tag:theconversation.com,2011:/id/topics/guerre-21763/articlesguerre – The Conversation2024-03-26T16:40:31Ztag:theconversation.com,2011:article/2262532024-03-26T16:40:31Z2024-03-26T16:40:31ZLes guerres d’Ukraine et de Gaza vont-elles redynamiser le droit international ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583758/original/file-20240322-22-cwnsz5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C2907%2C1961&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Riad Al-Malki, ministre des Affaires étrangères de la Palestine (à gauche), salue le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le 21&nbsp;février 2024 à La Haye.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/CourPenaleInt/status/1759961734733873192/photo/1">Compte Twitter de la Cour pénale internationale</a></span></figcaption></figure><p>L’effectivité du droit international est souvent remise en cause, surtout durant les conflits armés, quand les déclarations des diverses juridictions ne semblent avoir aucun effet sur les belligérants.</p>
<p>Pourtant, les deux grands conflits armés en cours actuellement qui attirent particulièrement l’attention occidentale, à savoir le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien, pourraient, à terme, conférer au droit international une dynamique nouvelle.</p>
<h2>L’activisme judiciaire des parties prenantes</h2>
<p>Les parties prenantes de ces deux conflits se sont en effet saisies de l’outil judiciaire comme moyen complémentaire de combat. Les exemples de l’Ukraine et de la Palestine sont pour le moins instructifs à cet égard.</p>
<p>Présentons d’abord le cas de l’Ukraine. En réaction à l’agression russe entamée en 2014, l’Ukraine a saisi pas moins de sept juridictions internationales, dont la Cour internationale de Justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) est également impliquée.</p>
<p>La CIJ connaît de deux affaires. La première est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/166"><em>Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale</em></a>. C’est une affaire contentieuse introduite par l’Ukraine en 2017 contre la Russie et dont l’arrêt a été publié par la Cour le 31 janvier 2024, suscitant <a href="https://www.justsecurity.org/91781/taking-stock-of-icj-decisions-in-ukraine-v-russia-cases-and-implications-for-south-africas-case-against-israel/">quelques déceptions</a> chez certains observateurs qui ont pu regretter le rejet par la Cour de la majorité des requêtes ukrainiennes.</p>
<p>La seconde affaire introduite par Kiev devant la CIJ est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182"><em>Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</em></a>. Elle a été introduite en 2022 contre la Russie et est toujours pendante.</p>
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<p>Si l’Ukraine n’est évidemment pas le premier État à saisir la juridiction onusienne dans le cadre d’un conflit armé, aucun État ne l’avait saisie si rapidement. En effet, l’affaire concernant la convention sur le génocide a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022, soit seulement deux jours après le lancement de l’invasion russe. C’est un délai extrêmement court, qui dépasse le plus court jusqu’à présent <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/150">(Costa Rica contre Nicaragua en 2010, en raison d’une incursion de l’armée nicaraguayenne en territoire costaricien)</a>, qui était de 17 jours entre l’incident et l’introduction de l’affaire.</p>
<p>Le cas de la CPI est tout aussi intéressant, et démontre aussi un fort volontarisme ukrainien. Kiev n’est pas partie au Statut de Rome, ce qui élimine en théorie toute possibilité pour la Cour d’être compétente à son sujet. Toutefois, il existe une procédure <em>ad hoc</em>, décrite à l’article 12§3 du <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut</a>, qui permet à un État de se soumettre à la juridiction de la Cour sur une situation particulière. L’Ukraine a utilisé cette procédure afin que la CPI puisse être compétente pour enquêter sur les crimes qui auraient pu être commis sur le territoire ukrainien depuis la fin de l’année 2013. L’examen préliminaire a débuté le 25 avril 2014 et l’enquête a effectivement commencé le 2 mars 2022.</p>
<p>S’agissant de la Palestine, la dynamique judiciaire est similaire, au moins vis-à-vis de la CPI. On constate une véritable volonté que la juridiction pénale internationale soit en capacité de se saisir de la situation, avec une double action : une <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/letat-de-palestine-ratifie-le-statut-de-rome">ratification du Statut de Rome</a> et un dépôt de déclaration en vertu de l’article 12§3, le temps que l’adhésion soit officielle – ce qu’elle sera le 1<sup>er</sup> avril 2015.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Si l’Ukraine a bénéficié d’un renvoi par un groupe d’États parties au Statut – sur lequel nous reviendrons –, la Palestine a <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/22/gaza-les-palestiniens-demandent-une-enquete-de-la-cour-penale-internationale-sur-israel_5302764_3218.html">déféré elle-même sa situation au Procureur le 22 mai 2018</a>. L’examen préliminaire s’est clôturé le 20 décembre 2019, date à laquelle le Procureur de l’époque, Fatou Bensouda, a annoncé demander une expertise juridique plus précise de la Chambre préliminaire I sur l’étendue de la compétence territoriale de la Cour. Celle-ci <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-chambre-preliminaire-i-de-la-cpi-rend-sa-decision-sur-la-demande-du-procureur-relative-la">a statué</a> le 5 février 2021 « que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».</p>
<p>Le Procureur a par conséquent <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-mme-fatou-bensouda-propos-dune-enquete-sur-la-situation-en">annoncé</a> le 3 mars 2021 l’ouverture d’une enquête à propos de la situation en Palestine, sur les crimes qui auraient été commis depuis le 13 juin 2014.</p>
<p>L’activisme judiciaire de l’Ukraine et de l’Autorité palestinienne pourrait encourager, à notre sens, une modification de la perception du droit international par les États impliqués dans un conflit armé. Si auparavant, il était perçu comme un outil disponible une fois que les hostilités ont cessé, il est désormais vu comme un outil mobilisable en même temps que les armes, ce qui accroît potentiellement ses chances d’utilisation. Mais, signe supplémentaire d’une redynamisation du droit international, les parties prenantes aux conflits ne sont pas les seules à se saisir de l’outil judiciaire.</p>
<h2>L’implication des États tiers</h2>
<p>Concernant l’affaire soumise par l’Ukraine à la CIJ sur la base de la convention sur le génocide, on constate l’implication d’une trentaine d’États tiers. En effet, le <a href="https://www.icj-cij.org/fr/statut">Statut de la CIJ</a> prévoit à ses articles 62 et 63 que les États tiers peuvent intervenir dans une affaire déjà portée devant la Cour. Si l’article 62 a une portée générale, l’article 63 concerne spécifiquement l’interprétation d’une convention. Il s’agit alors pour les États de pouvoir s’exprimer sur l’interprétation d’un traité et de se soumettre par la même occasion à la sentence rendue par le juge – ce qui n’est, sans intervention, pas automatique, étant donné que l’article 59 du Statut prévoit que la décision du juge n’est obligatoire que pour les parties en litige.</p>
<p>Dans l’affaire soumise par Kiev en 2022, <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182/intervention">33 États tiers</a> ont déposé une « Déclaration d’intervention » selon la procédure ci-dessus, y compris la France. Aucun de ces États n’est directement impliqué dans le conflit armé, ce qui démontre le fort attrait exercé par le droit international. C’est encore plus frappant si on fait une comparaison avec des affaires similaires précédentes.</p>
<p>Sur toutes les affaires soumises à la CIJ depuis 1947, la procédure d’intervention a été utilisée une vingtaine de fois. La plupart du temps, une affaire ne voit qu’une déclaration déposée par un seul État. Le cas de l’affaire ukrainienne apparaît ainsi tout à fait nouveau, avec une mobilisation de plus de trente États.</p>
<p>Pour ce qui est de la CPI, nous l’avons évoqué, c’est un groupe d’États parties qui a déféré la situation ukrainienne au Procureur. Cette façon de saisir la Cour est une option qui reste assez rare : elle représente à ce jour 12 % des saisines.</p>
<p>Sur les quatre façons disponibles, celle-ci était la plus rapide. L’Ukraine n’aurait pas pu saisir le Procureur car elle n’est pas partie au Statut de Rome. Le Procureur aurait pu ouvrir une enquête de sa propre initiative et agir <em>propio muto</em>, mais cela aurait nécessairement pris du temps. Le renvoi par le Conseil de sécurité était tout bonnement inenvisageable, la Russie étant membre permanent. La dernière option était donc le renvoi par un État partie. C’est en ce sens qu’un groupe de 39 États a déféré la situation en Ukraine devant le Bureau du Procureur. Le titulaire actuel du poste, Karim Khan, a <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de">déclaré l’ouverture de l’enquête</a> le 2 mars 2022. Dans le mois qui a suivi, quatre autres États parties se sont joint au groupe ayant déféré la situation.</p>
<p>La forte implication d’États tiers se retrouve aussi dans le conflit israélo-palestinien.</p>
<p>Parlons d’abord de ce qui se passe à la CIJ, qui n’a pas été impliquée par la Palestine mais bien par des États tiers. Deux affaires distinctes concernent ce conflit : un avis consultatif demandé par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 et une procédure contentieuse lancée plus récemment par l’Afrique du Sud.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1725523434896031821"}"></div></p>
<p>La première affaire s’intitule <em>Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est</em>. Elle fait suite à une <a href="https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n23/004/71/pdf/n2300471.pdf?token=J1VS9T939kSviJkGQT&fe=true">requête pour avis consultatif</a> déposée par l’AG le 30 décembre 2022. La procédure est toujours en cours, les audiences publiques s’étant terminées le 26 février 2024. On attend désormais l’avis consultatif, qui sera donné ultérieurement, certains observateurs évoquant un <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/turkey-tells-world-court-occupation-is-root-cause-israeli-palestinian-conflict-2024-02-26/">délai de six mois</a>.</p>
<p>La seconde affaire, relevant elle de la procédure contentieuse, s’intitule <em>Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Gaza</em>. Elle a été déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et enregistrée au Greffe de la Cour le 28 décembre 2023.</p>
<p>Pretoria a en effet déposé une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-fr.pdf">requête introductive d’instance</a> pour manquements israéliens à la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention sur le génocide</a> ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires vis-à-vis de la situation à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Suite à la tenue d’audiences publiques, la Cour a publié le 26 janvier 2024 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf">ordonnance</a> dans laquelle elle décide de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël, dont l’obligation pour Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », tels que le meurtre ou l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.</p>
<p>Le 12 février, l’Afrique du Sud a demandé l’indication de mesures additionnelles, demande qui a été rejetée par la Cour, qui a réitéré la nécessité de « la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées […] dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ».</p>
<p>Tout récemment, le 6 mars, <a href="https://www.reuters.com/world/south-africa-asks-world-court-more-measures-against-israel-2024-03-06/">l’Afrique du Sud a soumis une requête urgente</a> pour prévenir la famine dans la bande de Gaza. Tandis qu’Israël a fait part de ses observations à ce sujet le 15 mars, la Cour ne s’est pas encore prononcée.</p>
<p>Il est frappant de voir que des États tiers, individuellement ou collectivement, soient aussi dynamiques sur le volet judiciaire d’une affaire qui ne les concerne pas directement.</p>
<p>C’est également le cas avec la CPI. Si la Palestine a pu elle-même saisir le Procureur suite à son adhésion au Statut de Rome, cela n’a pas empêché des États tiers de s’engager dans cette affaire. Elle a récemment bénéficié de deux renvois par des groupes d’États parties : <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-11/ICC-Referral-Palestine-Final-17-November-2023.pdf">cinq États</a> (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) ont renvoyé la situation devant le Procureur le 17 novembre 2023 et <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2024-01/2024-01-18-Referral_Chile__Mexico.pdf">deux autres</a> (Chili et Mexique) l’ont fait le 18 janvier 2024. Ce renvoi par des États tiers après que le Procureur s’est saisi de l’affaire, qui a pour but d’« attirer l’attention du Bureau du Procureur » dans un contexte de « nécessaire priorisation de certaines situations », est inédit et est significatif du rôle que les États veulent faire jouer au droit international.</p>
<h2>Des conséquences sur le système juridique international ?</h2>
