tag:theconversation.com,2011:/global/topics/attentats-de-paris-22620/articlesattentats de Paris – The Conversation2024-03-11T16:13:30Ztag:theconversation.com,2011:article/2251062024-03-11T16:13:30Z2024-03-11T16:13:30ZPsychologie des foules : loin des idées reçues, des comportements altruistes et raisonnables<p>Dans « Le Pluriel » (1966), Georges Brassens chante que « le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons ». La même année, Jean Ferrat lui répondra dans « En groupe, en ligue, en procession » que « l’on peut être seul et con, et que dans ce cas, on le reste ». Ce qui pourrait ici ne paraître qu’un duel amusé entre chanteurs populaires révèle une sorte de lieu commun de notre « psychologie naïve », c’est-à-dire de la façon dont on attribue des traits aux autres (ici, aux groupes) et dont on explique leur comportement.</p>
<p>Brassens n’est pas le seul à craindre la foule et la multitude. Dans le journal <em>Le Gaulois</em> (1882) et dans un article intitulé « Les foules », Guy de Maupassant avoue se méfier de ces foules qui mettraient à mal le contrôle de l’individu sur lui-même, faisant</p>
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<p>« cesser à l’homme d’être un homme pour faire partie d’une foule, noyant la volonté individuelle dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve ».</p>
</blockquote>
<p>En psychologie scientifique, cette notion renvoie à la <a href="https://psycnet.apa.org/record/1976-20842-001">déindividuation</a>, mise en lumière par Diener dans une expérience dans laquelle on observe davantage de vol de bonbons et d’argent par des enfants lorsque ceux-ci se trouvent en groupe. La foule, puisqu’elle favorise l’anonymat, permettrait aux individus qui la composent de ne plus être identifiables, de ne plus avoir à souffrir d’une mauvaise réputation, et donc de se laisser aller à des actions immorales.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/dix-conseils-pour-survivre-pendant-un-mouvement-de-foule-110259">Dix conseils pour survivre pendant un mouvement de foule</a>
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<p>L’anonymat n’est pas la seule raison de l’immoralité de l’individu en foule. C’est aussi (ou plutôt) parce que la présence d’autrui les <a href="https://psycnet.apa.org/record/1981-25739-001">empêcherait de se contrôler</a> que les individus peuvent se montrer alors sous le plus mauvais jour.</p>
<h2>Une petite histoire de la psychologie de la foule</h2>
<p>Avant même Diener, l’idée que la foule suspend la capacité des individus à s’autoréguler faisait partie de notre psychologie naïve de la foule. C’est notamment autour de travaux sur les foules qui produisent des crimes en groupes, que se cristallise la notion de « submersion » (l’individu et sa capacité de contrôle de soi sont submergés par la foule), entérinée par Gustave Le Bon dans sa <em>psychologie des foules</em> en 1895.</p>
<p>La notion de submersion dans la foule est largement contestée. Des travaux de psychologie sociale, notamment menés par le psychologue social britannique Steven Reicher (1984) autour des émeutes de Saint-Paul à Londres en 1980, montrent que les individus en foule ne perdent pas leur identité mais qu’ils adoptent l’identité et les normes du groupe social qu’ils forment alors avec les autres membres de la foule. Par exemple, des membres passifs d’un public deviennent des révolutionnaires et des agents du changement face aux agents du statu quo que seraient les forces de l’ordre. Pour autant, ce mythe (comme d’autres mythes sur la foule) persiste.</p>
<h2>Des lieux communs sur la foule</h2>
<p>Dans un article intitulé <a href="https://www.proquest.com/docview/223510329"><em>La foule déchaînée va à l’école</em></a> publié en 2005, les sociologues David Schweingruber et Ronald T. Wohlstein passent à la moulinette des manuels de sociologie pour en examiner les représentations ou lieux communs au sujet de la foule. On y retrouve souvent les idées que les foules sont irrationnelles (la présence d’autrui nous fait perdre notre capacité à penser rationnellement), gouvernées par des émotions (ce sont les émotions donc – peur ou colère, par exemple – plutôt que la raison qui guident les foules), et suggestibles (nous imitons aveuglément les autres en foule).</p>
<p>On retrouve également deux autres représentations connexes. Premièrement, la conception que la foule est individualiste. Le fait d’être en foule rendrait l’individu individualiste, notamment face au danger – avec les exemples des paniques de foule lors desquelles les individus agiraient selon le chacun pour soi au détriment du bien-être d’autrui s’il le faut. Deuxièmement, l’idée que la foule serait impuissante et incapable de s’organiser, notamment en cas de drame.</p>
<h2>Le mythe de l’individualisme en foule</h2>
<p>Si beaucoup d’œuvres cinématographiques comprennent leur scène de panique (on pense par exemple à <em>Titanic</em> de James Cameron, sorti en 1997) montrant des individus aux prises les uns avec les autres pour la survie individuelle, laissant parfois de côté leurs amis et leur famille, la réalité semble toute autre.</p>
<p>Dans un <a href="https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0260392">travail réalisé avec des rescapés du Bataclan</a> (13 novembre 2015 à Paris), nous avons montré que la solidarité était très présente, avec du soutien émotionnel (chercher à rassurer les autres, même au risque de se faire repérer par des terroristes), du soutien informationnel (informer les autres de la position et des actions des terroristes, notamment du rechargement des armes qui laissaient aux otages un peu de temps pour chercher à s’enfuir) et du soutien physique (faire la queue pour bénéficier d’une courte échelle permettant de monter sur le toit du Bataclan).</p>
<p>Ce ne sont pas les seuls travaux qui vont dans ce sens. La solidarité et l’entraide sont fréquentes en foule face au danger. D<a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/028072700902700104">ans des travaux autour des attentats à Londres</a> de 2005, Drury et collègues rapportent des comportements d’approvisionnement en eau, de premiers soins et de réconfort entre victimes.</p>
<h2>Le mythe de l’impuissance de la foule</h2>
<p>De fait, les membres de la foule (comme au Bataclan) n’attendent pas l’arrivée des secours et des autorités pour prendre les choses en main. Nous avons entendu des rescapés nous parler de soins apportés aux blessés. Ce n’est pourtant pas ce que l’on entend sinon. <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_d%27Hillsborough">Le drame de Hillsborough</a> (Royaume-Uni, 1989) est un exemple frappant.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580981/original/file-20240311-160090-rfd0w6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La Une de The Sun du 19 avril 1989.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Au cours d’un match entre l’équipe de Liverpool et celle de Nottingham Forest, une mauvaise gestion des flux de supporters a provoqué une congestion causant la mort de 97 personnes. Si les politiciens et les médias d’alors se sont empressés de blâmer la foule pour son incapacité à s’organiser (la une du journal The Sun du 19 avril 1989 disait que des supporters avaient même profité de la cohue pour faire les poches des victimes, des <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/casp.2153">travaux ultérieurs</a> (notamment de Chris Cocking et John Drury en 2013 ont montré, témoignages à l’appui, que coopération et entraide ont émergé pour faire face au manque de secours.</p>
<p><a href="https://bpspsychub.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1348/014466608X357893">Un participant d’une autre étude</a> de la même équipe de recherche raconte qu’il aurait aimé convaincre certains de ne pas se mettre en danger pour aider les autres, particulièrement celles ou ceux qui se sont livrés à des comportements « héroïques » (nous le citons) comme chercher à sortir les personnes blessées hors de la foule pour les mettre à l’abri.</p>
<p>Cette solidarité survit souvent aux drames eux-mêmes. Une communauté s’est ainsi constituée autour du dramatique incendie de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Incendie_de_la_tour_Grenfell">tour de Grenfell à Londres en 2017</a>, afin de demander justice et réparation.</p>
<p>En dépit de nombreux « debunking », ces deux mythes persistent autour de la foule. <a href="https://chouettes-foules.fr/">Nous avons créé un site</a> pour en parler, avec des articles et un jeu. Dans ce jeu, nous cherchons à promouvoir l’idée que la foule, loin d’être l’endroit où l’individu se perd, peut aussi être le lieu pour trouver des solutions et vivre des émotions collectives qui transforment (plutôt qu’elles n’abaissent) les individus.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225106/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les travaux de Guillaume Dezecache sont financés par son employeur (l'IRD) ainsi que par l'Agence Nationale de la Recherche. Il a bénéficié de financements de la Fondation MAIF pour la recherche dans le cadre du projet Chouettes Foules.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Rhea Haddad a reçu des financements de la Fondation MAIF pour la Recherche dans le cadre de sa thèse CIFRE au sein de Strane Innovation. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Tiffany Morisseau est responsable du pôle Cognition et Société de Strane Innovation. Elle a reçu des financements de la Fondation MAIF pour la recherche dans le cadre du projet Chouettes Foules.</span></em></p>Beaucoup de fausses idées circulent sur la psychologie des foules. Pourtant, les individus qui les composent font preuve de solidarité et de raisonnement.Guillaume Dezecache, Sciences de la durabilité, Institut de recherche pour le développement (IRD)Rhea Haddad, Doctorante en psychologie sociale, Université Clermont Auvergne (UCA)Tiffany Morisseau, Chercheuse en psychologie cognitive, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2033802023-04-17T09:54:04Z2023-04-17T09:54:04ZFaçonner les cadres, oui, mais à quel point ? Ces team building qui vont trop loin…<p>Ce séminaire stratégique dans un château des Yvelines ressemble à tant d’autres. Les participants écoutent le directeur leur expliquer comment augmenter le chiffre d’affaires et « mieux vendre » (c’est l’intitulé de la réunion). Soyez plus performants !</p>
<p>C’est en fin de journée, quand l’engourdissement apparaît, que l’attaque survient. Les portes s’ouvrent violemment. En tenue militaire, les assaillants sont nombreux, armés et masqués. Plaqués au sol, menacés par des fusils automatiques, les cadres sont menottés et cagoulés, otages d’une cause dont ils ignorent tout. Déterminé, le commando exige une rançon d’un million d’euros et la diffusion de ses revendications au journal télévisé.</p>
<p>Des cadres supérieurs pris en otage, c’est un fait divers dont on devrait se souvenir. Si celui-ci n’a pas fait la une des journaux, c’est parce que c’était un simulacre, commandité par l’employeur. Pour mieux motiver ses équipes et les mettre à l’épreuve face au stress, il a sollicité une entreprise dirigée par un ancien du GIGN, en vue d’une prestation d’une durée de 2 heures, suivi d’un débriefing sur la motivation.</p>
<p>L’épisode est tellement invraisemblable qu’il inspirera un roman de Pierre Lemaître, <a href="https://www.livredepoche.com/livre/cadres-noirs-9782253157212">Cadres noirs</a>, et la série <a href="https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18689741.html">Dérapages</a> produite par Arte.</p>
<p>Il est, à nos yeux, emblématique de politiques managériales qui, à trop vouloir imprimer des comportements dans les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/esprit-dequipe-114882">équipes</a> dirigeantes, partent à la dérive. Nous les avons étudiées dans un <a href="https://presses-universitaires.univ-amu.fr/monde-merveilleux-doux">essai critique récent</a>.</p>
<h2>Prise d’otage, licenciement et condamnation</h2>
<p>Lors de l’attaque simulée, rien ne s’est passé comme prévu. La violence du raid entraîne des réactions inattendues. La directrice informatique peine à respirer ; deux cadres tentent de s’enfuir et sont rattrapés <em>in extremis</em> ; la directrice commerciale adjointe, claustrophobe, est prise d’une crise de panique et, en état de choc, doit être évacuée en urgence par les assaillants. Les organisateurs décident d’écourter leur mise en scène : le tout ne durera qu’une heure quinze – une éternité quand on est séquestré.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=970&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=970&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=970&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1219&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1219&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/519624/original/file-20230405-26-v6rkk7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1219&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>Le lendemain, la suite du séminaire tourne à la débâcle. Certains des membres de la direction ne parviennent pas à faire comme si de rien n’était et à rejoindre leurs collègues en réunion afin d’échanger autour de ce test improbable. À moyen terme, les séquelles psychologiques seront durables chez plusieurs victimes, avec une palette de pathologies allant de l’agressivité, à l’angoisse ou la dépression.</p>
<p>Les conséquences managériales sont plus singulières. L’un des cadres a tenté d’échapper aux ravisseurs et lors du retour d’expérience, cette attitude est stigmatisée tant par le consultant que par sa direction. On lui reproche un comportement « susceptible de mettre en danger la vie d’autrui », ce qui donne lieu à une évaluation négative au regard des attentes de l’employeur. Il sera licencié.</p>
<p>Avant de perdre son emploi, il dépose plainte, considérant que la mascarade organisée par son patron avait un caractère délictueux. Insensible aux arguments du directeur instigateur de l’évènement, qui expliquera que son intention était de créer de l’esprit d’équipe, de souder les cadres, de les rendre résistants à l’adversité – bref, de les soumettre aux objectifs de l’entreprise, pour plus d’efficacité –, la Chambre criminelle de la Cour de cassation l’a <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000022213335/">condamné</a> le 7 avril 2010 pour « complicité de violences aggravées, avec préméditation et usage ou menace d’une arme », un chef d’accusation plutôt rare pour un dirigeant d’entreprise.</p>
<h2>Rendre les cadres dociles</h2>
<p>Modeler les comportements des cadres répond, certes, à des impératifs vitaux pour les entreprises : convaincre de la qualité de la prestation en effaçant l’individu derrière la marque, limiter la dépendance envers un manager en le rendant remplaçable à tout moment, et, surtout, éviter les risques juridiques en renforçant la loyauté pour décourager dénonciations ou trahisons, sachant que certaines pratiques lucratives doivent absolument demeurer cachées sous peine de donner lieu à des sanctions financières élevées. L’environnement hypercompétitif a fait du franchissement de la légalité une arme comme une autre pour s’imposer sur les marchés (entente, espionnage industriel, etc.) et, dans ce contexte, s’assurer du dévouement des équipes est vital.</p>
<p>Cette docilité des effectifs s’obtient notamment grâce à la <a href="https://www.cairn.info/puissances-de-la-norme--9782847698626-page-13.htm">prolifération de normes comportementales</a> dans l’environnement professionnel. Elles visent à dicter les agissements des individus dans et hors des organisations et se distinguent des autres familles de normes managériales, les normes techniques (qui portent sur les process) et les normes de performance (pour les objectifs).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/519851/original/file-20230406-28-73o8pm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>Surabondantes, ces injonctions sont largement contradictoires. C’est en fait un élément constitutif de la domination. Par exemple, si les entreprises ont été militantes du rangement des bureaux, elles sont devenues tout aussi vite adeptes du désordre et de ses bénéfices présumés, comme la <a href="https://www.littlebrown.com/titles/eric-abrahamson/a-perfect-mess/9780759516496/">créativité</a>. Peu importe ce qui est juste car, dans les deux cas, au sein d’un <em>open space</em>, celui qui est à contretemps est repérable sans mal : son bureau est en pagaille quand ceux de ses collègues sont vides ; sa table est nette, quand le rangement est perçu comme une perte de temps. Pour l’employeur, il sera justifié de se séparer d’un élément visiblement si peu intégré à l’équipe…</p>
<p>Toutes ces normes reposent sur un fonctionnement identique : la mise en rapport d’un système de valeurs et d’un ensemble de savoirs subjectifs pseudoscientifiques. Il en résulte des énoncés, souvent formalisés, dont le contenu importe moins que la portée. Ce qui compte, c’est l’obéissance, pas ce à quoi on obéit. Le <a href="https://hal.science/hal-01758007v1">modelage des personnes</a> <em>via</em> les process, les objectifs et les conduites devient une condition de la performance collective. </p>
<h2>Se plier ou se faire virer ?</h2>
<p>Comment y parvenir ? Le premier public visé au moment de la formalisation de la gestion, à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, avait été les ouvriers et les employés. Port de l’uniforme, adoption de rituels obligatoires, recours à un vocabulaire spécifique, les outils mobilisés ont été nombreux.</p>
<p>Pour les cadres aussi, l’apparence vestimentaire constitue une première étape, avec des <a href="https://theconversation.com/dress-code-en-entreprise-tenue-correcte-toujours-exigee-120442"><em>dress code</em> parfois très élaborés</a> qui se trouvent renforcés par les effets du mimétisme, étonnamment rapide dans les sièges sociaux.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/o7vTy8hiEE4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Les formations pour cadres et dirigeants constituent un autre levier. Elles portent de moins en moins sur les connaissances managériales <em>stricto sensu</em> et se focalisent sur les comportements, lors de classiques séminaires de communication ou d’autres, moins orthodoxes : pratiques artistiques (théâtre, cirque, slam…), conférences culturelles (philosophie, littérature…), activités sportives (voile, rugby…) ou « learning expeditions » (immersion en terrain insolite : pays étranger, ONG, ferme, tournoi de poker, stages commandos). Cet inventaire paraît surréaliste. Ce qui est sûr, c’est que ne pas se plier à l’animation proposée est synonyme d’éjection rapide du collectif et, donc, de son poste.</p>
<h2>Des simulacres qui peuvent aller très (trop ?) loin</h2>
<p>Des entreprises sont parfois passées à un niveau supérieur, couplant surprise et réalisme. C’est le cas de celle dont nous avons narré les péripéties, parmi d’autres. Ainsi, le même artifice aura lieu en juin 2018, au siège parisien de Publicis. </p>
<p>En sortant de son bureau, un employé croise un homme patibulaire, vêtu d’un treillis et armé d’une kalachnikov – la barbe est réelle, l’arme est factice.</p>
<p>[<em>The Conversation lance Entreprise(s), sa nouvelle newsletter hebdomadaire dans laquelle nos experts présentent les clefs de la recherche pour la vie profesionnelle</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-entreprise-s-153/">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Or, le fait divers est toujours la confluence des chances et des malchances, des aléas et de l’improbable : le 13 novembre 2015, ce cadre, sa femme et leurs amis assistaient au concert du Bataclan quand la fusillade mortelle s’est déclenchée. L’agence publicitaire ne pouvait l’ignorer : deux de ses employés figurent parmi les victimes du massacre. La rencontre fortuite dans les couloirs feutrés entre le rescapé d’un carnage et un assaillant menaçant ne pouvait que déclencher un séisme psychologique (crises d’angoisse, insomnies, etc.) et mener l’employeur devant le conseil des prud’hommes, qui donnera raison à l’employé par un <a href="https://www.liberation.fr/france/2020/01/20/simulation-d-attentat-a-publicis-je-veux-qu-ils-presentent-des-excuses_1774185">jugement en date du 21 janvier 2020</a>.</p>
<p>Pour ces simulacres, le principe est la mise en place d’un scénario catastrophe qui prend les cadres au dépourvu et les met à l’épreuve : (fausse) découverte de prion dans des yaourts d’un leader français ; train en (fausse) panne en rase campagne, la nuit ; (faux) blessé lors d’une réunion, à soigner ou évacuer… Tous ces exemples incongrus sont réels. On en arrive à des situations extrêmes, qui finissent non pas dans les manuels de management mais dans la rubrique des faits divers.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203380/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joan Le Goff ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Vouloir aligner les comportements au sein d’une entreprise peut être pertinent, mais est-il pour autant nécessaire de simuler des attentats et des prises d’otage pour cela ?Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1962352022-12-14T18:43:02Z2022-12-14T18:43:02ZParole des accusés : de son importance dans un procès d’assises<p>Alors que le procès des attentats du 22 mars 2016 débute à Bruxelles, la cour belge attend que Salah Abdeslam, mis en cause pour sa participation dans ces événements qui ont causé la <a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/attentats-de-bruxelles-abdeslam-quitte-la-salle-daudience-protestant-contre-ses-conditions-dextraction-07-12-2022-TO3PPQPHUZAATJ5BN35YJ3CNPM.php">mort de 32 personnes</a>, s’exprime aux côtés de huit autres co-accusés. Au premier jour de l’audience, mardi 6 décembre, <a href="https://www.ouest-france.fr/societe/faits-divers/attentat/attentats-bruxelles/proces-des-attentats-de-bruxelles-salah-abdeslam-et-quatre-co-accuses-quittent-la-salle-d-audience-72411336-760c-11ed-8f92-c4b50591c8c5">ils ont été cinq à quitter la salle d’audience</a>, jugeant « leurs conditions d’extraction » et de transferts entre cellules et prisons indignes. Or leur présence et leur parole sont particulièrement importantes dans ce type de procès.</p>
<p>Lors du procès des attentats de Paris, du 13 novembre 2015, après six années de silence, la parole de Salah Abdeslam, dernier membre du commando terroriste des attentats de Paris encore en vie, était également très attendue par la cour, les avocats et les parties civiles. Après avoir usé de son droit au silence, il a finalement <a href="https://www.ouest-france.fr/faits-divers/attentats-paris/proces/direct-proces-du-13-novembre-salah-abdeslam-le-principal-accuse-doit-a-nouveau-etre-interroge-4b21abc0-baf6-11ec-8d6e-c8becc50df10">« livré sa vérité »</a> lors de ce procès et il faut souligner l’immense travail réalisé par les avocats, durant l’audience et en amont, pour aboutir à cette parole.</p>
<h2>Le poids de la parole de l’accusé</h2>
<p>Le mot « justice » vient du latin <em>ius</em>, « le droit », et <em>dicere</em>, « dire », étymologiquement, il signifie « dire le droit ». Ainsi le lien entre la justice et la parole est-il très profond. Cependant, la parole judiciaire a ses propres enjeux et est produite selon des règles et des mécanismes bien spécifiques au dispositif judiciaire. Centrale, dans les procès d’assises régis par l’oralité, la parole est orchestrée par le ou la président·e de la cour qui va la distribuer tour à tour aux différents acteurs. À ce sujet, l’avocat et maître de conférences, <a href="https://journals.openedition.org/droitcultures/308">Jean Danet</a> écrit :</p>
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<p>« ce qui va se dire dans l’enceinte de justice, c’est une parole socialisée, encadrée par des règles très précises, finalisée, inscrite dans le temps, dans la durée, dans un contexte »</p>
</blockquote>
<p>Dans cet article, nous proposons de voir ce que représente la <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2017-2-page-265.htm">parole des accusés et quels enjeux de pouvoir</a> elle mobilise pour les différentes parties du procès.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/victimes-de-terrorisme-quelle-indemnisation-189831">Victimes de terrorisme : quelle indemnisation ?</a>
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<h2>Pour la justice : construire la vérité judiciaire</h2>
<p>Dans le cadre d’un procès pénal, les magistrats jugent des faits (un attentat terroriste ou un projet d’attentat par exemple) et l’auteur des faits. Dans ce sens, les interrogatoires visent à comprendre factuellement le ou les crimes commis mais aussi comment ils ont été commis et par qui.</p>
<p>Cela implique de comprendre l’état d’esprit de l’accusé, ses intentions, son degré de discernement au moment des faits, sa liberté d’action. C’est donc en <a href="https://theconversation.com/proces-terroristes-des-trajectoires-pour-comprendre-juger-et-reparer-167808">comprenant qui est l’accusé</a>, à travers son histoire et sa personnalité, que se construit la vérité judiciaire qui doit permettre d’assigner un crime à un individu.</p>
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<p>Dans le cadre du système juridique romano-germanique (<a href="https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2002-1-page-251.htm">Civil law</a>) exercé en France et en Belgique, les informations provenant de l’accusé lui-même, et donc sa parole, ont une valeur particulièrement importante. À titre d’exemple, la présidente du procès des attentats de Bruxelles a reporté de deux mois le début de l’audience, après que plusieurs des principaux accusés aient <a href="https://www.rtbf.be/article/proces-des-attentats-du-22-mars-si-le-box-vitre-est-maintenu-nous-refuserons-de-participer-a-ce-proces-annonce-l-avocat-d-abrini-11056418">refusé de comparaître derrière des box vitrées</a>.</p>
<p>Elle a en effet estimé que le dispositif viole le droit des accusés à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, CEDH ci-après) et <a href="https://www.rtbf.be/article/proces-des-attentats-de-bruxelles-la-cour-ordonne-le-demontage-des-boxes-des-accuses-11068228">expliqué que</a> :</p>
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<p>« C’est une bulle qui les exclut de leur procès, une entrave à la communication, entre autres, avec les avocats. Il y a une difficulté de voir les accusés tant pour le futur jury que pour la présidente. Cet isolement réduira ou anéantira la participation des accusés à leur procès. »</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lutte-antiterroriste-les-mailles-du-filet-francais-sont-encore-bien-trop-larges-167814">Lutte antiterroriste : les mailles du filet français sont encore bien trop larges</a>
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<p>Appliquant un modèle de justice inquisitoire et contradictoire, la cour va questionner les accusés et écouter leur version des faits afin de produire la vérité judiciaire au sein de débats dits « contradictoires » car différentes versions d’un même fait s’opposent ou se distinguent.</p>
<p>L’aveu de sa culpabilité par l’accusé demeure l’un des principaux enjeux de l’audience. Par l’aveu, l’accusé reconnaît sa responsabilité et son implication dans les faits et il en valide l’assignation. Cependant, il y a eu trop d’abus faits pour <a href="https://www.justicepenale.net/post/2017/02/19/laveu-en-droit-p%C3%A9nal-faute-avou%C3%A9e-faute-%C3%A0-demi-pardonn%C3%A9e">obtenir des aveux</a>, ce qui a entraîné une évolution de leur statut de preuve. Ainsi, durant l’instruction, il fait encore souvent office de « preuve », mais durant un procès, les magistrats mettent un point d’honneur à vérifier les conditions de production de cet aveu afin d’être sûr qu’il est vrai. Aujourd’hui, lorsqu’il est obtenu, l’aveu n’a pas plus de valeur que d’autres preuves plus matérielles <a href="https://www.em-consulte.com/article/829744/l-aveu-reine-des-preuves-l-aveu-dans-la-procedure">par exemple</a>.</p>
<p>L’aveu n’est pas tant « ce que l’on veut entendre » que « ce que l’accusé est prêt à livrer de lui et de sa propre vérité ». Des chercheurs nuancent toutefois cette parole dite « libre » par les acteurs de la justice pénale et le cadre de production, très contraignant, de cette parole. La chercheuse en linguistique Evelyne Saunier écrit <a href="https://journals.openedition.org/semen/14168">à cet effet</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Le “bon accusé” est celui qui illustre au mieux son portrait en se cantonnant à l’incarnation d’une figure saisissable. Son registre est celui de l’émotion, non de la raison. »</p>
</blockquote>
<h2>Pour les victimes : pouvoir comprendre</h2>
<p>Avant toute autre chose, les victimes et les parties civiles attendent du procès l’occasion d’être reconnues juridiquement en tant que victime des faits. Elles souhaitent être entendues par la cour mais aussi par les accusés, présumés coupables des crimes dont ils sont victimes. S’exprimer devant la justice a, pour certains, un pouvoir salvateur comme l’exprime un père qui a perdu sa fille au Bataclan le <a href="https://www.ouest-france.fr/faits-divers/attentats-paris/proces/proces-des-attentats-du-13-novembre-2015-les-attentes-et-les-craintes-des-parties-civiles-87cb6978-0e4c-11ec-aed2-938cdb0b390a">13 novembre 2015</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Beaucoup de rescapés ou de familles de victimes ne se sont pas exprimés dans les médias et vont le faire devant la Cour. Il va y avoir un effet de masse. On va mesurer l’impact dans les esprits et dans les corps. »</p>
</blockquote>
<p>Pour certains, il y a aussi un besoin de comprendre <a href="https://www.ouest-france.fr/faits-divers/attentats-paris/proces/proces-des-attentats-du-13-novembre-2015-les-attentes-et-les-craintes-des-parties-civiles-87cb6978-0e4c-11ec-aed2-938cdb0b390a">ce qui s’est produit et pourquoi</a> :</p>
<blockquote>
<p>« comprendre comment des gens ont pu être ainsi conditionnés pour passer à l’acte. Connaître également le rôle de chacun et leurs connexions. »</p>
</blockquote>
<p>Ainsi, la parole des accusés a son importance en ce sens qu’elle permet de construire du sens. Après les traumatismes et la sidération provoqués par un attentat terroriste, la rationalisation et l’élaboration de sens sont des processus essentiels pour la reconstruction des victimes. L’une des fonctions du procès est de faire du lien. Les victimes et les parties civiles sont entendues par la cour, au même titre que les accusés. Il s’agit de réinscrire leurs récits individuels dans un discours collectif, de retisser des liens rompus par les actes criminels. Le magistrat <a href="https://www.cairn.info/des-crimes-qu-on-ne-peut-ni-punir-ni-pardonner--9782738112057.htm">Antoine Garapon écrit</a> :</p>
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<p>« L’expérience racontée cesse d’être simplement vécue : elle devient communicable et permet de faire entrer un événement indicible dans la configuration d’un récit. »</p>
</blockquote>
<p>Ainsi, le même événement est-il raconté tel qu’il a été vécu par la ou les victime(s), et tel qu’il a été vécu par le ou les accusé(s). Il s’agit de récits personnels, d’expériences propres à chacun, relatant néanmoins de faits communs que le dispositif pénal va rassembler dans l’espace-temps de l’audience.</p>
<h2>Pour l’accusé : droit au silence et droit d’être entendu</h2>
<p>Conformément à l’article 6 de la CEDH, l’accusé a le droit « à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».</p>
<p>Comme à aucun autre moment de la procédure, l’accusé a l’occasion, lors de son procès, de s’exprimer publiquement, de livrer « sa vérité ». Certains voient cela comme une opportunité à ne pas rater. À la fin du procès de la filière terroriste de Cannes-Torcy, en juin 2017, l’un des 19 accusés <a href="http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2020/01/17.29-Rapport-final.pdf">prononce ces mots</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Je remercie les juges d’avoir écouté mon histoire. Pour la première fois, quelqu’un a pris le temps de m’écouter. »</p>
</blockquote>
<p>D’autres, comme Mehdi Nemmouche (attentat au Musée juif de Bruxelles en mai 2014) ou Osama Krayem (attentats de 2015 et 2016 en France et en Belgique), utilisent le droit au silence, également au cœur de l’article 6 de la CEDH et introduit en France par la loi du 27 mai 2014, comme un moyen de désarmer le système inquisitoire en lui refusant une parole clé.</p>
<p>Comme l’explique le magistrat <a href="https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2019-1-page-221.htm">Denis Salas</a>, par leur silence, ils exercent une emprise sur le déroulement du procès.</p>
<p>Certains accusés justifient leur silence comme étant leur seul moyen de se sentir encore acteur d’un processus qui leur échappe. Ainsi, après avoir usé de son droit au silence, Salah Abdeslam s’adresse <a href="https://www.ouest-france.fr/faits-divers/attentats-paris/proces/direct-proces-du-13-novembre-salah-abdeslam-le-principal-accuse-doit-a-nouveau-etre-interroge-4b21abc0-baf6-11ec-8d6e-c8becc50df10">au président en ces termes</a> :</p>
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<p>« Si j’ai fait usage de mon droit au silence, c’est parce que je ne me suis pas senti écouté […] Je pense que depuis le début de cette affaire, on ne veut pas voir la personne que je suis vraiment. Les gens n’arrivent pas à accepter ce que je suis vraiment. »</p>
</blockquote>
<h2>La mise en récit de soi</h2>
<p>Le dernier enjeu pour l’accusé que nous souhaitons souligner concerne la valeur transformatrice de la mise en récit de soi, de l’élaboration de sens et de la réflexivité permise par la publicité des débats.</p>
<p>L’accusé a une occasion unique de raconter son histoire et sa version de l’histoire. Il devient <em>sujet</em> et produit sa propre histoire, se donnant ainsi une chance d’être entendu. Mais au-delà d’une simple historicisation, l’accusé qui se saisit d’une histoire qui lui appartient et qu’il donne à entendre, se saisit aussi d’une occasion de redevenir l’acteur de cette histoire et d’agir sur la suite. Ce phénomène de subjectivation a été particulièrement visible lors du procès de l’attentat échoué aux bonbonnes de gaz qui s’est tenu à Paris en 2019 et que nous avons étudié dans le cadre de <a href="https://www.theses.fr/s352298">nos travaux</a> qui seront rendus publics au printemps prochain.</p>
<p>Les discours des deux principales accusées, Irène Madani et Ornella Gilligmann, ont considérablement évolué tout au long de leur procès. Tandis qu’elles niaient leur culpabilité et minimisaient leurs implications respectives dans les faits au début de l’audience, elles ont, au fur et à mesure des témoignages, des interrogatoires et des auditions, reconnu leurs parts de responsabilité, leurs torts et leur culpabilité. Les derniers mots qu’elles adressent à la cour sont pour demander pardon et <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/10/14/01016-20191014LIVWWW00001-proces-attentat-rate-notre-dame-plaidoiries-verdict-terrorisme-islamisme.php">assurer que le djihadisme ne fait plus partie de leurs projets d’avenir</a>.</p>
<p>La mise en récit de soi a fait l’objet de <a href="https://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100594820">recherches poussées</a>. Elle est notamment utilisée dans des cadres thérapeutiques ou de développement personnel. Cécile de Ryckel et Frédéric Delvigne, qui ont travaillé sur la construction de l’identité par le récit, <a href="https://www.cairn.info/revue-psychotherapies-2010-4-page-229.htm">écrivent</a> ainsi « la mise en intrigue de nos récits transforme notre agir ».</p>
<p>Pour conclure, nous empruntons au magistrat <a href="https://www.cairn.info/des-crimes-qu-on-ne-peut-ni-punir-ni-pardonner--9782738112057.htm">Antoine Garapon</a> les questions suivantes : le procès est-il le lieu adéquat pour l’élaboration et l’expression de ces récits personnels ? Peut-il être, précisément, le lieu dans lequel ces récits individuels sont réinscrits symboliquement dans un discours collectif ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196235/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claire Littaye a reçu des financements du Ministère des Armées. </span></em></p>La parole des accusés répond à des enjeux de pouvoirs distincts pour chacune des parties du procès, tout particulièrement dans les affaires de terrorisme.Claire Littaye, Docteure, Université de Technologie de Compiègne (UTC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1900872022-09-15T18:13:19Z2022-09-15T18:13:19ZPodcast « Facteur (mal)chance » : Le rescapé du Bataclan devenu paraplégique<iframe src="https://embed.acast.com/601af61a46afa254edd2b909/631ef8e0c105ac00172b22ee" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
<p><iframe id="tc-infographic-569" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/569/0f88b06bf9c1e083bfc1a58400b33805aa379105/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-ecouter-les-podcasts-de-the-conversation-157070">Comment écouter les podcasts de The Conversation ?</a>
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<p>Pourquoi certaines personnes ont-elles de la chance et d’autres n’en ont pas ? Est-ce simplement le hasard ? Comment se fait-il que l’on s’estime parfois chanceux dans notre malheur ? Est-il vraiment possible d’attirer la chance à soi ? Et si oui, comment ?</p>
<p>Dans son dernier livre, <em>Provoque ta chance !</em> (Éditions Albin Michel), Christophe Haag, chercheur en <a href="https://theconversation.com/fr/topics/psychologie-comportementale-64120">psychologie sociale</a> et professeur en comportement organisationnel à l’emlyon business school, tente d’apporter des éléments de réponses à ces questions. Comme pour ses précédents travaux sur la <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-lemotion-le-virus-le-plus-contagieux-sur-terre-117866">contagion émotionnelle</a> entre les individus, il recourt à la méthode de la « tératologie », autrement dit l’étude de cas extrêmes, du « pas ordinaire », pour mieux comprendre la normalité.</p>
<p>Dans ce premier épisode de notre série de podcasts « Facteur (mal)chance », Christophe Haag revient sur le parcours de Damien Meurisse, présent au Bataclan au soir du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/13-novembre-110130">13 novembre</a> 2015 et victime de plusieurs accidents graves dans sa vie, dont l’un qui l’a rendu paraplégique en 2018. Pourtant, comme vous le découvrirez, ce dernier s’estime plutôt appartenir au camp des veinards…</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=881&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=881&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=881&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1107&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1107&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/482976/original/file-20220906-12-pfmb9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1107&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Podcast conçu et animé par Thibault Lieurade, Réalisé par les équipes techniques de l’EM Lyon et Romain Pollet. Chargé de production, Rayane Meguenni</em>.</p>
<p><em>Musique : « Episodes », Azoora feat. Graciellita, 2011</em></p>
<p><em>Le livre « Provoque ta chance ! Pourquoi certains en ont et d’autres pas » de Christophe Haag a été publié le 2 mars 2022 aux <a href="https://www.albin-michel.fr/provoque-ta-chance-9782226450586">Éditions Albin Michel</a> et le 24 août 2022 en <a href="https://www.audiolib.fr/livre/provoque-ta-chance-9791035410698/">livre audio</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190087/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christophe Haag ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le sort semble s’être acharné sur Damien Meurisse toute sa vie. Pourtant ce dernier s’estime chanceux. Pourquoi ? Éléments de réponse avec Christophe Haag, chercheur en psychologie comportementale.Christophe Haag, Professeur HDR en comportement organisationnel, EM Lyon Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1756852022-01-27T19:22:09Z2022-01-27T19:22:09ZVente de la radio d'une victime du 13 Novembre : le secret médical bafoué<p>Le 22 janvier 2022, le média en ligne <em>Mediapart</em> publiait un article au titre explicite : <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/220122/un-chirurgien-de-l-ap-hp-cherche-vendre-aux-encheres-la-radio-d-une-blessee-du-13-novembre">« Un chirurgien de l’AP-HP cherche à vendre aux enchères la radio d’une blessée du 13 Novembre » (2015)</a>. Le procès de ce professionnel s'est ouvert mercredi 21 septembre au tribunal correctionnel de Paris, avant de reprendre ce mercredi 28.</p>
<p>Au-delà de l’indécence et du caractère profondément inapproprié de la commercialisation d’un document privé auquel sont attachées la signification et la représentation, dans notre mémoire nationale, du carnage terroriste du Bataclan, cet acte bafoue l’un des principes de la déontologie médicale : le secret.</p>
<p>En médecine, la confidentialité, et donc l’impératif du secret, constitue en effet l’un des fondements de la relation de confiance. Rappelons ici quelques notions fondamentales du secret dont le médecin est à la fois moralement garant et juridiquement comptable. Divulguer une donnée personnelle, en l’occurrence un cliché radiologique dont la signification n’est pas anodine et incarne une tragédie intime, c’est rompre un engagement. Cela explique la rigueur de l’encadrement déontologique du secret, dont il me semble indispensable de préciser la teneur.</p>
<h2>Un engagement qui ne saurait être trahi</h2>
<p>Alors que tant de données personnelles peuvent être diffusées aujourd’hui de manière indifférenciée ne serait-ce que sur les réseaux sociaux, la valeur du secret médical demeure encore, dans sa signification traditionnelle, de l’ordre d’un engagement qui ne saurait être trahi. </p>
<p>Le <a href="https://www.conseil-national.medecin.fr/medecin/devoirs-droits/serment-dhippocrate">serment d’Hippocrate</a> prescrit au médecin une éthique de l’attitude et de la discrétion : « je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. […] Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés ». Servir avec compétence la personne vulnérable dans la maladie, lui porter l’assistance que requiert son état de santé, ne saurait se faire sans lui témoigner considération et sollicitude. Respecter le secret de ce qui est confié ou évoqué au cours de ces moments d’intimité et de dévoilement que constitue la relation de soin, revient à reconnaître la personne dans des droits : aucune circonstance ne saurait les compromettre. </p>
