tag:theconversation.com,2011:/global/topics/propagande-22851/articlespropagande – The Conversation2024-03-15T15:40:37Ztag:theconversation.com,2011:article/2251462024-03-15T15:40:37Z2024-03-15T15:40:37ZL’exaltation du « sacrifice pour la patrie » au cœur de l’idéologie du régime poutinien<p>La Russie actuelle est une société marquée par la répression systématique de toute contestation. Cette situation n’est pas récente. Quand il y a dix ans, en mars 2014, la Russie a annexé la Crimée et déclenché le « printemps russe » dans l’est de l’Ukraine, de nombreuses lois visant à faire taire les voix dissonantes y étaient déjà en vigueur, notamment les tristement célèbres <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« loi sur les agents étrangers »</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/06/30/russie-poutine-promulgue-deux-lois-denoncees-comme-liberticides_3439201_3214.html">« loi interdisant la propagande de l’homosexualité »</a>.</p>
<p>Au cours des années suivantes, et spécialement depuis l’invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022, le pouvoir s’est encore durci, au point d’opérer un <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2024/01/11/russie-la-repression-atteint-de-nouveaux-sommets">nettoyage total</a> de l’espace politique et culturel du pays.</p>
<h2>La répression et la guerre</h2>
<p>Comme <a href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">rapporté</a> par Proekt.Media – un groupe de journalistes indépendants dont les membres ont été eux-mêmes dernièrement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/15/la-russie-interdit-proekt-un-media-d-investigation-repute_6088377_3210.html">réduits au silence ou contraints à quitter le pays</a> –, uniquement sur la période 2018-2023, c’est-à-dire lors du mandat actuel de Vladimir Poutine, environ 110 000 personnes ont été poursuivies en Russie en vertu d’articles politiques du code administratif (qui exposent à des amendes, parfois très élevées), et 5 613 en vertu d’articles politiques du code pénal (qui exposent à des peines de prison).</p>
<p>Ce dernier chiffre, observé, répétons-le, en moins de cinq ans, est supérieur à l’ensemble des poursuites pour infractions politiques au code pénal recensées au total sous Khrouchtchev et Brejnev (1954-1982).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sous Poutine, en plus des 5 613 personnes jugées au pénal pour « extrémisme » et autres articles politiques, près de 100 000 personnes ont comparu devant la justice pour des délits administratifs à teneur politique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">Graphique réalisé par Proekt.Media</a></span>
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<p>En outre, l’enquête souligne que ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que l’ampleur réelle de la répression pourrait être bien plus importante : certains autres articles répressifs, a priori non politiques, sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes supposées hostiles au Kremlin. Ainsi, de nombreux Russes ayant pris part à des rassemblements non autorisés ont été jugés pour « refus d’obtempérer » ou pour « infraction aux restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ».</p>
<p>Depuis février 2022, entre 600 000 et 1 million de Russes ont <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65790759">quitté le pays</a>. Parmi ceux qui sont restés et sont allés combattre en Ukraine, entre 47 000 (<a href="https://zona.media/casualties">estimation minimale, les noms de chacun d’entre eux ayant été répertoriés</a> et 360 000 (<a href="https://war.ukraine.ua/faq/what-are-the-russian-death-toll-and-other-losses-in-ukraine/">chiffres avancés par les forces armées ukrainiennes</a>) y ont trouvé la mort.</p>
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<p>Selon les calculs du ministère britannique de la Défense, <a href="https://www.euronews.com/2024/03/03/russia-likely-suffered-at-least-355000-casualties-in-ukraine-war-uk-mod">l’armée russe a déploré en moyenne 983 soldats morts ou blessés chaque jour</a> en février 2024. En 2023, <a href="https://www.forumfreerussia.org/en/news-en/2023-09-22/average-life-expectancy-of-mobilized-russians-in-ukraine-war-was-4-5-months">l’espérance de vie moyenne d’un mobilisé russe</a> n’était que de quatre mois et demi.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-la-plainte-etouffee-des-mobilises-et-de-leurs-familles-224678">En Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles</a>
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<p>Ces chiffres effarants, de même que le <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/mauvaises-conditions-materiel-obsolete-des-soldats-russes-crient-leur-desespoir-dans-une-video_AV-202210070261.html">niveau calamiteux des vêtements et équipements fournis aux soldats</a>, témoignent du peu de cas que fait le pouvoir russe de la vie de ses militaires – et, plus généralement, de ses citoyens. Ce pouvoir met en œuvre ce que l’on appelle une <a href="https://modernrhetoric.files.wordpress.com/2018/12/thanatopolitics-bloomsbury-handbook.pdf">thanatopolitique</a>, c’est-à-dire une politique où la mort violente des habitants est perçue comme une issue souhaitable dès lors qu’elle participe à la grandeur de l’État.</p>
<h2>Offrir sa vie à l’État, seule existence utile</h2>
<blockquote>
<p>« Il y a des gens dont on peine à dire s’ils ont vraiment vécu ou non. Ils meurent d’on ne sait quoi, par exemple d’un abus de vodka… Votre fils, lui, a vécu. Il a atteint son but. Cela signifie que sa mort a eu un sens. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=4tRQIn6GRiU">Cette tirade</a> a été adressée par Vladimir Poutine, en 2022, à une femme dont le fils avait été tué dès la première guerre du Donbass, en 2014.</p>
<p>L’idéologie du régime de Poutine est <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vladimir-poutine-nous-irons-au-paradis-en-martyrs">eschatologique</a> : elle normalise la mort et la destruction. Un exemple éloquent en a été donné lors d’un récent concert de <a href="https://www.watson.ch/fr/soci%C3%A9t%C3%A9/poutine/447821235-shaman-le-parafasciste-voici-le-chanteur-prefere-de-poutine">Shaman, l’un des chanteurs les plus populaires du pays</a>, où en criant « Je suis russe ! », le refrain de son titre-phare, il appuie sur un bouton rouge simulant le bouton nucléaire, ce qui provoque immédiatement un feu d’artifice géant, à la plus grande joie du public :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720919264796836076"}"></div></p>
<p>Pour l’État totalitaire qu’est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14782804.2019.1651699">devenue la Russie de Poutine</a>, les citoyens n’ont de valeur qu’en tant que corps patriotiques dont le seul but est de mourir pour le souverain si nécessaire.</p>
<p>C’est pourquoi la loyauté envers le gouvernement et la possession d’un corps sain capable, le cas échéant, de faire la guerre, sont les principaux critères d’après lesquels l’État totalitaire trace les frontières entre « les nôtres » et « les autres », entre « les gens nécessaires » et « les gens superflus ». Ces « gens en trop », aux yeux du régime poutinien, ce sont les membres de l’opposition politique et culturelle, la communauté LGBTIQ+, ou encore les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1729804563572556268"}"></div></p>
<p>C’est pourquoi, aussi, les propagandistes de Poutine <a href="https://cepa.org/article/morality-shouldnt-get-in-the-way-russias-genocidal-state-media/">affirment</a> que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (l’euphémisme que le régime emploie pour désigner la guerre actuelle) n’est pas de tuer tous les Ukrainiens en tant que peuple, mais seulement ceux qui ne se considèrent pas comme faisant partie du « monde russe ».</p>
<p>C’est pourquoi la Russie <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-recherche-des-enfants-deportes-par-la-russie-une-course-contre-la-montre-avant-qu-ils-ne-disparaissent_6319473.html">a kidnappé des enfants ukrainiens</a> et tue leurs parents : le psychisme des enfants est flexible et ils peuvent être <a href="https://www.kyivpost.com/post/25213">« rééduqués »</a>, contrairement aux adultes.</p>
<p>C’est pourquoi de nombreuses épouses de soldats russes, après avoir appris que leurs maris violaient des Ukrainiennes, <a href="https://filmscosmos.com/intercepted/">légitiment ces actes</a> – parce que, selon elles, les femmes ukrainiennes ne sont pas des femmes comme elles.</p>
<p>Les détracteurs du régime de Poutine qualifient volontiers sa politique à l’égard des Ukrainiens de manifestation par le néologisme <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/25/rachisme-le-nouveau-mot-de-la-guerre-en-ukraine_6138996_3210.html">« rachisme »</a>, une contraction de « Rossia » (Russie) et de « fachizm » (fascisme) qu’employait déjà le premier président indépendantiste de la Tchétchénie (la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_tch%C3%A9tch%C3%A8ne_d%27Itchk%C3%A9rie">République d’Itchkérie</a>) Djokhar Doudaïev. En 1995, décrivant la politique de Moscou pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il l’a qualifiée d’« extrêmement cruelle, inhumaine, basée sur le chauvinisme grand-russe et sur la tactique de la terre brûlée ». Le concept a depuis été évoqué de nouveau dans le contexte de la guerre russo-géorgienne en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014, de la guerre subséquente dans le Donbass et de <a href="https://www.nytimes.com/2022/05/19/opinion/russia-fascism-ukraine-putin.html">l’invasion russe de l’Ukraine</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1650960946506919942"}"></div></p>
<p>Le régime de Poutine a nourri cette idéologie en réhabilitant dans une large mesure le stalinisme. En 2023, il y avait en Russie <a href="https://www.rferl.org/a/russia-stalin-victims-memorials-vandalism/32620956.html">110 monuments à la gloire de Staline</a> ; 95 d’entre eux ont été érigés sous Vladimir Poutine. La société russe se réapproprie rapidement les méthodes soviétiques de gouvernance et de contrôle, comme en témoigne la <a href="https://www.geo.fr/geopolitique/donos-dans-russie-en-guerre-de-vladimir-poutine-la-delation-est-redevenue-un-sport-national-218137">multiplication des dénonciations</a> de citoyens russes les uns contre les autres pour « manque de fiabilité politique », qui a entraîné l’emprisonnement de nombreuses personnes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/70-ans-apres-la-mort-de-staline-son-spectre-hante-toujours-la-russie-199489">70 ans après la mort de Staline, son spectre hante toujours la Russie</a>
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<h2>Peut-on évaluer l’attachement réel des Russes à l’idéologie du pouvoir ?</h2>
<p>Les sondages réalisés dans une société non libre ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, mais ils peuvent donner un aperçu de la situation.</p>
<p><a href="https://www.levada.ru/2023/12/08/konflikt-s-ukrainoj-otsenki-noyabrya-2023-goda/">Selon une enquête effectuée en novembre 2023 par le Centre Levada</a>, les deux principaux sentiments – contradictoires – que la guerre avec l’Ukraine a suscités chez les Russes depuis qu’elle a démarré sont, d’une part, la terreur (32 %) et, d’autre part, la fierté pour leur pays (45 %). Cette fierté est principalement ressentie par les hommes et les personnes plus âgées, qui ont connu l’URSS. L’anxiété, la peur et l’horreur sont plus souvent ressenties par les femmes et par l’ensemble des Russes nés sous Poutine.</p>
<p>Pourtant, selon cette même enquête, la proportion de Russes qui pensent qu’il faut entamer des pourparlers de paix reste élevée : elle s’élève à 57 %, soit le même niveau qu’en octobre 2022 (après l’annonce de la mobilisation partielle). 36 % des personnes interrogées sont favorables à la poursuite de l’action militaire. Environ autant (40 %) ont collecté de l’argent et des biens pour les faire parvenir aux participants à l’« opération spéciale » au cours de l’année écoulée.</p>
<p><a href="https://www.bbc.com/russian/news-64764949">Selon les auteurs du projet de recherche indépendant « Chroniques »</a>, les Russes ne répondent pas sincèrement à la question de savoir s’ils soutiennent l’« opération spéciale », de crainte de subir les représailles du pouvoir s’ils assument leur opposition. Certains disent qu’ils la soutiennent uniquement pour « se fondre dans la foule » des conformistes. Pour d’autres, il y a une différence entre soutenir la guerre et soutenir les Russes qui y ont été envoyés. Dans l’ensemble, cependant, les sociologues estiment que les sanctions fonctionnent et que les réfrigérateurs vides « annuleront » l’effet de la propagande de Poutine, et que ceux qui tentent encore d’éviter les jugements politiques sur la guerre seront alors contraints de les formuler.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-soutien-de-facade-des-russes-a-la-guerre-en-ukraine-216314">Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine</a>
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<p>Pour l’heure, en tout cas, il semble très difficile d’imaginer que le peuple russe puisse renverser le régime. La <a href="https://www.20minutes.fr/monde/russie/4079320-20240302-mort-alexei-navalny-milliers-russes-defilent-tombe-opposant-apres-funerailles">réaction massive à la mort d’Alexeï Navalny</a> démontre sans doute qu’il existe une vraie demande intérieure de changements démocratiques, mais celle-ci est à ce stade insuffisante pour provoquer ce souffle immense de mécontentement populaire qui pourrait ébranler profondément le système.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandra Yatsyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le poutinisme repose sur la thanatopolitique – de thanatos, la mort – qui proclame que la vie des citoyens n’a de sens que si elle est vécue, et sacrifiée, dans « l’intérêt de la Russie ».Alexandra Yatsyk, Chercheuse en sciences politiques, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2246782024-03-11T16:14:31Z2024-03-11T16:14:31ZEn Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles<p>Le 26 février 2024, le <a href="https://www.kommersant.ru/doc/6533550">premier débat officiel de la campagne présidentielle russe a lieu à la télévision d’État</a>. Des quatre candidats autorisés à concourir, deux sont présents sur le plateau. Un troisième a envoyé un représentant à sa place. Le président sortant Vladimir Poutine, quatrième candidat de cette campagne, a déclaré, comme lors de tous les scrutins précédents, qu’il ne prendrait pas part aux débats.</p>
<p>La campagne électorale de 2024 se déroule dans un contexte sans précédent : la Russie conduit depuis deux ans une guerre de haute intensité contre l’Ukraine ; l’économie russe est placée sous de <a href="https://theconversation.com/russie-les-sanctions-occidentales-commencent-a-faire-effet-221623">lourdes sanctions</a> décrétées par les pays occidentaux ; plusieurs centaines de milliers de Russes ont quitté le pays ; et <a href="https://meduza.io/en/feature/2024/02/24/at-least-75-000-dead-russian-soldiers">au moins 75 000 soldats russes</a> ont perdu la vie sur le front.</p>
<p>On aurait pu s’attendre à ce que le sujet de la guerre soit central dans la campagne électorale. L’un des débats de la campagne a bien été consacré à « l’opération militaire spéciale » et a permis aux trois candidats de dérouler leur positionnement sur la guerre : attachement à la victoire totale pour les candidats communiste (Nikolaï Kharitonov) et nationaliste (Léonid Sloutski), volonté de lancer un processus de négociation pour le candidat se présentant comme libéral (Vladislav Davankov), sans que les contours ou les conditions de cette négociation ne soient précisés.</p>
<p>Cependant, l’essentiel des débats – qui n’ont pas passionné le public russe – ont été consacrés à d’autres sujets : l’éducation, la culture, l’économie, l’agriculture, la démographie, le logement, dans une confrontation routinisée et encadrée… Les candidats eux-mêmes ne se sont pas toujours déplacés pour les débats, se faisant représenter par d’autres personnes appartenant à leurs partis politiques.</p>
<h2>La guerre est l’affaire des familles des soldats</h2>
<p>De l’autre côté du spectre médiatique, la guerre est une réalité bien différente. Sur la chaîne Telegram <a href="https://t.me/putdomo/543">« Le chemin de la maison »</a>, qui regroupe les membres des familles des combattants mobilisés et compte plus de 70 000 abonnés, le deuxième anniversaire de la guerre n’est pas l’occasion d’une autocongratulation, mais d’une commémoration. « Voilà deux ans que l’opération militaire spéciale déchire et brise sans pitié nos cœurs. Détruit les familles. Fabrique des veuves, des orphelins, des personnes âgées isolées », peut-on y lire.</p>
<p>La critique de la guerre est <a href="https://t.me/PYTY_DOMOY/902">explicite</a> :</p>
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<p>« Il y a deux ans, la Russie tout entière a plongé dans le chaos et l’horreur. Plus personne ne peut faire des projets d’avenir. […] Nous nous sommes tous retrouvés en enfer. Nos familles ont été les premières à être broyées par l’appareil d’État, et votre famille et vos amis risquent de subir le même sort après notre destruction. »</p>
</blockquote>
<p>C’est en septembre-octobre 2022, au moment du déclenchement de la mobilisation militaire qui a permis à l’État russe d’enrôler de force et d’envoyer sur le front ukrainien près de 300 000 civils, souvent à peine formés au combat, que les premiers groupes de familles de soldats se sont formés. Se réunissant devant les administrations locales et postant des vidéos en ligne, ces femmes ne s’opposaient pas au principe de la mobilisation, mais critiquaient son déroulement chaotique.</p>
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<figcaption><span class="caption">Vidéo du 4 novembre 2022.</span></figcaption>
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<p>La consigne donnée par le pouvoir central aux autorités locales était alors d’être réceptives aux demandes de ces familles, et de tenter de résoudre les problèmes qu’elles soulevaient. Après plusieurs mois de silence, le mouvement est redevenu actif à l’approche du premier anniversaire de la mobilisation, à la fin de l’été 2023.</p>
<p>Ce premier anniversaire n’était pas seulement un seuil symbolique : il s’accompagnait d’une attente de démobilisation. Si la durée de l’enrôlement n’était précisée dans aucun document ni formalisée dans aucune promesse, la fatigue et la conviction d’avoir déjà trop donné commençaient à se répandre dans les familles des mobilisés.</p>
<p>Loyaliste à ses débuts, demandant une nouvelle vague de mobilisation pour remplacer la première, la chaîne Telegram « Le chemin de la maison » s’est progressivement radicalisée et politisée face au refus des autorités d’entendre la demande de démobilisation. À l’approche de la campagne présidentielle, les activistes des groupes de femmes ont cherché à prendre contact avec les candidats pour leur demander d’endosser leurs revendications. Un seul candidat, Boris Nadejdine, opposé à la guerre, leur avait réservé un accueil favorable, mais avait été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/08/russie-le-candidat-antiguerre-boris-nadejdine-exclu-a-son-tour-de-la-presidentielle_6215417_3210.html">rapidement empêché de concourir</a>. Le candidat Davankov a bien évoqué, lors du débat télévisé consacré à l’« opération militaire spéciale », le désir des familles de voir la guerre se terminer, sans aller plus loin. Vladimir Poutine, quant à lui, n’a pas abordé le sujet lors de son <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/29/vladimir-poutine-dans-son-discours-annuel-a-la-nation-met-en-garde-les-occidentaux-contre-une-menace-reelle-de-guerre-nucleaire_6219303_3210.html">discours annuel à la nation</a> : la démobilisation des combattants n’est pas vraiment à l’ordre du jour de cette campagne.</p>
<h2>Dans les pas des mouvements de mères de soldats ?</h2>
<p>L’analogie de ces groupes de femmes de mobilisés avec les mouvements des mères de soldats se rappelle rapidement à l’esprit de ceux qui connaissent l’histoire russe contemporaine. Les <a href="https://journals.openedition.org/lectures/12594">associations des mères de soldats</a> créées dans les dernières années de l’Union soviétique, à la fin de la guerre en Afghanistan, ont été des opposantes actives et puissantes aux deux guerres conduites par l’État russe en Tchétchénie, en 1994-1996, puis en 1999-2004.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Rassemblement de mères de soldats russes pendant la guerre de Tchétchénie, 1996. Sur les pancartes, on lit notamment des appels à la démobilisation adressés au ministre de la Défense de l’époque Pavel Gratchev.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://rightlivelihood.org/app/uploads/2016/09/1996-Soldiers-Mothers-Against-the-Chechen-war-Salzb05.jpg">rightlivelihood.org</a></span>
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<p>En dehors des situations de guerre, elles ont aussi sauvé des dizaines de milliers de conscrits des mauvais traitements, violences et risques de mort encourus dans l’armée russe. Les Mères de soldats ont été l’un des mouvements sociaux les plus influents dans la Russie des années 1990 et 2000. Les épouses de mobilisés reprennent-elles leur flambeau, et peuvent-elles peser sur la représentation de la guerre dans la société russe ?</p>
<p>Lorsque les premiers groupes de femmes ont pris la parole en septembre 2022, beaucoup de commentateurs <a href="https://eu.usatoday.com/story/opinion/columnists/2022/05/02/russian-mothers-putin-war-ukraine/9546447002/">y ont vu un espoir d’opposition de la société à la guerre</a>, mais ils ont rapidement déchanté devant le loyalisme affiché de ces épouses, mères et sœurs. En réalité, ce n’est pas l’absence de critique de la guerre qui distingue ces femmes de leurs illustres prédécesseuses. Bien des mamans de soldats envoyés combattre en Tchétchénie formulaient leur protestation de la même manière : si mon fils doit accomplir son devoir pour sa patrie, je n’ai rien à y redire, mais qu’en retour l’État le respecte. Ce qui distingue les deux mouvements, c’est plutôt la possibilité même de conduire une action collective.</p>
<h2>L’impossible dénonciation publique de la guerre</h2>
<p>Si les premières années postsoviétiques qui ont vu le développement des mouvements de Mères de soldats ont été une époque de chaos et de pauvreté, elles étaient aussi caractérisées par un pluralisme politique et une authentique liberté d’expression. Les activistes n’encouraient pas de risques personnels à manifester leur opposition, et leurs revendications étaient librement relayées par les médias et par des acteurs politiques.</p>
<p>L’efficacité de l’action des Mères tenait aussi à leur capacité à tisser des relations de travail avec des institutions militaires, dans une logique gagnant-gagnant : la vigilance des mères de soldats permettait à l’armée de repérer et de réparer un certain nombre de dysfonctionnements flagrants ; la coopération des militaires permettait aux Mères de mieux venir en aide aux soldats et à leurs proches.</p>
<p>Peu d’éléments de cette équation sont réunis dans la Russie de 2024. Si les mouvements de mères de soldats existent encore, leurs leaders ne peuvent plus dénoncer ouvertement la guerre. <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/russie-des-lois-pour-reduire-les-voix-antiguerre-ukraine">Toute parole critique est sévèrement sanctionnée</a>, y compris dans la classe politique censée représenter l’opposition au parti du pouvoir. Les journalistes tentant de couvrir les cérémonies commémoratives des femmes de mobilisés sont <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/03/reporters-detained-at-moscow-protest-by-soldiers-wives-afp-a83966">immédiatement interpellés par les forces de l’ordre</a>. L’espace médiatique verrouillé ne permet pas aux activistes de se faire entendre au-delà des réseaux sociaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1753770811108762038"}"></div></p>
<p>La marge de manœuvre dans la discussion avec les autorités militaires semble aussi ténue, tant la marge d’action de l’armée est elle-même verrouillée par le contexte répressif et par une guerre difficile et vorace en ressources.</p>
<p>Enfin, la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/russie-plus-de-75-000-euros-aux-familles-de-certains-soldats-morts-en-ukraine-ou-en-syrie_5181916.html">manne financière promise aux combattants et à leurs familles</a> freine aussi, paradoxalement, le mouvement des femmes de mobilisés, en forçant certaines d’entre elles à se taire, et en ternissant l’image des autres, jalousées pour le pactole qu’elles sont supposées toucher.</p>
<h2>L’embarras du pouvoir</h2>
<p>Cependant, l’équation est aussi délicate à tenir pour le pouvoir russe, qui hésite à se lancer dans une répression ouverte contre les femmes de mobilisés. Les combattants engagés sur le front sont non seulement l’un des socles du récit héroïque sur la guerre, mais aussi un groupe sensible et potentiellement dangereux.</p>
<p>Si la rotation des troupes demandée par les femmes des mobilisés n’a pas encore été mise en œuvre, c’est sans doute en raison d’une difficulté à remplacer les combattants désormais aguerris, mais peut-être aussi d’une peur de l’effet que pourrait provoquer le retour de ces hommes dans leurs foyers. Traumatisés, maltraités, porteurs d’une expérience violente en décalage avec le récit officiel, les mobilisés, comme les soldats sous contrat, pourraient être difficiles à contrôler par le pouvoir après leur retour d’Ukraine.</p>
<p>Il est possible également que les autorités redoutent aujourd’hui une réaction de ces hommes s’ils apprenaient, alors qu’ils sont sur le front, que leurs épouses sont victimes de répressions. <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">La marche des combattants du groupe Wagner sur Moscou</a> est un précédent de mutinerie que le pouvoir ne souhaite sans doute pas voir se répéter.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/2nOASfejREU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>De la même manière que le Kremlin a évité jusqu’à maintenant d’envoyer combattre des conscrits de 18 ans, pour ne pas voir se soulever les mères de soldats, il ménage pour l’heure les femmes de mobilisés. Le choix est donc celui, déjà éprouvé, de l’invisibilisation, de la répression indirecte et des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/25/la-rencontre-tres-encadree-de-vladimir-poutine-avec-des-meres-de-soldats-mobilises_6151660_3210.html">tentatives de cooptation</a>. Les forces de l’ordre n’emprisonnent pas les femmes de mobilisés, mais les militaires font pression sur elles, et tout espace médiatique leur est refusé. Un récit différent de la guerre ne doit pas percer dans la campagne présidentielle.</p>
<p>Cette stratégie s’inscrit parfaitement dans la volonté du pouvoir de rendre la guerre le moins présente possible dans l’espace public, afin de rassurer la population russe. Cependant, la fatigue de la guerre que le Kremlin espère voir se développer dans les sociétés occidentales <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/apres-deux-ans-de-guerre-en-ukraine-la-fatigue-de-l-opinion-publique-russe-7838880">est déjà visible à l’intérieur de la Russie</a>. Si le nombre de Russes viscéralement attachés à la poursuite de l’« opération militaire spéciale » a diminué au cours de l’année 2023 et <a href="https://www.chronicles.report/en">représente moins de 20 % de la population</a>, une majorité croissante, estimée à deux tiers de la population, <a href="https://www.extremescan.eu/post/second-demobilisation-how-public-opinion-changed-during-the-second-year-of-the-war">serait soulagée de voir la guerre s’arrêter</a>, même s’ils ne s’opposent pas ouvertement au conflit armé conduit par leur pays.</p>
<p>Pour ceux-là, le discours ronronnant d’une campagne dont la guerre est quasi absente joue un effet anesthésiant. Cependant, la partie de la Russie, combattants en tête, qui vit quotidiennement la guerre est une bombe à retardement pour la société russe, quels que soient les efforts du pouvoir pour la rendre invisible aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224678/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au moins 75 000 soldats russes sont morts en deux ans de guerre en Ukraine. Les familles des combattants mobilisés peinent à faire entendre leur inquiétude dans l’espace public.Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249402024-03-06T16:13:14Z2024-03-06T16:13:14ZRT et Sputnik : comment les médias internationaux russes se restructurent après leur interdiction dans les pays occidentaux<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/579388/original/file-20240303-26-j1qrt6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1880%2C1156&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vladimir Poutine visite les locaux de RT à Moscou, le 10 décembre 2015, en compagnie de Margarita Simonian, rédactrice en chef de la chaîne RT, du site Sputnik et de l'agence d'informations Rossia Segodnia (en russe, la Russie aujourd'hui, soit le même nom que Russia Today). </span> <span class="attribution"><span class="source">Kremlin.ru</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Le chercheur Maxime Audinet est l’un des meilleurs spécialistes français du complexe dispositif d’influence de la Russie, au cœur duquel se trouve le réseau RT (anciennement Russia Today). Son ouvrage très complet, <a href="http://www.inatheque.fr/publications-evenements/publications-2021/russia-today-rt-un-m-dia-d-influence-au-service-de-l-tat-russe-.html">« Un média d’influence d’État »</a>, paru en 2021, faisait déjà référence ; il ressort ces jours-ci, toujours aux éditions de l’INA, dans une version mise à jour et enrichie au regard des nombreux développements observés depuis que, le 24 février 2022, la confrontation entre la Russie et l’Ukraine, en cours depuis 2014, a pris une ampleur nouvelle. Nous vous en présentons ici quelques extraits où l’auteur revient sur les répercussions qu’a eues l’invasion à grande échelle de l’Ukraine sur la galaxie RT.</em></p>
<hr>
<h2>Un média sanctionné et interdit dans les pays occidentaux</h2>
<p>Saper les capacités informationnelles de l’État agresseur russe après son invasion de l’Ukraine s’impose rapidement comme un objectif prioritaire parmi les « mesures restrictives » émises par l’Union européenne contre Moscou. Les médias russes transnationaux RT et Sputnik se retrouvent à ce titre en ligne de mire.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> mars 2022, quelques jours après le lancement de l’offensive, le Conseil de l’Union européenne adopte un <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32022R0350">règlement</a> visant à lutter contre les « actions de propagande » mises en œuvre par la Russie pour « justifier et soutenir son agression de l’Ukraine ».</p>
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<p>Le texte de mars 2022 […] conduit à la suspension de l’ensemble des canaux de diffusion numérique et audiovisuelle de RT et Sputnik sur le territoire de l’Union, à leur déréférencement des principaux moteurs de recherche, ainsi qu’à leur <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-ukraine-plateformes-numeriques-gafam-deplateformisation-interdiction">« déplateformisation »</a>, autrement dit la fermeture de leurs comptes et chaînes sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, Telegram, etc.).</p>
<p>[…]</p>
<p>Certaines rédactions cessent purement et simplement leurs activités, comme RT America (abandonné par ses plates-formes de distribution), RT UK (après la révocation définitive de la licence accordée par le régulateur britannique Ofcom), ainsi que les branches grecque, italienne, tchèque, polonaise et allemande de Sputnik.</p>
<p>[…]</p>
<p>En Allemagne, où la chaîne RT DE, à peine lancée, est interdite quelques semaines avant l’invasion […], la double rédaction berlinoise de RT (composée du site RT DE et de l’agence Ruptly) fait face à des <a href="https://www.tagesspiegel.de/gesellschaft/medien/russischen-medien-in-berlin-laufen-mitarbeiter-davon-4314460.html">départs massifs après le 24 février</a>.</p>
<p>[…]</p>
<p>En France, les fonds de RT France sont gelés par la Direction générale du Trésor, rendant impossible la poursuite de ses activités. Dans une atmosphère particulièrement tendue, RT France est d’abord placée en redressement judiciaire en mars 2023, avant qu’un jugement en liquidation judiciaire ne soit <a href="https://www.bodacc.fr/pages/annonces-commerciales-detail/?q.id=id:A202300763039">acté par le tribunal de commerce de Nanterre</a> le 7 avril 2023, entraînant avec lui le licenciement de plusieurs dizaines de salariés de la chaîne et du site qui avaient décidé de rester après les sanctions de mars 2022.</p>
<p>Un certain nombre d’employés de RT France <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/020923/le-jdd-nouveau-porte-voix-du-kremlin">trouvent progressivement des emplois dans l’écosystème médiatique « alternatif » ou de droite radicale et d’extrême droite française</a> (CNews, <em>Journal du dimanche</em>, Omerta, Sud Radio, Prisma, Europe 1, etc.). Un de mes enquêtés, ancien de RT France, parle même d’un « effet de vase communicant » et de « passerelle » avec la chaîne d’opinion CNews, et plus largement des médias détenus par le groupe Vivendi de Vincent Bolloré, tout en indiquant que la plupart des autres rédactions ne répondent pas aux sollicitations de recrutement des anciens employés de la chaîne russe.</p>
<p>Après une phase de transition « saisissante » et marquée par un « sentiment de dépassement » de la direction, pour reprendre les mots de ce même enquêté à Paris, les rédactions de RT France et RT DE, et avec eux une partie importante de la production de leurs contenus, sont relocalisées au cours de l’année 2023 en Russie, au siège moscovite.</p>
<h2>En quête de nouvelles audiences depuis 2022</h2>
<p>Au-delà de ces manœuvres, RT tente de compenser la perte d’une partie des audiences occidentales par la recherche de nouveaux débouchés médiatiques.</p>
<p>[…] C’est surtout vers l’Afrique subsaharienne que les regards se tournent, parallèlement à une <a href="https://www.irsem.fr/media/5-publications/etude-irsem-83-audinet-le-lion-ok.pdf">nouvelle phase d’expansion de la présence russe sur le continent</a>. Ce tournant vers l’Afrique – principalement dans ses régions francophone et anglophone – concerne en premier lieu la rédaction francophone de Sputnik.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1550492119395082244"}"></div></p>
<p>Sputnik France avait déjà consolidé son réseau de correspondants dès 2018, en amont du sommet Russie-Afrique de Sotchi. En août 2022, après avoir quitté la France et cessé de produire des contenus entre mars et juillet, le site en français de Sputnik, rebaptisé « Sputnik Afrique », rouvre dans les locaux moscovites de Rossia Segodnia avec une nouvelle identité éditoriale et un nouveau site (« sputniknews.africa »), qui remplace l’ancien nom de domaine « fr.sputniknews.com ». Sa branche anglophone Sputnik Africa ouvre en avril 2023, et la croissance de ses audiences africaines se confirme depuis lors.</p>
<p>[…]</p>
<p>En dépit des [déclarations des autorités russes sur la nécessité de développer la présence de RT en Afrique], de l’enregistrement en 2022 par TV-Novosti de plusieurs noms de domaine sans ambiguïté (rt-afrique.com, rtafrica.media, etc.), d’une campagne de recrutement de journalistes avortée au Kenya et de plusieurs annonces <a href="https://mid.ru/ru/foreign_policy/news/themes/id/1898648/">prônant un élargissement du réseau sur le continent</a>, RT n’a toujours pas ouvert un bureau en Afrique subsaharienne au moment de l’écriture de ces lignes, fin 2023. La tendance n’en reste pas moins à la conquête de nouvelles audiences non occidentales, alors que la Russie cherche à préserver sa réputation et <a href="https://meduza.io/en/feature/2022/11/11/putin-the-anti-colonialist">engranger des soutiens dans les pays du « Sud global »</a>, en parallèle du conflit de haute intensité dont elle est responsable en Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224940/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Audinet a reçu des financements du CNRS (CEFR/UMIFRE) pour mener des recherches en Russie.</span></em></p>Porte-voix du Kremlin, RT et Sputnik, interdits en Europe depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, tentent de continuer d’émettre vers l’Occident et développent leur présence en Afrique.Maxime Audinet, Chercheur « Stratégies d’influence » à l’Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM). chercheur associé au Centre de recherches pluridisciplinaires multilingues (CRPM) de l’Université Paris Nanterre, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2243422024-02-27T16:13:33Z2024-02-27T16:13:33ZL’interview de Poutine par Tucker Carlson et sa réception par l’extrême droite occidentale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578015/original/file-20240226-28-fli2ug.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C0%2C1857%2C1156&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’interview accordée par le président russe à l’éditorialiste superstar de la galaxie trumpiste, le 8&nbsp;février au Kremlin, a donné lieu à de très longs développements de Vladimir Poutine sur l’histoire de la Russie et de l’Ukraine, au grand désarroi de son interlocuteur.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://www.kremlin.ru/events/president/news/73411/photos/74852">Kremlin.ru</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.marianne.net/monde/ameriques/pro-trump-ex-fox-news-qui-est-tucker-carlson-lamericain-qui-a-interviewe-poutine">Tucker Carlson</a>, l’ancien présentateur star de la chaîne conservatrice Fox, est une figure bien connue au sein de l’univers « MAGA » (<em>Make America Great Again</em>, l’éternel slogan de campagne de Donald Trump). Avec son ton « politiquement incorrect », il est depuis des années l’un des grands représentants du trumpisme et, au-delà, de la rhétorique provocatrice de l’extrême droite occidentale – un style qualifié par Ruth Wodak et al. de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0957926520977217">« normalisation éhontée de l’impolitesse »</a>.</p>
<p>Sur les questions de politique étrangère, Carlson a <a href="https://eu.usatoday.com/story/news/world/2023/05/01/tucker-carlson-fox-news-russia/11757930002/">largement épousé la présentation russe de la guerre russo-ukrainienne</a>, se montrant très critique à l’égard de Kiev et tout à fait favorable à Moscou, si bien qu’il est <a href="https://www.motherjones.com/politics/2022/03/exclusive-kremlin-putin-russia-ukraine-war-memo-tucker-carlson-fox/">considéré depuis longtemps par le Kremlin</a> comme un moyen privilégié de toucher l’opinion publique américaine.</p>
<p>Mais le coup de maître de Carlson a été, de toute évidence, <a href="https://tuckercarlson.com/the-vladimir-putin-interview/">son interview de deux heures avec Vladimir Poutine</a>, à Moscou, le 8 février dernier. Au vu du déroulement de l’entretien, il semble que les questions n’avaient pas été discutées à l’avance et que les deux parties avaient des attentes divergentes sur les propos qui y seraient tenus : Carlson espérait que Poutine approuverait la vision trumpiste du monde et ses griefs contre le libéralisme, tandis que Poutine, pour sa part, espérait convaincre le grand public américain que les États-Unis et la Russie finiront par se réconcilier d’une manière ou d’une autre et trouver une issue à la guerre qui soit favorable à Moscou.</p>
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<h2>« L’interview la plus suivie de toute l’histoire »</h2>
<p>Les médias occidentaux ont réagi à cette interview controversée de deux manières opposées. Certains ont décidé de ne pas l’évoquer du tout, une décision contestable dans la mesure où l’entrevue entre le journaliste américain et le président russe a suscité un très large écho : avec plus de 200 millions de vues, X (anciennement Twitter) a notamment affirmé que cet événement aurait été le <a href="https://eu.statesman.com/story/news/2024/02/09/tucker-carlson-putin-interview-video-twitter-most-watched-video-russia-ukraine-war/72536955007/">plus suivi sur sa plate-forme depuis la création de celle-ci</a>.</p>
<p>Sachant qu’une « vue » est comptabilisée à partir de deux secondes de connexion, ce chiffre de 200 millions est gonflé et correspond non pas au nombre de visionnages de la vidéo mais au nombre de clics sur des posts la contenant. YouTube considère qu’une vidéo a été vue à partir du moment où la connexion a duré au moins 30 secondes : la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=fOCWBhuDdDo">vidéo</a> y affiche 18 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites. Ce chiffre est probablement plus proche de la vérité. Cela en fait malgré tout un succès médiatique colossal.</p>
<p>D’autres médias ont parlé de l’interview, qualifiant comme d’habitude Carlson d’<a href="https://www.politico.eu/article/tucker-carlson-joins-long-line-useful-idiot-journalists-helping-tyrants/">idiot utile de Poutine</a> et affirmant que leur discussion démontrait une fois de plus que la coalition MAGA était <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2024/02/07/tucker-carlson-putin-russia-ukraine/">à la solde du Kremlin</a>.</p>
<p>Ces deux postures – ne pas parler de l’interview, ou la dénoncer – passent toutes deux à côté de l’essentiel : une figure clé de la galaxie MAGA et le chef de l’État russe ont tenté de dialoguer, et cette tentative a donné lieu à un résultat pour le moins mitigé.</p>
