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Fromages : pourquoi les microbes sont les meilleurs alliés du goût

Fabrication de camemberts à la Fromagerie Durand (2016). Charly Triballeau/AFP

On entend souvent parler de l’influence des guides des vins anglo-saxons sur l’uniformisation des goûts ; une uniformisation qui conduit à la perte de la typicité de certains vignobles, contraints de s’aligner sur la tendance dominante pour vendre et survivre.

Si les causes diffèrent, un phénomène comparable, que l’on peut faire remonter aux années 1970, a touché les plateaux de fromages. À cette époque, le secteur de la production laitière connaît en effet une forte industrialisation ; il s’agissait de répondre à la demande d’une population croissante et aux mutations des circuits de distribution dans les pays occidentaux. Les consommateurs réclamaient aussi des produits plus homogènes, au goût constant.

Ces attentes ont conduit les industriels à mieux contrôler les processus de fabrication et à standardiser leur production. Un phénomène renforcé par l’évolution des modes de consommation (aujourd’hui, plus de 90 % des achats de fromages se font en grande distribution) et des réglementations de plus en plus drastiques pour la sécurité sanitaire des produits.

L’émergence de laits pauvres en microbes

La transformation du lait en fromage reposait traditionnellement sur une fermentation spontanée par les microorganismes dits « utiles » et naturellement présents dans le lait cru. Or les immenses progrès réalisés ces dernières décennies en matière de quantité et de qualité des laits produits ont radicalement changé cette façon de procéder.

En élevage, par exemple, l’hygiène de la traite a amélioré la qualité microbienne des laits (moins de pathogènes contaminant la matière première). L’une des conséquences inattendues de cette évolution a résulté en un appauvrissement général de la microbiologie des laits, y compris pour les microorganismes dits « utiles ».

Dans les années 1980, la flore totale des laits crus était de l’ordre de 10 000 bactéries par millilitre (UFC/mL) ; en 2010, elle est tombée à 1 000 UFC/mL. On parle ici de laits « paucimicrobiens » (pauvres en microbes), nécessitant un ensemencement (c’est-à-dire un ajout exogène et massif de bactéries lactiques permettant la fermentation du lait) et cela, même pour des fabrications fromagères au lait cru.

En parallèle, les producteurs ont peu à peu abandonné les productions au lait cru pour des productions à base de lait pasteurisé. Toute la flore microbienne naturelle du lait se trouvant ainsi neutralisée, les risques de contamination par des bactéries pathogènes ont été grandement limités.

Il est alors devenu indispensable d’ensemencer ce lait avec les microorganismes (bactéries, levures et/ou moisissures) nécessaires à l’obtention d’un fromage. Ces ensemencements, réalisés grâce à des levains, sont de composition parfaitement contrôlée et diffèrent selon le type de fromage à fabriquer.

Les levains de Pont-l’Évêque diffèrent ainsi des levains de munster, eux-mêmes différents de ceux du comté… Une industrie connexe, celle des producteurs de levains, s’est créée, dominée aujourd’hui par quelques grands groupes internationaux tels que Chr Hansen, Danisco ou Lallemand.

Si les ensemencements bien contrôlés par le biais de ces levains commerciaux ont permis de nets progrès en matière sanitaire et de standardisation, ils ont aussi abouti à une uniformisation et une perte de diversité. De composition parfaitement maîtrisée, ces levains commerciaux ne contiennent qu’un petit nombre de microorganismes au regard de la diversité naturelle d’un lait cru, qui peut contenir à lui seul jusqu’à 36 espèces de microorganismes différentes.

À la redécouverte de la microbiologie laitière

On découvre chaque jour un peu plus l’importance des microbiotes. Par microbiote, on désigne l’ensemble des microorganismes associés à une niche écologique donnée : tube digestif, voies respiratoires, sol, air, aliment fermenté, lait cru…

Le nombre de publications scientifiques relatant la composition, la dynamique et les services rendus par ces microbiotes va croissant, témoignant des découvertes rendues possibles grâce aux évolutions technologiques en matière de séquençage à haut débit.

Ces techniques ont permis d’explorer des écosystèmes alimentaires : on s’est ainsi aperçu que le microbiote associé à un fromage était en réalité bien plus complexe que ce que les études antérieures pouvaient laisser supposer.

On sait désormais que pour obtenir un bon fromage, il faut bien plus que ce qu’on y « ensemence » ! Ceci n’a rien d’un secret pour les fromagers : le bon affinage d’un fromage résulte pour une grande partie de la cave d’affinage elle-même et du microbiote associé, à l’image des moisissures du Roquefort ou de la morge du Beaufort.

S’il est possible de produire un fromage avec seulement 2 ou 3 espèces microbiennes, ces productions très homogènes ne répondent pas (ou plus) au regain d’intérêt et à une demande des consommateurs pour des produits variés, typiques, en prise avec un terroir.

Après une période de perte de diversité microbienne et fromagère, les chercheurs et professionnels de la filière se sont (re)penchés sur la microbiologie laitière ; leurs travaux ont abouti à des levains fromagers enrichis de quelques espèces qui, bien que non indispensables ou minoritaires dans l’écosystème, assurent un vrai travail pour le développement de la typicité.

Le Roquefort ne serait bien fade sans sa célèbre moisissure. MilStan/Flickr, CC BY

Des banques pour les bactéries alimentaires

Dans ce contexte de découverte des vertus de la diversité microbienne, les collections de microorganismes d’intérêt alimentaire jouent un rôle central. Au Centre international de ressources microbiennes de Rennes, par exemple, on collecte, on identifie, on conserve et surtout on caractérise des centaines de souches bactériennes issues d’aliments d’origine variée.

La finalité première de cette banque est de rendre accessible la diversité bactérienne au plus grand nombre mais aussi d’en explorer le potentiel.

Des travaux scientifiques menés à l’INRA à l’aide de cette banque visent à combiner de façon rationnelle (et non plus empirique) des souches en consortia (communautés de microorganismes) pour que celles-ci remplissent des fonctions utiles à la technologie fromagère : développement d’une texture, d’une flaveur ou d’arômes particuliers.

Seule une parfaite connaissance des souches, de leur génome et de leur phénotype peut permettre ce type d’approche. Ainsi, la richesse des banques de microorganismes permet de réinjecter de la diversité et de la typicité dans les productions fromagères.

Le goût et la santé

En adoptant une approche similaire, il est aujourd’hui possible de construire des consortia dont les fonctions seront cette fois nutritionnelles (par exemple la production de vitamines) ou probiotiques (comme l’effet anti-inflammatoire) pour des services rendus aux consommateurs allant bien au-delà du plaisir hédonique !

De même, la diversité microbienne pourrait être l’une des clés pour faire face à l’évolution de la démographie mondiale, à l’émergence de marchés nouveaux (Asie et Afrique) et à une demande sociétale forte pour une agriculture plus durable et limitant son impact environnemental.

La diversité des microorganismes peut en effet être judicieusement exploitée pour fermenter des matrices alimentaires d’origine végétale ou des mixtes animal-végétal (lait et légumineuses, par exemple). Là encore, les chercheurs puisent dans l’extraordinaire potentiel des bactéries et moisissures alimentaires pour imaginer de nouveaux produits, toujours aussi appétissants, mais avec une empreinte carbone moindre.

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