<p>Le devoir de loyauté s’impose à un professionnel qui exerce ses missions dans un espace d’intimité que doivent sauvegarder certaines limites intangibles. Il importe donc de pouvoir être assuré que les professionnels de santé et du médico-social sauront accueillir une parole, quelle qu’en soit la teneur, témoignant une attention d’autant plus exigeante qu’elle tient à la singularité d’une relation conditionnée par le « respect du secret ». </p>
<p>Alors que l’on ne sait rien d’eux à titre personnel, les professionnels de santé (mais il en est de même dans le champ du médico-social) seront amenés, pour ce qui les concerne, à connaître notre existence, à découvrir nos comportements, à en connaître des aspects les plus intimes de notre personne et de nos vulnérabilités, notamment dans les circonstances difficiles qui exposent à des dilemmes décisionnels. Ce rapport asymétrique n’est tenable que pour autant que des principes intangibles soient honorés, protecteurs des droits de la personne au respect de son secret et de son intégrité.</p>
<p>L’attention ainsi accordée à notre sphère privée, à la confidentialité des échanges lorsqu’ils relèvent de ce qui semble le plus personnel, conditionne pour beaucoup la qualité d’un engagement confiant dans le soin. Le respect du secret médical relève donc de la dignité même d’un acte de soin constamment respectueux des valeurs de la personne, quelles que soient les contraintes, si ce n’est à caractère exceptionnel pour des raisons judiciaires circonstanciées. Penser l’éthique et la déontologie médicales, c’est comprendre que certaines limites ne peuvent pas être transgressées.</p>
<h2>Le principe du secret à l’épreuve du réel</h2>
<p>Le professionnel de santé est amené, du fait de sa fonction, à connaître de ses patients une part d’intimité qu’ils ne partagent qu’avec quelques-uns de leurs plus proches. Dans bien cas du reste, la personne souhaite les préserver de la révélation d’une information médicale qui les affecterait trop douloureusement ou qui modifierait le regard qu’ils leur porterait. Les dilemmes sont évidents à ce propos lorsqu’il s’agit par exemple de la maladie d’Alzheimer ou de maladies mentales, avec nombre d’enjeux, ne serait-ce qu’en termes de responsabilité. Le secret engage le soignant et lui impose, au-delà même du seul respect de la confidentialité, des obligations d’ordre moral dont il ne saurait s’exonérer. C’est ainsi qu’il est reconnu digne de respect dans sa fidélité aux valeurs indispensables à l’exercice intègre de ses missions.</p>
<p>Le secret professionnel auquel sont astreints les médecins est défini par l’article 4 du Code de déontologie médicale : </p>
<blockquote>
<p>« Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris. »</p>
</blockquote>
<p>Le Code pénal prévoit dans son <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070719/LEGISCTA000006181756/#LEGISCTA000006181756">article 226-13</a> que </p>
<blockquote>
<p>« la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par son état ou sa profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »</p>
</blockquote>
<p>Le législateur affirme également dans <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000227015/">la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé</a> que « toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant ».</p>
<p>Néanmoins, sur le terrain, l’effectivité d’une telle résolution n’est pas toujours établie. Trop souvent encore, dans la salle d’attente d’un hôpital, la personne est appelée publiquement par son nom sans tenir compte de son droit à la confidentialité. Dans un Ehpad, est-il possible de préserver le secret médical d’une personne dont le comportement révèle une maladie neurologique qui affecte ses capacités cognitives et sa faculté de discernement ? Qu’en est-il ainsi d’un <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000036515027/">« secret partagé »</a> souvent à l’insu de la personne et à son détriment ?</p>
<p>Qu’en est-il de l’usage des données personnelles (ne seraient-ce que celles archivées dans de dossier médical partagé), de leur protection, lorsque l’on constate la vulnérabilité des systèmes informatisés et que, parfois, la routinisation des pratiques contribue à banaliser les procédures préconisées notamment dans la constitution de fichiers ?</p>
<p>La sécurisation et l’évaluation des protocoles justifient des recueils systématisés de données dans un contexte d’exercice professionnel qui, en dépit de <a href="https://www.dmp.fr">procédures administratives strictes</a> peut inciter à perdre en vigilance éthique. Ainsi, dans le contexte de la pandémie, l’analyse par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) du projet de décret autorisant la création d’un traitement de données à caractère personnel <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042740251">relatif à la gestion et au suivi des vaccinations contre le coronavirus SARS-CoV-2</a>, détaille les mesures de prudence qui s’imposent lorsque le respect du secret professionnel risque d’être compromis : </p>
<blockquote>
<p>« La Commission rappelle que seules les personnes habilitées et soumises au secret professionnel doivent pouvoir accéder aux données du SI « Vaccin Covid », dans les strictes limites de leur besoin d’en connaître pour l’exercice de leurs missions. » L’article 1 du <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042739429">décret n° 2020-1690 du 25 décembre 2020</a> institue « la création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le cadre de la campagne de vaccination contre la Covid-19, dénommé “Vaccin Covid” »</p>
</blockquote>
<p>Enfin, la médiatisation de certaines hospitalisations, voire de prouesses médicales, enfreint parfois des règles pourtant applicables en toutes circonstances.</p>
<p>Cela pour dire qu’il conviendrait aujourd’hui de prendre en compte les conséquences d’événements publics qui interrogent les conditions de respect du secret médical en milieu hospitalier. Quelles significations lui reconnaître, dans un contexte sociétal qui prône la vertu de transparence tout en revendiquant les plus fortes protections contre les intrusions du numérique dans notre sphère privée ?</p>
<h2>Des arbitrages parfois difficiles</h2>
<p>Le secret médical peut être considéré ainsi comme un droit fondamental d’autant plus essentiel à la personne qui éprouve souvent le sentiment de perdre en respectabilité et en maîtrise de soi du fait des conséquences de certaines maladies. La révélation non seulement du secret de la maladie, mais aussi de la dimension intime du vécu de la maladie, met en cause la relation de confiance et peut avoir des conséquences péjoratives sur celui qui s’en remet pourtant à un soignant pour le protéger. </p>
<p>L’évolution, par exemple, d’une maladie neurologique dégénérative, un épisode de crise dans le contexte d’une pathologie psychiatrique, les signes apparents du traitement d’un cancer (alors qu’il est tant question du <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4129_proposition-loi">droit à l’oubli</a>), et parfois certaines séquelles, constituent des données personnelles que l’on n’est pas assigné à dévoiler. </p>
<p>À l’annonce d’une maladie d’Alzheimer, je l’ai évoqué précédemment, le neurologue peut être confronté au dilemme de ne pas avoir à évoquer le diagnostic avec le conjoint, sur demande de la personne malade qui souhaite éviter que sa sphère privée soit envahie par une révélation de nature à compromettre un statut familial et social qu’elle souhaite sauvegarder. C’est dire la difficulté de certains arbitrages, lorsque des enjeux supérieurs pourraient prévaloir. </p>
<blockquote>
<p>« Le médecin devra respecter le droit du patient à la confidentialité. Il est conforme à l’éthique de divulguer des informations confidentielles lorsque le patient y consent ou lorsqu’il existe une menace dangereuse réelle et imminente pour le patient ou les autres et que cette menace ne peut être éliminée qu’en rompant la confidentialité. »<br>
<br><em><a href="https://www.wma.net/fr/policies-post/code-international-dethique-medicale-de-lamm/">Code international d’éthique médicale</a>, Association médicale mondiale, 2006</em></p>
</blockquote>
<p>En bénéficiant du consentement de la personne, certains éléments anonymes tirés de son dossier médical peuvent être utilisés à des fins scientifiques. Cela n’a rien à voir avec la commercialisation de l’image radiologique de la victime d’un acte de barbarie qui affecte de surcroît l’ensemble des personnes assassinées et la mémoire des survivants, pour ne pas dire une certaine idée de la dignité. </p>
<h2>Digne et comptable des secrets qui nous sont confiés</h2>
<p>Observons que certaines dérogations justifiées au secret sont fixées notamment par le Code pénal dans l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000032207682/2016-03-16">article 434-3</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13. »</p>
</blockquote>
<p>Le Code de la santé publique précise également les contours des dérogations au secret médical, dans l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000031929082/2016-01-28">article L. 1110-4</a> : </p>
<blockquote>
<p>« Le secret médical ne fait pas obstacle à ce que les informations concernant une personne décédée soient délivrées à ses ayants droit, dans la mesure où elles leur sont nécessaires pour leur permettre de connaître les causes de la mort, de défendre la mémoire du défunt ou de faire valoir leurs droits, sauf volonté contraire exprimée par la personne avant son décès. »</p>
</blockquote>
<p>Ces exceptions ne sauraient pour autant atténuer la signification d’un authentique pacte qui conditionne pour beaucoup la faculté de consentir, avec certaines contreparties, à un suivi médical et à une relation de soin. </p>
<p>L’exigence d’une certaine réciprocité tient ainsi à l’effectivité d’obligations dont le médecin, et plus globalement tout professionnel de santé ou du médico-social, doivent comprendre la signification. Il s’avère nécessaire également de préciser les règles de nature à protéger la personne de toute forme d’intrusion, que ce soit dans le cadre du recueil et du croisement d’informations relatives à sa santé sous forme numérisée, ou dans les pratiques de certaines disciplines médicales, comme la génétique ou la psychiatrie. </p>
<h2>Confidentialité des données à caractère personnel</h2>
<p>La sensibilité toute particulière de données personnelles, susceptibles de concerner des tiers au sein de la famille ou d’une communauté, est évidente et requiert des encadrements rigoureux. Il est précisé dans l’<a href="https://rm.coe.int/1680084838">article 16</a> du Protocole additionnel à la Convention pour la protection des droits de l’homme et la biomédecine, relatif aux tests génétiques à des fins médicales, que « toute personne a droit au respect de sa vie privée, et notamment à la protection des données à caractère personnel la concernant obtenues grâce à un test génétique ».</p>
<p>C’est dire que le respect du secret ne saurait être assumé sans prendre en compte d’éventuels dilemmes auxquels, en pratique, il confronte. Les responsabilités sont en l’occurrence non seulement interrogées, mais plus encore soumises à la difficulté d’arbitrages qui s’imposent parfois dans l’urgence ou dans des contextes à la fois incertains et évolutifs. </p>
<p>Il semble, dans ce domaine de la réflexion éthique, indispensable de privilégier la loyauté, l’effort de discernement, la concertation, la collégialité, l’intégrité et la transparence afin d’éviter un arbitraire préjudiciable à tous.</p>
<p>À l’époque révolue de la transmission orale de l’information médicale ou sous forme de documents « papier » certainement peu sécurisés, se substitue aujourd’hui celle du recueil numérisé des « datas ». Les données médicales dites « sensibles » font l’objet de systèmes de protection spécifiques susceptibles d’éviter leur divulgation à mauvais escient, cela d’autant plus que leur suivi n’est plus assuré exclusivement et directement par des professionnels de santé. Elles sont « hébergées » dans des plates-formes dont il est dit que la sécurisation des transmissions et des conservations est rigoureusement assurée. </p>
<p>Qu’en est-il du secret médical dans ce contexte d’innovations technologiques et du virtuel, dès lors que de surcroît des fichiers peuvent être croisés et permettre, par recoupements et appariements, de parvenir à l’identification de personnes qui seraient par exemple atteintes de maladies chroniques ou transmettre un virus ? </p>
<p>Doit-on considérer et admettre que les évolutions à la fois d’ordre culturel, de nature scientifique ou des impératifs de santé publique justifieraient de dénaturer le secret médical, voire d’en abolir le caractère absolu ? </p>
<h2>Les lignes directrices de la Commission européenne</h2>
<p>La [Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne](https://www.vie-publique.fr/fiches/20322-quest-ce-que-la-charte-des-droits-fondamentaux-de-lunion-europeenne#:~:text=La%20Charte%20des%20droits%20fondamentaux%20de%20l’Union%20europ%C3%A9enne%20(UE,au%20sein%20de%20l’UE.&text=am%C3%A9liorer%20la%20protection%20des%20droits%20fondamentaux.) affirmait, à bon escient, la nécessité de « renforcer la protection des droits fondamentaux à la lumière de l’évolution de la société, du progrès social et des développements scientifiques et technologiques ».</p>
<p>Il y a quelque chose de l’ordre du sacré dans la formulation même du mot « secret ». Cela justifie que nous comprenions ensemble le sens des principes et des valeurs inaliénables qu’engage son respect dans une société démocratique vulnérable à tant d’enfreintes et de menaces qui fragilisent ses fondements.</p>
<p>L’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) a saisi les instances ordinales médicales pour donner la suite qu’elles estimeront opportune à la tentative de vente aux enchères d’une représentation symbolisée par la radiographie d’une victime d’un acte terroriste. </p>
<p>J’aurais pu consacrer mon propos à <a href="https://www.conseil-national.medecin.fr/code-deontologie/devoirs-generaux-medecins-art-2-31/article-3-principes-moralite-probite">l’article 3 du Code de déontologie médicale</a> (art. R. 4127-3 du code de la santé publique) : « Le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine ». J’ai préféré invoquer de manière spécifique le principe du secret médical qui constitue l’un des fondements de la morale médicale.</p>
<p>Ce cliché n’a pas été divulgué par un professeur de médecine du point de vue de son intérêt à des fins scientifiques, mais selon l’estimation de la signification et de la valeur d’une image à caractère personnel dans le cadre d’une transaction commerciale. Cette démarche inconvenante, même si depuis il y a eu rétractation, avive les souffrances des survivants, alors que tant de moments éprouvants du procès en cours en ont déjà suffisamment <a href="https://www.la-croix.com/France/Au-proces-attentats-13-novembre-2015-souffrance-victimes-ricochet-2021-10-06-1201179134">accentué l’intensité</a>. </p>
<p>Le respect du secret de l’autre, de ce qu’il vit de plus intime, est l’expression à son égard d’une sollicitude, d’une prévenance, d’une bienveillante, d’une discrétion et de notre souci de la protéger de toute souffrance indue. C’est pourquoi j’estime que sa transgression, sous quelque forme que ce soit, ne peut pas nous laisser indifférents. Il s’agit là d’un devoir de vigilance collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/175685/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuel Hirsch ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La mise aux enchères de la radiographie d’une victime du 13 Novembre, par son chirurgien, avait provoqué un tollé. Le procès du médecin vient de s'ouvrir à Paris. Quels enjeux pour ce jugement ?Emmanuel Hirsch, Professeur d'éthique médicale, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1718742021-11-24T11:23:52Z2021-11-24T11:23:52ZLa terreur, un instrument politique ?<p>Attentats ou projets d’attaques terroristes – islamistes ou <a href="https://www.la-croix.com/France/membres-lultra-droite-juges-projets-dattentats-2021-09-21-1201176455">d’extrême droite</a> – surveillance accrue des espaces publics, appareil législatif étendu en matière de sécurité, menaces récurrentes de <a href="https://www.streetpress.com/sujet/1636975134-neonazis-appellent-meurtre-melenchon-obono-bouhafs-journalistes-justice-extreme-droite-zemmour">personnalités publiques</a> sur les réseaux sociaux… En pleine campagne présidentielle, la thématique sécuritaire est remise en avant par le biais des <a href="https://elabe.fr/francais-securite-3/">sondages et des discours politiques</a>. La terreur, la peur du terrorisme, la façon dont on peut s’en protéger, sont ainsi entrées dans le champ lexical des candidats et de leurs programmes. À tel point qu’il importe de se demander si la peur du terrorisme et de la terreur n’est pas devenue un outil récurrent du politique ces dernières décennies.</p>
<p>Pourtant les ressorts de la violence et de la terreur s’avèrent divers et complexes et nécessitent de faire un détour par la violence politique, qui elle-même n’est pas identique <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/terrorismes/">au terme terreur</a>. Ainsi, le tyrannicide, la conjuration, l’attentat sont des manifestations de la <a href="https://calenda.org/281559">violence politique depuis l’Antiquité</a>.</p>
<p>Le mot terrorisme a été véritablement utilisé <a href="https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/fiche_produit/pdf/3303330403952_EX.pdf">à la fin du XVIIIᵉ siècle</a> et au XIX<sup>e</sup> siècle. Le terroriste n’est pas un opposant, il est dépeint comme un fanatique à abattre. On ne discute pas avec les terroristes, on les décime.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432153/original/file-20211116-13-1nhve0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Interrogatoire d’Émile Henry (Barcelone, 26 septembre 1872 – Paris, 21 mai 1894), anarchiste français, guillotiné pour avoir commis plusieurs attentats, dont le dernier visait les clients d’un café.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Henry_(anarchiste)#/media/Fichier:Interrogatorio_de_emile_henry.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le monde politique devient binaire. D’un côté les amis, de l’autre les ennemis. <a href="https://www.cairn.info/revue-parlements1-2010-2-page-159.htm">Émile Henry, une des figures de l’anarchisme</a> avait déclaré lors de <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/07/09/dynamite-club-l-invention-du-terrorisme-moderne-a-paris-de-john-merriman_1216981_3260.html">son procès en 1894</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort. Nous saurons la subir. »</p>
</blockquote>
<h2>Comment définir la terreur ?</h2>
<p>La terreur n’est pas forcément le terrorisme. <a href="https://www.un.org/fr/observances/terrorism-victims-day">L’ONU a décrété en 2017</a> que le 21 août serait la journée internationale du souvenir en hommage aux victimes du terrorisme et donne une définition qui se veut atemporelle et englobante :</p>
<blockquote>
<p>« Des actes de terrorisme propageant un ensemble d’idéologies haineuses continuent de blesser, de nuire ou de tuer des milliers d’innocents chaque année ». De la sorte, ce qui importe, c’est moins les intentions ou les raisons invoquées que les gestes perpétrés.</p>
</blockquote>
<p>Au-delà des mises en perspective et des définitions, le terrorisme se caractérise par le carnage. À partir de 1800 avec <a href="https://journals.openedition.org/rh19/3991">l’explosion provoquée</a> rue Saint Nicaise à Paris contre Bonaparte, qui provoqua le décès de 22 personnes et une centaine de blessés ; <a href="https://www.senat.fr/histoire/les_proces_de_la_cour_des_pairs/le_proces_fieschi_1835.html">l’attaque de Fieschi en 1835</a> qui fit une vingtaine de morts et deux fois plus de blessés, ouvre un cycle nouveau de violence politique.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=371&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=371&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=371&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432154/original/file-20211116-27-1bx39yj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’attentat de Felice Orsini contre Napoléon III devant la façade de l’Opéra, le 14 janvier 1858, par H. Vittori Romano (1862).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://carnavalet.paris.fr/fr/collections/l-attentat-de-felice-orsini-contre-napoleon-iii-devant-la-facade-de-l-opera-le-14">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour les contemporains, la nouveauté résulte du fait qu’il ne s’agit plus d’armes blanches, mais de « véritables machines infernales », faites de barils de poudre, de grenades ou de bombes, qui provoquent le saccage des corps.</p>
<p>Avec l’attentat d’Orsini commis en 1858 contre Napoléon III et qui fit cent cinquante-six victimes, dont une dizaine succomba, la monstruosité du geste est mise en exergue par la presse et les politiques.</p>
<p>Il ne s’agit pas d’une simple comptabilité macabre. La vie humaine des promeneurs et des passants n’a plus guère d’importance. La description donnée dans <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65270679.texteImage"><em>Les Mémoires de Monsieur Claude</em></a>, chef de la sûreté sous le Second Empire évoque « l’ouragan homicide », la saturation du paysage sonore et le regard qui semble se colorer de pourpre.</p>
<p>En effet, les mouvements de la foule, la fuite éperdue, les cris de terreur qui se mêlent aux plaintes des blessés et des mourants donnent l’impression que « Le sang ruisselait sur le pavé ; les affiches, sur les murs en étaient éclaboussées ». « C’est un fanatique » écrivent des journalistes.</p>
<p>Il convient cependant de distinguer le terrorisme d’État et le terrorisme contre l’État. Deux moments l’illustrent mieux que d’autres : la Révolution française et la période <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Histoires/Les-noms-d-epoque">« Fin de siècle »</a>.</p>
<h2>L’avènement d’un « appareil terroriste »</h2>
<p>Au moment de la Révolution française est institué ce que l’on a appelé la grande Terreur, qui n’est pas le fait d’individus isolés ou de groupes, mais du gouvernement révolutionnaire qui met en place un « appareil terroriste ».</p>
<p>À la différence d’autres situations ou d’autres massacres, <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/la-revolution-terrorisee/">elle est encadrée</a> par des <a href="https://www.academia.edu/25147592/Visages_de_la_Terreur_L_exception_politique_de_l_an_II_dir_Michel_Biard_et_Herv%C3%A9_Leuwers_Paris_Armand_Colin_2014_">textes, des votes et des décrets</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=915&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=915&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=915&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1150&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1150&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432157/original/file-20211116-27-6sbkxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1150&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Georges Danton (1759-1794) à la tribune (gravure, XIXᵉ siècle).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Jacques_Danton#/media/Fichier:DantonSpeaking.jpg">Auteur inconnu/Wikimedia</a></span>
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<p>La Terreur légale est au centre des <a href="http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/TC_VARIA/CR_ouvrages/malaty_septembre2018.html">controverses</a> des <a href="https://journals.openedition.org/aad/3585">observateurs et historiens</a> de la Révolution.</p>
<p>Pour les uns, elle est le fruit des circonstances, devenue une nécessité inéluctable pour faire face à la guerre extérieure et à la guerre civile. Pour d’autres, elle n’est pas fortuite, car elle correspond à un système pensé entre le mois de mars et le mois de septembre 1793, autrement dit entre la création du tribunal révolutionnaire et la loi sur les suspects (17 septembre).</p>
<p>Entre les deux lectures existe une variété d’interprétations, renouvelée par les analyses sur l’instauration de la Grande Terreur, le 10 juin 1794. La phrase de Danton, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_sur_la_cr%C3%A9ation_du_Tribunal_r%C3%A9volutionnaire">prononcée le 9 mars 1793</a>, est devenue célèbre :</p>
<blockquote>
<p>« Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ».</p>
</blockquote>
<p>Une juridiction extraordinaire est préférable aux tueries collectives et l’allusion aux massacres de Septembre 1792 dans les prisons apparaît évidente. Il convient donc de créer un tribunal révolutionnaire, présenté comme « le tribunal suprême de la vengeance du peuple [qui] punira les ennemis de la Liberté ».</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432159/original/file-20211116-13-1033b4s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Attentat de l’hôtel Terminus, Le Petit Journal Illustré, 26 Février 1894.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Henry_(anarchiste)#/media/Fichier:Attentat_de_l'h%C3%B4tel_Terminus.jpg">Osvaldo Tofani -- Bibliothèque nationale de France</a></span>
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<h2>Un nouveau genre de terrorisme</h2>
<p>À la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, la France connaît des inégalités sociales considérables. Dans ce contexte, la France et le monde occidental connaissent des années 1880 à 1914 des attentats à la bombe. Un terrorisme d’un genre nouveau émerge. Lorsque Émile Henry qui se présente comme anarchiste s’attaque au café Terminus : des inconnus, des femmes et des hommes ordinaires deviennent des cibles.</p>
<p>Lors du procès d’un autre attentat commis en 1894 dans le restaurant Véry, un chroniqueur judiciaire ne cache pas sa stupeur quand des pièces à conviction sont présentées par l’expert légiste :</p>
<blockquote>
<p>« Au milieu de l’horreur générale, il montre aux jurés la jambe de l’infortuné Véry, déchiquetée, tombant en lambeaux, effroyable dans ce bocal d’alcool où on l’a conservé pour les besoins de l’audience. »</p>
</blockquote>
<h2>Des charges émotionnelles fortes</h2>
<p>Les intentions et les contextes ne sont pas similaires, mais les effets s’avèrent semblables. Les actes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme illégitimes. La <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100505640">politiste Isabelle Sommier</a> avait évoqué en 1998 la violence politique et son deuil, <a href="https://www.librairiedalloz.fr/livre/9782200616878-violences-politiques-theories-formes-dynamiques-xavier-crettiez-nathalie-duclos/">c’est-à-dire l’abandon de la violence politique</a>.</p>
<p>La disqualification vient du fait que dans les démocraties d’opinion contemporaine, il existe de multiples façons de faire entendre sa voix, ce qui n’est pas le cas dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Dans le passé, comme aujourd’hui, même si les causes défendues – régionaliste, religieuse, ou politique –, peuvent susciter, auprès de certains, la sympathie ou l’adhésion, les moyens employés par les terroristes suscitent l’indignation, le désaveu et la condamnation presque unanime.</p>
<p>Par ailleurs, le terrorisme symbolique qui choisit des cibles à forte charge émotionnelle comme les attentats du Bataclan ou de Charlie Hebdo véhicule une nouvelle série d’émotions.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432162/original/file-20211116-15-1n239bm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le Bataclan après les attentats, Paris, le 15 novembre 2015.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_Bataclan_apr%C3%A8s_les_attentats,_Paris_3.jpg">Desiderio MauroWikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Il s’agit pour les auteurs de provoquer une réaction immédiate : la sidération, l’incompréhension, la peur. L’émotion devient un enjeu. Tout un pays, voire le monde entier, se trouve confronté à l’irruption d’un événement qui suscite souvent, dans un premier temps, la confusion et la recherche d’informations. Que s’est-il exactement passé ? De la sorte, la visée qui consiste, par l’entremise de l’horreur, à occuper l’espace médiatique est parfaitement accomplie.</p>
<p>L’attentat terroriste parvient en effet à focaliser toutes les conversations personnelles, l’ouverture des journaux radiophoniques et télévisés, et son traitement dans tous les médias. La différence avec les époques antérieures réside aussi dans la diffusion des images, parfois ressassées avec des spectatrices et spectateurs placés dans un état presque hypnotique. Que la rédaction de Charlie Hebdo soit choisie montre bien le glissement opéré : il ne s’agit pas du Parlement ni d’un ministère, mais bien d’un symbole de la liberté d’expression.</p>
<p>Insistons également sur le fait que le terrorisme symbolique peut s’en prendre aussi à des monuments, statues et plaques commémoratives, allant jusqu’à la destruction de sites appartenant au patrimoine de l’humanité.</p>
<h2>Un tournant auprès de l’opinion ?</h2>
<p>Il existe certes des différences entre les attentats commis par les terroristes russes du début du XX<sup>e</sup> siècle, parfois baptisé, les <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Politique-et-crime">« rêveurs de l’absolu »</a> et les actes terroristes commis au nom d’un Islam fondamentaliste.</p>
<p>L’attentat contemporain s’apparente à la catastrophe, il est immédiat et il doit être partagé dans l’instant. De la sorte, il n’autorise guère, en dehors de cercles étroits, l’analyse et la compréhension.</p>
<p>Le temps où Albert Londres consacra en 1932 un livre sur <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206743q.image"><em>Le terrorisme dans les Balkans</em></a> semble très éloigné. On pourrait presque dire qu’un attentat chasse l’autre. Le « présentisme » fait que l’acte terroriste ne gagne pas en intelligibilité, mais en charge émotionnelle qui suscite la peur et renforce la demande de sécurité.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432415/original/file-20211117-17-1o04zib.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Albert Soleilland, photographie d’identité judiciaire, 8 février 1907.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Soleilland#/media/Fichier:Albert_Soleilland_-_photos_d'identit%C3%A9_judiciaire.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Les actions terroristes peuvent s’apparenter au fait divers horrible. Il ne faut pas oublier que l’abolition de la peine de mort n’a pu être votée au début du XX<sup>e</sup> siècle à cause d’un fait divers sordide – <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/laffaire-soleilland">l’affaire Soleilland</a> – arrêtant brutalement la dynamique du mouvement.</p>
<p>Les attentats anarchistes, dans une période qui ne connaissait guère de tensions et d’incertitudes sur le plan politique, ont abouti à l’adoption des lois dites « scélérates », restreignant les libertés.</p>
<p>Plus tard, au moment de la guerre d’Algérie, les attentats de l’OAS, conduisent à la création d’une police parallèle, peuplée de « Barbouzes ». De la sorte, <a href="http://journals.openedition.org/criminocorpus/6932">l’attentat terroriste encourage l’adoption de lois ou de mesures répressives</a> et permet aussi à des courants populistes de s’en emparer en promettant de juguler la menace.</p>
<p>Un des enjeux des démocraties est assurément de ne céder ni à la noirceur psychique ni, sans angélisme, aux sirènes émotionnelles. Même s’il s’avère impossible de parvenir à une définition internationale du terrorisme, s’est mise en place une stratégie d’ensemble contre le « terrorisme global » qui a durci le cadre juridique, mais reste inscrite dans la protection des droits de l’homme.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/171874/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Chauvaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’attentat terroriste parvient à focaliser toutes les conversations personnelles, l’ouverture des journaux radiophoniques et télévisés, et son traitement dans tous les médias.Frédéric Chauvaud, Professeur d'Histoire contemporaine, Université de PoitiersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1678142021-09-19T18:44:51Z2021-09-19T18:44:51ZLutte antiterroriste : les mailles du filet français sont encore bien trop larges<p>L’ouverture du procès de certains des auteurs des assassinats de masse commis à Paris dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 a été l’occasion de questionner une nouvelle fois d’éventuelles <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/08/28/pourrais-tu-me-rassurer-que-ces-dossiers-sont-traites-le-recit-des-rates-de-la-police-belge-avant-les-attentats-du-13-novembre_6092587_3224.html">défaillances des services de renseignement</a> dans le suivi des personnes suspectées de velléités terroristes. Il peut certes être tentant de chercher à conjurer l’effroi suscité par un crime de cette ampleur en le rapportant à une erreur humaine qui pourrait être aisément corrigée, nous garantissant ainsi du renouvellement de tels faits. Mais la réalité est autrement complexe et il serait tout aussi illusoire que dangereux de prétendre prévenir tout risque d’attentat terroriste.</p>
<p>Ceci étant posé, il est en revanche possible – et même souhaitable – de chercher à améliorer la capacité des autorités en charge de la lutte antiterroriste à détecter les projets de crimes suffisamment tôt pour pouvoir interpeller leurs auteurs au stade de leur préparation. À cet égard, deux caractéristiques du système français méritent d’être sérieusement interrogées.</p>
<h2>Une trop grande dépendance au pouvoir exécutif</h2>
<p>En premier lieu, la justice antiterroriste souffre aujourd’hui d’une trop grande dépendance à l’égard du pouvoir exécutif. À rebours des <a href="https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=09000016805c9d1f">recommandations du Conseil de l’Europe</a>, comme des standards applicables au <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32017R1939">procureur de l’Union européenne</a>, le procureur national antiterroriste – comme l’ensemble des magistrats du parquet – ne bénéficie d’aucune garantie d’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Le garde des Sceaux décide seul de sa nomination, de sa discipline et son éventuelle révocation, le conseil supérieur de la magistrature n’émettant en la matière qu’un avis simple.</p>
<p>Cette situation est d’autant plus problématique que les mesures de surveillance mises en œuvre par les services de renseignement avant même la phase judiciaire sont décidées par le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043887651">seul premier ministre</a>, l’autorité indépendante que constitue la commission nationale de contrôle des activités de renseignement n’émettant en la matière <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000035937600">qu’un avis consultatif</a>.</p>
<p>En conséquence, notre ordre juridique n’offre aujourd’hui que bien peu de garanties contre le risque de politisation de la lutte antiterroriste, c’est-à-dire le risque que d’autres considérations que la seule prévention et la répression des crimes n’entrent en jeu. On pense évidemment à l’utilisation abusive de la qualification terroriste, que la Cour de cassation a pu censurer dans <a href="https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/5993_10_35897.html">l’affaire dite « de Tarnac »</a> ou qui s’est donnée à voir dans les <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/27/les-militants-de-la-cop21-cible-de-l-etat-d-urgence_4818885_3224.html">perquisitions menées au domicile de militants écologistes</a> lors de la proclamation de l’état d’urgence en novembre 2015.</p>
<h2>Une politisation contre-productive ?</h2>
<p>Mais de façon tout autant – sinon plus – préoccupante, cette politisation peut aussi avoir pour effet d’empêcher ou de différer abusivement la poursuite d’infractions terroristes avérées. Au-delà de la volonté de ménager les relations diplomatiques avec tel ou tel gouvernement « ami » dont les ressortissants pourraient être impliqués dans des attentats – à l’image, emblématique, de l’immense difficultés des autorités étasuniennes à enquêter sur rôle de personnes de nationalité saoudienne <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/03/sous-la-pression-de-familles-de-victimes-joe-biden-avance-vers-la-declassification-des-documents-de-l-enquete-sur-le-11-septembre_6093352_3210.html">dans les attentats de New York</a> – ce risque se matérialise par la difficulté des services à appréhender d’autres formes de terrorisme que celles correspondant aux représentations des gouvernants.</p>
<p>Ainsi, les attentats de Madrid du 11 mars 2004, revendiqués par Al Qaida, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2006-3-page-73.htm">furent initialement attribués à l’organisation basque ETA</a> par le gouvernement conservateur de l’époque. Si l’on veut qu’aucune autre considération que la nécessité de prévenir et sanctionner la criminalité terroriste n’interfère dans l’action des autorités répressives, il est urgent de leur conférer l’indépendance dont elles devraient bénéficier dans une société démocratique.</p>
<h2>Restreindre la notion juridique de terrorisme</h2>
<p>En second lieu, améliorer la capacité des autorités de police et de justice à identifier en temps utile des projets d’attentat avérés suppose d’en finir avec la propension contemporaine du législateur à étendre indéfiniment le <a href="https://journals.openedition.org/revdh/12023">filet répressif</a>, au risque d’en distendre considérablement les mailles.</p>
<p>Depuis l’origine, la notion juridique de terrorisme présente un caractère particulièrement extensif. Le critère permettant de faire basculer un crime ou un délit dans cette catégorie offre en effet une marge d’appréciation presque sans limites aux autorités, puisqu’il leur suffit d’invoquer la volonté <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000032751714">« de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur »</a>.</p>
<p>Outre que la notion d’ordre public en matière pénale et répressive présente un caractère particulièrement malléable, déterminer ce qui est « intimidant » ou « terrifiant » implique une irréductible subjectivité.</p>
<p>Si le caractère « terroriste » des assassinats de masse que nous avons connus au cours des dernières années ne prête pas à discussion, tel n’est pas le cas de l’écrasante majorité des faits poursuivis à ce titre, qui le sont du chef du <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006418432">délit d’association de malfaiteurs</a> : à moins qu’elle ne soit clairement revendiquée, comment caractériser la finalité terrorisante d’un acte lorsqu’on ne se situe qu’au stade des actes préparatoires, telles des réunions durant lesquelles aucun projet précis n’est encore envisagé ou de <a href="https://www.cairn.info/revue-deliberee-2017-2-page-16.htm">simples repérages ?</a></p>
<p>C’est ainsi que la qualification terroriste tend mécaniquement à s’étendre à un nombre de plus en plus élevé de faits, au risque de contribuer à <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2016/08/SIZAIRE/56077">l’éparpillement des forces répressives</a>.</p>
<h2>Tendance à la dispersion</h2>
<p>Pourtant, les pouvoirs publics ne cessent de vouloir allonger la liste des infractions terroristes ou assimilées, depuis le délit d’apologie du terrorisme, qui sanctionne le seul fait de présenter sous un jour favorable un <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000029755573">attentat ou ses auteurs</a>, jusqu’à celui de consultation d’un site Internet relayant de tels propos. Un délit censuré par le Conseil constitutionnel au motif, précisément, de <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2017/2016611QPC.htm">l’absence de nécessité de cette nouvelle infraction</a> au regard de l’ensemble des prérogatives dont disposent d’ores et déjà les pouvoirs publics.</p>
<p>Cette tendance à la dispersion est encore aggravée par le développement, au cours de la dernière décennie, d’une surveillance de plus en plus débridée des réseaux numériques.</p>
<p>La loi du 24 juillet 2015 a ainsi introduit la possibilité pour les services de renseignement de procéder à la captation généralisée et indifférenciée de nos échanges informatiques dans le but d’y détecter une éventuelle <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043887520">menace terroriste</a>. Au risque, là encore d’amenuiser la capacité des autorités à distinguer les projets criminels de la multitude des propos plus ou moins tendancieux pouvant être tenus sur Internet.</p>
<p>On ne saurait dès lors trop saluer le coup d’arrêt portée à ce mouvement par la Cour de Justice de l’Union européenne. Dans un <a href="https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2020/10/c-51118.pdf">arrêt de principe du 6 octobre 2020</a>, elle a ainsi jugé que la surveillance de masse des activités informatiques ne pouvait intervenir que pour faire face à des</p>
<blockquote>
<p>« activités de nature à déstabiliser gravement les structures constitutionnelles, politiques, économiques ou sociales fondamentales d’un pays » et qui :</p>
<p>« se distinguent, par leur nature et leur particulière gravité, du risque général de survenance de tensions ou de troubles, même graves, à la sécurité publique ».</p>
</blockquote>
<p>En nous invitant à resserrer les mailles du filet, elle nous rappelle que le strict encadrement des pouvoirs publics, loin d’être un obstacle, constitue une condition sine qua non de l’efficacité de la répression.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167814/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En matière de lutte antiterroriste, deux caractéristiques du système français méritent d’être sérieusement interrogées.Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1678082021-09-15T19:12:29Z2021-09-15T19:12:29ZProcès terroristes : des trajectoires pour comprendre, juger et réparer<p>Le procès <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/attaques-du-13-novembre-a-paris/proces-des-attentats-du-13-novembre-2015/recit-proces-du-13-novembre-comment-le-monde-judiciaire-s-est-mobilise-pour-reprendre-le-dessus-sur-cette-nuit-dhorreur_4712045.html">« V13 »</a>, en référence aux attentats du vendredi 13 novembre 2015 à Paris, a débuté le 8 septembre et s’annonce long (huit mois), difficile et inédit.</p>