<p>Au moment où est commémoré le trentième anniversaire du génocide rwandais, qui a constitué l’occasion de mettre en place <a href="https://unictr.irmct.org/fr/tribunal">« le premier tribunal international à rendre des jugements contre les personnes présumées responsables de génocide »</a>, ces recours multiples à la CIJ et à la CPI pourraient avoir des conséquences sur le système juridique international. La nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne a d’ailleurs renouvelé l’intérêt d’établir des <a href="https://theconversation.com/les-crimes-commis-en-ukraine-pourront-ils-un-jour-faire-lobjet-dun-proces-international-181021">juridictions pénales internationales spéciales</a>, notamment concernant le crime d’agression.</p>
<p>Cet engagement vis-à-vis du droit pourrait inviter à considérer la promotion de mécanismes d’acception <em>ad hoc</em> de juridictions internationales, qui peuvent s’avérer constituer des leviers intéressants pour les juristes qui souhaitent voir le droit international occuper une place plus grande dans les relations internationales contemporaines.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226253/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samantha Marro-Bernadou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors même qu’ils sont toujours en cours, les deux grands conflits armés actuels ont donné lieu à plusieurs saisines de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale.Samantha Marro-Bernadou, Doctorante en science politique - Institut de recherche Montesquieu, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2207422024-03-17T15:33:22Z2024-03-17T15:33:22Z« L’envers des mots » : Urbicide<p><a href="https://fr.euronews.com/2015/02/11/la-nuit-ou-dresde-fut-reduite-en-cendres">Dresde</a> et <a href="https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/gallery/bombing-of-warsaw">Varsovie</a> pendant la Seconde Guerre mondiale ou, plus récemment, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/guerre-en-ukraine-les-villes-meurent-elles-aussi-1787296">Marioupol</a> en Ukraine sont autant d’exemples de villes entièrement détruites lors d’un conflit armé contemporain. Nœud logistique, centre industriel et cœur du pouvoir politique, la ville est toujours un objectif militaire, théâtre et enjeu des combats.</p>
<p>Si la destruction de la ville répond à des raisons stratégiques, et ce, depuis longtemps, son anéantissement pour des raisons symboliques est devenu un véritable objet d’étude depuis la diffusion par <a href="https://geographie-ville-en-guerre.blogspot.com/2008/10/la-notion-durbicide-dimensions.html">Benedicte Tratnjek</a> de la notion d’urbicide. Pour cette géographe spécialiste de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et de Sarajevo, <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/urbicide">l’urbicide</a> renvoie à la « destruction rituelle » de la ville en tant que mode de vie pour des raisons souvent identitaires.</p>
<p>Composé de la racine latine <em>urbs</em> (la ville) et du suffixe <em>cide</em> (tuer), l’urbicide ne désigne pas la seule destruction matérielle d’une ville au cours d’un conflit mais aussi le meurtre de ce que les géographes appellent <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/urbanite">l’urbanité</a>, c’est-à-dire l’essence de l’urbain. Cette essence se définit souvent, sous la plume des géographes, par la densité (la ville est le lieu des fortes concentrations humaines) et le cosmopolitisme (la ville est le lieu où des populations aux identités plurielles se rencontrent).</p>
<p>En conséquence, mettre à bas l’urbanité revient à s’attaquer méthodiquement à ce qui permet ou symbolise le vivre-ensemble propre à l’environnement urbain. C’est dans cette optique que Tratnjek analyse la <a href="https://hal.science/medihal-00705117/">destruction de la bibliothèque de Sarajevo</a> lors du siège mené par les Serbes de 1992 à 1995. Fréquenté par toutes les communautés de la ville, ce bâtiment abritait des ouvrages provenant de toutes les populations des Balkans et symbolisait un passé commun à tous les Sarajéviens.</p>
<p>Dès lors, l’urbicide revient souvent à priver une ville de son identité de façon à anéantir tout trait d’union, tout sentiment d’appartenance commune aux populations diverses qui la composent.</p>
<p>L’urbicide est alors intimement lié à la destruction du patrimoine puisqu’il consiste souvent à « faire table rase du passé » comme le montrent les <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto">destructions perpétrées par Daech à Mossoul en 2015</a>. La destruction des <a href="https://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/05/16/en-irak-l-etat-islamique-revendique-la-destruction-d-une-partie-des-ruines-antiques-de-ninive_4920404_4864102.html">ruines de Ninive</a> et des églises chrétiennes syriaques vise à faire disparaître les traces de l’histoire pré-islamique de la ville ainsi que son passé cosmopolite pour lui substituer une identité nouvelle fondée sur un sunnisme rigoriste.</p>
<p>Dès lors, « la mise à mort » de l’identité d’une ville, de son histoire, s’intègre souvent à des politiques d’épuration ethnique ou religieuse comme <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto">celles menées par Daech envers les chrétiens ou les chiites à Mossoul</a> ou <a href="https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_2006_num_83_4_2526">par les Serbes envers les musulmans en Bosnie</a>.</p>
<p>C’est pourquoi l’urbicide est souvent justifié par un discours, une <a href="https://shs.hal.science/halshs-00702685/">idéologie urbanophobe</a> qui condamne la ville en tant que telle. Assimilée au cosmopolitisme, aux identités plurielles et mouvantes, la ville se voit condamnée par tous les totalitarismes et les acteurs soucieux de diviser les territoires, de les délimiter autour d’identités qu’ils veulent pures et éternelles.</p>
<p>Dès lors, l’urbicide constitue bien un terme dont l’utilisation se diffuse de plus en plus dans les champs médiatique et politique. Il permet d’analyser les nouvelles modalités de nettoyage ethnique employées dans les régimes autoritaires. Ces États, à l’image de la Russie à Marioupol ou de la Turquie à <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/gosse-diyarbakir">Diyarbakir</a> (Kurdistan), entendent parfois effacer ainsi l’identité des peuples, des lieux et des villes qu’ils habitent afin d’annexer ou d’accroître leur contrôle sur un territoire.</p>
<p>Ensuite, le concept d’urbicide a une forte <a href="https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/lurbicide-en-ukraine-un-crime-contre-lhumanite-20220425_WOZ5QSAVB5GTFJSTR2VSW4MUSY/">résonance médiatique</a> : il permet de mobiliser, d’attirer l’attention de la communauté internationale sur des drames qui, faute de mots pour les caractériser, pourraient sombrer dans l’oubli.</p>
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<p><em>Cet article s’intègre dans la série <strong><a href="https://theconversation.com/fr/topics/lenvers-des-mots-127848">« L’envers des mots »</a></strong>, consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?</em></p>
<p><em>De <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-validisme-191134">« validisme »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-silencier-197959">« silencier »</a>, de <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-bifurquer-191438">« bifurquer »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-degenrer-191115">« dégenrer »</a>, nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :</em></p>
<ul>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-technoference-199446"><em>« L’envers des mots » : Technoférence</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-ecocide-200604"><em>« L’envers des mots » : Écocide</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-neuromorphique-195152"><em>« L’envers des mots » : Neuromorphique</em></a></p></li>
</ul><img src="https://counter.theconversation.com/content/220742/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La notion d’urbicide ne désigne pas seulement la destruction matérielle d’une ville au cours d’un conflit mais aussi le « vivre-ensemble » qu’elle représente.Pierre Firode, Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251462024-03-15T15:40:37Z2024-03-15T15:40:37ZL’exaltation du « sacrifice pour la patrie » au cœur de l’idéologie du régime poutinien<p>La Russie actuelle est une société marquée par la répression systématique de toute contestation. Cette situation n’est pas récente. Quand il y a dix ans, en mars 2014, la Russie a annexé la Crimée et déclenché le « printemps russe » dans l’est de l’Ukraine, de nombreuses lois visant à faire taire les voix dissonantes y étaient déjà en vigueur, notamment les tristement célèbres <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« loi sur les agents étrangers »</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/06/30/russie-poutine-promulgue-deux-lois-denoncees-comme-liberticides_3439201_3214.html">« loi interdisant la propagande de l’homosexualité »</a>.</p>
<p>Au cours des années suivantes, et spécialement depuis l’invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022, le pouvoir s’est encore durci, au point d’opérer un <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2024/01/11/russie-la-repression-atteint-de-nouveaux-sommets">nettoyage total</a> de l’espace politique et culturel du pays.</p>
<h2>La répression et la guerre</h2>
<p>Comme <a href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">rapporté</a> par Proekt.Media – un groupe de journalistes indépendants dont les membres ont été eux-mêmes dernièrement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/15/la-russie-interdit-proekt-un-media-d-investigation-repute_6088377_3210.html">réduits au silence ou contraints à quitter le pays</a> –, uniquement sur la période 2018-2023, c’est-à-dire lors du mandat actuel de Vladimir Poutine, environ 110 000 personnes ont été poursuivies en Russie en vertu d’articles politiques du code administratif (qui exposent à des amendes, parfois très élevées), et 5 613 en vertu d’articles politiques du code pénal (qui exposent à des peines de prison).</p>
<p>Ce dernier chiffre, observé, répétons-le, en moins de cinq ans, est supérieur à l’ensemble des poursuites pour infractions politiques au code pénal recensées au total sous Khrouchtchev et Brejnev (1954-1982).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sous Poutine, en plus des 5 613 personnes jugées au pénal pour « extrémisme » et autres articles politiques, près de 100 000 personnes ont comparu devant la justice pour des délits administratifs à teneur politique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">Graphique réalisé par Proekt.Media</a></span>
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<p>En outre, l’enquête souligne que ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que l’ampleur réelle de la répression pourrait être bien plus importante : certains autres articles répressifs, a priori non politiques, sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes supposées hostiles au Kremlin. Ainsi, de nombreux Russes ayant pris part à des rassemblements non autorisés ont été jugés pour « refus d’obtempérer » ou pour « infraction aux restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ».</p>
<p>Depuis février 2022, entre 600 000 et 1 million de Russes ont <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65790759">quitté le pays</a>. Parmi ceux qui sont restés et sont allés combattre en Ukraine, entre 47 000 (<a href="https://zona.media/casualties">estimation minimale, les noms de chacun d’entre eux ayant été répertoriés</a> et 360 000 (<a href="https://war.ukraine.ua/faq/what-are-the-russian-death-toll-and-other-losses-in-ukraine/">chiffres avancés par les forces armées ukrainiennes</a>) y ont trouvé la mort.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/N6AdNvFM8jk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Selon les calculs du ministère britannique de la Défense, <a href="https://www.euronews.com/2024/03/03/russia-likely-suffered-at-least-355000-casualties-in-ukraine-war-uk-mod">l’armée russe a déploré en moyenne 983 soldats morts ou blessés chaque jour</a> en février 2024. En 2023, <a href="https://www.forumfreerussia.org/en/news-en/2023-09-22/average-life-expectancy-of-mobilized-russians-in-ukraine-war-was-4-5-months">l’espérance de vie moyenne d’un mobilisé russe</a> n’était que de quatre mois et demi.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-la-plainte-etouffee-des-mobilises-et-de-leurs-familles-224678">En Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles</a>
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<p>Ces chiffres effarants, de même que le <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/mauvaises-conditions-materiel-obsolete-des-soldats-russes-crient-leur-desespoir-dans-une-video_AV-202210070261.html">niveau calamiteux des vêtements et équipements fournis aux soldats</a>, témoignent du peu de cas que fait le pouvoir russe de la vie de ses militaires – et, plus généralement, de ses citoyens. Ce pouvoir met en œuvre ce que l’on appelle une <a href="https://modernrhetoric.files.wordpress.com/2018/12/thanatopolitics-bloomsbury-handbook.pdf">thanatopolitique</a>, c’est-à-dire une politique où la mort violente des habitants est perçue comme une issue souhaitable dès lors qu’elle participe à la grandeur de l’État.</p>
<h2>Offrir sa vie à l’État, seule existence utile</h2>
<blockquote>
