vont de décadence en décadence, en suivant une « pente des constitutions », qui mène du gouvernement des philosophes-rois, à la tyrannie, « quatrième et dernière maladie de l’État », en passant par l’oligarchie et la démocratie.</p>
<p>La seconde leçon est que la démocratie court le risque majeur de devenir la proie des frelons. Dans <em>La République</em>, cette grosse guêpe prédatrice fait son apparition au moment de l’oligarchie, quand les riches commandent, et que les pauvres ne participent point au pouvoir. Un divorce se manifeste entre richesse et vertu, tandis que les citoyens sont divisés en deux clans adverses (riches <em>versus</em> pauvres, fracture fondamentale). C’est du côté des pauvres que vont apparaître des « frelons à deux pieds ». Soit sans aiguillon, les indigents et les mendiants ; soit munis de « terribles » aiguillons, les « malfaisants », filous et coupe-bourses.</p>
<h2>Une addiction tyrannique</h2>
<p>Mais c’est bientôt tout citoyen qui peut devenir frelon, en tant qu’homme (démocratique selon Platon) plein de passions et d’appétits, et gouverné par des désirs superflus. Le frelon est alors plus spécifiquement celui qui procure des plaisirs de toute sorte, faisant goûter un « miel » qui plonge dans une addiction tyrannique. Et qui, surtout, substitue aux « principes vrais » qui sont les « gardiens et protecteurs de la raison », des « maximes » et « opinions fausses ». Ainsi la pudeur est traitée d’imbécillité ; la tempérance, de lâcheté ; la modération et la mesure, de rusticité et de bassesse. Ne se croirait-on pas au cœur d’une campagne électorale prônant la dureté contre la mollesse ?</p>
<p>Les plus courageux des frelons, nous dit Platon, vont se porter à la tête du peuple, tandis que les plus lâches suivront. Et lorsque, dans une démocratie, l’« engeance » des frelons « gouverne presque exclusivement », les plus ardents de la bande agissant, les autres bourdonnant et fermant la bouche aux contradicteurs, celui qui se faisait passer pour protecteur devient tyran, et d’homme devient loup. Il fallait s’y attendre, puisque « le peuple… a… l’invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance ». Le frelon ne devient tyran qu’« aidé par la sottise populaire » (<em>La République</em>, Livre 9). Il faut une rencontre – par exemple, une campagne électorale – entre lui et un peuple sombrant dans la sottise. Le peuple américain s’est-il montré sot ? Trump est-il un frelon ? L’avenir le dira.</p>
<h2>Faire tourner le monde dans le bon sens</h2>
<p>Peut-être le pire n’est-il jamais sûr ? L’histoire du siècle dernier, avec l’émergence des régimes autoritaires, puis fascistes, débouchant sur des guerres qui comptent parmi les plus grands massacres perpétrés par l’homme, n’incite guère à l’optimisme. Pas plus que l’histoire du XXI<sup>e</sup> siècle débutant, marquée par la folie sanguinaire des uns, le populisme égoïste des autres, et le triomphe des hommes politiques faisant de la force pure la vertu suprême, la fin justifiant tous les moyens (dont l’injure, la grossièreté et le déni de vérité).</p>
<p>Tout cela donne quelque crédibilité à la conception platonicienne de la temporalité, qu’exprime fortement le mythe du <em>Politique</em> : à un temps où Dieu conduit le monde en le faisant tourner dans le bon sens – de la mort à la vie (âge de Cronos) – succède un temps où Dieu laisse le monde tourner sur lui-même, en sens opposé (âge de Zeus, temps de la souffrance et de la corruption dégénérative).</p>
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<p>Quel Dieu pourrait reprendre les choses en main pour refaire tourner le monde dans le bon sens ? Il faudrait comme un miracle. Pourquoi pas ? Car de deux choses l’une. Ou bien l’on découvrira que tout ce qu’a dit et fait Trump jusqu’à présent n’était que pure stratégie (pour arriver à sa fin), et que, tel « Glaucos le marin » (<em>La République</em>, Livre 10) débarrassé des coquillages, des algues et des cailloux qui ont recouvert son corps, il révélera sa vraie nature « primitive », celle d’un véritable homme d’État. Ou bien la suite sera du même tonneau que la triste comédie qui a précédé. Et on ne voit plus vraiment sur quel Dieu compter pour un miracle… Car Brassens (<em>Le grand Pan)</em> l’avait bien pressenti :</p>
<blockquote>
<p>Et l’un des derniers dieux, l’un des derniers suprêmes,<br>
Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même.<br>
Un beau jour on va voir le Christ<br>
Descendre du Calvaire en disant dans sa lippe :<br>
« Merde ! Je ne jou’ plus pour tous ces pauvres types ! »<br>
J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste.</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/68620/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans « La République » de Platon, cette grosse guêpe prédatrice fait son apparition au moment de l’oligarchie, quand les riches commandent, et que les pauvres ne participent point au pouvoir.Charles Hadji, Professeur émérite (Sciences de l'education), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.