<p>Le nombre de parties civiles, d’accusés, l’importance du dossier, la durée et la complexité de l’instruction qui a duré quatre ans et la gravité des faits jugés en font un <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/09/08/le-proces-des-attentats-du-13-novembre-2015-s-est-ouvert-a-paris_6093906_3224.html">procès historique</a>.</p>
<p>Depuis 2017, plusieurs attentats djihadistes (issus de la dernière <a href="https://www.senat.fr/rap/r14-388/r14-3882.html">vague djihadiste</a> couvrant les attentats de 2012 à aujourd’hui) ont été jugés lors de procès souvent très médiatisés et la justice française n’en est pas à son coup d’essai.</p>
<h2>Faire sens</h2>
<p>Ces procès pour terrorisme ont une portée d’autant plus importante qu’ils sont un lieu de confrontation, une confrontation fortement cadrée et arbitrée, dont l’issue doit permettre une réparation. Celle-ci passe, entre autres, par ce que l’on pourrait appeler une <a href="https://www.persee.fr/doc/mhnly_1966-6845_2011_num_8_1_1556">« mise en sens »</a> dont chacun peut se saisir selon ses fonctions ou ses besoins.</p>
<p>En France, c’est devant une <a href="http://www.justice.gouv.fr/organisation-de-la-justice-10031/lordre-judiciaire-10033/cour-dassises-speciale--23412.html">cour d’assises spécialement composée</a> de magistrats professionnels que les chemins des victimes et des accusés vont à nouveau se croiser.</p>
<p>Sous l’autorité du président, la cour, afin de juger, va devoir comprendre et faire comprendre. Le procès rend visible les années d’enquête et la construction d’une vérité qui est soumise au regard d’un collectif de professionnels, mais aussi d’un auditoire composé des victimes, des familles, de journalistes, de chercheurs et de citoyens désireux de voir la justice en action. Construire du sens permet de rendre un jugement équitable et passe par différents procédés.</p>
<h2>Relier un acte à une personne</h2>
<p>Les juges doivent notamment, pour pouvoir juger, relier un acte à une personne, assigner une responsabilité. Dans <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_fabrique_du_droit-9782707144720"><em>La fabrique du droit</em></a>, Bruno Latour écrit :</p>
<blockquote>
<p>« tout le droit peut ainsi être saisi comme un effort obsessionnel pour rendre l’énonciation assignable. Ce que vous avez dit vous engage ».</p>
</blockquote>
<p>Nous avons pu constater, en assistant à des procès pour terrorisme, qu’au sein de notre système pénal, la parole de l’accusé est capitale, de même que la compréhension de son parcours de vie et de sa personnalité. La cour cherche à élucider les motivations et l’état d’esprit de l’accusé au moment de commettre son acte. Au-delà des intentions et des causes, il s’agit de comprendre de quelle manière et par quels moyens l’accusé en est arrivé à passer à l’action criminelle.</p>
<p>Si la cour juge des faits, elle juge aussi l’individu dont la vie ne s’arrête pas au crime. Il s’agit d’éviter la récidive, mais aussi de prévenir un phénomène qui touche la <a href="https://www.cairn.info/le-spectre-de-la-radicalisation--9782810906666-page-13.htm">société dans son ensemble</a>.</p>
<p>Ainsi entend-on les différents acteurs judiciaires, parler de parcours, d’histoire et de trajectoire. Bien que le terme « trajectoire » ne revête aucune signification juridique, il fait sens lorsque l’on parle de ce processus de rationalisation, d’objectivation et de construction de sens à partir d’éléments biographiques et de caractéristiques personnelles propres à chaque accusé.</p>
<h2>Comprendre le contexte de l’accusé</h2>
<p>Parmi les principes qui fondent notre état de droit, il y a <a href="http://www.justice.gouv.fr/loi-du-15-aout-2014-12686/lindividualisation-de-la-peine-12688/">l’individualisation des peines</a> qui vise à adapter la peine au niveau de gravité des faits mais aussi à la situation de l’accusé. Adapter la peine nécessite que la cour comprenne le maillage dans lequel se trouve l’accusé au moment de passer à l’action. Le terme de « maillage » se réfère à la définition de la <a href="http://palimpsestes.fr/textes_philo/morin/defi-complexite.pdf">complexité</a> donnée par Edgar Morin et désigne le contexte de l’accusé : son état d’esprit, son réseau et ses relations, son environnement familial, social, professionnel, ses valeurs et ses besoins.</p>
<p>Il désigne aussi la genèse de ce contexte qui ne peut se réduire à une simple « capture d’écran », il s’agit de comprendre comment ce contexte est advenu et comment l’accusé s’y inscrit.</p>
<p>Comprendre la trajectoire de l’accusé ne le dédouane pas de sa responsabilité, sauf dans certains cas bien spécifiques où l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006149818/2020-11-10/">irresponsabilité pénale</a> est prouvée devant la cour comme ce fut le cas pour <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/affaire-sarah-halimi/l-article-a-lire-pour-comprendre-le-debat-sur-l-irresponsabilite-penale_4602993.html">Kobili Traoré</a> ou encore <a href="https://www.afvt.org/juger-le-terrorisme-lenjeu-du-discernement/">Mamoye Dianifaba</a>. Mais dans l’immense majorité des affaires de terrorisme, les auteurs sont jugés responsables de leurs actes. Le processus de trajectorisation, parce qu’il suppose une construction de sens, permet d’entamer un processus de réparation pour les victimes et d’adapter la peine afin d’éviter que l’accusé ne récidive. Il ne s’agit pas ici d’une trajectoire préexistante que l’on s’emploierait à « révéler » mais bien d’une construction permise, orchestrée et cadrée par le dispositif juridique pénal.</p>
<p>Que nous apprennent donc les procès d’attentats terroristes sur l’élaboration d’une trajectoire ? Comment le dispositif rend-il possible cette construction ? Quelles sont ses limites ?</p>
<h2>L’organisation de l’audience</h2>
<p>En fonction de la gravité des actes jugés, l’organisation d’un procès devant une cour d’assises demande un long travail de préparation. L’une des principales difficultés est de réactualiser et de rendre appréhendable l’enquête, en partant de la ou des scènes de crime, pour remonter au fil des indices et des preuves jusqu’aux accusés. Mais c’est aussi comprendre le déroulement des faits et leur genèse en s’intéressant à l’accusé et à son parcours. On peut observer un schéma organisationnel récurrent dans ces procès.</p>
<p>L’audience est ouverte sur la présentation des faits et des accusés dont l’identité est déclinée. Ensuite, l’enquête est exposée et permet de comprendre les faits et leurs conditions de réalisation. Les témoignages de l’entourage puis l’interrogatoire de l’accusé ainsi que les expertises psy et l’enquête de personnalité, permettent de comprendre la radicalisation (dans le cas des procès terroristes qui nous intéressent) mais également ce qui a pu conduire les accusés à se radicaliser et dans certains cas à passer à l’action violente.</p>
<p>L’enfance, l’adolescence, les événements et les rencontres ayant marqué la vie de l’accusé sont décrits et analysés. L’auditoire, la cour mais aussi l’accusé replongent ainsi dans un passé qui est fouillé. Le réquisitoire, les plaidoiries et le jugement viennent enfin conclure le procès.</p>
<h2>La parole pour construire une trajectoire</h2>
<p>L’oralité des débats et le fait qu’ils doivent être contradictoires permettent un travail collectif. Le président, en recentrant les débats, en distribuant la parole et en veillant au respect du rituel judiciaire, prévient un certain nombre de débordements.</p>
<p>La trajectoire n’est pas linéaire et ne repose pas sur de simples liens de causalités (« l’accusé a vécu cela donc il fait cela »), en ce sens elle n’a aucune vocation prédictive, même si elle doit permettre à la cour de prévenir une récidive. Sa construction se fait lorsque les juges effectuent des allers-retours entre différents événements et différentes périodes de la vie de l’accusé qui n’est pas exposée de manière chronologique, mais en fonction de ce qui est entendu et des questions suscitées.</p>
<p>C’est lorsque l’enquêteur de personnalité aura présenté son compte-rendu, quand nous aurons entendu les différents experts, les témoins, l’accusé (dont les discours divergent parfois beaucoup), qu’à l’issue des débats contradictoires et des confrontations, les juges vont statuer sur une vérité (la vérité judiciaire).</p>
<p>C’est seulement une fois que tous les éléments permettant aux juges de rendre leur verdict sont rassemblés et ont été débattus qu’une trajectoire se dessine. C’est cette trajectoire que les juges vont continuer de tracer avec le verdict.</p>
<p>Lors de l’audience, chaque témoignage est entendu (ou lu lorsque le témoin ne peut se présenter à la barre). Les interrogatoires des accusés par le président et les questions de la cour qui suivent sont des moments très attendus et la seule occasion pour l’accusé de s’exprimer et d’être entendu par l’auditoire, et à travers lui, la société.</p>
<h2>L’usage du silence</h2>
<p>Malheureusement certains accusés font le choix d’un silence maîtrisé et instrumentalisé. Ce fut le cas de Salah Abdeslam lors de son premier procès en 2018, mais aussi celui de Mehdi Nemmouche en 2019. Ce dernier était jugé pour l’attentat au <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/tueries/fusillade-au-musee-juif-de-bruxelles/">musée juif de Bruxelles de 2014</a>. Il a refusé de s’exprimer tout au long de son procès, usant continuellement de son droit au silence (de son « DAS » comme il s’amusait à le répéter). La stratégie du silence est récurrente dans les procès terroristes et ouvertement promue par l’état islamique. <a href="https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2019-1-page-221.htm">Denis Salas</a>, ancien magistrat, écrit à ce sujet :</p>
<blockquote>
<p>« Le silence serait le code de référence d’un dispositif de résistance face à la loi de l’ennemi. Il poursuivrait une stratégie de dissimulation (la taqya) qui cache une volonté de continuer le combat sous une apparente passivité. »</p>
</blockquote>
<p>Aucun membre de la famille de Mehdi Nemmouche n’est venu témoigner à l’audience. Il a déclaré <a href="https://www.rtbf.be/info/societe/detail_proces-du-musee-juif-mehdi-nemmouche-indique-qu-il-se-tait-pour-proteger-quelqu-un-revivez-notre-direct?id=10138194">à ce propos le 6 février 2019</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Je ne vois pas ce que les affaires familiales viennent faire là-dedans. »</p>
</blockquote>
<p>Ce sont finalement les captations vidéos des interrogatoires menées par les enquêteurs, exceptionnellement projetées à l’audience, qui ont permis à la cour et à l’auditoire d’accéder à la parole de Mehdi Nemmouche. Dans ces vidéos, on découvre un homme tout à fait différent de celui présent dans le box depuis le début de son procès, tantôt joueur, tantôt moralisateur, tantôt critique. Lors de la septième audition notamment (sur les huit diffusées), Nemmouche s’est montré particulièrement communicant, répondant volontiers aux questions portant sur la géopolitique, l’histoire de la Syrie, il parle de ses lectures, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie. Mais aux questions portant sur sa famille ou son enfance, il répond « DAS » et lorsque les enquêteurs lui demandent s’il aurait préféré ne pas être placé par les services sociaux en famille d’accueil, il répond : « C’est un parcours comme un autre ». Un peu plus tard il explique en <a href="https://www.rtbf.be/info/societe/detail_proces-du-musee-juif-suite-du-visionnage-des-auditions-filmees-de-nemmouche-direct-commente?id=10140206">riant</a>) :</p>
<blockquote>
<p>« Pour un enfant de la DDASS, j’exerce mon DAS. Je fais des rimes, je vais pouvoir réclamer des droits d’auteur. »</p>
</blockquote>
<h2>L’expérience du récit de soi</h2>
<p>À l’inverse, les accusées du <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/dossier/attentat-rate-notre-dame-bonbonnes-de-gaz-proces-avocats-accuses-rachid-kassim-septembre-2016-attaque-terrorisme-police-justice">procès de l’attentat échoué</a> aux bonbonnes de gaz (2016), principalement des femmes, se sont énormément livrées à la cour, parfois sur des événements très intimes. La correspondance entre Ornella Gilligmann et Inès Madani <a href="https://www.europe1.fr/societe/ines-madani-lado-timide-de-sevran-qui-se-faisait-passer-pour-un-djihadiste-sur-internet-3921155">qui s’est faite passer pour un combattant djihadiste</a> rentré de Syrie a fait l’objet de nombreux débats. Ornella Gilligmann était alors persuadée d’avoir affaire à un homme dont elle était tombée <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/09/30/01016-20190930LIVWWW00004-attentat-rate-paris-notre-dame-ines-madani-proces-terrorisme-Daech-ei-djihadistes-ornella-gilligmann-bonbonnes-gaz.php">« follement amoureuse »</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Moi, je me sentais revivre avec cet homme. J’étais en confiance. »</p>
</blockquote>
<p>Derrière les noms et les visages, il a été possible de mettre des histoires et des vécus. Les témoignages des victimes mais aussi le regard et les témoignages de leurs proches, les auditions des experts, les questions qui parfois les ont confrontées aux incohérences de leurs discours, et enfin l’expérience du récit de soi sont autant d’éléments susceptibles d’avoir ébranlé des certitudes, des croyances et des postures fortement affirmées avant que le procès n’ait lieu. Au moment des <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/10/14/01016-20191014LIVWWW00001-proces-attentat-rate-notre-dame-plaidoiries-verdict-terrorisme-islamisme.php">derniers mots</a> des accusés, Inès Madani, principale accusée, déclare :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai beaucoup de regrets. J’ai honte d’être ici aujourd’hui. C’est une humiliation pour mes proches et pour moi aussi. Je reconnais les faits. Je présente mes excuses. Aux personnes que j’ai entraînées dans ma chute. Je m’excuse auprès de ma famille. »</p>
</blockquote>
<p>Au terme du procès, les accusés peuvent faire le choix de s’inscrire ou de se réinscrire dans une trajectoire que le procès leur aura permis d’appréhender et/ou de s’approprier, ou bien d’en demeurer résolument coupé. Dans un cas comme dans l’autre ce choix détermine en partie la suite de la vie de l’accusé, mais également, celle d’une partie des victimes qui pourront entamer un nouveau chapitre de leur vie.</p>
<hr>
<p><em>L’autrice effectue sa thèse sous la direction d’Olivier Gapenne.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167808/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claire Littaye a reçu des financements de l'Agence de l'Innovation de Défense (Ministère des armées). </span></em></p>Que nous apprennent donc les procès terroristes sur l’élaboration de la trajectoire de l'accusé ? Comment le dispositif rend-il possible cette construction ? Quelles sont ses limites ?Claire Littaye, Doctorante, Université de Technologie de Compiègne (UTC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1676742021-09-10T19:40:19Z2021-09-10T19:40:19ZComment le 11 Septembre s’est imprimé dans nos mémoires<p><em>Deux décennies ont passé, mais les souvenirs du 11 septembre 2001 semblent toujours aussi vivaces dans les esprits de ceux qui ont assisté, de près ou de loin, à ces terribles attentats. Directeur de l’unité de recherche « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’Université Caen Normandie, Francis Eustache nous explique pourquoi, et revient sur ce que les recherches des vingt dernières années nous ont appris sur les processus de mémorisation.</em></p>
<hr>
<p><strong>The Conversation : En quoi le 11 Septembre a-t-il marqué un tournant dans la recherche sur le traumatisme et la mémoire ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache :</strong> L’impact du 11 Septembre a été majeur, dans nos sociétés, mais aussi dans le monde de la recherche. Après ces attentats, de nombreux travaux ont été menés pour comprendre non seulement la mémoire traumatique, mais aussi la façon dont la mémoire évolue au cours du temps.</p>
<p>Ces travaux ont contribué à modifier de notre perception de la mémoire, en particulier dans ses aspects malléables, dynamiques. Ils ont aussi permis de mieux comprendre les relations entre mémoire individuelle et mémoire collective. Après ces attentats, la notion de trouble de stress post-traumatique a également diffusé beaucoup plus largement dans le grand public.</p>
<p>On peut en effet distinguer plusieurs grandes étapes dans la compréhension de ce syndrome, décrit dès le milieu du XIX<sup>e</sup> siècle chez les victimes de grandes catastrophes ferroviaires : les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, la prise de conscience au niveau sociétal de l’impact des violences faites aux femmes et aux enfants dans les années 1970… Mais jusqu’au 11 Septembre, ces informations circulaient surtout dans certains milieux spécialisés. Après cette date, le grand public a pris conscience que le psychotraumatisme entraînait différents symptômes et en particulier des troubles de la mémoire.</p>
<p><strong>TC : Par leur ampleur, par la profusion des images, par le suivi quasi minute par minute du déroulé des événements, ces attentats ont marqué durablement les esprits, bien au-delà des personnes qui ont vécu un psychotraumatisme. Chacun a l’impression de se souvenir très précisément de ce qu’il faisait au moment de l’attaque. Comment cela s’explique-t-il ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Ce phénomène s’appelle <a href="https://www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2020-1-page-35.htm">« souvenir flash » (« flash bulb memory » en anglais)</a> : cette expression désigne un souvenir détaillé et vivace qui fixe précisément les circonstances dans lesquelles nous sommes informés de la survenue d’un événement collectif inattendu, surprenant et empreint d’émotion. Une autre dimension importante intervenant dans la formation du souvenir flash est que nous percevons immédiatement que l’information reçue va avoir d’importantes conséquences, pour nous-mêmes et pour la société (quand bien même nous n’en appréhendons pas la portée exacte). En revanche, nous ne participons pas directement à l’événement qui survient ; nous sommes spectateurs à distance, sans possibilité d’action efficace.</p>
<p>Typiquement, après le 11 Septembre, les connaissances sur le souvenir flash ont fait l’objet d’un renouvellement majeur. Avant cette date, le débat était de savoir si le souvenir flash appartenait à une catégorie spéciale de souvenir, plus précis, moins susceptible de s’altérer dans le temps, qui aurait été produite par des mécanismes particuliers. Selon certains, il se serait agi d’un souvenir permanent et indélébile.</p>
<p>Or, les recherches post-11 Septembre (en particulier celles de l’équipe de William Hirst, à la New School de New York, avec qui nous avons aussi collaboré) ont montré que ce n’est pas le cas. En réalité, le souvenir flash est un souvenir comme les autres, qui lui aussi se modifie au fil du temps. Il est juste en quelque sorte « augmenté », plus vivace, par rapport à d’autres souvenirs autobiographiques.</p>
<p><strong>TC : C’est-à-dire ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte : on sait où l’on est, qui nous donne l’information, le moment où se passe la scène, ce que l’on est en train de faire. À mesure que le temps passe, le souvenir évolue, devient moins précis. Dans le cas du souvenir flash, étant donné qu’il s’agit d’un souvenir qui se forme dans un contexte émotionnel intense, ledit contexte est très fortement mémorisé, y compris en cas d’une activité aussi banale que d’éplucher des légumes dans sa cuisine.</p>
<p>On en vient donc naturellement et inconsciemment à se dire « si je me souviens tellement précisément qu’à ce moment je faisais quelque chose d’aussi trivial, le reste aussi doit être vrai ». On est tellement sûr de se souvenir du contexte qu’on est également certain du contenu du souvenir. Mais ce n’est pas vrai : comme les autres souvenirs, le souvenir flash a pu évoluer avec le temps. Ce qui peut mener à de faux souvenirs dont on ne veut pas démordre…</p>
<p><strong>TC : Comment s’en est-on aperçu ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Pour déterminer si le souvenir flash avait une spécificité ou s’il s’agissait d’un souvenir autobiographique « normal », les scientifiques ont étudié quatre paramètres : sa précision (qui fait référence à la véracité des détails mémorisés), sa vivacité (qui correspond à la richesse de l’expérience phénoménologique associée au rappel du souvenir), la confiance en sa recollection (qui concerne le sentiment de certitude qu’ont les individus en leur remémoration), et sa stabilité dans le temps.</p>
<p>William Hirst et ses collaborateurs ont par exemple interrogé 3 246 Américains vivant dans sept villes des États-Unis sur leurs souvenirs des attentats du 11 septembre 2001. Leurs résultats indiquent que le taux d’oubli des détails associés au souvenir flash était important la première année (30 %) puis diminuait les deux années suivantes (entre 5 et 10 %) avant de devenir négligeable jusqu’à la dixième année. Cette évolution suit la même courbe que celle d’un souvenir classique.</p>
<p>Nous avons nous-mêmes analysé les mots utilisés par 206 personnes à qui nous avons demandé d’évoquer leurs souvenirs du 11 septembre 2001 une semaine, un an, deux ans et dix ans après les attentats. <a href="http://okina.univ-angers.fr/publications/ua17763/1/lesourd_2018_rnpsy.pdf">Nos travaux, publiés cette année,</a> révèlent que dans les premiers temps, le registre émotionnel prédomine, ainsi que la précision temporelle. Les gens décrivent avec exactitude le déroulé des événements, les horaires. Puis au bout de quelque temps, assez rapidement, cette précision s’estompe, et les témoignages se focalisent sur les références spatiales. En outre, l’évolution du souvenir flash de l’attentat est très influencée par la façon dont l’événement est rapporté par les médias.</p>
<p>Tous ces résultats indiquent que le souvenir flash, comme les autres souvenirs, se transforme au fil du temps. C’est un souvenir puissant au plan émotionnel, mais ce n’est pas un souvenir indélébile. Cela peut parfois être difficile à entendre, mais c’est aujourd’hui clairement démontré.</p>
<p><strong>TC : Cette conclusion concerne le souvenir flash, mais n’a rien à voir avec le souvenir traumatique, tel que celui qui peut survenir chez certaines victimes d’attentats…</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Effectivement, souvenir flash et souvenir traumatique sont deux représentations mnésiques très différentes. D’ailleurs, le « souvenir traumatique » n’est pas un souvenir à proprement parler.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Photo d’une exposition photographique dédiée au 11 Septembre" src="https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1089&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1089&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/420574/original/file-20210910-21-bmilfs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1089&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Exposition dédiée au 11 Septembre aux Rencontres de la photo d’Arles, en 2019.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/NpBL8eNeWPQ">Fred Moon</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Contrairement au souvenir flash, dans le cas d’une situation potentiellement traumatique, l’individu se trouve directement confronté avec l’événement. Il perçoit un risque immédiat pour son intégrité physique (ou pour l’intégrité physique de quelqu’un situé à proximité, avec qui il est en empathie), mais sans pouvoir agir avec efficacité. Dans ce cas, l’encodage du souvenir se fait très différemment, sans renforcement contextuel. Le souvenir traumatique présente un profil presque inverse du souvenir flash, de ce point de vue.</p>
<p>Cependant, il existe entre les deux une forme de continuum, en ce sens que l’on monte en intensité émotionnelle. Chez certaines personnes, dans ce « no man’s land » entre souvenir flash et souvenir traumatique se trouve un point de rupture émotionnelle au-delà duquel peut se produire un basculement.</p>
<p><strong>TC : Cela signifie-t-il que l’on peut développer un trouble de stress post-traumatique, même si l’on ne s’est pas trouvé à proximité des tours jumelles le 11 septembre 2001 ? Simplement en étant exposé aux images de l’attentat, par exemple ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Oui, même si ce n’est bien sûr pas la règle. C’est aujourd’hui un fait bien documenté, et cela a malheureusement été confirmé lors des attentats qui sont survenus par la suite.</p>
<p>Quant à savoir quel est le rôle joué par les images à proprement parler, c’est une question complexe. Bien entendu, chez l’être humain le canal visuel est très prégnant, c’est un vecteur important pour la fabrication des mémoires en général. Quand on évoque un souvenir, ce sont souvent d’abord les images qui reviennent en mémoire. Néanmoins, un point est probablement plus important qu’une éventuelle hiérarchie des sensorialités : c’est le fait que ce qui est perçu soit décontextualisé, encore une fois. Cette absence de contexte mime la situation traumatique.</p>
<p>C’est un point intéressant que l’on a observé dans le cas des attentats du 13 novembre 2015 à Paris : les images qui ont tourné en boucle sur les chaînes d’information en continu, souvent hors de tout contexte (bandeaux défilants mentionnant des informations sans lien avec les images, son coupé dans les lieux publics privant les spectateurs de commentaires, etc.), ont contribué au développement de troubles de stress post-traumatique chez certaines personnes. Ces chaînes n’existaient pas au moment des attentats du 11 Septembre 2001, mais les images en boucles sur toutes les télévisions du monde ont pu avoir le même effet.</p>
<p><strong>TC : À nouveau, on voit que le collectif influence la mémoire individuelle…</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> C’est un point important : les études menées sur le 11 Septembre ont contribué à établir les liens entre la mémoire des individus et la mémoire collective. Celle-ci se construit de diverses façons, via la narration des médias, la création de mémoriaux, l’organisation de commémorations, l’éducation…</p>
<p>À partir de cette date tragique, on a également réalisé l’importance de la mémoire communicative. Notre mémoire ne se construit pas uniquement dans notre intimité subjective, mais aussi via nos échanges : quand nous enregistrons un souvenir, nous le faisons dans un cadre social, et il en est de même quand nous l’évoquons avec les autres, que nous en parlons. Dès 1926, le sociologue Maurice Halbwachs avait pressenti l’importance de ce qu’il nommait « les cadres sociaux de la mémoire ».</p>
<p>Le trouble de stress post-traumatique survient justement en raison de ce manque de cadre social. La personne qui en souffre mémorise des éléments disparates, très sensoriels et fortement émotionnels, de la scène vécue sans assemblage par le contexte qui permettrait de les unifier et de les faire évoluer dans le temps comme d’autres souvenirs.</p>
<p>Dans le trouble de stress post-traumatique, ces éléments disparates peuvent se transformer en images intrusives qui envahissent la conscience de la personne qui en est victime ; elle les vit comme de nouveaux événements surgissant dans son présent.</p>
<p><strong>TC : Les relations sociales jouent aussi un rôle important dans la prise en charge des blessés psychiques…</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Tout à fait. Il y a bien entendu les cellules d’urgence médico-psychologiques, des dispositifs précoces faisant intervenir psychologues, psychiatres, soignants spécifiquement formés pour prendre en charge les blessés psychiques immédiatement après l’événement traumatisant. Mais par la suite, le soutien social est également primordial.</p>
<p>Les blessés psychiques sont très sensibles à l’entourage de leurs proches et de la société. Même ceux qui ne le montrent pas, et donnent l’impression de vouloir s’isoler. Dans cette situation, il est essentiel de maintenir le contact. Et surtout, il faut avoir conscience que les échelles de temps peuvent être très longues. Trop souvent, les proches aimeraient que les personnes traumatisées passent rapidement « à autre chose », qu’elles reprennent leurs activités. Mais c’est souvent difficile.</p>
<p>Nous avons évoqué le traumatisme du 11 Septembre et, plus largement, celui des attentats. Il s’agit, le plus souvent, d’un événement unique dans la vie de l’individu. Mais les situations sont très différentes d’une personne à l’autre. Je pense en particulier aux personnes endeuillées qui ont perdu un proche ou encore à celles qui conservent des séquelles physiques. Le traumatisme peut aussi entraîner d’autres complications, comme une dépression.</p>
<p>Toutefois, nous avons aujourd’hui une meilleure connaissance du traumatisme. Les recherches qui sont menées, y compris au plan thérapeutique, modifient notre regard et les pratiques. Aujourd’hui, des thérapies innovantes sont proposées, qui prennent en compte non seulement la personne souffrant de trouble de stress post-traumatique, mais également son environnement familial.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167674/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Francis Eustache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les attentats du World Trade Center n’ont pas seulement bouleversé les relations géopolitiques. Dans le domaine de la recherche sur la mémoire, il y a aussi un avant et un après 11 septembre 2001.Francis Eustache, Directeur de l'unité Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, Inserm, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Université de Caen Normandie, InsermLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1521342021-01-03T16:15:44Z2021-01-03T16:15:44ZPolitiques antiterroristes : quel rôle pour la recherche ?<p>Depuis 2015, la France a été régulièrement prise pour cible par le terrorisme islamiste. Plus de victimes ont été dénombrées ces cinq dernières années que lors des 30 précédentes. Si on exclut les pays d’origine des organisations islamistes où celles-ci sont engagées dans une guerre souvent contre les gouvernements en place (comme en Afghanistan, en Irak, au Nigéria ou au Burkina Faso), la France fait office de pays le <a href="https://www.start.umd.edu/data-tools/global-terrorism-database-gtd">plus ciblé au monde</a>.</p>
<p>Pour définir la stratégie la plus adaptée pour répondre à cette situation, le gouvernement, par le biais de son Secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a mobilisé la communauté universitaire. Cette dernière a répondu présente comme en témoigne l’engagement du président du CNRS dans un <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/34932-recherches-sur-les-radicalisations-les-formes-de-violence-qui-en-result">rapport de 2016 sur cette question</a>, affirmant la vocation de la recherche à</p>
<blockquote>
<p>« enclencher des actions concrètes et avoir un effet sur la société, servir la communauté nationale entière : accepter d’être utile tout simplement ».</p>
</blockquote>
<p>Mais que recouvre, dans le cadre de la prévention des attentats, le concept d’une recherche « utile » ?</p>
<h2>L’agenda gouvernemental et le concept de radicalisation</h2>
<p>À l’instar des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement français a identifié le processus de radicalisation idéologique comme principal facteur d’explication du terrorisme islamiste.</p>
<p>Suivant cette approche, le terrorisme est essentiellement compris comme un problème « de société » nourri entre autres par des tensions sociales, des phénomènes de groupe, l’endoctrinement religieux, ou encore le manque d’esprit critique.</p>
<p>Notre communauté a largement suivi cet agenda, comme en témoigne le rapport du président du CNRS, résumant l’état des connaissances sur la « radicalisation », la création d’une mission de recherche <a href="http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2017/08/Rapport-radicalisation_INHESJ_CESDIP_GIP-Justice_2017.pdf">« Droit et Justice »</a> et la multiplication des <a href="https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid141296/appel-a-candidatures-pour-l-attribution-de-contrats-doctoraux-fleches-sur-la-radicalisation-campagne-2019.html">doctorats</a>, ateliers, <a href="https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/face-au-terrorisme-la-recherche-en-action/comprendre-la-radicalisation">écoles</a> et colloques <a href="https://radical.hypotheses.org">sur ce thème</a>.</p>
<p>Dès lors, elle a choisi d’être utile en fournissant les outils à notre gouvernement de poursuivre sa politique en étant mieux informé.</p>
<p>Ce faisant, elle a renoncé à mobiliser un large pan de connaissances qui auraient pu permettre d’informer citoyens et responsables politiques sur les déterminants politiques de la vague d’attentats qui a marqué notre pays.</p>
<h2>Les déterminants politiques des attentats étaient connus avant 2015</h2>
<p>Avant 2015, les sciences sociales avaient déjà produit des connaissances solides sur les effets des politiques gouvernementales en matière d’attentats terroristes.</p>
<p>De nombreuses recherches avaient alors clairement démontré <a href="https://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780198732914.001.0001/oxfordhb-9780198732914-e-14">l’influence de deux facteurs</a> : les interventions militaires à l’étranger et les politiques discriminatoires à l’égard des populations minoritaires.</p>
<p>Le premier facteur, l’interventionnisme militaire, a été mis en avant dès le début des années 2000 par les premiers travaux statistiques comparant l’occurrence des attentats terroristes à travers le monde.</p>
<p><a href="https://www.jstor.org/stable/3117613?seq=1">L’un des articles scientifiques</a> les plus cités sur le terrorisme, « The strategic logic of suicide terrorism » datant de 2003, montre que les attentats suicides commis jusqu’alors sont presque toujours reliés à un contexte d’occupation militaire étrangère.</p>
<p>Ce résultat a par la suite été répliqué par de nombreuses recherches. En 2009, deux articles basés sur les premières collectes systématiques de données couvrant plusieurs dizaines de milliers d’attentats dans le monde, comparent l’influence de nombreux facteurs sur les attentats terroristes. Les résultats statistiques sont sans ambiguïté.</p>
<p><a href="https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/0022002709342978?casa_token=pfwfbgwzUFMAAAAA:utLdrD8szAA01zXZixK1b9pnlLP7nRkptp3c7FJJCxMb4mmlGxBI2SXP5i-6MZNzcMlH3R3uuapF">Les démocraties</a> ne sont pas particulièrement visées par le terrorisme, et les attentats internationaux ne sont pas plus nombreux entre pays représentant des <a href="https://www.jstor.org/stable/27742769">« civilisations »</a> différentes.</p>
<p>En revanche, ces recherches révèlent que c’est l’interventionnisme militaire des pays qui explique leur ciblage par les groupes terroristes.</p>
<p>D’autres articles ont confirmé, quelques années plus tard, cette thèse en montrant que l’<a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0022343310390147">occupation militaire américaine</a> permet de prédire les attentats terroristes, que les interventions militaires sont associées aux <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0022002713478558">attaques terroristes suicidaires</a> ou encore, avec des données élargies, que c’est bien l’intervention extérieure qui produisait des attentats terroristes, avec une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09636412.2015.1038192">probabilité très légèrement accrue</a> dans les démocraties. Il faut également préciser que l’intervention militaire précède les attentats et ne les suit pas, comme le montre la figure ci-dessous.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Prédiction prenant en compte des facteurs de confusion (richesse, population, taux de chômage des jeunes, taille de la population sunnite, discriminations envers ces populations)" src="https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/376712/original/file-20201228-23-98rqs0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Nombre prédit d’attentats islamistes par pays et par année en fonction de l’interventionnisme militaire (période 1991-2006). Prédiction prenant en compte des facteurs de confusion (richesse, population, taux de chômage des jeunes, taille de la population sunnite, discriminations envers ces populations).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Analyses réalisées par les auteurs/données Global Terrorism Database and International Military Intervention Dataset</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces études ne font que valider l’idée générale que le terrorisme est une activité de riposte dans des guerres asymétriques.</p>
<p>Une thèse qui a conduit d’ailleurs l’Espagne <a href="https://www.letemps.ch/monde/jose-luis-rodriguez-zapatero-annonce-retrait-soldats-espagnols-dirak">à retirer ses troupes d’Irak</a> après l’attentat de 2004.</p>
<p>Concernant la discrimination à l’égard des populations minoritaires, les études publiées avant 2015 s’avéraient également solides. À partir du projet « Minorities at Risk » – élaboré par un <a href="http://www.mar.umd.edu/">groupe de chercheurs de l’Université du Maryland</a> – qui collecte, dans le temps, l’évolution du degré de discrimination des minorités dans différents pays du monde, plusieurs publications avaient montré que la <a href="https://content.grantham.edu/at/CJ450/w2/w2_11.pdf">discrimination</a> de minorités conduit à une augmentation d’attentats terroristes.</p>
<p>Les attentats sont plus nombreux dans les pays présentant une minorité linguistique ou religieuse spécifique connaissant une situation économique défavorable et une <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0738894212456940">sous-représentation</a> dans la sphère politique.</p>
<p>À noter que certains pays, notamment les Pays-Bas, ont pris au sérieux ces recherches en développant un <a href="https://www.eukn.eu/fileadmin/Files/News/De-radicalisation_final.pdff">programme</a> de lutte contre les discriminations explicitement conçu pour lutter contre le terrorisme. Ce programme a permis d’engager un débat public sur la place de la religion dans la société séculière néerlandaise, de former un réseau d’acteurs locaux sur ces enjeux et de renforcer la confiance entre les institutions néerlandaises et les citoyens musulmans.</p>
<h2>Dès 2014, le risque de riposte terroriste en France était prévisible</h2>
<p>En septembre 2014, alors que la France <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Coalition_internationale_en_Irak_et_en_Syrie">déploie le plus grand contingent européen</a> pour intervenir dans le conflit en Irak, ces études scientifiques étaient déjà publiées et répliquées. On savait donc que cette opération avait de grandes chances de produire des attentats.</p>
<p>Tout d’abord, la France était à risque en raison de la taille de sa minorité musulmane – la <a href="https://www.pewresearch.org/fact-tank/2017/11/29/5-facts-about-the-muslim-population-in-europe/">plus large en Europe de l’Ouest</a> – et des discriminations dont elle fait l’objet et qui ont été largement documentées.</p>
<p>Comparés aux autres citoyens, les musulmans en France sont en effet largement défavorisés sur le <a href="https://www.institutmontaigne.org/publications/un-islam-francais-est-possible">plan économique</a>. Les discriminations à l’embauche sont massives : à titre d’exemple, en 2010, une <a href="https://www.pnas.org/content/107/52/22384.short">large étude</a> démontrait qu’à CV égal, les personnes ayant un nom à consonance musulmane avaient entre 2 et 3 fois moins de chances d’être reçues à un entretien d’embauche.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quy-a-t-il-de-discriminant-dans-un-cv-les-enseignements-de-la-recherche-experimentale-151808">Qu’y a-t-il de discriminant dans un CV ? Les enseignements de la recherche expérimentale</a>
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<p>Sur le plan politique, les musulmans sont fortement sous-représentés dans les instances politiques et leur niveau de confiance dans les <a href="https://books.google.fr/books/about/De_la_police_en_d%C3%A9mocratie.html?id=ykpCDQAAQBAJ">forces de l’ordre</a> est largement dégradé par rapport aux autres citoyens.</p>
<p>En outre, comparé aux autres pays d’Europe occidentale, la France se caractérise par des politiques restrictives du point de vue de la <a href="https://www.thearda.com/Archive/Files/Descriptions/PGR07_16.asp">liberté de culte</a>, telles que les lois interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école ou la dissimulation du visage dans l’espace public qui impactent particulièrement cette minorité.</p>
<p>Au moment de l’entrée en guerre, donc, la France était le pays d’Europe de l’Ouest le plus à risque d’attentats terroristes. Ce risque s’est considérablement accru lorsque la France a décidé de déployer beaucoup plus de troupes et d’armes que n’importe quel autre pays européen. La France était dès lors le principal pays interventionniste, derrière les États-Unis, tout en abritant une importante communauté sunnite discriminée.</p>
<p>Les politiques entreprises pour répondre, sur le sol français, à ces attentats – ciblant des individus et groupes suspects de radicalisation – ont accru ce risque, en produisant un regain de discrimination à l’égard des musulmans, susceptible de générer, en retour un regain de vocations terroristes. <a href="https://openaccess.leidenuniv.nl/handle/1887/72151">Dans une étude de 2018</a>, une équipe de chercheurs de l’École Normale Supérieure, de l’Université de Genève (Suisse) et de Leiden (Pays-Bas), démontre que les politiques anti-terroristes menées en France depuis 2015 ont eu pour effet de renforcer le sentiment de stigmatisation et d’insécurité des populations musulmanes, de réduire leur confiance envers les institutions françaises et de <a href="https://ds.hypotheses.org/6008">nourrir leur opposition</a> à l’agenda gouvernemental en matière de lutte contre la radicalisation.</p>
<h2>Informer aujourd’hui sur les effets des politiques gouvernementales</h2>
<p>Le désir de notre communauté d’être utile au gouvernement a conduit à un regrettable effet pervers. En se concentrant sur le processus de radicalisation religieuse comme phénomène de société, celle-ci a omis d’alerter sur la façon dont les choix politiques opérés par le gouvernement exposaient potentiellement la France à un fort risque d’attentats.</p>
