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Haïti : quelles perspectives après l’assassinat du président impopulaire d’un pays exsangue ?

Militaire haïtien en tenue de camouflage tenant une arme
Le 7 juillet 2021, un membre des forces de l’ordre haïtiennes monte la garde devant la résidence présidentielle, où le président Jovenel Moïse a été assassiné dans la nuit. Valérie Baeriswyl/AFP

Le président d’Haïti Jovenel Moïse a été assassiné aux premières heures du matin du 7 juillet 2021, lors d’une attaque à son domicile personnel, près de la capitale Port-au-Prince. Son épouse, Martine Moïse, a été grièvement blessée.

Les assaillants n’ont pas été immédiatement identifiés, même si la police a annoncé quelques heures plus tard avoir tué quatre « mercenaires » et arrêté deux autres. Le premier ministre Claude Joseph a décrété l’état de siège et annoncé qu’il assumait provisoirement le pouvoir. Un retour sur les dernières années de la vie politique haïtienne permet de mieux comprendre comment le pays en est arrivé là.

Jovenel Moïse, un businessman en politique

Jovenel Moïse est né en 1968, ce qui signifie qu’il a grandi sous la dictature des Duvalier. Comme la plupart des Haïtiens d’aujourd’hui, il a vécu une époque turbulente – les dernières décennies ont été marquées non seulement par la dictature mais aussi par des coups d’État et une violence généralisée, y compris des assassinats politiques.

Moïse, businessman devenu président, a fait carrière en politique en utilisant les connexions politiques qu’il avait tissées dans le monde des affaires. Il a d’abord investi dans des entreprises liées à l’automobile, principalement dans le nord d’Haïti, où il est né, avant de se consacrer au secteur agricole – un élément majeur de l’économie en Haïti, qui emploie une partie importante de la population.

En 2014, la société de financement agricole de Moïse, Agritrans, a lancé une bananeraie biologique, en partie grâce à des prêts de l’État. Sa création a déplacé des centaines de paysans, qui n’ont reçu que des compensations minimales.

Mais l’entreprise a permis à Moïse de se faire connaître. C’est en tant que célèbre exportateur de bananes que Moïse a rencontré le président haïtien de l’époque, Michel Martelly, en 2014. Bien qu’il n’ait aucune expérience politique, Moïse a été choisi pour succéder à Martelly lors de l’élection prochaine suivante.

Jovenel Moïse (à gauche) en conversation avec son prédécesseur Michel Martelly, durant un meeting de campagne de Moïse à Port-au-Prince le 18 octobre 2015. Hector Retamal/AFP

Martelly était profondément impopulaire à la fin de son mandat, et les dirigeants de son parti, le Parti haïtien Tèt Kale, ont supposé que Moïse serait mieux accueilli en raison de son expérience dans l’agriculture.

Une présidence divisée et instable

Moïse a été élu de justesse en novembre 2016 dans une élection à laquelle marquée par un taux de participation inférieur à 12 % des inscrits. Cette maigre victoire est intervenue après deux ans de reports de votes et de fraudes électorales du gouvernement de Martelly.

En 2017, première année de mandat de Moïse, le Sénat haïtien a publié un rapport l’accusant d’avoir détourné au moins 700 000 dollars d’argent public appartenant à un fonds de développement des infrastructures appelé PetroCaribe vers son entreprise de bananes.

Des manifestants sont descendus en nombre dans les rues en criant « Kot Kòb Petwo Karibe a ? » (« Où est l’argent du PetroCaribe ? »).

Ne bénéficiant pas de la confiance du peuple, Moïse s’est appuyé sur la force pour rester au pouvoir.

Il a créé en Haïti une sorte d’État policier, reformant l’armée nationale deux décennies après sa dissolution et établissant un service de renseignement intérieur chargé de surveiller la population.

Depuis le début de l’année dernière, Moïse gouvernait par décret. Il a de facto fermé le Parlement en refusant d’organiser les élections législatives qui étaient prévues pour janvier 2020 et a sommairement démis tous les maires élus du pays en juillet 2020, à l’expiration de leur mandat.