<p>« Il y a des gens dont on peine à dire s’ils ont vraiment vécu ou non. Ils meurent d’on ne sait quoi, par exemple d’un abus de vodka… Votre fils, lui, a vécu. Il a atteint son but. Cela signifie que sa mort a eu un sens. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=4tRQIn6GRiU">Cette tirade</a> a été adressée par Vladimir Poutine, en 2022, à une femme dont le fils avait été tué dès la première guerre du Donbass, en 2014.</p>
<p>L’idéologie du régime de Poutine est <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vladimir-poutine-nous-irons-au-paradis-en-martyrs">eschatologique</a> : elle normalise la mort et la destruction. Un exemple éloquent en a été donné lors d’un récent concert de <a href="https://www.watson.ch/fr/soci%C3%A9t%C3%A9/poutine/447821235-shaman-le-parafasciste-voici-le-chanteur-prefere-de-poutine">Shaman, l’un des chanteurs les plus populaires du pays</a>, où en criant « Je suis russe ! », le refrain de son titre-phare, il appuie sur un bouton rouge simulant le bouton nucléaire, ce qui provoque immédiatement un feu d’artifice géant, à la plus grande joie du public :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720919264796836076"}"></div></p>
<p>Pour l’État totalitaire qu’est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14782804.2019.1651699">devenue la Russie de Poutine</a>, les citoyens n’ont de valeur qu’en tant que corps patriotiques dont le seul but est de mourir pour le souverain si nécessaire.</p>
<p>C’est pourquoi la loyauté envers le gouvernement et la possession d’un corps sain capable, le cas échéant, de faire la guerre, sont les principaux critères d’après lesquels l’État totalitaire trace les frontières entre « les nôtres » et « les autres », entre « les gens nécessaires » et « les gens superflus ». Ces « gens en trop », aux yeux du régime poutinien, ce sont les membres de l’opposition politique et culturelle, la communauté LGBTIQ+, ou encore les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1729804563572556268"}"></div></p>
<p>C’est pourquoi, aussi, les propagandistes de Poutine <a href="https://cepa.org/article/morality-shouldnt-get-in-the-way-russias-genocidal-state-media/">affirment</a> que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (l’euphémisme que le régime emploie pour désigner la guerre actuelle) n’est pas de tuer tous les Ukrainiens en tant que peuple, mais seulement ceux qui ne se considèrent pas comme faisant partie du « monde russe ».</p>
<p>C’est pourquoi la Russie <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-recherche-des-enfants-deportes-par-la-russie-une-course-contre-la-montre-avant-qu-ils-ne-disparaissent_6319473.html">a kidnappé des enfants ukrainiens</a> et tue leurs parents : le psychisme des enfants est flexible et ils peuvent être <a href="https://www.kyivpost.com/post/25213">« rééduqués »</a>, contrairement aux adultes.</p>
<p>C’est pourquoi de nombreuses épouses de soldats russes, après avoir appris que leurs maris violaient des Ukrainiennes, <a href="https://filmscosmos.com/intercepted/">légitiment ces actes</a> – parce que, selon elles, les femmes ukrainiennes ne sont pas des femmes comme elles.</p>
<p>Les détracteurs du régime de Poutine qualifient volontiers sa politique à l’égard des Ukrainiens de manifestation par le néologisme <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/25/rachisme-le-nouveau-mot-de-la-guerre-en-ukraine_6138996_3210.html">« rachisme »</a>, une contraction de « Rossia » (Russie) et de « fachizm » (fascisme) qu’employait déjà le premier président indépendantiste de la Tchétchénie (la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_tch%C3%A9tch%C3%A8ne_d%27Itchk%C3%A9rie">République d’Itchkérie</a>) Djokhar Doudaïev. En 1995, décrivant la politique de Moscou pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il l’a qualifiée d’« extrêmement cruelle, inhumaine, basée sur le chauvinisme grand-russe et sur la tactique de la terre brûlée ». Le concept a depuis été évoqué de nouveau dans le contexte de la guerre russo-géorgienne en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014, de la guerre subséquente dans le Donbass et de <a href="https://www.nytimes.com/2022/05/19/opinion/russia-fascism-ukraine-putin.html">l’invasion russe de l’Ukraine</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1650960946506919942"}"></div></p>
<p>Le régime de Poutine a nourri cette idéologie en réhabilitant dans une large mesure le stalinisme. En 2023, il y avait en Russie <a href="https://www.rferl.org/a/russia-stalin-victims-memorials-vandalism/32620956.html">110 monuments à la gloire de Staline</a> ; 95 d’entre eux ont été érigés sous Vladimir Poutine. La société russe se réapproprie rapidement les méthodes soviétiques de gouvernance et de contrôle, comme en témoigne la <a href="https://www.geo.fr/geopolitique/donos-dans-russie-en-guerre-de-vladimir-poutine-la-delation-est-redevenue-un-sport-national-218137">multiplication des dénonciations</a> de citoyens russes les uns contre les autres pour « manque de fiabilité politique », qui a entraîné l’emprisonnement de nombreuses personnes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/70-ans-apres-la-mort-de-staline-son-spectre-hante-toujours-la-russie-199489">70 ans après la mort de Staline, son spectre hante toujours la Russie</a>
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<h2>Peut-on évaluer l’attachement réel des Russes à l’idéologie du pouvoir ?</h2>
<p>Les sondages réalisés dans une société non libre ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, mais ils peuvent donner un aperçu de la situation.</p>
<p><a href="https://www.levada.ru/2023/12/08/konflikt-s-ukrainoj-otsenki-noyabrya-2023-goda/">Selon une enquête effectuée en novembre 2023 par le Centre Levada</a>, les deux principaux sentiments – contradictoires – que la guerre avec l’Ukraine a suscités chez les Russes depuis qu’elle a démarré sont, d’une part, la terreur (32 %) et, d’autre part, la fierté pour leur pays (45 %). Cette fierté est principalement ressentie par les hommes et les personnes plus âgées, qui ont connu l’URSS. L’anxiété, la peur et l’horreur sont plus souvent ressenties par les femmes et par l’ensemble des Russes nés sous Poutine.</p>
<p>Pourtant, selon cette même enquête, la proportion de Russes qui pensent qu’il faut entamer des pourparlers de paix reste élevée : elle s’élève à 57 %, soit le même niveau qu’en octobre 2022 (après l’annonce de la mobilisation partielle). 36 % des personnes interrogées sont favorables à la poursuite de l’action militaire. Environ autant (40 %) ont collecté de l’argent et des biens pour les faire parvenir aux participants à l’« opération spéciale » au cours de l’année écoulée.</p>
<p><a href="https://www.bbc.com/russian/news-64764949">Selon les auteurs du projet de recherche indépendant « Chroniques »</a>, les Russes ne répondent pas sincèrement à la question de savoir s’ils soutiennent l’« opération spéciale », de crainte de subir les représailles du pouvoir s’ils assument leur opposition. Certains disent qu’ils la soutiennent uniquement pour « se fondre dans la foule » des conformistes. Pour d’autres, il y a une différence entre soutenir la guerre et soutenir les Russes qui y ont été envoyés. Dans l’ensemble, cependant, les sociologues estiment que les sanctions fonctionnent et que les réfrigérateurs vides « annuleront » l’effet de la propagande de Poutine, et que ceux qui tentent encore d’éviter les jugements politiques sur la guerre seront alors contraints de les formuler.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-soutien-de-facade-des-russes-a-la-guerre-en-ukraine-216314">Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine</a>
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<p>Pour l’heure, en tout cas, il semble très difficile d’imaginer que le peuple russe puisse renverser le régime. La <a href="https://www.20minutes.fr/monde/russie/4079320-20240302-mort-alexei-navalny-milliers-russes-defilent-tombe-opposant-apres-funerailles">réaction massive à la mort d’Alexeï Navalny</a> démontre sans doute qu’il existe une vraie demande intérieure de changements démocratiques, mais celle-ci est à ce stade insuffisante pour provoquer ce souffle immense de mécontentement populaire qui pourrait ébranler profondément le système.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandra Yatsyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le poutinisme repose sur la thanatopolitique – de thanatos, la mort – qui proclame que la vie des citoyens n’a de sens que si elle est vécue, et sacrifiée, dans « l’intérêt de la Russie ».Alexandra Yatsyk, Chercheuse en sciences politiques, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252072024-03-12T16:07:37Z2024-03-12T16:07:37ZÀ partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ?<p>Le 26 février, <a href="https://www.bfmtv.com/politique/elysee/guerre-en-ukraine-les-propos-complets-d-emmanuel-macron-sur-l-envoi-de-troupes-au-sol_AV-202402270832.html">Emmanuel Macron</a> a entrouvert la porte à un déploiement possible de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine, « de manière officielle, assumée et endossée », jugeant que « rien ne [devait] être exclu pour poursuivre l’objectif qui est le nôtre : la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre ».</p>
<p>La sortie du président de la République a suscité une levée de boucliers, tant du côté des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/27/les-allies-divises-sur-l-option-d-une-intervention-au-sol-en-ukraine_6218802_3210.html">principaux alliés de la France</a>, que des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=cf-NE7VnP_E">partis d’opposition en interne</a>. Alors que les Occidentaux ont jusqu’à présent fait preuve d’une grande prudence vis-à-vis de la Russie, puissance dotée de l’arme nucléaire, la perspective du déploiement de troupes au sol est perçue comme une <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/feb/29/emmanuel-macron-troops-ukraine-russia-france">escalade dangereuse</a>, à même de donner un nouveau statut aux partenaires de l’Ukraine : celui de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/envoi-de-troupes-occidentales-en-ukraine-l-hypothese-d-emmanuel-macron-deja-ecartee-par-de-nombreux-allies-20240227">cobelligérant</a>.</p>
<p>La polémique n’est pas neuve : depuis février 2022, chaque fois que les Occidentaux franchissent un pas supplémentaire dans leur réponse à l’invasion russe (en imposant de nouvelles sanctions ou en livrant de nouveaux types d’armes), quelques commentateurs se demandent si cela ne revient pas, cette fois-ci, à franchir le <a href="https://www.marianne.net/monde/europe/cobelligerance-les-occidentaux-sont-ils-en-train-de-sengager-dans-le-conflit-en-ukraine">pas symbolique</a> qui ferait basculer la France en guerre – en guerre contre la Russie. De fait, à partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ? Où se situe concrètement la <a href="https://theconversation.com/comment-les-philosophes-de-lantiquite-pensaient-la-guerre-178494">frontière</a> entre la guerre et la paix ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/limpact-de-la-guerre-en-ukraine-sur-la-cooperation-militaire-franco-allemande-223671">L’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande</a>
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<h2>Les ambiguïtés du discours politique</h2>
<p>La France est-elle en guerre, ou est-elle sur le point d’entrer en guerre, en Ukraine ? À cette question pour le moins sensible, les responsables gouvernementaux français apportent des réponses étonnamment variables. Après avoir martelé, les <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284216-emmanuel-macron-02032022-ukraine-consequences-economiques">2 mars</a>, <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284517-emmanuel-macron-11032022-ukraine">11 mars</a> et <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/285102-emmanuel-macron-09052022-union-europeenne">9 mai 2022</a>, que « nous ne sommes pas en guerre », Emmanuel Macron déclare finalement, dans un discours sur la crise énergétique, le 5 septembre 2022, que <a href="https://rmc.bfmtv.com/actualites/international/crise-energetique-nous-sommes-en-guerre-c-est-un-etat-de-fait-lance-emmanuel-macron_AV-202209050550.html">« nous sommes en guerre, c’est un état de fait »</a>, puis appelle, le 19 janvier 2024 à accélérer le passage à une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/ukraine-emmanuel-macron-exhorte-l-industrie-de-defense-a-passer-en-mode-economie-de-guerre-988335.html">« économie de guerre »</a>.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> mars 2022, alors que <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284239-florence-parly-jean-baptiste-lemoyne-olivier-dussopt-01032022-ukraine">Florence Parly, la ministre des Armées de l’époque, écartait</a> devant les sénateurs l’envoi de troupes combattantes car cette option « ferait de nous des cobelligérants », son collègue de l’Économie, <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/03/01/nous-allons-provoquer-l-effondrement-de-l-economie-russe-affirme-bruno-le-maire_6115679_823448.html">Bruno Le Maire, affirmait sur France Info</a> que la France et ses alliés s’apprêtaient à « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie » (avant de faire marche arrière quelques heures plus tard, admettant que l’emploi du terme <em>guerre</em> était « inapproprié »).</p>
<p>Si elles peuvent être source de confusion, ces citations ont aussi le mérite de révéler deux caractéristiques des usages (et non-usages) politiques du terme de <em>guerre</em>.</p>