<p>Une telle alerte aurait pu être lancée en 2014, alors que la France déployait son armée en Irak et en Syrie, dans un contexte national tendu vis-à-vis des minorités musulmanes.</p>
<p>Au-delà des raisons qui expliquent l’attitude de notre communauté, celle-ci est désormais consciente de la nécessité de <a href="https://www.nouvelobs.com/idees/20201206.OBS37144/terrorisme-les-guerres-ne-resolvent-pas-le-probleme-elles-l-aggravent.html">corriger le tir</a> en informant les citoyens et les responsables politiques sur les effets probables des politiques menées actuellement en matière de risques d’attentats terroristes. Car ces risques ne sont pas derrière nous.</p>
<p>En effet, les <a href="https://www.lepoint.fr/afrique/armes-francaises-en-libye-ce-soutien-que-paris-ne-peut-plus-cacher-12-07-2019-2324181_3826.php">interventions militaires de la France</a> se poursuivent actuellement.</p>
<p>Le gouvernement français a ainsi récemment choisi d’intensifier l’opération Barkhane visant les groupes djihadistes au Sahel via <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/13/a-pau-macron-et-les-presidents-du-g5-sahel-se-recueillent-avant-d-evoquer-la-strategie-contre-les-djihadistes_6025732_3212.html">l’envoi de nouvelles troupes</a>.</p>
<p>En outre, les discriminations visant les Français musulmans s’aggravent suite aux politiques de lutte contre le terrorisme.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/11/18/le-projet-de-loi-contre-l-islam-radical-et-les-separatismes-finalise-et-transmis-aux-deputes-et-senateurs_6060131_823448.html">Le projet de loi</a> « confortant les principes républicains » (ex. loi contre les « séparatismes ») instaurent des mesures qui, bien que ne ciblant pas exclusivement l’islam radical, ont une fois encore pour effet de stigmatiser particulièrement ces populations, en restreignant notamment la liberté de culte et en renforçant le contrôle des associations confessionnelles.</p>
<p>Cette situation préoccupante est aggravée par la pression que le gouvernement exerce sur la communauté académique, notamment par le biais du ministre de l’Éducation Jean‑Michel Blanquer qui a récemment dénoncé « l’islamo-gauchisme » qui <a href="https://www.europe1.fr/politique/ce-quon-appelle-lislamo-gauchisme-fait-des-ravages-denonce-jean-michel-blanquer-4000366">« fait des ravages à l’université »</a>. Faisant échos aux propos de l’ancien ministre Manuel Valls en 2016 – selon lequel “<a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2016/03/03/terrorisme-la-cinglante-reponse-des-sciences-sociales-a-manuel-valls_4875959_3224.html">expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser</a>”, cette intervention suggère que la communauté académique exprime avant tout de simples opinions, qui sont d’ailleurs plutôt favorables à l’islamisme.</p>
<p>Or, il ne s’agit pas pour nous chercheurs de critiquer le bien-fondé des politiques menées, qui mérite un débat démocratique, mais d’informer les citoyens et les responsables politiques sur le fait, scientifique, que celles-ci risquent d’accroître le nombre d’attentats terroristes islamistes dans notre pays.</p>
<p>Ne pas remplir ce rôle reviendrait à accepter que la recherche publique devienne, à son insu, une simple agence de renseignement au service du gouvernement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/152134/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Clara Egger receives funding from the Netherlands Organisation for Health Research and Development (ZonMw). She is a member of the COllectif de Recherche Trandisciplinaire Esprit Critique et Science (CORTECS) et de Démocratie Maintenant. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Simon Varaine a reçu des financements de la Communauté Université Grenoble Alpes. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Raul Magni-Berton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la recherche doit-elle uniquement porter sur les politiques publiques ou doit-elle aussi informer les citoyens ?Raul Magni-Berton, Professeur de sciences politiques, Sciences Po Grenoble, UMR Pacte, Université Grenoble Alpes (UGA)Clara Egger, Assistant professor in Globalisation Studies and Humanitarian Action, University of GroningenSimon Varaine, Docteur en science politique, Sciences Po GrenobleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1502522020-12-13T21:56:00Z2020-12-13T21:56:00ZLes usages de la « vérité » au procès des attentats de janvier 2015<p>Le 2 septembre dernier s’est ouvert le procès des attentats de janvier 2015. Quatorze accusés (dont trois absents), sont jugés pour complicité ou association de malfaiteurs – terroriste ou non. </p>
<p>Un collectif de chercheurs, dont nous faisons partie, <a href="http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/victimes-et-associations-de-victimes-dans-les-proces-des-attentats-de-janvier-et-de-novembre-2015/">suit jour après jour le déroulement des audiences</a>. A partir de nos observations, nous interrogeons la notion de «vérité», telle qu’elle est mobilisée à l’audience. </p>
<p>Nous tentons ainsi de comprendre les sens différents dont elle est investie et les attentes plurielles qu’elle fait porter sur un procès que certains attendent depuis plus de cinq ans. </p>
<h2>La vérité au procès comme question de recherche</h2>
<p>Le statut de la vérité dans un procès au pénal est un sujet relativement classique. De <a href="https://www.persee.fr/doc/ds_0378-7931_2000_num_24_1_1717">nombreux</a> <a href="https://www.persee.fr/doc/ds_0378-7931_2000_num_24_1_1718?q=volk+v%C3%A9rit%C3%A9">auteur.e.s</a> ont questionné la pluralité des ordres de vérité en jeu, qui vient bousculer l’apparente simplicité de la formule consacrée faisant de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006419289">«la manifestation de la vérité» l’objectif de la procédure pénale</a>. </p>
<p>En effet, le statut de la vérité judiciaire est particulier : le jugement, dans un procès, ne constate pas la vérité, mais la déclare, la performe. Si l’on parle de «vérité judiciaire», c’est pour mettre l’accent sur l’autorité de la chose jugée, sa légitimité, et non en référence à l’idée d’une vérité unique et objective. </p>
<p>Pourtant, au cours des audiences, le mot «vérité» a été mobilisé dans des sens différents et par des acteurs divers. Que disent les différents usages de ce mot égrené au fil des audiences ? Quelles représentations les sous-tendent ? Que produisent-ils sur le procès et quels liens entretiennent-ils avec la «vérité judiciaire» ? </p>
<h2>La parole des victimes</h2>
<p>Au cours des premières semaines du procès, certaines des victimes se succédant à la barre ont aussi fait figure de témoins, même si ce n’est pas en cette fonction qu’elles déposaient : victimes directes des faits au sens où elles les ont vécus, leurs témoignages doivent permettre en effet de reconstruire, pièce par pièce, le déroulement précis des évènements qu’elles seules connaissent.</p>
<p>S’il est arrivé que les témoins d’une même scène relatent des souvenirs différents, on rappela qu’il s’agissait d’une <a href="https://www.persee.fr/doc/emixx_1245-2300_2004_num_3_1_1072?q=reconstruction+m%C3%A9moire+halbwachs">situation classique</a>, pour des personnes confrontées à un traumatisme certes, mais plus largement pour tout processus de remémoration. <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00926329/document">La sociologie de la mémoire, notamment celle portée par Maurice Halbwachs</a>, a ainsi montré que les souvenirs sont toujours soumis au cours de la vie à un processus de reconstruction, pas nécessairement conscient, en fonction des trajectoires d’un individu, des cadres sociaux qui l’entourent et du contexte d'énonciation. </p>
<p>Plus que la vérité, c’est en fait leur vérité que les victimes apportent, des vérités qu’il s’agit pour le tribunal d’agréger les unes aux autres pour dérouler le fil de ce qui s’est véritablement passé les 7, 8 et 9 janvier 2015.</p>
<h2>La parole des témoins</h2>
<p>Le statut de la parole des témoins proprement dits diffère plus ou moins fortement de celui des victimes. Arrêtons nous ici sur les témoins liés aux accusés. Parmi eux, les membres de leur famille ne prêtent pas serment, même si la cour rappelle les attentes qui pèsent sur eux: celles de dire la vérité.</p>
<p>Au troisième jour du procès, c’est la sœur d’une accusée qui fut, la première, confrontée à l’injonction d’une parole «vraie» alors formulée par l’avocate générale : </p>
<blockquote>
<p>« je n’ai pas l’impression que vous nous délivriez toute la vérité ». </p>
</blockquote>
<p>Quant aux autres témoins liés aux accusés, certains ont affirmé qu’ils « disaient la vérité ». Ceci explique sans doute les attentes fortes – toujours déçues – portées sur certains «témoins clés», comme Peter Chérif suspecté d'être le <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/proces-des-attentats-de-janvier-2015/attentats-de-janvier-2015-qui-est-peter-cherif-suspecte-d-etre-le-commanditaire-de-l-attaque-contre-charlie-hebdo_4091329.html">commanditaire de l'attentat de Charlie Hebdo</a>.</p>
<p>Peu importe qu’ils aient toujours nié les faits au cours de l’instruction : l’audience pourrait être le moment de dire une vérité qu’ils auraient cachée, qui permettrait de comprendre les motivations des assassins, ou de mettre en lumière les mensonges supposés des accusés.</p>
<h2>La parole des accusés</h2>
<p>Des accusés, on espère des aveux, qu’ils disent non pas leur vérité, mais «la vérité», un mot qu’ils ont aussi plusieurs fois prononcé. Ces derniers ne prêtent néanmoins pas serment, et pour cause : les accusés ont le droit fondamental de garder le silence et de mentir pour assurer leur défense. </p>
<p>Ce paradoxe – les accusés doivent dire la vérité, mais ils ont le droit de la taire – contribue sans doute à alimenter la mise en doute constante de leur parole, mais il prend une dimension particulière au regard de la <em>taqiya</em>.</p>
<p>Ce terme fait référence à une pratique de dissimulation des croyances pour éviter les persécutions dans certains courants de l’islam. <a href="https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1988_num_6_1_904">Si la notion est complexe</a>, elle fut opposée à plusieurs reprises au cours de l’audience à certains accusés, suspectés de cacher leur adhésion à l’islam radical. Si la parole de certains témoins et accusés est toujours suspecte, celle de ceux qui, parmi eux, sont identifiés comme étant de confession musulmane l’est alors doublement.</p>
<p>Les distinctions – classiques dans un procès – entre les régimes véridiques des témoignages, ont sans doute pris une dimension particulière ici. De fortes attentes portaient sur l’émergence, par la parole, de la «vérité» devant éclairer les nombreuses inconnues relatives aux motivations des terroristes ou à leurs réseaux de complicité. D’autres concernaient le périmètre même des faits à juger et interrogeaient l’existence de «vérités masquées». </p>
<h2>Le périmètre de la vérité des faits</h2>
<p>Depuis le 2 septembre, les exposés des experts et les prises de parole des parties civiles et du parquet ont contribué à ajuster le périmètre des faits à juger autour des quatorze accusés du procès. Mais au fil de l’audience, les contours de « la vérité » ont été constitués en enjeux opposant la défense, le parquet et les parties civiles. </p>
<p>Il a ainsi été fréquemment rappelé que certains éléments manquaient au dossier, comme les éléments relatifs au <a href="https://www.lci.fr/justice/proces-claude-hermant-ne-comprend-pas-comment-les-attentats-de-janvier-2015-n-ont-pu-etre-arretes-2166068.html">réseau lillois</a> de trafic d’armes, dont certaines ont échoué entre les mains d’Amedy Coulibaly. D’autres portent sur la responsabilité de l’État, <a href="https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/09/11/kouachi-coulibaly-les-juges-demandent-la-levee-du-secret-defense-sur-leur-surveillance_4751840_1653578.html">notamment les services de police et de renseignement</a>, et interrogent les dispositifs de sécurité et de surveillance des services de police et de renseignement.</p>
<p>Plusieurs avocats de la défense ont ouvertement investi cette lecture, avec plus ou moins de zèle. Pour ces derniers, étendre le champ de “la vérité” à ces questions-là, c’est aussi potentiellement atténuer la responsabilité des accusés, en mettant en exergue le rôle joué par d’autres acteurs. </p>
<p>On comprend que l’argument soit moins mobilisé chez les parties civiles, malgré quelques voix discordantes portant la parole de leurs clients. En effet, si le périmètre de la vérité des faits apparaît comme une ressource stratégique des deux côtés de la barre, il implique néanmoins d’autres enjeux pour certaines victimes et leurs proches, qui veulent «comprendre».</p>
<p>Certaines victimes liées à Charlie Hebdo interrogent par exemple la légèreté de la surveillance des locaux du journal, ainsi qu’en témoignent leurs prises de parole – ou leurs écrits, en marge du procès. « Je voudrais que la vérité soit dite mais on m'a prévenue : ‘Madame Wolinski, ce n'est pas à ce procès-là que vous allez assister’ » <a href="https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/charlie-hebdo-le-cri-du-coeur-de-maryse-wolinski-5-ans-apres-les-attentats_453270">confiait</a> ainsi, quelques jours avant l’ouverture du procès, la veuve du dessinateur et auteure d’un <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/cherie-je-vais-a-charlie-maryse-wolinski-cherche-toujours-a-comprendre_3358053.html">livre «contre-enquête» </a> autour de la journée du 7 janvier 2015. </p>
<h2>De la vérité judiciaire à la «vraie vérité»</h2>
<p>La tension entre «la vérité» et la vérité judiciaire est apparue plus saillante encore à divers moments de l’audience, et notamment lors de l’audition d’un douanier, entendu comme témoin dans le cadre de l’affaire lilloise. </p>
<p>Alors que ce dernier répondait à la cour, en substance : « la vérité judiciaire est que j’ai été relaxé », les avocats de la défense rappelèrent qu’il avait prêté serment, et le sommèrent de dire la «vérité», une autre donc, que la vérité judiciaire qu’il leur avait opposée. </p>
<p>Plus tard, lors du premier jour d’audition consacré à <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/27/au-proces-des-attentats-de-janvier-2015-ali-riza-polat-l-ami-de-coulibaly-c-etait-un-bandit-j-etais-un-bandit-on-a-accroche-tout-de-suite_6057467_3224.html">Ali Riza Polat</a>, le seul des accusés du box renvoyé pour complicité d’actes de terrorisme, le président de la cour déclara : </p>
<blockquote>
<p>« Dans ce dossier, on n’a que la vérité judiciaire. Il y en a une autre, mais elle est souterraine ».</p>
</blockquote>
<p>Si l’usage, par le président, de l’image oxymorique d’une «vérité cachée» peut surprendre, les mots prononcés le lendemain à l'audience par Polat lui-même après un long exposé visant à se justifier sont encore plus saisissants : </p>
<blockquote>
<p>« On va sortir la vraie vérité, pas la vérité judiciaire ». </p>
</blockquote>
<p>Après deux mois de questionnements, plus ou moins incisifs, sur les contours de la vérité des faits au regard de la vérité judiciaire, cette dernière finit par avoir, dans les mots d’un accusé, valeur de «demi-vérité».</p>
<h2>Des vérités à «la vérité» (et vice-versa)</h2>
<p>Dans une salle d’assises comme ailleurs, la vérité n’est jamais unique et nous avons montré à la fois la pluralité des ordres de vérité qui cohabitent, et les vérités plurielles que projettent les acteurs. </p>
<p>Pourtant, nous avons aussi montré que le mot «vérité» accordé au singulier a été régulièrement mobilisé à l’audience, jusqu’à devenir un enjeu particulier. Si ces usages renvoient à l’idée d’une vérité unique, objective, c’est que le procès, par ses rituels et sa solennité, contribue à créer des fictions de vérité. </p>
<p>Il serait en effet le moment et le lieu de la mise à jour de «toute la vérité», par la confrontation des témoignages, les aveux, le travail d’enquête. Ce sont ces fictions toujours déçues que les «profanes» de la justice, et notamment les victimes, doivent apprivoiser, ici comme ailleurs. </p>
<p>La déception pourrait être d’autant plus grande que ce procès-ci cristallisait de fortes attentes sociales, par l’ampleur des faits, le temps long de l’instruction et la durée du procès, mais aussi par le grand nombre de victimes. Malgré tout, la «vérité judiciaire de première instance», qui sera déclarée dans quelques jours après le délibéré final, viendra clore temporairement les incertitudes avant, sans aucun doute, un futur appel.</p>
<hr>
<p><em>Solveig Hennebert réalise sa thèse sous la direction de Sarah Gensburger et Nancy Venel.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150252/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Solveig Hennebert a reçu des financements de (contrat doctoral) par le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche. Dans le cadre d'une recherche collective, elle assiste actuellement au "procès des attentats de janvier 2015".</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Pauline Jarroux a reçu des financements de la Mission de recherche Droit et Justice, un Groupement d'Intérêt Public (GIP) créé à l'initiative du ministère de la Justice et du CNRS, dans le cadre d'un contrat de recherche postdoctorale portant sur le procès des attentats de janvier 2015. </span></em></p>A partir de leurs observations quotidiennes, deux chercheuses interrogent la notion de «vérité», telle qu’elle est mobilisée à l’audience du procès des attentats de janvier 2015.Solveig Hennebert, Doctorante, Université Lumière Lyon 2 Pauline Jarroux, Chercheuse post-doctorante, ISP, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1491882020-12-13T21:33:45Z2020-12-13T21:33:45ZCrimes, attentats, épidémies : comment parler aux enfants des actualités traumatisantes<p>Les attaques récentes à l'encontre d'enfants, qu'il s'agisse de la petite Lola, 12 ans, <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/meurtre-de-lola/?_format=html">retrouvée morte le 14 octobre 2022 à Paris</a>, de Kenzo, 8 ans, pris à partie lors d'un match de foot à Ajaccio <a href="https://www.huffingtonpost.fr/sport/article/agression-de-kenzo-le-president-de-l-ac-ajaccio-conteste-la-version-des-parents_218972.html">début juin</a> ou plus récemment <a href="https://www.lemonde.fr/societe/live/2023/06/09/attaque-au-couteau-a-annecy-deux-enfants-sont-toujours-en-urgence-vitale-selon-le-porte-parole-du-gouvernement_6176859_3224.html">l'attaque au couteau à Annecy</a>, dans laquelle quatre enfants de 22 mois à 3 ans ont été blessés - dont deux très grièvement - troublent profondément l'opinion publique.</p>
<p>Dans ce contexte anxiogène, nourri également d'autres événements traumatisants, comme les attentats, les crises liées à la pandémie de Covid-19, les confinements successifs mais aussi <a href="https://theconversation.com/comment-reduire-son-stress-et-son-ecoanxiete-190951">l'éco-anxiété</a>, de nombreux repères sont bouleversés pour chacun d’entre nous et de nombreux questionnements autour de potentielles conséquences psychotraumatiques apparaissent, notamment auprès des enfants.</p>
<p>Un événement traumatique est défini comme un événement où une personne se trouve confrontée à la mort, ou à la peur de mourir. Chaque personne <a href="https://nanopdf.com/download/troubles-anxieux-chapitre-reactions-aigues-et_pdf">réagit</a> différemment à cette exposition, selon son histoire personnelle, en particulier s’il existe des antécédents d’exposition à des <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/enfant-face-au-traumatisme-0?gclid=EAIaIQobChMI4rT08fG87QIVBxd7Ch0sRgOSEAYYAiABEgKFXPD_BwE">événements traumatiques</a>.</p>
<p>La répercussion sera aussi très différente selon que la personne a été directement exposée ou non, et selon la nature de l’événement (attentats, pandémie, accident de la route…). Les jours qui suivent l’exposition, il est normal de présenter des réactions émotionnelles intenses.</p>
<p>Ainsi, des manifestations cliniques inhabituelles peuvent apparaître telles que des réactions de sursaut, d’hyper-réactivité à des bruits pouvant rappeler l’événement, mais également des reviviscences sous la forme de flash-back ou de cauchemars, ainsi que des comportements d’évitement de certaines situations en lien avec l’événement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1177537217390161921"}"></div></p>
<p>Chez le très jeune enfant, nous pouvons également observer des comportements de régression (par exemple, l’enfant refait pipi au lit ou reparle comme un bébé, l’enfant présente des difficultés à s’endormir seul…) et/ou de <a href="https://www.elsevier-masson.fr/lenfant-victime-dagression-9782225832062.html?gclsrc=aw.ds&&gclid=EAIaIQobChMI4rT08fG87QIVBxd7Ch0sRgOSEAYYASABEgL0F_D_BwE">collage</a> (l’enfant a besoin d’une présence constante et ne peut pas se séparer de son parent, par exemple si celui-ci veut prendre une douche).</p>
<p>Ces réactions sont secondaires à une activation des mécanismes de survie qui permettent habituellement de fuir face à un danger. Dans la majorité des cas, elles disparaîtront progressivement avec le retour à un environnement habituel et sécurisé.</p>
<p>Durant le premier mois, ces manifestations sont normales. Par contre, si ces signes cliniques persistent et ont des répercussions sur le quotidien de l’enfant, cela est <a href="https://ajp.psychiatryonline.org/doi/abs/10.1176/ajp.148.1.10?journalCode=ajp">pathologique</a> et l’on parle alors de <a href="https://www.cairn.info/victimologie--9782100784660-page-12.htm">Trouble de Stress post-traumatique</a> (TSPT). Le TSPT traduit une persistance de l’activation des mécanismes de stress alors que le danger a disparu.</p>
<h2>Un monde autocentré</h2>
<p>Les réactions de l’enfant seront influencées par le vécu et les réactions des proches, en particulier celle de ses parents, qui constituent des figures de référence. Aussi, il est important que vous, parents, écoutiez et répondiez de manière honnête et cohérente à votre enfant, avec des mots simples, factuels et rassurants, afin de créer un environnement favorable où il peut poser des questions sans qu'on le force à le faire.</p>
<p>Le fait pour l’enfant de savoir qu’il peut parler de ce qui s’est passé aux adultes le sécurise et dédramatise déjà considérablement la nature de l’événement et le rend moins tabou.</p>
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<figcaption><span class="caption">Pratiques du pédopsychiatre face aux effets de la Covid-19 (Centre national audiovisuel en santé mentale).</span></figcaption>
</figure>
<p>Mettre des mots sur ce que l’on ressent permet d’appréhender différemment un événement qui peut faire peur et donc de commencer à maîtriser ce qui arrive. C’est lorsqu’un enfant perçoit une forte émotion, ou une peur, et qu’aucun mot n’y est associé qu’il sera plus en difficulté. Il risque alors de se forger une représentation souvent pire que la réalité.</p>
<p>Il ne faut pas oublier que le monde de l’enfant est un monde autocentré ; il pense que tout ce qui l’entoure s’organise autour de lui. Dès qu’un événement se produit, il aura donc tendance à imaginer qu’il est responsable de ce qui est arrivé.</p>
<p>En outre, nous vivons chacun les événements de vie, aussi terribles soient-ils, de manière très différente. Par conséquent, il est important de différencier son vécu personnel de celui de son enfant, afin de pouvoir accueillir ses pensées, ses ressentis et ses réactions au plus près de ce qu’il éprouve. Si l’enfant ne souhaite pas s’exprimer, il est préférable de ne pas insister. Mais laissez la porte ouverte, en lui disant que vous serez là pour en parler s’il en éprouve la nécessité.</p>
<p>Durant les jours qui suivent un événement exceptionnel, des aménagements passagers permettant de sécuriser votre enfant sont possibles. Dès lors, vous pouvez vous autoriser à privilégier des activités familières et distrayantes, et à restaurer des rituels rassurants. Par exemple, après les attentats de Nice et de Strasbourg, nous avons conseillé aux parents de certains jeunes enfants ayant vu les corps de personnes décédées que leur enfant puisse passer une ou deux nuits dans le lit parental afin de les sécuriser.</p>
<p>Il existe autant d’aménagements possibles que de situations. En fonction du vécu de l’enfant et des habitudes antérieures il est possible de remettre une veilleuse ou de reprendre un ancien un doudou pendant quelques nuits…</p>
<p>Si certaines manifestations cliniques (comme des cauchemars, des flash-back, des comportements d’évitements…) persistent un mois après l’événement avec une répercussion de la symptomatologie sur le quotidien qu’il est important de consulter un professionnel en psycho-traumatologie (cf. recensement établi par le Centre National de ressource et de Résilience, <a href="http://cn2r.fr/obtenir-de-laide-pour-soi-ou-pour-un-proche/">CN2R</a>).</p>
<h2>Votre enfant vous pose des questions sur le terrorisme</h2>
<p>Le terrorisme fait partie de notre environnement actuel. L’occulter n’aidera pas l’enfant, même si cette attitude est motivée par le souci de le protéger. L’enfant ne vit pas déconnecté du monde. Il est donc important de lui demander ce qu’il a entendu et compris du terme « terroriste ».</p>
<p>En effet, l’enfant a fréquemment une représentation et/ou des théories personnelles <a href="https://revuelautre.com/boutique/bebes-et-traumas/">par rapport à un événement</a>. Il est donc précieux de recontextualiser les choses, notamment la rareté de ce qui s’est passé et d’insister sur les éléments de protection qui existe : l’enfant n’est pas seul mais entouré par des adultes (parents, enseignants, policiers…), qui font et feront toujours le maximum pour garantir sa sécurité.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"904959566663864320"}"></div></p>
<p>Enfin, une attention toute particulière doit être portée à l’exposition aux écrans. En effet, il est préférable de ne pas laisser un enfant seul devant un écran, surtout après l’exposition à un événement traumatique, d’autant plus que celui-ci a été fortement médiatisé.</p>
<p>En fonction de son âge, il est possible de décrypter les images avec lui, mais en évitant les chaînes d’informations. En effet, dans les moments de stress, les mécanismes de sidération psychique peuvent être fortement activés et l’exposition aux chaînes d’informations en continu peut les entretenir, d’autant plus qu’il n’y a aucun moyen de protection face à une image, même s'il y a des mises en garde <a href="https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/stress-post-traumatique/articles/quelles-sont-les-consequences-psychologiques-d-une-exposition-a-un-evenement-traumatisant-comme-les-attentats#block-224876">avant la diffusion</a> de certains reportages.</p>
<h2>Votre enfant vous pose des questions sur le confinement et la pandémie</h2>
<p>Être ou avoir été confiné peut amener un sentiment d’isolement, de <a href="http://cn2r.fr/wp-content/uploads/2020/04/COVIPSY-Brochure-Confinement-V2-Web.pdf">désœuvrement</a> et une forme de <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7174176/">lassitude</a>. Les préoccupations pour sa santé et celle de ses proches, les craintes exacerbées par des informations confuses sur l’évolution de la situation peuvent induire et/ou majorer un désarroi.</p>
<p>Les réactions d’anxiété sont normales dans un contexte de peur et d’incertitude. C’est important d’identifier ces réactions et d’essayer de réduire la détresse qui y est associée notamment en ayant à l’esprit que cette période prendra fin et que la « vie normale » reprendra son cours, mais également en rappelant à votre enfant que l’adoption des gestes barrières permet d’agir concrètement sur la diffusion du virus.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1265061098262274048"}"></div></p>
<p>L’élément générateur de stress est la situation d’incertitude, nécessitant une adaptation constante et créant un sentiment de passivité. Dans ce contexte, vous pouvez proposer à votre enfant de l’aider à trouver des informations exactes et actualisées, en privilégiant les sources officielles et en évitant la surconsommation d’informations qui peut être vecteur de stress pour l’enfant. Cela sera comme une mission pour votre enfant.</p>
<p>En outre, en cette période où le domicile est plus investi et occupé qu’habituellement, il est important de respecter les besoins d’intimité de votre enfant, par exemple en compartimentant le lieu de confinement pour que chacun puisse bénéficier d’un <a href="https://sip.sphweb.fr/wp-content/uploads/sites/2/2020/04/La-famille-Cocotte-Minute-et-le-coronavirus-web.pdf">espace à lui</a>.</p>
<p>Il est important aussi de conserver un certain nombre d’activités quotidiennes à l’extérieur et de structurer sa journée (notamment en s’habillant différemment pour la journée et la nuit, en veillant à respecter son rythme habituel de sommeil, en se gardant des moments de pause et de plaisir pour le week-end et les vacances…).</p>
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<figcaption><span class="caption">Le sommeil est le meilleur allié de notre santé mentale et de notre immunité ! (CN2R Officiel).</span></figcaption>
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<p>Le cadre scolaire est riche en interaction pour votre enfant. L’enfant, même très jeune, y a sa propre vie sociale. Ainsi, même pour de jeunes enfants, il est important de rester en contact avec ses camarades. N’hésitez pas à maintenir un contact numérique en préférèrent les appels téléphoniques et vidéos. S’entourer de personnes bienveillantes et soutenantes est un facteur protecteur très important, même lorsque l’on est adulte…</p>
<p>Enfin, n’hésitez pas à informer votre enfant de la solidarité́ existante : il y a de nombreuses personnes qui aident les personnes touchées par la pandémie. C’est une bonne occasion de montrer aux enfants que, lorsque quelque chose de difficile arrive, il y a aussi des changements très appréciables. Il s’agit d’une période particulièrement inédite et historique, et c’est souvent dans les moments « d’adversités » qu’on se forge et de bons souvenirs peuvent également en émerger…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149188/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julie Rolling ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Mettre des mots sur ce que l’on ressent permet d’appréhender différemment un événement et donc de commencer à reprendre la maîtrise de ce qui arrive.Julie Rolling, Pédopsychiatre, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1503342020-11-22T17:20:50Z2020-11-22T17:20:50ZBonnes feuilles : « Les mémoriaux du 13 novembre »<p><em>Les attentats qui ont frappé la France cette dernière décennie ont donné lieu à de nombreux ouvrages tentant de comprendre, décrypter et analyser le phénomène djihadiste, la terreur et les émotions qui ont accompagné ces événements. Alors que s'ouvre le procès des attentats du 13 Novembre 2015, The Conversation publie un extrait de l’ouvrage dirigé par Sarah Gensburger et Gérôme Truc, consacré à la mémoire de ces attentats, et intitulé <a href="https://www.ehess.fr/fr/ouvrage/m%C3%A9moriaux-13-novembre">Les mémoriaux du 13 novembre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020</a>, et plus particulièrement un texte de Gérôme Truc issu du chapitre 4, « Ce que disent les messages du 13 novembre ».</em></p>
<hr>
<p>Déposer un message dans un mémorial de rue, à la suite d’un attentat, participe d’un rituel de deuil collectif. Le geste tire tout son sens du fait que d’autres le font en même temps que nous, l’ont fait avant ou le feront après. N’ajouter que quelques mots, un simple « Pray for Paris » ou « Je suis Paris » est déjà une manière de s’affirmer comme membre de la communauté de deuil qui prend forme.</p>
<p>Mais celle-ci ne se confond pas nécessairement avec la communauté nationale ni avec celle que forment les habitants de la ville attaquée. Ses frontières sont floues, car ce ne sont en fait pas un, mais plusieurs « nous » qui se manifestent ainsi dans <a href="https://www.puf.com/content/Sid%C3%A9rations_Une_sociologie_des_attentats">l’épreuve</a>, qui se superposent les uns aux autres, peuvent se recouper, se cumuler, mais jamais ne se confondent.</p>
<h2>Les « nous » du 13 Novembre</h2>
<p>Depuis une même position, certains ont le sentiment d’appartenir au « nous » frappé, ils estiment qu’ils auraient pu être à la place des victimes, tandis que d’autres compatissent à leur sort sans pour autant s’identifier à elles, en distinguant le nous et le vous : « Nous sommes de tout cœur avec vous ».</p>
<p>C’est toute la différence entre un message que l’on signe en tant que Français, considérant les attentats du 13 Novembre comme une attaque contre tout le pays, et un autre signé d’un Lillois ou d’un Marseillais, qui se déclare solidaire des Parisiens. Cette ambigüité est récurrente dans les réactions aux attentats dans les sociétés occidentales.</p>
<p>Les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, par exemple, furent perçus au Royaume-Uni comme un événement concernant d’abord et avant tous les Londoniens, plutôt que le pays dans son ensemble, tandis que ceux du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont à l’inverse été vécus comme une attaque contre l’ensemble du pays, et pas seulement contre New York et Washington.</p>
<p>Les attentats d’Oslo et Utøya, le 22 juillet 2011, furent de même assimilés à une attaque contre toute la <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14608944.2014.918593">nation norvégienne</a>, bien qu’ils aient ciblé les élus et les jeunes d’un mouvement politique spécifique. Que nous disent les <a href="http://archives.paris.fr/r/137/hommages-aux-victimes-des-attentats-de-2015/">messages des mémoriaux du 13 novembre</a> à ce propos ?</p>
<p>Paris et la France y sont massivement présents, dans des proportions sensiblement similaires : 40,5 % des messages pour Paris, 40,2 % pour la France. Une différence apparaît toutefois dès lors que l’on distingue les mentions en toutes lettres des symboles graphiques.</p>
<p>« Paris » ou « Parisien/Parisienne » est écrit dans 27,9 % des messages, et évoqué par la représentation d’un symbole, principalement la tour Eiffel ou le logo du Paris Saint-Germain, dans 12,6 % des cas. Les proportions sont strictement inverses pour la France : 12,6 % de mention en toutes lettres et 27,5 % d’évocations graphiques, le plus souvent un drapeau tricolore ou l’usage de bleu/blanc/rouge. […]</p>
<p>Après ces niveaux de réaction classiques que sont la ville, la nation et le monde, viennent les références à des entités collectives davantage spécifiques au 13 novembre.</p>
<p>Il s’agit d’abord de la communauté des professionnels et amateurs de musique et de rock, présente dans 3,2 % des messages, puis de celle des habitants et habitués des quartiers et lieux frappés, que l’on retrouve dans 2 % des messages, tel celui-ci où on lit « À mes voisins du quartier morts dans les attentats du 13 novembre 2015. Nous ne vous oublierons jamais », ou cet autre commençant par « NOUS, habitants de ce quartier… », dans lequel un collectif de riverains rappelle son attachement à l’un des bistrots frappés, le Comptoir Voltaire.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=833&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=833&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=833&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1047&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1047&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/370090/original/file-20201118-13-cd17pd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1047&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Document 3908W1-11, collecté devant le Comptoir Voltaire.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives de Paris</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Un effet de site très net s’observe dans les deux cas. La mention d’un « nous » local monte à 13 % pour les messages collectés devant le Comptoir Voltaire, alors que sa part oscille entre 0,7 % et 3,6 % sur les autres lieux. L’attentat du Comptoir Voltaire, qui ne fit aucun mort hormis le kamikaze qui s’y est fait exploser, fut <a href="https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb450048935">totalement éclipsée</a> dans les médias par les autres attaques, ce qui semble avoir exacerbé la réaction de ses riverains.</p>
<p>De même, c’est presque exclusivement devant le Bataclan que se concentrèrent les références à la musique et au rock, représentant sur ce site 4 % des messages collectés, contre une douzaine ailleurs en tout et pour tout. On notera au passage que réagir aux attentats sur ce mode peut conduire des personnes assistant régulièrement à des concerts au Bataclan à des résolutions diamétralement opposées : les uns écrivent <a href="http://archives.paris.fr/arkotheque/visionneuse/visionneuse.php?arko=YTo3OntzOjQ6ImRhdGUiO3M6MTA6IjIwMjAtMTEtMTgiO3M6MTA6InR5cGVfZm9uZHMiO3M6MTE6ImFya29fc2VyaWVsIjtzOjQ6InJlZjEiO2k6MTQ7czo0OiJyZWYyIjtpOjc0MTE4O3M6MjA6InJlZl9hcmtfZmFjZXR0ZV9jb25mIjtzOjg6ImhvbW1hZ2VzIjtzOjE2OiJ2aXNpb25uZXVzZV9odG1sIjtiOjE7czoyMToidmlzaW9ubmV1c2VfaHRtbF9tb2RlIjtzOjQ6InByb2QiO30=#uielem_move=354.5%2C211&uielem_islocked=0&uielem_zoom=75&uielem_brightness=0&uielem_contrast=0&uielem_isinverted=0&uielem_rotate=F">sur un billet pour un concert</a> prévu dans cette salle « Nous n’irons plus jamais » (phrase soulignée deux fois) – ce qui se comprend comme une volonté de respecter la mémoire de ceux qui y ont perdu la vie –, un autre, au contraire, « Je reviendrai écouter de la musique au Bataclan, comme je le fais depuis 30 ans », tout en précisant bien qu’il aura alors une pensée pour toutes les victimes, – manière d’indiquer qu’il ne cèdera pas aux terroristes et à la peur.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/370091/original/file-20201118-23-x7kx62.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Devant le Bataclan, le 11 janvier 2016.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Patrice Clavier/Archives de Paris</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>Réagir en tant que musulmans</h2>
<p>Parmi ces « nous » du 13 Novembre, il y a aussi celui que forment celles et ceux qui réagissent aux attentats en tant que musulmanes ou musulmans, pour se désolidariser explicitement des terroristes, souligner que le Coran n’appelle pas à tuer et que l’islam est une religion de paix.</p>
<p>Leurs messages, qui représentent 1,5 % du corpus, sont restés dans les mémoriaux jusqu’à ce que les Archives de Paris les collectent. C’est vrai également des messages en arabe, qui sont au nombre de 60, ce qui en fait l’une des langues étrangères les plus présentes, au même niveau que l’allemand, juste après l’anglais, l’italien et l’espagnol.</p>
<p>Cela indique qu’il n’y eut pas, ou peu, de censure islamophobe et/ou arabophobe dans les mémoriaux, tandis que l’on sait, pour l’avoir observé, que les messages à caractère raciste y avaient en revanche une durée de vie très limitée, de sorte qu’ils ne constituent qu’une infime partie du fonds constitué par les Archives de Paris (0,2 %).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/370092/original/file-20201118-15-11xdm33.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Devant le Bataclan, le 21 décembre 2015.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Patrice Clavier/Archives de Paris</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Il y a enfin un mode de réaction au 13 Novembre, un dernier « nous », que je n’avais jusqu’alors jamais rencontré, autour d’autres attentats : des réactions en tant que parents.</p>
<p>Étant donné que les victimes du 13 novembre étaient dans l’ensemble relativement jeunes (la moyenne d’âge des personnes décédées est de 35 ans), et que l’accent a précisément été mis dans les médias sur leur jeunesse – cette <a href="https://www.liberation.fr/france/2016/11/11/l-insaisissable-generation-bataclan_1527805">« génération Bataclan »</a> qui fit la une du quotidien <em>Libération</em> le 16 novembre 2015 – il semble que certains se soient sentis concernés du fait de leur condition de parents (ou grands-parents, dans quelques cas). Ils ne se sont pas dit qu’ils auraient pu être à la place des victimes, devant un concert au Bataclan ou en terrasse d’un café un vendredi soir, mais que leurs enfants ou petits-enfants auraient pu l’être, eux. Près de 1 % du corpus consiste ainsi en messages qui sont signés en tant que « maman », « papa » ou « mamie » et/ou les victimes sont désignées comme des « enfants » – bien qu’il n’y ait eu qu’une seule mineure, Lola Ouzounian, âgée de 17 ans, parmi les personnes tuées ce soir-là.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/370093/original/file-20201118-13-695nz7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Document 3904W3-22, collecté devant le Bataclan.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives de Paris</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Bien entendu, ces titres auxquels on compatit au sort des victimes ne sont pas exclusifs les uns des autres ; ils peuvent au contraire se cumuler. Ont ainsi pu être récoltés devant le Bataclan des messages anonymes se terminant par « Parisienne et maman » ou « une maman du 11<sup>e</sup> ».</p>
<p>C’est vrai aussi pour les musulmans : « Je suis Paris, je suis jeune, je suis musulman, je suis français », dit un autre message collecté au même endroit. Autant de raisons de se sentir concerné.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150334/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cette recherche, réalisée en partenariat avec les Archives de Paris, a bénéficié du soutien du CNRS dans le cadre de l'appel "attentats-recherche".</span></em></p>Que nous apprend le contenu des mémoriaux apparus à Paris après les attentats du 13 novembre ? Bonnes feuilles.Gérome Truc, Sociologue, chargé de recherche CNRS, ISP, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1497572020-11-12T21:58:22Z2020-11-12T21:58:22ZLes Juifs français face aux attentats et à l’antisémitisme aujourd’hui<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/368903/original/file-20201111-19-k33cgh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=31%2C49%2C4085%2C2279&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Mémorial éphémère devant l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, janvier 2017.