<p>L’entreprise a été un relatif succès, car elle a permis à Poutine de s’adresser au grand public américain et de tenter de saper le soutien de celui-ci à la politique pro-ukrainienne conduite par l’administration Biden, dans un contexte où les dirigeants russes sont privés d’accès aux grands médias occidentaux. Le président russe s’est donc vu offrir la possibilité d’exposer longuement sa vision géopolitique du monde – quoi qu’on pense de celle-ci. En outre, les <a href="https://theconversation.com/how-you-can-tell-propaganda-from-journalism-lets-look-at-tucker-carlsons-visit-to-russia-223829">vidéos ultérieures tournées par Carlson en Russie</a> et publiées sur ses réseaux sociaux ont montré qu’à Moscou la vie continuait comme si de rien n’était, ce qui n’est que rarement mis en avant par les grands médias occidentaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1760616703287853139"}"></div></p>
<p>Mais l’entretien a également mis en évidence les limites du partenariat supposé entre les conservateurs américains et la Russie. Contrairement aux attentes des observateurs, Poutine n’a pas profité de l’occasion pour mener une offensive de charme auprès de l’électorat républicain et de l’opinion conservatrice mondiale. Il ne s’est pas non plus étendu sur « l’Occident libéral décadent » et ses « valeurs perverties ». Interrogé sur Dieu, il n’a pas parlé de spiritualité et de valeurs traditionnelles, alors que la religion est au cœur de tout discours conservateur américain.</p>
<p>Il a préféré faire à son hôte un <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/europe/putin-history-tucker-carlson-russia-b2499837.html">long exposé sur l’histoire commune de la Russie et de l’Ukraine</a>, ce à quoi Carlson ne semblait manifestement pas préparé. Comme l’a <a href="https://landmarksmag.substack.com/p/a-symposium-on-tucker-carlsons-controversial">joliment formulé</a> Paul Greiner, Carlson « aurait été ravi d’entendre un “discours d’ascenseur” sur l’histoire russe qui aurait duré trente secondes, puis une longue liste de griefs » à l’encontre de l’OTAN. Il a eu droit aux deux, mais le passage sur l’Occident a été plutôt court, celui sur l’histoire très long.</p>
<p>Cela nous donne un aperçu de l’écart de perception entre, d’une part, les conservateurs américains, pour qui l’exaltation des « racines historiques » n’implique pas une connaissance approfondie de l’histoire mondiale, et d’autre part l’establishment politique russe, qui voit l’histoire <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/l-histoire-de-l-ukraine-selon-poutine-contredit-tous-les-faits-etablis_2170236.html">comme un élément essentiel de légitimation de sa politique actuelle</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-reactions-ukrainiennes-a-la-reecriture-de-lhistoire-par-vladimir-poutine-168136">Les réactions ukrainiennes à la réécriture de l’histoire par Vladimir Poutine</a>
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<p>À plusieurs reprises, Poutine s’est montré irrité par les questions de Carlson relatives à l’expansion de l’OTAN et à la légitimité du récit de « dénazification » de l’Ukraine propagé par la Russie. Les deux hommes se sont également opposés sur leur vision de la Chine : le présentateur américain a répété le discours républicain habituel selon lequel la Chine est le nouvel ennemi global aussi bien des États-Unis que de la Russie, tandis que le chef de l’État russe a non seulement défendu une vision positive du partenariat entre Moscou et Pékin, mais a aussi <a href="https://tass.com/politics/1744037">replacé la montée en puissance de la Chine et le déclin de l’Occident dans un contexte mondial plus large</a>. Là encore, les deux visions du monde sont loin d’être convergentes.</p>
<h2>Les réactions de l’extrême droite européenne</h2>
<p>Les difficultés de l’extrême droite occidentale et de l’establishment russe à trouver un langage commun se sont également manifestées dans les réactions à l’interview. Même l’extrême droite allemande, la plus ouvertement pro-russe, ne s’est pas spécialement attardée sur le contenu de l’entretien. Certains responsables de l’AfD en ont fait l’éloge ; ainsi, Steffen Kotré a souligné l’offre de Poutine de reprendre l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne – mais ce fut le seul communiqué de presse sur le sujet publié sur le site officiel de l’AfD au Bundestag. Björn Höcke, chef officieux de la mouvance la plus radicale de l’AfD, a également salué la vidéo, la qualifiant de <a href="https://t.me/BjoernHoeckeAfD/2016">« tour de force journalistique »</a>.</p>
<p>Dans le reste de l’Europe, l’événement a été largement passé sous silence, soit parce que les dirigeants d’extrême droite ne souhaitent pas être perçus comme chantant les louages de Poutine, soit parce qu’ils ne partagent pas les orientations géopolitiques de la Russie. Nigel Farage, l’ex-chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, connu pour avoir à titre personnel noué des liens étroits avec l’extrême droite américaine, a par exemple <a href="https://www.gbnews.com/politics/us/putin-manipulating-debate-usa-ukraine-tucker-carlson">commenté</a> l’interview, mais s’est montré largement critique, la qualifiant de tentative de « propagande » pour atteindre le public américain. Il a également déclaré que Carlson aurait dû se montrer plus incisif et <a href="https://www.nationalreview.com/corner/what-tucker-carlson-didnt-ask-putin/">interroger Poutine sur Alexeï Navalny</a> (qui était encore en vie au moment de l’entretien).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758523710707810726"}"></div></p>
<p>En France, où <a href="https://theconversation.com/entre-le-rassemblement-national-et-la-russie-une-longue-lune-de-miel-181633">l’extrême droite penche nettement du côté de Moscou</a>, la stratégie a consisté à atténuer les appréciations positives pour éviter de prêter le flanc à des critiques publiques. Ainsi, ni les comptes officiels sur les réseaux sociaux du Rassemblement national, ni ceux de Reconquête n’ont publié quoi que ce soit sur l’interview. Seules quelques voix l’ont commentée individuellement, comme <a href="https://twitter.com/ChagnonPatricia/status/1756307189755470134">Patricia Chagnon-Clevers</a>, députée RN au Parlement européen, ou <a href="https://twitter.com/NicolasDumasLR/status/1755950436413059170">Nicolas Dumas</a>, élu régional de Reconquête.</p>
<p>En Espagne, la couverture de l’interview a été faible. Plusieurs articles <a href="https://www.publico.es/internacional/putin-despacha-periodista-ultra-amigo-abascal-paz-depende-washington.html">ont souligné que Carlson est un « ami » du leader de Vox, Santiago Abascal</a>, l’a récemment interviewé et a assisté à un meeting à ses côtés en novembre dernier, mais ils se sont davantage intéressés à Carlson qu’à Poutine. L’extrême droite italienne n’a pas non plus beaucoup évoqué l’interview elle-même, puisque Georgia Meloni est de toute façon très atlantiste et pro-ukrainienne.</p>
<p>Cela contraste avec la visibilité médiatique, du côté russe, de la visite de Carlson à Moscou, qui a été largement suivie et commentée par les médias nationaux. À cette occasion, l’idéologue ultra-radical Alexandre Douguine a notamment publié un billet exalté consacré au « <a href="https://www.arktosjournal.com/p/tucker-carlson-and-maga-communism">communisme MAGA</a> », réunissant Trump et Marx, et a déclaré que les patriotes américains et les forces de gauche pouvaient œuvrer ensemble pour saper l’hégémonie libérale des États-Unis dans le monde.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1757015299268727146"}"></div></p>
<h2>Les réactions des conservateurs et de l’extrême droite aux États-Unis</h2>
<p>Même aux États-Unis, la réaction de la droite à l’interview a été très faible. Certains commentateurs conservateurs « mainstream », comme Ben Shapiro, Richard Hannia et Matt Walsh, se sont montrés favorables à Carlson, mais ont estimé que l’interview n’était pas efficace. Hannia a jugé que l’interview montrait que Poutine, dans son obsession de l’histoire, était <a href="https://twitter.com/RichardHanania/status/1755750991964913902">« déconnecté »</a> et Shapiro est allé encore plus loin, <a href="https://twitter.com/benshapiro/status/1755950137803722820">qualifiant</a> la longue diatribe de Poutine sur l’histoire russe de mauvaise justification pour ce qui était en fin de compte « une invasion barbare d’un pays souverain ».</p>
<p>D’autres ont semblé acquiescer aux commentaires de Poutine. Charlie Kirk, fondateur de « Turning Point USA », a choisi de publier des extraits de l’entretien sans commentaire, concluant seulement que Carlson avait livré avec cette interview une « masterclass ». Candice Owens, personnalité médiatique de droite radicale et contributrice régulière du Daily Wire, a soutenu l’affirmation de Poutine selon laquelle les États-Unis (y compris le président) étaient contrôlés par les services de renseignement américains et a <a href="https://youtu.be/5BdtMv-vyn0?si=OgpjyFAYDhoNXHR2">loué</a> la version de l’histoire russe donnée par Poutine.</p>
<p>Les personnalités de la droite la plus radicale se sont montrées nettement plus réceptives à l’interview. L’activiste politique d’extrême droite Jack Posobiec a <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756054087425040484">déclaré</a> que, bien qu’il ne soit pas d’accord avec une grande partie des propos de Poutine, il était intéressant de noter que celui-ci était prêt à faire la paix malgré les griefs historiques qu’il a rappelés. Il a également <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756046152519020611">considéré</a> que Poutine était impressionnant dans sa capacité à parler longuement de l’histoire de la Russie, tandis les États-Unis sont, selon lui, dirigés par un président qui est « pratiquement un légume ». Jackson Hinkle, apologiste de la Russie et commentateur d’extrême droite bien connu, a livré une <a href="https://twitter.com/ElijahSchaffer/status/1755795057284927808">analyse chaotique</a> de l’interview dans sa conversation avec le podcasteur Elijah Schaffer. Les deux hommes ont soutenu Poutine et ont déploré que Zelensky soit traité avec trop de complaisance par les journalistes occidentaux.</p>
<p>Cette opinion est partagée par d’autres commentateurs d’extrême droite, comme Tim Pool, qui s’est <a href="https://twitter.com/Timcast/status/1755595593982886043">plaint</a> que les médias avaient fait un moins bon travail en interviewant Zelensky, ou <a href="https://rumble.com/v4c905i-putin-x-tucker-interview.html">Nick Fuentes</a>, qui a exprimé à plusieurs reprises son admiration à l’égard de Poutine, même s’il a estimé que sa leçon d’histoire ne trouverait pas d’écho auprès du public américain et que l’ensemble de l’entretien n’avait « pas été révolutionnaire » puisqu’il n’avait apporté aucune nouvelle information ou révélation.</p>
<p>Quant aux élus républicains, ils sont pour la plupart restés critiques à l’égard de Poutine et ont <a href="https://www.politico.com/news/2022/02/01/gop-tucker-carlson-ukraine-00004370">rejeté</a> les efforts de Carlson visant à saper le soutien américain à l’Ukraine. Toutefois, cette position n’est pas partagée par tous. Quand Carlson a annoncé que l’entretien aurait lieu, l’élue de Géorgie Marjorie Taylor Greene a <a href="https://www.businessinsider.com/taylor-greene-defends-prospect-tucker-carlson-interviewing-putin-in-moscow-2024-2">défendu</a> cette initiative. Matt Gaetz (élu de Floride) a également salué l’interview et, après sa diffusion, <a href="https://twitter.com/mattgaetz/status/1755991276476924208">a fait remarquer</a> à quel point il trouvait impressionnante la capacité de Poutine à parler longuement d’histoire, alors que Joe Biden semble avoir des problèmes de mémoire. Le sénateur de l’Ohio JD Vance a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756031269517902297">critiqué</a> le fait que Carlson n’ait pas interpellé Poutine sur l’emprisonnement des journalistes, mais a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756091114732269846">souligné</a> l’importance de la longue diatribe de Poutine sur l’histoire.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758200227217932653"}"></div></p>
<p>Aussi divisée que soit la droite américaine dans son interprétation de l’interview, une chose est certaine : celle-ci n’a pas été au cœur de ses préoccupations. L’entretien a été éclipsé par deux autres événements qui ont eu lieu le 8 février. D’abord, <a href="https://www.politico.com/news/2024/02/08/trump-supreme-court-oral-arguments-transcript-00140499">l’audition par la Cour suprême</a> des arguments des parties dans l’affaire en cours <a href="https://www.oyez.org/cases/2023/23-719">Trump v. Anderson</a> sur la question de savoir si Donald Trump peut être empêché de se présenter à la prochaine présidentielle en raison de son implication dans l’insurrection du 6 janvier 2021. Les juges de la Cour suprême se sont montrés uniformément sceptiques à l’égard de l’argument selon lequel les États peuvent choisir de disqualifier des candidats en vertu du 14<sup>e</sup> amendement, un point de vue qui a été largement salué par la droite.</p>
<p>Le deuxième événement qui a éclipsé l’interview de Poutine est la conférence de presse surprise du président Joe Biden sur le <a href="https://www.npr.org/2024/02/08/1229805332/special-counsel-report-biden-classified-documents">rapport</a> du ministère de la Justice concernant sa gestion de documents classifiés. Prenant la parole à peu près au moment où l’interview de Tucker Carlson était diffusée, Joe Biden s’est montré à cette occasion vif d’esprit, mais a commis une <a href="https://www.theguardian.com/us-news/video/2024/feb/09/israeli-offensive-on-gaza-over-the-top-says-biden-video">gaffe malencontreuse</a> : parlant du refus égyptien d’ouvrir le point de passage de Rafah entre l’Égypte et la bande de Gaza, il a déclaré que ce refus était dû au « président du Mexique, Sissi ». La droite américaine n’a évidemment pas manqué l’occasion de se moquer du président Biden et de marteler qu’il était inapte à exercer ses fonctions.</p>
<h2>Les droites dures occidentales et la Russie : accords et dissonances</h2>
<p>Il existe une véritable affinité idéologique <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2023-1-page-113.htm">entre l’extrême droite occidentale et la Russie</a> : une ontologie conservatrice commune de l’humanité qui croit à des identités collectives héritées du passé, dont les individus ne devraient pas chercher à se libérer ; une dénonciation de la démocratie et du libéralisme, ainsi que de la mondialisation, aussi bien économique que normative et culturelle ; une vision de l’État-nation comme entité suprême sur la scène internationale ; et une certaine admiration mutuelle et des emprunts ou idéologiques réciproques.</p>
<p>Cependant, cet ensemble de valeurs partagées ne suffit pas à donner lieu à une coopération politique et stratégique explicite. Le fait que Poutine ait décidé de se concentrer sur l’histoire nationale comme argument central pour justifier sa guerre en Ukraine, c’est-à-dire d’insister sur ce qui rend la Russie unique et non sur ce qu’elle partage avec l’Occident conservateur, est révélateur. Le fait que Carlson soit arrivé sans préparation et apparemment sans connaître la vision russe de la guerre, et qu’il ait tenté d’introduire dans la discussion les paradigmes habituels de la culture américaine en matière de politique étrangère sans se rendre compte qu’ils n’ont pas de sens pour les Russes, est également parlant.</p>
<p>Si le Kremlin croit sincèrement en l’existence d’un « bon » Occident, conservateur, prêt à se réconcilier avec lui au nom d’intérêts nationaux bien compris, cela ne fait pas pour autant de Trump un partenaire naturel et facile pour la Russie. Cela ne signifie évidemment pas que le trumpisme et la Russie ne peuvent pas prendre ensemble des décisions qui auraient un impact sur l’ordre mondial – mais il serait erroné de croire que ces deux parties sont capables de conduire une attaque coordonnée contre la démocratie libérale sur la base d’arguments idéologiques parfaitement ciselés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224342/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La réaction des extrêmes droites européennes et américaine à l’entretien Carlson-Poutine a mis en lumière les divergences existant entre cette mouvance et le Kremlin plus que leurs points d’accord.Marlene Laruelle, Research Professor of International Affairs and Political Science, George Washington UniversityJohn Chrobak, Research Program Coordinator for the Illiberalism Studies Program, George Washington UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2188762023-12-25T20:23:45Z2023-12-25T20:23:45ZLa guerre de l’information tous azimuts de la Russie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567164/original/file-20231221-25-uac9ue.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C11%2C1862%2C989&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d’écran provenant de l’un des dessins animés produits par la CMP Wagner à destination des pays africains. On voit ici un combattant de Wagner, avec sur la manche un chevron de la CMP et le drapeau russe, voler au secours d’un soldat malien qui défend son pays face à une agression militaire française.
</span> </figcaption></figure><p>Dans sa <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022">Revue nationale stratégique (RNS) de 2022</a>, la France a porté l’influence <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23071">au rang de priorité stratégique</a>. La précédente RNS, <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2017-revue_strategique_dsn_cle4b3beb.pdf">publiée en 2017</a>, avait déjà été révisée en 2021 afin de préciser les priorités stratégiques françaises à l’horizon de 2030 ; mais les tensions observées en 2022 ont poussé à sa révision anticipée.</p>
<p>L’influence est un sujet majeur des relations internationales. Les acteurs étatiques et privés en ont douloureusement pris conscience avec le début de la guerre dans le Donbass en 2014, puis avec l’affaire <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Ameriques/Le-scandale-Cambridge-Analytica-raconte-linterieur-2020-03-09-1201082963">Cambridge Analytica en 2016</a>. Depuis, la prégnance de cette thématique n’a fait que croître, et elle est devenue incontournable avec la guerre de l’information observée dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la sphère informationnelle y étant un <a href="https://theconversation.com/ukraine-la-guerre-se-joue-egalement-dans-le-cyberespace-178846">enjeu de conflictualité significatif</a>.</p>
<p>Marquée par <a href="https://theconversation.com/la-russie-est-elle-vraiment-en-train-de-perdre-la-guerre-de-la-communication-contre-lukraine-183761">différentes étapes</a>, cette guerre de la communication a comporté des <a href="https://theconversation.com/face-a-la-contre-offensive-ukrainienne-la-russie-hesite-sur-la-communication-a-adopter-190622">phases d’hésitation dans la gestion de la rhétorique russe</a> lorsque, au cours de l’été 2022, l’Ukraine gagnait du terrain lors de sa contre-offensive. Moscou a ensuite adapté son discours de façon à survaloriser la portée de victoires de moyenne importance, par exemple <a href="https://theconversation.com/la-bataille-de-soledar-lecons-militaires-et-communicationnelles-198422">lors de la prise de Soledar</a> en janvier 2023.</p>
<p>Enfin, alors que le Kremlin doit gérer une invasion de l’Ukraine plus longue et plus délicate que prévu, son action informationnelle s’étend à d’autres théâtres et domaines pour affaiblir les alliés de Kiev. Pour autant, ces opérations ne sont pas toujours couronnées de succès, comme l’a montré, par exemple, le récent épisode de la peinture au pochoir d’étoiles de David sur les murs de Paris, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/07/pochoirs-d-etoiles-de-david-a-paris-la-piste-d-une-operation-d-ingerence-russe-privilegiee_6198775_3224.html">imputée à la Russie</a>. Rapidement détectée par le <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/notre-organisation/composantes/service-de-vigilance-et-protection-contre-les-ingerences-numeriques">Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum)</a>, l’opération n’a pas eu les conséquences sans doute souhaitées par ses organisateurs.</p>
<h2>L’Occident, une cible de plus en plus cruciale au fil du temps</h2>
<p>Si, au début du conflit, la Russie a davantage axé ses efforts d’influence sur le continent africain et le Moyen-Orient que sur les Occidentaux, l’inscription du conflit dans la durée a infléchi cette orientation. En effet, Moscou parie sur l’usure des soutiens de l’Ukraine et sur leurs divisions que pourraient alimenter des tensions sociales internes, des agendas politiques propres ou des intérêts divergents. L’Ukraine restant profondément dépendante de l’appui occidental, notamment en matière d’armement, tout événement de nature à fragiliser ce soutien aura une importance majeure sur la poursuite du conflit.</p>
<p>En ce sens, l’opération <a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Dôppelganger</a>, si elle n’était pas originale sur le fond, a revêtu une ampleur inédite. Rappelons que la Russie a, dans ce cadre, créé des « clones » de nombreux journaux occidentaux afin d’y diffuser des contenus visant à nuire à la réputation de l’Ukraine, voire à diviser les Européens. La campagne Dôppelganger a été accompagnée d’un intéressant dispositif de suivi destiné à évaluer la pénétration de cette opération au sein des populations et à mesurer l’effet réel de la campagne.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/AQs_hJt9reg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cette opération avait duré plusieurs mois mais avant d’être officiellement démasquée à l’été 2023. Pour autant, la révélation de l’existence du projet Dôppelganger n’a pas mis un terme aux opérations informationnelles, qui sont la trame de la <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20230929-guerre-cognitive-le-cerveau-nouveau-champ-de-bataille">guerre cognitive</a> à laquelle nous assistons actuellement. Plus récemment, alors que l’attaque du Hamas du 7 octobre a profondément <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/11/le-hamas-fait-tout-pour-attirer-israel-dans-le-piege-d-une-operation-terrestre_6193806_3232.html">déstabilisé le Moyen-Orient</a> et que les Occidentaux craignent que l’onde de choc de cette explosion de violence ne se traduise par des troubles sur leurs territoires, une nouvelle opération a été identifiée.</p>
<p>C’est Viginum qui, en tirant la sonnette d’alarme, a permis à l’État français de <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/russie/evenements/evenements-de-l-annee-2023/article/russie-nouvelle-ingerence-numerique-russe-contre-la-france-09-11-23">mettre officiellement en cause le site « Recent Reliable News » (RNN)</a> pour avoir sciemment amplifié sur la toile l’impact des images d’étoiles de David taguées dans le X<sup>e</sup> arrondissement de Paris.</p>
<p>Outre le millier de bots employés pour relayer l’information au travers de quelque 2 600 tweets, les <a href="https://www.lejdd.fr/societe/etoiles-de-david-taguees-paris-le-couple-interpelle-en-flagrant-delit-ete-renvoye-en-moldavie-139642">ressortissants moldaves</a> interpellés en flagrant délit fin octobre ont indiqué avoir agi moyennant rémunération. Par ailleurs, les enquêteurs sont remontés jusqu’à un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/etoiles-de-david-taguees-a-paris-le-commanditaire-presume-choque-par-les-accusations-d-antisemitisme_AV-202311100167.html">personnage trouble</a>, connu pour ses anciennes accointances pro-russes en Moldavie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720333601391124855"}"></div></p>
<p>L’action tentait de capitaliser sur une crise existante et sur un contexte social tendu, marqué par <a href="https://www.la-croix.com/france/Actes-antisemites-France-justice-elle-moyens-sanctionner-2023-11-02-1201289161">l’augmentation des agressions physiques contre des personnes juives</a>, afin d’en tirer profit en termes d’influence et de guerre cognitive.</p>
<h2>La démultiplication des zones de crises</h2>
<p>Cette instrumentalisation de contextes perturbés dans le but de les exacerber et d’en tirer profit pour la Russie est une méthode qui a été souvent employée, y compris assez récemment sur le continent africain, nouveau théâtre de confrontation avec l’Occident, et spécialement avec la France. Des versions africaines des médias <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-medias-influence-rt-sputnik-afrique-nouveau-rideau-de-fer">Sputnik et RT</a> ont été lancées dès 2014, et on a également constaté, dès 2018, la présence de groupes de mercenaires, comme Wagner, <a href="https://www.irsem.fr/media/report-irsem-97-russia-mali-en.pdf">notamment au Soudan et en République centrafricaine (RCA)</a>.</p>
<p>Dans le même sens, ont fait leur apparition des films produits par des agences de la constellation Prigojine comme <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210603-centrafrique-touriste-une-fiction-au-service-de-la-propagande-russe">« <em>Le Touriste</em> »</a> ou « <em>Granit</em> », produits par la <a href="https://www.areion24.news/2022/06/10/le-geant-endormi-lessor-du-cinema-comme-instrument-de-soft-power-russe/6/">société Aurum</a>.</p>
<p>Plus récemment encore, des dessins animés présentant la France et ses forces armées tour à tour comme des serpents, des rats ou des zombies ont déferlé sur l’Afrique de l’Ouest, et plusieurs pseudo-fondations et ONG ont repris des dialectiques servant les intérêts russes.</p>
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<p>En outre, après que le président Bazoum au Niger, considéré comme proche de la France, a été <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">renversé par un coup d’État militaire</a> rapidement soutenu par la sphère informationnelle rattachée à la Russie, l’armée française a été <a href="https://www.tf1info.fr/international/niger-une-campagne-de-desinformation-menee-par-moscou-accuse-l-armee-francaise-d-avoir-enleve-des-enfants-enlevements-2266282.html">accusée d’avoir enlevé des enfants dans ce pays dans le cadre d’un trafic pédophile</a>. Ces contenus, diffusés par une « fondation de défense des droits de l’homme » <a href="https://fondfbr.ru/fr/articles_fr/france-niger-minors-fr/">connue pour être une officine de désinformation rattachée à la Russie</a> et pour avoir gravité dans la mouvance d’Evguéni Prigojine, seront repris par Dimitri Poliansky, représentant permanent de la Russie auprès des Nations unies <a href="https://archive.ph/ZsFZP">sur son compte Telegram</a>.</p>
<h2>La psychologie humaine, un champ de bataille parmi d’autres</h2>
<p>La guerre cognitive peut être définie comme la militarisation de tous les aspects de la société, y compris de la psychologie humaine et des relations sociales, afin de modifier les convictions des individus et, in fine, leur façon d’agir.</p>
<p>Ce thème, et le concept qui le sous-tend, sont pris au sérieux au point d’avoir été le sujet du défi d’innovation de l’OTAN de l’automne 2021, organisé par le Canada cet automne-là, qui s’intitulait <a href="https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/campagnes/defi-d-innovation-de-l-otan-automne-2021.html">« La menace invisible : Des outils pour lutter contre la guerre cognitive »</a>.</p>
<p>Dans le cas présent, la démultiplication des crises peut, en tant que telle, représenter une forme de « stress test » visant à mesurer la capacité des Occidentaux à gérer une pluralité de désordres. En outre, le continent africain est un enjeu d’autant plus important pour la Russie que les sanctions européennes consécutives à l’invasion de l’Ukraine poussent le Kremlin à diversifier ses sources de financement, par exemple en recourant à des sociétés militaires privées afin de capter des fonds et des matières premières pour concourir au soutien d’une économie russe contrainte d’assumer l’effort de sa guerre contre l’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218876/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En de nombreux points du globe, la Russie mène de nombreuses opérations informationnelles visant à affaiblir les alliés de l’Ukraine.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2200892023-12-19T19:21:20Z2023-12-19T19:21:20ZRussie : quand Vladimir Poutine entre en campagne<p>Avec sa conférence de presse du 14 décembre 2023, le président russe vient d’entrer en campagne pour préparer sa réélection l’année prochaine. Le premier tour <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/apres-quatre-mandats-vladimir-poutine-candidat-a-la-presidentielle-de-2024-985220.html">se tiendra du 15 au 17 mars prochain</a>. La date est hautement symbolique car elle coïncide avec le dixième anniversaire de l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Le second tour est prévu pour le 7 avril, mais nul ne pense sérieusement qu’il aura lieu : comme en 2000, 2004, 2012 et 2018 (et comme Dmitri Medvedev en 2008), Vladimir Poutine sera sans aucun doute reconduit dès la mi-mars pour un nouveau mandat (de six ans) avec un score écrasant, face à une « opposition » cooptée par le pouvoir et nullement désireuse de le défier, et à l’issue d’une campagne électorale contrôlée de bout en bout par les autorités.</p>
<p>Les Russes savent depuis longtemps que l’incertitude et la nouveauté ne marqueront ni la campagne électorale ni ses résultats. En revanche, ils prêtent souvent une oreille attentive aux grandes adresses annuelles de Vladimir Poutine, dont le dernier exercice vient de se tenir <a href="https://tass.ru/info/19532655">pour la dix-huitième fois</a> depuis l’arrivée au Kremlin de l’ancien directeur du FSB en 2000. Thèmes abordés, ton employé, engagements pris : tous les aspects de ces longues grand-messes sont examinés et décryptés aussi bien par les kremlinologues que par bon nombre de simples citoyens.</p>
<p>Cette année, on a assisté à une entrée en campagne sous le signe de l’auto-satisfaction. Ce 14 décembre, quelques jours après avoir <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/apres-quatre-mandats-vladimir-poutine-candidat-a-la-presidentielle-de-2024-985220.html">annoncé sa candidature à sa propre succession</a> et deux ans après avoir lancé l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a dressé, en direct à la télévision, le <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/72994">bilan de l’année 2023</a> et donné quelques indications sur ce que sera, d’après lui, 2024. Les maîtres mots de son discours auront été « stabilité » et « continuité », ce qui n’est guère étonnant de la part d’un homme qui se trouve à la tête de son pays depuis bientôt vingt-quatre ans.</p>
<h2>Renouveler la tradition pour assurer la continuité</h2>
<p>Ce 14 décembre, Ekaterina Berezovskaïa et Pavel Zaroubine, deux présentateurs vedettes de la première chaine de télévision publique russe, Russie 1, ont interviewé le président, entrecoupant leurs questions de celles posées par les spectateurs. Le format de l’émission mêlait continuité et nouveautés dans la communication présidentielle. L’analyse de ces différents aspects indique la tonalité de l’événement et des engagements qui en ressortent quant à la politique russe en 2024 : l’ère des crises sécuritaires, économiques, diplomatiques est révolue. </p>
<p>Alors qu’en 2022 cette habituelle conférence de presse de fin d’année avait été annulée, il s’agissait, pour Vladimir Poutine, de renouer avec la tradition pour adresser un message de stabilité et de continuité, à l’intérieur comme à l’extérieur.</p>
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<p>Les éléments de continuité étaient évidents pour le téléspectateur russe et pour l’observateur intime de la Russie : le président s’est livré à l’exercice du marathon des questions-réponses, les questions lui étant posées, pour la majeure partie d’entre elles, par les simples citoyens, certaines par des personnes présentes dans la salle, d’autre par téléphone, d’autres encore à travers des messages écrits affichés sur le grand écran.</p>
<p>Le leader russe affectionne cette performance car elle lui permet de répondre à l’homme (et à la femme) de la rue sur des questions quotidiennes sans passer par l’intermédiaire de ses administrations ou de ses subordonnés. Inflation, difficultés de la vie dans les régions périphériques de la Fédération, politique familiale, retraites, etc. : il affiche ainsi sa capacité à traiter lui-même tous les thèmes qui préoccupent ses administrés, jusques et y compris quand il s’agit du prix des œufs lorsqu’il est interrogé par une <em>babouchka</em>.</p>
<p>La proximité est soulignée par l’intimité que crée la façon dont le président s’adresse à ses interlocuteurs : conformément à la tradition russe, il privilégie la formule de courtoisie qui consiste à appeler chacun non pas « Monsieur » ou « Madame » mais par son prénom et son patronyme, autrement dit le nom du père. C’est sur ce mode traditionnel et intimiste que Vladimir Vladimirovitch a répondu aux journalistes – Ekaterina Vladimirovna et Pavel Alexandrovitch – mais aussi à tous ses concitoyens invités à l’interroger.</p>
<p>À Moscou comme partout ailleurs, établir cette ligne directe très organisée avec les citoyens sur des sujets quotidiens permet d’éviter des thèmes plus délicats comme la nature du régime ou les revers en politique étrangère. Elle permet également de tempérer l’impression de « verticale du pouvoir » et de dissiper <a href="https://www.tdg.ch/la-dispendieuse-obsession-sanitaire-de-vladimir-poutine-918849840490">l’éloignement choisi par le président russe durant la crise du Covid-19</a> et les premiers mois de guerre en Ukraine.</p>
<p>Toutefois, certaines nouveautés sont à relever.</p>
<p>D’une part, l’émission a été une hybridation de plusieurs types d’intervention qu’apprécie le président russe : la « ligne directe » établie en 2001 avec la population et la « conférence de presse annuelle » destinée aux journalistes nationaux et internationaux (du moins jusqu’en 2022), tenue généralement en fin d’année.</p>
<p>D’autre part, l’interview a été conduite depuis le <em>Gostinyi Dvor</em> de Moscou, un bâtiment historique ayant abrité un marché couvert. Enfin, l’auditoire était mêlé : simples citoyens, représentants locaux et médias se côtoyaient sur le plateau et sur les écrans.</p>
<p>Dans ces choix se manifeste une volonté de normalisation après bientôt deux ans de guerre en Ukraine, de sanctions et de tumultes intérieurs. Pour le président, le temps des crises et donc des discours solennels est révolu. Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » n’a été ni une <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/crise-en-ukraine-vladimir-poutine-annonce-une-operation-militaire-dans-le-donbass-3ac40b9d-5ae3-48a9-9983-24f24a552f84">adresse martiale tenue devant un parterre d’officiels au Kremlin</a> comme pour le déclenchement de la guerre en février 2022, ni une <a href="https://www.dw.com/fr/russie-chef-wagner-evgu%C3%A9ni-prigojine-d%C3%A9clare-mutinerie/a-66021202">interview officielle depuis son bureau</a> comme lors de la <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">tentative de coup de force d’Evguéni Prigojine</a> en juin 2023. Le studio du <em>Gostinyï Dvor</em> était, ce jeudi, aussi circulaire, moderne et horizontal que la salle de conférence du Kremlin est anguleuse, historique et verticale. L’effet de contraste transparaît à chaque image et à chaque cadre.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photo officielle de l’événement publiée sur le site du Kremlin.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/72994/photos/73987">Kremlin.ru</a></span>
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<p>Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » a trois vocations évidentes dans son format : diffuser une impression de proximité renouvelée ; privilégier les questions quotidiennes et intérieures ; et souligner la sérénité du président-candidat. Alors que les présidents français tentent régulièrement de se « représidentialiser », Vladimir Poutine a, lui, essayé de se dépouiller de ses habits de chef de guerre.</p>
<h2>Solder 2023…</h2>
<p>En ce qui concerne les déclarations du leader russe, l’affichage de retour à la normale a conduit à une certaine répétitivité, surtout en ce qui concerne la politique intérieure.</p>
<p>Depuis plus de vingt ans, les priorités officielles du président russe restent les mêmes : lutte contre la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/28/en-russie-l-echec-demographique-de-poutine_6191340_3210.html">dénatalité</a>, relance et <a href="https://ideas.repec.org/a/aca/journl/y2021id311.html">diversification de la production russe</a> hors des industries extractives d’hydrocarbures et de minerais, <a href="https://theconversation.com/reforme-de-la-constitution-russe-le-triomphe-des-valeurs-traditionnelles-136741">défense des « valeurs traditionnelles »</a>, <a href="https://fr.obsfr.ru/report/4902/11875/">désenclavement des régions périphériques</a>, etc. Toutes ces thématiques, jugées par le pouvoir comme indispensables pour le pays, étaient loin d’être nouvelles.</p>
<p>Cela souligne combien les résultats peinent à être atteints. Sur le plan intérieur, ce sont surtout les absences qui doivent être remarquées : le président n’a pas daigné souligner sa démonstration de force dans la <a href="https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/la-mort-de-prigojine-provoque-le-renforcement-de-poutine-1972028">répression de la révolte d’Evguéni Prigojine</a> ; il n’a pas non plus vilipendé d’éventuels opposants. Autrement dit, il a affiché une sérénité qui tranche avec les déclarations de juin 2023 sur les risques de coup d’État et de guerre civile. Solder 2023, plutôt que le célébrer, voilà pour la politique intérieure.</p>
<h2>… et préparer 2024</h2>
<p>Pour ce qui concerne 2024, les annonces ont été explicites, surtout sur le plan international. Outre les déclarations rituelles sur l’agressivité des États-Unis, le président russe a expliqué qu’en Ukraine <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20231214-guerre-en-ukraine-ce-qu-il-faut-retenir-de-la-conf%C3%A9rence-de-presse-annuelle-de-vladimir-poutine">ses objectifs stratégiques demeurent inchangés</a>. Il conduira les opérations, militaires et diplomatiques pour obtenir, assure-t-il, la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine.</p>
<p>Autrement dit, son analyse géopolitique reste inchangée depuis les révolutions de couleurs dans les anciennes Républiques socialistes soviétiques de Géorgie, du Kirghizstan et d’Ukraine, de 2003 à 2005 : la Russie doit faire face, y compris militairement, à une subversion de son « étranger proche » par les États-Unis. Tout est présenté comme si l’invasion de l’Ukraine n’était pas une rupture mais la simple continuité de sa politique étrangère depuis 15 ans.</p>
<p>Ensuite et surtout, ses buts tactiques pour 2024 ont été soulignés : pour lui, <a href="https://tass.com/politics/1721001">Odessa est une « ville russe »</a>. Si l’opportunité se présente, il lui fera subir le même sort qu’à la Crimée et aux <a href="https://theconversation.com/annexions-russes-en-ukraine-la-victoire-potemkine-de-vladimir-poutine-191709">quatre autres régions d’Ukraine orientale illégalement annexées</a>. En outre, les populations de ces zones de l’Est de l’Ukraine participeront au scrutin présidentiel russe. Un Européen averti en vaut deux : la guerre d’Ukraine continuera au moins jusqu’à la fin de 2025.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220089/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Selon le président russe, candidat à sa propre succession et certain d’être réélu en mars prochain, son pays va bien et aucun changement majeur ne doit être mis en œuvre.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2185502023-12-12T18:48:06Z2023-12-12T18:48:06ZEn Russie, un nouveau manuel d’histoire au service de l’idéologie du pouvoir<p>Depuis le 1<sup>er</sup> septembre 2023, les élèves russes des 10<sup>e</sup> et 11<sup>e</sup> classes (l’équivalent de la 1<sup>e</sup> et de la Terminale) étudient l’histoire de leur pays – de la Première Guerre mondiale à nos jours – d’après un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/18/russie-un-nouveau-manuel-d-histoire-renforce-la-narration-du-kremlin-sur-la-guerre-en-ukraine_6185758_3210.html">nouveau manuel</a> en deux volumes dont le principal auteur est <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/09/vladimir-medinski-ministre-russe-de-l-inculture-et-de-la-propagande_5312227_3232.html">Vladimir Medinski</a>, ancien ministre de la Culture (2012-2020), désormais <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-vladimir-medinski-ce-negociateur-qui-veut-reecrire-l-histoire-de-la-grande-russie-au-cote-de-vladimir-poutine_4989732.html">conseiller de Vladimir Poutine</a>.</p>
<p>L’examen détaillé de ce manuel permet de constater à quel point tous les processus et événements de ces quelque 110 dernières années sont présentés d’une façon parfaitement conforme à la vision de l’histoire que <a href="https://tracts.gallimard.fr/fr/products/poutine-historien-en-chef">diffuse inlassablement le président russe</a> – qui aime à se voir lui-même comme un <a href="https://www.prlib.ru/en/article-vladimir-putin-historical-unity-russians-and-ukrainians">grand connaisseur en la matière</a> – afin de justifier ses actions actuelles… et futures.</p>
<h2>Staline : un bilan globalement positif</h2>
<p>Moderne, efficace, adaptant une propagande de style soviétique à de nouvelles stratégies de communication, ce manuel, désormais unique, est censé contenir la « vérité historique » dont l’État russe se proclame gardien. Les élèves sont invités à s’appuyer sur des documents fiables regroupés à la fin de chaque sous-chapitre dans la rubrique « sources », tout en découvrant une pluralité d’opinions, afin de devenir des citoyens dotés de sens critique.</p>
<p>Ainsi, on peut lire en regard les jugements fort contrastés de deux biographes de Staline, l’historien <a href="https://postnauka.org/books/44493">Oleg Khlevniouk (2015)</a> et l’apologète du dictateur <a href="https://www.labirint.ru/books/19002/">Iouri Emelianov (2002)</a>. Aucun savoir dialogique n’émerge cependant de cette apparente objectivité. L’élève, s’il a intériorisé le message global du manuel, à savoir que les jugements négatifs sur Staline profitent aux ennemis de la Russie (l’Occident), a vite fait son choix.</p>
