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Haïti, entre aspirations et réalités des jeunes

Les jeunes en colère dans les rues de Port-au-Prince. Hector Retamal / AFP

Rafael Novella, de la Banque InterAméricaine de Développement, a co-écrit cet article.


En Haïti, l'intégration des jeunes dans la société et sur le marché du travail est un enjeu critique pour le maintien de l’ordre social. Dans ce pays qui reste le plus pauvre du continent américain et l’un des plus inégalitaires au monde, les activités sont paralysées depuis bientôt une semaine dans la capitale et les principales villes de province. Les manifestants réclament notamment le jugement des éventuels corrompus, un réel accès aux services sociaux, mais aussi du travail pour les jeunes :

«On va rester dans la rue pour tous les jeunes qui n’ont pas de travail».

Dans ce pays fragile caractérisé par une instabilité politique chronique, les moins de 21 ans représentent plus de la moitié de la population. Cette jeunesse est l’un des groupes les plus vulnérables et celui dont la situation s’est la plus dégradée suite au séisme. Dans ce contexte, la compréhension des aspirations, des attentes et des enjeux auxquels sont confrontés la jeunesse haïtienne n’a jamais été aussi cruciale.

Alors que la dernière enquête spécifiquement dédiée à la jeunesse datait d’avant le séisme de 2009, l’enquête Millennials, menée depuis plus de quatre ans sur 15 000 jeunes répartis dans huit pays d’Amérique latine (Brésil, Chili, Colombie, Salvador, Mexique, Paraguay, Pérou et Uruguay), a permis d’interroger en 2018 des habitants de la capitale Port-au-Prince âgés de 15 à 24 ans. Cette source précieuse d’informations aide à mieux comprendre qui sont les jeunes de la génération Y dans ce pays, et témoigne de réalités et d’aspirations qui vont à l’encontre de certaines idées reçues.

« Les jeunes aujourd’hui sont des tyrans. Ils contredisent leurs parents, dévorent leur nourriture et manquent de respect à leurs enseignants. » Cette phrase, attribuée à tort à Socrate, reflète une réalité pour le moins contemporaine : les membres d’une génération jugent souvent incompréhensible la manière d’agir de la génération suivante. Dans un monde hyperconnecté, dominé par les réseaux sociaux, toute cette incompréhension se manifeste dans la vitrine Internet. Il suffit de regarder les suggestions d’une recherche rapide sur Google pour en prendre conscience.

Que suggère le moteur de recherche Google lorsqu’on lui parle de Millennials dans le monde hispanophone ?

Ou de génération Y dans le monde francophone ?

Idée reçue numéro 1 : Les Millennials sont paresseux

En Haïti, les données collectées entre avril et mai 2018 auprès de 860 jeunes de 15 à 24 ans de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince montrent qu’en moyenne deux tiers étudient seulement, ou sont en formation ; 5 % se consacrent uniquement au travail ; 8 % mènent de front études et travail.

Les « NEETs » – acronyme anglais qui désignent ceux qui ne travaillent pas – n’étudient pas et ne sont pas en formation, représentent un cinquième d’entre eux. Pour autant, ces NEETs en Amérique latine comme en Haïti ne sont pas oisifs. Dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, 64 % prennent soin des membres de leur famille (surtout les jeunes femmes), 38 % cherchent du travail et presque tous effectuent des travaux ménagers ou aident dans les entreprises familiales sans rémunération. Seulement 2 % ne déclarent aucune activité !

L’étude révèle, par ailleurs, d’importantes disparités suivant le genre : à 22 ans, la proportion de NEETS parmi les jeunes Haïtiennes est quatre fois plus élevée que celle des NEETS parmi les jeunes hommes (respectivement 44 % et 11 %). À l’inverse, la proportion de jeunes de l’échantillon se consacrant uniquement à leurs études est deux fois supérieure parmi les jeunes Haïtiens que parmi les jeunes Haïtiennes (respectivement 63 % et 34 %).