</span> <span class="attribution"><span class="source">S.Hennebert</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Depuis le 2 septembre 2020 se tient à Paris le procès des complices et soutiens logistiques présumés des attentats de janvier 2015. Des journalistes, des policiers et des Juifs avaient alors été visés lors de différents événements meurtriers décrits comme des attentats sans précédent en France et parfois surnommés « les attentats de Charlie ».</p>
<p>Ces semaines de procès ont été <a href="https://www.20minutes.fr/paris/2882439-20201011-paris-croix-gammees-taguees-rue-rivoli-homme-garde-vue">émaillées</a> d’actes violents dont le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/03/un-restaurant-casher-vandalise-a-paris_6054620_3224.html">saccage d’un restaurant juif à Paris</a>.</p>
<p>L’année 2015 apparait de moins en moins comme une exception aux yeux des commentateurs face à la multiplication des actes terroristes, mais elle ne l’était déjà plus au moment des faits pour les personnes juives ou assimilées, affectées par des violences antisémites en France depuis plusieurs années.</p>
<p>En effet, entre 2004 et les 2014 le nombre d’actes et menaces antisémites oscille entre 400 et 1000 faits délictueux ou criminels par an, selon les <a href="https://www.cncdh.fr/sites/default/files/cncdh_-_essentiels_rapport_racisme_2014.pdf">chiffres du ministère de l’Intérieur</a>. On compterait une hausse de 27 % de faits à caractères antisémites (687 actes) en <a href="https://www.gouvernement.fr/bilan-2019-des-actes-antireligieux-antisemites-racistes-et-xenophobes">2019</a> par rapport à l’année précédente.</p>
<p>Dans ce contexte, comment les Français juifs ont-ils vécu les actes antisémites et les attentats de ces dernières années ? Une série d’entretiens réalisés dans le cadre de ma <a href="http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article6505">thèse de doctorat</a> permet d’éclairer la manière dont les Juifs français se positionnent vis-à-vis de l’antisémitisme contemporain en France.</p>
<h2>Un retour de l’antisémitisme ?</h2>
<p>Les commentaires politiques et médiatiques qui font état des actes, criminels ou non, commis à l’encontre des personnes juives ou assimilées, parlent souvent de <a href="https://www.researchgate.net/publication/338096513_Le_regard_des_chercheurs_Le_retour_inattendu_de_la_tolerance">« retour de l’antisémitisme » depuis les années 2000</a>.</p>
<p>Pourtant, les décennies précédentes avaient été marquées par différents événements, dont certains ont été particulièrement meurtriers comme les attentats de la <a href="https://www.ina.fr/video/DVC8008275101/faits-et-circonstances-de-l-attentat-rue-copernic-video.html">synagogue Copernic en 1980</a> et de la <a href="https://www.ina.fr/video/CAB8201207801/commemoration-victimes-rue-des-rosiers-video.html">rue des Rosiers en 1982</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/MtCEWPxjsQ8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Attentat au 24 de la rue Copernic, dans le XVIᵉ à Paris, le 3 octobre 1980, INA.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ainsi il semble qu’une lecture ahistorique s’opère régulièrement quand il s’agit d’évoquer l’antisémitisme, les derniers événements étant envisagés de manière totalement séparée de l’histoire structurelle de l’antisémitisme en France.</p>
<h2>Antisémitisme à la française ?</h2>
<p>Actuellement, l’antisémitisme est parfois décrit comme étant le fruit de l’importation du conflit israélo-palestinien, et non pas comme une « guerre franco-française » <a href="https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1992_num_33_1_2486?q=pierre+birnbaum">(selon l’expression de Pierre Birnbaum)</a>.</p>
<p>Pourtant les débats sur l’indemnisation des spoliations des biens des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ont suscité des <a href="https://www.researchgate.net/publication/338096513_Le_regard_des_chercheurs_Le_retour_inattendu_de_la_tolerance">vagues d’agressions antisémites en 1999</a>. Certaines personnes juives que j’ai rencontrées perçoivent les actes récents de la manière suivante :</p>
<blockquote>
<p>« Jusqu’à l’an 2000, on a, sauf quelques phases particulières et depuis la [Seconde] guerre pas de vague antisémite. Première vague antisémite, octobre 2000 […] c’est le lien avec l’Intifada en Israël qui entraine en France une vague d’antisémitisme. »</p>
</blockquote>
<p>Si les origines de l’antisémitisme ne font pas consensus – entre ceux qui y voient une conséquence directe des affrontements entre Israël et Palestine à l’instar de Roger cité plus haut, et ceux qui le comprennent plutôt comme la continuité de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/13/en-france-le-rejet-du-pouvoir-charrie-un-antisemitisme-plus-virulent-qu-ailleurs_5422922_3224.html">l’antisémitisme chrétien</a> – tous s’accordent en revanche sur le fait que l’attentat de l’Hyper Cacher le 9 janvier 2015 ne surgit pas de manière inattendue.</p>
<h2>L’Hyper Cacher, un attentat qui s’inscrit dans une série noire</h2>
<p>Ce qui est commun à de nombreuses personnes juives ou assimilées, c’est le sentiment que l’attaque de l’Hyper Cacher ne constitue pas une rupture avec leurs vécus, ni un surgissement soudain de la violence antisémite. Au contraire, il s’inscrit dans la généalogie des actes récents depuis le <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/ilan-halimi-retour-sur-le-deroule-de-l-affaire-927031.html">meurtre de Ilan Halimi en 2006</a>, notamment.</p>
<p>Cependant, ce qui change en janvier 2015 c’est la multitude des réactions sociales aux attentats, notamment à travers la marche républicaine organisée peu après les faits. Le 11 janvier 2015, des millions de Français se rassemblent en hommage aux victimes des jours précédents, mais rapidement parmi les communautés juives un certain désenchantement apparait. Celui-ci est exprimé de manière très marquante par Roger :</p>
<blockquote>
<p>« On savait très bien le 11 janvier que les gens manifestaient pas pour [l’]Hyper Cacher. Parce qu’ils avaient pas manifesté pour Ilan Halimi, parce qu’ils avaient pas manifesté pour Toulouse. Donc seuls les Juifs, en gros, se retrouvaient à manifester d’où le sentiment de malaise, le sentiment d’exclusion qu’avaient les Juifs. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1068&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1068&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1068&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1343&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1343&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368907/original/file-20201111-13-2cel9l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1343&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Commémoration de la mairie de Saint-Mandé, janvier 2017, autour d’une plaque posée par la mairie dans le Jardin du Souvenir inauguré pour rendre hommage aux victimes des attentats de janvier 2015.</span>
<span class="attribution"><span class="source">S.Hennebert</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Ce qui perdure à travers les années c’est le sentiment d’abandon ressenti à la suite d’actes antisémites, y compris en 2015 où, pour beaucoup de personnes que j’ai interrogées, les victimes juives disparaissent dans l’ombre de <em>Charlie Hebdo</em>. L’usage du slogan « Je suis Charlie » semble avoir exacerbé ce ressenti.</p>
<p>Pourtant en 2012 (après les attentats de Mohamed Merah) et en janvier 2015, les réactions politiques sont nombreuses. Mais non seulement, pour les personnes rencontrées, elles ne sont pas suffisantes face au silence du reste de la population, mais elles sont en plus parfois considérées comme des formes de récupérations politiques.</p>
<h2>Les réactions politiques : hommages ou récupérations ?</h2>
<p>Dans un contexte où de nombreuses personnes se sentent laissées pour compte par la population non-juive, le sentiment d’agacement vis-à-vis des prises de paroles des personnalités politiques peut sembler paradoxal. Pourtant il apparaît que ces ressentis, loin d’être exclusifs, coexistent chez nombre de personnes que j’ai interrogées.</p>
<p>Par exemple, Romi, qui n’est pas habituée à se rendre à des commémorations ou des manifestations, s’est dite choquée par la manière dont s’est déroulée la marche blanche en hommage à <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/03/27/meurtre-d-une-octogenaire-a-paris-deux-suspects-mis-en-examen-pour-homicide-volontaire-a-caractere-antisemite_5276855_3224.html">Mireille Knoll assassinée à son domicile en 2018</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Je me rappelle que j’étais partie là-bas, y avait plein de Juifs, et j’me rappelle qu’il y avait Marine Le Pen qui s’est faite huer […]. Y avait je crois le CRIF qui était là, et y avait aussi Jean‑Luc Mélenchon, y avait la télé, en fait à la fin ça devenait n’importe quoi, c’était juste les politiques qui se faisaient huer, et on oubliait le but principal de la marche. »</p>
</blockquote>
<p>Ce qui choque Romi à travers toute cette attention, c’est que la victime passe au second plan : ce qui fait événement ce n’est pas le rassemblement pour Mireille Knoll, mais les réactions virulentes à la présence de certains politiques.</p>
<h2>« j’ai pas forcément envie de manifester avec Marine Le Pen »</h2>
<p>Certains, comme Camille, refusent de se rendre à l’événement en raison du paysage politique qui s’y trouve rassemblé :</p>
<blockquote>
<p>« Je crois qu’il y avait toute une histoire [parce que] Marine Le Pen allait participer à la marche aussi, des choses comme ça […] et que ouais j’ai pas forcément envie de manifester avec Marine Le Pen. Mais, et en même temps je veux pas du tout minimiser l’importance des marches comme ça ou, enfin je condamne pas du tout le fait d’y aller quoi. »</p>
</blockquote>
<p>Ici s’exprime dans toute sa complexité le rejet de certaines réactions politiques : il y a une volonté que ces marches existent, qu’il y ait une visibilité des événements antisémites, et particulièrement les plus violents et meurtriers, mais sans que cela n’éclipse les victimes. De plus, pour Camille, défiler avec le Front national (désormais Rassemblement national) pose un problème fondamental.</p>
<p>Cela est sans aucun doute lié à sa perception d’un antisémitisme latent au Front national et au sein de différents groupes <a href="https://theconversation.com/le-reveil-de-lantisemitisme-dextreme-droite-112233">d’extrême droite</a>.</p>
<p>Marcher avec un parti dont l’ancien dirigeant était connu pour ses <a href="https://www.nouvelobs.com/politique/20140609.OBS9881/oui-jean-marie-le-pen-a-bien-tenu-des-propos-antisemites-dans-sa-carriere.html">propos antisémites</a>, dans un contexte où l’extrême droite <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/12/en-france-les-differents-visages-d-une-haine-anti-juive-insidieuse-et-banalisee_5422326_3224.html">diffuse toujours</a> des idées antisémites, est alors impensable.</p>
<p>Bien souvent, l’arène politique n’est pas le seul espace de revendication. Les cours de justice constituent des espaces investis à la suite de meurtres antisémites comme en atteste la présence de nombreuses associations (CRIF, France-Israël, MRAP, SOS Racisme, etc.) parmi plus de 200 parties civiles au procès des attentats de janvier 2015.</p>
<h2>L’importance du processus judiciaire</h2>
<p>La justice à la fois comme idéal et comme institution étatique est particulièrement importante pour un certain nombre de personnes juives ou assimilées en France pour demander la condamnation des auteurs des crimes antisémites.</p>
<p>À ce titre, le processus judiciaire après le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/19/meurtre-de-sarah-halimi-le-suspect-juge-penalement-irresponsable_6023491_3224.html">meurtre de Sarah Halimi</a> en 2017 a été source de nombreuses désillusions, d’abord parce que le caractère antisémite ne fut pas reconnu dans un premier temps comme cela est exprimé par Michel :</p>
<blockquote>
<p>« Je me dis mais attends, j’ai l’impression que c’est des rigolos les juges mais je me dis bah ils doivent pas connaitre ce que c’est l’antisémitisme c’est ça le problème, c’est que finalement, c’est quoi le critère. »</p>
</blockquote>
<p>Les tensions furent encore plus palpables lorsque, par la suite, l’auteur des faits fut reconnu irresponsable pénalement. Sans entrer dans un débat juridique sur cette décision judiciaire, il faut néanmoins noter qu’elle a profondément heurté et suscité de nombreuses incompréhensions parmi certaines personnes rencontrées : si l’irresponsabilité pénale impacte nécessairement la peine, doit-elle cependant priver d’un procès pour crime antisémite ? Or, pour certains, il est central que le caractère antisémite soit reconnu, car cela permet alors de souligner la particularité des violences vécues, à l’instar des autres victimes de racisme.</p>
<h2>Trouver sa place</h2>
<p>Mais, au lieu de contribuer à se sentir entendu, le processus judiciaire peut tendre à exacerber le sentiment d’abandon ressenti régulièrement au lendemain d’actes antisémites.</p>
<p>Le procès en cours, dit « historique », semble avoir redonné une place aux différentes victimes qui se sentaient oubliées, qu’elles soient juives ou non. En effet, parmi les victimes et survivants tous n’avaient pas été médiatisés de la même manière après les attentats.</p>
<p>Les personnes que j’ai rencontrées dans le cadre de ma recherche ont exprimé, que pour eux, certaines victimes avaient été dans l’ombre des journalistes de <em>Charlie Hebdo</em>. Au cours du procès, l’espace donné à chaque personne, à chaque événement, ainsi que l’expression officielle « procès des attentats de janvier 2015 » qui est finalement plus importante que celle officieuse de « procès Charlie » pourra peut-être permettre à chacun de trouver sa place.</p>
<p>Presque six ans après les faits, cela revêt une importance symbolique pour celles et ceux qui ont eu le sentiment que parmi les victimes certaines ont été oubliées. Pour une partie des Juifs français, il s’agit alors que les violences subies soient entendues par rapport à un sentiment d’abandon face à l’antisémitisme.</p>
<hr>
<p><em>L’autrice réalise actuellement sa thèse <a href="http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article6505">Les mémoires de l’antisémitisme en France</a>, sous la direction Nancy Venel (Université Lyon 2) et de Sarah Gensburger .</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149757/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Solveig Hennebert a reçu des financements (contrat doctoral) par le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche. Dans le cadre d'une recherche collective, elle assiste actuellement au "procès des attentats de janvier 2015".</span></em></p>Une enquête récente montre que l’attentat de l’Hyper Cacher s’inscrit dans la généalogie d’actes et de violences à caractère antisémites depuis le meurtre de Ilan Halimi en 2006.Solveig Hennebert, Doctorante, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1497542020-11-12T21:57:31Z2020-11-12T21:57:31ZSur les réseaux sociaux, une djihadosphère en constante évolution<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/369045/original/file-20201112-13-1ogsgi7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=333%2C37%2C1241%2C902&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des centaines de personnes adhérant à l'idéologie djihadiste créent des communautés clandestines sur des réseaux sociaux publics.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/c%C3%A2lin-silhouette-de-l-homme-visages-2709635/">Pixabay/geralt</a></span></figcaption></figure><p>Depuis l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, 187 enquêtes ont été ouvertes pour « menaces » ou « apologie du terrorisme » en France, des propos illicites tenus essentiellement sur les réseaux sociaux rapporte <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/enseignant-decapite-dans-les-yvelines/attentat-de-conflans-sainte-honorine-187-enquetes-pour-apologie-du-terrorisme-menaces-ou-provocations-ouvertes-depuis-l-assassinat-de-samuel-paty_4168581.html">France Info</a>.</p>
<p>Ces plates-formes et autres sites web où se retrouvent des individus prônant le djihad armé (combat sacré contre les ennemis de l’islam) constituent ce que nous nommons la « djihadosphère » : des espaces numériques protéiformes aux frontières floues.</p>
<p>En effet, loin d’être un monde clos, divers acteurs s’y côtoient : sympathisants d’organisations terroristes, simples « likeurs » de contenus violents, profils aux discours ambigus (difficiles à catégoriser), et même détracteurs de l’idéologie djihadiste qui tentent d’y faire entendre leur voix.</p>
<p>Or, bien qu’ils se savent épiés, tant par les plates-formes que par les services de renseignement, ces cyber-militants francophones n’en demeurent pas moins <a href="http://www.theses.fr/s191132">actifs et créatifs</a>. Dénonçant la traque numérique dont ils font l’objet, ils adaptent ainsi leurs usages des réseaux comme leurs messages.</p>
<h2>Le cyberdjihadisme, un phénomène en mutation permanente</h2>
<p>Comme on peut le voir dans une vidéo diffusée en octobre 2018 par al-Hayat Media Center (organe de presse de l’État islamique, EI) et citée par Laurence Bindner et Raphael Gluck, <a href="http://ultimaratio-blog.org/archives/9135">spécialistes des stratégies digitales des groupes extrémistes</a>, les consignes des organisations terroristes sont claires :</p>
<blockquote>
<p>« Luttez avec patience dans l’arène numérique et ne laissez aux infidèles aucun répit : s’ils suppriment un compte, bâtissez-en 3, et s’ils en suppriment 3, bâtissez-en 30 » (« Inside the Caliphate », vidéo de l’EI)</p>
</blockquote>
<p>Le combat consiste alors à épuiser les plates-formes dans un mouvement continu de re-création de comptes supprimés, ainsi qu’à diversifier les canaux de communication pour augmenter les chances de survie d’un profil. En outre, se dire djihadiste en ligne revêt des formes différentes selon les périodes.</p>
<p>Les années 2015 à 2017 sont marquées par la représentation du combat : imagerie violente, soutien explicite à l’EI, diffusion de supports de propagande.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="image d’archives" src="https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=348&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368365/original/file-20201109-13-1yz26d3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=438&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Images de propagande de l’EI (État islamique) massivement publiées sur les réseaux en 2015.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Images de l’EI" src="https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368366/original/file-20201109-15-1ioxjou.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Images de propagande de l’EI (État islamique) massivement publiées sur les réseaux en 2015.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais à partir de 2018, la technique du camouflage devient reine. Il s’agit moins de cacher son identité (dans une perspective de « taqîya », de dissimulation des opinions religieuses) que de la rendre méconnaissable et difficilement visible pour l’ennemi. L’objectif pour ces militants : développer un savoir-faire pour faire savoir qu’ils sont là tout en échappant à la surveillance dont ils font l’objet.</p>
<h2>Des signes plus discrets : le camouflage de la haine en ligne</h2>
<p>Depuis fin 2017, à l’heure des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2017/12/10/01003-20171210ARTFIG00070-apres-trois-ans-de-combats-l-irak-declare-la-fin-de-la-guerre-contre-l-etat-islamique.php">défaites militaires</a> pour l’EI et d’une modération accrue par les <a href="https://www.franceculture.fr/numerique/twitter-etait-une-plateforme-de-choix-pour-les-djihadistes">plateformes</a>, le cyberdjihadisme a muté, tout comme le phénomène d’apologie du terrorisme.</p>
<p>Si de nombreux messages glorifient sans détour un attentat ou son auteur, d’autres, plus implicites, passent sous les radars des algorithmes mais aussi des opérateurs multilingues qui analysent <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/10/08/derriere-les-ecrans-de-sarah-t-roberts-le-sale-boulot-des-modos_6055230_3260.html">manuellement les posts signalés</a>.</p>
<p>Un paradoxe est à relever : les stratégies de résistance des sympathisants djihadistes s’opèrent à partir des plates-formes, avec et contre elles.</p>
<p>En effet, l’apologie du terrorisme en ligne est à l’image des discours numériques eux-mêmes : de nature hybride, alliant technique (éléments mis à disposition par le réseau social comme les likes par exemple) et langagier (textes ou images).</p>
<p>Dès lors, un message illicite réside autant dans un discours de haine explicite (« Je veux décapiter des Français ») que dans un faisceau convergent de traces techniques et discursives dont seule la conjugaison fait sens.</p>
<p>En conséquence, un message en apparence anodin peut constituer un discours de haine camouflé.</p>
<p>Par exemple :</p>
<blockquote>
<p>« C’est Valls qu’il faut remercier 🎵🎵🎵 » (publication du 13 novembre 2017).</p>
</blockquote>
<p>Révélateur du <a href="https://journals.openedition.org/praxematique/4796">phénomène de connivence ironique</a>, ce post fonctionne sur le mode du clin d’œil et fait implicitement l’apologie du terrorisme.</p>
<p>En effet, l’expression « c’est Valls qu’il faut remercier » constitue le refrain d’un chant djihadiste bien connu, « Ma vengeance », appelant à <a href="https://actu17.fr/des-commissariats-dile-de-france-ont-recu-des-appels-avec-des-chants-djihadistes/">commettre des attentats en France</a> et rendant hommage aux kamikazes du Bataclan.</p>
<p>L’équation est alors sans équivoque : date (13 novembre) + texte (« c’est Valls qu’il faut remercier ») + emoji (notes de musique) = apologie du terrorisme.</p>
<p>Sur ce modèle, les tactiques de camouflage se diversifient pour faire la promotion du djihad armé :</p>
<ul>
<li><p>Utilisation d’images-texte et de vidéos (où la reconnaissance automatique du texte mais aussi d’émojis est plus difficile, et la détection de contenus problématiques plus délicate)</p></li>
<li><p>Recours au streaming (puisque les algorithmes de filtrage peinent à détecter la violence en direct)</p></li>
<li><p>Emploi d’un langage codé (emojis/icônes/hashtags)</p></li>
<li><p>Exploitation des memes ou des gifs pour faire passer des messages violents sous le prisme de l’humour</p></li>
<li><p>Publication à des dates particulières qui peuvent faire référence à des actes terroristes</p></li>
<li><p>Floutage des images de propagande</p></li>
</ul>
<h2>Un terrain mouvant</h2>
<p>Néanmoins, le terrain concerné est mouvant. Contexte international et attentats sont susceptibles de provoquer l’effacement temporaire comme l’effervescence de la djihadosphère.</p>
<p>Octobre 2019 donne lieu à plusieurs événements : mort du leader de l’EI, <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/la-mort-d-abou-bakr-al-baghdadi-et-ses-consequences_2105088.html">Al Bagdadi</a>, retrait des troupes américaines en Syrie, opération militaire déclenchée par la Turquie contre les Kurdes, évasion supposée de djihadistes français dans le camp <a href="https://www.leparisien.fr/international/en-syrie-les-kurdes-laissent-s-echapper-des-djihadistes-francaises-14-10-2019-8172942.php">d’Aïn Issa</a> et <a href="https://www.liberation.fr/planete/2019/10/09/au-mali-le-pouvoir-ebranle-par-l-assaut-meurtrier-du-camp-de-boulkessi_1756533">attentats au Mali</a>.</p>
<p>Cet enchaînement provoque l’ébullition de la djihadosphère avec le retour éphémère d’une imagerie ultra violente. De même, la pandémie de Covid-19 suscite une certaine agitation et des hommages au « soldat Corona », <a href="https://twitter.com/MEMRIReports/status/1242017226582118400">meilleur allié de la cause djihadiste</a>.</p>
<p>En outre, les opérations de suppression massive des comptes djihadistes (comme sur Telegram en <a href="http://ultimaratio-blog.org/archives/9135">novembre 2019</a>) ou le durcissement de la modération entraînent de nouvelles techniques de contournement et d’adaptation.</p>
<p>Si aucune manifestation d’adhésion à l’idéologie djihadiste n’est figée, la détermination à rester actifs en ligne est une constante.</p>
<h2>Une persévérance affichée</h2>
<p>Malgré le discours véhément de ces cyber-militants contre la censure des plates-formes, l’acharnement déployé pour y maintenir une visibilité est un invariable. A chaque suppression de profil succède son retour sous un autre pseudonyme, un autre compte, une autre adresse.</p>
<p>Cette persévérance est brandie comme la preuve d’un engagement majeur pour « la cause ». Un même individu peut se constituer des dizaines de profils sur plusieurs réseaux différents, plusieurs individus alimenter un même profil, un homme se cacher derrière un compte de femme et réciproquement ; tout comme un agent infiltré peut semer le doute sur la sécurité du « groupe ».</p>
<p>Difficile de savoir qui sont derrière ces avatars de « moudjahidines » (résistants ou combattants pour la foi, définis comme une poignée de véridiques qui s’engagent dans le djihad armé), mais qu’importe : leurs récits nous permettent de comprendre pourquoi et comment ces acteurs recourent à des médias qu’ils critiquent pour s’exprimer.</p>
<h2>Du cyber-djihadisme au cyber-califat</h2>
<p>L’objectif est d’abord d’y mener une guerre médiatique, pour propager l’idéologie djihadiste tout en remédiant au silence dit coupable des médias traditionnels sur l’oppression de la Oumma (la communauté des musulmans indépendamment de leur nationalité). En cela, ils poursuivent les objectifs des organisations terroristes qui légitiment l’usage de la violence pour venger les musulmans de l’oppression occidentale. Les vidéos de massacres de Syriens, de Palestiniens, de Ouïghours ou de Rohingyas birmans sont au cœur de la propagande de l’EI, partagée sur les réseaux sociaux.</p>
<p>D’ailleurs, selon l’ex-djihadiste repenti Mourad Benchelali, Al-Qaeda recourrait déjà à ce procédé <a href="https://www.fmsh.fr/sites/default/files/files/Rapport%20Propagande%20Bdef.pdf">il y a quinze ans</a> : « Tous les vendredis dans le camp, on nous montrait des vidéos avec des musulmans persécutés dans le monde ».</p>
<p>Mais au-delà d’une tribune ou d’un espace de recrutement, les plates-formes sont des lieux d’apprentissage de la « science religieuse ». On y discute de ce qu’est un « vrai musulman » à coup de versets coraniques et de hadiths. La grande question qui revient : comment être un bon combattant sur les réseaux et non un combattant de vitrine, un faux moudjahid ?</p>
<p>Le discours est jargonneux, les sources citées avec rigueur et la connaissance d’Allah au cœur des interactions. Les échanges amicaux comme les débats y ont leur place car c’est aussi un lieu de socialisation, où l’on déjoue la solitude tout en la mettant en scène. En effet, on se plaint d’être isolé tout en revendiquant une forme de marginalité. La solitude y est donc tourmentée et heureuse puisque c’est celle de l’« étranger » (« ghuraba ») auxquels ces individus s’identifient.</p>
<p>L’étranger, dans le lexique arabe, c’est le musulman qui se sait prisonnier de ce bas monde et qui vit dans la promesse de l’au-delà. C’est cet exilé, sans attaches terrestres, dont la solitude est le bienfait caché d’une détresse illusoire.</p>
<p>Mais ces espaces numériques sont enfin et surtout des lieux d’action en constante transformation, des lieux d’opérations guerrières. Comme si la logique militaire de reconquête territoriale de l’EI s’étendait virtuellement sur le web social, en tant que prolongement voire substitut du champ de bataille.</p>
<p>Dans cette arène médiatique investie par les sympathisants djihadistes, cohabitent ainsi le monde réel, l’ici et maintenant dont l’idéologie dominante est combattue, et l’ailleurs, soit le monde fantasmé du Califat islamique.</p>
<h2>Des communautés en ligne publiques et clandestines</h2>
<p>On pourrait parler d’« hétérotopie de crise » au sens <a href="https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/">foucaldien du terme</a> : un endroit réservé aux personnes qui rejettent les règles de la société dans laquelle ils vivent ; un contre-emplacement relevant d’un monde virtuel mais dans un espace bien réel, ancré dans les interfaces des plates-formes.</p>
<p>Une chose est sure : ces acteurs du cyberdjihad parviennent à construire des collectifs en ligne, à s’affilier et à se doter d’un territoire, même en l’absence d’espace dédié à leurs membres.</p>
<p>En effet, en parallèle des discussions privées et échanges via messageries cryptées, ils développent sur ces réseaux une visibilité publique au vu et au su de tous. C’est d’ailleurs le propre des hétérotopies de crise : être isolées mais accessibles. Comme le formule justement sur <a href="http://www.psyetgeek.com/internet-une-heterotopie">son blog</a>, Yann Leroux, docteur en psychologie :</p>
<blockquote>
<p>« Elles sont ouvertes, mais sur l’extérieur de sorte que son occupant de passage se trouve comme enfermé dehors. »</p>
</blockquote>
<p>En conclusion, ils développent des signes d’interreconnaissance pour faire groupe, pour communiquer et agir ensemble.</p>
<p>De ce bricolage d’une identité collective et évolutive naissent des communautés en ligne de sympathisants djihadistes ; des communautés publiques et pourtant clandestines.</p>
<hr>
<p><em>L'autrice effectue <a href="http://www.theses.fr/s191132">sa thèse</a> sous la direction de Julien Longhi.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149754/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurène Renaut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dénonçant la traque numérique dont ils font l’objet, les cyber-militants du djihad armé adaptent leurs usages des réseaux comme leurs messages.Laurène Renaut, Doctorante, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1500052020-11-12T21:56:11Z2020-11-12T21:56:11Z13 Novembre et traumatisme : « La mémoire collective influence profondément la mémoire individuelle »<p><em>Mercredi 8 septembre 2021 s’ouvrira le procès des attentats du 13 novembre 2015. Cet épisode judiciaire hors-norme, qui durera plusieurs mois, constituera à n’en pas douter une étape majeure pour les victimes et leurs proches.</em><br>
<em>Directeur d’études à l’École pratique des hautes études de Paris, Francis Eustache est à la tête de l’unité de recherche <a href="https://nimh.unicaen.fr/fr/accueil/">« Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine »</a>. En 2016, il a initié, avec l’historien Denis Peschanski, le <a href="https://www.memoire13novembre.fr/">programme « 13-Novembre »</a>, dédié à la compréhension des mémoires traumatiques. Il nous en présente les premiers résultats.</em></p>
<hr>
<p><strong>The Conversation France : Le procès qui va s’ouvrir mercredi pourrait-il raviver le traumatisme subi par les victimes de ces terribles attentats ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache :</strong> Les réponses à cette question sont complexes et diffèrent d’une personne à l’autre. Le procès est certes redouté, mais il est attendu depuis plusieurs années. Il ne s’agit pas d’un événement imprévu, qui surgirait brutalement, comme lorsque la personne est confrontée à un autre événement traumatique. Il occupe au contraire une place espérée dans cette longue chronique, une forme d’aboutissement qui n’est pas un point final.</p>
<p>Cela va toutefois sans nul doute être une épreuve difficile, et toutes les victimes n’y participeront pas. Pour des raisons logistiques, et aussi parce que certaines personnes ne veulent pas voir, pas raconter. Ou ne le peuvent pas. C’est en particulier le cas de certaines personnes qui ont été endeuillées par les attentats. Mais le procès va néanmoins participer à la reconstruction des victimes d’une manière générale. Au-delà de l’établissement des culpabilités et de l’attribution des peines, en faisant appel à la narration, il va participer, en approchant la vérité des faits, à la réécriture des événements dans leur mémoire. Et, je l’espère, ce nouveau récit partagé contribuera, lentement, à procurer non seulement un peu de réconfort, mais aussi à prendre de la distance par rapport à l’émotion exacerbée et au chagrin. Sans pour autant oublier.</p>
<p>Dans ce contexte, au cours des mois à venir, chaque personne qui s’exprimera dans l’espace public devra avoir conscience qu’elle porte une responsabilité dans la façon dont elle rendra compte de cet événement. Ce qui se dit dans l’enceinte du tribunal est une chose, ce que l’on porte sur la place publique en est une autre. Il y a une ligne rouge à ne pas franchir, il faut éviter de sombrer dans la surenchère, d’entrer dans des détails inutiles. D’autant plus que le procès va durer plusieurs mois. Sinon, il y a un risque réel de dommages supplémentaires pour les victimes. On peut établir une analogie avec le cabinet du médecin, où s’expriment des propos importants pour la thérapie du patient, mais qui n’ont pas vocation d’être divulgués.</p>
<p><em>In fine</em>, il s’agit pour nos sociétés démocratiques de montrer qu’elles sont capables, non seulement de répondre au terrorisme, mais aussi d’accompagner les victimes avec dignité. La façon dont ce long procès va se dérouler, devant nous tous, est aussi importante en ce sens ; l’éthique de notre société y est convoquée.</p>
<p><strong>TCF : Pouvez-vous nous en dire plus sur le programme « 13-Novembre », que vous avez initié avec l’historien Denis Peschanski ? Comment cette idée a-t-elle germé dans vos esprits ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Le programme « 13-Novembre » a démarré en avril 2016. Prévu pour durer 12 ans, il est articulé autour de deux études principales : l’étude « 1000 » (pour 1 000 participants) et l’étude « Remember ».</p>
<p>Nous avons divisé les participants en quatre cercles, selon leur proximité à l’événement. Le cercle 1 correspond aux personnes directement exposées aux attentats. Le cercle 2, aux personnes qui vivent ou travaillent dans les quartiers visés, mais n’étaient pas présentes au moment de l’attaque. Le cercle 3 est constitué par les personnes qui vivaient en région parisienne à l’époque (à l’exclusion des personnes des 2 premiers cercles). Enfin, dans le cercle 4, on retrouve des personnes qui vivaient en province, plus précisément dans 3 villes : Caen, Metz et Montpellier. Les personnes des cercles 2, 3 et 4 ont appris la survenue de l’attentat à la radio, à la télévision, par téléphone, etc.</p>
<p>Concrètement, les participants ont d’abord intégré l’étude 1000, qui a consisté en des entretiens filmés, puis 200 d’entre elles, appartenant uniquement aux cercles 1 et 4, ont intégré Remember. Cette seconde étude implique quant à elle des examens médicaux, psychologiques et en imagerie cérébrale (IRM). Elle vise principalement à comprendre pourquoi certaines personnes, confrontées à un tel événement, développent un trouble de stress post-traumatique tandis que d’autres vont être résilientes. L’idée est d’identifier les mécanismes à l’œuvre, et les éléments qui les renforcent ou les résorbent.</p>
<p><strong>TCF : Pourriez-vous nous rappeler en quoi consiste le trouble de stress post-traumatique ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Le trouble de stress post-traumatique survient après un événement durant lequel la victime perçoit qu’elle est en péril, que son intégrité physique (ou celle d’une personne dont elle est proche) est potentiellement menacée. Face à cette situation, la personne se sent totalement démunie.</p>
<p>De façon arbitraire, selon les critères actuels, on évoque le diagnostic de trouble de stress post-traumatique si les symptômes perdurent un mois après cet événement traumatique. Avant cette période, on parle de stress aigu. Celui-ci se rapproche davantage du stress auquel tout un chacun a pu être confronté (sans qu’il n’y ait forcément de lien avec un événement traumatique) : celui d’un entretien important, d’une soutenance de thèse… Ses effets s’estompent généralement en quelques jours. Dans le trouble de stress post-traumatique, au contraire, les conséquences du stress sont durables.</p>
<p>Le symptôme principal qui caractérise ce trouble est ce que l’on appelle les reviviscences (ou les « intrusions ») : les personnes revoient des images (ou réentendent des sons, perçoivent des odeurs, etc.) qui appartiennent à la scène du traumatisme.</p>
<p><strong>TCF : En quoi ces intrusions diffèrent-elles des souvenirs ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Il ne faut pas confondre ces intrusions avec des souvenirs : un souvenir est quelque chose de construit. Vous vous souvenez de ce que vous avez fait dimanche dernier, vous revoyez les images, mais vous avez conscience que ces images appartiennent au passé. Le souvenir est contextualisé : vous savez comment vous étiez arrivé là, ce qui s’est passé avant, après, etc.</p>
<p>Les intrusions au contraire sont des éléments disparates, désorganisés, chaotiques. Elles sont très sensorielles, très émotionnelles. Et, à la différence d’un souvenir, elles surgissent dans le présent : l’individu qui en est victime les perçoit comme si l’événement se produisait à nouveau. C’est pour cela que l’on parle de blessés psychiques : la blessure causée par le traumatisme demeure béante du fait de ces intrusions incessantes.</p>
<p>Face à ces intrusions, la personne développe des mécanismes d’évitement, pour se protéger. Mais ces mécanismes protecteurs finissent par être tellement envahissants qu’ils deviennent à leur tour des symptômes. Par exemple, pour des attentats comme le 13 Novembre, qui ont lieu en présence de nombreuses personnes, la victime va avoir tendance à éviter les foules, à rencontrer peu de gens, elle va éviter les salles de spectacles, les lieux clos, et sa vie sociale va se restreindre en conséquence.</p>
<p>À tout cela s’ajoutent des réactions végétatives : sursauts, cauchemars, qui constituent d’autres stigmates de cette blessure. Enfin, d’autres symptômes et comorbidités vont parfois accompagner ce « noyau central » : dépression, anxiété, addictions, difficultés d’interactions sociales… Mais quoi qu’il en soit, le cœur du syndrome est bien cette capacité à réguler les intrusions. Elles sont au centre du trouble, tout le reste gravite autour, avec des expressions différentes d’une personne à l’autre.</p>
<p><strong>TCF : L’étude Remember a justement étudié les mécanismes de contrôle de ces intrusions. Comment s’est-elle déroulée ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> La grande force de cette étude réside dans son design général et dans le nombre important de participants. L’étude porte sur deux groupes principaux : l’un est constitué de personnes qui étaient au Bataclan, ou sur les terrasses attaquées, l’autre est un groupe « contrôle » (des habitants de Caen qui n’ont pas été directement impactés par les attentats – il s’agit du cercle 4).</p>
<p>Le groupe des victimes directes des attentats est ensuite subdivisé en deux sous-groupes, selon que ces participants ont développé un trouble de stress post-traumatique ou se sont avérés résilients. Enfin, les membres de chacun de ces deux sous-groupes sont appariés en fonction de leur situation précise face aux scènes des attentats (s’ils étaient dans la fosse du Bataclan, sur une terrasse, plus loin, ils étaient policiers, médecins, etc.).</p>
<p>Ce design est, scientifiquement parlant, extrêmement solide. De plus, le grand nombre de participants (200 personnes, dont environ 120 membres du cercle 1), permet des analyses statistiques très puissantes.</p>
<p>Pour savoir pourquoi certaines victimes sont capables de maîtriser la survenue des intrusions typiques du trouble de stress post-traumatique tandis que d’autres n’y parviennent pas, nous avons centré nos analyses sur l’IRM de haute résolution. Cette technologie permet, d’une part d’étudier la morphologie du cerveau, pour détecter d’éventuelles modifications d’un groupe à l’autre. D’autre part, l’IRM fonctionnelle permet quant à elle de mesurer l’activité du cerveau pendant que le participant réalise une tâche, en l’occurrence de visualiser le cerveau d’un sujet qui tente de repousser une intrusion.</p>
<p><strong>TCF : Il ne s’agissait bien sûr pas de réveiller les intrusions traumatiques chez les sujets…</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Non, évidemment, pour des raisons éthiques évidentes. Grâce à Pierre Gagnepain, qui avait déjà expérimenté cette méthodologie dans un autre cadre, nous avons conçu une expérience appelée « <em>think – no think</em> » (« penser – ne pas penser ») permettant de générer des intrusions « neutres », c’est-à-dire, non traumatiques, en faisant l’hypothèse que ces intrusions neutres allaient mettre en œuvre les mêmes mécanismes cérébraux que les intrusions traumatiques. Pour prendre une image : si vous conduisez votre voiture et que quelque chose surgit devant vous, vous allez immédiatement appuyer sur le frein, qu’il s’agisse d’un sanglier ou d’un enfant ! La réaction émotionnelle qui s’ensuit est différente, mais les mécanismes qui permettent le contrôle sont les mêmes.</p>
<p>Le <em>think – no think</em> consiste à faire surapprendre aux participants des associations entre des couples de concepts. Par exemple le mot écrit « bateau » et l’image d’une maison. Après cet apprentissage, quand le participant voit écrit le mot bateau, immédiatement lui vient à l’esprit l’image d’une maison, de façon quasi irrépressible. On mime ainsi la survenue de l’intrusion traumatique, sans le traumatisme.</p>
