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Génération Bataclan : unis dans la douleur, inégaux face à l’emploi

Discriminations religieuses à l'embauche. Marie-Anne Valfort/École d'économie de Paris

Les événements effroyables que nous avons vécus en 2015 rappellent de manière péremptoire à quel point les chercheurs doivent contribuer à éclairer le débat social. Après les larmes, l’émotion et notre aspiration commune bien légitime à la communion, il s’agit de s’interroger, interpréter, saisir les réalités sociales qui se cachent derrière l’horrible : Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre disait Spinoza.

La une de Libération, le 16 novembre 2016. Libération, la Boutique

Mais alors, par où commencer ? Chercheur ou pas, il semble bien difficile de comprendre les trajectoires de ces jeunes Français, de la même génération « Bataclan » que leur victime, et qui ont choisi de se faire les soldats zélés d’une idéologie cruelle et sectaire. Prétendre formuler une théorie valide respectant le principe de simplicité d’Ockham pour analyser et expliquer les racines d’un tel phénomène paraît bien illusoire. D’ailleurs, c’est ici que la multiplication des analyses fouillées, formulées par des chercheurs en sciences sociales (qu’ils soient issus de la sociologie, de la psychologie, de la géopolitique, historiens, politologues, philosophes, etc.) devient précieuse, voire indispensable.

Plus modestement, j’ai souhaité partager ici les résultats surprenants d’une étude portant sur le recrutement. Il me semble effectivement que, eu égard aux informations qu’elle dévoile sur notre société cette étude est passée relativement inaperçue. Publiée en octobre dernier par l’institut Montaigne, cette enquête sur les discriminations à l’embauche est la première dont le protocole expérimental permet d’isoler finement la variable « religion ».

Dans un souci de vulgarisation et sans trop insister sur les données chiffrées, je mets en scène les éléments de résultats qui, subjectivement, me semblent les plus saillants en laissant au lecteur le soin de voir, ou non, dans ce qu’ils révèlent, un lien avec les événements qui bouleversent notre pays.

Génération Bataclan : Michel, Nathalie, Dov…

Conduite en France avant les attentats de janvier 2015, cette enquête repose sur le traitement de plus de 6 000 offres d’emploi et permet de comparer les taux de convocation à un entretien d’embauche de Michel, Nathalie, Dov, Esther, Samira et Mohamed, six citoyens français de 27 ans avec le même diplôme et des expériences professionnelles identiques. Ces citoyens appartiennent tous à la génération Bataclan. Amis ou anciens camarades de classe, ces six Français (s’ils n’étaient pas fictifs) auraient très bien pu se retrouver assis ensemble à la même table ce vendredi 13 novembre…

Discriminations religieuses à l'embauche. Etude de Marie-Anne Valfort/ École d'économie de Paris. Institut Montaigne

Penchons-nous d’abord sur le cas de Michel et Dov. Que se passe-t-il quand ces deux amis posent leur candidature pour le même poste d’assistant-comptable. À compétence identique (pas égale mais bien identique), Dov (supposé de confession juive par les recruteurs sur la base de son prénom et de son passage par un collège confessionnel) doit envoyer six CV pour obtenir un entretien quand Michel (présumé catholique sur les mêmes bases) n’en envoie que quatre. Cette disparité de résultat ne repose sur aucun autre élément objectif que l’appartenance religieuse (juive) supposée de Dov.

Révoltante, cette inégalité objective, qui fait que Dov a 30 % de chance en moins d’être convoqué en entretien que son ami Michel, est une première brèche dans l’idéal d’égalité républicaine qui se cache derrière la formule de génération Bataclan. Heureusement, cela n’empêche pas Michel et Dov d’être bons amis. D’ailleurs c’est pour leur ancien camarade de promotion, Mohammed, que Michel et Dov se font du souci.

…et Mohammed

En effet, les résultats portant spécifiquement sur le cas de Mohammed, candidat masculin supposé (sur les mêmes bases que Michel et Dov) de confession musulmane, sont sans appel. Ce dernier, pour décrocher le même entretien que ses deux amis, doit envoyer vingt candidatures, soit cinq fois plus de CV que Michel. Pour le formuler autrement, pour avoir la chance de recevoir une simple convocation à un entretien de recrutement, Mohammed doit envoyer deux fois plus de candidatures que Michel et Dov réunis. Là également, cette inégalité ne repose sur aucun autre élément objectif que l’appartenance confessionnelle supposée du candidat Mohammed.