<p>Certes, il est « libre » de penser le contraire, mais l’abondance de possessifs – notre pays, nos athlètes, nos réalisations, notre société… – suggère qu’il ne serait alors pas du bon côté. Certaines « sources » laissent d’ailleurs le lecteur perplexe, tel l’extrait de la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/je-vous-prie-de-rendre-la-liberte-a-mon-livre-quand-vassili-grossman-ecrivait-a-nikita-khrouchtchev-9615264">lettre adressée par Vassili Grossman à Khrouchtchev en 1962</a>. Amputée de sa partie principale où l’écrivain protestait contre la confiscation de son grand roman <em>Vie et destin</em> (« détail » qui n’est mentionné nulle part), elle donne l’impression que Grossman souhaite simplement se plaindre en haut lieu de ses confrères écrivains qui refusent de publier son livre tout en reconnaissant sa valeur et authenticité.</p>
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<figcaption><span class="caption"><em>Vu de Russie</em> : que contiennent les nouveaux manuels scolaires russes d’histoire ? France 24, 8 septembre 2023.</span></figcaption>
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<p>Le manuel, <a href="https://rg.ru/2023/08/07/zaglianut-v-proshloe-chtoby-poniat-proishodiashchee-za-oknom.html">nous disent ses commentateurs officiels</a>, n’occulte pas les pages sombres de l’histoire russe. En effet, il n’omet ni les répressions staliniennes (mais le nombre de victimes est divisé par trois au bas mot : il est question de trois millions alors que les historiens s’accordent sur un <a href="https://www.memo.ru/ru-ru/biblioteka/masshtaby-sovetskogo-politicheskogo-terrora/">minimum de onze millions</a>), ni les <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-si%C3%A8cle-revue-d-histoire-2014-1-page-77.htm">famines des années 1930</a> (mais on insiste sur les aides apportées à l’Ukraine par le gouvernement de Staline), ni le pacte germano-soviétique (<a href="https://www.lefigaro.fr/international/2015/05/11/01003-20150511ARTFIG00216-poutine-rehabilite-le-pacte-molotov-ribbentrop.php">présenté, conformément à la vision de Poutine, comme un geste de sagesse politique</a>), ni les difficultés de la vie quotidienne. Le bilan reste globalement positif. D’ailleurs, quand bien même les élèves prendraient au sérieux les quelques ombres nuançant ce tableau radieux (qui englobe la diaspora, versée au patrimoine de la russité triomphale), l’abondante iconographie, dont quantité d’images de propagande soviétiques, distille un message subliminal optimiste.</p>
<h2>L’Occident, éternel ennemi</h2>
<p>C’est l’Occident, les États-Unis en premier lieu, qui apparaît responsable de la plupart des crises que traversent l’URSS et les « démocraties populaires », puis la Russie et le monde russe. Ainsi, on lit à propos des événements de 1956 :</p>
<blockquote>
<p>« Pensant à juste titre que la crise hongroise était attisée par les services spéciaux occidentaux et l’opposition intérieure soutenue par ces derniers [anciens fascistes], l’URSS envoya ses troupes en Hongrie et aida les autorités hongroises à juguler les émeutes. »</p>
</blockquote>
<p>Une argumentation similaire est utilisée pour justifier l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. L’Occident aurait également tiré profit des guerres de Tchétchénie qui ont affaibli la Russie post-soviétique. En 2008, la Russie déclenche une « opération pour contraindre la Géorgie à la paix », ce pays étant une « première “torpille” antirusse de l’Occident ».</p>
<p>Cette diabolisation s’accentue dans les chapitres consacrés à la « réunification » avec la Crimée. Les États-Unis et l’OTAN auraient fait de l’Ukraine un « bélier » contre la Russie : « […] on redoublait d’efforts pour transformer l’Ukraine en une anti-Russie, hostile à la Russie et totalement contrôlée par l’Occident ». La justification de l’invasion est d’ailleurs préparée bien en amont des chapitres sur Maïdan, la Crimée et « l’Opération militaire spéciale » (SVO selon le sigle russe). Une « décision irréfléchie » de Khrouchtchev, à savoir l’amnistie des citoyens soviétiques ayant collaboré avec l’occupant durant la période de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) (décret du 17 septembre 1955), aurait</p>
<blockquote>
<p>« permis à de nombreux anciens complices du nazisme non seulement de retrouver la liberté, mais également de […] faire carrière en profitant de la campagne de réhabilitation et de lutte contre le culte de personnalité". Ce qui a favorisé, par la suite, l’émergence et la montée du nationalisme dans les pays Baltes et en Ukraine occidentale ».</p>
</blockquote>
<p>La campagne de réhabilitation des victimes des répressions staliniennes se trouve ainsi discréditée, et la dénazification de l’Ukraine apparaît comme une réparation de l’erreur commise par Khrouchtchev.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1626995966460018688"}"></div></p>
<p>Tout au long de ce XX<sup>e</sup> siècle, « La population apportait son soutien aux projets de l’État » (à propos du plan de reconstruction d’après-guerre). « Ces mesures trouvaient de la compréhension au sein de la société » (à propos de l’exécution des collaborateurs). La Grande Guerre patriotique « a renforcé l’unité morale et politique de la société ». En revanche, les <a href="https://www.cairn.info/le-cimetiere-de-l-esperance--9782262078799-page-349.htm">révélations du XX<sup>e</sup> Congrès sur les crimes de Staline</a> ont provoqué un profond désarroi dans la population. Tout comme, sans surprise, la dissolution de l’URSS.</p>
<p>Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir de Poutine pour que soit restauré le consensus social, critère implicite du bon gouvernement. Cette cohésion n’a jamais été aussi forte que depuis le début de « l’Opération militaire spéciale » : celle-ci a « uni notre société, des gens de différents âges et professions ». Le soutien de la population s’exprime « par un véritable culte de la fierté pour les combattants de la SVO » et une aide humanitaire aux habitants des territoires « libérés ». Ceux-là en ont fortement besoin, car,</p>
<blockquote>
<p>« en libérant les villes, nos combattants trouvent des preuves de crimes de masse commis par les nationalistes ukrainiens qui maltraitent les civils et torturent les prisonniers ».</p>
</blockquote>
<h2>Manipuler le passé pour préparer l’avenir</h2>
<p>Reste à savoir ce que les élèves feront de cet amas de mensonges. Certains sont sans doute capables de les déceler. Après tout, en URSS aussi, on se moquait bien des vérités officielles. Ce qui n’empêchait pas de les débiter fidèlement le jour de l’examen. Par ailleurs, cette réécriture de l’histoire ne touche pas seulement les lycéens, mais les élèves de tous les âges, depuis l’école maternelle soumise à <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2017-7-page-72.html">« l’éducation patriotique »</a> jusqu’aux étudiants du supérieur et aux chercheurs qui doivent renoncer à certains thèmes comme la <a href="https://www.lefigaro.fr/international/en-russie-toute-personne-qui-s-ecarte-de-la-ligne-officielle-sur-la-seconde-guerre-mondiale-risque-jusqu-a-cinq-annees-de-camp-20210326">Seconde Guerre mondiale</a> ou les <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Europe/En-Russie-historien-prison-avoir-enquete-goulag-2017-08-17-1200870143">répressions staliniennes</a> ; ainsi que le reste des citoyens à travers les écrans de télévision, les scénographies muséales et les lois sanctionnant les « falsifications de l’histoire » et la <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/russie-plus-de-3300-affaires-pour-discreditation-de-l-armee-selon-une-ong-20220722">« discréditation de l’armée »</a>.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/1984-de-george-orwell-quel-miroir-pour-la-russie-de-lere-poutine-185439">« 1984 » de George Orwell : quel miroir pour la Russie de l’ère Poutine ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Les réflexes de la <a href="https://www.cairn.info/le-monstre--9782130365952-page-131.htm">« double pensée »</a> ressurgissent face à la répression, elle aussi de retour. Et avec eux, le cynisme, cette fois-ci non comme refuge, mais comme « méthode historique ». Le véritable enjeu de l’apprentissage, ce ne sont pas les faits, mais l’usage que l’on fait de leurs interprétations : le nouvel ordre mondial porté par la Russie semble être avant tout un « ordre de discours ». Qu’importe, au fond, le remplissage de ce dernier, l’essentiel étant de profiter des opportunités du moment : c’est à cela que le manuel incite les élèves en définitive :</p>
<blockquote>
<p>« Des temps aussi uniques n’adviennent pas souvent dans l’histoire. Après le départ des entreprises étrangères, de nombreux marchés s’ouvrent à vous. Des possibilités fantastiques de carrière dans le business et de création de start-up vous sont ouvertes. Ne laissez pas échapper cette chance. Aujourd’hui, la Russie est véritablement le pays de toutes les possibilités. »</p>
</blockquote>
<p>Comme à l’époque soviétique, la « vérité historique » dépend de la ligne générale : à preuve, la remise au satrape de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov, en mains propres, du manuel corrigé par le ministre de l’Éducation <a href="https://twitter.com/DrJadeMcGlynn/status/1723434230296842648">Sergueï Kravtsov</a> : dans la version précédente, les peuples déportés du Caucase après la Guerre, dont les Tchétchènes, étaient présentés comme des collaborateurs des nazis. Une « dénazification » opérée en un tournemain, scellée en amont par les des deux guerres tchétchènes. Car pour « postmoderne » que soit cette histoire, elle s’écrit bien avec du sang réel. Et on frémit en constatant que tout au long du texte, les nazis ukrainiens apparaissent en compagnie de nazis baltes. La vision poutinienne du passé étant avant tout un programme pour le futur, on se demande quelle autre « opération spéciale » sera appelée à unifier la société russe de demain.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218550/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Luba Jurgenson est membre de l'association Mémorial France</span></em></p>Les élèves de l’équivalent russe de la 1ᵉ et de la terminale étudieront désormais l’histoire des XXᵉ et XXIᵉ siècles dans un manuel qui pourrait avoir été rédigé par Vladimir Poutine en personne.Luba Jurgenson, Professeure de littérature russe, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2168512023-11-29T17:20:49Z2023-11-29T17:20:49ZUkraine : la bataille des opinions publiques dans la guerre de l’information<p>Si l’information, devenue un terrain de confrontation amplifié et magnifié par sa diffusion digitale, a désormais atteint la conscience d’une grande partie des publics occidentaux, la bataille pour l’opinion desdits publics demeure insuffisamment étudiée. Or c’est à partir de la perception et de l’interprétation des informations que se forme l’opinion. <a href="https://books.openedition.org/psn/5046">Le rôle des opinions publiques dans l’issue de nombreux conflits</a> n’est pas à tant il a contribué à faire basculer des situations complexes, parfois de façon inattendue.</p>
<p>La guerre russo-ukrainienne et sa <a href="https://www.slate.fr/story/243911/tribune-premiere-guerre-numerique-histoire-russie-ukraine-satellites-big-data-intelligence-artificielle-cyber">dimension numérique</a> placent les opinions publiques littéralement au cœur des combats, les <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">usagers des réseaux sociaux devenant souvent les relais d’un camp ou de l’autre</a>. Les stratégies informationnelles ukrainiennes et russes s’inscrivent dans <a href="https://www.oecd.org/ukraine-hub/policy-responses/disinformation-and-russia-s-war-of-aggression-against-ukraine-37186bde/">cette adversité cognitive</a>.</p>
<h2>L’information, un terrain de bataille</h2>
<p>La Russie, en <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/infiltration-des-conversations-privees-et-recours-a-l-intelligence-artificielle-les-techniques-novatrices-de-l-etat-russe-pour-surveiller-l-internet_6161227_3210.html">isolant son espace informationnel interne</a>, a pris en otage son opinion publique, dépossédée de ses capacités de réaction, tout en poursuivant une stratégie à destination des publics étrangers et européens dont les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-ingerences-etrangeres">gouvernements commencent à comprendre</a> les objectifs et les effets.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">Un manuel de survie numérique pour s’informer et éviter la censure en Russie</a>
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<p>L’Ukraine, quant à elle, a lancé sa contre-offensive informationnelle dès 2014, avant d’y adjoindre depuis l’invasion russe, un <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">vecteur multidirectionnel</a> – à savoir le maintien de la mobilisation nationale et la conquête des opinions publiques des pays alliés. Aujourd’hui, 21 mois après le début du conflit, cette stratégie montre des <a href="https://time.com/6329188/ukraine-volodymyr-zelensky-interview/">signes d’essoufflement</a>.</p>
<p>Le tableau ne serait pas complet si l’on n’ajoutait pas à ces stratégies informationnelles concurrentes l’analyse du travail collectif d’interprétation du conflit effectué par les médias français et européens. En 2018, le ministère français des Armées <a href="https://www.irsem.fr/institut/actualites/rapport-conjoint-caps-irsem.html">reconnaissait le champ informationnel comme un espace d’affrontement</a>. Puis la menace que représente la manipulation de l’information a pris une nouvelle dimension avec la décision de l’Union européenne de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/bannir-russia-today-un-casse-tete-juridique-pour-paris-et-bruxelles-01-03-2022-2466616_24.php">bannir les deux médias russes RT France et Sputnik</a> dès le début du conflit.</p>
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<p>Les médias européens développèrent de nouveaux outils (en particulier par le <em>fact checking</em>, version moderne de la vérification des sources, inscrite dans le <a href="https://www.spj.org/pdf/ethicscode/spj-ethics-code-french.pdf">code de déontologie du journalisme</a>) pour contrer les <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/pdf/28590">opérations d’influence mises en œuvre par des pays extérieurs</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Opération Doppelgänger : quand la désinformation russe vise la France et d’autres pays européens</a>
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<p>C’est dans ce contexte particulier que ces médias, notamment français, eurent à interpréter le phénomène d’une nouvelle guerre conventionnelle, sur le sol européen, après le choc et la surprise du 24 février 2022 et face à <a href="https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-guerre-en-ukraine/">l’inquiétude des populations</a>.</p>
<p>Comment interpréter l’inconnu et le rendre familier et compréhensible ? Et quels peuvent en être les effets sur l’opinion publique ?</p>
<h2>L’invocation de références historiques</h2>
<p>Serge Moscovici, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-1-page-305.htm">l’un des fondateurs de la psychologie sociale en France</a>, définissait l’ancrage comme un phénomène de pensée par lequel l’interprétation de phénomènes nouveaux s’opère en enracinant ces phénomènes dans des modes de pensée existants.</p>
<p>En effet, pour rendre un événement compréhensible, à partir d’une mise en commun des informations, des représentations partagées vont se former et ainsi rendre familier ce qui est inconnu (<a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807330504-psychologie-sociale">Yzerbyt et Klein, <em>Psychologie sociale</em>, 2019</a>). Ainsi, les médias français vont, dès le début du conflit, mobiliser les éléments consensuels au sein de la communauté française au sens large et, en premier lieu, les représentations sociales de l’Histoire.</p>
<p>Ce sont les références aux deux guerres mondiales, qui restent des repères majeurs pour les Français comme pour les autres Européens, qui vont servir de toile de fond à l’interprétation de la guerre d’Ukraine. Ces représentations partagées, destinées à rendre familier l’inconnu, ont également pour résultat de renforcer l’essence identitaire du groupe européen face aux représentations et aux narratifs de la Russie.</p>
<p>Depuis le 24 février 2022, la presse française s’est fait l’écho du rappel d’une mémoire collective « européenne » plus que nationale, en lien avec les deux guerres mondiales : l’attitude d’Emmanuel Macron, jugée conciliante envers Poutine lui a valu d’être taxé de <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-l-etranger-emmanuel-macron-un-nouveau-chamberlain-face-a-poutine">« nouveau Chamberlain »</a>, les appels à abandonner l’Ukraine aux appétits russes ont été assimilés à un <a href="https://www.lefigaro.fr/international/face-a-la-russie-les-occidentaux-hantes-par-le-syndrome-de-munich-20220109">« syndrome de Munich »</a>, les soldats ukrainiens comparés aux <a href="https://www.lepoint.fr/monde/en-ukraine-un-air-de-premiere-guerre-mondiale-10-05-2022-2475001_24.php">« Poilus »</a> dans leurs tranchées et aux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-mal-etre-des-gueules-cassees_5524392.html">« gueules cassées »</a> quand leurs blessures les ont défigurés, les pays soutenant Kiev ont été surnommés <a href="https://www.la-croix.com/international/Guerre-Ukraine-allies-face-risque-lessoufflement-2023-10-03-1201285289">« les Alliés »</a>, les forces russes appelées <a href="https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-fantome-de-l-armee-rouge-923731.html">« Armée rouge »</a>, certaines batailles ou bombardements ont donné lieu à l’invocation de <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-separatistes-prorusses-admettent-encore-combattre-des-milliers-d-ukrainiens-a-marioupol-20220407">Stalingrad</a> ou de <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/ces-chansons-qui-font-l-actu/l-ukraine-sous-les-bombes-apres-dresde-londres-ou-brest_4992582.html">Dresde</a>, etc.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1660574506170163205"}"></div></p>
<p>La mémoire collective européenne, nourrie de mythes et de symboles, est ainsi mobilisée à travers l’ensemble des représentations partagées du passé se basant sur une identité commune aux membres d’un groupe, selon la définition donnée par le précurseur de la psychologie sociale en France, <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/memoire-collective-psychologie-sociale/">Maurice Halbwachs</a>. La mémoire collective, en façonnant cette représentation partagée du passé du groupe, en préserve aussi l’image positive.</p>
<p>Les événements moins flatteurs et potentiellement plus menaçants pour l’identité du groupe sont donc écartés ou mis en retrait. Ainsi, certains aspects controversés de l’histoire de l’Ukraine – comme la <a href="https://www.cairn.info/revue-commentaire-2018-1-page-211.htm">conduite durant la Seconde Guerre mondiale de Stepan Bandera</a>, personnage célébré par certains pans de la classe politique ukrainienne – n’ont pas fait l’objet d’une large couverture médiatique côté français ; en revanche, ils ont été <a href="https://www.slate.fr/story/249292/histoire-invasion-ukraine-2014-2022-crimee-russie-guerre-jade-mcglynn-nazis-rhetorique">largement mis en avant côté russe</a> pour justifier les actions actuelles de Moscou.</p>
<p>L’imaginaire social, vecteur de la mémoire collective, puise dans les images les éléments contribuant à une construction de la réalité. Les émotions liées aux images y jouent un rôle prépondérant car ce sont elles qui vont réveiller la mémoire collective (les références à l’histoire, à d’autres images de la Première et de la Seconde Guerre mondiale dans les méthodes de combat, l’exode des réfugiés, les destructions… ) et enraciner les nouvelles représentations de l’Ukraine, comme faisant partie intégrante de notre passé mais aussi de notre futur européen. Les médias contribuent à la construction d’une réalité dont découle la formation d’un consensus, particulièrement en situation d’incertitude.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lukraine-peut-elle-adherer-rapidement-a-lue-178842">L’Ukraine peut-elle adhérer rapidement à l’UE ?</a>
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<h2>L’intériorisation des influences inconscientes</h2>
<p>Au-delà du rôle sociologique tenu par les médias, les influences inconscientes sur les opinions ne peuvent être écartées de l’analyse. Les influences inconscientes (influence psychologique conduisant à un jugement ou à un comportement à l’insu des personnes qui en ont été la cible <a href="https://www.scienceshumaines.com/les-influences-inconscientes_fr_5129.html">selon Jean-Léon Beauvois</a>) peuvent découler du façonnage d’un univers idéologique (opinion dominante) dans lequel certains thèmes de discussion sont jugés plus ou moins légitimes, tandis que des comportements ou des opinions sont valorisés ou stigmatisés, comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/le-pouvoir-des-medias--9782706126376.htm">Grégory Derville (2017)</a>.</p>
<p>Le processus sociocognitif du modelage des idées et des jugements peut agir sur les représentations, valeurs et systèmes de croyance, en présentant des modèles et des anti-modèles, comme les associations verbales très souvent utilisées au début du conflit, les Ukrainiens étant par exemple perçus comme <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-la-lecon-d-heroisme-d-un-peuple-martyrise-par-poutine_2178741.html">« héroïques »</a>, <a href="https://multimedia.europarl.europa.eu/fr/video/2022-sakharov-prize-awarded-to-the-brave-people-of-ukraine_N01_AFPS_221215_SCWU">« courageux »</a>, et « travailleurs ». Une fois qu’ils ont acquis le statut de structures cognitives ou de noyaux informationnels stables et actifs, les stéréotypes dirigent le traitement de l’information et les jugements, sans que les personnes ne s’en rendent compte.</p>
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<p>Parallèlement, ces processus cognitifs sont également sollicités pour fixer des stéréotypes opposés, mobilisés à travers le narratif des médias russes puis <a href="https://www.lexpress.fr/societe/anti-imperialistes-anti-systemes-et-complotistes-enquete-sur-les-relais-de-poutine-en-france_2180276.html">repris par certains médias « alternatifs » occidentaux</a> : les Ukrainiens « nazis », l’instrumentalisation occidentale de l’Ukraine destinée à détruire la Russie et ses valeurs traditionnelles, etc. Ces noyaux informationnels sont d’autant plus aisément fixés chez les personnes dont le sentiment de défiance envers les médias traditionnels, <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/11/du-militantisme-antivax-a-la-tentation-du-soutien-a-vladimir-poutine_6117066_4355770.html">renforcé durant la crise du Covid</a>, prédomine. Le questionnement des médias, en situation d’incertitude, pourrait être l’instant T du point de rupture et du basculement vers une <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2023-3-page-47.htm?ref=doi">attitude « anti-consensus » et « anti-système »</a> qui favoriserait l’acceptation du narratif contraire.</p>
<p>Il est intéressant de noter que le traitement de l’information par les médias au sujet du conflit Israël-Hamas n’a pas formé un consensus partagé, tel que nous avons pu le voir avec la guerre en Ukraine : les mémoires collectives plurielles, les représentations concurrentes, représentent autant de difficultés à la formation d’un consensus et au renforcement d’une identité collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216851/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Grimaud est vice présidente de l'Observatoire Géostratégique de Genève
Membre de l'IHEDN
Rattachée au programme doctoral Sécurité et Défense intérieure de l'AMU (Aix-Marseille Université) </span></em></p>Les médias traditionnels comme les réseaux sociaux sont les théâtres d’affrontements verbaux dont la violence reflète celle des vrais champs de bataille.Carole Grimaud, Chercheure Sciences de l'Information IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2179292023-11-22T17:23:52Z2023-11-22T17:23:52ZD’Al-Qaida au Hamas : la stratégie de la guerre médiatique<blockquote>
<p>« Je te dis que nous livrons une bataille, et que plus de la moitié de cette bataille se déroule sur la scène médiatique. Nous sommes donc engagés dans une bataille médiatique pour gagner les cœurs et les esprits des membres de notre communauté. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.cairn.info/al-qaida-dans-le-texte--9782130561514.htm">Cette citation</a> nous montre à quel point Ayman al-Zawahiri – longtemps numéro deux d’Al-Qaida, puis leader de l’organisation de l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011 jusqu’à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/02/les-etats-unis-ont-tue-ayman-al-zawahiri-le-chef-d-al-qaida-selon-des-medias-americains_6136882_3210.html">son propre assassinat en 2022 par un drone américain</a> – considérait la sphère médiatique comme un champ de bataille à part entière. Et de ce point de vue, la supériorité militaire des États-Unis pourrait être un avantage pour les djihadistes. Une situation que l’on retrouve, <em>mutatis mutandis</em>, aujourd’hui dans le conflit qui oppose Israël au Hamas.</p>
<h2>De l’importance de déplacer l’affrontement vers les villes</h2>
<p>Les propos cités ci-dessus proviennent d’un message envoyé par Al-Zawahiri en 2004, depuis le Pakistan, à <a href="https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2006/06/09/al-zarkaoui-mort-d-un-tueur_781487_3208.html">Abou Moussab Al-Zarqaoui</a>, le fondateur d’Al-Qaida en Irak (la branche irakienne de l’organisation terroriste), pour l’inciter à mobiliser l’<em>oumma</em>, c’est-à-dire l’ensemble des musulmans, dans un djihad global à l’encontre de ce qu’il considérait être une nouvelle « croisade », menée par la « mécréante » puissance américaine, contre l’islam et ses pratiquants.</p>
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<p>Pour ce faire, Al-Zawahiri insistait sur la nécessité de déplacer les nouveaux sanctuaires du groupe terroriste des confins ruraux – qui se trouvaient dans les zones tribales et montagneuses de l’Afghanistan et du Pakistan – vers les centres urbains de l’Irak central sunnite. Ce basculement géographique reposait sur un constat stratégique : la ville, dans les conflits contemporains asymétriques, est devenue un <a href="https://eprints.lse.ac.uk/2961/1/cities_terrorism_and_urban_wars_of_the_21st_century.pdf">véritable catalyseur</a> capable d’alimenter la « guerre médiatique ». Les destructions qui y sont commises par l’ennemi sont plus spectaculaires qu’en zone rurale, la présence de milliers de civils peut faire hésiter l’assaillant au moment de lancer ses attaques, le nombre de victimes collatérales plus élevé, la quantité de photos et de vidéos qui y sont prises est plus importante – autant d’éléments qui permettent de mieux mobiliser les publics lointains contre l’armée qui mène l’offensive.</p>
<p>Ce constat n’a rien perdu de son actualité. Les méthodes de combat adoptées par les actuels leaders militaires du Hamas semblent, à bien des égards, s’inscrire dans la continuité d’une pensée stratégique réfléchie, initialement élaborée au cours des affrontements de ces dernières décennies entre les puissances occidentales (principalement les États-Unis) et les groupes terroristes comme Al-Qaida.</p>
<p>En quoi la <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/11/20/le-hamas-nouveau-poids-lourd-du-djihad-global/">filiation idéologique et stratégique entre Al-Qaida et le Hamas</a> peut-elle éclairer le conflit en cours à Gaza ?</p>
<h2>Un usage médiatique des civils</h2>
<p>Il est difficile de ne pas voir dans les modes opératoires du Hamas mis en œuvre actuellement à Gaza une logique similaire à celle utilisée par Al-Qaida en Irak à Falloujah (une ville située à 70 km à l’ouest de Bagdad, peuplée de quelque 300 000 habitants avant le début des hostilités) en 2004. La deuxième bataille de Falloujah, en novembre 2004, constitue, à cet égard, un <a href="https://theconversation.com/falloujah-2004-un-modele-de-bataille-urbaine-pour-israel-comme-pour-le-hamas-217030">cas d’école</a> pour comprendre l’utilisation de l’arme médiatique par des groupes terroristes dans un conflit asymétrique.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1724190629729636524"}"></div></p>
<p>Lors de l’opération <em>Al-Fajr</em> lancée en novembre 2004, Al-Qaida a construit son système défensif à Falloujah de façon à alimenter la guerre informationnelle menée contre les États-Unis. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la concentration des caches d’armes autour des principales mosquées de la ville, comme le montre l’image satellite légendée ci-dessous.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Sur ce document produit par l’armée américaine, peuvent être mis en évidence cinq bastions défensifs, chacun organisé soit autour d’une mosquée stratégique soit autour de l’hôpital universitaire de Falloujah. Un tel dispositif permet aux insurgés de bénéficier de la relative protection de boucliers humains : même si l’essentiel de la population de Falloujah a quitté la ville au moment de l’offensive américaine, les mosquées et l’hôpital universitaire sont des lieux de refuge pour les civils, qui les perçoivent comme des sanctuaires.</p>
<p>En plus de dissuader les Américains de frapper ces positions, les insurgés entendent maximiser, en cas de frappe, les pertes civiles afin d’inonder les médias arabophones d’images de civils irakiens tués. D’autant que la mosquée revêt un caractère sacré ce qui transforme l’opération américaine en une véritable profanation aux yeux des populations musulmanes, en Irak et ailleurs au Proche-Orient. Il s’agit alors pour Al-Qaida en Irak de réveiller chez l’<em>Oumma</em> le « réflexe » du djihad dit « défensif ».</p>
<h2>L’application de la théorie des deux djihads</h2>
<p>En effet, les stratégies employées par Al-Qaida doivent s’interpréter à l’aune de la <a href="https://www.cairn.info/al-qaida-dans-le-texte--9782130561514.htm">théorie des deux djihads</a> développée par Ben Laden, <a href="https://www.jeuneafrique.com/118984/archives-thematique/abdallah-azzam-le-mentor/">Abdallah Azzam</a> et Al-Zawahiri (les trois principaux stratèges de l’organisation terroriste) :</p>
<blockquote>
<p>« Le djihad contre les infidèles est de deux sortes : le djihad offensif, à savoir attaquer les infidèles dans leur pays. […] et le djihad défensif, à savoir expulser les infidèles de nos pays, [qui] est une obligation individuelle, et même le plus important devoir individuel, dans les cas suivants : lorsque les infidèles pénètrent dans l’un des territoires musulmans et y persécutent des frères. »</p>
</blockquote>
<p>La lutte contre la profanation des mosquées et pour la protection de populations civiles menacées par des « mécréants » relève pour les théoriciens d’Al-Qaida du djihad dit « défensif ». Or, les stratèges d’Al-Qaida ont parfaitement conscience que ce djihad défensif est beaucoup plus consensuel au sein de l’<em>oumma</em> que le djihad dit offensif, qui ne concerne qu’une infime minorité de musulmans.</p>
<p>L’objectif d’Al-Qaida est donc clair : obliger l’armée américaine à toucher les civils, à profaner des lieux saints, symboles de l’<em>oumma</em>, afin de la rassembler autour du drapeau djihadiste.</p>
<p>Cette stratégie trouve alors un écho évident dans les doctrines actuellement utilisées à Gaza, comme le montre le <a href="https://www.idf.il/fr/minisites/hamas/decouverte-de-tsahal-un-manuel-du-hamas-incite-a-cacher-des-armes-dans-les-maisons/">manuel de guérilla urbaine du Hamas</a> retrouvé par Tsahal lors de l’opération « Bordure protectrice » en 2014. Comme Al-Qaida en Irak, le Hamas a théorisé l’utilisation des boucliers humains pour fédérer les populations musulmanes autour du djihad anti-Israël. L’un des passages de ce manuel, très partiellement mis à disposition des chercheurs par Tsahal, affirme :</p>
<blockquote>
<p>« La destruction d’habitations civiles : cette pratique attise la haine des citoyens envers les assaillants [l’armée israélienne] et augmente leur soutien aux forces de résistance de la ville [Hamas]. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>C’est dans cette optique que l’on pourrait comprendre la localisation des forces du Hamas dans le quartier de <em>Shuja’iya</em>, frappé par Tsahal en 2014 lors de l’opération « Bordure protectrice ».</p>
<p>On voit bien à travers ce document fourni par l’armée israélienne que les points de départ de tirs de roquettes sont concentrés dans les espaces les plus densément habités du tissu urbain.</p>
<p>La géographie des planques témoigne d’une même logique de boucliers humains. Ces planques sont concentrées autour de deux zones résidentielles d’habitat collectif où les combattants du Hamas se cachent sous les étages occupés par des populations civiles.</p>
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<h2>Radicaliser l’<em>oumma</em></h2>
<p>À la différence d’Al-Qaida, le Hamas ne cherche pas a priori à susciter des vocations djihadistes, mais plutôt à soulever la rue arabe, à la radicaliser afin de fragiliser les régimes arabes partenaires d’Israël et d’isoler un État hébreu soucieux de normaliser ses relations avec ses voisins.</p>
<p>Les stratèges d’Al-Qaida ont d’ailleurs théorisé la vocation du djihad palestinien à saper la légitimité des régimes arabes en paix avec Israël (à commencer par l’Égypte, depuis les <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/124">accords de Camp David de 1978</a>). Comme l’écrit Al-Zawahiri en décembre 2001 :</p>
<blockquote>
<p>« L’occasion qui s’offre au mouvement djihadiste de conduire l’<em>oumma</em> vers le djihad pour la Palestine est plus grande que jamais, car tous les courants laïcs qui faisaient de la surenchère sur la cause palestinienne et rivalisaient avec le mouvement islamique pour la direction de l’<em>oumma</em> dans cette cause se sont découverts, aux yeux de l’<em>oumma</em>, en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël, en engageant des pourparlers et en se conformant aux décisions internationales. »</p>
</blockquote>
<p>Le djihad défensif pour la Palestine doit donc participer, selon Azzam et Al-Zawahiri, à la lutte contre les « ennemis proches » (les « régimes arabes impies » comme l’Égypte) et déboucher sur une insurrection de la rue arabe contre ces régimes dont ce même djihad révélera, pour Azzam, la « soumission » aux « croisés judéo-chrétiens ».</p>
<p>Ainsi, le recours aux boucliers humains et l’implantation des groupes terroristes dans des espaces densément peuplés s’inscrivent dans un projet stratégique clairement assumé dès la création d’Al-Qaida : rassembler l’<em>oumma</em> autour d’un djihad pensé comme la défense d’un <em>Dar-Al-Islam</em> (terre des musulmans) « persécuté », « occupé » et « humilié » par une puissance dite « mécréante ».</p>
<p>Dans cette optique, l’essentiel du combat djihadiste se mène sur le « champ de bataille médiatique » où l’asymétrie militaire entre fort et faible profite aux faibles et aboutit à ce que Jean Paul Chagnollaud appelle la « <a href="https://www.actes-sud.fr/node/59333">défaite du vainqueur</a> ». Cette expression résume parfaitement l’échec des Américains, sur le temps long, dans leur opposition à Al-Qaida en Irak de 2004 à 2011, et pourrait synthétiser l’issue du conflit actuel à Gaza entre Israël et le Hamas.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217929/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis plusieurs années, le Hamas est accusé de prendre en otage sa population. Cette stratégie est à analyser en parallèle avec les précédents d’Al-Qaida.Pierre Firode, Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2182132023-11-21T16:23:48Z2023-11-21T16:23:48ZL’assassinat de John Kennedy : 60 ans de théories du complot<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/560509/original/file-20231120-27-f6ckm.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1022%2C768&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dallas, le 22 novembre 1963. </span> <span class="attribution"><span class="source">Walt Cisco, Dallas Morning News/Wikipedia</span></span></figcaption></figure><p><em>Ce fut l’une des dates les plus marquantes du XX<sup>e</sup> siècle : le 22 novembre 1963, il y a exactement soixante ans aujourd’hui, John Fitzgerald Kennedy était assassiné à Dallas. Deux jours plus tard, son assassin supposé Lee Harvey Oswald, 24 ans, était abattu à son tour par un patron de boîte de nuit, Jack Ruby, dont les motivations restent à ce jour peu claires.</em></p>
<hr>
<p><em>Aujourd’hui encore, cet épisode historique donne lieu à d’innombrables interrogations que les enquêtes successives diligentées par les autorités américaines, en <a href="https://www.archives.gov/research/jfk/warren-commission-report">1963-1964</a> puis en <a href="https://www.intelligence.senate.gov/sites/default/files/94755_V.pdf">1976-1979</a> n’ont pas totalement levées. David Colon, professeur agrégé d’histoire et enseignant à Sciences Po, spécialiste des théories du complot, auteur notamment en 2021 de <a href="https://www.tallandier.com/livre/les-maitres-de-la-manipulation/">« Les Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse »</a>, répond ici à nos questions sur la diffusion et l’impact des théories complotistes liées à l’assassinat de JFK – des théories, souligne-t-il, largement propagées par les services secrets soviétiques</em>. </p>
<p><strong>Quand les premières théories complotistes sur l’assassinat de JFK apparaissent-elles ?</strong></p>
<p>Pratiquement dès le 22 novembre 1963. Le KGB lance le 26 novembre 1963 <a href="https://www.encounterbooks.com/books/operation-dragon/">l’opération Dragon</a>, qui vise d’abord à détourner de l’URSS les soupçons américains – des soupçons d’autant plus forts qu’Oswald <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1963/11/25/lee-harvey-oswald-avait-vecu-trois-ans-en-u-r-s-s_2220401_1819218.html">avait vécu en URSS</a> et était un sympathisant communiste.</p>
<p>L’opération, qui implique des investissements importants de la part du KGB, vise ensuite à éroder la confiance des citoyens américains dans leurs institutions en attribuant la mort de leur président à la CIA.</p>
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<p>En 1964, cette thèse est <a href="https://www.washingtonpost.com/archive/opinions/2003/11/22/how-moscow-undermined-the-warren-commission/4e30c89b-40c4-4f31-8a0d-32d3a76c8af9/">diffusée par le rédacteur stalinien d’un journal britannique contrôlé par le KGB, <em>Labour Monthly</em></a>, puis par un éditeur new-yorkais secrètement financé par le KGB, <a href="https://spartacus-educational.com/JFKmarzani.htm">Carl Aldo Marzani</a>, qui publie le premier livre popularisant la thèse du complot de la CIA : <a href="https://www.cia.gov/readingroom/docs/CIA-RDP80B01676R000600120027-6.pdf"><em>Oswald : Assassin or Fall Guy?</em></a>.</p>
<p>Le journaliste américain Victor Perlo, également rétribué par le KGB, rédige une <a href="https://kenrahn.com/JFK/History/WC_Period/New_Times/1964-38_Assassin_or_fall_guy.html">critique élogieuse de cet ouvrage</a>, qui paraît en septembre 1964 dans le <em>New Times</em>, une façade du KGB imprimée secrètement en Roumanie.</p>
<p>Aujourd’hui, il est beaucoup question de <a href="https://www.reuters.com/world/europe/french-foreign-minister-prevented-attack-website-likely-carried-out-by-russian-2023-06-13/">« typosquatting »</a>, avec <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/06/14/doppelganger-autopsie-d-une-operation-de-desinformation_6177621_4408996.html">Doppelgänger</a>, une opération du renseignement russe qui consiste à imiter des médias occidentaux et à installer ces faux sites sur des adresses URL qui ressemblent aux vraies. C’est une pratique très ancienne, puisque le KGB faisait déjà la même chose, avec les moyens de l’époque, il y a 60 ans.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Opération Doppelgänger : quand la désinformation russe vise la France et d’autres pays européens</a>
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<p><strong>La désinformation soviétique à destination des pays étrangers liée à l’assassinat de Kennedy s’inscrivait-elle dans une tradition établie ?</strong></p>
<p>Oui. Avant le KGB, il y a eu le NKVD, avant lui la Guépéou, avant encore la Tchéka, et du temps du tsarisme l’Okhrana ; tous ces services avaient eu recours à des méthodes de ce type. Les services du tsar avaient notamment forgé, on s’en souvient, l’un des faux les plus célèbres de l’histoire, <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/08/15/les-protocoles-des-sages-de-sion-fake-news-antisemite-a-succes-des-annees-1920_6091475_4355770.html"><em>Les Protocoles des Sages de Sion</em></a>, afin d’offrir une justification aux pogroms anti-juifs. Ce texte a d’ailleurs été, quelques décennies plus tard, <a href="https://www.tabletmag.com/sections/news/articles/timmerman-disinformation">traduit en arabe par le KGB</a> et diffusé dans les pays arabes dans le cadre de la politique soviétique de la guerre froide. Ce qui est nouveau, avec l’opération Dragon, c’est sa durée et son efficacité.</p>
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<p>Sa durée parce que, à ma connaissance, cette opération est toujours active : ceux qui dirigent aujourd’hui la Russie relancent très régulièrement les supputations. Vladimir Poutine en personne, intervenant en 2017 à la télévision américaine, sur NBC, a <a href="https://tass.com/politics/949795">explicitement mentionné</a> la théorie selon laquelle ce seraient les Américains eux-mêmes qui auraient assassiné leur président. On lui demandait s’il avait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016, qui s’était soldée par l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche : il a réagi en ressortant cette théorie sur Kennedy, affirmant que puisque les Américains ont pu tuer leur président en 1963, ils auraient aussi bien pu, plus de cinquante ans plus tard, monter de toutes pièces des accusations infondées visant la Russie. </p>