<p>Ensuite, une fois dans l’IRM, on demande à la personne, lorsqu’elle voit le mot bateau écrit en lettres rouges, d’essayer de chasser l’image de la maison, qui survient d’abord de façon irrépressible. On mesure l’activité du cerveau dans cette situation précise.</p>
<p>Les résultats de ces travaux ont fait l’objet <a href="https://presse.inserm.fr/stress-post-traumatique-nouvelles-pistes-pour-comprendre-la-resilience-au-trauma/38240/">d’une publication dans la revue <em>Science</em> en début d’année</a>.</p>
<p><strong>TCF : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’ils révèlent ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Nous avons découvert que la capacité à réfréner les intrusions, qui permet la résilience, s’explique notamment par des capacités de contrôle de la mémoire qui sont sous-tendues par des structures en réseau coordonnées par le cortex frontal, situé en avant du cerveau.</p>
<p>Quand une personne résiliente se trouve face au mot bateau écrit en rouge, et cherche donc à repousser l’intrusion de l’image associée, toutes les connexions neuronales de cette zone se synchronisent avec d’autres structures cérébrales, ce qui lui permet de contrôler les régions du cerveau impliquées dans la mémoire, les émotions, les perceptions d’une façon extrêmement efficace. Plus efficace même que ce que l’on observe chez les personnes du groupe contrôle, qui n’ont pas été confrontées directement aux attentats, ce qui constitue un résultat particulièrement intéressant. Notre travail ne souligne donc pas seulement les mécanismes défaillants, mais aussi, et c’est essentiel, ceux qui sont amplifiés pour permettre aux victimes de surmonter l’adversité.</p>
<p>La publication dans <em>Science</em>, utilisant l’imagerie fonctionnelle des intrusions dans le trouble de stress post-traumatique, souligne ce point critique du contrôle de la mémoire. Mais le trouble de stress post-traumatique a d’autres conséquences sur la mémoire, ce que ressentent très bien les victimes puisqu’il s’agit de leur mémoire autobiographique, celle qui est en lien avec leur identité personnelle.</p>
<p>Un autre volet du programme, qui utilise cette fois-ci des données psychopathologiques et neuropsychologiques, montre que la mémoire autobiographique, qui sert de base à la projection dans le futur, est aussi profondément modifiée. Le traumatisme, et ce qui s’écrit autour de lui, prend une place centrale, au détriment des intérêts antérieurs de la victime.</p>
<p>La compréhension des mécanismes qui président à ces changements est essentielle, et les leviers pouvant les modifier le sont plus encore, car ils pourraient constituer des pistes thérapeutiques nouvelles.</p>
<p><strong>TCF : Sait-on d’où proviennent les différences observées d’un individu à l’autre ? Certaines personnes étaient-elles « prédestinées » à être résilientes, en raison de leur bagage génétique, de leur entourage social ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Nous n’avons pas encore tous les éléments pour pouvoir répondre à ces questions bien évidemment cruciales. Les données sont en train d’être analysées, ce qui prend du temps. Par ailleurs, le suivi de l’évolution de ces patients nous fournira des informations complémentaires. À terme, nous espérons identifier les éléments défavorables, qui entraînent un stress post-traumatique, et les éléments qui favorisent au contraire la résilience.</p>
<p>Dans notre étude, nous avons déjà constaté que les professionnels (policiers, membres des professions médicales…) étaient mieux protégés vis-à-vis de ce trouble que les autres victimes. Probablement en raison de leur formation, et du fait qu’elles sont intervenues avec un but, un rôle précis à jouer. On sait en effet que la mémorisation est renforcée par l’accès au contexte dans lequel se produit le souvenir.</p>
<p>L’exemple typique est le souvenir flash : si vous demandez à des personnes ce qu’elles faisaient le 11 septembre 2001, elles vous décriront probablement très précisément ce qu’ils étaient en train de faire. Elles s’en souviennent très bien (ou croient s’en souvenir très bien, car comme tout souvenir, celui-ci évolue au fil du temps), parce qu’elles ont ressenti une émotion forte au moment de l’événement. Le contexte était renforcé, et le souvenir est donc particulièrement durable. Dans le cas des attentats du 13 novembre 2015, une enquête du CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), associée à notre programme, a montré que 90 % de la population en France avait formé un tel souvenir flash.</p>
<p>Mais si un événement crée une émotion extrême, comme chez les victimes, l’effet est contraire. La mémorisation ne fonctionne plus comme à l’état normal et il y a production de ces éléments disparates, qui vont devenir des intrusions. L’activité de certaines régions du cerveau impliquées dans les émotions (comme le circuit amygdalien notamment) devient désordonnée, ce qui a pour conséquence de perturber le fonctionnement du circuit hippocampique, impliqué dans la mémorisation de souvenirs entourés de leur contexte.</p>
<p>Les souvenirs flash sont donc des souvenirs dont le contexte est renforcé alors que les intrusions sont dépourvues de ce contexte, d’où leur caractère désordonné et incontrôlable.</p>
<p><strong>TC : Ce « point de rupture émotionnel » varie-t-il d’une personne à l’autre ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Il varie d’une situation à l’autre, objectivement, mais au-delà de cela, de nombreux paramètres l’influencent : la nature de l’événement, sa <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/ph%C3%A9nom%C3%A9nologie/79096">phénoménologie</a>, la façon dont la personne l’a ressenti, la façon dont elle va être aidée ensuite… Mais aussi en partie en lien avec des aspects génétiques, et avec le vécu de la personne (a-t-elle déjà subi des traumatismes, comment y a-t-elle réagi, etc.).</p>
<p>Parmi ces éléments, la façon dont la personne a vécu l’événement initial, dont elle a réagi dans les premières heures après le traumatisme, semble compter beaucoup. On sait qu’il est important de procurer rapidement après l’événement des interventions psychologiques de qualité, comme celles offertes par les personnels des <a href="https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/securite-sanitaire/article/les-cellules-d-urgence-medico-psychologique-cump">cellules d’urgence médico-psychologiques</a> (CUMPs), qui sont particulièrement bien organisées dans notre pays.</p>
<p>Soulignons aussi l’importance des contacts sociaux : certaines personnes vont s’isoler, tandis que dans d’autres cas, les membres de l’environnement vont réussir à interagir avec elle, à l’aider à surmonter cet état. C’est un point délicat, car il recouvre une grande part de subjectivité : certaines personnes sont entourées par leurs proches, mais, malgré elles, elles ne parviennent pas à tirer le bénéfice de ce soutien.</p>
<p>En outre, dans des événements de portée nationale, et même historique, comme les attentats du 13 novembre, la façon dont la personne se sent reconnue par les autres, d’une manière beaucoup plus générale, est également très importante : l’existence d’associations de victimes, de commémorations, d’un procès… Cette dynamique est complexe, car le ressenti est différent d’une personne à l’autre, d’autant que les personnes qui ont vécu de tels événements ne peuvent les oublier.</p>
<p><strong>TCF : Ce qui signifie que le traumatisme peut être réactivé ?</strong></p>
<p><strong>FE :</strong> Effectivement, le traumatisme sera potentiellement réactivé par des événements qui ressemblent à ceux qui l’ont créé, ou par d’autres situations traumatiques. Au premier rang de celles-ci figurent d’autres attentats, mais nous étudions aussi l’impact de la pandémie actuelle de Covid-19 et ses conséquences socio-économiques sur les participants à l’étude Remember, dans le cadre d’une étude complémentaire intitulée Remember-pandémie. Il s’agit d’étudier la vulnérabilité et la résilience aux expériences de confinement secondaires à l’épidémie, au moyen d’entretiens téléphoniques avec des psychologues et de questionnaires en ligne.</p>
<p>Il faut bien saisir que les conséquences du traumatisme continuent de s’écrire en lien avec le monde qui évolue autour de la victime. La mémoire collective qui se construit influence profondément la mémoire individuelle. On ne peut pas comprendre la pathologie développée par les individus qui ont été victimes d’un psychotraumatisme dans le cadre d’un événement comme des attentats de l’ampleur de ceux du 13 novembre 2015 si on laisse de côté les dimensions collectives et sociales.</p>
<p>Cela n’entre pas en opposition avec une réponse biologique et médicale. Cependant l’analyse des mécanismes, de leurs intrications, et donc la mise en évidence de potentielles thérapeutiques pertinentes, passe par la compréhension de cette dimension sociale. La possibilité d’une synergie entre la mémoire meurtrie de la victime et la mémoire sociale est l’une des voies de la résilience.</p>
<p>Comme le soulignait déjà en 1925 le sociologue Maurice Halbwachs, auteur de l’ouvrage <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/cadres_soc_memoire/cadres_soc_memoire.html">« les cadres sociaux de la mémoire »</a>, tout acte de mémoire est un acte social. On ne peut pas comprendre la mémoire individuelle si on oublie ce point…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150005/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Francis Eustache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les attentats du 13 Novembre ont créé un traumatisme tant dans la mémoire collective que dans les mémoires individuelles. Comprendre les mécanismes à l’œuvre permettra de mieux aider les victimes.Francis Eustache, Directeur de l'unité Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, Inserm, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Université de Caen Normandie, InsermLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1490782020-11-08T17:30:27Z2020-11-08T17:30:27Z« Séparatisme » : et si la politique antiterroriste faisait fausse route ?<p>La pandémie de la Covid-19 avait momentanément détourné l’attention du débat public de la question des musulmans de France. Le 16 octobre dernier, la décapitation de Samuel Paty, enseignant d’histoire-géographie à Conflans, suivie d’une seconde attaque au couteau à la Basilique de Notre-Dame à Nice le 31 octobre, a réactivé les réflexes sécuritaires et une rhétorique de <a href="https://journals.openedition.org/lectures/18666?lang=en">laïcité « identitaire »</a>.</p>
<p>La fermeture de mosquées et la dissolution d’associations telles que le Collectif de Lutte Contre l’Islamophobie (CCIF) sont-elles cependant de bonnes solutions au problème ? Fait-on face, réellement, en France, à un problème de « séparatisme » musulman ?</p>
<p>Les enquêtes en cours permettront de déterminer les raisons profondes, individuelles ou collectives, conscientes ou inconscientes qui ont poussé les assaillants à commettre les meurtres de Conflans et de Nice. Car vouloir comprendre, contrairement aux propos d’un ancien premier ministre, lorsqu’il s’agit de tels actes, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2016/03/03/terrorisme-la-cinglante-reponse-des-sciences-sociales-a-manuel-valls_4875959_3224.html">ne veut jamais dire justifier</a>. Au contraire, il est essentiel de comprendre pour pouvoir agir. A commencer par comprendre de quoi il est question quand on évoque l’adhésion à la « laïcité » des personnes de confession musulmane en France et leur « intégration ».</p>
<h2>Le terrorisme : une question sociétale ?</h2>
<p>Le texte élaboré par le <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/gouvernement/le-gouvernement-durcit-le-projet-de-loi-contre-le-separatisme-1261324">gouvernement</a> qui sera présenté début décembre prochain, propose de « renforcer la laïcité et conforter les principes républicains », d’intégrer désormais des mesures visant à renforcer « l’arsenal législatif » en matière de terrorisme. Le gouvernement diagnostique ainsi que le problème du terrorisme relève d’un problème sociétal, à savoir le manque d’intégration des populations musulmanes en France, et plus spécifiquement de l’atteinte aux principes de la laïcité.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1313459612985810947"}"></div></p>
<p>Or, quelles preuves nous donne le gouvernement de ce lien ? Quels indices a-t-on d’un manque d’intégration ou d’une remise en question des institutions de la République par les musulmans de France ?</p>
<p>Cette analyse d’un problème « sociétal » n’est pas nouvelle mais reste cependant relativement récente. En effet, les politiques de lutte antiterroriste ont marqué un tournant après les attentats de Mohamed Merah en 2012.</p>
<p>Si les politiques françaises antiterroristes reposaient jusqu’alors sur le travail des juges et des services de police spécialisés, en 2014 est actée une politique qui fait la synthèse entre les modèles nord-européens basés sur la représentation communautaire (Royaume-Uni, Pays Bas) et les pratiques françaises de prévention de la délinquance et de lutte contre les dérives sectaires. En résulte une approche de lutte contre la « radicalisation » qui s’appuie sur la coordination d’un grand nombre d’acteurs publics venus certes du domaine de la sécurité (juges, renseignement, police) mais pour la première fois, également du travail social (travailleurs sociaux, protection judiciaire de la jeunesse) et associatif (prévention spécialisée, lutte contre les dérives sectaires, etc.). Enfin, le gouvernement renforce la concertation avec les acteurs musulmans, au sein de plusieurs instances de dialogue.</p>
<p>Mais a-t-on véritablement affaire à un phénomène de radicalisation de la population musulmane en France qui conduirait à une forme de séparatisme ?</p>
<p>En 2018, nous nous sommes interrogés sur ce « tournant sociétal » de 2014 de l’antiterrorisme, et avons cherché à répondre à cette question.</p>
<h2>Nos résultats montrent un constat inverse à celui établi par le gouvernement</h2>
<p>Nous avons ainsi mené la <a href="https://openaccess.leidenuniv.nl/bitstream/handle/1887/72151/Rapport-Anti-terrorisme-et-Discriminations-FINAL2.pdf">première étude quantitative interrogeant les liens entre antiterrorisme et discrimination</a> en France. Un enquête qui nous permet de répondre directement à ces questions avec des données chiffrées. Celles-ci nous donnent une image inversée du diagnostic gouvernemental.</p>
<p>Pour cette étude, nous avons interrogé deux groupes : un groupe de personnes s’identifiant comme « musulmanes » et un « groupe de contrôle » composé de non-musulmans (pour les détails méthodologiques, nous renvoyons à notre étude). Quel est le constat ?</p>
<p>Contrairement aux discours médiatiques du gouvernement, mais en ligne avec un ensemble <a href="https://www.ined.fr/en/publications/editions/document-travail/trajectories-and-origines-survey-on-population-diversity-in-france-initial-findings-en/">d’études réalisées</a> par le passé, l’image du groupe « musulman » qui ressort de nos chiffres est celle d’une population qui fait très largement confiance aux institutions de la République.</p>
<h2>Une forte confiance dans les institutions</h2>
<p>D’après notre étude, le niveau de confiance des musulmans dans les institutions est similaire à celui des non-musulmans, voire supérieur dans certains cas (comme l’école, avec un score de confiance de 6,9/10 pour les musulmans et de 6,3/10 pour le groupe de contrôle), à l’exception des médias (4,6/10 et 5/10) et des forces de l’ordre (6,5/10 et 6,9/10). Ce qui ressort de l’étude ressemble ainsi plutôt à une adhésion massive des musulmans de France à la République.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=775&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=775&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/367562/original/file-20201104-17-1tkr8gm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=775&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Confiance dans les institutions.</span>
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<p>Or, cette confiance est d’autant plus surprenante que les musulmans déclarent dans le même temps se sentir discriminés, bien plus que le reste de la population (58 % du groupe des musulmans contre 27 % des non-musulmans). La différence entre les scores est encore plus frappante dans certaines situations : plus de 3 fois plus lors de la recherche d’un logement (24 % contre 7 %) ou à l’école (18 % contre 5 %), et jusqu’à 5 fois plus lors d’interactions avec la police (26 % contre 5 %).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/367563/original/file-20201104-23-1g9qrl2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le sentiment de discrimination.</span>
</figcaption>
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<h2>Des mesures contraignantes mais globalement acceptées</h2>
<p>Concernant les politiques antiterroristes et ses effets, nous avons fait les constats suivants : elles sont considérées comme justifiées par une grande partie de nos répondants, notamment en ce qui concerne le ciblage de populations spécifiques, avec un score de 4,8/10 pour les musulmans contre 6/10 pour le groupe de contrôle.</p>
<p>Et cela, malgré des effets considérés comme négatifs de ces politiques, puisqu’un grand nombre de répondants musulmans se sentent stigmatisés par l’antiterrorisme, en considérant par exemple être choisis de façon délibérée dans les interactions avec des agents publics, le plus souvent à cause de leur origine ou de leur couleur de peau (37 %), soit 2,5 fois plus que le groupe de contrôle (9,7 %). Ils se sentent par ailleurs considérablement moins bien traités lors de ces interactions (6,9/10) que le groupe de contrôle (8,5/10).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=552&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=552&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=552&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=694&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=694&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/367564/original/file-20201104-21-tm4aks.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=694&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Justification du ciblage.</span>
</figcaption>
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<p>Enfin, le dernier résultat important de notre enquête est que, tant chez les musulmans que chez les non-musulmans, la baisse de confiance dans les institutions ainsi que le changement de comportement face à l’antiterrorisme (limitation de la liberté d’expression, repli) s’expliquent avant tout par un seul et même facteur, l’expérience de la discrimination.</p>
<p>Et cela, sous contrôle d’autres facteurs tels que la religion, l’âge, la classe sociale ou le genre. Or, le groupe « musulman » comportant plus de personnes se décrivant comme discriminées, il est particulièrement susceptible d’être sensible à ces effets secondaires.</p>
<p>La rhétorique perçue comme discriminatoire dans les médias et dans le discours politique, ainsi que l’action de l’État en matière d’antiterrorisme, participe de ce sentiment de discrimination de personnes qui n’ont, a priori, rien à voir avec des réseaux terroristes.</p>
<h2>Des mesures peu efficaces</h2>
<p>Bien que l’on ne dispose pas encore du contenu exhaustif du futur projet loi rebaptisé « projet de loi visant à renforcer la laïcité et conforter les principes républicains », qui sera proposé en décembre, certaines mesures ont été déjà annoncées par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin :</p>
<blockquote>
<p>« faire respecter les obligations de neutralité aux organismes parapublics d’une part et aux organismes concessionnaires, délégataires et prestataires du service public d’autre part »</p>
</blockquote>
<p>Ce qui se traduira par un contrôle renforcé des associations ; la pénalisation des certificats de virginité et renforcement de la lutte contre la polygamie et les mariages forcés ; la fin de la scolarisation à domicile ; la séparation et transparence des activités cultuelles et socio-culturelles des associations, plus particulièrement musulmanes.</p>
<p>Sur la base de notre étude, il nous semble que ces propositions, en dehors de l’affichage politique de fermeté, ne résoudront pas grand chose, car le problème qu’elles tentent de résoudre, n’en est en réalité pas un. Bien sûr, il existe des groupements extrêmes et radicaux, et s’ils font le choix de la violence politique, ils représentent un danger.</p>
<p>Mais ce sont des groupements et des réseaux qui ne représentent qu’un très petit nombre d’individus. Il n’y a pas, en France, de rejet des valeurs et des institutions de la République par une majorité de musulmans. Il faut plutôt faire le constat inverse, celui d’une adhésion massive. Il y a en revanche un fort sentiment de discrimination des populations musulmanes, auquel contribuent, partiellement, les politiques antiterroristes.</p>
<h2>Ne pas faire l’économie de la lutte contre les discriminations</h2>
<p>Notre proposition, basée sur les données chiffrées que nous avons mises en évidence, est donc simple : l’action politique antiterroriste ne peut pas faire l’économie de la lutte contre les discriminations.</p>
<p>Lutter contre les discriminations et contre l’islamophobie devient dans ce cadre un outil de l’action publique qui permet de renforcer la cohésion sociale et contribue à l’adhésion de l’ensemble de la population aux valeurs de la vie commune. Dans notre rapport nous indiquons des chantiers à privilégier, notamment les médias et la police.</p>
<p>Le modèle du Royaume-Uni, où un organe indépendant (<a href="https://terrorismlegislationreviewer.independent.gov.uk/">Independent Reviewer of Counter-Terrorism Legislation</a>) contrôle les possibles dérives (en termes de libertés civiles ou de discrimiantions) de l’antiterrorisme, pourrait être une piste de réflexion.</p>
<p>L’escalade et la surenchère d’une laïcité « identitaire » – qui s’éloigne de plus en plus de visions apaisées de la laïcité, telles que celles promues par l’actuelle direction de l’<a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-observatoire-de-la-laicite-un-organe-consultatif-abonne-aux-polemiques-20201020">Observatoire de la laïcité</a> – ne font que contribuer à l’escalade et à la polarisation.</p>
<p>Dès lors, s’il n’y a pas de « séparatisme » en France, il est peut-être nécessaire de repenser l’amalgame entre terrorisme et religion, et laisser à la police, aux services de renseignement et aux juges d’instruction, le travail de démanteler les réseaux violents – réseaux qui eux, ont bien compris l’utilité rhétorique de ce sentiment de discrimination.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149078/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Francesco Ragazzi receives funding from Open Society Foundations (OSF), European Research Council, Nederlands Research Organization</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Amal Tawfik receives funding from Swiss National Science Foundation (SNSF) .</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Sarah Perret a reçu des financements de l'European Research Council (ERC). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Stephan Davidshofer receives funding from Swiss National Science Foundation (SNSF) </span></em></p>Une étude récente montre que contrairement à certains discours, la population « musulmane » en France fait très largement confiance aux institutions de la République.Francesco Ragazzi, Associate Professor, Leiden UniversityAmal Tawfik, Academic Associate in Sociology, School of Health Sciences (HESAV), HES-SO University of Applied Sciences and Arts Western Switzerland, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)Sarah Perret, Chercheuse, King's College London, École normale supérieure (ENS) – PSLStephan Davidshofer, Lecturer, Université de GenèveLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1493302020-11-03T19:44:12Z2020-11-03T19:44:12ZVu d’Australie : à chaque attentat, la loyauté des Français musulmans est remise en cause<p><em>Le monde anglo-saxon et certains médias ont été très critiques de la France vis-à-vis de ses positions sur la liberté d’expression et sur le traitement des citoyens de confession musulmane. Analyse de deux chercheurs australiens.</em></p>
<hr>
<p>Après la <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-54729957">mort de trois personnes</a> dans une attaque à l’arme blanche, cette semaine à Nice, qualifiée par le Président Emmanuel Macron d’« attentat islamiste », nous ne pouvons qu’éprouver un sentiment de déjà-vu.</p>
<p>À la tristesse que nous ressentons en pensant à ces vies innocentes, fauchées de la plus horribles des façons, se mêle l’appréhension de l’avenir, alors que nous nous remémorons ce qui s’est si souvent produit auparavant.</p>
<p>Mais, au-delà du sentiment de terreur que les attaquants espèrent diffuser en France, ces événements soulignent aussi à quel point la France est fragilisée du fait de sa définition problématique de l’identité nationale, figée dans le passé.</p>
<h2>Une série mortifère depuis 1961</h2>
<p>Les Français ont été confrontés à de nombreux attentats au cours des dernières décennies. Il ne s’agit pas seulement de la violence épouvantable associée à la montée en puissance de Daech mais d’une série mortifère qui semble ne jamais devoir s’arrêter, depuis <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_du_train_Strasbourg-Paris">l’attentat à la bombe du train Paris-Strasbourg</a> qui avait fait 28 victimes en juin 1961, dans le contexte de la guerre d’Algérie.</p>
<p>En 2014, l’émergence de Daech a marqué l’avènement d’un autre genre d’attentat en France : l’utilisation de fusils d’assaut, comme lors des <a href="https://theconversation.com/a-la-recherche-du-temps-perdu-de-mohamed-merah-au-bataclan-86432">attentats</a> contre <em>Charlie Hebdo</em>, l’Hyper Cacher en janvier 2015, puis au Bataclan, dix mois plus tard.</p>
<p>Par bien des aspects, la plus choquante de ces attaques a été celle qu’un seul assaillant a perpétrée à Nice le 14 juillet 2016.</p>
<p>Au volant d’un camion, l’homme a <a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/86-morts-en-4-min-et-17-s-01-10-2016-6166217.php">foncé dans la foule des piétons</a> qui célébraient la fête nationale sur la promenade des Anglais, faisant 86 morts et plus de 400 blessés.</p>
<p>Pour les <a href="https://www.nytimes.com/2020/10/29/world/europe/france-terror-attack-muslims.html">six millions de musulmans de France</a>, la tristesse de ces événements est mêlée d’appréhension et de crainte.</p>
<p>L’horrifiante <a href="https://time.com/5902121/samuel-paty-france-macron-muslim/">décapitation</a> d’un professeur de lycée, Samuel Paty, le 16 octobre dernier, et l’attaque similaire qui a coûté la vie à une femme de 60 ans et deux autres personnes à la cathédrale <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/a-nice-le-terroriste-est-venu-pour-tuer-20201101">Notre-Dame de Nice</a> deux semaines plus tard sont des actes de violence calculés pour provoquer la colère.</p>
<p>Cette barbarie est délibérée. Elle a pour objectif de diviser la France et son peuple.</p>
<h2>Macron prend pour cible les islamistes</h2>
<p>D’après un <a href="https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-menace-terroriste-et-lislamisme/">sondage d’opinion</a> mené après l’assassinat de Samuel Paty, 79 % des personnes interrogées ont l’impression que « l’islamisme a déclaré la guerre » à la France et à la République française. Un pourcentage encore plus important considère que l’approche rigide de la France en matière de laïcité est menacée.</p>
<p>Dans une société où près <a href="https://www.ined.fr/en/everything_about_population/demographic-facts-sheets/faq/how-many-immigrants-france/#:%7E:text=In%202018%2C%20there%20were%206.5,population%20in%20France%20is%20changing">d’une personne sur dix est immigrée</a>, être Français signifie se comporter comme un Français, et la laïcité ne semble laisser que peu de place à l’expression de l’identité ou des convictions religieuses dans la vie publique… à moins qu’elles ne s’alignent avec celles du catholicisme à la française.</p>
<h2>Les institutions musulmanes dans le viseur</h2>
<p>Chaque attentat suscite une nouvelle vague de remise en cause publique de la loyauté des musulmans de France envers la République et ses valeurs.</p>
<p>Après l’assassinat de Samuel Paty, le Conseil français du culte musulman (CFCM) <a href="https://www.20minutes.fr/societe/2891475-20201022-attentat-conflans-cfcm-propose-preche-imams-france">s’est efforcé de dissiper le doute</a> sur la position des Français de confession musulmane :</p>
<blockquote>
<p>« L’assassinat horrible de [Samuel Paty] […] vient nous rappeler les fléaux qui marquent tristement notre réalité : celle des irruptions, dans notre pays, du radicalisme, de la violence et du terrorisme qui se réclament de l’Islam, faisant des victimes de tous âges, de toutes conditions et de toutes convictions. »</p>
</blockquote>
<p>Dans un <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/en/french-foreign-policy/human-rights/freedom-of-religion-or-belief/article/national-tribute-to-the-memory-of-samuel-paty-speech-by-emmanuel-macron">discours empreint d’émotion</a> prononcé lors de l’hommage national à Samuel Paty, le président Macron a exprimé des sentiments similaires :</p>
<blockquote>
<p>« Samuel Paty fut tué parce que les islamistes veulent notre futur et qu’ils savent qu’avec des héros tranquilles tels que lui, ils ne l’auront jamais. Eux séparent les fidèles et les mécréants. »</p>
</blockquote>
<h2>Les musulmans de France au pied du mur</h2>
<p>Tragiquement, alors même que l’essentiel des propos de M. Macron reflète l’opinion de la grande majorité des Français (musulmans et non-musulmans confondus), ce discours laisse les musulmans de France au pied du mur.</p>
<p>Quels que soient leurs efforts, ils ne peuvent être suffisamment Français que s’ils cessent d’être musulmans, et tournent le dos à leur foi, tout au moins en public.</p>
<p>Emmanuel Macron a aussitôt été vilipendé par le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/oct/25/france-recalls-ambassador-to-turkey-after-erdogan-questions-macrons-mental-state">remis en question sa santé mentale</a>, et par le premier ministre pakistanais Imran Khan, qui a <a href="https://twitter.com/ImranKhanPTI/status/1320286659477442565">plus diplomatiquement tweeté</a> :</p>
<blockquote>
<p>« C’est un moment où le président Macron aurait pu favoriser la guérison et empêcher les extrémistes de gagner du terrain, au lieu de créer davantage de polarisation et de marginalisation qui ne peuvent que mener à la radicalisation. »</p>
</blockquote>
<p>L’ex-premier ministre malaisien, Mahathir Mohamad, n’a, lui, pas cherché à modérer ses propos quand il a publié un <a href="https://twitter.com/chedetofficial/status/1321765585756192771">tweet provocateur</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé. »</p>
</blockquote>
<p>Les déclarations de Recep Tayyip Erdogan et Imran Khan étaient clairement des appels du pied à leur électorat et aux contextes propres de leur pays respectifs, où les tensions religieuses sont historiquement liées à la vie politique.</p>
<p>M. Mahathir, familier de ce genre de provocations, semble ne chercher qu’à attirer l’attention, sans tenir compte du fait des conséquences que cela peut engendrer.</p>
<h2>En France, l’impossible multiculturalisme ?</h2>
<p>En réaction aux récentes attaques terroristes en France, le premier ministre canadien Justin Trudeau <a href="https://www.cbc.ca/player/play/1813186115788">s’est fait l’écho de l’opinion</a> des représentants du CFCM :</p>
<blockquote>
<p>« Ce sont des actes odieux, criminels, qu’aucune circonstance ne peut justifier, et un affront à toutes nos valeurs. Les criminels, les terroristes, les assassins de sang-froid qui ont perpétré ces attaques ne représentent pas l’Islam. Ils ne définissent pas les musulmans de France, du Canada ou d’ailleurs. »</p>
</blockquote>
<p>Justin Trudeau, francophone, comprend bien la mentalité française mais aussi le multiculturalisme des sociétés constituées d’immigrants comme le Canada, ce qui n’est pas le modèle de la France et d’Emmanuel Macron qui prône l’intégration.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1321877479372500992"}"></div></p>
<p>Le président français est à la tête d’une société profondément plurielle, façonnée par l’immigration, mais la France est une nation qui se débat avec le langage et la mise en pratique du pluralisme culturel.</p>
<p>Le multiculturalisme canadien, américain, australien ou néo-zélandais, en revanche, s’affiche de façon beaucoup plus décomplexée. Ces pays ont une approche de l’unité nationale qui n’empêche pas l’expression publique de la différence.</p>
<h2>Le spectre d’un affrontement entre deux formes d’extrémisme</h2>
<p>Dans les heures qui ont suivi l’attentat du 29 octobre à Nice, un homme qui menaçait des passants à Avignon <a href="https://www.20minutes.fr/justice/2897223-20201030-avignon-attentat-attaque-identitaire-coup-folie-pourquoi-homme-abattu-policiers">a été abattu</a> par la police après avoir refusé de lâcher son arme.</p>
<p>L’attaquant appartiendrait à une <a href="https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/amateur-de-livres-neonazis-ex-militant-du-pcf-qui-etait-lhomme-abattu-par-des-policiers-a-avignon">mouvance identitaire</a> qui adhérerait notamment à l’idée d’un « grand remplacement » des chrétiens blancs par les musulmans.</p>
<p>Alors que la France entre dans une seconde période de confinement face à la nouvelle vague de Covid-19, avec une économie en berne et une population angoissée et effrayée, le spectre d’un affrontement entre deux formes d’extrémisme et d’une escalade de la violence est la dernière chose dont le pays ait besoin.</p>
<p>C’est une période difficile pour tous les Français, mais plus encore pour les Français musulmans.</p>
<p>Emmanuel Macron le sait, et reconnaît les barrières que représente la flambée du chômage chez les jeunes Français en général et les jeunes musulmans en particulier, <a href="https://unherd.com/2020/10/why-is-the-anglo-media-portaying-france-as-the-villain/">ainsi que l’énorme problème</a> du racisme systémique et du sectarisme.</p>
<p>Pourtant, jusqu’ici, la France et lui sont dans l’impasse, ne cessant de répéter les erreurs du passé, encombrés par une définition problématique de l’identité française et des critères inutilement réducteurs d’appartenance à la communauté nationale.</p>
<hr>
<p><em>Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour <a href="http://www.fastforword.fr">Fast ForWord</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149330/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Greg Barton reçoit des financements du Australian Research Council. Il est impliqué dans une série de projets sur la violence extrême en Australie et Asie du Sud-Est financés par le gouvernement australien.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Fethi Mansouri reçoit des financements du Australian Research Council. Il est directeur du Alfred Deakin Institute for Citizenship and Globalisation.</span></em></p>Vue d’Australie, la suite d’événements tragiques – et attaques terroristes – illustre certaines faiblesses de la France, notamment sa capacité à rassembler et à ne pas apprendre du passé.Greg Barton, Chair in Global Islamic Politics, Alfred Deakin Institute for Citizenship and Globalisation, Deakin UniversityFethi Mansouri, Research Professor/Director, Alfred Deakin Institute for Citizenship and Globalisation, Deakin UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1486402020-10-23T13:05:46Z2020-10-23T13:05:46Z« Fichés S » et autres fichiers de police : de quoi parle-t-on vraiment ?<p>La question revient inlassablement après chaque attentat : l’auteur était-il « fiché S » ? </p>
<p>Pour nombre d’entre nous, le « fiché S » serait celui qu’on soupçonne de terrorisme, qu’on surveille. Il serait l’individu dangereux que d’aucuns souhaiteraient voir <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/menace-terroriste-faut-il-enfermer-tous-les-fiches-s_1736212.html">enfermer</a>, ou au moins <a href="https://www.europe1.fr/politique/information-europe-1-darmanin-veut-expulser-231-etrangers-fiches-pour-radicalisation-3999461">expulser</a>. Il serait celui qui n’a pas encore commis d’attentat, mais qui va en commettre.</p>
<p>Pourtant, et cela peut surprendre au regard de la lumière médiatique qui y est portée, il n’existe pas, en France, de « fichier S ». Ce qui est appelé ainsi, par abus de langage, n’est autre qu’un type de signalement inscrit au <a href="https://www.cnil.fr/fr/fpr-fichier-des-personnes-recherchees">Fichier des Personnes Recherchées</a> (FPR).</p>
<p>Le FPR est l’un des plus importants fichiers policiers français (à la fois quant au nombre d’individus fichés, et quant à l’utilisation quotidienne qui en est faite). Il recense les personnes qui font l’objet d’une « fiche », c’est-à-dire d’un signalement par une décision judiciaire, administrative ou policière. Il est un fichier d’identification, alors que d’autres sont davantage dédiés à l’assistance à l’enquête en elle-même (comme le logiciel Anacrim, <a href="https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/data/logiciel-anacrim-analyse-de-donnees-et-coup-de-theatre-dans-l-affaire-gregory-villemin_113845">tout aussi médiatique</a>) ou que d’autres encore contiennent nos <a href="https://www.cnil.fr/fr/faed-fichier-automatise-des-empreintes-digitales">empreintes digitales</a> ou <a href="https://www.cnil.fr/fr/fnaeg-fichier-national-des-empreintes-genetiques">ADN</a>.</p>
<h2>620 000 fiches actives</h2>
<p>Il existe un très grand nombre de cas dans lesquels vous pouvez être « fiché » au FPR. On y trouve ainsi, pêle-mêle, les individus ayant fait l’objet d’une interdiction judiciaire quelconque (par exemple, une interdiction de stade), ceux qui ont une dette auprès du fisc, ou encore les déserteurs de l’armée. Les <a href="http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b1335_rapport-information#_Toc256000039">derniers chiffres</a> font état d’environ 620 000 fiches actives.</p>
<p>Le FPR fait l’objet d’une alimentation à la fois par les organes judiciaires et administratifs. L’accès y est très régulier, notamment par les forces de l’ordre lors des contrôles sur le bord de la route (via leur mobile ou une tablette).</p>
<p>À chaque catégorie de signalement correspond un type de fichier particulier et une lettre. Les étrangers en situation irrégulière se trouveront ainsi fichés « E », les débiteurs du Trésor Public fichés « T » ou encore les enfants fugueurs « M ».</p>
<p>Chaque fiche est complétée par le service qui l'a créée : greffes des tribunaux, services de renseignement, direction des finances publiques, police aux frontières, etc. Elle mentionne systématiquement l’identité de la personne, sa photographie, le motif de la recherche ainsi que la « conduite à tenir » (« CAT » en langage policier). Cette dernière peut être variable, de l’arrestation de la personne à l’absence d’action, en passant par le simple signalement à l’autorité émettrice.</p>
<h2>S pour « Sûreté de l’État »</h2>
<p>Mais quelles sont les fameuses « fiches S » ? Le S tient pour « Sûreté de l’État ».</p>
<p>Elles concernent « les personnes qui peuvent, en raison de leur activité individuelle ou collective, porter atteinte à la sûreté de l’État et à la sécurité publique par le recours ou le soutien actif apporté à la violence, ainsi que celles entretenant ou ayant des relations directes et non fortuites avec ces personnes », selon le <a href="http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b1335_rapport-information#_Toc256000039">dernier rapport parlementaire sur la question</a>.</p>
<p>Comprendre : les individus considérés comme potentiellement dangereux (sans distinction entre différents degrés de dangerosité), par leurs actes ou leur soutien à des actes, mais aussi les personnes gravitant autour de ces individus.</p>
<p>Aucune mention donc de l’islamisme radical, ni même du terrorisme. La fiche S peut aussi bien concerner le <a href="https://www.lepoint.fr/societe/le-militant-d-ultragauche-fiche-s-ecope-d-un-rappel-a-la-loi-27-03-2019-2304077_23.php">militant d’ultragauche</a> que l’islamiste radicalisé proche de passer à l’action. Il peut concerner tout individu qui est jugé dangereux pour la sûreté de l’État par un service de renseignement national tel que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui traite des menaces les plus importantes au niveau national, la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) pour la capitale ou encore le Service central du renseignement territorial (SCRT), dont la mission est de rassembler les informations remontées localement.</p>
<p>Si le nombre précis de fichés S est inconnu, <a href="https://www.liberation.fr/checknews/2017/05/03/combien-y-a-t-il-de-fiches-s-en-france_1652320">il est en tout cas assez important</a>. Il n’y a, parmi ce nombre, pas de distinction entre différents types de fiches S selon la cause de signalisation. Les fiches sont seulement distinctes par la conduite à tenir qui y est inscrite, celle-ci étant standardisée et <a href="https://www.senat.fr/rap/r18-219/r18-2191.pdf">identifiée par un numéro de 1 à 11</a> (fiches S1, S2, S3, etc.).</p>
<h2>Un simple outil policier</h2>