Malheureusement, nous ne disposons pas d’étude précise qui se pencherait sur les taux de réussite aux entretiens de recrutement qu’auraient pu passer Michel, Dov et Mohammed pour ce même poste. Une telle enquête serait pourtant tout à fait instructive, tant les observations menées en psychologie sociale montrent que c’est souvent à cette étape décisive que les biais cognitifs, liés notamment aux stéréotypes, au paraître et au « savoir-être », sont les plus significatifs. Mais ce n’est pas tout. Pire que l’inégalité entre Michel et Dov, pire encore que les difficultés relatives que rencontre Mohammed dans sa recherche d’emploi, il est un autre phénomène, tout à fait déstabilisant que révèle cette étude.

Pourquoi rien ne sert d’être excellent quand on s’appelle Mohammed

L’introduction de « profil d’exception » parmi les candidatures tests permet effectivement de mesurer si finalement, en moyenne et selon toute logique, un Mohammed méritant est davantage convoqué en entretien qu’un Michel ou un Dov disons, « moyen », dans le cas exceptionnel où son profil met en avant des compétences « excellentes » dans toutes les rubriques du CV. Là encore, les résultats sont très sévères pour notre société d’égalité…

En moyenne, non seulement un excellent Mohammed n’obtiendra jamais autant de convocations que ses amis Michel, Nathalie, Dov, etc., mais, bien loin de favoriser les réponses positives, le profil d’exception de Mohammed à tendance, étrange paradoxe d’Icare, à jouer en sa défaveur. Car Mohammed, qu’il soit doué, expérimenté ou tout simplement laborieux n’est, selon les termes de l’étude : « jamais autant discriminé » que « lorsqu’il apparaît excellent ».

Il s’agit là sans doute d’un phénomène social à analyser en profondeur tant il paraît révélateur des présupposés des recruteurs, et, à travers ces derniers, d’un mal profond qui touche notre société. En tout cas, pour ses amis (Michel, Dov, Nathalie, etc.) ce paradoxe explique peut-être pourquoi Mohammed, d’habitude si enthousiaste tient pour la première fois un discours défaitiste face à l’emploi. Résigné, il envisage même de tenter sa chance ailleurs : au Canada, à Londres, à Singapour ou encore à Dubaï. Dans un pays qui valorise la réussite sociale de ses enfants par le mérite et l’excellence, un tel phénomène a effectivement de quoi décourager…

Pour une prise de conscience citoyenne

En définitive, au moment où le pays s’engage dans une guerre lointaine, coûteuse et incertaine contre la barbarie, ces données froides sur les discriminations à l’embauche, pour certaines bien pires que les résultats obtenus lors de tests similaires sur les discriminations des communautés hispanique et afro-américaine aux États-Unis suggèrent l’existence d’une autre forme de violence sociale contre laquelle il faut lutter tout aussi fermement. Un autre front, intérieur, citoyen, moins spectaculaire. Au-delà des discours de RSE et des lois anti-discrimination, ce type de résultats doit effectivement susciter une prise de conscience citoyenne, nous interpeller sur nos rôles : RH, recruteurs en tout genre, professeurs, chercheurs, journalistes, formateurs, responsables pédagogiques, associatifs et politiques ; et nous amener à défaire la violence banale que produit potentiellement une société au sein de laquelle les mêmes citoyens qui, de fait, sont tenus à l’écart (ici de l’accès à l’emploi), se voient souvent, simultanément, accusés de repli communautaire.

Trouver sa place dans sa propre société, notamment quand on est citoyen méritant est, non seulement une condition incontestable de l’intégration (quelle que soit la définition que l’on accorde au terme) mais c’est peut-être aussi la modalité fondamentale d’une république où Dov, Esther, Mohammed, Michel, Nathalie et Samira continuent à s’épanouir et à vivre ensemble sereinement.

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