<p>Quant à son efficacité, elle se mesure à la proportion d’Américains qui adhèrent à cette théorie. En 1963, 52 % des Américains croyaient qu’il avait été victime d’un complot. En 1976, ce chiffre était passé à 81 %. C’est justement en 1976 que le KGB a relancé son opération visant à diffuser l’idée qu’il y aurait aux États-Unis un « deep state » – une sorte de structure parallèle prenant les vraies décisions.</p>
<p>Cette idée de « deep state » avait commencé à être diffusée dès 1957, par les services est-allemands, qui avaient publié dans le <em>Neues Deutschland</em>, le journal officiel de la RDA, une <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1957/02/16/le-journal-communiste-neues-deutschland-publie-une-lettre-que-m-rockefeller-aurait-envoyee-a-m-eisenhower-sur-l-aide-economique_2327430_1819218.html">lettre secrète</a> qui aurait prétendument été adressée au président des États-Unis, Dwight Eisenhower, par le président de la Standard Oil Nelson Rockefeller. Il ressortait de cette fausse lettre que la Maison Blanche était l’instrument de puissants instruments capitalistes, et qu’elle leur donnait la priorité au détriment des intérêts du pays.</p>
<p><strong>À la fin des années 1970, une enquête parlementaire américaine a conclu que la commission Warren, qui en 1963 avait décrété qu’Oswald avait été l’unique tireur et avait agi de son propre chef, était allée trop vite en besogne, et que la possibilité d’un complot n’était pas à exclure… sans aller jusqu’à incriminer la CIA.</strong></p>
<p>Effectivement. Mais le narratif soviétique, d’après lequel la CIA a assassiné Kennedy, n’en a pas moins largement imprégné les esprits. Qu’on en juge par le <a href="https://www.bfmtv.com/people/cinema/on-connait-deja-la-verite-c-etait-un-complot-oliver-stone-revient-sur-l-assassinat-de-jfk_AN-202107220200.html">film « JFK », d’Oliver Stone</a>, sorti en 1991. Il reprend totalement les théories diffusées par le KGB dans le cadre de l’opération Dragon, d’après lesquelles le président aurait été la victime d’un vaste complot impliquant le complexe militaro-industriel commandité par nul autre que son vice-président Lyndon Johnson, qui lui a succédé à la Maison Blanche.</p>
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<p>Pour autant, cela ne signifie évidemment pas que Stone et les journalistes et autres écrivains colportant ces thèses aient été stipendiés par le KGB ! La bonne désinformation, comme le disait Andropov lui-même, est celle qui trouve dans les sociétés ciblées des relais de bonne foi qui vont l’amplifier. </p>
<p>Le KGB n’a pas créé la théorie du complot, mais il l’a largement amplifiée, si bien qu’elle s’est auto-propagée au point de devenir une sorte de lieu commun aux États-Unis. Et une fois que vous avez convaincu une large partie des Américains que leur président a été tué par leurs propres services de sécurité, vous avez affaibli leur confiance dans leur système, dans leurs institutions, dans la démocratie elle-même. C’est cela, l’objectif. Ce travail de sape, qui avait commencé bien avant 1963, a été démultiplié avec l’assassinat de Kennedy, et s’est poursuivi par la suite, y compris avec la chute de l’URSS, comme on l’a vu avec toutes ces théories sur le 11 Septembre, les Illuminati, le groupe de Bilderberg, le Covid depuis peu, et ainsi de suite.</p>
<p><strong>Des théories dont le mouvement Qanon est un relais actif…</strong></p>
<p>Tout à fait. Ce mouvement est d’ailleurs en partie opéré depuis la Russie. Le fameux <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/18/comment-nous-avons-trouve-qui-etait-derriere-qanon/">« Q »</a> publie sur le forum 8Kun, qui est <a href="https://www.forbes.fr/technologie/qanon-le-forum-8kun-est-de-nouveau-en-ligne-avec-laide-de-hackers-russes/">hébergé sur un serveur à Vladivostok</a>. Et ses théories sont <a href="https://edition.cnn.com/2022/03/09/media/biolab-ukraine-russia-qanon-false-conspiracy-theory/index.html">volontiers répétées par les propagandistes russes</a>, et inversement. Ce mouvement reprend tous les thèmes complotistes qui étaient jusqu’ici diffusés par la Russie.</p>
<p>Le <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/rassemblement-de-complotistes-qanon-a-dallas-ne-pas-regarder-ce-genre-d-evenement-avec-serieux-serait-prendre-un-risque_4832939.html">rassemblement Qanon à Dallas en 2021 pour accueillir John Kennedy Jr</a>,. supposé réapparaître ce jour-là 22 ans après sa mort et apporter son soutien à Donald Trump, est lié aux théories relatives à l’assassinat de JFK lui-même : son fils, sachant que son père avait été assassiné par « le système » et qu’il était lui-même ciblé, aurait fait croire à son propre décès puis se serait caché pendant plus de deux décennies… </p>
<p>Encore une fois, il y a à la base de cette histoire la croyance profondément ancrée chez de nombreux Américains que Kennedy a été tué suite à un complot ; à partir de là, toutes sortes de théories nouvelles, aussi insensées soient-elles, peuvent naître.</p>
<p>Aujourd’hui, un <a href="https://www.ipsos.com/en-us/news-polls/npr-misinformation-123020">Américain sur trois</a> dit croire que son gouvernement est contrôlé en secret par un « deep state ». La propagation de ce type de croyances s’explique bien sûr en bonne partie par <a href="https://theconversation.com/regarde-jai-vu-ca-sur-facebook-quand-nos-bavardages-nourrissent-les-fake-news-123426">l’essor des réseaux sociaux</a> ; mais à l’origine, il y a cette défiance envers tout ce qui est « mainstream » qui a été démultipliée depuis 1963.</p>
<p><strong>On constate en effet sur les réseaux sociaux que les croyances complotistes sont souvent associées : les personnes qui épousent le discours russe sur la question de l’Ukraine ont également plus tendance que les autres à se montrer sceptiques sur l’origine humaine du changement climatique ou sur la vaccination, par exemple…</strong> </p>
<p>Évidemment. En la matière, il convient de distinguer la propagande authentique de la propagande inauthentique. Cette dernière est celle qui est mise en œuvre par des <a href="https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/visite-guidee-dune-ferme-a-trolls-russe-142088">fermes de trolls et de bots</a> contrôlées <a href="https://openfacto.fr/2022/01/18/rapport-la-galaxie-des-sites-russophones-du-gru/">par le GRU</a>. La propagande authentique, elle, est diffusée par des gens de chair et de sang assis devant leur ordinateur qui adhèrent à ces théories complotistes. Et celles-ci, effectivement, s’alimentent mutuellement.</p>
<p>Une fois que vous avez réussi à convaincre quelqu’un que Kennedy a été assassiné à l’issue d’un complot impliquant la CIA, le FBI et ainsi de suite, que Ben Laden n’est pas à l’origine du 11 Septembre ou, plus encore, que la Terre est plate, alors vous pouvez lui faire croire n’importe quoi. L’objectif essentiel des services de renseignement russes, mais aussi chinois, est de saper le cadre même sur lequel se construit la vérité, ce que Michel Foucault appelait « le régime de vérité ». Si vous parvenez à détruire cela, à rendre suspects les gens dont le métier est de distinguer le vrai du faux, alors vous encouragez un scepticisme généralisé, et vous instaurez ce que l’on appelle depuis maintenant un certain nombre d’années <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-la-philo/l-ere-de-la-post-verite-3741908">« l’ère post-vérité »</a>.</p>
<p>Cette ère post-vérité n’est pas, en soi, le produit des ingérences informationnelles russes ou aujourd’hui chinoises. Il n’en reste pas moins qu’elle est le principal véhicule par lequel les États autoritaires fragilisent l’espace du débat dans les régimes démocratiques. À rebours de la formule de l’ancien ambassadeur américain à l’ONU <a href="https://www.vanityfair.com/news/2010/11/moynihan-letters-201011">Daniel Patrick Moynihan</a>, on pourrait dire aujourd’hui que chacun a droit non seulement à ses propres opinions, mais aussi à ses propres faits. </p>
<p><strong>Tout cela pourrait contribuer au retour de Donald Trump à la Maison Blanche en 2024…</strong></p>
<p>Oui, mais il n’est pas le seul à bénéficier de cette tendance – il suffit de regarder le <a href="https://www.la-croix.com/debat/Argentine-Javier-Milei-droite-radicale-populiste-autoritaire-2023-11-20-1201291540">résultat de la présidentielle qui vient de se tenir en Argentine</a>. En ce moment, j’aime citer ce passage de <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/etrange_defaite/etrange_defaite.html"><em>L’Étrange défaite</em></a> de Marc Bloch consacré à la désinformation déployée dans la presse française de l’entre-deux-guerres à la fois par les fascistes et par les communistes :</p>
<blockquote>
<p>« Ce peuple français auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. »</p>
</blockquote>
<p>La question aujourd’hui est de savoir comment donner à nos concitoyens les informations sûres qui leur permettront de faire des choix rationnels pour ne pas être l’objet d’opérations de désinformation de la part d’États hostiles. Nous avons besoin de rétablir un espace public intègre, tant numérique que médiatique, et de préserver le régime de vérité sur lequel reposent nos démocraties.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218213/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Colon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Soixante ans après les faits, l’assassinat de « JFK » continue de susciter les théories les plus diverses.David Colon, Professeur agrégé d'histoire à l'IEP de Paris, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2171482023-11-08T13:50:47Z2023-11-08T13:50:47ZContenu des médias sociaux en temps de guerre : un guide d'experts sur la manière d'éviter la violence sur vos fils d'actualité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/557803/original/file-20231030-25-2np8f3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Il existe des moyens pratiques de filtrer la quantité de contenus violents et graphiques que vous voyez sur les médias sociaux.</span> <span class="attribution"><span class="source">bubaone</span></span></figcaption></figure><p>Les plateformes de médias sociaux sont une importante source d'information et de divertissement. Elles nous permettent également de rester en contact avec nos amis et notre famille. Mais les réseaux sociaux peuvent aussi devenir - <a href="https://theconversation.com/mounting-research-documents-the-harmful-effects-of-social-media-use-on-mental-health-including-body-image-and-development-of-eating-disorders-206170">et sont</a>, <a href="https://doi.org/10.1093/joc/jqab034">souvent devenus</a> - un environnement toxique où se propagent la désinformation, la haine et les conflits. </p>
<p>La plupart des gens ne peuvent pas ou ne veulent pas se passer des réseaux sociaux. Les mesures prises par les tribunaux et des <a href="https://foreignpolicy.com/2022/04/25/the-real-threat-to-social-media-is-europe/">organismes publics</a> pour les réguler ou les contrôler sont en train de rattraper lentement leur retard, mais ont jusqu'à présent infructueuses. Et les entreprises de médias sociaux ont l'habitude de <a href="https://www.bfmtv.com/economie/desinformation-facebook-a-dissimule-un-rapport-qui-risquait-de-ternir-son-image_AD-202108220068.html">donner la priorité à l'interaction</a> au détriment du bien-être social.</p>
<p>Les utilisateurs se retrouvent face à un dilemme : comment tirer profit des réseaux sociaux sans s'exposer à des contenus qui génèrent du stress, nuisibles ou illégaux? Cette question se pose avec encore plus d'acuité en période de tensions et de conflits mondiaux. Le conflit en Ukraine et maintenant la guerre de Gaza ont augmenté le risque de voir des <a href="https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/800452/guerre-israel-hamas-guerre-images-images-guerre">images horribles et nuisibles</a> sur son fil d'actualité. </p>
<p>Cet article, basé sur <a href="https://orcid.org/0000-0001-5171-663X">mes recherches</a> sur l'actualité dans les médias sociaux, est un guide de sélection et d'édition de vos flux de médias sociaux afin de vous assurer que le contenu que vous voyez est adapté à vos besoins et n'est pas offensant ou dérangeant. </p>
<p>Il est organisé selon les catégories de médias sociaux les plus grands. Je ne couvre pas les nouveaux services tels que <a href="https://www.threads.net/login">Threads</a>, <a href="https://mastodon.social/explore">Mastodon</a>, <a href="https://post.news/feed">Post</a> et <a href="https://bsky.app/">Bluesky</a>, bien que les principes leur soient généralement applicables. Je me suis focalisée sur l'utilisation de ces applications sur un téléphone portable, car c'est ce que font <a href="https://www.pewresearch.org/global/2022/12/06/internet-smartphone-and-social-media-use-in-advanced-economies-2022/">la majorité des utilisateurs</a>, plutôt que de les utiliser sur un navigateur web. Je me concentre principalement sur le contenu vidéo.</p>
<p>Les réseaux sociaux peuvent être un outil puissant d'information et d'apprentissage, mais ils sont imparfaits. Quelle que soit l'approche que vous adoptez pour gérer vos flux, restez prudents et sceptiques. Soyez attentifs aux mises à jour des politiques et des accords d'utilisation et réfléchissez bien aux personnes auxquelles vous faites confiance et que vous suivez. </p>
<h2>Est-ce votre choix ou le leur ?</h2>
<p>De nombreux réseaux sociaux proposent un flux sélectionné de manière algorithmique comme premier point de contact. Les détails des algorithmes ne sont pas connus du public et les entreprises les affinent constamment. Le flux est en grande partie basé sur votre localisation et sur les sujets et les personnes pour lesquels vous avez manifesté un intérêt précédemment (que vous ayez suivi ou simplement regardé ou interagi avec le contenu). Il peut également inclure d'autres informations telles que votre âge et votre sexe, que vous avez peut-être déjà communiquées au service. </p>
<p>Les organisations et les particuliers investissent de l'argent et du temps pour s'assurer que leur contenu soit vu. Les annonceurs paieront également pour que leur contenu soit montré aux clients qui répondent à leurs critères. Il est également important de se rappeler que les contenus payants ne sont pas seulement des biens et des services à vendre, mais qu'ils peuvent aussi avoir un objectif politique ou social, souvent caché. C'est la base des <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s13278-023-01028-5">fake news et de la désinformation</a>.</p>
<p>Voici quelques outils pour gérer vos fils d'actualité sur les réseaux sociaux</p>
<h2>Soyez prudents dans le choix de vos abonnements</h2>
<p>Sur tous les réseaux, à l'exception de TikTok, la clé consiste à sélectionner avec soin les personnes que vous suivez.</p>
<p>Sur Twitter (X), la meilleure solution consiste à s'éloigner de la page “Pour vous” (qui est l'interface par défaut) et à se concentrer sur la page “Abonnements”. Vous ne pouvez pas supprimer entièrement la page “Pour vous”. Le flux “Abonnements” comprend toutes les personnes que vous suivez, leurs tweets et leurs retweets. </p>
<p>Si vous voyez des contenus que vous ne souhaitez pas voir, vous pouvez vous désabonner, les bloquer ou les masquer.</p>
<p>La manière la plus simple de nettoyer votre fil d'actualité Facebook est “défreinder” (cesser d'être l'ami de quelqu'un sur le réseau social). Une autre option est de ne plus suivre quelqu'un: vous restez amis, la personne concernée peut voir votre contenu et s'y intéresser, mais ses publications n'apparaîtront pas dans votre fil d'actualité, à moins qu'elle ne vous mentionne ou que vous ne la recherchiez. Vous pouvez également “faire une pause” avec quelqu'un, ce qui constitue une sorte de blocage temporaire. Le blocage est l'option la plus extrême. Il supprime la personne et tout son contenu, et cache tout le vôtre.</p>
<p>Instagram propose des options similaires pour supprimer un utilisateur et le masquer (à l'instar de l'option “prendre une pause” de Facebook).</p>
<p>TikTok n'offre aux utilisateurs que des options limitées pour filtrer ou organiser leur fil d'actualité. La page “Abonnements” n'affiche que les créateurs que vous suivez (et les publicités). Elle n'est pas et ne peut pas être définie comme l'affichage par défaut.</p>
<p>La page “Pour vous” est entièrement pilotée par des algorithmes. Cliquer sur un créateur vous permet uniquement de le suivre, et non de le masquer ou de le bloquer. Vous pouvez toutefois bloquer des utilisateurs spécifiques. Cliquez sur leur profil, puis sur l'icône de partage. Les options “Signaler” et “Bloquer” se trouvent sous les différentes options de partage. Le blocage supprime le contenu de l'utilisateur, mais pas le contenu des autres utilisateurs qui le présentent.</p>
<h2>Explorez vos paramètres</h2>
<p>De nombreuses plateformes proposent des options permettant de limiter les contenus violents ou graphiques. Sur Facebook, ces options se trouvent dans le menu Paramètres. De là, cliquez sur “Fil d'actualité”, puis sur “Réduire”. Vous ne pouvez pas supprimer ce contenu, mais vous pouvez le déplacer vers le bas de votre fil d'actualité. </p>
<p>Sur TikTok, un appui long sur l'écran fait apparaître le panneau des options. De là, vous pouvez signaler une vidéo ; il y a aussi une option “pas intéressé” pour supprimer cette vidéo et d'autres avec des hashtags similaires de votre fil d'actualité. Si vous cliquez sur “détails” pour voir quels hashtags seront filtrés, vous pouvez en sélectionner certains à bloquer. Toutefois, la fiabilité de cette option n'est pas évidente : les hashtags changent au fil du temps. Un certain nombre de hashtags ne peuvent apparemment pas être filtrés, mais on ne sait pas exactement de quoi il s'agit ni pourquoi ils ne peuvent pas l'être.</p>
<p>L'option “Préférences de contenu” sous “Paramètres” vous permet de filtrer les mots-clés vidéo. Cela permet de les supprimer de votre page “Pour vous”, de votre page “Abonnements”, ou des deux.</p>
<p>Vous pouvez également mettre TikTok en “mode restreint”. Cela limite l'accès aux “contenus inappropriés” – une description opaque.</p>
<h2>Attention aux utilisateurs</h2>
<p>Il ne s'agit pas d'un guide parfait, car les médias sociaux ne sont pas conçus pour être contrôlés par l'utilisateur. Ces entreprises sont basées sur l'engagement des utilisateurs : plus vous passez de temps sur leur application, plus elles gagnent de l'argent. Elles ne s'intéressent pas particulièrement à l'utilité ou à l'exactitude du contenu.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217148/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Megan Knight does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.</span></em></p>Quelle que soit l'approche que vous adoptez pour gérer vos flux, restez prudents et sceptiques.Megan Knight, University of HertfordshireLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147712023-11-02T13:43:07Z2023-11-02T13:43:07ZLe régime de Vladimir Poutine est autoritaire et détestable, mais on ne peut le qualifier de fasciste<p>La <a href="https://ici.radio-canada.ca/guerre-ukraine">guerre en Ukraine</a> a entraîné un recours accru au concept de fascisme pour qualifier le régime russe actuel. Mais est-ce le bon terme ?</p>
<p>Comme spécialiste de la Russie postsoviétique et, par ailleurs, en tant que professeur enseignant la politique comparée sur le fascisme, les dictatures et les idéologies autoritaires, un tel qualificatif suscite mon étonnement. </p>
<p>À moins de redéfinir le concept pour l’adapter à la Russie poutinienne, il ne me semble guère judicieux de si mal nommer les choses. Car de l’étiquette attribuée à la Russie dépend l’attitude à entretenir à son égard. On ne se comporte pas envers un régime fasciste de la même manière qu’à l’endroit d’une dictature militaire ou conservatrice. Les perspectives d’évolution ne sont d’ailleurs pas les mêmes. </p>
<p>L’armée russe a certes envahi l’Ukraine pour des raisons, à mon avis, à la fois <a href="https://lautjournal.info/20220422/ukraine-expliquer-nest-pas-justifier">explicables et injustifiables</a>. Il est compréhensible que les images diffusées quotidiennement sur la guerre en Ukraine avec les massacres, les destructions, les millions de réfugiés et autres malheurs génèrent de fortes émotions nourrissant la détestation du régime Poutine.</p>
<p><a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/les-dessous-de-l-infox-la-chronique/20230224-le-discours-de-poutine-sur-la-d%C3%A9nazification-de-l-ukraine-%C3%A0-l-%C3%A9preuve-des-faits">Le président russe lui-même justifie ses actions auprès de sa population en présentant l’Ukraine comme un pays à « dénazifier »</a>, rappelant à cette fin les massacres dont s’est rendu responsable l’armée ukrainienne <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Donbass">au Donbass depuis 2014</a>, la <a href="https://www.lesoleil.com/2022/03/05/qui-sont-ces-neonazis-dans-larmee-ukrainienne-bd2d1489a62bb6ce1cd210f0abe72bc5/">présence de néonazis dans certains bataillons</a>, les lois répressives à l’égard des russophones, etc. L’analyse politique avisée invite cependant à se méfier de la propagande et de l’usage de concepts inappropriés.</p>
<h2>Pas d’« Homme nouveau » dans la Russie de Poutine</h2>
<p>Le fascisme, en tant qu’idéologie et régime, se veut « révolutionnaire », au sens où il cherche à mobiliser les masses, par l’entremise d’un parti unique mu par une idéologie totalitaire antilibérale, antimarxiste et anticonservatrice. Cette mobilisation opère dans une atmosphère de violence généralisée et officiellement valorisée, en vue d’une transformation totale de la société au bout de laquelle émerge un « Homme nouveau ». Chez des spécialistes tels <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Laqueur">l’historien juif allemand Walter Laqueur</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Griffin">l’historien et politologue britannique Roger Griffin</a>, il s’agit là d’un minimum pour définir le fascisme.</p>
<p>À maints égards, le régime Poutine s’en trouve fort éloigné. Non seulement n’est-il pas question d’« Homme nouveau », mais le président et ses sbires évoquent fréquemment le « déclin de l’Occident », lui reprochant d’avoir <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/69695">rompu avec les valeurs traditionnelles</a> en désignant notamment la montée du « wokisme ». Ce discours leur vaut d’ailleurs la sympathie de dirigeants étrangers, <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2022-04-02/la-guerre-profite-a-viktor-orban.php">dont le Hongrois Viktor Orban</a>. </p>
<p><a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-10-05/la-mission-de-la-russie-est-de-batir-un-nouveau-monde-assure-vladmir-poutine.php">« Le nouveau monde »</a> récemment évoqué par Poutine fait référence non pas à un « Homme nouveau » mais à l’émergence d’un système international pluraliste et sans hégémonie, dans lequel la Russie trouverait la place qu’il estime lui revenir.</p>
<h2>Un régime conservateur et réactionnaire</h2>
<p>Loin de constituer une idéologie vouée à la transformation de la société russe, le discours du Kremlin se veut au contraire conservateur. On l’a vu avec le <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-5-page-74.htm">rôle important accordé à l’Église orthodoxe</a>, dont les positions se distinguent par leur caractère particulièrement réactionnaire. On peut également mentionner une certaine réhabilitation du passé tsariste. </p>
<p>Les dictatures conservatrices ne cherchent surtout pas à mobiliser les masses, qu’on préfère passives. Assiste-t-on à des parades fréquentes à l’échelle de toute la Russie, à une enrégimentation de la société, tout cela dans le but de former une communauté nationale conquérante se préparant à la guerre ? Les régimes nazi et fasciste ne dissimulaient aucunement leurs intentions à ce sujet et la société était préparée à l’aide d’une intense propagande. </p>
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<img alt="Une affiche dans une rue montre un soldat portant un masque noir et un casque kaki, avec des passants en arrière-plan" src="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La vie continue comme si de rien n’était à Moscou, malgré la guerre en Ukraine et les affiches invitant à rejoindre les rangs de l’armée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
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<p>Même l’art et l’architecture étaient mis au service du régime et de ses projets de domination. En Russie, la propagande sert au contraire à nier toute intention de conquête en invoquant tantôt la lutte contre le « nazisme » ukrainien, tantôt la résistance à l’expansion de l’OTAN. Il est d’ailleurs strictement interdit d’utiliser le mot « guerre » auquel on substitue l’expression « opération militaire spéciale ». </p>
<p>Dans les régimes fascistes, le parti, armé et violent, joue un rôle central et indispensable comme instrument de mobilisation, de formation des cadres et de diffusion de l’idéologie. Dans les dictatures conservatrices, dont faisaient partie autrefois l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la Hongrie de Horthy et quelques autres, le parti du pouvoir joue un rôle secondaire, comme c’est le cas pour Iedinaïa Rossia (Russie unie). Il n’existe d’ailleurs pas d’idéologie unique et officielle en Russie. Le régime reconnaît l’existence d’autres partis politiques et d’autres courants de pensée, représentés par des députés au parlement, tels le Parti communiste et des partis libéraux.</p>
<h2>Les traits autoritaires du régime politique russe</h2>
<p>Le régime comporte évidemment diverses caractéristiques propres à l’autoritarisme, accentuées depuis par la guerre et les difficultés qu’elle entraîne. L’essentiel du pouvoir se trouve entre les mains de la branche exécutive, à commencer par le président, occupé à maintenir l’équilibre entre les intérêts les plus puissants du pays : forces de répression, « oligarques », bureaucratie et autres. En cela, le régime épouse certains traits du <a href="https://www.cahiersdusocialisme.org/la-russie-de-vladimir-poutine-un-regime-bonapartiste/">bonapartisme</a>. </p>
<p>Les élections se déroulent en l’absence d’une répartition équitable des ressources. La censure s’est renforcée, surtout pour tout ce qui concerne la guerre. Des <a href="https://www.sudouest.fr/international/russie/assassines-emprisonnes-exiles-quel-est-le-sort-reserve-aux-opposants-de-poutine-14825840.php">opposants actifs ont été emprisonnés</a>. Avec l’enseignement du patriotisme, la propagande du régime <a href="https://www.watson.ch/fr/international/russie/194156830-la-propagande-du-kremlin-s-infiltre-dans-les-ecoles-russes">cherche à s’insinuer dès l’école primaire</a>. Mais tout cela demeure bien loin d’une tentative de révolution anthropologique. </p>
<p>Certes, il existe en Russie des personnalités et des groupuscules adhérant à une quelconque forme d’idéologie fasciste. Mais ils se trouvent confinés à la marginalité, surtout depuis 2008-2010, le système judiciaire appliquant avec succès la loi interdisant l’incitation à la haine interethnique et les symboles nazis, notamment.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/poutine-mene-aussi-une-autre-guerre-celle-contre-lhistoire-179506">Poutine mène aussi une autre guerre : celle contre l’Histoire</a>
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<h2>Un régime qui se sent menacé</h2>
<p>La plus grande crainte des dirigeants russes actuels provient de l’impopularité des résultats de la transition postsoviétique. </p>
<p>Diverses enquêtes d’opinion témoignent du <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/idees/659133/politique-internationale-la-fragilite-de-la-russie-de-vladimir-poutine">rejet majoritaire de la propriété privée au profit de la propriété d’État, de la nette préférence pour la planification plutôt que pour le marché, de la nostalgie pour la période Brejnev</a>, du dégoût pour la corruption, etc. C’est pour cela que l’ordre établi se sent menacé par les « révolutions de couleur » qui ont affecté l’Ukraine, la Géorgie, le Kirghizstan, et les mouvements de contestation plus récents au Belarus et au Kazakhstan. </p>
<p>La crainte que de tels soubresauts influencent la population russe constitue un sujet de préoccupation majeur qui pousse les autorités à se mêler de la vie politique de leurs voisins, tout comme les États-Unis ont contribué à mettre en place des dictatures dans plusieurs pays d’Amérique latine afin d’y contrer la montée révolutionnaire ou même les gouvernements jugés trop nationalistes.</p>
<p>La Russie se distingue par la faiblesse de l’ordre social consécutif à l’effondrement du régime soviétique, ce qui confère à l’État un caractère plus répressif que dans une société comme la nôtre où les classes possédantes ne se sentent guère menacées sur le plan idéologique. </p>
<p>Sa politique étrangère reflète à la fois cette insécurité politique face aux mouvements de contestation (comme c’était d’ailleurs le cas à l’époque soviétique) et son insécurité militaire devant l’expansion de l’OTAN. La Russie est limitée par une économie de type périphérique, dont la croissance est en grande partie axée sur l’exportation de matières premières et donc dans un état de subordination par rapport aux économies des pays développés. Les autorités russes ne disposent guère des moyens de se lancer dans une politique de conquête à grande échelle même si telle était leur volonté. </p>
<p>Ainsi, l’étiquette de fasciste ou les parallèles avec l’Allemagne hitlérienne relèvent davantage de considérations idéologiques que d’une volonté de réellement bien cerner la situation réelle. Elle ne saurait nous éclairer sur le fonctionnement du système politique de la Russie postsoviétique, ou sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214771/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le régime de Vladimir Poutine est autoritaire, conservateur et réactionnaire. Mais il ne peut être qualifié de fascisme, une idéologie qui se veut révolutionnaire et totalitaire.Michel Roche, Professeur de science politique, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2163142023-10-26T17:58:04Z2023-10-26T17:58:04ZLe soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine<p><em>« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Depuis le 24 février 2022, le monde entier se pose souvent cette question, tentant de comprendre – au vu de sondages effectués dans un contexte de contrôle et de suspicion qui rend très complexe l’analyse de leurs résultats – si la société russe soutient réellement Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine.</em></p>
<p><em>Vera Grantseva, politologue russe installée en France depuis 2021, a donné ce titre, emprunté à un célèbre poème d’Evguéni Evtouchenko, à <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/20338/Les-Russes-veulent-ils-la-guerre">l’ouvrage qu’elle vient de publier aux Éditions du Cerf</a>. Il peut sembler, à première vue, que, aujourd’hui, les Russes n’ont rien contre la guerre qui ravage l’Ukraine. Pourtant, l’analyse fine que propose Vera Grantseva, sur la base de l’examen de nombreuses enquêtes quantitatives et qualitatives et de divers autres éléments (émigration, résistance passive, repli sur des communautés Internet sécurisées) remet en cause cette idée reçue. Nous vous proposons ici un extrait du chapitre « Un soutien de façade au conflit ».</em></p>
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<p>Il est important de comprendre combien l’attitude de la société vis-à-vis des opérations militaires en Ukraine a changé tout au long de la première année du conflit. Au cours de la période allant de mars 2022 à février 2023, plusieurs phases correspondant aux chocs externes et aux problèmes internes accumulés peuvent être identifiées. On en retiendra quatre : (1) le choc, du 24 février 2022 à fin mars 2022 ; (2) la polarisation, d’avril à septembre 2022 ; (3) la mobilisation, de septembre à novembre 2022 ; (4) la normalisation, de décembre 2022 à l’été 2023.</p>
<h2>Le choc</h2>
<p>Commençons par le choc qu’a constitué, pour l’ensemble des Russes, la déclaration de guerre du 24 février 2022. La plupart des gens ne pouvaient pas croire que Vladimir Poutine, malgré la montée des tensions au cours des mois précédents, oserait envoyer des troupes dans un pays voisin. Dans les premiers jours, beaucoup ont refusé de croire à la réalité des combats, que des chars avaient traversé la frontière et attaquaient des villes et des villages en Ukraine, qu’il s’agissait d’une véritable guerre. D’ailleurs, Poutine a présenté tout ce qui se passait comme une « opération militaire spéciale », qui devrait être achevée à la vitesse de l’éclair et presque sans effusion de sang. C’est le discours qu’ont tenu les médias russes, dont la plupart sont contrôlés par le gouvernement, sur la base de rapports militaires.</p>
<p>Le choc initial a paralysé la plupart des Russes, mais il a aussi incité certains à s’exprimer ouvertement. Ce sont ces personnes qui ont commencé à descendre dans les rues des grandes villes pour exprimer leur désaccord. Certes, ils étaient une minorité, quelques milliers seulement. Mais compte tenu de la répression à laquelle ils s’exposaient, leur démarche prend une importance tout autre. Ces quelques milliers de citoyens qui se sont rassemblés les premiers jours ont montré que malgré tous les efforts des autorités et de la propagande, il y avait dans le pays des gens capables non seulement de critiquer les autorités, mais d’aller jusqu’à risquer leur vie pour le dire lorsque le pouvoir franchit une ligne rouge.</p>
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<h2>La polarisation</h2>
<p>Assez rapidement, le choc a laissé place à une polarisation renforcée. Fin mars, la législation criminalisant l’opposition à la guerre sous toutes ses formes était venue à bout des voix discordantes dans l’espace public. Les dissidents se sont montrés plus prudents et les discussions politiques se sont déplacées dans les cuisines, comme c’était le cas à l’époque soviétique. Il est rapidement devenu clair que toute position médiane, que toute nuance, que tout compromis était intenable s’agissant d’un sujet comme la guerre en Ukraine.</p>
<p>Nombreuses furent les familles à se déchirer, la fracture générationnelle entre les jeunes et leurs parents ou leurs grands-parents étant la situation la plus fréquente. Pour les uns, la Russie commettait un crime de guerre, pour les autres, la SVO [sigle russe signifiant « Opération militaire russe »] était la condition de son salut. L’option consistant à quitter le pays s’invitant parfois dans les conversations. <a href="https://www.extremescan.eu/post/support-for-the-war-among-those-surveyed-in-russia-has-dropped-to-55">Une étude de Chronicles</a> a montré que 26 % des personnes interrogées ont cessé de communiquer avec des amis proches et des parents pour des raisons telles que des opinions divergentes sur la politique et la guerre, et la perte de contact avec ceux qui ont quitté le pays ou sont partis pour le front.</p>
<p>Dès lors, deux ordres de réalité se faisaient face, recoupant eux-mêmes un accès différencié à l’information. De nombreux partisans de la guerre ont sciemment choisi des sources d’information unilatérales, principalement gouvernementales, qui leur ont montré une image éloignée de la réalité, mais leur permettaient de maintenir leur propre confort psychologique. Il leur était relativement facile de rester patriotes, de ne pas critiquer les autorités et de ne pas résister à la guerre : après tout, dans leur monde, il n’y avait pas de bombardements de zones résidentielles, il n’y avait pas de tortures ou de violences perpétrées sur les habitants des territoires occupés, aucune ville ni aucun village n’a été rasé et, après tout, aucun crime de guerre n’a été découvert à Bucha et Irpin après le retrait de l’armée russe des faubourgs de Kiev : « Nos soldats n’ont pas pu faire cela, cela ne peut pas être vrai. » Cette barrière psychologique n’a pas été imposée à ces gens ; il faut reconnaître la part du choix personnel leur permettant de vivre comme avant sans avoir à se confronter à la réalité des combats.</p>
<p>À l’inverse, une partie de la population a refusé de fermer les yeux et de se renseigner sur les horreurs du conflit. Ces personnes se trouvent le plus souvent isolées.</p>
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<p>À l’été 2022, l’intensité de la polarisation dans la société russe a commencé à diminuer : l’enthousiasme des partisans du conflit s’estompait tandis que la non – résistance de la majorité de la population se faisait plus pessimiste. Les premiers ont été déçus que la Russie ne remporte pas une victoire rapide sur une nation dont ils niaient la capacité à résister et jusqu’à l’existence même. Quant aux autres, la perspective d’une paix retrouvée et avec elle du retour à la vie normale semble de plus en plus lointaine. De plus, les conséquences économiques de l’aventure militaire se font sentir : l’inflation des biens de consommation courante bat tous les records (atteignant 40 à 50 % pour certains produits), la qualité de vie décline rapidement avec le départ des entreprises occidentales du pays.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-leconomie-russe-est-a-la-peine-182687">Guerre en Ukraine : l’économie russe est à la peine</a>
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<h2>La mobilisation</h2>
<p>Le 21 septembre, malgré sa promesse de ne pas utiliser de réservistes civils, le président Poutine a décrété la mobilisation partielle, provoquant un séisme dans le pays. À ce moment-là, les Russes ont enfin compris qu’il serait impossible de se soustraire à la guerre et que tout le monde finirait par y prendre part. C’était le coup d’envoi de la deuxième plus grande vague d’émigration après celle ayant suivi le 24 février 2022. Cette fois, ce sont les jeunes hommes qui sont partis. Beaucoup d’entre eux ont pris une décision à la hâte, ont fait leurs valises et, dès le lendemain, ont gagné la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/erevan-le-refuge-russe-au-coeur-de-larmenie-196526">Erevan, le « refuge » russe au cœur de l’Arménie</a>
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<p>La plupart n’avaient pas de plan, pas de scénario préparé, de connexions, de moyens. Cette vague de départs, contrairement à la première, n’a pas touché que la classe moyenne : les représentants des classes les plus pauvres, même des régions reculées, ont également fui la mobilisation forcée. Ainsi, fin septembre, environ 7 000 personnes ont quitté la Russie pour la Mongolie, principalement depuis les régions voisines de Bouriatie et Touva.</p>
<p>À ce moment-là, le reste de la population russe a commencé à recevoir massivement des citations à comparaître : des jeunes hommes ont été mobilisés directement dans le métro, à l’entrée du travail, et même surveillés jusqu’à l’entrée des immeubles résidentiels le soir. Beaucoup d’hommes sont passés à la clandestinité : ils ont arrêté d’utiliser les transports en commun, ont déménagé temporairement pour vivre à une autre adresse et n’ont pas répondu aux appels. Fin septembre 2022, le niveau d’anxiété avait presque doublé par rapport à début mars, passant de 43 % à 70 %.</p>
<p>De nombreux experts s’attendaient à ce que la mobilisation marque un tournant en matière de politique intérieure, poussant la société russe à résister activement à la guerre. Il n’en a rien été.</p>
<p>Malgré le choc initial provoqué par le décret de mobilisation, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir se sont adaptés aux nouvelles réalités, choisissant entre deux stratégies : se cacher ou laisser le hasard agir. Grâce à des lois répressives et à une propagande écrasante, certains Russes, ne ressentant aucun enthousiasme pour la guerre déclenchée par Poutine dans un pays voisin, ont progressivement accepté la mobilisation comme une chose normale. Le gouvernement russe a su jouer sur la peur autant que sur la honte pesant sur celui qui refuse d’être un « défenseur de la patrie » et de se battre « comme nos grands-pères ont combattu » – les parallèles avec la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ont largement été mobilisés. Et nombreux furent les jeunes Russes à se rendre finalement, avec fatalisme, au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire pour partir au front.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans toutes les villes, de grandes affiches, parfois de la taille d’un immeuble entier, célèbrent les militaires participant à la guerre en Ukraine, présentés comme des « héros de la patrie ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Arnold O. A. Pinto/Shutterstock</span></span>
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<h2>La normalisation</h2>
<p>En septembre-octobre 2022, tandis que Kiev multipliait les discours triomphalistes, le soutien à la guerre s’est durci sur fond de recul de l’armée russe dans la région de Kherson et d’augmentation du nombre de victimes militaires. À l’origine de ce nouvel état d’esprit ? La peur.</p>
<p>52 % des personnes interrogées à l’automne pensaient que l’Ukraine envahirait la Russie si les troupes du Kremlin se retiraient aux « frontières de février ». Ainsi se révélaient non seulement la peur de la défaite, mais aussi la peur croissante des représailles pour les crimes de guerre commis. De là un double mouvement : d’une part, la diffusion croissante d’une peur réelle que l’armée russe soit défaite, et de l’autre, une acceptation grandissante au sein de la majorité de la population de la nécessité de la mobilisation, perçue comme une « nouvelle normalité » et reconfigurée sous l’angle de la responsabilité civique et de la solidarité sociale. L’anxiété produite par la perspective de l’enrôlement massif des jeunes hommes s’est finalement estompée fin octobre : l’ampleur de la mobilisation s’est avérée moins importante que prévu.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est tiré de « Les Russes veulent-ils la guerre ? », qui vient de paraître aux Éditions du Cerf.</span>
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</figure>