<p>Quel est alors le but d’une fiche S ? Il ne s’agit pas d’une condamnation, ni même d’une décision judiciaire. La fiche S émane d’un service de renseignement qui souhaite, le plus souvent, simplement être informé en cas de contrôle de l’individu quelque part sur le territoire national (ou aux frontières).</p>
<p>L’individu fiché S ne fait donc pas nécessairement l’objet d’une surveillance active. Pas plus qu’il n’est bien sûr informé de cette fiche (le plus souvent, les CAT prévoient d’ailleurs de ne pas alerter l’individu lors du contrôle).</p>
<p>La fiche permettra simplement à l’agent de police ou de gendarmerie qui, lors d’un contrôle routier, est amené à croiser la route d’un individu fiché S, de faire remonter l’information auprès des services de renseignement, qui, la plupart du temps, en prendront simplement note.</p>
<p>La fiche S n’est donc ni une condamnation pénale, ni même l’indice d’une surveillance active. Elle ne témoigne ni d’une dangerosité accrue ni d’un passage à l’acte immédiat. Elle pourra néanmoins impacter la vie de l’individu : le FPR est consulté lors des enquêtes administratives, et peut donc amener à un avis négatif pour l’obtention d’un emploi dans la fonction publique ou dans les secteurs privés de la sécurité.</p>
<p>Elle peut aussi être problématique pour <a href="https://www.liberation.fr/debats/2018/04/26/ecrivain-et-fiche-s_1646116">l’obtention d’un passeport</a> ou d’un permis particulier (port d’armes par exemple).</p>
<p>La fiche S ne permet pas, à elle seule, de fonder une décision d’expulsion (malgré une <a href="https://www.20minutes.fr/justice/2888743-20201019-attentat-conflans-experts-expulsion-231-etrangers-fiches-radicalisation-tout-effet-annonce">récente annonce ministérielle</a>) pas plus qu’elle ne permet par exemple de retirer le statut de réfugié à un individu. Le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, est à ce propos <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000038077337/">extrêmement clair</a>. La fiche S doit rester ce qu’elle est : un outil policier.</p>
<h2>D’autres fichiers plus discrets</h2>
<p>L’individu fiché S n’est pas nécessairement un dangereux radicalisé prêt à passer à l’acte, et tous ceux qui passent à l’acte ou qui sont soupçonnés de le faire ne sont pas fichés S. Le drame de vendredi dernier en est malheureusement la triste démonstration.</p>
<p>Les services de renseignement eux-mêmes d’ailleurs n’apprécient pas particulièrement la fiche S, dont la publicité (elle est visible par tous les policiers et gendarmes qui consultent le FPR) peut-être néfaste à la nécessaire discrétion en la matière. <a href="https://www.senat.fr/rap/r18-219/r18-2191.pdf">Les sénateurs pointent ainsi dans un rapport de fin 2018</a> le risque d’éveiller les soupçons chez la personne fichée lors d’un contrôle, si l’attitude du policier ou du gendarme est, même involontairement, modifiée à la lecture de cette information sur sa tablette.</p>
<p>D’autres fichiers, cette fois parfaitement confidentiels, répondent davantage à leurs besoins : <a href="https://www.lejdd.fr/Politique/Cristina-le-fichier-cache-87418-3083426">CRISTINA</a> (principal fichier généraliste propre au renseignement), et le <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/cinq-questions-sur-le-fsprt-le-fichier-sur-la-radicalisation-en-france-1243291">FSPRT</a>, spécifique à la problématique de la radicalisation. Ces deux outils font partie d’une <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000649189/2020-10-22/">liste de dix-sept fichiers</a> « intéressants la sûreté de l’État » et dont le fonctionnement et l’usage sont complètement secrets.</p>
<p>Plus généralement, la problématique est ici la même pour tous les fichiers de police : ils sont uniquement des outils, au service de l’enquête ou de la prévention ciblée des infractions. Pourtant, leur usage et leur champ d’application tendent à se développer et ne sont pas sans conséquences sur chacun d’entre nous.</p>
<h2>« Défavorablement connu des services de police »</h2>
<p>Qui ne s’est jamais interrogé sur l’expression « défavorablement connu des services de police » ? Là encore, derrière cette formule, se cache un autre grand fichier : le <a href="https://www.cnil.fr/fr/taj-traitement-dantecedents-judiciaires">Traitement des Antécédents Judiciaires, ou TAJ</a>.</p>
<p>Or, comme le FPR, le TAJ comprend les données d’individus seulement soupçonnés, non condamnés (contrairement au <a href="https://www.justice.fr/themes/casier-judiciaire">Casier Judiciaire National</a>, plus encadré, mais auxquels les forces de l’ordre n’ont pas un accès immédiat). Pourtant, là encore, les conséquences pour les individus peuvent être très concrètes, et là encore, par le biais des <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000037825805/2019-06-01/">enquêtes administratives</a>.</p>
<p>Vous avez fait l’objet d’une arrestation après un acte de désobéissance civile, pour lequel vous n’avez pas été poursuivi devant la justice ? Il est fort probable que vous soyez fiché au TAJ, et que ce fichage déclenche un avis négatif lors d’une « enquête de moralité » préalable à l’embauche dans la fonction publique ou pour <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037825805/2019-06-01">certains emplois privés dans des domaines réglementés</a> (sécurité, mais aussi jeux et paris par exemple, ou lorsqu’il y a manipulation de substances dangereuses).</p>
<p>Les fichiers de police sont donc beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord. Ils sont bien distincts des fichiers judiciaires, comme le Casier Judiciaire, connu de tous et obéissant à des règles bien précises. Ils répondent à une logique différente : celle de l’enquête.</p>
<h2>Un développement exponentiel des fichiers</h2>
<p>La numérisation des enquêtes, l’usage de l’intelligence artificielle, la généralisation des dispositifs mobiles à la disposition des forces de l’ordre, le recours à la biométrie sont autant de facteurs qui font se développer exponentiellement les fichiers de police.</p>
<p>Le <a href="http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b1335_rapport-information#_Toc256000039">dernier rapport parlementaire</a> en la matière en identifie ainsi une centaine à la disposition des forces de l’ordre.</p>
<p>Si leur caractère utile dans les investigations, et même indispensable en matière de renseignement, ne serait être nié, il convient de garder à l’esprit leurs limites, et cela dans toutes les circonstances, même les plus atroces.</p>
<p>Un fichier de police, même le FPR, ne saurait justifier une mesure restrictive ou privative de liberté, même au nom de la prévention. Il ne doit pas non plus être perçu comme la <a href="https://virginiegautron.wixsite.com/virginie-gautron/communication-fichier">marque au fer rouge du XXIe siècle</a>.</p>
<h2>Des mesures fortes existent</h2>
<p>Sommes-nous pour autant démunis en matière de prévention des infractions, notamment terroristes ? La réponse négative apparaît évidente à qui s’intéresse à la matière préventive, en <a href="http://www.revuedlf.com/droit-penal/les-infractions-de-prevention-argonautes-de-la-lutte-contre-le-terrorisme/">très large développement depuis une vingtaine d’années</a>.</p>
<p>Les mesures administratives individuelles <a href="https://www.vie-publique.fr/loi/20775-loi-securite-interieure-et-la-lutte-contre-le-terrorisme">très largement admises après la fin de l’état d’urgence en 2017</a> et la création d’infractions pénales incriminant des actes préparatoires de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038312763/2019-03-25">plus en plus minces</a> devraient suffire à convaincre de notre arsenal préventif.</p>
<p>Enfermer, punir ou expulser l’individu radicalisé avant qu’il passe à l’acte est, en droit français, largement possible et pratiqué selon un récent rapport parlementaire dressant un <a href="http://www.senat.fr/rap/r19-348/r19-3481.pdf">premier bilan de la loi de 2017</a>.</p>
<p>Ainsi, le fait qu’un auteur d’attentat soit « fiché S » ou « défavorablement connu des services de police » ne peut être considéré en lui-même comme un symptôme de l’échec des services de renseignement.</p>
<p>Les fichiers de police ne sont, et ne doivent pas être, des outils de décision. Ils sont plutôt des outils d’aide à la décision, parmi d’autres. La décision d’interpeller ou d’enfermer un individu ne peut se prendre que sur la base d’un comportement effectif et constaté, soit par le biais des condamnations pénales, soit par le biais des mesures administratives.</p>
<p>Ces procédures sont mises en œuvre selon des règles précises, sont susceptibles de recours <a href="https://www.cnctr.fr/">administratifs</a> et <a href="https://www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2018-4-page-35.htm">judiciaires</a> et sont précisément limitées. La généralisation de mesures liberticides à un ensemble d’individus d’une catégorie hétérogène et strictement policière, n’est ni possible juridiquement, ni souhaitable dans un État de droit démocratique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/148640/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yoann Nabat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Contrairement à une idée répandue, le « fichier S » n’existe pas. En revanche, il existe un très grand nombre de cas dans lesquels vous pouvez être « fiché ».Yoann Nabat, Enseignant-chercheur en droit privé et sciences criminelles, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1471632020-10-05T21:51:48Z2020-10-05T21:51:48ZQuel bilan pour les mesures administratives de lutte contre le terrorisme ?<p>Depuis l’adoption le 9 septembre 1986 de la première loi se donnant pour objet d’apporter une réponse pénale spécifique à la criminalité dite « terroriste », l’arsenal répressif en la matière <a href="https://www.vie-publique.fr/eclairage/18530-trente-ans-de-legislation-antiterroriste">n’a cessé de se durcir et de s’étoffer</a>.</p>
<p>Dans une société démocratique, le pouvoir des autorités pénales ne saurait toutefois être infini et il ne peut désormais s’étendre encore sans menacer directement l’État de droit, ainsi que l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil constitutionnel en <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020845QPC.htm">censurant la pénalisation excessive de la liberté d’expression</a> ou l’extension démesurée des pouvoirs d’investigations les plus <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019778DC.htm">intrusifs (surveillance informatique, perquisitions…)</a>.</p>
<h2>Une résurgence d’une répression purement administrative</h2>
<p>C’est dans ce contexte que l’on assiste, depuis le début des années 2010, à la résurgence d’une répression purement administrative du terrorisme qui, sans offrir aux personnes mises en cause les mêmes garanties qu’en matière judiciaire, se traduit par des mesures restrictives de liberté particulièrement coercitives.</p>
<p>Une coercition qui s’est notamment donnée à voir durant la mise en œuvre de l’état d’urgence entre novembre 2015 et septembre 2017, en application duquel des milliers de personnes ont été perquisitionnées ou assignées à résidence sur simple ordre du préfet ou du ministre de l’Intérieur, sans aucun contrôle de l’autorité judiciaire.</p>
<p>De nombreux observateurs ont alors pointé le <a href="https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/en-france-les-victimes-de-letat-durgence">caractère arbitraire et discriminatoire de ces mesures</a>, montrées en outre comme particulièrement peu efficientes dans la lutte contre la criminalité terroriste : les perquisitions conduites sur le fondement de l’état d’urgence n’ont révélé aucune infraction dans près de 88 % des cas et, lorsqu’elles ont été fructueuses, elles ont essentiellement permis la découverte de stupéfiants, d’armes ou <a href="http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-info/i4281/%28index%29/depots">d’infractions au droit du travail ou au droit des étrangers</a>.</p>
<p>C’est pourtant leur pérennisation qu’a souhaité le gouvernement en faisant adopter, le 30 octobre 2017, une loi inscrivant les perquisitions et assignations à résidence administratives dans le droit commun.</p>
<p>Alors que le Parlement est prochainement appelé à se prononcer sur la prorogation de ces mesures <a href="http://www.senat.fr/leg/pjl19-669.html">au-delà du 31 décembre 2020</a> – limite initialement prévue à leur application – leur efficacité mérite plus que jamais questionnée. Ces mesures permettent-elles réellement de prévenir, constater, élucider et le cas échéant sanctionner les infractions terroristes ?</p>
<h2>Une inefficacité manifeste</h2>
<p>L’analyse des deux premières années de leur mise en œuvre met en exergue leur inefficacité manifeste à cet égard. Il ressort en effet des <a href="https://www.senat.fr/rapports-senateur/daubresse_marc_philippe04008a.html">rapports de contrôle parlementaire de ces mesures</a> que plus de 90 % des perquisitions domiciliaires, pudiquement renommées « visites et saisies » n’ont mise en évidence aucune infraction terroriste.</p>
<p>Et, lorsque tel a été le cas, il s’agissait en réalité, dans la très grande majorité des cas, du délit d’apologie du terrorisme soit une infraction provoquée par la mesure elle-même, lorsque les personnes perquisitionnées auront été suffisamment stupides – ou suffisamment bouleversées – pour afficher leur soutien à telle ou telle organisation criminelle devant les services de police.</p>
<p>Au final, seules deux personnes sur les 167 perquisitionnées auront été poursuivies du chef d’associations de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste – étant observé que leur mise en cause aurait tout aussi bien pu intervenir dans le cadre d’une procédure pénale.</p>
<h2>Quelle efficacité des assignations à résidence ?</h2>
<p>L’efficacité des assignations à résidence administratives, renommées « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » en ce qu’elles ne permettent pas d’assigner une personne dans un périmètre géographique inférieur au territoire de la commune, est en théorie plus difficile à mesurer.</p>
<p>L’absence de commission d’infractions terroristes par les personnes qui y sont soumises peut s’analyser tout aussi bien comme la preuve de leur efficacité que comme celle de leur inutilité, tant il est vrai que la seule interdiction faite à la personne de quitter sa commune ne l’empêche en rien de commettre un délit. Il également difficile d’objectiver à quel point, en la dévoilant, la mesure affecte l’efficacité de la surveillance policière des individus soupçonnés de préparer la commission d’attentats.</p>
<p>Il est revanche un risque que le bilan de leur mise en application met en exergue : celui de l’enfermement dans la délinquance des personnes assignées.</p>
<p>De Howard Becker à Laurent Mucchielli, la sociologie de la délinquance nous enseigne en effet que la stigmatisation par les autorités répressives de certaines catégories de citoyens en raison des infractions qu’on leur prête a paradoxalement pour effet d’accroître <a href="https://www.scienceshumaines.com/outsiders_fr_13013.html">leur propension à les commettre</a>.</p>
<p>Or c’est majoritairement à l’égard des personnes sortant de prisons – pour plus de 63 % des cas – <a href="https://www.senat.fr/rapports-senateur/daubresse_marc_philippe04008a.html">que les mesures de surveillance administrative sont ordonnées</a>.</p>
<h2>Des critères trop imprécis</h2>
<p>Au reste, l’inefficacité des mesures administratives de répression du terrorisme s’explique aisément par leur nature juridique et le cadre légal de leur mise en œuvre. D’une part, il s’agit officiellement de mesures de police administrative, lesquelles n’ont ni pour effet ni pour objet de concourir à l’élucidation des infractions. D’autre part et surtout, les critères permettant de les ordonner sont beaucoup trop imprécis et extensifs pour permettre une réponse suffisamment ciblée pour être efficace.</p>
<p>Elles peuvent en effet être <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000035936404/2020-01-08">prises</a> à l’encontre de</p>
<blockquote>
<p>« toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui, soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ».</p>
</blockquote>
<p>Or, loin de borner l’action des autorités, la référence au terrorisme permet d’étendre très largement le filet répressif.</p>
<p>Cette catégorie juridique est en effet des plus malléables puisque la seule chose qui permet de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000032751714?etatTexte=VIGUEUR&etatTexte=VIGUEUR_DIFF#LEGIARTI000032751714">qualifier une infraction de terroriste</a> est le fait qu’elle soit commise « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».</p>
<p>Une définition on ne peut plus imprécise, qui fait que le basculement d’un acte délictueux dans la catégorie du terrorisme <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2016/08/SIZAIRE/56077">résulte en dernière analyse du fait du prince</a>.</p>
<p>À l’heure où chaque nouvel attentat est prétexte à la surenchère répressive, le bilan des mesures administratives de répression du terrorisme nous invite au contraire à rechercher dans un meilleur encadrement de l’action du pouvoir répressif l’efficacité bien comprise de la lutte contre la criminalité terroriste.</p>
<p>Loin de la répression aveugle et contre-productive héritée de l’état d’urgence, et <a href="https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G19/057/59/PDF/G1905759.pdf">ainsi que nous y engagent les instances internationales</a>, c’est à une réponse pénale plus ciblée et plus proportionnée que nous devons travailler.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147163/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors qu’elles se caractérisent par un haut niveau d’arbitraire, les mesures administratives de lutte du terrorisme apparaissent inefficaces dans la répression de cette criminalité.Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1462452020-09-15T20:44:18Z2020-09-15T20:44:18ZBonnes feuilles : « Dix attentats qui ont changé le monde »<p><em>Dans son essai <a href="https://m.armand-colin.com/dix-attentats-qui-ont-change-le-monde-comprendre-le-terrorisme-au-XXIe-siecle-9782200627829">« Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au XXIᵉ siècle »</a>, le géopoliticien Cyrille Bret revient en détail sur les 10 attaques terroristes les plus marquantes de ces vingt dernières années : le 11 septembre 2001 à New York et Washington (États-Unis) ou « 9/11 » ; le 11 mars 2004 à Madrid (Espagne) ou « 11-M » ; le 1<sup>er</sup> septembre 2004 à Beslan (Russie) ; le 26 novembre 2008 à Mumbai (Inde) ; le 22 juillet 2011 à Utoya et Oslo (Norvège) ; le 18 mars 2015 à Tunis (Tunisie) ; le 13 novembre 2015 à Paris (France) ; le 22 mars 2016 à Bruxelles (Belgique) ; le 4 avril 2017 à Khan Cheikhoun (Syrie) ; et le 15 janvier 2019 à Nairobi (Kenya). La seule énumération des pays frappés suffit à rappeler à quel point le phénomène du terrorisme est devenu universel, au-delà de son hétérogénéité idéologique et opérationnelle. Nous publions ici un extrait de l’introduction, où l’auteur présente la démarche à l’origine de cet ouvrage.</em></p>
<hr>
<h2>Dix attentats peuvent-ils résumer un siècle encore jeune ?</h2>
<p>Toutes les victimes du terrorisme sont égales en malheur et en dignité. Mais tous les attentats n’ont pas la même portée. En matière de violence politique, il n’est rien de plus indigne que la compétition des bilans qui fixe l’importance d’un événement au nombre des victimes qu’il a faites. La place historique d’un attentat ne se mesure pas à la douleur qu’il inflige : elle est toujours maximale et inacceptable. Mais la signification politique dépend d’autres éléments qu’il faut mettre en évidence. Il en va du récit collectif des communautés meurtries.</p>
<p>Au fil des deux décennies écoulées, bien plus d’une dizaine d’attentats ont marqué des villes, des régions et des pays. L’analyse détaillée de dix attentats ne saurait donc suffire à rendre compte des évolutions du XXI<sup>e</sup> siècle, ni même à retracer l’histoire de la violence politique depuis 2001. Sélectionner, c’est éliminer. Et choisir les événements emblématiques, c’est s’exposer à la critique d’en avoir négligé d’autres par incompétence, oubli ou biais idéologique.</p>
<p>Les limites d’une telle sélection sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire de les détailler. Ainsi, pour analyser la propagation de l’hyperterrorisme d’Al-Qaïda en Europe, il aurait fallu non seulement décrire les attentats de Madrid en 2004 mais aussi passer en revue les dizaines d’attentats revendiqués par Al-Qaïda perpétrés contre des Européens au Maghreb et au Moyen-Orient. Il aurait été utile de consacrer un chapitre entier aux attentats de Londres en 2005 car ils ont suscité dans la démocratie parlementaire la plus ancienne d’Europe un tournant sécuritaire préoccupant.</p>
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<p>De même, pour dresser un état des lieux du terrorisme en France aujourd’hui, il aurait fallu analyser aussi précisément les attentats de janvier 2015 contre la rédaction de <em>Charlie Hebdo</em> et contre les clients de l’Hypercacher de la porte de Vincennes que les attentats du 13 novembre 2015 au Stade de France, dans les rues du quartier de la République et au théâtre du Bataclan. Et pour comprendre « l’africanisation » du terrorisme, il aurait été nécessaire de ne pas se limiter aux attentats perpétrés par les Chebabs à Nairobi en 2013 et en 2019 mais de détailler aussi les exactions de Boko Haram au Nigeria ou encore d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel.</p>
<p>Enfin, la radicalisation violente de l’extrême droite occidentale mériterait une analyse non seulement à travers le cas d’Anders Behring Breivik mais aussi dans les attentats perpétrés en 2019 à Christchurch en Nouvelle-Zélande et à Halle en Allemagne en 2020. Les attentats commis contre la Russie auraient pu eux aussi être davantage détaillés. L’explosion criminelle d’un charter de touristes russes le 31 octobre 2014 au-dessus du Sinaï et les attentats du métro de Saint-Pétersbourg le 3 avril 2017 auraient trouvé leur place dans l’analyse du « moment Daech » en Europe.</p>
<p>Mais l’ambition de cet ouvrage n’est pas encyclopédique. Il faut le juger non sur son exhaustivité mais sur la justesse dans son analyse des « effets de terreur ».</p>
<p>Nous avons donc identifié les événements terroristes qui ont eu le plus de poids politique dans les deux décennies ouvertes par le 11 septembre. Dans cette sélection à la fois macabre et difficile, plusieurs critères ont été retenus.</p>
<p>Tout d’abord et avant tout, nous avons cherché à mettre en évidence ce que nous avons constaté à travers le monde : chaque culture politique, chaque communauté nationale est obsédée par « ses » attentats historiques. C’est un des effets recherchés de la terreur : enfermer une communauté sur elle-même, la rendre nombriliste.</p>
<p>Ainsi, la France et la Belgique ont-elles entamé des examens de conscience douloureux suite aux attentats de 2015 et 2016. Mais Français et Belges ne doivent pas oublier que d’autres États ont eux aussi été frappés par des acteurs identiques et selon des scénarios proches. On néglige, tout à sa douleur, le fait que le terrorisme devient une violence politique universelle. Nous avons donc choisi de mettre en lumière des attentats qui ont pu nous paraître éloignés, dans le temps et l’espace, pour rappeler combien d’autres pays sont eux aussi en proie aux doutes et à l’horreur face au terrorisme. Qui, en France et en Europe, hormis les spécialistes, a sérieusement pris en compte les attentats de Mumbai en 2008 ou de Nairobi en 2013 et en 2019 ? Ces événements ont pourtant pesé sur l’histoire nationale et sur les destinées mondiales. Et surtout, les terroristes, eux, se comparent entre eux et rivalisent à travers la planète. On verra à quel point les attentats de Mumbai de 2008, négligés en Europe, auront servi de modèle tragique à la campagne de Daech en Europe et en Afrique.</p>
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<p>Le deuxième objectif de cet ouvrage est de montrer ce qui, dans les vies politiques, chez nous et à travers le monde, est en passe de changer. Les attentats terroristes, les réactions officielles et populaires à ces violences, les réformes juridiques et administratives qui en découlent transforment rapidement des cultures politiques. Dans les actions violentes les plus choquantes, les traditions ressurgissent, les tensions oubliées se ravivent, les mouvements d’opinion se précisent. La crise terroriste joue le rôle d’un révélateur des situations politiques.</p>
<p>Ainsi, la Norvège a pris douloureusement conscience, en 2011, de l’islamophobie qui travaille une partie de son opinion. De même, l’Inde de la prospérité s’est tragiquement remémoré le conflit non résolu du Cachemire en 2008 lors des attaques de Mumbai. À chaque fois, nous avons essayé de mesurer ce qui se manifestait des cultures politiques à travers les violences terroristes.</p>
<p>Enfin, nous avons choisi ici d’aborder les attentats par leurs conséquences. Ces dix attentats ont eu des effets de souffle considérables sur la vie collective et individuelle. Dans les réactions officielles comme dans les protestations individuelles, ce sont nos passions fondamentales qui ont été réactivées : la douleur, l’indignation, la colère et le dégoût au premier chef. Mais il nous a semblé essentiel d’aller au-delà de ces réactions immédiates. Si ces événements ont acquis un statut historique, c’est qu’ils ont cristallisé des conflits latents et eu des effets durables et profonds. Ils sont des conséquences et des symptômes bien sûr, mais ils sont aussi des causes. L’Inde a ainsi accéléré son tournant identitaire après les attentats de Mumbai. La radicalisation hindouiste était certes déjà présente auparavant, mais elle a pris un virage essentiel en 2008. De même, la présidentialisation du régime russe s’est explicitement affirmée en 2004 après les attentats de Beslan.</p>
<p>Pour commémorer les victimes, analyser dix attentats est assurément dérisoire. Et pour dresser une encyclopédie du terrorisme contemporain, c’est bien insuffisant. En revanche, pour repérer les événements qui ont modifié le cours politique de notre jeune siècle, la relecture de ces dix événements emblématiques est éclairante. Elle permet de saisir ce que chaque vague terroriste a de spécifique.</p>
<p>Et d’apercevoir, dans un moment critique, les tendances à l’œuvre dans les traditions politiques nationales et internationales.</p>
<p>Il faut donc scruter les faits eux-mêmes pour les connaître et identifier leur portée politique et leur puissance symbolique. Puis mettre à jour leurs rouages et mesurer la propagation, par cercles concentriques, de l’« effet de terreur » dans le temps, l’espace et les différentes strates de la société.</p>
<h2>Décrypter les « effets de terreur »</h2>
<p>Décrypter les attentats et comparer leurs impacts politiques respectifs permet de dissiper plusieurs illusions entretenues sur le phénomène terroriste.</p>
<p>Cette « brève histoire de la violence politique » fait apparaître une erreur récurrente, qui fait prendre la partie pour le tout. Depuis le 11 septembre 2001, « terroriste » est devenu synonyme de « djihadiste ». Or, malheureusement, le terrorisme n’est pas l’apanage des mouvements islamistes. Comme l’ont montré les années 1970, la violence terroriste est aussi utilisée dans des luttes sociales, ethniques, nationales sans rapport avec le fanatisme religieux. Réduire la lutte contre le terrorisme à un conflit entre islam politique armé et Occident civilisé est bien illusoire et même fort dangereux. L’extrême droite a commencé à utiliser le meurtre de masse contre des civils comme instrument de propagande. L’exemple tragique des attentats de Norvège en 2011 et de Nouvelle-Zélande en 2019 doit résonner comme un avertissement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1106583583576199168"}"></div></p>
<p>Une deuxième illusion sur le terrorisme à abandonner concerne les auteurs des violences terroristes. Là encore, l’ombre portée du 11 septembre ne doit pas induire en erreur. Les organisations infra-étatiques clandestines n’ont pas le monopole du terrorisme car les États eux-mêmes l’ont abondamment utilisé, qu’il s’agisse des États totalitaires ou des dictatures affaiblies. L’exemple tragique des attaques chimiques perpétrées par le régime de Bachar Al-Assad en Syrie au fil de la décennie doit nous prémunir contre cette idée : tout acteur politique, quel que soit son statut juridique, peut être tenté de recourir à des tactiques terroristes.</p>
<p>Une dernière illusion à bousculer est commune à tous ceux qui consacrent leur travail au terrorisme, aux attentats et aux terroristes. L’histoire du XXI<sup>e</sup> siècle ne se résume pas à cette forme de violence politique. Une Histoire du monde écrite par les terroristes ou par les services de lutte contre le terrorisme ressemblerait sans doute à un catalogue d’attaques. La révolution numérique, les défis démographiques, la propagation du populisme dans les démocraties, la montée en puissance militaire de la Chine, les pandémies, etc., tout cela serait passé sous silence ou minoré.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Couverture du livre « Dix attentats qui ont changé le monde »" src="https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=921&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=921&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=921&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/358121/original/file-20200915-24-b1oxq5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est extrait de « Dix attentats qui ont changé le monde » de Cyrille Bret, qui vient de paraître aux éditions Armand Colin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Armand Colin éditions</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Par leurs effets et les réactions de tout le corps social, les attentats terroristes significatifs donnent des éléments essentiels pour comprendre la vie collective. Miroirs déformants, symptômes éloquents, tournants stratégiques, ils jalonnent eux aussi notre expérience commune.</p>
<p>En somme, les crises terroristes ont un triple pouvoir de révélation, de concentration et d’accélération des processus politiques. La crise terroriste rend douloureusement évidentes des tendances encore mal connues : elle a une puissance de révélation. Elle concentre en elle les tensions et les conflits d’une communauté politique – c’est sa fonction de condensation ou de concentration.</p>
<p>Et enfin, elle précipite les évolutions politiques comme un accélérateur de la vie collective. Ce sont ces trois fonctions de l’attentat que nous avons mises en évidence tout au long du livre.</p>
<p>Dix attentats ne créent pas à eux seuls un nouveau monde. Mais ils le changent durablement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/146245/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cet ouvrage présente une analyse détaillée de dix attentats qui ont endeuillé le siècle – des États-Unis à l’Inde en passant par le Kenya, la Syrie, la Russie, la France ou encore la Norvège.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1457362020-09-13T15:20:21Z2020-09-13T15:20:21ZÊtre ou ne pas être Charlie ? Parcours d’un hashtag devenu argument<p>L’attentat perpétré contre <em>Charlie Hebdo</em> a provoqué des réactions massives dans le monde, sûrement comparables à celles d’un événement comme le 11/9 mais bien plus visibles par la proximité avec laquelle nous l’avons vécu sur les réseaux sociaux numériques.</p>
<p>La réponse épidermique au choc a été incarnée par le slogan « Je suis Charlie », par lequel une énorme quantité d’internautes a témoigné sa solidarité à travers le monde (le 9 janvier 2015, le hashtag #JesuisCharlie avait été utilisé <a href="https://www.elle.fr/Societe/News/JeSuisCharlie-le-hashtag-aux-5-millions-de-tweets-2875698">5 millions de fois</a> sur Twitter).</p>
<p>Le slogan a également été décliné sous différentes formes dans les manifestations citoyennes des 10-11 janvier, juste après l’attentat à l’Hypercacher : « Je suis policier, Je suis juif, Je suis musulman », démontrant sa viralité, sa plasticité et sa capacité à condenser une multitude d’identifications. Depuis, de nombreux attentats à travers le monde ont provoqué une nouvelle circulation du slogan avec le nom de la ville en lieu et place de <em>Charlie</em>. Sa <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2016/01/06/je-suis-charlie-hebdo-attentats-13-novembre-paris-slogan-terrorisme-reseaux-sociaux_n_8909352.html">reformulation</a> a été à la hauteur de sa circulation massive, jusqu’à devenir un <a href="https://imgflip.com/memegenerator/27134203/Je-suis-Charlie">meme</a>.</p>
<h2>La plume contre l’épée</h2>
<p>Le slogan exprimait à la fois le choc devant l’immensité barbare de l’événement et la solidarité envers les victimes, avec lesquelles l’énonciateur s’identifiait en se mettant à leur place et en partageant leur drame. Cette « dynamique identificatoire » a transformé le <em>je</em> en <em>nous</em>, comme l’écrivait <a href="https://www.mediologie.org/jesuischarlie-ou-le-medium-identite">Louize Merzeau</a>.</p>
<p>Sa signification s’est nourrie des discours ainsi que des images qui ont circulé massivement en hommage à la rédaction décimée de Charlie, à la caricature, à la liberté d’expression.</p>
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<img alt="Graff en hommage aux victimes de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo" src="https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356782/original/file-20200907-18-1fvs216.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Graff en hommage aux victimes de l’attentat perpétré contre <em>Charlie Hebdo</em> (Poitiers,18 janvier 2015).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.m.wikimedia.org/wiki/File:Graff_%C3%A0_la_m%C3%A9moire_de_Charlie_Hebdo_(16120363170).jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Dans une <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2211695816300721">étude</a> sémiotique, nous avons montré que ces dessins très nombreux, réalisés par des dessinateurs et dessinatrices partout dans le monde, étaient basés sur les mêmes métaphores et images : la plume contre l’épée, le combat des idées contre l’obscurantisme, le journaliste comme héros et la renaissance perpétuelle malgré la barbarie.</p>
<p>Mais comme toute <a href="https://journals.openedition.org/aad/1482">« phrase sans texte »</a> (c’est ainsi que le linguiste Dominique Maingueneau désigne ces formes brèves), le slogan peut recouvrir une multitude de significations en fonction des positionnements des énonciateurs qui l’utilisent.</p>
<h2>Des représentations divergentes de l’événement</h2>
<p>Si le hashtag #JeSuisCharlie a été créé le 7 janvier à 12:59 pour accompagner la diffusion de l’<a href="https://journals.openedition.org/ceg/2258">iconotexte</a> créé par le graphiste Joachim Roncin, <a href="http://ceur-ws.org/Vol-1395/paper_12.pdf">#JeNeSuisPasCharlie</a> est apparu pour la première fois à 13:46 le même jour.</p>
<p>Les différentes manières d’appréhender l’événement se sont ainsi matérialisées dans une intervention sur le slogan même, qui devenait le terrain d’une bataille idéologique. Ces voix discordantes brisaient l’apparente homogénéité de l’hommage à <em>Charlie Hebdo</em> et évoquaient une dissociation avec les valeurs que l’énoncé était censé représenter.</p>
<p>Les contre-slogans ne sont pas un phénomène rare (pensons à « All lives matter », réponse des pourfendeurs de l’antiracisme à « Black lives matter »), mais il faut dire que la forme linguistique de la phrase ouvrait la porte à des reformulations telles que « je ne suis pas X », « je suis toujours/encore X » ou « je ne suis plus X ».</p>
<h2>Le slogan invite à une adhésion totale</h2>
<p>Mais c’est surtout le sens de l’énoncé en discours qui autorisait la reformulation négative, dans la mesure où celui qui dit « je » est libre de décider à qui il ou elle veut s’identifier. Ici, la structure attributive de « Je suis Charlie » engage l’énonciateur dans une identification inconditionnelle avec le journal satirique, car il donne un choix binaire, être ou ne pas être. Cependant, elle ne spécifie pas à quoi on adhère exactement, le nom propre de la publication renvoyant à une multitude de référents et de représentations. Un autre contre-slogan construit sur un nom propre, <a href="http://oro.open.ac.uk/51166/3/51166.pdf">JeSuisKouachi</a>, ne laisse au contraire aucun doute quant à la signification de la formule, qui fait l’apologie du terrorisme.</p>
<p>Si le cri d’empathie « Je suis Charlie » s’est chargé des images archétypales de la lutte pour la liberté et contre l’obscurantisme, « Je ne suis pas Charlie » s’est raccroché à des débats plus divers où les crispations étaient à leur comble, notamment sur la <a href="https://theconversation.com/les-manifestations-charlie-hebdo-etaient-elles-anti-musulmans-70933">représentation du prophète et de l’islam</a>, sur la comparaison avec les dessins antisémites, sur les limites de la liberté d’expression.</p>
<h2>Quand les slogans deviennent arguments</h2>
<p>Une <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01251253/document">étude</a> de Romain Badouard sur la circulation du hashtag a montré que le contre-slogan recouvrait notamment trois attitudes : une critique « de gauche » qui dénonçait les récupérations politiques de l’événement, les dérives sécuritaires et une certaine stigmatisation des musulmans ; une critique conservatrice et identitaire qui se levait contre l’esprit libertaire de <em>Charlie Hebdo</em> et, enfin, une voix émanant plutôt des Français musulmans accusant le journal d’islamophobie.</p>
<p>Les cas d’apologie du terrorisme sont, selon les études citées plus haut, minoritaires.</p>
<p>Si le bon sens n’a jamais abondé dans ces discussions, la transformation des slogans en argument n’a pas aidé dans le dialogue de sourds. On peut noter que le premier énoncé porte sur des valeurs universelles alors que le second renvoie à des problématiques plus conjoncturelles ; dans ce sens, on pourrait très bien à la fois être et ne pas être Charlie.</p>
<h2>Forte polarisation des débats</h2>
<p>Un des effets de la circulation de ces deux slogans a été une forte polarisation des débats. Si on ne peut, bien sûr, pas attribuer au slogan même cette polarisation, il est clair que la forme attributive de l’énoncé a favorisé la représentation d’un affrontement entre deux camps radicalement différents : ceux qui sont quelque chose contre ceux qui ne le sont pas, occultant des positionnements plus nuancés dans lesquels les individus adhéraient à une série de valeurs fondamentales sans pour autant adhérer à la manière dont la rédaction de Charlie avait par moments énoncé ces valeurs.</p>
<p>Les énoncés tels que « je serai toujours/ne je serai jamais Charlie » n’ont fait que renforcer l’idée de groupes idéologiques antagonistes, de même que l’idée selon laquelle <a href="https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/charlie-hebdo-trois-ans-apres-l-esprit-charlie-s-est-erode-7791735078">« l’esprit Charlie se perd »</a>, opérant une identification entre la défense inconditionnelle de la liberté d’expression et de la laïcité et le discours du journal.</p>
<p>On peut également penser que la polarisation a été à la mesure de l’événement traumatique, mais la circulation de ces slogans jumeaux a provoqué un appauvrissement flagrant des débats, ramenant celles et ceux qui débattaient à des idéologies élémentaires.</p>
<h2>Faux dilemme ou grand malentendu ?</h2>
<p>La dynamique de ces discussions s’est reproduite lors d’un autre événement similaire, celui appelé <a href="https://www.youtube.com/watch?v=EdGIcThIG_o">« Affaire Mila »</a>, où le slogan « Je suis Mila » ralliant le camp des Charlie s’opposait au contre-slogan « Je ne suis pas Mila » rassemblant le camp des anti.</p>
<p>D’autres polémiques ont pourtant montré qu’il est possible de s’associer à l’indignation collective sans pour autant adhérer aux idées de la personne défendue.</p>
<p>Très récemment, devant le dessin de Danièle Obono en esclave, de nombreuses voix se sont levées pour dénoncer le dessin de <em>Valeurs Actuelles</em>, tout en se dissociant de la prise de position de la députée lors de l’attentat de 2015, de son rapprochement avec le Parti des indigènes de la république et sa défense de personnalités controversées.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1299636874315735040"}"></div></p>
<p>Des années après le massacre, une partie de la rédaction de Charlie a regretté le « je suis Charlie, mais » de certains, sans considérer que dit comme ça, l’énoncé est bien plus violent qu’une argumentation qui expliquerait une adhésion aux valeurs de la liberté de presse et d’expression, une empathie sur les événements vécus et une condamnation de la terreur mais un désaccord sur des opinions, ce qui est tout à fait cohérent avec la liberté d’expression et de pensée. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, qu’il y a aussi eu des « Je ne suis pas Charlie mais », montrant la limite des slogans pour exprimer des positionnements complexes.</p>