<p>Ce terme n’est pas réservé au champ de la conflictualité armée, mais se voit appliqué à de nombreux autres domaines – économique et énergétique ici, mais aussi diplomatique, informationnel, sanitaire, etc. – Emmanuel Macron n’avait-il pas déclaré, en 2020, la <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/16/nous-sommes-en-guerre-retrouvez-le-discours-de-macron-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033314_823448.html">« guerre » au Covid</a> ? Ces emplois du terme de <em>guerre</em>, nous le verrons, s’écartent de l’emploi scientifique de celui-ci et constituent une forme d’abus de langage.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/deux-ans-de-guerre-en-ukraine-comment-lue-sest-mobilisee-224028">Deux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée</a>
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<p>Par ailleurs, il est évident que le choix politique de qualifier ou de ne pas qualifier un événement de « guerre » ne dépend pas en premier lieu de la nature réelle de cet événement, mais plutôt de l’intérêt politique perçu à mobiliser ou à ne pas mobiliser une rhétorique guerrière.</p>
<p>C’est ainsi que, sous le mandat Sarkozy, le gouvernement se refusait à parler de « guerre » pour qualifier la présence militaire française en Afghanistan (<a href="https://www.liberation.fr/france-archive/2008/08/27/deux-ministres-sur-la-defense_78758/">y compris après la mort de 10 soldats en opération à Uzbeen en 2008</a>), alors que le président déclarait la « guerre » aux <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20100730-nicolas-sarkozy-veut-faire-guerre-insecurite">« trafiquants et aux voyous »</a>, dans le cadre de son combat contre l’insécurité.</p>
<p>Ces usages et non-usages, à géométrie variable, du terme de <em>guerre</em> trahissent des stratégies discursives de la part des acteurs qu’il est intéressant d’étudier et de décrypter. Ils démontrent par ailleurs la distance qu’il peut y avoir entre l’emploi « politique » du terme et son emploi universitaire.</p>
<h2>La définition de la guerre en science politique</h2>
<p>Qu’est-ce que la guerre ? La théorie politique met en avant trois critères de définition de la guerre : son caractère collectif, son caractère violent et son caractère interactionnel.</p>
<p>Premièrement, la guerre est un phénomène collectif. Cela signifie qu’elle oppose non pas des individus, mais des groupes organisés les uns contre les autres. Ainsi que l’écrivait <a href="https://editions.flammarion.com/du-contrat-social/9782081275232">Jean-Jacques Rousseau</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats. »</p>
</blockquote>
<p>La nature (étatique ou non) de ces groupes organisés n’est pas un critère de définition de la guerre. On peut parler de guerre même si l’un ou les deux acteurs aux prises ne sont pas des États au sens moderne du terme – tel était par exemple le cas de la guerre d’Afghanistan, lors de laquelle les forces françaises faisaient face à un mouvement insurrectionnel, les talibans.</p>
<p>Cette distinction est néanmoins utile pour établir des typologies, permettant par exemple de distinguer la guerre inter-étatique (entre États) de la guerre civile (à l’intérieur d’un État).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EYTnMHcta4Q?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les philosophes français face à la guerre : politique, morale, philosophie – Claudine Tiercelin, 2014, Collège de France.</span></figcaption>
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<p>Deuxièmement, la guerre se caractérise par l’emploi d’un instrument spécifique : la force armée. La guerre se distingue de l’absence de guerre (c’est-à-dire de la paix) non pas par l’existence d’un différend ou de tensions particulièrement vives, mais par le choix, commun aux deux acteurs, de tenter de régler ce différend au moyen de la violence. En cela, comme l’écrivait le théoricien <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">Carl von Clausewitz</a>, la guerre « est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits ».</p>
<p>La définition de la paix à laquelle l’on arrive alors est une définition négative : la paix se définit par la simple absence de violence, indépendamment de l’existence ou non d’un sentiment d’amitié ou d’hostilité entre les groupes aux prises.</p>
<p>Troisièmement, la guerre est un phénomène interactionnel. Clausewitz la définissait d’ailleurs, dès la première page de son maître-ouvrage, <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html"><em>De la guerre</em></a>, comme « un duel à une plus vaste échelle ».</p>
<p>Cela signifie que la guerre n’est pas l’application unilatérale de la violence contre une cible passive, mais implique que les deux adversaires aient chacun fait le choix d’utiliser la violence contre l’autre. La guerre se caractérise ainsi par la « réciprocité d’action volontaire », pour reprendre la formule du sociologue <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/trait%C3%A9-de-pol%C3%A9mologie-sociologie-des-guerres-9782228883627">Gaston Bouthoul</a>. Par exemple, l’on considère que l’occupation militaire de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 ne constitue pas une guerre car l’armée autrichienne n’a pas cherché à y résister ; à l’inverse, l’invasion de Pologne en 1939 peut quant à elle être qualifiée de guerre du fait de la résistance (même brève) des forces polonaises.</p>
<p>En synthèse, on peut dire que la guerre se définit par la réciprocité du recours à la force entre groupes organisés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/arthur-pourquoi-les-hommes-aiment-ils-la-guerre-et-sentretuent-ils-131593">Arthur : « Pourquoi les hommes aiment-ils la guerre et s’entretuent-ils ? »</a>
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<h2>La France est-elle en guerre en Ukraine ?</h2>
<p>À l’aune de cette définition, comment qualifier aujourd’hui l’action de la France dans le contexte de la guerre en Ukraine ? Il convient tout d’abord de noter que l’on ne peut pas parler de « guerre » au sujet des sanctions adoptées contre la Russie : celles-ci relèvent en effet d’un répertoire d’actions (économique, diplomatique, etc.) qui est matériellement et symboliquement distinct de l’emploi de la violence physique.</p>
<p>Prendre des mesures de représailles contre un État ne suffit pas pour créer une situation de guerre tant que ces mesures n’impliquent pas le recours à la force. À ce titre, parler de « guerre économique » constitue un abus de langage : ce qui fait la spécificité de la guerre, nous l’avons dit, est <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">« le caractère particulier des moyens qu’elle met en œuvre »</a>, à savoir, la violence armée.</p>
<p>Qu’en est-il de l’aide militaire apportée par la France à l’Ukraine ? Là encore, on ne peut pas qualifier cette action de « guerre ». En effet, transférer des matériels militaires à un autre État n’équivaut pas au fait d’employer soi-même ces matériels militaires contre un acteur tiers. Si la France aide l’Ukraine à combattre contre la Russie, la France ne recourt pas elle-même à la force armée contre la Russie (pas plus que la Russie ne recourt à la force contre la France).</p>
<p>Le critère de la réciprocité de l’emploi de la violence n’est donc pas rempli. Pour pouvoir parler de guerre, il convient qu’il y ait une participation directe aux hostilités, au travers d’un emploi, en propre, de la violence.</p>
<p>L’expression « guerre par procuration » est donc là aussi à ne pas prendre au pied de la lettre : en l’absence d’une implication directe dans les combats eux-mêmes, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une guerre.</p>
<p>Qu’en est-il, enfin, de la potentielle présence de troupes au sol en Ukraine ? La réponse à cette question dépend de la mission qui leur serait confiée : si ces troupes ne participent pas elles-mêmes aux hostilités, mais agissent à des fins de collecte de renseignements, de maintien en conditions opérationnelles des équipements militaires, de formation des soldats ukrainiens, etc., on ne peut pas parler de guerre ou de cobelligérance. Ces actions de soutien ne constituent pas une forme d’usage de la force et ne feraient pas basculer la France d’une situation de paix à une situation de guerre avec la Russie.</p>
<p>En revanche, s’il s’agissait de troupes combattantes, participant directement aux opérations de combat, alors le seuil de la cobelligérance serait franchi. De même, si les soldats sur place contribuaient à opérer certains équipements militaires (de type missiles longue portée), c’est-à-dire, s’ils ne se contentaient pas d’aider à l’entretien des ces équipements mais participaient directement de leur emploi contre les forces russes, l’on pourrait considérer qu’il s’agit d’une forme de recours à la force, et donc, de cobelligérance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225207/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Adrien Schu est membre de l'Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES). </span></em></p>Où se situe concrètement la frontière entre la guerre et la paix dans une situation de conflit ?Adrien Schu, Maitre de conférences en sciences politiques, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2250052024-03-12T16:07:02Z2024-03-12T16:07:02ZOTAN-Russie : pourquoi parler de « nouvelle guerre froide » est une dangereuse illusion<p>Deux années de guerre en Ukraine ont-elles ressuscité la vocation de l’OTAN, fondée le 4 avril 1949, il y a pratiquement 75 ans ? Privée depuis 1991 de son ennemi existentiel, l’URSS, la plus grande alliance militaire intégrée au monde avait traversé deux décennies de <a href="https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2016-1-page-71.htm">crise de vocation</a>. Rompant avec le bloc soviétique, la nouvelle Fédération de Russie était devenue un partenaire stratégique au sein du <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm">Conseil OTAN-Russie créé en 2002</a>. De plus, plusieurs anciens pays du « bloc de l’Est », y compris trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie) avaient même <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49212.htm">rejoint l’Organisation</a> entre 1999 et 2020. De 19 membres à la fin de la guerre froide, elle était passée à 28 membres en 2009 (32 aujourd’hui). Sa raison d’être était de contenir le bloc communiste en Europe et de contrer le Pacte de Varsovie sur le terrain militaire.</p>
<p>L’annexion de la Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass depuis lors et l’invasion à grande échelle de 2022 ont mis fin à cette introspection inquiète. Dans la Russie de 2022, elle retrouvait son « ennemi » théorisé par Carl Schmitt dans <a href="https://editions.flammarion.com/la-notion-de-politique-theorie-du-partisan/9782081228733"><em>La notion de politique</em></a> (1932) comme celui avec lequel l’affrontement est radical et inévitable, dans la mesure où aucun terrain commun ne peut être trouvé.</p>
<p>L’impression de « déjà-vu » géopolitique est aujourd’hui si puissante que l’idée s’est partout imposée : l’Occident serait entré dans une « nouvelle guerre froide » avec une Fédération russe héritière agressive de l’URSS. Seule la carte des blocs aurait évolué, avec l’intégration dans l’Alliance d’anciens États communistes et de deux pays anciennement neutres (Finlande et Suède).</p>
<p>Le « désir du même », si rassurant soit-il, ne doit pas offusquer « la recherche de l’autre ». Le retour de l’histoire ne devrait pas se faire au prix de l’oubli de la géopolitique. Si l’Europe se considère elle-même engagée dans cette nouvelle guerre froide, elle risque de négliger les risques nouveaux auxquels elle est exposée. Les déclarations (provocatrices) <a href="https://www.leparisien.fr/international/propos-de-donald-trump-sur-lotan-ce-nest-pas-alliance-a-la-carte-sagace-la-diplomatie-europeenne-12-02-2024-Q4NZZ4GO7JARLCX565I2PPSHKM.php">du candidat Trump sur l’OTAN</a>, les annonces (isolées ou contestées) <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-emmanuel-macron-annonce-la-creation-d-une-coalition-pour-fournir-des-missiles-et-bombes-20240226">du président Macron sur l’envoi de troupes en Ukraine</a> et <a href="https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2023/08/30/adhesion-de-la-finlande-a-lotan-gros-plan-sur-un-parcours-logique-mais-inattendu/index.html">l’entrée de la Finlande</a> et celle (longtemps retardée par la Hongrie) du <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/otan-pourquoi-lentree-de-la-suede-inquiete-la-russie-de-poutine-ZWLZ5QID4FABHEE33OEWUIDK6Y/">Royaume de Suède dans l’OTAN</a> doivent nous alerter : le Vieux Continent fait aujourd’hui face à des risques géopolitiques de nature bien différente de ceux dont la guerre froide était porteuse. L’histoire bégaie rarement. Et, en tout cas, elle ne dit jamais la même chose. Et les dangers d’aujourd’hui ne gagnent pas à être réduits aux alertes d’hier.</p>
<h2>Retour vers le futur : l’Ukraine, guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie ?</h2>
<p>En géopolitique comme ailleurs, les adorateurs des cycles sont nombreux. Combien de fois l’adage de Marx sur les coups d’État des Bonaparte n’est-il pas invoqué aujourd’hui ? Selon lui, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/08/02/marx-et-la-repetition-historique_2995189_1819218.html">tout événement se produirait deux fois</a> : une première, sous une forme tragique et une deuxième, sous les dehors d’une farce – parfois sanglante. Il en irait ainsi de la guerre froide : sa première occurrence avait émergé du deuxième conflit mondial pour mettre aux prises les Alliés occidentaux et le bloc soviétique. Et nous serions entrés depuis 2022, ou même depuis 2013, dans la deuxième guerre froide.</p>