<p>Ainsi, depuis décembre 2022, la société russe est entrée dans une phase de « normalisation » de la guerre ou, comme le suggèrent les chercheurs du projet Chronicles, d’« immersion dans la guerre ». Pour eux, la dimension la plus frappante des changements de l’hiver et du printemps 2023 a été l’adaptation des attentes du public à la réalité d’une guerre longue. En dépit du risque d’être appelé, la plupart des Russes pouvaient continuer à vivre leur vie normalement malgré la mobilisation partielle. Des études sociologiques ont montré que la proportion de Russes anticipant une guerre prolongée est passée de 34 % en mars 2022 à 50 % en février 2023. Les experts de Chronicles décrivent ainsi une société « immergée » dans la guerre, devenue pour beaucoup le cadre d’une nouvelle existence.</p>
<p>L’historien britannique Nicholas Stargardt <a href="https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311101386-la-guerre-allemande">distingue quatre phases</a> par lesquelles est passée la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale au cours des quatre années de conflit sur le front de l’Est : « Nous avons gagné ; nous allons gagner ! ; nous devons gagner ! ; nous ne pouvons pas perdre. »</p>
<p>On peut supposer qu’à partir du printemps 2023, la société russe a atteint le troisième stade : « Nous devons gagner ! » Entre autres différences significatives, quoiqu’immergée dans la guerre, la population russe n’en présente pas moins un potentiel de démobilisation non négligeable – et nombreux sont ceux qui aspirent à une paix rapide. En dépit des efforts de la propagande, le soutien idéologique à la guerre demeure faible et, pour un soldat, les objectifs fixés peinent à justifier l’idée de sacrifier sa vie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216314/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vera Grantseva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Kremlin affirme que la quasi-totalité de la population soutient pleinement son action en Ukraine. Une assertion qu’il convient de sérieusement nuancer.Vera Grantseva, Professeur associé de la Haute école des études économiques (Russie). Enseignante en relations internationales à Sciences Po., Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2161302023-10-25T14:59:50Z2023-10-25T14:59:50ZLa confiance envers les médias au Québec varie beaucoup selon le parti politique auquel on s’identifie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/555621/original/file-20231024-23-uocdqx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C7326%2C4880&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une enquête inédite associe l'adhésion à un parti politique et la confiance - ou non - dans les médias. Les citoyens aux extrémités de l'échiquier politique sont les plus méfiants.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Dans plusieurs sociétés démocratiques, la multiplication de sondages <a href="https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/digital-news-report/2023">ne cesse de confirmer une chute de la confiance des citoyens envers les médias</a> et les journalistes. Le Québec ne fait pas exception.</p>
<p>La plupart des sondages se limitent à des questions très générales sur la confiance, une notion somme toute imprécise. Mais une vaste enquête réalisée en avril 2023 par moi-même et la collègue Marie-Ève Carignan, de l’Université de Sherbrooke, a recouru à une variable majeure à prendre en considération, soit l’affiliation partisane. <a href="https://www.uottawa.ca/notre-universite/toutes-nouvelles/credibilite-medias-est-baisse-au-quebec-revele-vaste-enquete">Voici le rapport complet issu de cette recherche</a>. </p>
<p>Nous avons utilisé des indicateurs reconnus, par le biais de 40 questions et propositions précises. Elle a été réalisée avec le panel en ligne Léger Opinion (LEO), auprès d’un échantillon représentatif de 1 598 Québécois et Québécoises.</p>
<p>Il est inédit au Québec, à ma connaissance, de considérer l’affiliation partisane comme facteur pertinent de l’évaluation des médias, chose pourtant coutumière aux <a href="https://news.gallup.com/poll/403166/americans-trust-media-remains-near-record-low.aspx">États-Unis</a>. Au Québec, on estime que le <a href="https://www.lapresse.ca/affaires/chroniques/2022-09-17/cadres-financiers/comment-la-gauche-et-la-droite-jouent-avec-nos-finances.php">cadre financier des formations politiques, lors d’élections générales</a>, permet de les situer sur l’axe idéologique gauche droite. C’est ainsi qu’on retrouve respectivement Québec Solidaire (QS), le Parti Québécois (PQ), le Parti Libéral du Québec (PLQ), la Coalition Avenir Québec (CAQ) et le Parti conservateur du Québec (PCQ).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-confiance-des-canadiens-envers-les-medias-a-son-plus-bas-184998">La confiance des Canadiens envers les médias à son plus bas</a>
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<h2>Plus de méfiance aux extrêmes de l’échiquier politique</h2>
<p>La confiance est une évaluation globale qu’on élabore sur la base de perceptions et d’expériences vécues directement ou rapportées par des tiers. Elle n’a pas la même signification pour chacun et chacune. C’est une notion polysémique. De là l’importance de se pencher sur certaines de ses composantes.</p>
<p>Quand il est question de médias d’information, la confiance comme la méfiance se manifestent surtout quant à la perception de l’indépendance et de la neutralité des journalistes. Cela est nettement plus visible chez les répondants qui affichent une préférence pour le PCQ. Par exemple, quand il est question de l’influence des préférences politiques des journalistes dans leur travail d’information, près de la moitié des gens s’identifiant au PCQ estiment que cela arrive souvent.</p>
<p>Ce sont également eux qui estiment davantage que les journalistes ne résistent ni aux pressions de l’argent ni aux pressions des partis politiques et du pouvoir politique comme le montrent les deux graphiques suivants.</p>
<p>C’est aussi à droite du spectre idéologique que se manifeste la méfiance envers les aides publiques accordées aux médias d’information. Ils sont suivis de loin par les gens s’identifiant à QS, probablement pour des raisons différentes qu’il faudrait explorer éventuellement.</p>
<p>Les personnes sondées ne se font pas trop d’illusions quant à l’influence des annonceurs sur le travail journalistique, mais dans ce cas-ci, les gens s’identifiant à QS ne sont pas très loin de ceux du PCQ.</p>
<p>Faut-il s’étonner de constater que les perceptions varient considérablement en fonction du positionnement idéologique quand vient le temps de se prononcer sur l’orientation idéologique des médias ?</p>
<p>La méfiance s’observe aussi dans la préférence déclarée envers les médias traditionnels ou les médias sociaux. On peut anticiper que plus on se méfie des premiers, plus on aura tendance à s’informer auprès des seconds. Cela se vérifie dans le graphique suivant :</p>
<p>Finalement, quand on leur demande de se prononcer sur une échelle d’intensité (où 1 signifie désaccord total et 5 signifie accord total avec la proposition soumise), les moyennes des répondants et répondantes à droite du spectre idéologique se démarquent nettement. Les deux graphiques suivants l’illustrent à leur tour.</p>
<h2>Deux sources de méfiance : l’ignorance et la connaissance des médias</h2>
<p>À la lumière de ces résultats, je crois qu’au lieu de se contenter de questions aussi générales qu’imprécises pour mesurer le niveau de confiance/méfiance envers les médias et les journalistes, il est préférable de recourir à des indicateurs reconnus d’une part, et chercher d’autre part des variables qui permettent d’y voir plus clair.</p>
<p>Pour mieux comprendre ce qui motive la méfiance envers les médias, l’affiliation partisane, avec ce qu’elle charrie de convictions idéologiques et normatives, est des plus pertinentes.</p>
<p>Par ailleurs, on présume trop souvent que la méfiance repose sur un manque de littératie des médias, et que combler cette méconnaissance <a href="https://www.ledevoir.com/lire/798246/coup-d-essai-redorer-blason-medias">serait « LA » solution</a>. Or, s’il existe bien une méfiance basée sur l’ignorance ou des a priori idéologiques, il y a aussi une méfiance « éclairée ». </p>
<p>En effet, il est permis de croire que bon nombre de gens très familiers avec les journalistes (personnalités publiques, relationnistes, chercheurs, journalistes, <a href="https://ecosociete.org/livres/la-collision-des-recits">essayistes</a>, etc.) sont loin de leur accorder une grande confiance. Bien souvent, ces acteurs expriment leurs doutes quant à la véracité ou l’indépendance des journalistes et des médias. Ils le font dans des <a href="https://www.quebec-amerique.com/index.php?id_product=10528&controller=product&search_query=intox&results=1">essais</a>, des entrevues, des biographies ou mémoires, des <a href="https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2021-11-16/confiance-envers-les-medias/ca-ne-va-pas-dans-le-bon-sens-groupe.php">interventions publiques</a> et, bien entendu, sur les médias sociaux.</p>
<p>Le sondage a aussi révélé que 41 % des répondants et répondantes estiment qu’il y a trop de chroniques, alors que 34 % croient que les journalistes sont réceptifs à la critique, et 41 % qu’ils essaient de cacher leurs erreurs. Ces facteurs ne favorisent ni la confiance ni la crédibilité, qui est une autre notion critique quand il est question d’information.</p>
<h2>L’intensité des convictions idéologiques, une variable déterminante</h2>
<p>Pour l’instant, on doit conclure que la méfiance envers les médias et leurs journalistes est nettement plus accentuée à droite du spectre idéologique qu’à gauche. C’est à droite qu’on fait le moins confiance à bon nombre d’acteurs et d’institutions (experts, scientifiques, justice, système démocratique, gouvernements, institutions internationales et médias locaux).</p>
<p>Les répondants du centre gauche (PQ) comme du centre droit (PLQ et CAQ), leur font davantage confiance, mais dans tous les cas, elle est fragile.</p>
<p>Il y aurait lieu d’explorer comment la confiance envers les médias et leurs journalistes varie, non seulement en fonction de l’affiliation partisane, mais aussi selon divers enjeux qui font réagir l’opinion publique. En demandant, par exemple, à quel média on fait confiance lorsqu’il est question d’immigration, d’environnement, de santé, de politique ou d’économie, on pourrait mieux observer les fluctuations au sein de groupes de répondants s’identifiant à un parti politique ou un autre.</p>
<p>Par ailleurs, une méthode qualitative (par enquête ou entrevues) permettrait de mieux comprendre les multiples raisons que mobilisent nos répondants. Cela pourrait expliquer les écarts qui existent surtout chez ceux s’identifiant au Parti conservateur, mais aussi, dans une moindre mesure chez ceux de Québec Solidaire : sentiment d’hostilité des médias envers eux ou leurs convictions, méfiance des élites, cynisme, mauvaises expériences avec des journalistes, méconnaissance des médias, facteurs culturels ou socio-économiques, etc.</p>
<p>Quand il est question de faire confiance aux médias et à leurs journalistes, ou de s’en méfier, on ne peut pas écarter l’hypothèse que l’intensité des convictions idéologiques, morales et politiques soit une variable déterminante.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216130/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc-François Bernier (Ph. D.) est membre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). L'analyse soumise n'est liée à aucun financement. Le sondage a été réalisé avec ma collègue Marie-Ève Carignan (Université de Sherbrooke) dans le cadre de nos activités universitaires. Le Ministère de la Culture et des Communications du Québec a versé une subvention de recherche uniquement pour couvrir les frais de la firme Léger Marketing.</span></em></p>Pour mieux comprendre ce qui motive la méfiance envers les médias, il faut regarder du côté de l’affiliation partisane des citoyens, et de la manière dont les convictions idéologiques l’influencent.Marc-François Bernier (Ph. D.), Professeur titulaire au Département de communication de l'Université d'Ottawa, spécialisé en éthique, déontologie et sociologie du journalisme, L’Université d’Ottawa/University of OttawaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2160382023-10-20T12:35:42Z2023-10-20T12:35:42ZTout comme Daesh, le Hamas diffuse les images de ses atrocités afin de maximiser leur impact psychologique<p>Le Hamas a chorégraphié très soigneusement <a href="https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/7097/guerre-israel-palestine-gaza-hamas-semaine1">son attaque contre des objectifs militaires et civils dans le sud d’Israël, le 7 octobre</a>. Même si leurs actions terroristes dans le passé ont parfois été très <a href="https://www.jpost.com/israel-news/on-this-day-suicide-bombing-kills-15-at-sbarro-pizzeria-676228">« spectaculaires »</a>, il y a cette fois un changement important dans la stratégie de propagande de l’organisation. </p>
<p>En effet, les membres de l’organisation ont soigneusement préparé l’opération, comme le montrent les <a href="https://www.pbs.org/newshour/world/hamas-posted-video-of-mock-attack-on-social-media-weeks-before-border-breach">vidéos enregistrées</a>, mais ils ont surtout pris soin de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Yt7TexDOTas">documenter visuellement</a> leurs actions terroristes et de les diffuser sur les réseaux sociaux.</p>
<p>Comment expliquer ce changement dans leur stratégie de propagande ? </p>
<p>Je propose deux hypothèses : premièrement, le Hamas souhaitait maximiser l’impact de son attaque, tant par le nombre de victimes mortelles que par la prise d’otages ; deuxièmement, l’organisation palestinienne cherchait à obtenir un niveau élevé d’exposition publique de ses atrocités afin de nuire psychologiquement aux Israéliens et de gagner les faveurs d’une certaine opinion publique palestinienne, arabe et musulmane. </p>
<p>En ce sens, le Hamas se rapproche du modus operandi de communication de l’<a href="https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/les-djihadistes-de-l-etat-islamique-ei-menace-au-moyen-orient_1562607.html">État islamique (EI)</a> — Daesh. Il a bien compris le pouvoir des images brutales comme arme dans leur guerre contre Israël.</p>
<p>J’ai étudié depuis un certain temps la question de la propagande des organisations islamistes. J’ai consacré un chapitre sur le sujet dans mon livre sur la <a href="https://www.routledge.com/Strategic-Communication-and-Deformative-Transparency-Persuasion-in-Politics/Nahon-Serfaty/p/book/9780367606794">« transparence grotesque »</a>, donc le dévoilement proactif (<em>proactive disclosure</em>, dans le langage stratégique) des images sanguinaires et dégradantes du corps humain, dans la communication publique. J’ai aussi étudié les stratégies de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/15245004221136223?icid=int.sj-abstract.citing-articles.25">recrutement</a> des organisations terroristes et analysé l’influence de la révolution iranienne dans la propagande terroriste islamiste, tant chiite que sunnite. </p>
<h2>L’impact « visuel » de la révolution iranienne</h2>
<p>En mettant fortement l’accent sur les images (décapitations, massacres, etc.), lors de sa campagne de terreur dans les années 2010, l’État islamique-Daesh défiait en quelque sorte l’un des principes les plus sacrés de l’islam sunnite, qui condamne les représentations visuelles du corps humain. À l’opposé, les talibans afghans appliquent rigoureusement cette prescription coranique, interdisant la diffusion d’images, le cinéma et la télévision. </p>
<p>Mais un changement s’est produit dans le monde islamique avec la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_iranienne">révolution iranienne</a>, en 1979, sous la direction des ayatollahs chiites. Cet événement a eu une influence significative sur d’autres groupes islamistes, même au sein d’organisations d’inspiration wahhabite-sunnite telles que EI-Daesh et Al-Qaida. </p>
<p>En effet, le chiisme est plus « libéral » sur l’utilisation d’images visuelles comme outil pour propager la foi et glorifier le comportement héroïque des martyrs. Les ayatollahs iraniens ont également revendiqué le martyre des kamikazes combattant les ennemis de l’Islam, soit des « ennemis proches » musulmans (lors de la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988), soit des « ennemis lointains » non musulmans (comme dans le cas de l’organisation chiite <a href="https://www.cfr.org/backgrounder/what-hezbollah">Hezbollah</a> responsable de l'attentat au camion piégé contre la caserne des Marines américains à Beyrouth en 1983).</p>
<h2>Influences croisées</h2>
<p>L’organisation sunnite palestinienne <a href="https://catalog.swanlibraries.net/Record/a1153458?searchId=28670680&recordIndex=8&page=1&referred=resultIndex">Hamas</a>, étroitement liée aux Frères musulmans égyptiens, collabore avec le Hezbollah chiite et reçoit du financement de l’Iran, démontrant la pollinisation croisée idéologique et stratégique entre les deux principales branches de l’Islam en matière de terrorisme et de propagande.</p>
<p>La révolution iranienne de 1979 a marqué un tournant dans la re-politisation de l’Islam. Dans ses chroniques sur l’Iran, le philosophe français Michel Foucault observe avec enthousiasme la « politique spirituelle » qui anime le mouvement dirigé par l’ayatollah Khomeini. Pour Foucault, la révolution islamique représentait une rupture avec les valeurs occidentales et les prescriptions libérales/marxistes de modernisation, à travers la mobilisation de toute une société dotée d’une « volonté politique » et d’idéaux utopiques. Même si la « folie » de Foucault sur la révolution iranienne a été <a href="https://rauli.cbs.dk/index.php/foucault-studies/article/download/3989/4391">largement critiquée</a>, son analyse offre un aperçu pertinent de l’impact du mouvement social d’inspiration chiite dans le monde islamique et au-delà.</p>
<p><a href="https://www.leddv.fr/analyse/michel-foucault-patient-zero-de-lislamo-gauchisme-20211112">Foucault écrit</a> : </p>
<blockquote>
<p>Sa singularité qui a constitué jusqu’ici sa force risque bien de faire par la suite sa puissance d’expansion. C’est bien, en effet, comme mouvement ‘islamique’ qu’il peut incendier toute la région, renverser les régimes les plus instables et inquiéter les plus solides. L’Islam — qui n’est pas simplement une religion, mais un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation — risque de constituer une gigantesque poudrière, à l’échelle de centaines de millions d’hommes. Depuis hier, tout État musulman peut être révolutionné de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires. </p>
</blockquote>
<p>La révolution iranienne a également influencé la légitimation stratégique de la violence comme moyen d’atteindre des objectifs politiques et religieux. </p>
<h2>Martyrs et guerre sainte</h2>
<p>Enracinée dans la glorification chiite du martyre — historiquement liée à l’assassinat de l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Hussein_ibn_Ali">Imam Hussein</a>, petit-fils du Prophète, en l’an 680 par des opposants musulmans dans la ville de Karbala — la justification de la violence contre soi-même afin de détruire des ennemis infidèles a été largement adoptée par des organisations extrémistes d’<a href="https://www.cairn-int.info/article-E_RAI_009_0081--islamist-strategies-and-the-legitimizing.htm">inspiration sunnite</a>. </p>
<p><a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/129">Le jihad (la guerre sainte) mené contre l’Union soviétique par les moudjahidines (combattants)</a> de différents pays arabes et musulmans en Afghanistan a également prouvé la valeur stratégique de la violence contre une puissance occupante. Idéologiquement et opérationnellement, l’exemple afghan est devenu le modèle pour des milliers de militants qui sont retournés en héros victorieux dans leurs pays ou régions d’origine (Algérie, Cachemire, Bosnie, Irak, Pakistan, Tchétchénie).</p>
<p>Un autre effet de la révolution iranienne et de la guerre antisoviétique en Afghanistan a été la prise de conscience de l’importance de ce que le chercheur iranien <a href="https://academic.oup.com/joc/article-abstract/29/3/107/4371739?redirectedFrom=fulltext">Hamid Mowlana</a> appelle un « système de communication total », combinant les réseaux de communication traditionnels, tels que les mosquées ou les écoles religieuses (madrasas), avec les moyens de communication modernes. </p>
<p>Les moudjahidines combattant les Soviétiques ont exploité leurs prouesses militaires avec l’aide des réseaux de diffusion américains et européens et, paradoxalement, de l’appareil de propagande du gouvernement américain présidé par le républicain Ronald Reagan.</p>
<p>À l’ère d’un sectarisme virtuel non territorialisé, le Hamas, inspiré par les actions de l’EI-Daesh et sous l’influence de la glorification chiite des images des martyrs et de la « violence sainte », s’est lancé sur deux fronts dans cette étape de la guerre contre l’État juif : un front violent contre Israël par le terrorisme et les lancements de roquettes ; l’autre par la propagande et la guerre psychologique pour démoraliser ceux qu’ils appellent « l’ennemi » et gagner l’admiration de leurs <a href="https://www.youtube.com/watch?v=_foZMY8xfD8">supporteurs</a>, y compris ceux et celles du monde universitaire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216038/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isaac Nahon-Serfaty ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En diffusant les images brutales de son opération du 7 octobre, le Hamas se rapproche du modus operandi de communication de l’État islamique. Il a bien compris leur pouvoir comme arme de guerre.Isaac Nahon-Serfaty, Associate Professor, L’Université d’Ottawa/University of OttawaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2129282023-09-12T21:50:15Z2023-09-12T21:50:15ZLes correspondants de guerre russes et la propagande du Kremlin<p><a href="https://theconversation.com/disparition-de-prigojine-quelles-consequences-pour-les-ultra-nationalistes-russes-212404">La mort d’Evguéni Prigogine</a>, le patron de Wagner, dans le crash aérien survenu le 23 août, n’est pas sans conséquence pour le microcosme des <a href="https://thefix.media/2023/1/31/how-russian-pro-kremlin-military-correspondents-cover-the-invasion-of-ukraine"><em>voenkory</em></a> – littéralement « correspondants de guerre » russes – et, donc, pour l’ensemble de la propagande déployée par Moscou à propos de la guerre en Ukraine.</p>
<p>Le terme <em>voenkory</em>, <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65179954">désormais entré dans le langage courant</a>, désigne des blogueurs au pedigree varié – journalistes diplômés ou non, anciens de l’armée, autodidactes, aventuriers divers… –, spécialisés dans le domaine militaire, qui écrivent au quotidien pour des médias officiels ou sur les réseaux sociaux (spécialement sur Telegram) à propos de la guerre en Ukraine, souvent depuis le théâtre des opérations. Certains d’entre eux sont très suivis et exercent une influence réelle. Ils ont en partage un nationalisme véhément et un soutien sans faille à l’invasion de l’Ukraine, qu’ils jugent souvent trop lente et mal organisée.</p>
<h2>Des positions parfois trop belliqueuses pour le Kremlin</h2>
<p><a href="https://www.7sur7.be/monde/prigojine-sen-prend-violemment-a-lelite-russe-envoyez-vos-pu-de-fils-a-la-guerre%7Ea44698c0/">Dans le sillage du fameux « cuisinier de Poutine »</a>, un grand nombre des <em>voenkory</em> n’ont pas hésité, depuis le début de l’attaque russe en février 2022, à critiquer l’armée, le système et les élites corrompues, et à réclamer le limogeage du ministre de la Défense Sergueï Choïgou et du chef d’état-major <a href="https://theconversation.com/nomination-du-general-guerassimov-a-la-tete-des-operations-en-ukraine-un-tournant-dans-la-guerre-197827">Valéri Guerassimov</a>.</p>
<p>La mort brutale du correspondant « indépendant » <a href="https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/vu-de-russie/20230407-qui-%C3%A9tait-vladlen-tatarsky-le-blogueur-russe-pro-guerre-tu%C3%A9-dans-un-attentat-%C3%A0-saint-p%C3%A9tersbourg">Vladlen Tatarsky</a> (de son vrai nom Maxime Fomine) dans un attentat le 2 avril et <a href="https://meduza.io/en/feature/2023/07/22/i-pulled-the-trigger-on-the-war">l’arrestation du virulent Igor Guirkine (Strelkov)</a> le 21 juillet avaient déjà suscité certains remous au sein du petit monde digital des <em>voenkory</em>, mais le crash du 23 août aura eu un impact nettement plus considérable.</p>
<p>Si ces propagandistes ultra-nationalistes ont pu sembler, un temps, incarner une élite militaro-impérialiste montante et susceptible de déstabiliser le pouvoir, il y a peu de doute que le sort réservé à Prigojine deux mois après sa <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">« marche sur Moscou »</a> a refroidi – peut-être seulement provisoirement – leur <a href="https://www.spectator.co.uk/article/putins-real-threat-comes-from-russias-turbo-patriots/">« turbo-patriotisme »</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1653242485475356677"}"></div></p>
<p>Après le flottement observé parmi les correspondants « officiels » durant la rébellion menée par Prigogine le 24 juin, leur distanciation vis-à-vis du « traître », y compris chez ceux à qui il avait accordé de longues interviews, et enfin, le silence à l’annonce de sa mort sont révélateurs. Si les « indépendants » peuvent encore se permettre des critiques ou des railleries visant les forces armées russes, leur relative liberté à l’égard de la ligne officielle est aujourd’hui en sursis.</p>
<h2>Telegram, un terrain d’expression privilégié</h2>
<p>Pour comprendre l’émergence des correspondants de guerre et leur rôle dans la communication russe, il convient de dresser un tableau du champ informationnel digital en Russie.</p>
<p>Dès les premiers jours suivant le début de l’invasion de l’Ukraine, les points de situation télévisés énoncés par le porte-parole de l’armée russe se sont rapidement révélés être d’un autre âge (soviétique) et insuffisants pour une population connectée à 88 % et s’informant en ligne à plus de 68 % (chiffres en constante augmentation comme dans de nombreux autres pays). Le contrôle étatique sur l’information digitale, repris en main par le pouvoir au début des années 2010, <a href="https://www.rfi.fr/fr/emission/20140705-russie-retour-affaire-bolotnaia">à la suite des manifestations de la place Bolotnaïa à Moscou</a>, s’est accompagné d’une volonté de faire du « Runet » (l’Internet russe), non sans difficultés techniques, un espace « nettoyé » des influences étrangères – et, principalement, américaines.</p>
<p>La guerre en Ukraine n’a fait que renforcer cette stratégie, avec l’interdiction de nombreuses plates-formes digitales, comme Instagram ou Meta et la valorisation de leurs versions russes telles que le réseau social VK ou encore le lancement de RuTube, une version russe de YouTube avec un projet de <a href="https://academic.oup.com/ia/article/99/5/2015/7239803?nbd=31019539789&nbd_source=campaigner">communication de propagande</a> qui s’est rapidement révélé inefficace. Aujourd’hui, parmi les réseaux sociaux les plus utilisés par les Russes, WhatsApp et Telegram figurent respectivement à la première et à la deuxième place.</p>
<p>Les <em>voenkory</em> se sont « naturellement » imposés sur Telegram, où ils diffusent une propagande patriotique bien plus efficace que celle, laborieuse, mise en œuvre par l’État lui-même. Sous l’apparence d’une information « brute », venue directement depuis le terrain, souvent « indépendante », propre aux comptes personnels sur les réseaux sociaux, comme il en existe en France, les <em>voenkory</em> sont devenus une source d’information fondamentale à propos de ce qui se passe sur le front – tout en ne se départissant jamais d’un ultra-patriotisme conforme aux orientations générales du Kremlin. </p>
<p>Le réseau social Telegram, crée en 2013 par le Russe Pavel Dourov, <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/pavel-dourov-fondateur-du-facebook-russe-a-quitte-la-russie_1510562.html">qui a quitté le pays en 2014</a>, a déjà fait l’objet d’un <a href="https://www.lepoint.fr/high-tech-internet/la-russie-bloque-des-millions-d-adresses-ip-liees-a-telegram-17-04-2018-2211427_47.php">blocage par l’organe russe de contrôle, Roskomnadzor en 2018</a>, blocage qui avait été levé en 2020. Aujourd’hui, la messagerie « étrangère » et ses contenus, <a href="https://www.themoscowHmes.com/2023/01/23/telegram-surpasses-whatsapp-trafficvolume-in-russia-a80012">dont le trafic en volume a dépassé en Russie celui de WhatsApp</a>, sont au centre de toutes les attentions du pouvoir. La traque aux propos décrédibilisant les forces armées, <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/russie-plus-de-3300-affaires-pour-discreditation-de-l-armee-selon-une-ong-20220722">encadrée par de nouvelles lois et sévèrement punie</a>, est lancée.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-le-kremlin-assoit-toujours-davantage-son-controle-de-linternet-russe-212070">Comment le Kremlin assoit toujours davantage son contrôle de l’Internet russe</a>
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<h2>Décorés par Poutine</h2>
<p><a href="https://www.newyorker.com/magazine/2008/09/22/echo-in-the-dark">La mise au pas des médias russes</a>, particulièrement durant les guerres menées par la Russie post-soviétique (Tchétchénie, Géorgie) n’étant pas si loin, le phénomène « voenkor » n’est pas passé inaperçu à Moscou. Les correspondants militaires sont apparus comme étant particulièrement utiles au moment où le pays procède à une mobilisation largement impopulaire. La première rencontre de Vladimir Poutine avec certains d’entre eux se serait déroulée lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg au moins de juin 2022, l’intermédiaire n’étant autre que <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/margarita-simonian-et-tigran-keosayan-un-couple-infernal-au-coeur-de-la-propagande-russe_2180586.html">Margarita Simonian</a>.</p>
<p>La directrice de <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/17/russia-today-rt-un-media-d-influence-au-service-de-l-etat-russe-la-tele-qui-venait-du-froid_6102344_3232.html">RT</a> depuis ses débuts, elle-même ancienne reporter de guerre en Tchétchénie, avait alors présenté « ses amis, ses collègues, ses patriotes » au chef de l’État. C’est également Simonian qui, au mois d’octobre 2022, coupera court aux rumeurs d’affaires judiciaires qui auraient été ouvertes contre certains <em>voenkory</em> qui seraient allés trop loin dans leurs critiques de l’armée et du commandement.</p>
<p>Loin d’être inquiétés par l’appareil judiciaire, certains correspondants se sont même vu remettre de prestigieuses distinctions, et les plus connus d’entre eux, tels Evguéni Poddoubny, Alexandre Sladkov, Semion Pegov (WarGonzo), Mikhaïl Zvintchouk (Rybar) et Alexandre Kots, ont été <a href="https://www.gazeta.ru/tech/news/2022/12/22/19333711.shtml">intégrés au groupe parlementaire de coordination pour « l’opération spéciale »</a>, créé par ordonnance présidentielle à la fin de l’année 2022.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/546709/original/file-20230906-34535-s2mobg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Vladimir Poutine décore Semion Pegov de l’Ordre du Courage au Kremlin, 20 décembre 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">www.kremlin.ru</span></span>
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<p>Le processus d’« élitisation », si souvent employé par le pouvoir russe ou soviétique, consiste à s’assurer la loyauté d’un groupe à travers un système de récompenses, la distribution de pouvoir ou de richesses. Mais la mort de Prigojine, la <a href="https://www.marianne.net/monde/europe/invasion-de-lukraine-ces-generaux-russes-un-peu-trop-bavards-qui-disparaissent">mise au pas des voix discordantes au sein de l’armée</a> et l’arrestation de Guirkine sont autant de messages qui ont rappelé aux <em>voenkory</em> que le patriotisme affiché ne suffit pas à protéger les élites : seule la loyauté absolue au régime et à son président garantit leur liberté et leur survie.</p>
<p>Si certains correspondants sont récompensés, <a href="https://telepot.ru/channels/voenkory?page=1">parmi les quelque 150 comptes russes</a> sur Telegram consacrés exclusivement à la guerre en Ukraine, la raison incombe notamment à leur notoriété dans l’espace digital, leur profession ou leur ancienneté : plus d’un million d’abonnés pour – WarGonzo, Rybar et OperaHonZ, quelques centaines de milliers pour ColonelCassad, quelques centaines seulement pour les moins connus.</p>
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<p>Certains reporters de guerre sous contrat avec la rédaction d’un média d’État se sont souvent rendus par le passé sur d’autres fronts (Donbass avant 2022, Syrie ou Afghanistan) et ont été formés au reportage de guerre par l’Union des journalistes de Moscou (organisme agissant, entre autres, sous la tutelle du FSB et des ministères de la Défense et des Affaires étrangères). Semion Pegov, Irina Kouksenkova ou Iouri Podoliak y ont été formés avant d’être récompensés pour leur couverture de la guerre en 2022.</p>
<p>Mais tous ne sont pas issus de la sphère journalistique. Certains indépendants sont d’anciens membres des forces de sécurité devenus blogueurs militaires, tels Igor Guirkine (Strelkov), vétéran des guerres de Yougoslavie et de Tchétchénie. Parfois même, des <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65675102">adolescents sont recrutés dans les territoires occupés</a> pour s’exercer au « vrai journalisme russe des nouvelles régions » et sont plus tard récompensés de l’Ordre du Courage au Kremlin.</p>
<h2>Un phénomène durable</h2>
<p>Le phénomène <em>voenkory</em> semble avoir gagné une certaine popularité auprès des internautes russes, mais aussi ukrainiens ou occidentaux, lesquels suivent les messages, scrutent les réactions, démasquent la désinformation, analysent les renseignements et considèrent globalement ces blogueurs comme des sources dignes d’intérêt pour ce qui est communément appelé l’OSINT (Open Source Intelligence).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/invasion-russe-de-lukraine-lheure-de-gloire-de-losint-187388">Invasion russe de l’Ukraine : l’heure de gloire de l’OSINT</a>
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<p>Toutefois, s’il est difficile de mesurer l’impact supposé de ces comptes Telegram auprès de la population russe, au-delà du nombre d’abonnés, il conviendrait de ne pas surestimer le phénomène.</p>
<p>Selon les données relatives aux usages des internautes russes dont nous disposons, 39 % de la population adulte suit les actualités sur les réseaux sociaux, alors que plus de 68 %, nous l’avons dit, suit l’actualité sur Internet en général. La répression extrêmement sévère portant sur les propos anti-guerre, dans la rue mais aussi dans les mémoires des téléphones portables, qui s’est aujourd’hui étendue aux critiques visant les forces armées ou le gouvernement et à la diffusion de « fausses » informations, incite de nombreux Russes à chercher à ne laisser aucune trace sur la toile. Il est, dès lors, peu étonnant que parmi les dix premières applications téléchargées sur les portables russes figurent <a href="https://www.meilleure-innovation.com/guerre-ukraine-achat-vpn-russe/">plusieurs logiciels VPN</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">Un manuel de survie numérique pour s’informer et éviter la censure en Russie</a>
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<p>Il est donc quasiment <a href="https://datareportal.com/reports/digital-2023-russian-federation">impossible d’évaluer la popularité des <em>voenkory</em></a> en Russie sur la simple base du nombre de lecteurs ou d’abonnés. Ils n’en restent pas moins un <a href="https://digitalmediaknowledge.com/medias/russie-ukraine-quand-la-guerre-devient-virtuelle/">vecteur utile pour la propagande de guerre du Kremlin</a>, en ciblant particulièrement les jeunes générations, ce que l’État n’avait pas réussi à faire, et les Russes de l’étranger, dans la volonté de contrer la presse russe exilée. </p>
<p>Enfin, le succès des <em>voenkory</em> russes dans l’information et la communication de guerre est similaire au succès des chaînes Telegram personnelles de militaires ou de journalistes occidentaux, si l’on en croit les résultats d’une recherche effectuée par l’auteure pour l’Institut méditerranéen des Sciences de l’information et de la Communication (IMSIC) auprès d’étudiants francophones interrogés durant huit mois. L’information « brute », en donnant aux récepteurs l’illusion d’être dans le feu de l’action, en dit plus que le 20h. Même si leur liberté de parole a dernièrement été nettement restreinte par le pouvoir, les <em>voenkory</em> ont donc encore de beaux jours devant eux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212928/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Grimaud est fondatrice du think tank CREER (Center for Russia and Eastern Europe Research) à Genève, membre du Collège académique de l'Observatoire Géostratégique de Genève </span></em></p>Quelque 150 chaînes Telegram, très suivies en Russie, racontent au quotidien la guerre en Ukraine, avec un point de vue très nationaliste… parfois trop pour le Kremlin lui-même.Carole Grimaud, Chercheure Sciences de l'Information IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2009232023-03-05T16:50:45Z2023-03-05T16:50:45ZTikTok : piratage de données ou piratage des cerveaux ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/513292/original/file-20230302-29-en7y8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C8%2C5760%2C3819&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">TikTok est largement en tête des applications les plus utilisées par les jeunes du monde entier.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/girl-dark-side-tiktok-promoting-social-1945379527">Ti Via/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.tiktok.com/fr">TikTok</a> est une application de médias sociaux, propriété de l’entreprise chinoise <a href="https://www.bytedance.com/en/">ByteDance</a>. Le principe de TikTok, née en septembre 2016 sous le nom de <a href="https://www.douyin.com/">Douyin</a> (nom qu’elle a conservé à ce jour en Chine) repose sur le partage de courtes vidéos. Elle définit sa mission de <a href="https://www.tiktok.com/about?lang=fr">façon très sympathique</a> : « TikTok est la meilleure destination pour les vidéos mobiles au format court. Notre mission est d’inspirer la créativité et d’apporter la joie. »</p>
<p>Aujourd’hui, du fait des récentes <a href="https://www.liberation.fr/economie/economie-numerique/espionnage-pourquoi-tiktok-fait-tiquer-20230301_573ZFW5JNBBFJJWAD3JRBLBJ3Q/">révélations</a> sur son fonctionnement exact, elle inspire plutôt l’inquiétude : les États-Unis et l’UE ont déjà interdit à leurs fonctionnaires de s’en servir, et d’autres mesures pourraient suivre.</p>
<h2>1,7 milliard d’utilisateurs</h2>
<p>Il faut garder à l’esprit que, comme toute entreprise chinoise, TikTok, apparue sur les smartphones des habitants des pays occidentaux en 2017, est <a href="https://www.liberation.fr/economie/economie-numerique/restriction-de-tiktok-si-le-gouvernement-chinois-veut-acceder-aux-donnees-il-le-peut-20230301_EHIJTVEJUJEQHDR3R34IWIOLPQ/">tenue de servir les intérêts de la Chine</a> et de répondre aux desiderata gouvernementaux.</p>
<p>Si l’usage de TikTok est illimité pour les utilisateurs étrangers, en Chine, Douyin, sa version chinoise, est <a href="https://www.lavoixdunord.fr/1297299/article/2023-03-01/tiktok-avertissement-limite-de-temps-d-ecran-des-mesures-pour-faire-face-l">limitée à quarante minutes par jour pour les moins de quatorze ans</a>. Cela n’est pas anodin. Nous y reviendrons.</p>
<p>Autre particularité : c’est le gouvernement chinois qui décide des contenus qui seront mis en avant. Certains contenus sont pour le moins troublants et ciblent un public très jeune : en décembre 2022, le Centre de lutte contre la haine en ligne (<a href="https://www.ccdh.fr/">CCDH</a>), a démontré dans une <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/une-etude-montre-comment-tiktok-met-en-avant-des-videos-relatives-au-suicide-et-aux-troubles-alimentaires-3983189">étude</a> que « l’algorithme du réseau social TikTok favorise la diffusion de contenus relatifs aux troubles alimentaires et à l’automutilation pour certains comptes ». Et ce, en fonction des publications vues et « likées » par les utilisateurs cherchant des contenus relatifs à « l’image de soi et à la santé mentale ». Est-ce le fait d’une modération insuffisante de la plate-forme au regard de <a href="https://www.tiktok.com/community-guidelines?lang=fr#33">ses règles</a> ? La question peut se poser !</p>
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<p>Dans un tout autre domaine, la guerre en Ukraine, la <a href="https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/ukraine-quand-tiktok-devient-un-outil-de-propagande-pour-les-mercenaires-russes-de-wagner_2184495.html">propagande des mercenaires russes de Wagner sur TikTok</a> et la désinformation afférente ont été récemment dénoncées dans un <a href="https://www.newsguardtech.com/fr/misinformation-monitor/novembre-2022/">rapport de NewsGuard</a>. Ici encore, au regard du positionnement du gouvernement chinois dans ce conflit, la question d’une véritable volonté de modération peut se poser.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/bZpTMQJHDxU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Comme le <a href="https://www.tf1info.fr/high-tech/la-maison-blanche-ordonne-aux-agences-de-bannir-tiktok-au-dela-du-risque-d-espionnage-l-autre-crainte-c-est-que-la-chine-manipule-l-opinion-publique-2249586.html">pointe Fabrice Ebelpoin</a>, entrepreneur, professeur à Sciences Po et spécialiste des réseaux sociaux, autant la version chinoise propose massivement à ses utilisateurs « des vidéos sur le sens de la nation, l’unité, l’ambition personnelle mise au service du collectif, tout un tas de valeurs qui font la spécificité chinoise », autant aux États-Unis comme en Europe, « la plate-forme est dédiée exclusivement à de l’entertainment niais ou alors des choses qui peuvent prêter à confusion ». Et le professeur d’ajouter : « On est sur quelque chose qui peut s’apparenter à une destruction de l’état d’esprit de la jeunesse occidentale. »</p>