<p>Tout cela fait penser qu’il s’agit d’un faux dilemme ou d’un grand malentendu, et qu’il serait temps d’abandonner les phrases sans texte pour retrouver le goût du débat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145736/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laura Calabrese ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment le cri d’empathie « Je suis Charlie » est devenu le fer de lance de débats tendus occultant des positionnements plus nuancés.Laura Calabrese, Professeure d’analyse de discours et communication, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1453362020-09-01T19:09:00Z2020-09-01T19:09:00ZQui sont les « radicalisés » au cœur de l’attention médiatique ?<p>Qu’entend-on par « radicalisation » ?</p>
<p>Qu’il s’agisse de <a href="https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2020/10/21/attentat-de-conflans-l-assassin-de-samuel-paty-avait-cherche-plusieurs-cibles-avant-de-s-attaquer-a-l-enseignant_6056833_1653578.html">l’assassin</a> de Samuel Paty, ou d’autres personnes mises en cause dans différents contextes parfois criminels (projets terroristes mais aussi manifestations violentes) rares sont les notions qui, à l’instar de celle de radicalisation, ont réussi à se hisser en peu de temps au rang de best-seller politico-médiatique.</p>
<p>Il semble ainsi pertinent de revenir sur les termes « radicalisation » et « radicalisés », qui ont transcendé les lignes éditoriales et les oppositions politiques et connu une véritable explosion depuis 2015.</p>
<p>En 1999, seuls 184 articles de presse mentionnaient le terme radicalisation. En 2016, ils étaient plus de 10 000.</p>
<h2>Une notion qui recouvre des groupes hétérogènes</h2>
<p>Cette notion a été très utilisée en 2015 dans un contexte post-attentats et son déclin relatif à partir de 2017, ne l’empêche pas d’être mentionné encore dans un nombre d’articles particulièrement élevé. En moyenne, en 2019, pas moins de 17 articles évoquaient le terme chaque jour.</p>
<p>Que recoupe une notion utilisée pour désigner des individus aussi hétérogènes que des manifestants anticapitalistes, des auteurs d’attentats, des responsables syndicaux ou des musulmans soupçonnés de rigorisme ?</p>
<p>Si elle a pu se développer au point de faire figure d’évidence, c’est que la radicalisation remplit certaines fonctions. En tout état de cause, celles-ci ne résident guère dans sa faculté à éclairer le réel.</p>
<p>Pour répondre à cette question, sans doute est-il utile de déplacer légèrement la focale et de s’intéresser aux usages du terme « déradicalisation ». Le champ médiatique, qui a largement contribué à son essor, fournit à cet égard un formidable matériau d’analyse. L’étude d’un <a href="https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2019-1-page-3.htm">corpus</a> d’un millier d’articles de presse, d’émissions de télévision et de déclarations politiques ayant mentionné le terme entre 2009 et 2019 permet de relever quelques-uns des soubassements de la notion.</p>
<h2>Le radicalisé : musulman, jeune, aliéné</h2>
<p>Certes, radicalisation et déradicalisation ne sont pas identiques. En réalité, ces termes ne sont pas même antonymes. Le premier en effet repose sur l’idée d’une trajectoire, et implique le passage d’un état à un autre.</p>
<p>Le second quant à lui est devenu synonyme de <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/34970-la-deradicalisation-outil-de-lutte-contre-le-terrorisme">prise en charge par l’État des individus jugés radicalisés</a>.</p>
<p>Or, c’est précisément parce qu’il synthétise le mieux les ambitions étatiques d’extraction de la radicalisation que l’étude de ce terme permet de distinguer, au sein de l’immense masse des discours consacrés à la radicalisation, les publics que l’on ambitionne de corriger et de discipliner. En effet, la notion masque en son sein deux archétypes distincts.</p>
<p>À l’ancienne figure du radical, utilisée pour désigner les <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/lsp/2012-n68-lsp0495/1014803ar/">opposants politiques traditionnels</a>, s’est désormais ajoutée celle du radicalisé. Celle-ci partage trois caractéristiques principales : elle est généralement présentée comme musulmane, jeune et aliénée.</p>
<h2>Le champ lexical de la jeunesse</h2>
<p>Sur les 211 sujets télévisés ayant titré sur la déradicalisation entre 2009 et 2019, 210 sont spécifiquement consacrés à l’islam. Ce chiffre éloquent atteste du fait que derrière la relative polysémie des discours dénonçant la radicalisation de groupes ou d’individus hétéroclites, les publics faisant l’objet d’une ambition de traitement sont quant à eux considérablement plus restreints.</p>
<p>Pour autant, ces ambitions de réhabilitation ne ciblent pas uniquement les auteurs d’attaques revendiquées par des organisations djihadistes. Elles visent également les individus soupçonnés d’être attirés par ces mouvances.</p>
<p>Dès lors, ces discours ne s’intéressent pas uniquement à la perpétration d’actes violents, mais également aux formes que prend l’islam dans l’espace public – ce qui est généralement qualifié péjorativement de <a href="https://theconversation.com/comment-le-terme-communautarisme-piege-linstitution-scolaire-66789">communautarisme</a>. Les questions du passage à l’acte terroriste et de la pratique d’un islam jugé déviant ont ainsi largement fusionné, la radicalisation servant de passerelle analytique permettant de lier l’un à l’autre.</p>
<p>Sans doute moins intuitif, les discours consacrés à la déradicalisation ont également en commun d’utiliser massivement le champ lexical de la jeunesse.</p>
<p>De fait, les qualificatifs « jeune » et « radicalisé » se superposent et sont souvent interchangeables. Or, cette surreprésentation du lexique de la jeunesse dépasse la seule question de l’âge ; elle vise surtout à signifier l’immaturité des publics visés. Le jeune en effet est celui qui est placé en situation d’irresponsabilité et dont la tutelle dépend d’une figure d’autorité.</p>
<p>Jeunes musulmans soupçonnés influençables, les cibles de ces discours sont également présentées comme mues par des forces les dépassant largement.</p>
<p>Envisager sérieusement la réhabilitation psychique d’un individu repose en effet sur une conception de ce dernier comme un être aliéné et incapable de discernement. En témoigne la forte présence du champ lexical de l’emprise sectaire et de l’embrigadement.</p>
<h2>Radicalisé, du participe passé au nom commun</h2>
<p>C’est ainsi que l’on a pu voir le terme « radicalisé » partager sa qualité de participe passé, puis d’adjectif, avec celle de nom commun. Il existe désormais, dans le langage politico-médiatique, des radicalisés, définis à la forme passive, par leur seul état d’aliénation supposé.</p>
<p>Ces discours, qui pointent des jeunes désorientés, soumis à une influence néfaste et souvent exogène, ont deux effets majeurs. D’abord, ils permettent d’éloigner le mal hors des frontières nationales, puisque les jeunes Français, aux propriétés « naturellement saines » mais conjoncturellement déviants, seraient pervertis par le fruit d’une propagande orchestrée de l’extérieur.</p>
<p>Lors d’une <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/193486-declaration-de-m-bernard-cazeneuve-ministre-de-linterieur-sur-le-rol">conférence</a> tenue en décembre 2014, l’ancien ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve livre un exemple archétypal de cette rhétorique lorsqu’il déclare :</p>
<blockquote>
<p>« Aujourd’hui, le terrorisme est, en quelque sorte, en accès libre. La stratégie suivie par nos ennemis vise en effet à rendre la terreur accessible au plus grand nombre. Tirant parti des nouvelles technologies de l’information, ces organisations criminelles cherchent à inoculer le virus du terrorisme dans les esprits, à manipuler certains de nos concitoyens, souvent les plus jeunes et les plus fragiles. »</p>
</blockquote>
<p>Dès lors, une telle rhétorique rend souhaitable une opération de réhabilitation qu’il appartient à l’autorité tutélaire de l’État de mener.</p>
<p>Si l’adjectif « radicaux » sert à désigner les groupes militants engagés contre l’État, <a href="https://www.lepoint.fr/politique/ultragauche-bienvenue-a-nantes-capitale-des-radicaux-29-02-2020-2365006_20.php">que l’on réprouve parfois</a>, mais dont on ne conteste que rarement la capacité de discernement, celui de « radicalisé », à la forme passive, a quant à lui été conçu pour désigner une jeunesse musulmane suspectée de s’engager dans le djihadisme.</p>
<p>De cette dichotomie découle une gestion différenciée : si les radicaux, considérés comme engagés dans la violence politique de leur plein gré, peuvent faire l’objet d’un traitement strictement pénal, les radicalisés sont soumis, en plus de cet arsenal répressif, à une ambition de réhabilitation psychique, sociale et morale.</p>
<p>La figure du radicalisé s’est solidement implantée dans le lexique médiatique afin de désigner les jeunes aspirants djihadistes français – ou ceux dont on estime qu’ils pourraient le devenir.</p>
<h2>Un moyen commode de disqualifier les opposants</h2>
<p>Toutefois, parce qu’il s’agit d’un moyen commode de disqualifier toute opposition suspectée d’agir hors des balises démocratiques, le terme connaît un certain succès et tend à déborder de ses cibles habituelles.</p>
<p>En janvier 2020, le délégué général de La République en marche Stanislas Guerini dénonçait par exemple l’intrusion du siège de son parti par des « manifestants radicalisés ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1212735900020547584"}"></div></p>
<p>Pour autant, ces usages opportunistes et ponctuels ne doivent pas masquer le fait que les importants moyens mis en place par l’État pour juguler la radicalisation ciblent dans leur immense majorité de jeunes citoyens musulmans.</p>
<hr>
<p><em>Clément Beunas effectue son doctorat en sociologie sous la direction de Dietmar Loch et Grégory Salle.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145336/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Clément Beunas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les termes « radicalisation » et « radicalisés » ont transcendé les lignes éditoriales et les oppositions politiques et connu une véritable explosion depuis 2015.Clément Beunas, Doctorant en sociologie, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1453622020-09-01T19:08:56Z2020-09-01T19:08:56ZLe procès « Charlie Hebdo », une épreuve aussi pour l’État de droit<p>Ce 2 septembre s’ouvre le <a href="https://www.franceinter.fr/les-faits-le-calendrier-les-protagonistes-tous-les-details-du-proces-des-attentats-de-janvier-2015">procès des attentats de janvier 2015</a>.</p>
<p>Les frères Chérif et Saïd Kouachi et Amédy Coulibaly ne seront pas jugés lors de ce procès puisqu’ils ont été abattus par les forces de l’ordre, ce qui <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071154&idArticle=LEGIARTI000006574826#:%7E:text=L%E2%80%99action%20publique%20pour%20l,p%C3%A9nale%20et%20la%20chose%20jug%C3%A9e.">éteint l’action publique</a>.</p>
<p>Tous trois ont été les auteurs directs des attentats sur la rédaction de Charlie Hebdo à Paris, à Montrouge et dans le supermarché Hypercacher de la porte de Vincennes qui ont fait 17 morts et plusieurs blessés entre le 7 et le 9 janvier 2015.</p>
<p>En revanche, 11 personnes seront dans le box des accusés pour avoir facilité les actes terroristes en question et trois autres, actuellement en fuite, <a href="https://www.lemonde.fr/blog/moreas/2009/03/12/le-jugement-dun-accuse-absent/">seront jugées en leur absence</a>.</p>
<p>Les qualifications retenues à leur encontre seront celles de complicité et d’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006418432&cidTexte=LEGITEXT000006070719#:%7E:text=Constitue%20%C3%A9galement%20un%20acte%20de,terrorisme%20mentionn%C3%A9s%20aux%20articles%20pr%C3%A9c%C3%A9dents.">association de malfaiteurs terroriste</a>.</p>
<p>À bien des égards ce procès est unique, non seulement par son fort impact médiatique, sa durée, mais aussi en raison des débats sociétaux qu’il relance, comme celui sur les limites de l’état de droit.</p>
<h2>Un procès devant une Cour d’Assises sans jurés</h2>
<p>Ce n’est que depuis une <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000693912&categorieLien=id">loi de 1986</a> que les actes terroristes font l’objet d’un traitement particulier en droit français.</p>
<p>Outre l’aggravation des peines encourues par les auteurs d’infractions commises avec un but terroriste, ce texte est venu soumettre ces faits à une Cour d’Assises spéciale créée en 1982 pour, à l’origine, juger certains crimes militaires, <a href="http://www.justice.gouv.fr/organisation-de-la-justice-10031/lordre-judiciaire-10033/cour-dassises-speciale--23412.html">suite à la suppression des juridictions militaires en temps de paix et de la Cour de sûreté de l’État</a>.</p>
<p>Si le principe selon lequel les crimes, infractions les plus graves, sont jugés par une juridiction comprenant trois magistrats professionnels et des jurés populaires tirés au sort est parfois critiqué, il n’en reste pas moins très solide comme en témoignent les critiques face à l’expérimentation des <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/19/coronavirus-la-mort-de-la-cour-d-assises-se-profile_6040089_3232.html">Cours criminelles</a>.</p>
<p>C’est avant tout pour éviter les risques de pressions et de menaces sur les jurés, telles que celles exercées par un des accusés <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1986/12/10/la-demission-d-un-jury-populaire_2932298_1819218.html">lors d’un procès contre les membres du groupe Action Directe</a>, que le législateur a prévu de soumettre les crimes qualifiés de terroristes à la Cour d’Assises spéciale composée uniquement de magistrats professionnels. Il est à noter que hormis sa composition, la procédure suivie est semblable à celle appliquée devant les Cours d’Assises ordinaires et assure tout autant les droits des parties.</p>
<p>Jusqu’en janvier 2017, cette cour d’Assises spéciale était composée de sept magistrats dont un Président (neuf en appel), mais afin de pouvoir augmenter le volume d’affaires jugées ce nombre a été réduit <a href="http://www.senat.fr/rap/l16-252/l16-252_mono.html">à cinq en première instance</a> (sept en appel). Cette juridiction a une compétence nationale ce qui signifie qu’elle juge l’ensemble des crimes terroristes commis sur le territoire français. Elle siège, en principe, au Palais de justice de Paris sur l’île de la Cité.</p>
<p>Aujourd’hui, pour des raisons logistiques, tenant au nombre de participants (200 parties civiles) et aux exigences sanitaires, le procès <em>Charlie Hebdo</em> se tiendra au sein du nouveau Tribunal de Paris.</p>
<h2>Un procès filmé pour l’histoire : une première en matière terroriste</h2>
<p>Le principe est qu’il est interdit de filmer, de photographier ou d’enregistrer lors des audiences. Cette interdiction remonte à une loi de 1954 et sa violation peut entraîner une amende de 4500 euros et la confiscation du matériel. En 1985, cette interdiction a été très légèrement assouplie par une <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068902&dateTexte=20100114">loi qui permet la captation d’un procès</a> lorsque ce dernier présente un intérêt pour les archives judiciaires.</p>
<p>Peu de procès ont pu bénéficier de cette autorisation. Ont été essentiellement filmés les procès relatifs aux crimes contre l’Humanité commis en France pendant la Seconde Guerre mondiale (Barbie, Papon, Touvier), le procès du sang contaminé et le procès AZF.</p>
<figure>
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<figcaption><span class="caption">Procès Maurice Papon, INA.</span></figcaption>
</figure>
<p>Aucun procès lié au terrorisme n’avait encore fait l’objet d’une captation vidéo. Malgré la <a href="https://www.europe1.fr/societe/photo-prise-lors-du-proces-merah-que-dit-la-loi-3488993">demande faite par trois familles de victimes</a>, le procès d’Abdelkader Merah, <a href="https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/04/18/abdelkader-merah-condamne-en-appel-a-30-ans-de-reclusion-criminelle_5452234_1653578.html">condamné en appel à 30 ans de réclusion criminelle</a>, pour complicité d’assassinats et de tentatives d’assassinats commis par son frère Mohamed en 2012 à Toulouse et Montauban, n’a pas fait l’objet d’une autorisation d’enregistrement par la Cour d’appel de Paris.</p>
<p>En revanche, le <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/le-proces-des-attentats-de-janvier-2015-sera-filme-20200315">procès <em>Charlie Hebdo</em> fera l’objet d’un enregistrement</a>. Le parquet antiterroriste en avait fait l’annonce avant même le report de la date du procès.</p>
<p>Tout sera mis en œuvre pour éviter au maximum de troubler la sérénité de l’audience et assurer au mieux le respect des droits de la défense. Le nombre de caméras sera restreint et ces caméras seront fixes et discrètes en respect des prescriptions légales. Il s’agit d’une captation « brute » de l’audience (pas de montage et encore moins de scénarisation).</p>
<p>Pendant 20 ans les images ne pourront être consultées qu’à des fins historiques ou scientifiques. La reproduction et la diffusion de ces images ne seront libres que 50 ans après la fin du procès.</p>
<h2>Un procès pour apporter des réponses</h2>
<p>Les familles des victimes et les survivants des attentats voient dans le procès un <a href="https://www.20minutes.fr/justice/2688991-20200107-attentats-janvier-2015-paris-proces-abord-histoire-victimes-aussi-histoire-tous">moment unique</a> pour s’exprimer, extérioriser leurs douleurs et angoisses mais également un moyen d’obtenir des réponses à des questions telles celles de savoir quelles étaient les motivations profondes des auteurs, quels mécanismes ont pu les amener à cette extrémité meurtrière…</p>
<p>Des réponses qu’attend aussi l’ensemble de la société. Or, les questions sont nombreuses et les protagonistes ne seront pas forcément enclins à se montrer diserts. Ainsi, Salah Abdeslam, auteur des attentats du Bataclan et seul rescapé parmi les attaquants <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/attaques-du-13-novembre-a-paris/enquete-sur-les-attentats-de-paris/attentats-de-paris-salah-abdeslam-refuse-de-parler_1459757.html">refuse de collaborer avec la justice</a>.</p>
<p>En tout état de cause, il reviendra à la Cour, et spécialement à son <a href="https://www.franceinter.fr/justice/les-acteurs-du-proces-des-attentats-de-janvier-2015-regis-de-jorna-president">Président, Régis De Jorna</a>, magistrat expérimenté, de mener les trois mois de débats de manière à satisfaire aux mieux les différentes attentes sans dénaturer le procès.</p>
<h2>Quel rôle pour la défense ?</h2>
<p>L’avocat est un auxiliaire de justice, ce qui signifie qu’il participe au bon fonctionnement du service public de la justice. En particulier, son rôle est fondamental pour assurer le caractère équitable du procès. Les avocats de la défense sont aussi les derniers et souvent les seuls à faire entendre la voix des personnes poursuivies face à la machine judiciaire et à l’opinion publique dans les domaines sensibles comme la pédocriminalité ou le terrorisme.</p>
<p>C’est là l’essence même de l’<a href="http://cenj.ehess.fr/index.php?478">avocat de la défense</a>.</p>
<p>Sur un plan plus technique, et dans le procès « Charlie Hebdo », il s’agit ici de personnes qui sont poursuivies pour avoir apporté une aide que l’on peut qualifier de logistique dans la préparation et la réalisation des actes terroristes.</p>
<p>Il faudra donc que la défense tente de distendre les liens entre les accusés et les auteurs des attentats ce qui concrètement reviendra à mettre en doute la réalité des actes d’aide et aussi l’insuffisance de l’élément moral chez les accusés, autrement dit leur connaissance des objectifs terroristes des auteurs principaux.</p>
<p>La démonstration de l’existence de ces éléments est délicate, comme en témoigne l’affaire Abdelkader Merah dans laquelle la première Cour d’assises n’avait pas retenu la complicité au profit de l’association de malfaiteurs terroriste au motif que la preuve de la connaissance des objectifs criminels de son frère n’était pas rapportée alors qu’en appel les juges ont considérés que la <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/abdelkader-merah-condamne-en-appel-a-30-ans-de-prison_2073821.html">complicité était établie</a>.</p>
<p>De la même manière, dans l’affaire <a href="https://www.lesinrocks.com/2015/12/news/jawad-bendaoud-le-logeur-des-terroristes-se-doutait-de-ce-quil-faisait-mais-voulait-de-largent/">Jawad Bendaoud</a>, la connaissance du caractère terroriste des activités des personnes à qui il avait fourni un hébergement est fondamentale et son appréciation avait amené à une relaxe en première instance et à une condamnation en appel.</p>
<p>Ces éléments sont de nature psychologique et donc, par essence, difficile à prouver. La juridiction est contrainte d’en présumer l’existence à partir des éléments factuels du dossier.</p>
<p>La loi définit précisément les conditions légales d’existence de la complicité comme de l’association de malfaiteurs et ce n’est que si la Cour est intimement convaincue de l’existence de ces éléments qu’elle pourra entrer en voie de condamnation. Il s’agit de l’application concrète du principe de la légalité criminelle qui est à la base de notre système pénal et sur lequel repose la notion d’état de droit.</p>
<h2>Juger les absents</h2>
<p>Trois des accusés renvoyés devant la Cour d'assises spéciale ne seront pas dans le box des accusés et ne pourront donc pas répondre aux nombreuses questions qu'auraient eu à leur poser les magistrats. </p>
<p>Il s'agit d'Hayat Boumedienne, l'épouse religieuse d'Amédy Coulibaly, et de <a href="https://www.franceinter.fr/justice/les-freres-belhoucine-deux-accuses-toujours-recherches-mais-presumes-morts-en-syrie">Mehdi et Mohamed Belhoucine</a> qui sont en fuite, peut être en Syrie, ou qui auraient trouvé la mort sur les théâtres d'opérations. En l'absence de preuve formelle de leur décès, ils sont renvoyés devant la Cour d'assises.</p>
<p>Leur absence est d'autant plus regrettable qu'ils sont soupçonnés d'avoir eu des rôles cruciaux dans la préparation des attentats. En particulier Mohamed Belhoucine qui aurait fortement incité Amedy Coulibaly a passer à l'acte (il est parfois désigné comme le « mentor ») ainsi que Hayat Boumedienne qui aurait fourni une aide logistique importante pour la commission des attentats.</p>
<p>Malgré cette absence la Cour d'assises se prononcera sur la culpabilité et l'éventuelle peine de ces trois protagonistes en application de la procédure de défaut criminel. Cette procédure a remplacé, en 2004, la procédure de contumace jugée contraire à la <a href="https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-63769">Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme</a>.</p>
<p>Lorsque l'accusé et en fuite ou n'est pas présent à l'ouverture de l'audience sans excuse valable il peut être jugé dans des conditions très similaires à ce qui se passe en présence de l'accusé.</p>
<p>Si au terme du procès la culpabilité est retenue et une peine prononcée, la Cour décerne un mandat d'arrêt. Si le condamné est arrêté ou se constitue prisonnier avant la fin du <a href="https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F34705">délai de prescription de la peine</a> qui est de trente en matière de crime terroriste, il y aura purge du défaut criminel ce qui entraînera un nouveau procès, cette fois en présence de l'accusé, mais ce dernier peut aussi acquiescer c'est-à-dire renoncer à un nouveau procès et purger la peine prononcée.</p>
<h2>Le débat sur les limites de l’état de droit relancé</h2>
<p>Les affaires de terrorisme alimentent un débat relatif au bien-fondé, en la matière, du respect des grands principes qui fondent l’état de droit tels que le droit à un avocat, le droit de garder le silence, le principe de la légalité criminelle, le droit de faire appel ou le droit à l’aide juridictionnelle.</p>
<p>L’idée majeure consiste à dire qu’il est schizophrénique de vouloir appliquer les garanties liées à l’état de droit, à des criminels dont le but est la destruction de ce modèle social.</p>
<p>Dans cette théorie la protection du citoyen prime sur tout, y compris les garanties fondamentales.</p>
<p>Il est aisé de constater de tels développements sur les réseaux sociaux, en particulier concernant <a href="https://www.nouvelobs.com/attentats-terroristes-a-paris/20160504.OBS9877/aide-juridictionnelle-de-salah-abdeslam-5-questions-sur-un-faux-debat.html">l’aide juridictionnelle</a> dont peuvent bénéficier les personnes poursuivies pour terrorisme, comme toute autre personne qui n’a pas les moyens financiers d’acquitter les frais liés à sa défense en justice.</p>
<p>Peut être, est-il plus inquiétant de constater que cette même idée prospère chez <a href="https://lessurligneurs.eu/olivier-paccaud-senateur-lr-de-loise-retirons-laide-juridictionnelle-aux-personnes-condamnees-pour-un-acte-terroriste/">certains élus de la République</a> et débouche même sur une <a href="https://www.senat.fr/leg/ppl17-423.html">proposition de loi</a> non retenue, mais qui visait à supprimer cette aide juridictionnelle pour les auteurs d’actes terroristes.</p>
<p>Mais l’état de droit est ou n’est pas. Il ne souffre d’aucune exception. C’est cet absolutisme qui est le rempart à l’autoritarisme et à l’abolition des libertés. Certes, il y a un prix à payer pour cette garantie, c’est une relative <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/12/17/31001-20181217ARTFIG00163--accepter-de-vivre-dans-une-societe-vulnerable-c-est-le-corollaire-de-l-etat-de-droit.php">vulnérabilité de notre société</a>. Mais pour reprendre et étendre les <a href="http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1509373-je-suis-avocate-et-voici-pourquoi-il-est-important-de-defendre-salah-abdeslam.html">propos de l’avocate Laure Heinich</a> à propos de Salah Abdeslah : que gagne notre société à respecter ces principes ?</p>
<p>Le fait d’être une démocratie ! Gageons que le procès <em>Charlie Hebdo</em> et ceux qui suivront le démontreront.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145362/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Claude Planque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À bien des égards ce procès est unique, non seulement par son fort impact médiatique, sa durée, mais aussi en raison des débats sociétaux qu’il relance, comme celui sur les limites de l’état de droit.Jean-Claude Planque, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Maître de Conférences Habilité à Diriger des recherches à l'Université de Lille, Codirecteur de l'Institut de criminologie de Lille, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1390772020-05-27T18:15:31Z2020-05-27T18:15:31ZComment Emmanuel Macron a raté son rendez-vous symbolique avec les Français<p>Les <a href="http://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/vague6_short_partA.pdf">enquêtes d’opinion</a> réalisées dans les premières semaines du confinement en France indiquent un regain de confiance dans les autorités étatiques : les cotes de confiance du président de la République (PR) et du premier ministre (PM) ont augmenté de 4 points par rapport à la période précédente, conformément à ce que l’on attend dans les cas de crise nationale. Ainsi cette augmentation de la confiance avait fait un bond de 8 points dans le sillage des attentats qui avaient frappé la capitale au début de l’année 2015.</p>
<p>Il est cependant intéressant de mettre en perspective cette hausse, et notamment de la comparer avec les taux de confiance accordée à d’autres chefs d’État et de gouvernement, dans le temps et dans l’espace. En Allemagne par exemple, Angela Merkel est actuellement approuvée dans son action par <a href="http://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/attitudes-des-citoyens-face-au-covid-19">60 % des sondés</a>, ce qui représente une hausse de 11 points par rapport à l’avant-crise.</p>
<p>Alors pourquoi une hausse finalement assez modeste en 2020 en France ? Tout d’abord, on peut noter que lorsque la crise sanitaire commence le gouvernement français est encore aux prises avec les mobilisations sociales, et notamment celles suscitées par les « gilets jaunes ». Néanmoins, un premier regard sur les discours du président de la République consacrés à la gestion de la crise du Covid-19 depuis la mi-mars 2020 permet d’ouvrir quelques pistes de réflexion.</p>
<h2>Une nécessaire action symbolique</h2>
<p>Il convient tout d’abord de rappeler que la gestion d’une crise comprend nécessairement deux facettes. D’une part, il s’agit de gérer le problème qui est à la source de ladite crise, qui peut passer par des mesures sécuritaires pour combattre le terrorisme lors d’attentats par exemple, ou des politiques sanitaires de grande ampleur en cas de pandémie. Mais ces actes ne peuvent s’ancrer que grâce à une action symbolique, afin que les citoyens y adhèrent.</p>
<p>Si les messages envoyés par le politique font écho à <a href="https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/node/2236">leurs représentations</a> et parlent à leur univers cognitif et normatif alors ils se montreront plus enclins à accepter certaines décisions comme l’ont montré la participation des Français lors de la <a href="https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2017-2-page-37.htm">marche républicaine</a> du 11 janvier 2015 ou l’adhésion massive des citoyens à la proposition de déchéance de nationalité pour les terroristes condamnés présentée par le Président Hollande le 16 novembre 2015.</p>
<p>L’efficacité du politique est donc conditionnée à sa capacité à développer cette action symbolique. Cette dernière passe par la <a href="https://link.springer.com/article/10.1057/s41253-020-00107-9">mobilisation de symboles</a> – images, rituels, figures de style, objets, musique, bâtiments, gestes, etc. – qui sont reconnaissables par le public, qui condensent des significations (on parle du pouvoir évocateur des symboles) et qui combinent un contenu cognitif à un registre émotionnel.</p>
<p>En somme, le symbolique est cette dimension de l’action publique qui permet d’envoyer des messages à des publics et de modifier, former, jouer sur leurs représentations. Ainsi, l’image d’un <a href="http://www.homme-moderne.org/societe/socio/jduval/secu/index.html">« trou »</a>, proposée par la Commission des comptes de la Sécurité sociale pour caractériser le budget de celle-ci, popularisée par les médias, a joué un rôle important dans l’acceptation des réformes de son financement.</p>
<p>Toutefois, si ce volet symbolique est crucial, son développement n’est pas toujours chose aisée et peut s’avérer une entreprise risquée pour les politiques qui s’y frottent.</p>
<h2>Les écueils des symboles</h2>
<p>Un recours trop appuyé aux symboles peut être perçu par les citoyens comme une tentative de manipulation ; un phénomène d’usure se produit parfois lorsque les mêmes symboles sont régulièrement convoqués. En novembre 2015, l’appel à pavoiser formulé par le président Hollande, comme alternative à une marche impossible à renouveler, en vue de l’hommage aux victimes des attentats du 27 novembre 2015, a par exemple été peu suivi.</p>
<p>Par ailleurs, le pouvoir évocateur des symboles ne doit pas être sous-estimé : si la polysémie et l’ambiguïté en font leur force contribuant à créer autour d’eux une impression d’unité et de consensus, comme le drapeau tricolore ou le mythe d’un « mode de vie » à la française (loué par Hollande dans son discours post-attentats du 16 novembre 2015), des significations et des interprétations non anticipées surviennent parfois, échappant aux acteurs politiques qui les ont sollicités et pouvant jouer en leur défaveur.</p>
<p>Que nous révèlent les discours présidentiels de Macron depuis le début de la crise sanitaire liée au Covid-19 ?</p>
<h2>Complexité et longueur des discours</h2>
<p>Si les interventions présidentielles sont généralement simples dans le vocabulaire employé comme dans la syntaxe et les idées mobilisées, les prises de parole publiques de Macron à partir de la mi-mars s’éloignent de ces « figures de style présidentielles ordinaires » : ses discours sont en effet très longs – pas moins de 25 minutes le 16 mars et 27 minutes le 13 avril – et loin d’être « pauvres » (lexique recherché et texte dense), ce qui complexifie le message et par là même sa réception par les citoyens.</p>
<p>À titre de comparaison, les allocutions, déclarations et adresses à la Nation de François Hollande à la suite des attentats de janvier et novembre 2015 duraient toutes moins de <a href="https://journals.openedition.org/mots/23867">cinq minutes</a> en moyenne.</p>
<p>Quant à la déclaration clef du président du Conseil italien Conte du 11 mars 2020, elle durait un peu plus de neuf minutes ; celle d’Angela Merkel douze minutes le 19 mars. La longueur de ces prises de parole n’est pas anecdotique car le message en se diluant perd de sa force et son auteur de son autorité.</p>
<h2>Contradictions et répétitions contre-productives</h2>
<p>Il est par ailleurs difficile de s’y retrouver pour la population si le message qu’on lui envoie manque de clarté et semble reposer sur des contradictions. C’est ce qui se passe d’ailleurs au Royaume-Uni depuis l’allocution solennelle du 10 mai de Boris Johnson sur l’assouplissement du confinement et les injonctions contradictoires de rester chez soi et d’aller travailler, mais de ne pas utiliser les transports en commun. Et que dire du conseiller politique du premier ministre, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/25/dominic-cummings-l-indispensable-mais-encombrant-conseiller-special-de-boris-johnson_6040666_3210.html">Dominic Cummings</a>, qui bien que présentant des symptomes de la maladie et officiellement confiné à Londres, a reconnu avoir rendu visite à sa famille dans le nord du pays ?</p>
<p>Si le symbolique est une dimension essentielle de la communication politique, particulièrement en période de crise, c’est parce qu’il permet de condenser des significations complexes, ambivalentes, voire contradictoires dans le recours à des images, des mythes, des gestes. C’est ainsi la stylisation et la simplicité qui permettent de présenter des cadres d’interprétation, d’activer des registres émotionnels et de faire tenir les ambiguïtés. Le mantra britannique jusqu’au 10 mai « Restez à la maison. Protégez le NHS (système de santé). Sauvez des vies » évoque ainsi des émotions puissantes de solidarité, d’engagement et d’attachement à une institution emblématique du Royaume-Uni depuis la Deuxième Guerre mondiale.</p>
<p>Au contraire, en choisissant d’être didactique, et donc d’expliciter pour justifier par avance les nuances de l’action gouvernementale, le Président Macron préempte le travail opéré par le symbolique.</p>
<h2>« Nous sommes en guerre »</h2>
<p>Prenons l’exemple de l’adresse du 16 mars. Le ton martial choisi combine le recours insistant au registre guerrier (« mobilisation générale », « union nationale », « hôpital de campagne du service de santé des armées », « l’ennemi », « les armées », etc.) et la répétition de la phrase <a href="https://theconversation.com/petites-phrases-politiques-en-temps-de-pandemie-138880">« nous sommes en guerre »</a>, martelée six fois dans un temps relativement court.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Nous sommes en guerre », Emmanuel Macron, 16 mars 2020.</span></figcaption>
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<p>Pourtant, dans le même discours, alors qu’il est question de guerre et de « nécessité », le président parle d’aller « faire ses courses » et rassure la population sur la possibilité de faire son jogging (« faire un peu d’activité physique »). Enfin, il exhorte les citoyens à la lecture. Une telle juxtaposition affaiblit le message initial.</p>
<p>Certes, il est important de savoir précisément ce que l’on est autorisé à faire ou pas pendant la période de confinement mais le rôle du chef de l’État est d’annoncer le confinement du pays, pas ses modalités pratiques. De même, si l’annonce d’un soutien économique d’ampleur est essentielle au message de réassurance sur la capacité de l’État à faire tenir la solidarité nationale, le détail sur les différents dispositifs mis en place pour toutes les catégories économiques que compte la France est ici un excès de zèle. Le symbolique étant par nature ambigu (la « guerre » ne signifiant par exemple pas la même chose pour toutes les catégories de la population), rien ne sert d’ajouter de la confusion à un message déjà polysémique.</p>
<p>Il peut en outre être contre-productif d’asséner le même message sans relâche. Il est par exemple question de « panique » quatre fois dans l’adresse du 16 mars : une première fois pour dénoncer les phénomènes auxquels elle a donné lieu en début de confinement, et les trois autres fois sous forme d’injonction afin d’éviter « l’esprit de panique », corrélé aux « fausses-rumeurs », aux « demi-experts » et aux « faux-sachants », et afin de « ne pas céder » à la panique (répété deux fois à la fin du discours). On peut légitimement se demander si ce type de répétitions ne contribue pas au final à créer ce climat anxiogène qu’il tentait justement d’éviter. C’est ce que laissent entendre certains éditoriaux des dernières semaines, en pointant l’inquiétude et le pessimisme des Français.</p>
<h2>À qui s’adresse-t-on ?</h2>
<p>Enfin, une action symbolique efficace parvient à entrer en résonance cognitive avec l’imaginaire collectif, à parler aux représentations des citoyens.</p>
<p>Les discours présidentiels de Macron y parviennent-ils ? L’adresse aux Français du 13 avril 2020 relatif au déconfinement en fournit une bonne illustration.</p>
<p>Un des défis de toute gestion de crise consiste à savoir comment et quand en annoncer la fin et comment utiliser cette sortie de crise pour mobiliser et rassurer la population. Ainsi, ce rôle de porteur d’espoir dans les heures sombres a été dévolu à la Reine au Royaume-Uni, dans son discours du 5 avril 2020 – en écho aux célèbres discours prononcés par son père le roi George VI durant la guerre.</p>
<p>Après le discours martial de la mi-mars, le président prononce un discours de « sortie de guerre » qui s’intéresse à la séquence « d’après ». Il y est question d’espoir (« l’espoir renaît »), de « refondation », de « préparer l’après », de « rebâtir notre économie », de « bâtir un autre projet dans la concorde », ainsi que d’un « projet français ».</p>
<p>Toutefois, les références historiques et symboliques convoquées dans ce discours ne semblent pas à la portée de tout un chacun.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/337394/original/file-20200525-106842-1nbm9dc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : les références culturelles et historiques ne sont pas forcément évidentes pour tous.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/19023939369">Jeanne Menjoulet/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Qui aura compris que « ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de 200 ans » est une allusion à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? Qui est en mesure de saisir le parallèle entre « la concorde » appelée de ses vœux par le président de la République et celle qui prévalait à la fin de la Seconde Guerre mondiale lorsqu’une véritable communion nationale se manifestait autour de l’État reconstructeur ? À qui s’adresse l’allusion aux « Jours heureux » (ce programme élaboré par le Conseil national de la Résistance à partir de 1943 et qui a guidé la reconstruction dans l’immédiat après-guerre en France) qui clôture le discours présidentiel, et le jeu de mots avec les « jours meilleurs » promis par Macron ?</p>
<p>En somme, les références symboliques mobilisées ne sont pas nécessairement à la portée du plus grand nombre, empêchant par là même au message présidentiel d’atteindre sa cible.</p>
<h2>Une adhésion nécessaire pour faire « communauté nationale »</h2>
<p>Nous jugeons peu crédible l’idée que cette communication a été pensée en segmentant de manière subtile les publics, avec dans ce cas précis une référence à destination des personnes âgées ou des férus d’histoire, comme son <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/08/20/joseph-zimet-nomme-conseiller-en-communication-d-emmanuel-macron_5501009_823448.html">conseiller en communication</a>. Trop élitaires, elles coupent le chef de l’État d’une partie de la population.</p>
<p>L’injonction de lire (« lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel ») et de se cultiver (« la culture, l’éducation, le sens des choses est important ») durant le confinement, assénée à la télévision le 16 mars dernier, a ainsi pu sembler arrogante et déplacée.</p>
<p>En définitive, si plusieurs paramètres sont à prendre en compte pour évaluer la gestion d’une crise (comme la baisse des contagions, des décès ou des lits occupés en réanimation dans le cas de la pandémie actuelle), on peut dire que sur le plan symbolique l’exécutif français n’a pas forcément réussi son pari.</p>
<p>Or si l’adhésion du public au message symbolique véhiculé par le pouvoir est cruciale pour une sortie de crise réussie, elle l’est d’autant plus qu’elle est source de légitimité pour ce même pouvoir et que c’est elle qui contribue à « faire » la communauté nationale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/139077/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’efficacité du politique est conditionnée à sa capacité à développer une action symbolique. Encore faut-il que celle-ci soit réussie.Laurie Boussaguet, Professeure des Universités en science politique, European University Institute, chercheure associée, Sciences Po Florence Faucher, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.