<p>Face à l’horreur de la guerre en Ukraine et à la crainte que suscite la Russie en Europe, il est tentant de retrouver une grille d’analyse éprouvée. La déstabilisation puis l’invasion de l’Ukraine au nom d’une « dénazification » fictive ne rappellent-elles pas les subversions politiques et les interventions militaires de l’URSS en <a href="https://www.herodote.net/17_juin_1953-evenement-19530617.php">Allemagne</a> en 1953, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/11/03/26010-20161103ARTFIG00310-le-4-novembre-1956-les-chars-sovietiques-deferlent-sur-budapest.php">Hongrie</a> en 1956, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/08/20/26010-20180820ARTFIG00203-21-ao%C3%BBt-1968-les-chars-du-pacte-de-varsovie-envahissent-la-tchecoslovaquie.php">Tchécoslovaquie</a> en 1968 ou encore en <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2016-3-page-55.htm">Afghanistan</a> en 1979 ? Comme lors de cette première guerre froide, on observe aujourd’hui une scission de l’Europe en deux blocs militaires, politiques, stratégiques et diplomatiques. Le Rideau de fer tomberait aujourd’hui sur la ligne de front en Ukraine plutôt que sur la frontière entre RFA et RDA, mais la même césure est en passe de s’installer, dans tous les domaines.</p>
<p>Sur le plan politique, les deux camps revendiquent des modèles radicalement opposés : la Russie <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-occident-vu-par-poutine-menace-et-decadence-1605991">critique ainsi le libéralisme décadent</a> des sociétés ouvertes pour mieux affirmer son modèle politique ouvertement et explicitement autoritaire, conservateur et nationaliste.</p>
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<p>Sur le plan stratégique, chacun des pôles de puissance se considère menacé par l’autre et contraint de développer à l’échelle continentale, puis à l’échelon mondial, une stratégie de refoulement de l’autre. Pour la Russie, les vagues d’élargissement de l’OTAN poursuivraient ainsi la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pactomanie_am%C3%A9ricaine">« Pactomanie »</a> des États-Unis dans les années 1940 et 1950 destinée à contenir et refouler le péril rouge. Pour l’Ouest, Moscou a multiplié les formats de coopération anti-occidentaux (OTSC, UEE, OCS, etc.) pour contrecarrer ces extensions otaniennes, de la même façon qu’elle avait à l’époque soviétique signé de nombreux accords, notamment militaires, avec des « États frères » aux quatre coins de la planète.</p>
<p>Sur le plan économique, les vagues de sanctions <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/les-sanctions-contre-la-russie-fonctionnent-2023-12-21_fr">européennes</a> et <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/les-etats-unis-declenchent-la-plus-importante-salve-de-sanctions-contre-la-russie-depuis-deux-ans-on-se-vengera-repond-medvedev-991311.html">américaines</a> se sont succédé et ont eu pour réponses des <a href="https://alrud.com/publications/62693dc8af5f2a5e0d0bb0f2">contre-sanctions</a> russes ; si bien que les anciens partenaires essaient désormais de se passer des approvisionnements de l’autre.</p>
<p>Sur le plan militaire et industriel, la course aux armements et la (re)militarisation battent leur plein, comme au moment de la phase stalinienne de la guerre froide. L’effort de défense des États de l’OTAN s’est considérablement accentué : en 2024, 18 des 32 membres consacrent plus de 2 % de leur PIB aux dépenses militaires. Quant à la Russie elle affiche pour 2024 un budget de défense représentant 6 % du PIB, en hausse de +70 % par rapport à 2023, pourtant déjà année de guerre.</p>
<p>Dans cette polarisation, la guerre d’Ukraine aurait accéléré, accentué et catalysé la renaissance d’un clivage indépassable entre l’OTAN et son Autre radical, la Russie, nouvel avatar de l’URSS. Bien plus, l’Ukraine serait le théâtre d’une « guerre par procuration » typique de la guerre froide comparable à celles que les deux Corées, le Vietnam ou encore l’Angola et le Mozambique avaient connues durant la guerre froide. Dans le Donbass, en Crimée et ailleurs en Ukraine, l’OTAN et la Russie se combattraient à distance, à l’ombre d’une menace nucléaire globale.</p>
<p>Certains attendus de cette grille d’analyse sont parfaitement exacts. En particulier, tous les mécanismes de dialogue, de négociation et de vérification sont bloqués à l’OTAN, à l’ONU et à l’OSCE. Avec « l’ennemi » schmittien ou « l’Autre » radical, la communication est devenue impossible – a fortiori toute forme de coopération.</p>
<h2>Les risques de l’illusion</h2>
<p>Si elle est suggestive, cette vision de la mission de l’OTAN et de la stratégie de la Russie est toutefois trompeuse. Outre qu’elle justifie la rhétorique obsidionale développée par le président russe depuis son fameux <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1886">discours sur l’OTAN à la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007</a>, elle masque les dangers réels de la situation présente. Trois événements récents doivent nous en convaincre.</p>
<p>Le 10 février dernier, le candidat, ancien président et possible futur président des États-Unis Donald Trump a réitéré <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/12/donald-trump-suscite-l-effroi-chez-les-allies-en-mettant-en-cause-le-principe-de-solidarite-au-sein-de-l-otan_6216070_3210.html">son souhait de prendre ses distances avec l’OTAN</a> et de réduire ainsi l’exposition de son pays aux conflits européens. Cette déclaration ne doit être accueillie ni comme une foucade coutumière d’un provocateur compulsif ni comme un argument électoral d’un novice en politique étrangère. Elle donne le ton du <em>Zeitgeist</em> international car elle résume plusieurs tendances lourdes incompatibles avec la guerre froide.</p>
<p>L’engagement dans l’OTAN n’est plus l’instrument privilégié d’intervention de Washington dans le rapport de force avec son Autre. La bipolarisation américano-soviétique et la gigantomachie OTAN-Pacte de Varsovie ont disparu parce des puissances tierces ont émergé : la République Populaire de Chine, les BRICS et l’Union européenne au premier chef. Le duopole militaire mondial OTAN-Pacte de Varsovie, relativement stable et axé sur la dissuasion nucléaire mutuelle, n’existe plus. Les risques de dérapage s’en trouvent accrus. Les provocations de Donald Trump sur l’OTAN se multiplieront car les déséquilibres européens ne sont plus régulés par la tension maîtrisée entre deux blocs stables et disciplinés. Voilà un risque spécifique à nos temps qu’il ne faut pas négliger au nom de la théorie de la « nouvelle guerre froide ».</p>
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<p>Facteur aggravant : tous les espaces de neutralité, de médiation ou de régulation sont en passe de disparaître entre l’OTAN et la Fédération de Russie appuyée sur son OTSC qui réunit plusieurs anciennes républiques soviétiques. <a href="https://theconversation.com/finlande-une-nouvelle-ere-203576">La fin de la neutralité finlandaise en 2023</a> puis de la neutralité suédoise cette année atteste de cette tendance. La guerre froide avait laissé subsister des espaces ouvertement ou implicitement neutres : les deux États nordiques avaient ainsi échappé au système communiste tout en assurant des relations correctes avec leur voisin soviétique. Des glacis, des zones tampons et des aires grises réduisaient les contacts directs entre OTAN et Pacte de Varsovie.</p>
<p>Les risques de frictions et de dérapage (réels) s’en trouvaient réduits. Désormais, l’espace européen est devenu une vaste zone de confrontation directe (Ukraine) ou indirecte (Baltique, mer Noire). L’abandon des neutralités nordiques – et, à terme, peut-être de la neutralité <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_221155.htm?selectedLocale=fr">moldave</a> – fait de l’Autre russe le Voisin direct. Voilà un danger que la « nouvelle guerre froide » risque d’occulter. L’affrontement européen ne se fait plus à distance, par-delà des zones tampons.</p>
<p>Enfin, la déclaration si controversée d’Emmanuel Macron le 26 février au soir a souligné combien les dangers actuels sont distincts de ceux du deuxième XX<sup>e</sup> siècle. Pour l’OTAN, envoyer officiellement des troupes au sol dans un pays tiers, extérieur à l’Alliance, changerait la nature du conflit actuellement en cours. Pour le moment, celui-ci ne met aux prises que deux États, un agresseur et un envahi. Chacun mobilise ses propres réseaux d’alliances afin de soutenir son effort de guerre. Mais le conflit est bilatéral – et ce point n’est ni à minorer, ni à négliger, ni à récuser en fiction.</p>
<p>Même si l’OTAN comme tout, et ses États membres comme parties, soutiennent l’Ukraine de multiples façons, ils ne sont pas parties au conflit car la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_110496.htm">clause d’assistance mutuelle de l’article 5</a> ne peut être déclenchée pour l’Ukraine, non-partie au Traité de 1949. Le risque rappelé – à tort ou à raison – par le président français est qu’une confrontation armée OTAN-Russie est désormais possible. La régionalisation des hostilités, l’entrée en guerre d’autres États, la nucléarisation de certaines opérations, etc. : tels sont des risques actuels.</p>
<h2>Une guerre déjà chaude</h2>
<p>L’OTAN n’est aujourd’hui pas engagée dans une nouvelle guerre froide : la stratégie américaine ne repose plus principalement sur elle ; d’autres puissances militaires différentes de l’Organisation ont émergé ; son « ennemi » existentiel, le Pacte de Varsovie, discipliné, régulé et donc relativement prévisible, n’existe plus ; la guerre par procuration n’est plus la règle. Les risques sont ceux d’une guerre déjà chaude et même très chaude.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225005/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La situation actuelle rappelle à bien des égards la guerre froide, mais il est dangereux de s’en tenir à ce parallèle, car les risques de conflit ouvert sont aujourd’hui nettement plus élevés.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2246782024-03-11T16:14:31Z2024-03-11T16:14:31ZEn Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles<p>Le 26 février 2024, le <a href="https://www.kommersant.ru/doc/6533550">premier débat officiel de la campagne présidentielle russe a lieu à la télévision d’État</a>. Des quatre candidats autorisés à concourir, deux sont présents sur le plateau. Un troisième a envoyé un représentant à sa place. Le président sortant Vladimir Poutine, quatrième candidat de cette campagne, a déclaré, comme lors de tous les scrutins précédents, qu’il ne prendrait pas part aux débats.</p>
<p>La campagne électorale de 2024 se déroule dans un contexte sans précédent : la Russie conduit depuis deux ans une guerre de haute intensité contre l’Ukraine ; l’économie russe est placée sous de <a href="https://theconversation.com/russie-les-sanctions-occidentales-commencent-a-faire-effet-221623">lourdes sanctions</a> décrétées par les pays occidentaux ; plusieurs centaines de milliers de Russes ont quitté le pays ; et <a href="https://meduza.io/en/feature/2024/02/24/at-least-75-000-dead-russian-soldiers">au moins 75 000 soldats russes</a> ont perdu la vie sur le front.</p>
<p>On aurait pu s’attendre à ce que le sujet de la guerre soit central dans la campagne électorale. L’un des débats de la campagne a bien été consacré à « l’opération militaire spéciale » et a permis aux trois candidats de dérouler leur positionnement sur la guerre : attachement à la victoire totale pour les candidats communiste (Nikolaï Kharitonov) et nationaliste (Léonid Sloutski), volonté de lancer un processus de négociation pour le candidat se présentant comme libéral (Vladislav Davankov), sans que les contours ou les conditions de cette négociation ne soient précisés.</p>
<p>Cependant, l’essentiel des débats – qui n’ont pas passionné le public russe – ont été consacrés à d’autres sujets : l’éducation, la culture, l’économie, l’agriculture, la démographie, le logement, dans une confrontation routinisée et encadrée… Les candidats eux-mêmes ne se sont pas toujours déplacés pour les débats, se faisant représenter par d’autres personnes appartenant à leurs partis politiques.</p>
<h2>La guerre est l’affaire des familles des soldats</h2>
<p>De l’autre côté du spectre médiatique, la guerre est une réalité bien différente. Sur la chaîne Telegram <a href="https://t.me/putdomo/543">« Le chemin de la maison »</a>, qui regroupe les membres des familles des combattants mobilisés et compte plus de 70 000 abonnés, le deuxième anniversaire de la guerre n’est pas l’occasion d’une autocongratulation, mais d’une commémoration. « Voilà deux ans que l’opération militaire spéciale déchire et brise sans pitié nos cœurs. Détruit les familles. Fabrique des veuves, des orphelins, des personnes âgées isolées », peut-on y lire.</p>
<p>La critique de la guerre est <a href="https://t.me/PYTY_DOMOY/902">explicite</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a deux ans, la Russie tout entière a plongé dans le chaos et l’horreur. Plus personne ne peut faire des projets d’avenir. […] Nous nous sommes tous retrouvés en enfer. Nos familles ont été les premières à être broyées par l’appareil d’État, et votre famille et vos amis risquent de subir le même sort après notre destruction. »</p>