<p>En 2022, TikTok comptait pas moins de <a href="https://fr.statista.com/statistiques/1350197/pays-ayant-le-plus-utilisateurs-tiktok-monde/">1,7 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512927/original/file-20230301-28-84w8hi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=536&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Pays comptant le plus d’utilisateurs de TikTok. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Statista</span></span>
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<h2>« Un cheval de Troie » à retardement ? Pas si sûr !</h2>
<p>En termes de confidentialité, si TikTok, comme d’autres réseaux sociaux, a accès à de nombreuses informations « traditionnelles » des utilisateurs – navigations, visionnages, conversations, listes de contacts, localisation, accès à leur appareil photo et au micro du mobile –, l’entreprise a précisé, dans la mise à jour de sa politique de confidentialité, que les données des utilisateurs français (entre autres) étaient accessibles aux employés de la plate-forme. C’est ce qu’a indiqué <a href="https://newsroom.tiktok.com/fr-fr/mise-a-jour-politique-confidentialite">dans un billet de blog</a> publié le 2 novembre 2022, Elaine Fox, « Head of Privacy Europe » pour la firme.</p>
<p>Nous l’avons évoqué : aux États-Unis, depuis décembre 2022 le réseau social est <a href="https://leclaireur.fnac.com/article/220181-aux-etats-unis-la-chambre-des-representants-bannit-tiktok-de-ses-appareils-officiels/">banni des téléphones professionnels des membres la Chambre des représentants</a> et des agences fédérales. Dans la même dynamique, le 23 février 2023, la Commission européenne a annoncé l’interdiction d’installer l’application sur tous les appareils professionnels de son personnel. Le 27 février, c’était au tour de la présidente du Conseil du Trésor canadien Monat Fortier d’annoncer <a href="https://twitter.com/MonaFortier/status/1630267732326338563">l’interdiction d’utiliser TikTok sur les appareils mobiles du gouvernement du Canada</a>, précisant que l’application disparaîtrait automatiquement de tous les appareils gouvernementaux et qu’il sera impossible de la réinstaller. La plupart des gouvernements qui, en Occident, « contraignent » ainsi leurs fonctionnaires mettent en avant <a href="https://www.nouvelobs.com/o/20230228.OBS70149/etats-unis-canada-europe-les-interdictions-de-tiktok-se-multiplient-pour-les-fonctionnaires-occidentaux.html">« la protection des données ou encore une menace pour la sécurité nationale »</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/FeSjgJvPG4o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Dans certains pays, ce sont les usages de TikTok qui, selon les lois locales, peuvent amener des utilisateurs devant les tribunaux. Exemples parmi d’autres : en 2022 une <a href="https://fr.africanews.com/2022/04/19/une-egyptienne-condamnee-a-3-ans-de-prison-pour-ses-videos-sur-tiktok//">Égyptienne se voyait condamnée à trois ans de prison pour ses vidéos sur TikTok</a>. En février 2023, un couple iranien a été <a href="https://www.tiktok.com/@brutofficiel/video/7195290186329214214">condamné à 10 ans de prison pour une vidéo de danse devenue virale</a>.</p>
<p>La France, où le réseau social fait l’objet d’une <a href="https://www.la-croix.com/France/TikTok-addictif-reseaux-2023-02-15-1201255262">commission d’enquête au Sénat</a> qui devrait bientôt rendre un rapport sur son fonctionnement, qualifié d’« addictif et d’opaque », ne fait pas exception : un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/tik-tok-un-influenceur-condamne-apres-sa-video-de-danse-en-crop-top-dans-une-eglise_AN-202204270548.html">influenceur a été condamné après sa vidéo de danse en crop top dans une église</a>. D’autres pays <a href="https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/TikTok-interdit-fonctionnaires-europeens-quels-pays-restreignent-lutilisation-reseau-social-2023-02-23-1201256496">restreignent l’usage de TikTok</a>, jusqu’à des décisions plus radicales : l’application est ainsi interdite en Inde, au Pakistan ou encore en Afghanistan, et avait été interdite un temps au Bangladesh et en Indonésie… qui jugeaient le contenu diffusé « inapproprié et blasphématoire », le temps que <a href="https://www.reuters.com/article/us-indonesia-bytedance-idUSKBN1K10A0">TikTok revienne</a> avec une version hautement censurée.</p>
<p>Par ailleurs il existe de <a href="https://www.vpnscanner.com/fr/tik-tok-ne-rabotaet/">nombreux moyens de contourner les interdictions et les blocages</a> : en Inde, deux ans apres l’interdiction gouvernementale de la plate-forme chinoise en juin 2020, les applications « copy-cat » se sont multipliées : citons <a href="https://play.google.com/store/apps/details?id=com.eterno.shortvideos&hl=fr&gl=US&pli=1">Josh</a>, <a href="https://chingari.io/">Chingari</a>, <a href="https://play.google.com/store/apps/details?id=mx.takatak&hl=fr&gl=US">MX TakaTak</a>…</p>
<h2>Piratage « traditionnel » : l’arbre qui cache la forêt ?</h2>
<p>Certes, les risques de piratage existent, et des mises à jour peuvent intégrer des failles de sécurité volontaires, comme un <a href="https://www.oracle.com/fr/security/qu-est-ce-qu-un-programme-backdoor.html">programme backdoor</a>. Toutefois, il convient à ce stade de faire plusieurs remarques.</p>
<p>Nous pouvons raisonnablement nous interroger sur le caractère symbolique des décisions des administrations occidentales évoquées ci-dessus. D’une part, les fonctionnaires concernés possèdent des téléphones personnels – à moins qu’ils n’en soient dépossédés lorsqu’ils accèdent à ces institutions – et des échanges sensibles peuvent être effectués via ces téléphones privés. Donc, à première vue, un piratage massif à ciel ouvert pouvant bénéficier de l’aide des utilisateurs pourrait être possible lors d’une mise à jour, et rendre ces derniers complices de leur propre espionnage !</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1631357950806614016"}"></div></p>
<p>La ficelle semble un peu grossière. Les services de renseignements disposent probablement d’autres méthodes, et la véritable prudence dans les domaines sensibles va au-delà de la vigilance à l’égard d’une simple application pouvant potentiellement être utilisée à des fins d’espionnage.</p>
<p>Quand on connaît, par exemple, le [potentiel de Pegasus], un puissant logiciel espion commercialisé par la société israélienne NSO, et qui était utilisé en 2022 par pas moins de <a href="https://www.nextinpact.com/article/69792/nso-denombre-22-utilisateurs-actifs-son-logiciel-espion-pegasus-dans-12-pays-europeens">22 services de sécurité dans douze pays européens</a>, l’intérêt premier de TikTok pour la Chine semble se situer ailleurs… et le gouvernement chinois paraît être intéressé par d’autres potentialités de l’application, à savoir celles liées à sa couverture mondiale démesurée. Par ailleurs les smartphones sont déjà en soi des outils d’espionnage de leurs utilisateurs, ce n’est pas une application, quelle qu’elle soit, qui change la donne.</p>
<h2>« Un cheval de Troie » visant… le « brain hacking » ?</h2>
<p><a href="https://blog.digimind.com/fr/agences/tiktok-chiffres-et-statistiques-france-monde-2020">Les statistiques concernant les usagers en 2023 dans le monde sont les suivantes</a> :</p>
<ul>
<li><p>56 % sont des femmes, 44 % des hommes.</p></li>
<li><p>51,3 % de l’audience sont des femmes entre 13 et 24 ans.</p></li>
<li><p>23,6 % des utilisateurs sont âgés entre 13 et 24 ans.</p></li>
<li><p>40 % des visiteurs quotidiens se situent dans la tranche 15-24 ans.</p></li>
</ul>
<p>Les chiffres relevés par <a href="https://static.qustodio.com/public-site/uploads/2023/02/06151022/ADR_2023_en.pdf">l’étude annuelle de Qustodio</a> – un fournisseur de logiciels de contrôle parental – indiquent qu’en 2022, dans le monde, les enfants (4-18 ans) ont passé en moyenne près de deux heures par jour sur TikTok (1h47).</p>
<p>Par-delà les contenus qui peuvent s’avérer inappropriés – sans l’activation et le paramétrage d’une fonctionnalité mise en place par TikTok en 2020 sous le nom de « Family Pairing », qui permet aux parents d’avoir le contrôle sur les activités de leurs enfants –, un autre risque pernicieux existe, qui semble plus réaliste que les piratages de données évoqués par les institutions précitées, un risque qui concerne une population majoritairement jeune au travers de campagnes de manipulation des opinions publiques. Une sorte de « brain-hacking » déclenchable à l’envi…</p>
<p>Le 2 décembre 2022, le directeur du FBI, Chris Wray, se préoccupait ainsi des possibilités offertes au gouvernement chinois de <a href="https://www.lesnumeriques.com/vie-du-net/tiktok-le-fbi-s-inquiete-d-une-possible-manipulation-des-contenus-par-la-chine-n199987.html">« manipuler le contenu et, s’ils le souhaitent, de l’utiliser pour des opérations d’influence »</a>, c’est-à-dire d’engager des campagnes d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Astroturfing">astroturfing</a> à très grande échelle.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/desinformation-politique-quelques-cles-pour-se-proteger-196309">Désinformation politique : quelques clés pour se protéger</a>
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<p>Dans l’attente d’un réseau de substitution qui serait, lui, maîtrisé, l’Europe prépare peut-être son opinion publique à une interdiction pure et simple – une interdiction que Donald Trump <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/01/trump-annonce-qu-il-va-interdire-tiktok-aux-etats-unis_6047883_3210.html">appelait de ses vœux en 2020 pour les États-Unis</a>. Par les mesures prises dernièrement, les Occidentaux adressent de façon concomitante au gouvernement chinois une exigence pour ne pas arriver à une telle issue : l’abrogation du contrôle par Pékin des contenus mis en avant. Une exigence qui s’apparente à un vœu pieux. C’était là, d’ailleurs ce qui expliquait la volonté de Donald Trump de contraindre TikTok à se faire racheter aux États-Unis par les groupes américains Oracle et Walmart, projet auquel <a href="https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/tiktok-va-echapper-a-une-vente-forcee-aux-etats-unis-20210210">Washington à finalement renoncé.</a> Ce qui est plus réaliste, c’est un stockage de données respectueux de la souveraineté numérique des États de l’UE. Mais que les usagers se rassurent : Cormac Keenan, Head of Trust and Safety, chez TikTok le promet : la <a href="https://newsroom.tiktok.com/fr-fr/notre-travail-contre-la-desinformation">lutte contre la désinformation est une priorité de la firme</a> !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200923/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yannick Chatelain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>TikTok est sur la sellette dans de nombreux pays occidentaux du fait des risques de sécurité liés à son utilisation. Mais la vraie menace est peut-être dans les contenus qui y sont diffusés…Yannick Chatelain, Professeur Associé. Digital I IT. GEMinsights Content Manager, Grenoble École de Management (GEM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1985502023-02-08T19:51:00Z2023-02-08T19:51:00ZEn Russie, la littérature pour enfants devient une arme de propagande<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/507346/original/file-20230131-14-qpieid.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=44%2C17%2C5920%2C4453&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un enfant lit dans une librairie en Russie.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/teen-boy-sitting-unique-book-store-2143758463">laksena/shutterstock.com</a></span></figcaption></figure><p>En Russie, l'offre culturelle se transforme sous l'effet indirect des lois adoptées par les députés depuis le 24 février 2022. C'est notamment le cas dans le domaine de la littérature jeunesse, où des activistes et des spécialistes des questions culturelles favorables au régime ont appelé à restreindre l'accès des jeunes lecteurs à certains livres, voire à les interdire, visant surtout les ouvrages qui diffuseraient les «valeurs occidentales», comme ceux de <a href="https://www.ibtimes.com/russian-activists-want-harry-potter-banned-claims-jk-rowling-promoting-satanism-3639858">J. K. Rowling</a>.</p>
<p>Le 13 décembre 2022, Vladimir Poutine a <a href="https://tass.ru/ekonomika/16576399">appelé le gouvernement</a> à adopter des mesures susceptibles de populariser parmi la jeunesse «les héros de l'histoire et du folklore russe conformes aux valeurs traditionnelles». Un objectif immédiatement <a href="https://iz.ru/1440316/daria-efremova/bogatyr-i-zakon-kakie-geroi-mogut-sootvetstvovat-traditcionnym-tcennostiam?ysclid=ldbgd0wglp139619162">soutenu par une partie des spécialistes des politiques culturelles</a>.</p>
<p>Il existe en Europe une tradition de <a href="https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/comprendre-litterature-jeunesse">régulation de la lecture enfantine</a> par les adultes afin de transmettre à la jeune génération des connaissances et des valeurs communes. Généralement, les États optent pour la voie de la recommandation : ils font élaborer et diffusent des listes d'œuvres dont la lecture est recommandée aux enfants. Mais lorsque la littérature pour enfants devient une arme de propagande, le pouvoir utilise la censure pour restreindre l'accès des lecteurs aux textes qui, de son point de vue, menacent l'idéologie dominante. C'est ce qui se passe aujourd'hui en Russie.</p>
<h2>La doctrine patriotique et les livres pour enfants dans la Russie actuelle</h2>
<p>Désormais, la politique russe en matière de littérature jeunesse repose principalement sur l'idée que celle-ci doit transmettre des «valeurs spirituelles et morales traditionnelles» qui seraient propres à la Russie. Plusieurs lois fédérales encadrent l'édition jeunesse :</p>
<ul>
<li><p>Les Fondements de la politique de la jeunesse de l'État dans la Fédération de Russie à l'horizon 2025 <a href="https://rg.ru/documents/2014/12/08/molodej-site-dok.html">(ordonnance n°2403-r du 29.11.2014)</a></p></li>
<li><p>La Stratégie pour le développement de l'éducation dans la Fédération de Russie à l'horizon 2025 <a href="http://council.gov.ru/media/files/41d536d68ee9fec15756.pdf">(ordonnance n°996-r du 29.05.2015)</a></p></li>
<li><p>La Stratégie de la politique culturelle de l'État à l'horizon 2030 <a href="http://static.government.ru/media/files/AsA9RAyYVAJnoBuKgH0qEJA9IxP7f2xm.pdf">(ordonnance n°326-r du 29.02.2016)</a></p></li>
<li><p>Le <a href="http://publication.pravo.gov.ru/Document/View/0001202107030001">décret n°400 du président Poutine «Sur la stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie» du 02.07.2021)</a></p></li>
</ul>
<p>Ce dernier document définit ainsi les «valeurs spirituelles et morales traditionnelles» : «La vie, la dignité, les droits et libertés de l'homme, le patriotisme, le sens civique, le service de la Patrie et la responsabilité envers son destin, de hauts idéaux moraux, une famille solide, un travail créatif, la priorité du spirituel sur le matériel, l'humanisme, la charité, la justice, l'esprit collectif, l'entraide et le respect mutuel, la mémoire historique et la continuité des générations, l'unité des peuples de Russie.»</p>
<figure>
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</figure>
<p>Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Nikolaï Patrouchev, <a href="https://tass.ru/politika/14709771">a déclaré le 30 mai 2022</a> que l'État devait commander plus de produits culturels susceptibles de «préserver la mémoire historique, susciter la fierté nationale et la formation d'une société civile mature consciente du rôle qu'elle a à jouer dans son développement et sa prospérité».</p>
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<p>Selon la vision conservatrice du gouvernement, la Russie aurait été, tout au long de son histoire, encerclée par des ennemis déterminés à la détruire. Cette volonté de démantèlement de la Russie aurait culminé avec la Seconde Guerre mondiale, laquelle est largement ramenée, dans le récit déployé par les autorités russes, au triomphe de l'URSS sur le nazisme allemand, <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/memoire-de-seconde-guerre-mondiale-russie-actuelle">triomphe dont la Russie actuelle serait la seule héritière</a>.</p>
<p>L'art et l'éducation doivent donc inculquer aux jeunes cette idée que la Russie d'aujourd'hui est avant tout le pays qui a sauvé le monde du nazisme, en un effort héroïque dont aucun aspect ne saurait être remis en question. Les évocations de faits historiques susceptibles d'assombrir cette vision irénique (rappel du pacte Molotov-Ribbentrop, des erreurs des dirigeants, de la quantité colossale des pertes humaines dont une partie au moins aurait probablement pu être évitée, etc.) sont considérées comme des <a href="https://www.courrierinternational.com/article/memoire-une-loi-russe-va-bientot-interdire-dassimiler-les-actions-de-lurss-celles-de">falsifications de l'histoire</a> et sont poursuivies en vertu de la loi fédérale n°278-FZ du 01.07.2021 <a href="http://council.gov.ru/media/documents/pdf/AzZvnwM7Tji3WL3qJTvsLHRPwospAhSA.pdf">«Sur les modifications de la loi fédérale “Sur la commémoration de la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945"»</a>.</p>
<h2>«L'Arbre de Noël d'armoise»</h2>
<p>Les mésaventures que subit actuellement le roman d'Olga Kolpakova <a href="https://kompasgid.ru/product/polynnaya-yolka/"><em>L'Arbre de Noël d'armoise</em></a> illustrent parfaitement les conséquences du durcissement du régime sur ces questions.</p>
<p>Le livre, sorti en 2014 chez la <a href="https://kompasgid.ru/foreignrights/">maison d'édition Kompas Guide</a>, a remporté en <a href="https://tmn.aif.ru/culture/events/na_festivale_ershovskie_dni_vruchat_premii_luchshim_detskim_pisatelyam_rossii">2019</a> le prix Piotr Erchov, attribué à des ouvrages destinés à la jeunesse, dans la catégorie «meilleure œuvre patriotique pour la jeunesse».</p>
<p>Cependant, à l'été 2022, le département de politique intérieure de la région de Sverdlovsk (Oural) a donné aux bibliothèques la <a href="https://meduza.io/news/2022/07/24/detskaya-pisatelnitsa-rasskazala-chto-ee-knigu-o-povolzhskih-nemtsah-iz-yali-iz-bibliotek-sverdlovskoy-oblasti-iz-za-iskazheniya-istorii">consigne orale de retirer le livre du libre-accès</a>. Les bibliothèques ne peuvent plus prêter ce livre aux mineurs, ni l'utiliser dans leurs manifestations à destination du jeune public. Comment un livre jusque là salué par les enseignants et les fonctionnaires a-t-il pu faire l'objet d'une telle interdiction ?</p>
<p>La protagoniste du roman, qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, est une fillette de cinq ans, Marihe, du diminutif allemand «Mariechen» («petite Marie»). Elle vit <a href="https://siedlung.rusdeutsch.ru/ru/Siedlungsorte/156?c=1">près de Rostov-sur-le-Don</a> avec sa famille qui parle allemand et ne connaît que quelques rudiments de russe, car elle appartient au groupe des <a href="https://www.lalibrairie.com/livres/les-allemands-des-steppes--histoire-d-une-minorite-de-l-empire-russe-a-la-cei_0-290977_9783039103331.html">Allemands de Russie</a>.</p>
<p>De même que les <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/les-allemands-de-la-volga/">Allemands de la Volga</a>, dont le sort tragique est plus connu, ces Soviétiques descendent des populations germaniques installées dans l'Empire de Russie dans la seconde moitié du XVIII<sup>e</sup> siècle. Catherine II les avait invitées pour peupler et cultiver les terres nouvellement rattachées à l'Empire de Russie dans les régions de la Volga, du Sud de la Russie et de l'Est de l'Ukraine actuelles. Dans les quelque 150 années suivantes, il n'y a pas eu, les concernant, de politique de russification ni d'assimilation massive. Les communautés allemandes formaient des villages entiers. La pénétration de la langue russe s'est faite de manière hétérogène, au gré des trajectoires sociales. La différence de religion a joué un rôle, limitant les mariages interconfessionnels dans lesquels le russe aurait pu devenir la langue commune. L'école n'a pas non plus pu imposer la langue russe, puisqu'elle n'était pas obligatoire.</p>
<p>En 1941, lorsque l'avancée des troupes nazies menace ces régions, les hommes valides sont envoyés au front et leurs familles, dont celle de Marihe, sont déportées en Oural et en Sibérie.</p>
<p>La narration est menée du point de vue de la fillette. Ainsi, l'auteure décrit les événements historiques des années 1941-1942 tels qu'ils ont pu être perçus par un jeune enfant. Ce texte écrit «en se mettant à genoux», selon l'expression d’<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/erich-kastner/">Erich Kästner</a>, ce regard enfantin, construisent une voix narrative sincère et chargée d'émotions exprimant une nette position antifasciste.</p>
<p>Kolpakova puise aussi dans la tradition littéraire des XIX<sup>e</sup> et XX<sup>e</sup> siècles pour <a href="https://www.labirint.ru/books/562657/">décrire l'enfance malheureuse</a> de Marihe. L'intrigue reprend les événements majeurs de cette représentation : la séparation avec un des parents, l'errance, la vie chez des étrangers, la mort d'un proche (frère, sœur, mère ou père), l'éloignement, puis la rencontre fortuite avec des amis ou des parents, la faim, le dénuement, la maladie, l'aide providentielle d'étrangers, le travail physique éprouvant…</p>
<p>La fillette décrit ainsi la faim :</p>
<blockquote>
<p>«Au printemps, ma grand-mère s'est mise à faire de la soupe avec des orties, des pissenlits et de l'aneth. Parfois, Lilia allait chercher de l'oseille dans la montagne. De l'eau et des orties, ce n'est vraiment pas bon, surtout sans sel ni pommes de terre. Je pleurais, je ne voulais pas manger cette mixture. »</p>
</blockquote>
<p>Ces privations matérielles sont présentées comme des épreuves qui font grandir.</p>
<p>Le regard naïf porté par Marihe sur le contexte politique est contrebalancé par la prise de position tranchée de l'auteur contre le fascisme. L'enfant donne sa tonalité éthique au récit : «Dans toute nation, il y a des gentils et des méchants, des personnes bonnes et mauvaises, cupides et généreuses. Ceux qu'on appelait désormais "nazis”, c'étaient les Allemands méchants. Voilà ce que papa avait dit. »</p>
<h2>Censure et harcèlement</h2>
<p>Mais en juin 2022, dans le cadre de ses charges administratives, Ivan Popp, maître de conférences à l'Université pédagogique de l'Oural, expertise le livre à la demande du gouvernement de la région de Sverdlovsk. Selon <a href="https://www.ural.kp.ru/daily/27425.5/4624885/">ses conclusions</a>, le roman «déforme les faits historiques, spécule et invente des légendes» et «suivant la tendance libérale européenne, compare l'Union soviétique avec l'Allemagne fasciste […], falsifie les faits historiques et discrédite les dirigeants et l'histoire» russes. Svetlana Outchaïkina, ministre de la Culture de la région de Sverdlovsk, s'est appuyée sur cette analyse pour exiger, <a href="https://www.sibreal.org/a/detskuyu-knigu-o-repressiyah-veleno-ubrat-s-detskih-glaz/31959210.html">à travers une circulaire confidentielle</a>, le retrait du livre des bibliothèques pour enfants.</p>
<p>À la mi-juillet 2022, Olga Kolpakova met en ligne le texte de Popp et rapporte des cas de retrait de l'ouvrage du libre accès de certaines bibliothèques. Cette annonce émeut les écrivains pour la jeunesse et les spécialistes de la lecture enfantine, qui publient sur les réseaux sociaux des <a href="https://www.facebook.com/olga.kolpakova.908/posts/2365814253561784">textes soutenant le roman et critiquant l'analyse qu'en a faite Popp</a>, et qui continuent de relayer les annonces relatives à sa situation. Des écrivains ont aussi lancé un mouvement pour soutenir financièrement l'auteur et son éditeur. Le <a href="https://mdz-moskau.eu/"><em>Moskauer Deutsche Zeitung</em></a>, revue bihebdomadaire rédigée en allemand et russe, a <a href="https://mdz-moskau.eu/ein-kinderbuch-ueber-die-deportation-der-russlanddeutschen-fiel-in-ungnade/?fs=e&s=cl">pris position en faveur du livre</a> et des écrivains pour enfants <a href="https://rusexpert.ru/news/b-kptiz-dtkj-kigi-lgi-klpkvj-plyya-lk-pim-ijki-pitlj-pzitivya-kciya-gbt-vdlvkj-blti-v-kjvshv-">ont écrit au gouvernement de la région de Sverdlovsk</a> pour défendre l'ouvrage et son auteure. Evguéni Roïzman, ancien maire d'Ekaterinbourg (la plus grande ville de l'Oural) <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/russie-lopposant-evgueni-roizman-interpelle-20220824_7HQHAJZCI5FITNKBRF27ZNUNJY/">aujourd'hui prisonnier politique</a>, a également soutenu le livre. <a href="https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=pfbid02KXiSWfUegdUmVjfdLGfZ2CPwqMmSr9rCzvS1aZ4J7fGbmWN7xoaK47tNE9Hd6aFql&id=100001902261488">L'éditeur</a> a demandé à l'Institut de littérature de l'Académie des sciences russe, la Maison Pouchkine, de procéder à une analyse littéraire du roman.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1551262477396152320"}"></div></p>
<p><a href="https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=pfbid02EskLDfmmkoHPWWSePBKktTiGRx6r56rQpHS7sQH7SjZdAhBE5bgJCfiQ49xyXQDrl&id=100001902261488">Ce rapport d'expertise</a>, rédigé par le Centre de recherche sur la littérature pour enfants, souligne la qualité littéraire et didactique du roman de Kolpakova. Après l'avoir lu, le gouverneur de la région de Sverdlovsk, Evguéni Kouïvachev, <a href="https://meduza.io/news/2022/08/18/my-ne-budem-ohotitsya-na-vedm-i-szhigat-knigi-gubernator-sverdlovskoy-oblasti-prizval-vernut-v-biblioteki-knigu-o-deportatsii-povolzhskih-nemtsev">a déclaré en août 2022</a> que l'interdiction du livre était inadmissible.</p>
<p>Aucune décision officielle n'a suivi, si bien que les <a href="https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=pfbid0TitYZhEDTBm1exEnC7oj1gx42VUfdWC3NVK7v2vsUoXMyjheu2HWr6Sg2GV7k6Chl&id=100003996980129">bibliothèques continuent de retirer le roman de leurs rayons</a>.</p>
<p>Malgré la chape de plomb qui pèse sur la Russie aujourd'hui, ce soutien multiforme, y compris de la part d'un responsable haut placé comme Kouïvachev, montre qu'il existe quand même encore un petit espace de débat dans la Russie d'aujourd'hui. Pour autant, à l'instar du sort réservé au livre <em>Un Été en cravate de pionnier</em>, d'Elena Silvanova et Katerina Malisova, faisant l'objet de poursuites <a href="https://www.bbc.com/russian/news-64222707">pour propagande LGBT+</a>, la censure de <em>L'Arbre de Noël d'armoise</em> fait peser de sérieuses inquiétudes sur le climat intellectuel dans lequel grandissent les enfants russes. Cet épisode révèle des mécanismes de contrôle des esprits dont l'impact sur la société russe risque de se faire sentir encore longtemps.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/198550/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Thibonnier a organisé pour l'ILCEA4 des manifestations scientifiques en coopération avec l’Institut de littérature de l’Académie des sciences russe (Maison Pouchkine).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Svetlana Maslinskaia est actuellement chercheuse en exil accueillie à l’ILCEA4 (Institut des Langues et Cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie, Université Grenoble Alpes) dans le cadre du programme PAUSE. Elle a reçu un financement dans le cadre du programme Directeurs d'études associés (DEA) de la Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH). </span></em></p>Le pouvoir russe utilise la censure pour restreindre l'accès des jeunes lecteurs à des textes qui, de son point de vue, menacent l'idéologie dominante.Laure Thibonnier-Limpek, Enseignant-Chercheur à l'Institut des Langues et Cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4), membre du Centre d'Etudes Slaves Contemporaines, Université Grenoble Alpes (UGA)Svetlana Maslinskaia, Professeur de littérature russe invitée à l'ILCEA, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1984222023-01-29T16:59:18Z2023-01-29T16:59:18ZLa bataille de Soledar : leçons militaires… et communicationnelles<p>Après <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/13/guerre-en-ukraine-comprendre-la-bataille-de-soledar-verrou-du-donbass-dont-la-russie-revendique-la-prise_6157794_3210.html">plusieurs mois de combats</a>, la compagnie militaire privée Wagner a annoncé le 10 janvier avoir pris la ville de Soledar, dans le Donbass (Est de l’Ukraine), annonce reprise progressivement par la suite par les canaux officiels russes. Kiev a <a href="https://www.20minutes.fr/monde/ukraine/4020586-20230126-guerre-ukraine-apres-mois-combats-difficiles-armee-ukrainienne-reconnait-avoir-cede-soledar">admis avoir perdu la ville</a> deux semaines plus tard. Tout au long de ces affrontements extrêmement violents, les deux parties belligérantes se sont livrées à une lutte presque aussi intense sur le terrain de l’information que sur le théâtre des opérations.</p>
<p>Analyse de cette double dimension d’une bataille dont l’impact aura peut-être été aussi important en termes de communication qu’en termes militaires.</p>
<h2>Un besoin de médiatisation ?</h2>
<p>Depuis cet été, les avancées ukrainiennes au détriment des forces de Moscou ont permis au général Zaloujny, le chef d’état-major de l’Ukraine, d’annoncer, début janvier 2023, la <a href="https://ukranews.com/en/news/905968-afu-in-2022-liberate-40-of-ukraine-s-territory-occupied-since-february">reprise de 40 % du territoire gagné par la Russie depuis février 2022 et de 28 % de celui occupé depuis 2014</a>. Dans le même temps, le ministère russe de la Défense a dû communiquer sur les bombardements ukrainiens sur la base provisoire de Makiivka survenus dans la nuit du Nouvel An, qui ont causé de <a href="https://fr.euronews.com/2023/01/03/guerre-en-ukraine-la-russie-sous-le-choc-apres-la-frappe-meurtriere-a-makiivka">lourdes de pertes à l’armée de Moscou</a> – un désastre comparable, pour le Kremlin, à la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/guerre-en-ukraine-le-moskva-a-coule-un-naufrage-plus-que-symbolique">symbolique et marquante perte du croiseur Moskva</a>, coulé en avril 2022.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/de-la-perte-du-croiseur-moskva-au-naufrage-de-la-russie-en-ukraine-181403">De la perte du croiseur « Moskva » au naufrage de la Russie en Ukraine ?</a>
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<p>Dans ce contexte pesant pour elle, la Russie devait impérativement obtenir une victoire qui puisse être médiatisée. Ce besoin avait des origines multiples : nécessaire pour remonter le <a href="https://information.tv5monde.com/video/ukraine-le-moral-des-troupes-russes-en-berne">moral notoirement bas des troupes</a>, il devait aussi permettre de redorer l’image du haut commandement, largement mise à mal par les <a href="https://euromaidanpress.com/2023/01/04/makiivka-incident-highlights-russian-armys-unprofessional-practices-british-intel/">manquements logistiques mais aussi sécuritaires constatés au cours de ces derniers mois</a>. L’attaque de Makiivka, dont Moscou <a href="https://ubn.news/russia-is-attempting-to-deflect-the-blame-for-losing-the-army-base-in-makiivka-to-preserve-putins-authority/">avait tenté de faire porter la responsabilité notamment aux autorités de l’autoproclamée République populaire de Donetsk (DNR)</a>, illustre cette dégradation d’image.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1617424338860519426"}"></div></p>
<p>En outre, au moment où des bruits courent autour du lancement d’une <a href="https://www.lalibre.be/international/europe/guerre-ukraine-russie/2023/01/18/la-rumeur-enfle-en-russie-poutine-va-t-il-mobiliser-ses-troupes-pour-une-seconde-vague-en-ukraine-FRFIOTZ4O5HOVMP6QZIGNNKJEA/">seconde vague de mobilisation</a> (alors même que près de la moitié des recrues de la première vague, encore en cours de formation, n’ont pas encore été déployées sur le terrain), l’annonce d’une grande victoire représenterait un atout non négligeable pour rendre plus convaincants les spots télévisés qui présentent la carrière militaire comme une possibilité offerte aux futurs engagés d’améliorer leur situation financière et sociale.</p>
<h2>Annonces contradictoires</h2>
<p>Le 10 janvier, alors que la ville de près de 11 000 habitants était encore sous les feux russe et ukrainien, le groupe Wagner, par la voix de son dirigeant Evguéni Prigojine, <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/jan/10/head-of-wagner-group-says-his-troops-have-taken-control-of-soledar">affirmait en avoir pris le contrôle</a>. Cette annonce a été confirmée quelques jours plus tard par le ministère russe de la Défense. Dans le même temps, les forces ukrainiennes <a href="https://www.france24.com/en/europe/20230113-live-ukraine-says-its-forces-hold-out-in-fight-for-mining-town-soledar">annonçaient que les combats se poursuivaient</a>. Cette communication russe rappelle celle, un peu hâtive, sur la chute de Marioupol en mai dernier, proclamée alors que des centaines de soldats ukrainiens, étaient retranchés dans l’usine Azovstal <a href="https://www.lemonde.fr/en/international/article/2022/05/19/war-in-ukraine-several-hundred-fighters-still-remain-in-the-azovstal-factory-in-mariupol_5984062_4.html">continuaient de s’y battre</a>.</p>
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<p>Annoncer cette prise de guerre permet à la Russie de montrer qu’elle a renversé la tendance après plusieurs mois de revers. Symétriquement, pour les Ukrainiens, souligner son caractère prématuré vise à en limiter l’effet positif sur le moral des troupes russes et à jeter le doute sur l’honnêteté des porteurs de l’annonce.</p>
<h2>La prise de Soledar : une victoire aussi stratégique ?</h2>
<p>En termes militaires, l’intérêt semble dépasser la ville elle-même. En effet, la finalité première des Russes est d’affaiblir la ville voisine de Bakhmout, elle aussi théâtre de <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/la-bataille-de-bakhmout-le-verdun-de-la-guerre-en-ukraine-PF6PJA5PHVGR3AHYU7T5R4XZOY/">très violents combats</a>, si bien qu’elle est surnommée <a href="https://fr.euronews.com/2022/12/01/a-bakhmout-sous-les-feux-de-lennemi-les-ukrainiens-vulnerables-fuient-la-ville">« le hachoir à viande »</a>. Si elle chutait, la ligne de défense ukrainienne entre Siversk (40 km plus au nord) et Bakhmout serait nettement affaiblie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1614328468161839106"}"></div></p>
<p>En ce sens, il semble que les axes routiers qui servent à approvisionner Bakhmout constituent des points d’intérêt majeurs pour les Russes, notamment les axes de la M03 au nord de la ville et les routes 504 et 506 qui en traversent le sud d’est en ouest en direction de Ivanivske et Tchassiv Yar. Cependant, pour atteindre ces deux objectifs plus directement que par des frappes en profondeur, les troupes russes devront encore traverser le fleuve Bakhmoutovska, sous le feu de l’armée de Kiev, qui paraît avoir renforcé des positions en surplomb de ce cours d’eau.</p>
<p>Si Soledar ne représente pas un élément clé du conflit, sa chute n’en fragilise pas moins la ligne de défense Siversk-Bakhmut. Pour autant, les Ukrainiens ont encore plusieurs options pour réagir à la perte de la ville.</p>
<h2>Wagner et le ministère de la Défense : des enjeux de coordination</h2>
<p>Initialement annoncée par les forces de Wagner, la nouvelle de la prise de Soledar a rapidement été reprise par les médias russes officiels et, quelques jours plus tard, <a href="https://t.me/mod_russia_en/5741%5D">par le ministère de la Défense</a> qui s’est néanmoins abstenu de citer le rôle joué par Wagner.</p>
<p>Le même jour, en <a href="https://t.me/concordgroup_official/269">accusant les fonctionnaires de vouloir minimiser les mérites de Wagner</a>, Prigojine s’est inscrit, sans pour autant s’attaquer au président Poutine, dans le prolongement des critiques dont la gestion du conflit et la qualité de l’armée russe faisaient déjà l’objet. Ces déclarations ont provoqué une inflexion dans le discours officiel du ministère, qui, au final, a <a href="https://novayagazeta.eu/articles/2023/01/13/russias-defence-ministry-officially-confirms-participation-of-wagner-group-fighters-in-soledar-capture-en-news">reconnu la présence de la milice du « cuisinier de Poutine » dans la ville de Soledar</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1616790003576889345"}"></div></p>
<p>Ces déclarations interviennent alors que le commandement de l’opération spéciale vient de passer du général Sourovikine, en poste depuis seulement trois mois, <a href="https://theconversation.com/nomination-du-general-guerassimov-a-la-tete-des-operations-en-ukraine-un-tournant-dans-la-guerre-197827">au général Guerassimov</a>, chef d’état-major de l’armée russe, proche de Poutine mais dont la popularité auprès des forces armées russes est limitée en raison, notamment, des nombreux dysonctionnements révélés au cours des premiers mois de l’invasion.</p>
<p>Si <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/jan/06/russia-preparing-mobilise-extra-500000-conscripts-claims-ukraine%5D">beaucoup s’attendent à une offensive russe</a> qui, au printemps, pourrait s’appuyer sur les hommes <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20221018-mobilisation-partielle-en-russie-l-incertitude-et-l-angoisse">mobilisés à l’automne 2022</a>, cette opération nécessitera que le nouveau commandement parvienne à coordonner les forces régulières et les milices opérant sur le terrain dont Wagner, si elle est la plus connue, n’est pas la seule.</p>
<p>L’identification de cet écueil conforte les rumeurs selon lesquelles la milice Wagner pourrait être intégrée aux forces régulières. Prigojine perdrait alors, en apparence au moins, l’un de ses atouts. Ce contexte pourrait expliquer la frénésie de communication a laquelle se livre cet affairiste également connu pour son rôle dans les opérations d’influence conduites par son <a href="https://www.state.gov/desamorcer-la-desinformation/le-groupe-wagner-evgueni-prigojine-et-la-desinformation-de-la-russie-en-afrique/">Internet Research Agency (IRA)</a>. Cependant, il convient de rappeler que Prigojine, surnommé « le cuisinier de Poutine », ne pourrait probablement pas agir de manière totalement indépendante de la volonté présidentielle.</p>
<p>Faute de prendre Bakhmout, ville de près de 80 000 habitants qui résiste depuis le printemps 2022, les forces russes ont dû se rabattre sur la prise de Soledar, regropuant environ 11 000 âmes. Pour autant, cette avancée marque un arrêt dans la succession des revers subis par l’armée russe depuis l’été. La prise de Soledar s’accompagne d’une stratégie de bombardements massifs du territoire ukrainien qui, depuis le ciel, ciblent sans relâche les infrastructures critiques comme les <a href="https://www.globsec.org/what-we-do/commentaries/ukrainian-electricity-network-withstood-russian-shelling">centrales électriques</a>, les <a href="https://www.ukrinform.net/rubric-ato/3622530-number-of-casualties-following-russian-shelling-of-dnipro-up-to-13.html">infrastructures civiles</a> ou les <a href="https://www.deftech.news/produit/deftech-n-02-juin-ao%C3%BBt-2022/">systèmes anti-aériens</a>.</p>
<p>En inscrivant définitivement le conflit dans le temps long, notamment <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/31/la-justesse-morale-et-historique-est-de-notre-cote-dit-vladimir-poutine-dans-ses-v-ux-pour-le-nouvel-an_6156197_3210.html">lors de ses vœux</a>, et en remaniant le commandement de l’opération spéciale afin de passer à une « échelle élargie des tâches », le président Poutine adresse un <a href="https://www.themoscowtimes.com/2023/01/12/russias-war-leadership-reset-signals-power-struggle-among-top-brass-experts-a79926">signal fort aux Occidentaux</a>, dont l’Ukraine a cruellement besoin pour maintenir son effort de guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’annonce du fait que le sous-marin nucléaire Belgorod sera <a href="https://www.opex360.com/2023/01/16/la-russie-dit-avoir-produit-un-premier-lot-de-torpilles-nucleaires-dronisees-poseidon/">désormais équipé des toutes nouvelles torpilles nucléaires Poséidon</a> arrive exactement dans le même temps – une concordance dans le temps qui rappelle fort la <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1533">Heavy Metal Diplomacy</a>. Ce concept <a href="https://ecfr.eu/publication/heavy_metal_diplomacy_russias_political_use_of_its_military_in_europe_since/">développé par le chercheur Mark Galeotti</a> fait référence aux démonstrations déclaratives et militaires qu’utilise Moscou pour mettre en avant son statut de puissance conventionnelle et nucléaire et pour infléchir les prises de décision des autres pays.</p>
<p>Il convient donc de garder son sang-froid et de ne pas laisser des annonces ponctuelles nous entraîner dans une lecture hâtive d’un conflit qui, après bientôt un an d’affrontements, a démenti bien des pronostics, russes notamment. Enfin, il est nécessaire d’avoir conscience que, pour atteindre ses objectifs, le Kremlin a autant besoin de l’affaiblissement du soutien des Occidentaux à Kiev que de victoires sur le champ de bataille.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/198422/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Parallèlement aux combats qui ont fait rage pendant des mois à Soledar, une bataille informationnelle intense s’est déroulée entre Russes et Ukrainiens, mais aussi au sein même du camp russe.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1950462022-12-04T17:49:32Z2022-12-04T17:49:32ZDe l’usage des mots « guerre sainte » et « satanisme » dans la guerre en Ukraine<p>« Guerre sainte » : voici une notion qu’on entend souvent ces derniers temps dans l’espace politique russe pour justifier l’agression de la Russie en Ukraine. S’y ajoutent régulièrement les termes de <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-desatanisation-de-l-ennemi-nouvelle-lubie-mystique-du-kremlin-aux-allures-de-guerre-sainte_5445121.html">« satanisme »</a> et d’<a href="https://www.washingtonexaminer.com/policy/foreign/putin-fighter-antichrist-desatanization">« Antéchrist »</a>.</p>