Idée reçue numéro 2 : cette nouvelle génération n’est pas prête pour le marché du travail

Les compétences cognitives des jeunes de la région Amérique latine et Caraïbes (ALC) sont hétérogènes : environ 40 % des jeunes Haïtiens ne sont pas en mesure d’effectuer correctement des calculs mathématiques très simples, tels que diviser une quantité d’argent pour la distribuer équitablement à leurs amis.

Moins d’un jeune Haïtien (20-24 ans) sur dix fréquente le supérieur. Claire Zanuso/AFD

Autre aspect inquiétant, les jeunes Haïtiens accusent un retard encore plus marqué en anglais et dans leur capacité à utiliser les nouvelles technologies – deux compétences très précieuses dans un monde et un marché du travail toujours plus numériques et mondialisés. Il est donc prioritaire pour les interventions de développement d’investir dans la réduction de cette fracture numérique – ce qui permettra, ensuite, de développer des formations plus techniques en e-learning pour un plus grand nombre de jeunes.

Point positif, néanmoins, les Haïtiens présentent des compétences socio-émotionnelles importantes et comparables aux autres pays de la région :ils ont une bonne estime de soi, une grande auto-efficacité (ils savent s’organiser pour effectuer des tâches et atteindre leurs objectifs), ils sont persévérants et déterminés. Dans un marché du travail en mutation, où l’automatisation menace de faire disparaître des tâches et des métiers, les compétences socio-émotionnelles sont plus importantes que jamais.

Idée reçue numéro 3 : Les jeunes d’aujourd’hui n’ont aucune ambition dans la vie

Sur la base des données Millennials, les jeunes de la région ALC apparaissent au contraire optimistes, avec des ambitions élevées : alors que la couverture moyenne de l’éducation supérieure dans la région est aujourd’hui de 40 %, 85 % des jeunes enquêtés souhaitent atteindre ce niveau d’éducation.

Les aspirations des Port-au-princiens sont encore plus élevées puisque 92 % des jeunes interrogés souhaitent atteindre les études supérieures, alors même que dans la réalité nationale moins d’un jeune Haïtien (20-24 ans) sur dix fréquente le supérieur.

L’étude qualitative qui a accompagné cette enquête souligne bien l’attachement de ces jeunes à l’éducation, synonyme pour eux d’un avenir meilleur.

« En Haïti, plus votre niveau d’étude est bas, plus vous souffrez. »

« L’éducation est notre seul patrimoine, même après la mort de nos parents, même après notre mort, notre esprit restera meublé. »

Voilà ce que déclaraient deux jeunes interrogés dans le cadre de cette enquête.

Néanmoins, les Haïtiens sont en moyenne beaucoup moins optimistes que leurs voisins d’Amérique latine quant à leurs chances de concrétiser leurs aspirations, qu’elles soient scolaires ou professionnelles.

En guise de conclusion :

La nouveauté de cette étude réside dans le fait qu’elle va au-delà des variables traditionnellement recueillies dans les enquêtes auprès des ménages, en intégrant d’autres dimensions moins conventionnelles : l’information dont disposent les jeunes concernant le fonctionnement du marché du travail, leurs aspirations, leurs attentes et leurs capacités cognitives et socio-émotionnelles.

Le sort inique qui est réservé aujourd’hui à la jeunesse haïtienne doit être corrigé de manière urgente. Au-delà d’une question de justice sociale, c’est l’avenir du pays qui est en jeu. En effet, le sacrifice d’une génération montante risque d’entretenir un cercle vicieux intergénérationnel, gageant la croissance économique à long terme.

Dans le contexte actuel d’un marché du travail en profonde mutation, en Haïti comme ailleurs, mieux comprendre ces jeunes permet la promotion d’interventions plus adaptées aux défis auxquels ils sont confrontés pour développer leur potentiel.

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