</blockquote>
<p>C’est en septembre-octobre 2022, au moment du déclenchement de la mobilisation militaire qui a permis à l’État russe d’enrôler de force et d’envoyer sur le front ukrainien près de 300 000 civils, souvent à peine formés au combat, que les premiers groupes de familles de soldats se sont formés. Se réunissant devant les administrations locales et postant des vidéos en ligne, ces femmes ne s’opposaient pas au principe de la mobilisation, mais critiquaient son déroulement chaotique.</p>
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<figcaption><span class="caption">Vidéo du 4 novembre 2022.</span></figcaption>
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<p>La consigne donnée par le pouvoir central aux autorités locales était alors d’être réceptives aux demandes de ces familles, et de tenter de résoudre les problèmes qu’elles soulevaient. Après plusieurs mois de silence, le mouvement est redevenu actif à l’approche du premier anniversaire de la mobilisation, à la fin de l’été 2023.</p>
<p>Ce premier anniversaire n’était pas seulement un seuil symbolique : il s’accompagnait d’une attente de démobilisation. Si la durée de l’enrôlement n’était précisée dans aucun document ni formalisée dans aucune promesse, la fatigue et la conviction d’avoir déjà trop donné commençaient à se répandre dans les familles des mobilisés.</p>
<p>Loyaliste à ses débuts, demandant une nouvelle vague de mobilisation pour remplacer la première, la chaîne Telegram « Le chemin de la maison » s’est progressivement radicalisée et politisée face au refus des autorités d’entendre la demande de démobilisation. À l’approche de la campagne présidentielle, les activistes des groupes de femmes ont cherché à prendre contact avec les candidats pour leur demander d’endosser leurs revendications. Un seul candidat, Boris Nadejdine, opposé à la guerre, leur avait réservé un accueil favorable, mais avait été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/08/russie-le-candidat-antiguerre-boris-nadejdine-exclu-a-son-tour-de-la-presidentielle_6215417_3210.html">rapidement empêché de concourir</a>. Le candidat Davankov a bien évoqué, lors du débat télévisé consacré à l’« opération militaire spéciale », le désir des familles de voir la guerre se terminer, sans aller plus loin. Vladimir Poutine, quant à lui, n’a pas abordé le sujet lors de son <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/29/vladimir-poutine-dans-son-discours-annuel-a-la-nation-met-en-garde-les-occidentaux-contre-une-menace-reelle-de-guerre-nucleaire_6219303_3210.html">discours annuel à la nation</a> : la démobilisation des combattants n’est pas vraiment à l’ordre du jour de cette campagne.</p>
<h2>Dans les pas des mouvements de mères de soldats ?</h2>
<p>L’analogie de ces groupes de femmes de mobilisés avec les mouvements des mères de soldats se rappelle rapidement à l’esprit de ceux qui connaissent l’histoire russe contemporaine. Les <a href="https://journals.openedition.org/lectures/12594">associations des mères de soldats</a> créées dans les dernières années de l’Union soviétique, à la fin de la guerre en Afghanistan, ont été des opposantes actives et puissantes aux deux guerres conduites par l’État russe en Tchétchénie, en 1994-1996, puis en 1999-2004.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Rassemblement de mères de soldats russes pendant la guerre de Tchétchénie, 1996. Sur les pancartes, on lit notamment des appels à la démobilisation adressés au ministre de la Défense de l’époque Pavel Gratchev.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://rightlivelihood.org/app/uploads/2016/09/1996-Soldiers-Mothers-Against-the-Chechen-war-Salzb05.jpg">rightlivelihood.org</a></span>
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<p>En dehors des situations de guerre, elles ont aussi sauvé des dizaines de milliers de conscrits des mauvais traitements, violences et risques de mort encourus dans l’armée russe. Les Mères de soldats ont été l’un des mouvements sociaux les plus influents dans la Russie des années 1990 et 2000. Les épouses de mobilisés reprennent-elles leur flambeau, et peuvent-elles peser sur la représentation de la guerre dans la société russe ?</p>
<p>Lorsque les premiers groupes de femmes ont pris la parole en septembre 2022, beaucoup de commentateurs <a href="https://eu.usatoday.com/story/opinion/columnists/2022/05/02/russian-mothers-putin-war-ukraine/9546447002/">y ont vu un espoir d’opposition de la société à la guerre</a>, mais ils ont rapidement déchanté devant le loyalisme affiché de ces épouses, mères et sœurs. En réalité, ce n’est pas l’absence de critique de la guerre qui distingue ces femmes de leurs illustres prédécesseuses. Bien des mamans de soldats envoyés combattre en Tchétchénie formulaient leur protestation de la même manière : si mon fils doit accomplir son devoir pour sa patrie, je n’ai rien à y redire, mais qu’en retour l’État le respecte. Ce qui distingue les deux mouvements, c’est plutôt la possibilité même de conduire une action collective.</p>
<h2>L’impossible dénonciation publique de la guerre</h2>
<p>Si les premières années postsoviétiques qui ont vu le développement des mouvements de Mères de soldats ont été une époque de chaos et de pauvreté, elles étaient aussi caractérisées par un pluralisme politique et une authentique liberté d’expression. Les activistes n’encouraient pas de risques personnels à manifester leur opposition, et leurs revendications étaient librement relayées par les médias et par des acteurs politiques.</p>
<p>L’efficacité de l’action des Mères tenait aussi à leur capacité à tisser des relations de travail avec des institutions militaires, dans une logique gagnant-gagnant : la vigilance des mères de soldats permettait à l’armée de repérer et de réparer un certain nombre de dysfonctionnements flagrants ; la coopération des militaires permettait aux Mères de mieux venir en aide aux soldats et à leurs proches.</p>
<p>Peu d’éléments de cette équation sont réunis dans la Russie de 2024. Si les mouvements de mères de soldats existent encore, leurs leaders ne peuvent plus dénoncer ouvertement la guerre. <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/russie-des-lois-pour-reduire-les-voix-antiguerre-ukraine">Toute parole critique est sévèrement sanctionnée</a>, y compris dans la classe politique censée représenter l’opposition au parti du pouvoir. Les journalistes tentant de couvrir les cérémonies commémoratives des femmes de mobilisés sont <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/03/reporters-detained-at-moscow-protest-by-soldiers-wives-afp-a83966">immédiatement interpellés par les forces de l’ordre</a>. L’espace médiatique verrouillé ne permet pas aux activistes de se faire entendre au-delà des réseaux sociaux.</p>
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<p>La marge de manœuvre dans la discussion avec les autorités militaires semble aussi ténue, tant la marge d’action de l’armée est elle-même verrouillée par le contexte répressif et par une guerre difficile et vorace en ressources.</p>
<p>Enfin, la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/russie-plus-de-75-000-euros-aux-familles-de-certains-soldats-morts-en-ukraine-ou-en-syrie_5181916.html">manne financière promise aux combattants et à leurs familles</a> freine aussi, paradoxalement, le mouvement des femmes de mobilisés, en forçant certaines d’entre elles à se taire, et en ternissant l’image des autres, jalousées pour le pactole qu’elles sont supposées toucher.</p>
<h2>L’embarras du pouvoir</h2>
<p>Cependant, l’équation est aussi délicate à tenir pour le pouvoir russe, qui hésite à se lancer dans une répression ouverte contre les femmes de mobilisés. Les combattants engagés sur le front sont non seulement l’un des socles du récit héroïque sur la guerre, mais aussi un groupe sensible et potentiellement dangereux.</p>
<p>Si la rotation des troupes demandée par les femmes des mobilisés n’a pas encore été mise en œuvre, c’est sans doute en raison d’une difficulté à remplacer les combattants désormais aguerris, mais peut-être aussi d’une peur de l’effet que pourrait provoquer le retour de ces hommes dans leurs foyers. Traumatisés, maltraités, porteurs d’une expérience violente en décalage avec le récit officiel, les mobilisés, comme les soldats sous contrat, pourraient être difficiles à contrôler par le pouvoir après leur retour d’Ukraine.</p>
<p>Il est possible également que les autorités redoutent aujourd’hui une réaction de ces hommes s’ils apprenaient, alors qu’ils sont sur le front, que leurs épouses sont victimes de répressions. <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">La marche des combattants du groupe Wagner sur Moscou</a> est un précédent de mutinerie que le pouvoir ne souhaite sans doute pas voir se répéter.</p>
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<p>De la même manière que le Kremlin a évité jusqu’à maintenant d’envoyer combattre des conscrits de 18 ans, pour ne pas voir se soulever les mères de soldats, il ménage pour l’heure les femmes de mobilisés. Le choix est donc celui, déjà éprouvé, de l’invisibilisation, de la répression indirecte et des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/25/la-rencontre-tres-encadree-de-vladimir-poutine-avec-des-meres-de-soldats-mobilises_6151660_3210.html">tentatives de cooptation</a>. Les forces de l’ordre n’emprisonnent pas les femmes de mobilisés, mais les militaires font pression sur elles, et tout espace médiatique leur est refusé. Un récit différent de la guerre ne doit pas percer dans la campagne présidentielle.</p>
<p>Cette stratégie s’inscrit parfaitement dans la volonté du pouvoir de rendre la guerre le moins présente possible dans l’espace public, afin de rassurer la population russe. Cependant, la fatigue de la guerre que le Kremlin espère voir se développer dans les sociétés occidentales <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/apres-deux-ans-de-guerre-en-ukraine-la-fatigue-de-l-opinion-publique-russe-7838880">est déjà visible à l’intérieur de la Russie</a>. Si le nombre de Russes viscéralement attachés à la poursuite de l’« opération militaire spéciale » a diminué au cours de l’année 2023 et <a href="https://www.chronicles.report/en">représente moins de 20 % de la population</a>, une majorité croissante, estimée à deux tiers de la population, <a href="https://www.extremescan.eu/post/second-demobilisation-how-public-opinion-changed-during-the-second-year-of-the-war">serait soulagée de voir la guerre s’arrêter</a>, même s’ils ne s’opposent pas ouvertement au conflit armé conduit par leur pays.</p>
<p>Pour ceux-là, le discours ronronnant d’une campagne dont la guerre est quasi absente joue un effet anesthésiant. Cependant, la partie de la Russie, combattants en tête, qui vit quotidiennement la guerre est une bombe à retardement pour la société russe, quels que soient les efforts du pouvoir pour la rendre invisible aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224678/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au moins 75 000 soldats russes sont morts en deux ans de guerre en Ukraine. Les familles des combattants mobilisés peinent à faire entendre leur inquiétude dans l’espace public.Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241802024-02-22T15:49:48Z2024-02-22T15:49:48ZConversation avec Sergei Guriev : « Le seul scénario optimiste est le départ de Poutine, quelle qu’en soit la forme »<p><em>Lorsque The Conversation réalise cet entretien avec l’économiste russe Sergei Guriev au matin du 16 février, la mort du leader de l’opposition Alexeï Navalny n’a pas encore été annoncée. De fait, nous demandons notamment à M. Guriev dans quelle mesure la communauté internationale pourrait protéger son ami, qui purge une peine de dix-neuf ans de prison dans une colonie pénitentiaire située au-delà du cercle polaire arctique. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe. M. Guriev, qui a travaillé avec Navalny et a notamment permis au grand public occidental de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2021/02/01/conversation-avec-alexei-navalny/">mieux comprendre</a> le projet politique de ce dernier, apporte <a href="https://twitter.com/sguriev/status/1759988189316469051">son soutien</a> à la veuve de l’opposant, Ioulia Navalnaïa, elle-même économiste de formation, quand celle-ci annonce qu’elle reprendra le flambeau de son mari.</em></p>
<p><em>Dans ce contexte, le présent entretien, qui porte sur l’état de l’économie russe deux ans après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, reste plus que jamais d’actualité, d’autant que l’Occident s’apprête à déclencher une <a href="https://www.rfi.fr/en/international/20240221-eu-approves-new-round-of-sanctions-against-russia">nouvelle vague de sanctions</a> en réponse à l’assassinat présumé de Navalny.</em></p>
<p><em>Sergei Guriev, l’un des économistes russes les plus éminents de sa génération, a quitté la Russie en 2013, menacé par le pouvoir. En exil, il est devenu l'un des principaux détracteurs du régime de Vladimir Poutine, et joue un rôle clé au sein de l’<a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">International Working Group on Russian Sanctions</a>, qui aide les États occidentaux à définir avec précision les mesures à prendre à l’encontre de Moscou. Il est aujourd’hui directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po Paris, un poste qu’il quittera en septembre prochain pour <a href="https://www.london.edu/news/renowned-economist-to-lead-lbs-2344">rejoindre la London Business School</a>, dont il deviendra le doyen. La nouvelle de cette nomination avait été saluée sur le compte d’Alexeï Navalny le 1<sup>er</sup> février dernier.</em></p>