Le mandat de Moïse a été marqué par des protestations récurrentes dénonçant les pénuries de gaz, les pannes d’électricité et l’austérité budgétaire qui a provoqué une inflation rapide et une détérioration des conditions de vie, ainsi que par des attaques de gangs qui ont fait plusieurs centaines de morts.

Les manifestations de rue se sont multipliées au début de l’année 2021 après que Moïse a refusé d’organiser une élection présidentielle et de se retirer à la fin de son mandat de quatre ans en février. Au lieu de cela, il a affirmé que son mandat prendrait fin un an plus tard, en février 2022, parce que l’élection de 2016 avait été reportée.

Avant sa mort, Moïse prévoyait de modifier la Constitution haïtienne pour renforcer les prérogatives de la présidence et prolonger sa présence au pouvoir.

Moïse, successeur des Duvalier ?

Pendant les mois précédant l’assassinat de Moïse, des manifestants haïtiens avaient exigé à de multiples reprises sa démission.

Pour bon nombre de ses concitoyens, les décisions non démocratiques prises par Moïse pour renforcer et prolonger son pouvoir rappellent les dictatures de François Duvalier, surnommé « Papa Doc », et de son fils, Jean‑Claude « Baby Doc » Duvalier, qui ont duré trente ans et ont été soutenues par les États-Unis.

Photo non datée de Jean‑Claude Duvalier (bas), dit « Bébé Doc », posant avec son père François Duvalier, « Papa Doc », à Port-au-Prince. Bébé Doc a succédé à son père comme président à vie à la mort de celui-ci en 1971 avant d’être contraint à fuir le pays après un putsch en 1986. AFP

Papa Doc et Baby Doc n’ont pas hésité à faire assassiner et violeter des Haïtiens pour rester au pouvoir, avec l’approbation tacite des Occidentaux. En travaillant avec les Duvalier, les industriels américains présents en Haïti ont assuré la rentabilité de leurs investissements, obtenant que les salaires locaux restent bas et que les conditions de travail restent mauvaises.

Lorsque les protestations des Haïtiens ont mis fin au régime en 1986, Baby Doc a fui le pays. Les Duvalier s’étaient enrichis, laissant leur pays Haïti dans une profonde crise économique et sociale.

La Constitution haïtienne de 1987 que Moïse souhaitait modifier a été rédigée peu après leur départ, pour garantir qu’Haïti ne retomberait jamais dans la dictature.

En mars, le département d’État américain a annoncé qu’il soutenait la décision de Moïse de rester en fonction jusqu’en 2022, afin de donner au pays frappé par la crise le temps d’« élire ses dirigeants et de restaurer les institutions démocratiques d’Haïti ».

Cette position – qui fait écho à celle des organisations internationales dominées par l’Occident qui exercent une influence considérable en Haïti, comme l’Organisation des États américains – avait quelque peu renforcé la légitimité chancelante de Moïse.

Les Haïtiens mécontents du soutien continu des Américains à leur président aux abois ont organisé de nombreuses manifestations devant l’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince, tandis que des Américains d’origine haïtienne résidant aux États-Unis ont manifesté devant l’ambassade d’Haïti à Washington, D.C..

De l’invasion et l’occupation militaire d’Haïti de 1915 à 1934 jusqu’au soutien fourni au régime Duvalier, les États-Unis ont joué un rôle majeur dans la déstabilisation du pays.

Depuis le tremblement de terre dévastateur de 2010, des organisations internationales comme les Nations unies et des organisations à but non lucratif comme la Croix-Rouge américaine sont également très présentes dans le pays.

Aujourd’hui, le président impopulaire que les puissances étrangères ont soutenu dans l’espoir d’obtenir une certaine stabilité politique en Haïti a été tué.


Cet article est une version substantiellement mise à jour d’un article publié à l’origine le 10 mai 2021.

This article was originally published in English

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