<p>Tous les acteurs sociaux et politiques russes n’en ont pas les mêmes représentations, et celles-ci varient en fonction des publics auxquels ils s’adressent. Mais les mots utilisés restent les mêmes. Comment expliquer ce recours à un vocabulaire religieux dans le cadre de ce qui reste, officiellement, une « opération militaire spéciale » ?</p>
<h2>Poutine, Kadyrov et le « satanisme » de l’Occident</h2>
<p>Au cours des premiers mois de la guerre, Vladimir Poutine a exprimé son intention de <a href="https://www.la-croix.com/Debats/On-mal-Europe-comprendre-linsistance-Poutine-propos-denazification-lUkraine-2022-03-15-1201205092">dénazifier l’Ukraine</a>. Le 30 septembre, <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/69465">lors de la cérémonie d’annexion des terres de l’est de l’Ukraine</a>, il a dénoncé le satanisme de l’Occident, symbolisé, selon lui par « la négation totale de l’individu, la subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, la suppression de la liberté ».</p>
<p>Ce terme de satanisme circule depuis longtemps <a href="https://theconversation.com/how-qanon-uses-satanic-rhetoric-to-set-up-a-narrative-of-good-vs-evil-146281">dans les milieux conservateurs du monde entier</a>. Déjà en 2013, Vladimir Poutine condamnait devant le Club Valdaï les « pays euro-atlantiques » pour qui <a href="https://regard-est.com/quand-letat-veille-sur-la-moralite-la-russie-sous-la-croix-et-la-banniere">« la foi en Dieu est égale à la foi en Satan »</a>. Mais l’utilisation de cette rhétorique pourrait bien s’expliquer aujourd’hui par l’influence de l’idéologue d’extrême droite <a href="https://theconversation.com/du-national-bolchevisme-a-leurasisme-qui-est-vraiment-alexandre-douguine-189515">Alexandre Douguine</a> sur le président de la Fédération de Russie. En effet, d’après des observateurs bien informés, si son poids dans les premiers mois de la guerre a été largement exagéré, il serait <a href="https://meduza.io/en/feature/2022/11/03/hawkish-times-need-hawkish-people">plus écouté depuis le décès de sa fille Daria Douguina</a>, victime d’un attentat où il était probablement <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/aug/21/alexander-dugin-who-putin-ally-apparent-car-bombing-target">lui-même visé</a>. Le 15 septembre, l’idéologue <a href="https://tsargrad.tv/articles/nachinaetsja-glavnaja-statja-aleksandra-dugina_625556">expliquait dans un média ultraconservateur</a> qu’« un satanisme à découvert et un racisme pur et simple prospèrent en Ukraine, et l’Occident ne fait que les soutenir ».</p>
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<p>Cette invocation du satanisme de l’Occident et d’une nécessaire « désatanisation » de l’Ukraine est pratiquement devenue, au cours des mois d’octobre et novembre, la justification officielle de l’« opération spéciale ». Elle a été utilisée plusieurs fois par Ramzan Kadyrov, à la tête de la république tchétchène, <a href="https://t.me/s/RKadyrov_95?q=%D1%81%D0%B0%D1%82%D0%B0%D0%BD%D0%B8%D0%B7%D0%BC">sur sa chaîne Telegram</a> (il l’avait d’ailleurs déjà employée auparavant, et notamment le 18 mai 2022).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1590631650408349697"}"></div></p>
<p>Le 25 octobre, il déclarait que la « démocratie sataniste », c’est « lorsqu’on protège les droits des athées et insulte les croyants » ; il rappelait pour illustrer ses propos la publication des caricatures du Prophète dans <em>Charlie Hebdo</em>, contre lesquelles une manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes avait été organisée le <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2015/01/19/des-milliers-de-personnes-manifestent-en-tchetchenie-contre-les-caricatures-de-charlie-hebdo_4558837_3214.html">19 janvier 2015 à Grozny</a>.</p>
<p>Comme Vladimir Poutine, il <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-desatanisation-de-l-ennemi-nouvelle-lubie-mystique-du-kremlin-aux-allures-de-guerre-sainte_5445121.html">condamnait l’homosexualité</a> et affirmait de façon particulièrement grossière que « plus les thèmes « en dessous de la ceinture » sont libérés, plus ils (l’Occident) sont contents ».</p>
<p>Le thème d’une <a href="https://www.kyivpost.com/russias-war/chechen-strongman-kadyrov-calls-for-jihad-but-heavy-ukraine-casualties-a-problem.html">« guerre sainte »</a> est également très présent dans ses interventions, tout comme celui du patriotisme. Son post du 25 octobre commence d’ailleurs par ces mots : « J’aime ma Patrie. Mon pays. Le peuple. Les traditions ».</p>
<h2>La dénonciation des « sectes »</h2>
<p>Le satanisme a été lié à un autre thème par le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité, <a href="https://bitterwinter.org/russian-official-calls-for-desatanization-ukraine/">Alexeï Pavlov</a> : il a comparé l’Ukraine à une « hypersecte totalitaire », affirmant notamment que ce sont des satanistes, des païens et des membres de « sectes » qui ont organisé la révolution de Maïdan en 2014.</p>
<p>Cette référence aux sectes, vues comme un danger majeur pour la Russie, date au moins du début des années 2000 ; leurs membres étaient d’ailleurs considérés comme des agents de la CIA à la période soviétique.</p>
<p>Dès son premier mandat, Vladimir Poutine a souligné l’importance de la <a href="https://religionanddiplomacy.org/2022/10/10/russias-use-of-spiritual-security-an-interview-with-kristina-stoeckl/">« sécurité spirituelle »</a>, comprise comme la défense des religions traditionnelles et la lutte contre l’extrémisme religieux – notion aux contours flous et arbitraires. Nikolaï Patrouchev, l’actuel secrétaire du Conseil de sécurité, était alors directeur du FSB, héritier du KGB : il avait passé une alliance avec l’Église orthodoxe pour lutter contre les « sectes totalitaires ». Cette rhétorique d’Alexeï Pavlov apparaît donc comme la réutilisation de procédés plus anciens pour désigner l’ennemi de la Russie, un ennemi se définissant toujours par le fait qu’il combattrait une tradition russe, mal définie.</p>
<h2>Le rôle spécifique du patriarche Kirill</h2>
<p>Que dire de la <a href="https://www.latimes.com/world-nation/story/2022-03-29/russian-orthodox-patriarch-offers-a-spiritual-defense-of-the-war-in-ukraine">rhétorique du patriarche Kirill</a>, à la tête du patriarcat de Moscou et de toutes les Russies depuis 2009 ? Il maintient un <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-2022-5-page-17.htm">soutien sans faille à Vladimir Poutine</a>, par souci de conserver son pouvoir sur une institution traversée par des courants ultranationalistes et conspirationnistes.</p>
<p>Tout comme lors des précédents conflits dans lesquels le pouvoir russe s’est engagé, <a href="https://atlantico.fr/article/pepite/russie-le-patriarche-kirill-vient-de-prononcer-son-discours-le-plus-menacant-et-presque-personne-en-occident-ne-semble-s-en-preoccuper-menaces-ideologie">il présente la Russie comme une citadelle assiégée</a> : la guerre en Ukraine serait, selon lui, de nature défensive. Il suit aussi son propre agenda : lutter contre le monde unipolaire, la globalisation et la culture libérale sécularisée, contre l’invasion de valeurs qui seraient opposées à la culture de la Russie et plus généralement de cet espace qu’il appelle la Sainte Russie et qui dépasse les frontières politiques de l’État russe. Ces thèmes remontent <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-5-page-74.htm">au moins au début des années 2000</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’Église orthodoxe russe, le patriarche Kirill et Poutine (France Culture, 14 août 2022).</span></figcaption>
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<p>En outre, le patriarcat de Moscou est en <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-2019-12-page-79.html">concurrence avec le patriarcat de Constantinople</a>. Kirill a tenté de garder dans son giron les nombreuses paroisses de son Église orthodoxe ukrainienne, alors qu’une autre Église, l’Église orthodoxe d’Ukraine (à laquelle l’autocéphalie, c’est-à-dire l’indépendance ecclésiastique, a été <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/l-autocephalie-de-l-eglise-orthodoxe-ukrainienne-et-ses-consequences-politiques">accordée par Constantinople en janvier 2019</a>) ne cesse d’attirer des chrétiens orthodoxes soucieux de se détacher de Moscou. Mais la compromission de Kirill avec le pouvoir russe a poussé le synode de l’Église ukrainienne à <a href="https://orthodoxie.com/resolutions-de-lassemblee-clerico-laique-de-leglise-orthodoxe-ukrainienne-du-27-mai-2022/">s’en détacher le 27 mai dernier</a>.</p>
<p>Dès le début du conflit, Kirill a présenté l’opération spéciale comme un <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2022/09/28/les-croises-de-kirill/">combat métaphysique entre le bien et le mal</a>. Ses propos ont également repris des motifs apocalyptiques véhiculés par certains courants de l’Église russe, notamment ceux liés à l’armée et aux forces de maintien de l’ordre, les <em>siloviki</em>.</p>
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<p>Le 25 octobre, lors du 24<sup>e</sup> Conseil mondial du peuple russe, Kirill a <a href="https://www.pravda.com.ua/eng/news/2022/10/25/7373484/">appelé</a> à « conserver la tradition pour empêcher la fin du monde ». Il a repris cette idée, développée depuis de nombreuses années dans les milieux nationalistes, d’un peuple russe qui serait le <a href="https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-theologique-2021-1-page-46.htm"><em>katechon</em></a>, cette force qui retient la venue de l’Antéchrist et dont Saint Paul parle dans la <a href="https://www.aelf.org/bible/2Th/1"><em>Seconde Épître aux Thessaloniciens</em></a>. Un mois plus tôt, le 25 septembre, il avait affirmé que les soldats russes qui mourront dans la guerre en Ukraine seraient <a href="https://www.reformes.ch/politique/2022/09/les-russes-tues-au-combat-ont-leurs-peches-pardonnes-russie-eglises-orthodoxe">« lavés de tous leurs péchés »</a>.</p>
<p>Cette idée du sacrifice au nom de la patrie renvoie à la <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctvb6v5kr">rhétorique soviétique</a> qui valorise la mort héroïque pour le collectif. Elle remonte à plus d’un siècle, on la retrouve dans les <a href="https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2017-4-page-523.htm">propos d’autres Églises chrétiennes</a> au moment de la Première Guerre mondiale.</p>
<p>Le 17 octobre dernier, devant une délégation du Conseil œcuménique des Églises (CoE), délégation dont faisait partie son propre neveu Mikhaïl Goundiaev, Kirill a <a href="https://www.cath.ch/newsf/le-patriarche-cyrille-ne-veut-pas-jeter-de-lhuile-sur-le-feu/">déclaré</a> qu’il ne pensait pas qu’« une Église ou un chrétien ou une chrétienne pouvaient soutenir les guerres et les meurtres » et que les Églises « sont appelées à œuvrer en faveur de la paix et à défendre et protéger la vie ». Et d’ajouter : « La guerre ne peut être sainte ». Mais lorsque l’un doit se défendre et défendre sa vie ou donner sa vie pour la vie des autres, les choses apparaissent différemment, <a href="https://www.oikoumene.org/fr/news/his-holiness-patriarch-kirill-wcc-acting-general-secretary-meet-in-moscow-agreeing-that-war-cannot-be-holy">a fait observer le patriarche</a> ».</p>
<p>La position de Kirill reste ambiguë, les discours destinés à l’Occident diffèrent de ceux pour la Russie. Le compte rendu sur le site du patriarcat de la visite du CoE est d’ailleurs moins précis que celui diffusé par le COE lui-même.</p>
<h2>La loyauté envers le régime avant tout</h2>
<p>Dans tous ces discours officiels se répètent encore et toujours les mêmes mots sur la défense de la tradition russe et sur l’ennemi occidental, dont la qualification évolue avec la radicalisation du contexte. Cette fabrique de la tradition contre l’Occident, l’Église orthodoxe russe y a largement contribué au cours des années 2000-2010, intervenant dans des domaines aussi variés que les débats autour de la justice des mineurs, des violences domestiques, des relations sexuelles dites « non traditionnelles » ou encore l’art contemporain. Ce discours a servi les intérêts d’un pouvoir fragilisé par les oppositions et créé une illusion de consensus. Il continue à jouer ce rôle.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=923&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=923&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=923&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1159&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1159&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497229/original/file-20221124-24-durhbw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1159&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Kathy Rousselet vient de publier « La Sainte Russie contre l’Occident » aux éditions Salvator. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Salvator</span></span>
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<p>Mais qu’on ne s’y trompe pas : tous ces discours s’adressent à une population dont 70 % affirment appartenir à l’Église orthodoxe russe, mais seulement <a href="https://www.levada.ru/2022/05/16/religioznye-predstavleniya">53 % se disent très ou plutôt religieux</a>. Le patriarche ne figurait pas parmi les personnes qui ont de l’autorité dans un <a href="https://irp.news/avtoritet-patriarha-kirilla-upal-s-1-do-nulja-za-pjat-let/">sondage de fin 2021</a>. Peu importe. Comme le rappelle <a href="https://library.oapen.org/bitstream/handle/20.500.12657/37497/_Fake_Anthropological_Keywords_Full_Book-2-NEW.pdf">l’anthropologue Alexeï Yurchak</a>,</p>
<p>tout comme à la période soviétique, il est plus important de répéter des formules toutes faites, attestant de la loyauté à l’égard du régime, que de veiller à la véracité de leur contenu.</p>
<p>Dans un tel modèle, ce qui compte, c’est la dimension performative du discours, sa capacité à être efficace pour l’action politique. <a href="https://haubooks.org/fake/">« Les faits »</a>, même les plus absurdes, sont au service du patriotisme et de l’antagonisme à construire contre l’Occident. Cette rhétorique sera efficace jusqu’au moment où la population attendra du pouvoir qu’il lui dise la vérité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195046/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Kathy Rousselet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les responsables politiques et spirituels russes puisent volontiers dans le registre religieux pour justifier la guerre en Ukraine.Kathy Rousselet, Directrice de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) , Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1942062022-11-09T23:44:48Z2022-11-09T23:44:48ZVladimir Poutine et le fiasco des services secrets russes en Ukraine<p><em>Quand la Russie a lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine s’attendait sans doute à ce que cette « opération militaire spéciale » (selon l’euphémisme systématiquement employé par le Kremlin, qui réfute contre toute logique le terme de « guerre ») se solde par un rapide triomphe. Plus de huit mois plus tard, il n’en est rien : l’Ukraine s’est révélée bien plus déterminée – et bien plus soutenue – que le Kremlin l’avait prévu. Pour comprendre l’erreur d’analyse initiale de la direction russe, nous vous proposons ici un extrait du <a href="https://www.lisez.com/livre-grand-format/le-livre-noir-de-vladimir-poutine/9782221265383">« Livre noir de Vladimir Poutine »</a>, ouvrage collectif dirigé par Stéphane Courtois et Galia Ackerman, qui paraît le 11 novembre aux éditions Robert Laffont/Perrin. Ce passage est issu d’un chapitre que l’historien Andreï Kozovoï (Université de Lille), auteur notamment de <a href="https://www.tallandier.com/livre/les-services-secrets-russes/">« Les services secrets russes »</a>, consacre à ce fiasco des services de renseignement dont Moscou n’a pas fini de payer le prix.</em></p>
<hr>
<p>Début mars 2022, moins de deux semaines après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, plus aucun doute n’était permis : en lieu et place d’une entrée triomphale dans Kiev, sous les vivats de ses habitants, la glorieuse armée de Poutine fut mise en déroute, subissant de lourdes pertes. L’ombre de la guerre d’Afghanistan (1979-1989) commença à planer sur l’« opération militaire spéciale », les rumeurs allant bon train sur le fait que Vladimir Poutine, « intoxicateur » professionnel, avait lui-même été « intoxiqué ».</p>
<p>Au vu de l’humiliation, de nombreuses têtes devaient inévitablement tomber. En toute logique, Poutine aurait dû d’abord s’en prendre à Alexandre Bortnikov, le directeur du FSB, le Service fédéral de sécurité, et à Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de Sécurité qui, à en croire un <a href="https://www.amazon.fr/Overreach-Owen-Matthews/dp/0008562776/ref=sr_1_5?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=1WDXF3HET3L38&keywords=owen+matthews&qid=1667917227&qu=eyJxc2MiOiIzLjE0IiwicXNhIjoiMi40NyIsInFzcCI6IjIuNDUifQ%3D%3D&sprefix=owen+matthew%2Caps%2C69&sr=8-5">ouvrage à paraître</a>, l’auraient convaincu de privilégier la solution militaire en Ukraine. Poutine aurait dû s’en prendre au ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et au chef de l’état-major, Valeri Guerassimov, qui l’avaient rassuré en lui vantant « la grande expérience » des troupes russes. […] Les punir pour l’exemple et en public aurait cependant pu s’avérer contre-productif et constituer un aveu d’échec, alors qu’officiellement la Russie n’avait pas dévié d’un iota de son plan en Ukraine. Et puis, Bortnikov, Patrouchev, Choïgou et Guerassimov ont sans doute plaidé « non coupables » en clamant qu’eux aussi avaient été bernés par des rapports, fournis par les services secrets. Des rapports qui décrivaient l’armée ukrainienne comme non opérationnelle, Volodymyr Zelensky en bouffon sans réelle étoffe de président, et misaient sur un Occident désuni et passif, comme en 2014 après l’annexion de la Crimée.</p>
<p>Ces services de renseignement, rappelons-le, sont constitués de trois organisations principales : une militaire, connue sous son nom de la GRU (Direction principale du renseignement) –, placée sous le commandement du ministre de la Défense, mais en réalité de Poutine ; et deux organisations civiles dépendant directement du président de la Fédération de Russie, le SVR, Service de renseignement extérieur, et le FSB, Service fédéral de sécurité, chargé du contre-espionnage, mentionné plus haut.</p>
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<p>Contrairement aux services occidentaux, juridiquement encadrés et contrôlés, les services secrets russes forment l’ossature du système poutinien, l’alpha et l’oméga de sa gouvernance. Leur particularité est de ne pas seulement s’occuper du renseignement, de la collecte et de l’analyse d’informations, mais aussi de remplir des fonctions de police politique, de répression (voire d’élimination) des opposants et des « traîtres », dans la pure tradition soviétique. Les empoisonnements au Novitchok de l’ancien colonel de la GRU <a href="https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/10/22/sur-les-traces-de-serguei-skripal-l-espion-russe-empoisonne-au-novitchok-a-londres_5372660_5345421.html">Sergueï Skripal</a>, en 2018, et de l’opposant <a href="https://theconversation.com/la-memoire-empoisonnee-de-la-russie-aux-origines-de-laffaire-navalny-145207">Alexeï Navalny</a>, en 2020, sont deux exemples récents d’opérations pour lesquelles l’implication des services secrets russes a été démontrée – deux exemples parmi de nombreux autres. Leurs cadres, les <em>siloviki</em> (du mot russe <em>sila</em>, « la force »), sont une « nouvelle noblesse », expression que l’on doit à Nikolaï Patrouchev, ancien directeur du FSB, désormais secrétaire du Conseil de sécurité, qui est perçu comme le plus grand « faucon » du Kremlin.</p>
<p>Au final, ce ne sont donc ni Choïgou, ni Guerassimov, ni Patrouchev, ni aucune autre personnalité de l’entourage de Poutine qui allait faire les frais du fiasco de la « guerre éclair » russe en Ukraine, mais des « seconds couteaux » issus des services secrets et d’abord du FSB, parmi lesquels un haut gradé, Sergueï Besseda, un général de 68 ans, [chef depuis 2008] du Cinquième Service du FSB, le Service des informations opérationnelles et des relations internationales. Accusé en mars 2022 de corruption et d’avoir « sciemment désinformé » ses supérieurs, celui-ci fut d’abord placé en résidence surveillée. Vers la mi-avril, dans le contexte du <a href="https://theconversation.com/de-la-perte-du-croiseur-moskva-au-naufrage-de-la-russie-en-ukraine-181403">naufrage du croiseur <em>Moskva</em></a>, quand Poutine fut incapable de contenir sa colère et exigea des coupables, il fut transféré dans le plus grand secret à Lefortovo, célèbre prison moscovite réservée aux personnalités éminentes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1513581481347715081"}"></div></p>
<p>[…]</p>
<p>Même si la GRU et le SVR avaient leurs réseaux en Ukraine, c’est le <a href="https://intelnews.org/tag/fsb-fifth-service/">Cinquième Service</a> qui, de l’avis de plusieurs experts, aurait eu la plus grande influence auprès du Kremlin avant le lancement de l’« opération militaire spéciale ». De fait, l’unité ukrainienne dont il avait la charge <a href="https://www.businessinsider.com/russia-fsb-started-expanding-ukraine-unit-years-before-invasion-report-2022-8?r=US&IR=T">passa de 30 personnes en 2019 à 160 à l’été 2021</a>. Des agents envoyés en Ukraine se voyaient confier l’objectif de recruter des collaborateurs et de neutraliser des adversaires de Moscou. C’est Besseda qui aurait donc exercé une influence déterminante sur Poutine par ses analyses et l’aurait convaincu de donner son feu vert. Mais a-t-il « sciemment » désinformé le président russe ? N’était-il pas lui-même convaincu que la conquête de l’Ukraine serait une promenade de santé ? Après tout, on sait aujourd’hui que quelques jours avant l’invasion, les hommes de Besseda avaient envoyé à leurs agents ukrainiens l’ordre de laisser les clés de leurs appartements aux « hommes de Moscou » qui seraient venus organiser l’installation d’un régime marionnette après la victoire de la Russie.</p>
<p>À la décharge de Besseda, il a pu exister au sein du renseignement russe une tendance sinon à désinformer, du moins à croire exagérément dans les chances de succès de cette opération, et ce pour plusieurs raisons. En effet, le renseignement militaire avait amorcé une « mue agressive » depuis 2011, avec la nomination, au poste de premier adjoint du directeur, du général Vladimir Alekseïev. Celui-ci profita du renforcement du rôle de la GRU sous la direction de Choïgou pour devenir le principal collecteur de l’information en provenance d’Ukraine.</p>
<p>À une certaine prudence propre au renseignement militaire aurait succédé, avec cet ancien membre des forces spéciales – les <em>spetsnaz</em> –, la volonté de prendre plus de risques, ce qui pourrait expliquer les opérations d’empoisonnement, dont la plus connue fut celle de Sergueï Skripal en Grande-Bretagne. Ajoutons-y les effets délétères sur l’information de la concurrence entre les renseignements militaire et civil, la GRU et le FSB, qui aurait pu pousser Besseda à vouloir « surenchérir » pour ne pas laisser son adversaire occuper le terrain.</p>
<p>[…]</p>
<p>« Personne n’aime les porteurs de mauvaises nouvelles. » Au fil des ans et des élections truquées, le président a peu à peu perdu le sens des réalités, réduisant son cercle d’amis et de confidents. Les seuls susceptibles d’avoir encore une influence sur lui étaient Alexandre Bortnikov, le directeur du FSB, et Sergueï Narychkine, le directeur du SVR, pour le renseignement civil. Or, Poutine méprise le renseignement – ainsi Narychkine fut-il publiquement humilié le 21 février 2022, trois jours avant l’invasion, en pleine réunion du Conseil de sécurité ; et l’amiral Igor Kostioukov, l’actuel patron de la GRU, serait affublé de sobriquets. Si les services secrets occupent une place centrale dans le processus décisionnel poutinien, paradoxalement, Poutine ne les tient pas en haute estime. […]</p>
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<figcaption><span class="caption">Ukraine : l’échange lunaire entre Poutine et le chef du renseignement extérieur russe, <em>Le Parisien</em>, 21 février 2022.</span></figcaption>
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<p>Dans ce contexte, que restait-il aux « seconds couteaux » comme Besseda, sinon de trier soigneusement l’information pour conforter le Maître dans ses illusions ? […]</p>
<p>Besseda [aurait été libéré et] serait revenu travailler à son bureau de la Loubianka. Il ne faut pas y voir la trace d’une quelconque volonté de le réhabiliter, et encore moins le signe d’une prise de conscience, tardive, chez le président, de ses propres erreurs de jugement, mais plutôt la volonté de limiter le risque d’une aggravation de la situation. […]</p>
<p>De fait, si l’arrestation de Besseda doit être interprétée comme un avertissement lancé aux services de renseignement, au FSB en particulier, sa libération correspond à un « repli tactique » destiné à couper court aux rumeurs sur les divisions internes et les dissensions entre les dirigeants et la « base ». Il s’agit de rassurer les « seconds couteaux » dont dépendent à bien des égards la stabilité du système et la bonne gestion du processus décisionnel.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=941&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=941&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=941&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1183&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1183&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/494119/original/file-20221108-21-12codc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1183&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de « Le Livre noir de Vladimir Poutine », qui vient de paraître aux éditions Robert Laffont/Perrin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Robert Laffont/Perrin</span></span>
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<p>Ce monde de l’ombre est soumis à la pression de l’exécutif, mais également aux sanctions occidentales qui ont mis à mal les réseaux de renseignement russe à l’étranger. Entre février et avril 2022, plus de 450 « diplomates » russes ont été expulsés de 27 pays et d’organisations internationales, soit trois fois plus qu’après le scandale de l’affaire Skripal. Poutine a d’autant plus intérêt à ménager ses cadres du renseignement qu’il est confronté à la présence d’un <a href="https://desk-russie.eu/2022/10/28/comment-les-turbo-patriotes.html">« parti de la guerre »</a>, une fraction des <em>siloviki</em> en désaccord avec les objectifs revus à la baisse de l’« opération militaire spéciale » – non plus la conquête de l’Ukraine, mais l’occupation et l’annexion du Donbass. Ces cadres de la base voudraient voir Poutine annoncer la mobilisation générale et utiliser des armes de destruction massive pour en finir au plus vite.</p>
<p>[…]</p>
<p>La libération de Besseda semble donc indiquer que Poutine tenterait d’apprendre de ses erreurs. L’effet de cette prise de conscience sera-t-il durable ? Cela est peu probable tant que Poutine sera aux commandes, avec sa vision paranoïde du monde et de l’Histoire, son système de valeurs anti-occidental et son obsession d’une Ukraine « dénazifiée », mais aussi tant que le principal modèle d’inspiration des services secrets russes restera le KGB d’Andropov et, de plus en plus, le NKVD stalinien.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194206/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si les services russes ont promis à Vladimir Poutine que l’Ukraine s’effondrerait très rapidement, c’est moins par incompétence que par volonté de lui dire ce qu’il voulait entendre.Andreï Kozovoï, Professeur des universités, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1906222022-09-18T16:00:56Z2022-09-18T16:00:56ZFace à la contre-offensive ukrainienne, la Russie hésite sur la communication à adopter<p>Ce mois de septembre aura vu l’Ukraine mener des contre-offensives couronnées de succès aussi bien dans la région de Kharkiv (nord-est) que dans celle de Kherson (sud). <a href="https://theconversation.com/lukraine-contre-attaque-jusquou-190288">Kiev a récupéré des milliers de kilomètres carrés</a> précédemment occupés par l’armée russe.</p>
<p>Ces attaques ont été accompagnées par la diffusion de nombreuses images de <a href="https://www.geo.fr/geopolitique/en-ukraine-des-soldats-russes-volent-des-velos-pour-fuir-les-combats-211717">forces russes fuyant les combats dans un relatif mouvement de panique</a> excluant un quelconque repli stratégique organisé – elles auraient d’ailleurs laissé derrière elles une <a href="https://www.newsweek.com/russians-leave-ammunition-tanks-retreating-kharkiv-photo-1742120">grande quantité d’équipements militaires</a> en état de marche.</p>
<p>Face à cette avancée ukrainienne et au repli désordonné des forces russes, les principaux canaux de propagande du Kremlin ont été contraints de revoir en catastrophe le discours qu’ils martelaient jusque-là, à destination aussi bien de l’opinion russe que du reste du monde.</p>
<h2>Le recul de l’armée et le flottement des médias</h2>
<p>Depuis quelques jours, les images de territoires reconquis par les forces ukrainiennes déferlent sur les blogs, mais aussi sur les réseaux sociaux. Si certains d’entre eux sont bloqués en Russie, de nombreux habitants <a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">savent contourner ces blocages</a>. Bien que le Kremlin ait tenté de bloquer l’accès aux informations objectives sur l’invasion de l’Ukraine, il lui est néanmoins <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=22818&cidrevue=848">difficile de nier la réalité de faits vérifiables</a>. Dans ce contexte, les médias russes ont adopté un discours qui semblait flotter, faute de ligne directrice claire.</p>
<p>À titre d’exemple, le 11 septembre, la <a href="https://rg.ru/2022/09/11/ekipazh-mi-35-vs-rf-sorval-popytku-ukrainskih-vojsk-navesti-perepravu-v-kupianskom-rajone-harkovskoj-oblasti.html">Rossiyskaya Gazeta</a>, un organe de presse connu pour sa proximité avec le pouvoir, tentait de minimiser les gains ukrainiens. La manœuvre était assez malhabile, car si l’article encensait une opération menée par un hélicoptère MI-25 russe pour interdire le passage d’un fleuve aux forces ukrainiennes, il suffisait aux lecteurs de consulter une carte pour s’apercevoir que le lieu même de cette opération était situé à l’arrière des territoires préalablement contrôlés par la Russie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1568940469484224514"}"></div></p>
<p>Plus symptomatique, alors que les médias proches du pouvoir avaient toujours réagi rapidement aux évolutions du conflit en restant dans la ligne indiquée, on observe une forme de latence dans la construction d’un discours positif sur le déroulement récent de l’opération spéciale.</p>
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<p>Parallèlement, des chaînes Telegram commencent à relayer une rhétorique cherchant à relativiser les mérites des forces ukrainiennes et, symétriquement, les revers russes. Si elle n’est pas nouvelle, une rhétorique bien rodée refait aujourd’hui surface pour expliquer que les difficultés des forces russes sont moins imputables à l’armée ukrainienne qu’à l’OTAN qui aurait déployé des forces sur place, et au concours de combattants étrangers autonomes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1568748943567110152"}"></div></p>
<h2>Une possible capitalisation par les conservateurs russes ?</h2>
<p>Ce type d’argumentaire est mis en avant par les conservateurs russes et la branche dure des nationalistes. Ils en tirent la conclusion que, puisqu’il a affaire non seulement aux forces ukrainiennes mais aussi à une coalition otanienne qui ne dit pas son nom, le Kremlin devrait mettre fin à la « retenue » dont il a fait preuve jusqu’ici et frapper l’Ukraine de façon plus violente. Cette frange s’est donc félicitée des tirs de missile russes, le 12 septembre, ayant visé des <a href="https://www.theguardian.com/world/live/2022/sep/11/ukraine-russia-war-zaporizhzhia-nuclear-power-plant-has-shut-down-says-operator-live?page=with:block-631e7ceb8f087fa006e15a1">infrastructures civiles à Kharkiv et ailleurs</a>, ce qui a pour un temps privé des millions de personnes d’eau et d’électricité.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EaGkCmoBlDc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ukraine : Kharkiv dans le noir, la centrale électrique visée, TF1, 12 septembre 2022.</span></figcaption>
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<p>Cette <a href="https://link.springer.com/book/10.1057/9780230101234">partie la plus à droite</a> du spectre politique russe avait déjà été crispée par l’assassinat, le 20 août dernier, de Daria Douguina, fille du célèbre idéologue eurasiste Alexandre Douguine et elle-même étoile montante de cette mouvance. Moscou a rapidement <a href="https://www.vanityfair.fr/actualites/article/assassinat-de-daria-douguina-sans-preuve-les-renseignements-russes-pointent-un-second-coupable-ukrainien">imputé le crime à l’Ukraine</a>, laquelle conteste toute implication et déclarant que <a href="https://www.aa.com.tr/en/russia-ukraine-war/ukraine-denies-accusations-it-killed-russian-journalist-dugina/2667885#">ce sont les services russes</a> qui sont derrière l’explosion meurtrière.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/du-national-bolchevisme-a-leurasisme-qui-est-vraiment-alexandre-douguine-189515">Du national-bolchévisme à l’eurasisme, qui est vraiment Alexandre Douguine ?</a>
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<p>Beaucoup ont voulu, <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1920023_compte-rendu">à tort</a>, présenter Douguine comme une éminence grise de Vladimir Poutine. Il était néanmoins une figure incontournable de l’eurasisme, un courant idéologique protéiforme né dans les années 1920 et ayant connu une renaissance dans les années 1990. À ce titre, l’attentat qui le visait probablement et qui a emporté sa fille pourra avoir un <a href="https://www.lemonde.fr/en/international/article/2022/08/22/putin-under-fire-from-the-ultranationalists-after-daria-dugina-s-assassination_5994386_4.html">effet sur les franges les plus conservatrices</a>. L’eurasisme étant un courant largement répandu et Douguine une figure célèbre, cet épisode a pu contribuer à radicaliser encore davantage ceux qui reprochent au président russe une position trop molle.</p>
<p>En outre, le discours russe s’appuie de longue date sur la thématique de la <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2016-2-page-111.htm">« forteresse assiégée »</a> où la peur sert de levier pour fédérer la population autour d’un pouvoir fort réputé seul capable de la protéger. Or cette approche n’est efficace que si le pouvoir est en situation de garantir effectivement la sécurité de ses concitoyens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1569641576317521920"}"></div></p>
<p>À cet égard, l’attentat du 20 août, s’il permet de justifier la poursuite de l’action militaire en Ukraine, vient fragiliser la crédibilité de cette efficience sécuritaire. Même si cette attaque est exploitée pour justifier l’« opération spéciale » en Ukraine, il reste qu’elle risque de renforcer la position des conservateurs qui pourraient, à l’image de la famille Douguine, en venir à craindre pour leur sécurité. Il pourrait en découler une montée des tensions entre ces courants politiques radicaux et le pouvoir en place, au détriment du Kremlin.</p>
<h2>Un enjeu temporel</h2>
<p>Enfin, derrière les opérations militaires actuellement en cours en Ukraine, le temps peut représenter un enjeu pour les deux camps. Pour la Russie, qui sera obligée de modifier sa stratégie suite à la contre-offensive, il pourrait s’agir de tenir bon en limitant ses pertes, dans l’attente que l’hiver lui vienne en aide, militairement et politiquement.</p>
<p>Le Kremlin pourrait alors tenter de contenir le recul de ses forces tout en pariant simultanément sur une lassitude des Occidentaux. Cette dernière serait nourrie par des mouvements d’opinions publiques soumises à la double pression de l’inflation et d’une <a href="https://www.challenges.fr/entreprise/energie/les-prix-du-gaz-en-europe-pourraient-encore-augmenter-de-60-avertit-gazprom_824393">possible crise énergétique aggravée par l’hiver</a>. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’en Occident, des voix dont une certaine proximité avec Moscou a pu être mise en lumière prêchent plus que jamais pour une <a href="https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bfm-politique/jordan-bardella-estime-que-les-sanctions-prises-contre-les-russes-ne-servent-qu-a-enrichir-la-russie-et-se-retournent-contre-nous_VN-202209040150.html">levée des sanctions</a>, ce qui donnerait un ballon d’oxygène à l’économie et au pouvoir russe, accroissant d’autant sa capacité d’endurance.</p>
<p>Pour l’Ukraine aussi, il s’agit de ne pas méconnaître le facteur temps. L’arrivée prochaine de l’hiver, qui ralentit traditionnellement le cours des opérations militaires, accentue l’importance de reprendre au plus vite un maximum de terrain sur les zones occupées, mais aussi de stabiliser ces gains territoriaux, ce qui est gourmand en ressources. En outre, le soutien occidental est primordial pour l’Ukraine qui, toujours tributaire d’armements et d’appuis financiers extérieurs, doit pouvoir montrer que cette aide est fructueuse afin d’entretenir la motivation des États qui la soutiennent.</p>
<p>Il reste que des <a href="https://www.economist.com/europe/2022/09/03/the-g7-plans-to-cap-russian-oil-prices">discussions sont en cours en Europe pour plafonner le prix du gaz et du pétrole russes</a> ; si ces mesures sont prises, Moscou pourrait jouer d’autres cartes pour gagner du temps et ralentir les mouvements militaires ukrainiens. Si la création d’une <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/guerre-en-ukraine-zelensky-accuse-la-russie-apres-de-vastes-coupures-d-electricite_2180016.html">zone neutre autour de la centrale nucléaire de Zaporijia</a> est fréquemment évoquée, la négociation d’un traité portant sur cette structure civile pourrait être un biais mis à profit pour gagner du temps sur le terrain militaire, au moins dans cette zone géographique, tout en exerçant une certaine pression sur les Occidentaux. La machine rhétorique russe pourrait, là encore, tenter de tisser un discours positif visant à présenter ces manœuvres à l’avantage du Kremlin.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190622/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les médias du Kremlin ont été pris de court par la surprenante contre-offensive ukrainienne. Pendant ce temps, l’extrême droite russe se montre plus véhémente que jamais.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1873312022-08-01T18:10:39Z2022-08-01T18:10:39ZLa rhétorique de guerre du Kremlin<p>La guerre ravage l’Ukraine depuis plus de cinq mois. Pourtant, les <a href="https://unric.org/fr/onu-et-la-guerre-en-ukraine-les-principales-informations/">conséquences désastreuses</a> de ce conflit sont très largement méconnues en Russie.</p>
<p>Si une partie des citoyens russes ont le sentiment de vivre dans une <a href="https://theconversation.com/1984-de-george-orwell-quel-miroir-pour-la-russie-de-lere-poutine-185439">dystopie devenue réalité</a>, le régime de Vladimir Poutine parvient à maintenir un <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-autocrates-de-linformation/">contrôle ferme sur la circulation des informations</a>.</p>
<p>Tout en manipulant l’opinion publique de façon à pouvoir se prévaloir d’un soutien massif des Russes à la politique du Kremlin à l’égard de l’Ukraine (75 % en juin dernier, selon les <a href="https://www.levada.ru/2022/06/30/konflikt-s-ukrainoj-3/">données du Centre Levada</a>), le régime fournit à la population des <a href="https://holod.media/2022/07/26/russians_know/">stratégies discursives lui permettant de nier une réalité désagréable et effrayante</a>. D’autres indicateurs confirment l’existence d’un soutien palpable à la campagne militaire russe : ainsi, en avril 2022, 36 % des sondés <a href="https://www.levada.ru/2022/05/18/otsenki-sotsialnogo-samochuvstviya/">affirmaient éprouver</a> de la fierté pour le peuple russe, contre 17 % un an plus tôt.</p>
<p>Pour mieux comprendre la nature (et les limites) de ce ralliement populaire à la cause belliqueuse, il est nécessaire d’étudier la façon dont la rhétorique de guerre se construit en Russie.</p>
<h2>« Normaliser » la guerre ?</h2>
<p>Depuis le début de la guerre en Ukraine, le régime russe cherche à montrer que la situation actuelle relève de l’ordre naturel des choses.</p>
<p>L’expression même « opération militaire spéciale », utilisée à la place du mot « guerre », est censée souligner le caractère provisoire du conflit, à l’instar des précédentes interventions militaires russes en Tchétchénie (dans les années 1990 et 2000) et en Syrie (depuis 2015). Mis à part son <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843">discours du 24 février 2022</a> lors duquel il a <em>de facto</em> annoncé la guerre contre l’Ukraine, Vladimir Poutine n’a pas fait d’interventions systématiques sur ce sujet, contrairement à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, qui adresse la parole à ses concitoyens <a href="https://theconversation.com/pourquoi-volodymyr-zelensky-est-en-train-de-gagner-la-guerre-de-la-communication-179011">presque quotidiennement</a>.</p>