<hr>
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<p><strong>Au cours des deux dernières années, les pays occidentaux ont mis en œuvre de nombreuses sanctions contre la Russie. Pourtant, celle-ci semble y avoir <a href="https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2024-02-05/l-economie-de-la-russie-affiche-une-sante-insolente-malgre-les-sanctions-voici-pourquoi-a83832e0-cd5c-49c5-9e0f-8b722dc97d12">mieux résisté qu’attendu</a>, grâce à d’importantes dépenses publiques – ce que certains qualifient de <a href="https://www.contrepoints.org/2023/02/22/450987-discours-de-poutine-un-keynesianisme-nationaliste-et-militaire">« keynésianisme militaire »</a>. Le FMI annonce une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/russie-la-croissance-devrait-etre-bien-meilleure-que-prevu-et-meilleure-que-celle-de-l-europe-989301.html">croissance de 2,6 % pour 2024</a>. Qu’en est-il, de votre point de vue ? L’économie russe est-elle en baisse ou en hausse ?</strong></p>
<p>C’est une question de définition. Si nous évaluons la croissance économique à l’aune de la croissance du PIB, il ne fait aucun doute que l’économie russe est en hausse. Toutefois, il serait erroné de mesurer la performance économique d’un pays de la même façon en temps de guerre et en temps de paix. Lorsque vous dépensez une part substantielle du PIB pour produire des chars et des obus d’artillerie et pour recruter des soldats qui iront se faire blesser ou tuer en Ukraine, cela revient, du point de vue du secteur civil, à imprimer de l’argent et à l’injecter dans l’économie.</p>
<p>Nous incluons ces dépenses dans le calcul du PIB parce que des biens sont produits et des personnes sont employées en tant que soldats, mais cela n’a rien à voir avec les performances économiques réelles de la Russie. N’oubliez pas que les dépenses militaires représentaient 3 % du PIB avant la guerre ; or en 2024, elles s’élèveront à <a href="https://carnegieendowment.org/politika/90753">6 % du PIB</a>. Cet écart suffit à expliquer la croissance de l’économie russe, quelle qu’elle soit. Et, bien sûr, il y a un ensemble supplémentaire de secteurs qui ne sont pas directement inclus dans les dépenses militaires, mais qui sont également impliqués dans la production de services et de biens militaires. Je pense donc que la vision d’une économie russe qui serait en développement, vision fondée uniquement sur la hausse de son PIB, est assez trompeuse.</p>
<p>Selon moi, le chiffre d’affaires du commerce de détail est un indicateur plus instructif. Entre 2021 et 2022, ce chiffre a baissé d’<a href="https://www.reuters.com/article/russia-retail-idUSR4N32X04N/">environ 6,5 %</a>. Si l’on compare le mois de décembre 2022 au mois de décembre 2021, on constate une baisse de 10,5 %. Les données pour 2023 seront bientôt publiées. Il n’y aura pas de baisse, et même une certaine croissance. Il n’empêche que, globalement, la consommation russe ne se porte pas bien.</p>
<p>Vous avez parlé de « keynésianisme militaire ». Je pense que cette expression est, elle aussi, quelque peu trompeuse. Le keynésianisme est une politique que l’on utilise lorsque l’économie est en perte de vitesse et que le taux de chômage est élevé, afin d’essayer d’offrir des emplois aux gens par le biais des dépenses publiques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1759622859352146181"}"></div></p>
<p>Le risque propre au keynésianisme est la surchauffe de l’économie. Et n’oublions pas que Keynes a développé ses théories dans les années 1930, au cours de la Grande Dépression, lorsque le taux de chômage aux États-Unis atteignait 25 %. Aujourd’hui, le chômage en Russie est très faible, parce que de <a href="https://atlantico.fr/article/decryptage/et-le-nombre-de-russes-ayant-quitte-la-russie-depuis-l-invasion-de-l-ukraine-atteint">nombreuses personnes ont quitté le pays</a>, libérant donc des postes de travail, ou ont été recrutées pour aller combattre en Ukraine.</p>
<p>De fait, l’économie est plutôt en surchauffe. <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/14/russias-high-inflation-persists-in-january-data-a84082">L’inflation est supérieure à l’objectif de 7 % qui avait été fixé par les autorités</a>, ce qui inquiète fortement la Banque centrale. Ce n’est donc pas le moment de faire du keynésianisme.</p>
<p><strong>Vous faites partie du <a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">Groupe de travail international de Stanford sur les sanctions contre la Russie</a>. Qu’est-ce que ce groupe et comment a-t-il jusqu’ici façonné les sanctions ?</strong></p>
<p>Le groupe est composé d’économistes, de politistes et d’anciens fonctionnaires des États-Unis, d’Europe et d’autres pays. Sa raison d’être est de publier des rapports détaillés sur la meilleure façon de sanctionner le régime russe. À ce jour, 18 rapports ont été publiés. J’ai contribué à cinq d’entre eux : les quatre premiers, et celui <a href="https://fsi9-prod.s3.us-west-1.amazonaws.com/s3fs-public/2023-09/working_paper_14_-_using-energy-sanctions_09-19-23_update.pdf">sur les sanctions dans le domaine énergétique, paru en septembre</a>.</p>
<p>L’idée est d’informer les décideurs politiques sur les coûts des mesures concrètes qui peuvent être appliquées, et sur leur impact potentiel. Nous voulons nous assurer que cette guerre coûte plus cher à la Russie et que, par conséquent, Poutine dispose de moins de ressources pour tuer des Ukrainiens et détruire des villes ukrainiennes.</p>
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<p><strong>Pouvez-vous établir un lien direct entre les documents qui ont été publiés par le Groupe et certaines des sanctions qui ont été mises en œuvre ?</strong></p>
<p>Nous avons plaidé depuis le début en faveur d’un embargo pétrolier, et celui-ci <a href="https://eu-solidarity-ukraine.ec.europa.eu/eu-sanctions-against-russia-following-invasion-ukraine/sanctions-energy_fr">a fini par être décrété</a>. Nous avons toujours dit qu’il était nécessaire de plafonner le prix du pétrole et de renforcer les sanctions technologiques et les sanctions financières, et tout cela s’est produit. Pour autant, je ne sais pas si nous avons joué un rôle déterminant en la matière.</p>
<p><strong>À quel point ces sanctions sont-elles efficaces ? La Russie <a href="https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/petrole-malgre-l-embargo-des-occidentaux-les-exportations-russes-n-ont-pas-chute-en-2023-affirme-moscou-986648.html">a trouvé d’autres débouchés pour ses produits énergétiques</a>, et certains pays l’aident à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/20/apres-deux-ans-de-sanctions-contre-moscou-l-ue-s-efforce-de-limiter-leur-contournement_6217402_3210.html">contourner les sanctions</a> appliquées par les Occidentaux. La semaine dernière encore, The Conversation a publié un <a href="https://theconversation.com/financial-sanctions-banks-reactions-depend-on-their-location-research-reveals-219678">article</a> indiquant que les filiales des banques allemandes situées dans des zones figurant sur la liste noire du Groupe d’action financière étaient plus susceptibles de prêter de l’argent aux pays sanctionnés</strong>.</p>
<p>Je pense que la bonne façon de poser cette question est : « Qu’en serait-il si les sanctions n’avaient pas été adoptées ? » Lorsque nous posons la question « Les sanctions sont-elles efficaces ? », nous ne devrions pas comparer ce qui se passe actuellement avec ce que nous voudrions qu’il se passe. Nous devons comparer ce qui se passe actuellement avec ce qui se serait passé en l’absence de sanctions.</p>
<p>Imaginez que toutes les banques européennes – y compris les banques allemandes – situées en Europe auraient continué de financer le régime de Poutine : Poutine aurait un accès illimité à toutes les sources de financement. Il aurait un accès illimité aux réserves de sa banque centrale. Il aurait un accès illimité à la technologie française et allemande. Il pourrait également recruter des soldats dans le monde entier. Il continuerait de vendre du pétrole et du gaz à l’Europe au prix fort. Imaginez donc ce monde. L’armée ukrainienne aurait-elle plus de mal à défendre l’Ukraine ? La réponse est évidemment « oui ».</p>
<p>Aujourd’hui, Poutine a appris à contourner les sanctions. Mais l’Occident redouble d’efforts pour lutter contre ce phénomène. On constate que Poutine a de plus en plus de mal à passer par la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/revirement-la-turquie-bloque-les-exportations-vers-la-russie-de-biens-soumis-aux-sanctions-occidentales">Turquie</a>, voire par la <a href="https://www.lefigaro.fr/societes/l-europe-sanctionne-trois-societes-chinoises-qui-aident-la-russie-20240213">Chine</a>. Les banques chinoises, turques et d’Asie centrale sont de plus en plus vigilantes en ce qui concerne les paiements à leurs homologues russes. Pour contourner les sanctions, Poutine est contraint de faire appel à des pays tiers qui lui facturent des frais d’intermédiation. Et plus on donne aux intermédiaires, moins on garde d’argent pour soi, et c’est une bonne chose. Il n’en reste pas moins qu’il faut investir davantage d’efforts dans le renforcement et l’application des sanctions.</p>
<p><strong>Les sanctions ont porté atteinte à la capacité de la Russie à se moderniser, et notamment à la capacité du quatrième émetteur mondial de gaz à effet de serre à <a href="https://theconversation.com/other-casualties-of-putins-war-in-ukraine-russias-climate-goals-and-science-182995">rendre son industrie plus respectueuse de l’environnement</a> en cette période d’urgence climatique, que ce soit du fait des restrictions à l’importation de technologies, de l’effondrement des sources de capitaux étrangers ou du gel des programmes internationaux. Est-il possible d’aider le pays à mener à bien sa transition énergétique tout en frappant le Kremlin là où ça fait mal ?</strong></p>
<p>Je pense que vous l’avez bien formulé : l’accès de Poutine aux technologies est limité. Et bien que ce ne soit pas mon domaine d’expertise, s’il existe des technologies qui ne peuvent pas être utilisées pour la production militaire, mais qui ne peuvent être utilisées que pour la transition verte, alors les États-Unis devraient continuer à les exporter vers la Russie. Mais d’après ce que j’ai compris, il y en a très peu.</p>
<p>En 2022 et 2023, Poutine a <a href="https://time.com/6226484/russia-appliance-imports-weapons/">importé de nombreuses technologies civiles</a>, comme des lave-vaisselle ou des réfrigérateurs, dans le seul but d’avoir accès à des microprocesseurs afin de produire des missiles et, in fine, de tuer des Ukrainiens. La Russie souffre également du manque de puces pour ses cartes de crédit. Par conséquent, les banques se sont mises à les recycler.</p>
<p>Je ne suis donc pas sûr qu’il existe une technologie civile avancée destinée à aider à la décarbonation que Poutine ne puisse pas utiliser pour la production militaire. Mais, encore une fois, c’est une question dont je ne suis pas spécialiste. Je veux tout de même souligner que la meilleure façon de contribuer à une transition verte tout en limitant la capacité de Poutine à mener cette guerre est de poursuivre la décarbonation des économies occidentales. Si l’Occident décarbone plus rapidement et réduit sa demande en combustibles fossiles, cela réduira les prix du pétrole au niveau mondial et donc les revenus que Poutine peut utiliser pour tuer des Ukrainiens.</p>
<p><strong>En 2018, Christine Lagarde, alors directrice du FMI, a <a href="https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/06/sp090618-2018-michel-camdessus-central-banking-lecture-series">salué l’action de l’actuelle directrice de la banque russe, Elvira Nabioullina</a>. Cette dernière joue-t-elle depuis deux ans un rôle essentiel dans le fonctionnement de la machine de guerre de Poutine ? Et que pensez-vous des <a href="https://www.reuters.com/world/europe/russian-central-bank-governor-nabiullina-cancels-appearance-exhibition-2024-01-16/">spéculations sur son état de santé</a> ? Elle aurait été hospitalisée en janvier…</strong></p>
<p>Je n’ai aucune idée de son état de santé. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas manifesté son soutien à la guerre. Sauf erreur, elle ne s’est jamais exprimée publiquement, je pense, en faveur du meurtre d’Ukrainiens. Elle ne s’est jamais exprimée contre la guerre non plus, mais dès 2018, elle <a href="https://www.wionews.com/world/russian-central-bank-chief-noted-for-coded-dress-wears-funeral-black-to-signal-death-of-economy-459472">utilisait sa façon de s’habiller pour indiquer l’état d’esprit de la politique monétaire de la banque centrale</a>. Ainsi, lors de ses conférences de presse, elle avait pour coutume d’arborer une <a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-12-28/read-my-brooch-says-russian-central-bank-chief-nabiullina">broche avec une colombe</a> pour signaler que la banque centrale était susceptible de baisser les taux d’intérêt et d’autres broches ou couleurs de sa robe pour signaler que la banque centrale était optimiste ou pessimiste quant à l’état de l’économie russe.</p>