<p>Depuis le début du conflit, Vladimir Poutine n’a donné qu’une seule <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/68571">interview</a>, le 3 juin 2022, et celle-ci a été consacrée essentiellement aux questions économiques. Cependant, c’est lui qui <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01995633">trace les lignes directrices</a> pour la production du discours à travers diverses interventions diffusées par le service de communication du Kremlin.</p>
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<p>En Russie, peu d’autres acteurs <a href="https://republic.ru/posts/103860">sont autorisés</a> à s’exprimer sur la guerre au nom du pouvoir. Parmi eux, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le chef adjoint du Conseil de sécurité Dmitri Medvedev accordent des interviews aux médias russes comme internationaux. Bien qu’ils s’emploient à « banaliser » la guerre en ce qui concerne ses conséquences pour la société russe, ces acteurs font en même temps monter les enchères face au monde extérieur. Ainsi, Lavrov a publiquement appelé à <a href="https://www.reuters.com/world/russia-says-western-weapons-ukraine-legitimate-targets-russian-military-2022-04-25/">« ne pas sous-estimer »</a> les risques d’une guerre nucléaire et Medvedev a menacé l’Ukraine du <a href="https://www.dailymail.co.uk/news/article-11023987/Former-Russian-president-Dmitry-Medvedev-warns-Judgement-Day-response-disputes-Crimea.html">« jugement dernier »</a> si elle cherchait à récupérer la Crimée par la force.</p>
<p>Dans cette entreprise, les porte-paroles du régime russe <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/aa_AN-202203150346.html">s’appuient</a> sur tout un groupe de propagandistes comme <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1293304/a-la-television-russe-la-realite-alternative-de-l-operation-militaire-speciale-en-ukraine.html">Dmitri Kisselev, Vladimir Soloviev ou Margarita Simonian</a>, omniprésents dans les médias gouvernementaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1522533823275311107"}"></div></p>
<h2>La construction du discours : emprunts au répertoire soviétique et nationaliste</h2>
<p>D’après ce qui ressort de ces interventions, la rhétorique russe est devenue plus brutale que par le passé, avec l’usage répété de termes marquant la <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01929285">division entre le « nous » et les « autres »</a>. Le vocabulaire <a href="https://foreignpolicy.com/2022/06/23/fall-dmitry-medvedev-russia-war-hawk/">se libère de certains tabous</a> et remet au goût du jour des expressions datant de la guerre froide.</p>
<p>La récupération du statut de « puissance antifasciste » par l’État russe en fournit un exemple probant. L’Union soviétique se présentait officiellement comme <em>le</em> pays ayant vaincu le « fascisme » (plutôt que le « nazisme ») allemand. Bien que la rhétorique russe dénonce aujourd’hui la résurgence du « nazisme » en Ukraine, elle reprend les <a href="https://journals.openedition.org/ilcea/3045">tropes soviétiques</a> en associant « nationalisme » (terme autrefois taxé du qualificatif « bourgeois ») au « fascisme/nazisme » – somme toute, l’incarnation du Mal absolu.</p>
<p>En témoigne la virulence avec laquelle le Kremlin fustige les <a href="https://cambridgeglobalist.org/2022/02/27/from-the-archives-ukraines-banderovtsky/"><em>banderovtsy</em></a>, soit les partisans de Stepan Bandera (1909-1959), chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, qui a collaboré avec l’Allemagne nazie au début des années 1940 puis combattu les Soviétiques au nom de la lutte pour une Ukraine indépendante. La <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20220502-sergue%C3%AF-lavrov-parle-de-juifs-antis%C3%A9mites-en-ukraine-et-provoque-l-indignation-en-isra%C3%ABl">déclaration</a> du ministre Lavrov (1<sup>er</sup> mai 2022), postulant que « parmi les pires antisémites, il y a des Juifs » et visant le président Zelensky, s’inscrit également dans la lignée de la propagande soviétique, qui a longtemps <a href="https://www.lrt.lt/ru/novosti/17/120259/kak-v-sssr-propaganda-sdelala-edinogo-vraga-iz-izrail-skikh-sionistov-i-ukrainskikh-natsionalistov">présenté</a> le sionisme et l’État d’Israël comme une réincarnation du fascisme.</p>
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<figcaption><span class="caption">Lavrov compare Zelensky à Hitler, LCI, 3 mai 2022.</span></figcaption>
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<p>Enfin, l’objectif de « dénazifier » l’Ukraine brandi par le régime russe <a href="https://ieres.elliott.gwu.edu/project/is-russia-fascist-unraveling-propaganda-east-and-west/">vise</a> aussi cette Europe libérale et « dégénérée » qui, du fait de son soutien à Kiev, encouragerait la résurgence du « fascisme » – réinterprété, lui, comme le rejet symbolique de la Russie.</p>
<p>La dénonciation du « nazisme/nationalisme » ukrainien contraste, dans la rhétorique du Kremlin, avec l’usage de termes <a href="https://aoc.media/analyse/2022/03/16/comment-le-kremlin-justifie-la-guerre-contre-lukraine/">empruntés au discours des nationalistes russes</a> : « nos territoires historiques » (à propos de régions ukrainiennes), « traîtres à la nation » (en parlant des Russes d’opinion libérale qui s’opposent à la guerre), « russophobie » (pour désigner l’attitude haineuse de l’Occident envers la Russie). En même temps, Vladimir Poutine <a href="https://www.kp.ru/daily/27371/4553876/">reste fidèle</a> aux formules mettant en valeur le <a href="https://theconversation.com/la-russie-une-nation-en-suspens-174141">caractère « multinational » de l’État</a> et la diversité de ces populations :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis russe mais quand je vois des exemples d’héroïsme [sur les champs de bataille en Ukraine] comme celui du jeune soldat Nourmagomed Gadjimagomedov, originaire du Daghestan, j’ai envie de dire : je suis daghestanais, tchétchène, ingouche, tatar, juif… »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1517414837915115520"}"></div></p>
<p>Ces stéréotypes soviétiques et nationalistes remplissent une fonction instrumentale visant à appuyer l’idée de l’unité nationale autour du chef et de sa vision du conflit, <a href="https://www.ponarseurasia.org/the-code-of-putinism/">sans pour autant donner lieu</a> à l’émergence d’une idéologie ultra-nationaliste « dure ».</p>
<h2>Argumentation (déficiente) en faveur de la guerre</h2>
<p>Les schémas argumentatifs ont aussi évolué depuis le début du conflit.</p>
<p>Des raisonnements logiques font place à une répétition des mêmes faits qui s’apparente à une incantation, sans que les rapports de cause à effet ne soient clairement affinés. Les communicants russes reprennent ainsi une série de griefs géopolitiques où la responsabilité de la guerre en Ukraine est reportée sur les États-Unis et leurs « vassaux » européens décrits comme instigateurs des conflits en Yougoslavie, en Irak, en Libye ou en Syrie.</p>
<p>L’objectif consiste ici à légitimer ses propres actions par la délégitimation de celles des autres. Sergueï Lavrov <a href="https://www.tf1info.fr/international/exclusif-serguei-lavrov-ministre-russe-des-affaires-etrangeres-sur-tf1-et-lci-la-france-arme-activement-l-ukraine-y-compris-avec-des-armes-offensives-2221351.html">cherche ainsi</a> à présenter le soutien que l’Occident accorde à l’Ukraine comme une nouvelle manifestation de la politique adoptée par les Occidentaux dès les années 1990, notamment en ex-Yougoslavie, lorsqu’ils auraient refusé tout dialogue équitable avec Moscou.</p>
<p>Cette présentation des choses s’inscrit dans une vision continuiste de l’Histoire : l’Europe occidentale aurait de tout temps cherché à affaiblir la Russie. Le phénomène actuel de « russophobie » ne serait donc qu’une suite logique de la politique occidentale des siècles précédents (<a href="https://ria.ru/20220326/medvedev-1780208448.html">Medvedev, 26 mars 2022</a> ; <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/66181">Poutine, 12 juillet 2021</a>). Ce discours établit une ligne chronologique reliant les guerres russo-polonaises du XVII<sup>e</sup> siècle à la campagne de Russie de Napoléon et aux deux Guerres mondiales, en y associant l’élargissement de l’OTAN après 1991 ou le soutien supposé des États-Unis aux séparatistes tchétchènes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1522875729746219008"}"></div></p>
<p>Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine est dès lors présenté comme une réponse défensive à cette politique séculaire mise en œuvre par « l’Occident collectif ». Cette dernière formule se réfère à l’ensemble des pays membres de l’OTAN qui utiliseraient l’Ukraine comme un « objet manipulable » dans le grand jeu géopolitique (<a href="https://www.kommersant.ru/doc/5391740">Lavrov, 4 juin 2022</a>). Le fait d’avoir déclenché la guerre en premier est aussi justifié par « l’absence de choix » (<a href="https://lenta.ru/news/2022/05/29/lavrov_dnr_lnr/">Lavrov, 29 mai 2022</a>) face à la construction d’une « anti-Russie » en Ukraine depuis 2014 (<a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/67996">Poutine, 16 mars 2022</a>). Ce dernier « projet » relèverait, lui, des pratiques de <em>cancel culture</em>, notion <a href="http://www.slate.fr/story/225714/cancel-culture-woke-nouvelle-cible-obsession-francaise-poutine-decadence-occident-russie">reprise par le régime russe</a> pour désigner le renoncement occidental à tout bagage du passé, y compris des accords récents comme <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/donbass-accords-de-minsk-les-mots-a-connaitre-pour-comprendre-la-crise-en-ukraine_2168561.html">ceux de Minsk</a> (<a href="https://tass.ru/politika/14157619">Lavrov, 23 mars 2022</a>).</p>
<p>Le discours du Kremlin tente ainsi de mobiliser des éléments épars afin de créer un schéma cohérent justifiant l’entrée en guerre. Toutefois, ce schéma manque significativement de « preuves » – d’où la diffusion de rumeurs multiples, comme celles faisant état de <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/moscou-accuse-le-pentagone-d-avoir-finance-en-ukraine-des-recherches-sur-des-armes-biologiques-8b4d9d8c-a050-11ec-853c-b9c08045ee08">l’élaboration dans des laboratoires ukrainiens d’armes biologiques</a> destinées à être employées contre la Russie.</p>
<h2>Des carences d’argumentation au discours d’intimidation</h2>
<p>L’objectif du discours officiel russe consiste à rassembler la population autour d’une idée patriotique, mais aussi à intimider certains cercles du pouvoir, acteurs de la société civile et médias.</p>
<p>C’est en cela que la réactualisation des expressions « traîtres à la nation » ou <a href="https://www.washingtonpost.com/politics/2022/03/30/putin-fifth-column-traitors-russia-arrests/">« cinquième colonne »</a>, dont la société doit « se purifier », prend un aspect d’avertissement explicite à l’égard de tous les avis discordants (Poutine, 16 mars 2022). Toute critique de l’État s’apparente désormais à une activité criminelle (Medvedev, 26 mars 2022).</p>
<p>D’une part, il s’agit d’envoyer un message aux élites, les avertissant des conséquences que pourraient avoir les moindres signes de défection ou d’éloignement vis-à-vis de la « ligne directrice ». D’autre part, c’est un signal aux médias nationaux et à tous ceux qui seraient tentés d’exprimer un point de vue alternatif sur la guerre. Le discours leur suggère ainsi d’adopter des comportements appropriés pour éviter des poursuites judiciaires. En effet, la législation répressive a été considérablement élargie après le 24 février 2022, avec l’adoption d’une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/guerre-en-ukraine-cinq-questions-sur-la-loi-de-censure-votee-en-russie-qui-condamne-toute-information-mensongere-sur-l-armee_4992688.html">loi dite de censure militaire</a>. Ce dispositif prévoit des peines pour la « discréditation » des forces armées et la diffusion préméditée de « fausses informations » à leur égard. Par le biais de ces nouvelles normes judiciaires, les autorités russes ont multiplié les poursuites <a href="https://ovdinfo.org/articles/2022/06/15/zavedomaya-lozhnost-v-rossii-tri-mesyaca-deystvuet-statya-o-feykah-pro-armiyu">administratives</a> comme <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/07/russia-municipal-councillor-sentenced-to-seven-years-in-jail-for-opposing-the-ukraine-war/">pénales</a>.</p>
<p>Ces stratégies d’intimidation permettent au régime d’affirmer, en s’appuyant sur les sondages, que la société lui accorde un large soutien et de légitimer la guerre par cette consolidation. Cependant, les conditions dans lesquelles ces sondages sont menés et, en particulier, sur la manière dont la « <a href="https://journals.openedition.org/lectures/19750">politique de la peur</a> » du régime affecte l’opinion publique.</p>
<h2>Quelle réception du discours en Russie ?</h2>
<p>Pour ces mêmes raisons, il est encore difficile d’évaluer la réception du discours officiel par la population russe.</p>
<p>Certes, la machine de communication est bien réglée pour persuader le public du bien-fondé du conflit. La maîtrise de la réception du discours par le Kremlin se renforce à mesure que les sources d’information alternatives sont bannies de l’espace numérique. Les sites des médias indépendants sont systématiquement bloqués (81 645 sites furent bloqués entre le 24 février 2022 et le 30 juin 2022, selon l’organisation non gouvernementale <a href="https://reestr.rublacklist.net/">Roskomsvoboda</a>), tandis que des services VPN permettant de contourner ces blocages font l’objet d’attaques du gouvernement. Cela laisse penser que la communication persuasive déployée en Russie parvient à ses objectifs de consensus social et constitue, à ce jour, un moyen efficace d’assurer le maintien au pouvoir du régime en place.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">Un manuel de survie numérique pour s’informer et éviter la censure en Russie</a>
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<p>Mais malgré ce succès apparent, le système de communication uniformisé peut se heurter à ses propres limites. D’abord, les gouvernants qui prennent des décisions en vase clos manquent de mécanismes de <em>feedback</em>. Ils ne confrontent pas (ou peu) les informations provenant de sources diverses afin d’évaluer avec justesse leur propre légitimité aux yeux de la population. Les dirigeants ont ainsi tendance à considérer leur légitimité comme un acquis qui n’a pas à être remis en cause.</p>
<p>Ensuite, l’uniformité de la communication ne suppose pas automatiquement un public cible homogène et une réception similaire par tous les segments de la population. Celle-ci peut avoir des sensibilités différentes envers le martèlement des mêmes arguments.</p>
<p>Enfin, la rhétorique officielle est amenée à se confronter à la réalité de la guerre avec ses pertes humaines, la baisse du niveau de vie et la coupure radicale de la Russie du monde occidental. Ce décalage entre la parole et la réalité est un facteur qui peut, au bout du compte, mettre en lumière le caractère illusoire de la cohésion nationale affirmée par le régime.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187331/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valéry Kossov est membre de l’Institut des langues et cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4) et directeur du Centre d’études slaves contemporaines </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Jules Sergei Fediunin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour s’assurer de l’adhésion de la population à la guerre en Ukraine, le Kremlin ne se contente pas d’intimider les récalcitrants : il déploie aussi un discours sophistiqué.Jules Sergei Fediunin, Post-doctorant au Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron (EHESS), Docteur en science politique associé au Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE) de l'INALCO, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Valéry Kossov, Maître de conférences habilité à diriger des recherches en études russes, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1873882022-07-24T15:49:15Z2022-07-24T15:49:15ZInvasion russe de l’Ukraine : l’heure de gloire de l’OSINT<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/475429/original/file-20220721-10402-apb1dk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C7%2C5000%2C3667&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’OSINT est un outil stratégique important dans les conflits dits «&nbsp;hybrides&nbsp;».
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/digital-crime-by-anonymous-hacker-1102776092">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Avec l’invasion russe en Ukraine, l’OSINT connaît <a href="https://www.20minutes.fr/high-tech/3313419-20220626-guerre-ukraine-assiste-avenement-osint-enquete-ligne-accessible-tous">son heure de gloire</a>. En effet, si l’<em>open source intelligence</em> – à savoir l’exploitation de sources d’information accessibles à tous (journaux, sites web, conférences…) à des fins de renseignement – est largement utilisée pour contrecarrer la diffusion de fake news et la désinformation, elle est aussi d’un grand secours tactique, voire stratégique, pour glaner des informations à caractère militaire.</p>
<p>Dans ce contexte, il paraît important de rappeler ce qu’est l’OSINT, ainsi que la façon dont elle est employée et les enjeux organisationnels et de gouvernance qui y sont liés.</p>
<h2>D’où vient l’OSINT ?</h2>
<p>Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les partisans de Kiev ont largement recours à l’OSINT pour vérifier des informations diffusées sur Internet, particulièrement sur les réseaux sociaux, et, le cas échéant, démasquer les fausses nouvelles.</p>
<p>L’origine de l’OSINT remonte à la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette époque que le président des États-Unis Franklin D. Roosevelt crée le Foreign Broadcast Monitoring Service (FBMS), qui a pour mission d’écouter, de transcrire et d’analyser les programmes de propagande conçus et diffusés par l’Axe. Développé à la suite de l’attaque de Pearl Harbor, ce programme deviendra le <a href="https://apps.dtic.mil/sti/citations/ADA510770">Foreign Broadcast Intelligence Service</a>, appelé à être placé sous l’autorité de la CIA. En 1939, parallèlement à la structure américaine, les Britanniques chargent la <a href="https://kclpure.kcl.ac.uk/portal/files/83578898/2013_Johnson_Laurie_Marie_0743872_ethesis.pdf">British Broadcasting Corporation</a> (BBC) de déployer un service destiné à scruter la presse écrite et les émissions radio pour produire des « Digest of Foreign Broadcasts », qui deviendront les « Summary of World Broadcasts » (SWB) puis le BBC Monitoring.</p>
<p>La guerre froide accentue ces pratiques d’observation des informations ouvertes, faisant rapidement de ces dernières un élément majeur du renseignement, voire <a href="https://warwick.ac.uk/fac/soc/pais/people/aldrich/vigilant/mercado.sailing.pdf">sa principale source d’information</a>, y compris sur les capacités et les intentions politiques adverses. Leur exploitation permet également d’identifier et d’anticiper les menaces et de lancer les premières alertes.</p>
<p>Pour autant, le terme d’OSINT n’apparaît réellement que dans les années 1980 à l’occasion de la <a href="https://irp.fas.org/congress/1992_cr/s920205-reform.htm">réforme des services de renseignement américains</a>, devenue nécessaire pour s’adapter aux nouveaux besoins d’information, notamment en matière tactique sur le champ de bataille. La loi sur la réorganisation du renseignement aboutit en 1992. Elle sera suivie en 1994 par la création, au sein de la CIA, du Community Open Source Program et du <a href="https://irp.fas.org/offdocs/dcid212.htm">Community Open Source Program Office</a> (COSPO).</p>
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<p>Les attentats du 11 Septembre sont un « game changer » pour l’OSINT. En effet, c’est à la suite de la réforme de 2004 portant sur le renseignement et la prévention du terrorisme, l’<a href="https://www.justice.gov/sites/default/files/usao/legacy/2006/02/14/usab5304.pdf">Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act</a> qu’est créé, en 2005, le <a href="https://www.ege.fr/infoguerre/2005/11/focus-sur-l-open-source-center">Centre Open Source</a> (OSC) chargé de filtrer, transcrire, traduire, interpréter et archiver les actualités et les informations de tous types de médias.</p>
<p>Si l’OSINT est née de la nécessité de capter des informations à des fins militaires, le secteur privé n’a pas tardé à s’emparer de ces techniques, notamment dans la sphère de l’<a href="https://www.cairn.info/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2021-1-page-67.htm">intelligence économique</a>. Cette discipline a connu de nombreuses mutations au fil de son évolution : dans les premiers temps, il s’agissait d’accéder à des contenus recelant des informations parfois délicates à obtenir, mais l’explosion des nouvelles technologies a orienté davantage l’OSINT vers l’identification des informations pertinentes parmi la multitude de celles disponibles. C’est ainsi que se sont développés les outils et méthodes à même de trier ces informations et, particulièrement, de discerner celles susceptibles d’être trompeuses ou falsifiées.</p>
<h2>En Ukraine, une utilisation déjà relativement ancienne</h2>
<p>Si l’OSINT a gagné ses lettres de noblesse en Ukraine en permettant de valider ou d’invalider certains contenus, notamment diffusés sur les réseaux sociaux depuis février 2022, il faut remonter plus loin dans le temps pour mesurer sa réelle montée en puissance.</p>
<p>En effet, dès la <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/l-euromaidan-ou-la-revolution-ukrainienne-pour-la-democratie">révolution du Maïdan</a> en 2014, les séparatistes pro-russes duu Donbass et leurs soutiens diffusent un grand nombre de contenus dont la rhétorique, soutenue par Moscou, cherche à discréditer le nouveau gouvernement de Kiev. L’ampleur fut telle que les Occidentaux ont rapidement parlé de <a href="https://www.nato.int/docu/review/articles/2021/11/30/hybrid-warfare-new-threats-complexity-and-trust-as-the-antidote/index.html">guerre hybride</a> (même si le terme continue de faire <a href="https://www.nato.int/docu/review/articles/2015/05/07/hybrid-war-does-it-even-exist/index.html">l’objet de débats</a>) pour décrire la mobilisation de l’information. On parle également d’« information warfare » – c’est-à-dire l’art de la guerre de l’information – qui sert en temps de conflits autant qu’en temps de paix.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-geoint-nouveau-processus-de-connaissance-des-lieux-et-des-hommes-175357">Le geoint, nouveau processus de connaissance des lieux et des hommes</a>
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<p>Rapidement, des <a href="https://www.stopfake.org/fr/a-propos-de-nous/">structures</a> issues de la société civile sont mises en place afin de discréditer les fausses nouvelles dont le nombre explose sur la toile. Au-delà de ces initiatives, beaucoup d’internautes commencent à vérifier les contenus qui leur parviennent et à se familiariser avec des <a href="http://geo4i.com/">outils de base</a> pour, par exemple, identifier ou géo-localiser une image, afin de voir si elle est réellement représentative du sujet qu’elle est censée illustrer.</p>
<p>Certaines communautés se spécialisent ainsi sur des domaines plus ou moins précis. À titre d’exemple, <a href="https://informnapalm.rocks/">InformNapalm</a> se consacre aux contenus touchant aux sujets militaires et, en ne se limitant pas seulement à l’Ukraine, a constitué une base de données qui recense notamment les pilotes russes actifs sur le théâtre syrien. C’est une force de l’OSINT : elle transcende les frontières physiques et permet ainsi le développement de communautés transnationales.</p>
<p>Ce savoir-faire, acquis par nécessité depuis 2014, s’est renforcé au fil du temps, notamment à la faveur des vagues de désinformation liées à la pandémie de Covid-19. Ces réseaux ont permis aux Ukrainiens et à leurs soutiens d’être immédiatement très opérationnels au début de la guerre. En outre, le besoin croissant des journalistes de vérifier leurs sources a aussi participé à développer le recours à l’OSINT qui, disposant d’une multitude d’outils souvent disponibles en Open Source, facilite la pratique de <em>fact checking</em>.</p>
<p>Ainsi, de nombreuses publications explicitent désormais comment, en utilisant des moyens d’OSINT, elles ont validé ou invalidé tel ou tel contenu.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1545018493267058689"}"></div></p>
<h2>Enjeu de gouvernance et consolidation des réseaux</h2>
<p>On le voit, l’une des forces de l’OSINT consiste à s’appuyer sur une société civile parfaitement légitime à s’autosaisir en fonction de ses centres d’intérêt. Cette dynamique a permis la création de réseaux efficaces et transnationaux.</p>
<p>Cependant, si les États peuvent eux aussi déployer des compétences d’OSINT, un enjeu majeur demeure : coordonner les besoins et les capacités. En effet, les États pourraient avoir avantage à se saisir des réseaux efficaces de l’OSINT, particulièrement dans un contexte de conflit. Cependant, outre le risque relatif à l’infiltration de ces réseaux, la capacité de recenser les besoins de l’État et de mettre ces derniers en relation avec la communauté susceptible d’y répondre représente une difficulté majeure.</p>
<p>D’un point de vue organisationnel, à moyen et long terme, cela pose également la question de la structuration de la ressource OSINT pour les gouvernements. Dans le cas de l’Ukraine, le gouvernement est encore jeune, l’indépendance remontant à août 1991. En outre, contraint depuis 2014 de faire face à un conflit puis, depuis février 2022 à à une invasion massive, la problématique peut être difficile à résoudre. De fait, il s’agit de trouver un équilibre entre l’urgence de la gestion quotidienne du conflit et la mise en place d’une organisation dont la finalité serait de manager l’OSINT au regard de la centralisation des besoins, de leur transmission ou du renforcement d’un vivier de compétences.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lalarmante-sous-representation-des-femmes-dans-les-metiers-de-la-cybersecurite-147677">L’alarmante sous-représentation des femmes dans les métiers de la cybersécurité</a>
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<p>Pour essayer de répondre à cette problématique, un projet d’audit des besoins, préalable à l’élaboration d’un cadre organisationnel et juridique, a été mis en place. Piloté par l’<a href="https://www.infosecurity.institute/t-en-gb/">Institute for Information Security</a> – une ONG créée en 2015 et centrée sur les enjeux relatifs à la sécurité de l’information tant pour l’État que pour la société et les individus –, le projet « Strengthening the Institutional Capacity of Public Actors to Counteract Disinformation » (Renforcement de la capacité institutionnelle des acteurs publics à lutter contre la désinformation) a débuté en avril 2022 alors que le conflit faisait déjà rage. Il doit aboutir en mars 2023. Son objectif est d’améliorer la capacité institutionnelle des autorités publiques et des institutions de la société civile ukrainienne pour identifier et combattre la désinformation.</p>
<p>Parallèlement, un projet de Centre d’excellence de l’OSINT est mis en route, notamment porté par <a href="https://2017.cybersecforum.eu/prelegenci/dmytro-zolotukhin/">Dmitro Zolotoukhine</a>, vice-ministre ukrainien de la politique d’information de 2017 à 2019, et mené en partenariat avec l’Université Mohyla de Kiev et avec le secteur privé, notamment ukrainien. Son objet est de construire un pont entre les différentes strates de la société pour constituer un lieu de recherche et de développement. Cette démarche s’inscrit clairement dans le droit fil de celle qui a présidé à la création des Centres d’excellence pilotés par l’OTAN – qui, à Tallinn, portent sur la <a href="https://ccdcoe.org/">cyberdéfense</a>, à Riga sur la <a href="https://stratcomcoe.org/">communication stratégique</a> et à Vilnius sur la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_102853.htm">sécurité énergétique</a> – ou encore dans celle du Centre d’excellence européen pour la lutte contre les <a href="https://www.hybridcoe.fi/">menaces hybrides</a> d’Helsinki.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ukraine-la-guerre-se-joue-egalement-dans-le-cyberespace-178846">Ukraine : la guerre se joue également dans le cyberespace</a>
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<h2>L’OSINT, au-delà de l’Ukraine</h2>
<p>Reste à savoir si les Occidentaux qui soutiennent l’Ukraine soutiendront également ce projet alors même que ce pays est aujourd’hui un point phare de l’OSINT et que l’UE, qui <a href="https://www.coe.int/fr/web/campaign-free-to-speak-safe-to-learn/dealing-with-propaganda-misinformation-and-fake-news">prend très au sérieux</a> les risques liés à la désinformation, tout particulièrement depuis la <a href="https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/fighting-disinformation_fr">pandémie</a>, vient de renforcer son arsenal contre ces menées hostiles, notamment au travers de son <a href="https://www.forbes.fr/politique/lue-intensifie-la-lutte-contre-la-desinformation/">code de bonnes pratiques</a> paru en 2022.</p>
<p>Finalement, même si beaucoup de nos concitoyens associent l’OSINT à l’Ukraine et à l’invasion russe, la cantonner à la guerre en cours serait excessivement restrictif. Là encore, le conflit ukrainien est en passe de servir de révélateur d’enjeux qui dépassent largement les frontières physiques du pays.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187388/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La guerre en Ukraine rappelle l’utilité stratégique de l’OSINT – Open Source Intelligence –, qui vise à exploiter les innombrables informations disponibles et à démêler le vrai du faux.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1854392022-06-23T20:22:48Z2022-06-23T20:22:48Z« 1984 » de George Orwell : quel miroir pour la Russie de l’ère Poutine ?<p><em>La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d’explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l’état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on a ainsi observé comment <a href="https://theconversation.com/que-peut-la-fiction-litteraire-face-aux-scandales-des-ehpad-178223">le grand âge est représenté en fiction</a> ou <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-siecle-170125">le succès du bovarysme</a>. Ce quatrième épisode s’intéresse aux lectures russes du chef-d’œuvre d’Orwell.</em></p>
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<p>L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022 a eu sur le paysage éditorial russe un effet collatéral plutôt inattendu : au milieu des ouvrages de self-help et d’autres fictions plus ou moins consolantes, le grand succès de librairie de cette période est le roman d’anticipation <a href="https://www.vedomosti.ru/media/articles/2022/04/12/917826-chitat-oruella-psihologii">du Britannique George Orwell, <em>1984</em></a>. Selon les derniers chiffres, les ventes du roman ont progressé depuis février de 30 % <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">pour les librairies physiques et de 75 % pour les ventes en ligne</a> sur un an et 1,8 million d’exemplaires en ont été vendus depuis le début du conflit.</p>
<p>Un couple d’Ukrainiens de retour dans sa maison d’Irpine après la longue occupation de la ville par l’armée russe a même retrouvé un <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/may/23/george-orwell-1984-about-liberalism-not-totalitarianism-claims-moscow-diplomat">exemplaire du roman abandonné par un soldat</a>. C’est donc toute la Russie qui semble s’être plongée dans ce classique de la littérature mondiale. Il est vrai que l’embargo a privé les Russes des films hollywoodiens et qu’ils se tournent vers la lecture pour s’occuper – mais le choix de <em>1984</em> est tout sauf innocent dans le contexte politique russe.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Image tirée du film <em>1984</em> de 1956.</span>
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<p>Le roman d’Orwell trouve en effet un écho puissant dans l’actualité contemporaine. Publié en 1949, il projette le lecteur dans un monde entièrement dominé par trois grandes puissances belliqueuses. Si par le passé elles se rêvaient en patrie de l’égalité communiste, elles se sont peu à peu transformées en sociétés totalitaires marquées par une surveillance extrême de la population, par la propagande mensongère du pouvoir et par la violence de la répression politique. « Novlangue », « police de la pensée », « Big Brother is watching you » : le roman nous a légué de nombreuses expressions pour évoquer un État policier et le terme « orwellien » revient souvent pour qualifier les tentatives de manipuler et contrôler les citoyens par le biais de fausses informations. Pourtant, la lecture russe de <em>1984</em> présente plusieurs spécificités.</p>
<h2>La Russie à l’heure d’Orwell</h2>
<p>D’abord parce que <em>1984</em> parle effectivement de la Russie. S’il crée un univers composite qui renvoie aussi au fascisme et au nazisme, c’est principalement de l’URSS qu’Orwell s’inspire pour son roman : Big Brother arbore une moustache qui rappelle celle de Staline et son surnom même évoque le fait qu’après 1945, l’URSS se concevait comme le grand frère des autres pays passés dans le bloc communiste. Le KGB ne s’y était pas trompé, qui disait du romancier qu’il était l’auteur du « <a href="https://fr.rbth.com/histoire/83703-george-orwell-1984-urss-russie">livre le plus odieux sur l’Union soviétique</a> ». Le roman y sera interdit jusqu’en 1988, même s’il circulait largement de manière clandestine.</p>
<p>Il n’est pas anodin que l’ouvrage refasse surface précisément au moment où le régime de Vladimir Poutine, qui a souvent révélé la force de l’héritage soviétique dans la Russie contemporaine, connaît une forte poussée autoritaire en contexte de guerre. Déjà, en 2015, juste après l’annexion de la Crimée, le livre était apparu dans le classement des dix livres les plus lus en Russie, <a href="https://meduza.io/news/2015/12/23/v-top-10-samyh-populyarnyh-knig-v-rossii-popal-dzhordzh-oruell">avec 85 000 exemplaires écoulés dans l’année</a>. Aujourd’hui plus que jamais, une partie de la population russe a l’impression que la réalité rattrape la fiction.</p>
<p>Une vidéo postée sur TikTok par une jeune exilée russe à Londres et <a href="https://www.newsweek.com/woman-compares-russia-dystopian-novel-1984-viral-video-1685568">devenue rapidement virale</a> montre bien ce que, à l’occasion de la guerre en Ukraine, certains Russes reconnaissent dans le miroir orwellien. Les pays inventés par le romancier britannique sont non seulement plongés dans un état de guerre perpétuelle avec leurs voisins, mais ils se caractérisent aussi par l’omniprésence d’une propagande qui déforme la réalité pour mieux la faire correspondre au discours du pouvoir et impose à la population un assentiment qui défie la logique. « La guerre, c’est la paix », dit le Ministère de la Vérité dans le roman : de la même manière, le pouvoir russe cherche à rebaptiser « opération spéciale » une guerre qui ne dit pas son nom et a mis en place un lourd dispositif de mesures judiciaires <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/apres-100-jours-la-guerre-toujours-taboue-du-kremlin-853987a2-e34f-11ec-af2a-6ce2c998569c">pour punir ceux qui n’accepteraient pas ces éléments de langage</a>.</p>
<p>Toujours au nom de la lutte contre de potentielles « fake news », l’agence russe de régulation de l’information, le Roskomnadzor, a limité ou fermé la plupart des médias occidentaux ou soutenus par les Occidentaux en Russie, comme la BBC, Deutsche Welle ou Radio Free Europe/Radio Liberty, ainsi que Facebook et Twitter : désormais, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/feb/25/pure-orwell-how-russian-state-media-spins-ukraine-invasion-as-liberation">seule l’information contrôlée par l’État a voix au chapitre</a>. Et gare à ceux qui cherchent à affronter directement le pouvoir : le 13 avril 2022, une grande opération a conduit à l’arrestation d’environ 1 000 opposants, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/apr/21/im-waiting-to-be-arrested-russian-fake-news-law-targets-journalists">parmi lesquels de nombreux journalistes</a>, qui avaient désobéi à la loi en exprimant leur désaccord avec l’entrée en guerre de la Russie. Ils risquent jusqu’à 15 ans de prison.</p>
<h2><em>1984</em>, un outil d’opposition discret ou frontal</h2>
<p>Dans ce contexte, lire <em>1984</em> est une manière de manifester son opposition au pouvoir sans encourir les immenses risques légaux qui menacent les opinions dissidentes. Le roman d’Orwell réactive ici la tradition de la science-fiction soviétique, qui permettait, en inventant des mondes dystopiques où l’idéal avait tourné au cauchemar, de critiquer indirectement l’URSS. Orwell s’inspire d’ailleurs largement du premier jalon de cette longue lignée, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/nous-autres-le-roman-qui-a-inspire-1984-d-orwell-5484239"><em>Nous autres</em></a> (1920) d’Evguéni Zamiatine, qui lui aussi montrait une société sous la botte d’un État totalitaire. </p>
<p>En 1972, le roman <em>Stalker</em>, écrit par Arkadi et Boris Strougatski et adapté au cinéma par Andreï Tarkovski sept ans plus tard, évoquait quant à lui un univers futuriste où des « zones » mystérieuses, totalement contrôlées par l’armée, rappelaient discrètement l’existence du goulag. Il est donc tout naturel que le roman d’Orwell suscite l’intérêt d’une société russe qui a l’habitude d’aller chercher dans la littérature des expressions métaphoriques pour des dérives politiques impossibles à dénoncer publiquement.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Exemplaires du roman d’Orwell et de « À l’ouest, rien de nouveau » d'Erich Maria Remarque disséminés dans le métro de Moscou @Telegram.</span>
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<p>Mais une autre spécificité du contexte russe est que le texte a rejoint de manière très concrète <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/20/1984-de-george-orwell-erige-en-instrument-de-resistance-et-d-opposition-en-russie_6126882_3210.html">l’arsenal des activistes anti-guerre</a>. En mars, des exemplaires de <em>1984</em> ont été déposés dans le métro de Moscou accompagnés des articles de loi condamnant la diffusion de supposées fausses informations sur la guerre. </p>
<p>À Ivanovo, au nord-est de Moscou, <a href="https://t.me/horizontal_russia/10160">l’avocate Anastasia Roudenko et l’entrepreneur Dmitri Siline</a> ont dépensé 1 500 dollars pour distribuer 500 copies du livre dans les parcs et les rues de la ville avant d’être arrêtés par la police. Ces actions sont certes modestes, mais elles sont très largement diffusées sur les réseaux sociaux via Telegram ou TikTok : <em>1984</em> devient donc l’un des outils des <a href="https://www.resistic.fr">stratégies numériques de résistance</a> mises en place par une partie de la société civile en contexte autoritaire. Le roman permet non seulement de contourner la censure, mais aussi de retourner les instruments de contrôle d’un pouvoir qui développe une emprise sans précédent sur le Net grâce à ses légions de trolls et de hackers.</p>
<h2>Orwell côté Poutine</h2>
<p>Contrairement à son voisin biélorusse, la Russie n’a pas interdit la vente de <em>1984</em>. Mais le régime cherche à tirer parti de cet engouement littéraire en montrant que l’ennemi ciblé par le roman n’est pas celui qu’on croit. Dès le mois de mars, Anatoli Wasserman, député du parti de Vladimir Poutine « Russie Unie », a ainsi déclaré que le roman d’Orwell <a href="https://news.ru/culture/vasserman-rasskazal-o-suti-knigi-1984-posle-eyo-zapreta-v-belorussii/">ne faisait que décrire l’expérience de l’auteur à la BBC</a> et contribuait donc à discréditer le prétendu modèle occidental, en réalité miné par le despotisme. </p>
<p>Plus récemment, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères et en première ligne dans la communication de guerre du pouvoir, a elle aussi considéré lors d’une conférence de presse que le roman décrivait la manière <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">dont le libéralisme conduirait le monde à sa perte</a>, qualifiant de « fake » l’idée qu’il s’agissait d’une peinture de l’URSS.</p>
<p>La ficelle est grossière – autant que la connaissance que Zakharova démontre d’un roman qu’elle nomme <em>1982</em>. Mais elle flatte une partie de l’opinion, toujours sensible à la thèse paranoïaque d’une conspiration contre la patrie. Dans le discours du pouvoir, Orwell rejoindrait ainsi un autre courant littéraire russe, celui du récent « liberpunk » qui imagine l’apocalypse du monde capitaliste et invite à entrer en lutte contre l’Occident décadent.</p>
<p>Au-delà du phénomène littéraire, <em>1984</em> sert donc de révélateur à certaines tensions de la société et du pouvoir russes. Il montre d’un côté la puissance du <em>storytelling</em> poutinien, toujours apte à présenter la réalité sous un prisme avantageux. Mais d’un autre côté, le succès récent du roman est un signal qui détonne par rapport aux sondages concluant au soutien majoritaire de la population à la guerre et à son chef : il offre un coup de sonde alternatif dans une société russe qui semble se percevoir elle-même comme sous contrôle, exposée à une intense propagande et susceptible d’être lourdement punie pour ses opinions – et qui dès lors peut difficilement répondre à une enquête d’opinion autre chose que ce que l’on attend d’elle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185439/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Victoire Feuillebois a reçu des financements de Idex Attractivité de l'Université de Strasbourg. </span></em></p>Depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, le roman est devenu en Russie un phénomène littéraire et un enjeu politique.Victoire Feuillebois, Assistant Professor in Russian Literature, member of GEO - UR 1340 and ITI LETHICA, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.