<p>Après le début de la guerre, <a href="https://www.theguardian.com/business/2022/mar/05/russias-central-bank-head-is-mourning-for-her-economy">elle a commencé à s’habiller en noir</a>. J’ai cru comprendre que cela avait changé récemment, mais en tout état de cause elle a cherché à faire savoir au monde qu’elle n’était pas ravie de la tournure des événements.</p>
<p>D’un autre côté, elle continue de travailler et, comme vous l’avez dit, elle est un rouage important dans le financement de la machine de guerre de Poutine. Et je pense que l’histoire la jugera négativement pour cela. Même si elle peut prétendre qu’elle lutte contre l’inflation pour protéger les catégories les plus vulnérables de la société russe, chaque milliard de dollars, chaque dizaine de milliards de dollars, chaque centaine de milliards de dollars économisés pour le budget de Poutine grâce au travail efficace du ministère des Finances ou de la banque centrale est un autre milliard, une autre dizaine de milliards, une autre centaine de milliards que Poutine peut utiliser pour acheter des drones iraniens, des obus d’artillerie nord-coréens, recruter des soldats et tuer des Ukrainiens.</p>
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<p><strong>Quel serait le meilleur scénario, parmi les options réalistes, que l’on puisse espérer pour la Russie à l’heure actuelle ?</strong></p>
<p>Vladimir Poutine a montré qu’il n’avait aucun respect pour les droits humains et pour le droit international. Si Poutine reste au pouvoir, je peine à imaginer un scénario optimiste pour la Russie. Le seul scénario optimiste est son départ, quelle qu’en soit la forme, et une transition démocratique.</p>
<p>Peut-être pas immédiatement après son départ, mais quelques mois ou quelques années plus tard, il y aura une sorte de Perestroïka 2.0. Je ne vois pas comment la Russie pourrait devenir une Corée du Nord ou une Syrie. Certains essaieront de pousser le pays dans cette direction, mais je pense que la Russie est trop diverse, trop grande, trop éduquée et trop riche pour tolérer un régime stalinien.</p>
<p>Et je pense que les personnes qui succéderont à Poutine, même si elles sont issues de son entourage le plus proche, voudront mettre fin à cette guerre. Ces gens voudront renouer avec l’Occident. Ils essaieront de négocier, et cela conduira à une augmentation des libertés politiques et de l’ouverture en Russie, ce qui à son tour devrait aboutir à une amélioration immédiate et, espérons-le, à une amélioration substantielle des relations avec l’Ukraine et l’Europe au cours de la prochaine décennie.</p>
<p><strong>De nombreux hommes d’affaires russes se sont installés à l’étranger depuis le début de la guerre, notamment <a href="https://www.ft.com/content/d6d3b45a-35cc-4e32-b864-b9c0b1649a79">à Dubaï</a>. Une rébellion des élites contre Poutine est-elle une perspective crédible ?</strong></p>
<p>Les élites économiques sont bien sûr mécontentes, mais elles savent aussi que se rebeller contre Vladimir Poutine est physiquement dangereux. Il y a eu de nombreux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/suicides-chutes-accidents-ces-hommes-d-affaires-russes-morts-dans-des-circonstances-etranges-depuis-le-debut-de-la-guerre-en-ukraine_5567841.html">« suicides »</a> ces dernières années. Les gens sont parfaitement conscients des risques qu’entraîne toute opposition à Vladimir Poutine. Très peu d’entre eux se sont ouvertement prononcés contre la guerre. On peut d’ailleurs les compter sur les doigts d’une main : je pense à <a href="https://theconversation.com/russian-billionaire-cranks-up-the-pressure-on-cyclings-beleaguered-bosses-36072">Oleg Tinkov</a> et <a href="https://www.ft.com/content/24c47ec1-dc7f-48a9-960e-7ad89cda8e1a">Arkady Voloj</a>, qui se sont ouvertement prononcés contre la guerre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-sur-fond-de-guerre-en-ukraine-lelite-se-debarrasse-de-ses-derniers-liberaux-187400">En Russie, sur fond de guerre en Ukraine, l’élite se débarrasse de ses derniers « libéraux »</a>
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<p>Mais on constate également que les élites économiques, les chefs des institutions publiques et les ministres évitent de s’exprimer en faveur de la guerre. Ils sont tous extrêmement mécontents. Les projets de toute une vie ont été détruits. En ce sens, nous n’assisterons peut-être pas à une rébellion semblable à <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">celle de Prigojine</a>, mais une fois que Vladimir Poutine aura disparu, le temps du changement viendra. Toutefois, qui sait ? Peut-être qu’un coup d’État se prépare en ce moment même. Les coups d’État qui réussissent ne sont jamais préparés au grand jour…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224180/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sergei Guriev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’économiste russe et réfugié politique Sergei Guriev, l’un des principaux concepteurs des sanctions contre le régime russe, dresse leur bilan deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine.Sergei Guriev, Professor of economics, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2236712024-02-22T15:49:11Z2024-02-22T15:49:11ZL’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande<p>Comme le veut la coutume issue de la longue tradition d’amitié entre la France et l’Allemagne, le nouveau premier ministre français Gabriel Attal a réservé son premier déplacement à l’étranger en tant que chef du gouvernement à Berlin, le 5 février 2024. Il a assumé, lors de la conférence de presse conjointe donnée avec le chancelier Olaf Scholz, les <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-berlin-gabriel-attal-assume-les-divergences-avec-lallemagne-2074195">divergences existant entre les deux pays</a> sur de nombreux sujets, dont l’actuelle négociation de l’accord commercial avec le Mercosur. Ces divergences existent également dans le domaine de la coopération militaire bilatérale. Elles ne sont pas nouvelles, mais ont été réactivées par le contexte de la guerre en Ukraine et le réagencement de l’architecture de sécurité européenne.</p>
<p>Au cours de ces deux dernières années, <a href="https://ukandeu.ac.uk/the-effects-of-the-war-in-ukraine-on-european-defence-deeper-eu-integration/">l’UE a lancé un certain nombre d’initiatives</a> pour produire en commun des munitions (l’instrument <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/07/07/asap-council-and-european-parliament-strike-a-deal-on-boosting-the-production-of-ammunition-and-missiles-in-the-eu/">ASAP</a>, adopté en juillet 2023) et pour renforcer l’industrie de défense européenne (plan <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/10/09/edirpa-council-greenlights-the-new-rules-to-boost-common-procurement-in-the-eu-defence-industry/">EDIRPA</a> annoncé en septembre 2023), sans avoir résolu la question de son lien à l’OTAN et à l’allié américain. Or la guerre en Ukraine vient souligner la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/13/otan-les-etats-unis-toujours-indispensables-a-la-defense-de-l-europe_6216254_3210.html">dépendance des Européens à l’égard de Washington</a>, tant sur le plan stratégique que logistique et capacitaire.</p>
<p>Dans ce contexte, comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle la coopération militaire franco-allemande sur le plan politico-stratégique ?</p>
<h2>Une crise révélatrice de divergences stratégiques antérieures</h2>
<p>C’est un truisme que de dire que les <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2019-6-page-37.htm">cultures stratégiques française et allemande sont différentes</a>. L’armée et la politique de défense, façonnées par l’histoire de chacun des deux pays et le fonctionnement du système politique interne, n’occupent pas la même place et n’exercent pas tout à fait les mêmes fonctions – en dehors de la fonction fondamentale de défense du territoire et des populations commune à toutes les armées.</p>
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<p>L’armée expéditionnaire française, héritière d’une longue tradition historique, ressemble peu à une Bundeswehr construite en 1955 dans le cadre de l’Alliance atlantique pour faire face à la menace conventionnelle soviétique pendant la guerre froide.</p>
<p>Pour autant, les dernières années de l’ère Merkel, si elles n’avaient pas gommé les différences stratégiques entre Paris et Berlin, avaient semblé converger vers l’idée d’une défense européenne plus substantielle à côté de l’OTAN, mobilisant, certes avec des sous-entendus divergents, la notion <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/11/2027-lannee-de-lautonomie-strategique-europeenne/">d’autonomie stratégique européenne</a> du côté français, et de souveraineté européenne du côté allemand.</p>
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<p>Mais malgré le <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/notes-cerfa/livre-blanc-allemand-2016-consolidation-consensus-de-munich">consensus de Munich</a> qui actait dès 2014 du côté de Berlin la nécessité, pour la première puissance économique européenne, de prendre davantage de responsabilités en matière de sécurité internationale et de défense, la France continuait à voir en l’Allemagne un partenaire circonspect sur ces sujets. La littérature académique ainsi que nombre d’experts ont longtemps considéré l’Allemagne comme une <a href="https://www.economist.com/special-report/2013/06/13/europes-reluctant-hegemon">« puissance réticente »</a>.</p>
<p>L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 semblait avoir changé la donne : trois jours plus tard, le chancelier allemand annonçait un changement d’époque (<a href="https://www.bundesregierung.de/breg-fr/actualites/d%C3%A9claration-gouvernementale-du-chancelier-f%C3%A9d%C3%A9ral-2009510"><em>Zeitenwende</em></a>). L’Allemagne prenait conscience que la guerre conventionnelle en Europe était possible, et qu’elle avait trop longtemps négligé ses budgets de défense et ses capacités, malgré les critiques récurrentes des commissaires parlementaires aux forces armées successifs, dont les rapports annuels dénonçaient <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230314-allemagne-l-arm%C3%A9e-manque-de-tout-dit-la-commissaire-parlementaire-%C3%A0-la-d%C3%A9fense-au-bundestag">l’état critique de la Bundeswehr</a>.</p>
<p>La France y avait alors vu l’occasion de travailler enfin de manière plus efficace avec l’Allemagne en matière de défense, et même de promouvoir la politique européenne de défense en adoptant notamment – en mars 2022 une <a href="https://ecfr.eu/article/the-eus-strategic-compass-brand-new-already-obsolete/">Boussole stratégique européenne</a> dont le chantier avait été lancé sous présidence allemande du Conseil de l’UE en 2020.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-petit-pas-inapercu-de-lue-vers-une-defense-commune-203011">Le petit pas inaperçu de l’UE vers une défense commune</a>
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<p>Mais très rapidement, les divergences stratégiques franco-allemandes ont refait surface : là où Paris a vu dans la guerre en Ukraine la confirmation de la nécessité d’enfin donner à l’UE une défense substantielle et basée sur ses propres forces, l’Allemagne, comme une majorité des autres États européens, y a au contraire forgé la conviction qu’il fallait renforcer l’OTAN.</p>
<p>Cette divergence d’analyse se traduit notamment par le lancement de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/LAllemagne-brandit-bouclier-antimissile-europeen-sans-France-2022-10-13-1201237611">l’initiative de défense aérienne européenne</a> (<em>European Sky Shield Initiative</em>) par le chancelier allemand, sans réelle concertation avec Paris et au détriment d’une souveraineté européenne en la matière, en écartant le système de défense proposé par la France et l’Italie (SAMP/T) au profit d’un système israélien soutenu par Washington (Arrow 3).</p>
<p>S’y ajoute l’achat sur étagère de matériel militaire américain (notamment des <a href="https://www.letemps.ch/monde/allemagne-lachat-chasseurs-f35-americains-confirme">avions de combat F-35</a>), démontrant clairement l’invariant de l’ancrage allemand dans le pilier transatlantique de la sécurité européenne, et la méfiance de Berlin (partagée haut et fort par de nombreux pays européens, au premier rang desquels la Pologne et les États baltes) à l’égard des velléités françaises d’une Europe de la défense autonome.</p>
<p>Pourtant, la France a également pris conscience de l’importance de consolider un pilier européen au sein de l’OTAN afin de mieux dialoguer avec ses partenaires européens. Mais les espoirs de changement majeur dans la politique de défense allemande ont rapidement été mitigés par les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/olaf-scholz-se-defend-d-avoir-tarde-a-approuver-la-livraison-de-chars-lourds-a-l-ukraine_6159390_3210.html">atermoiements du chancelier autour de la livraison de chars de combat à l’Ukraine en janvier 2023</a>, démontrant l’ambigüité allemande sur les questions militaires malgré le fonds spécial de 100 milliards débloqué pour rééquiper la Bundeswehr, et une <a href="https://www.pwc.de/de/pressemitteilungen/2024/die-deutschen-wollen-verteidigungsfaehiger-werden.html">opinion publique allemande en phase de transition sur les questions militaires</a>.</p>
<h2>Une coordination bilatérale en déclin</h2>
<p>Si le « moteur franco-allemand » de l’Europe semblait régulièrement à la peine avant 2022 (malgré la signature en 2019 du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/relations-franco-allemandes-le-traite-d-aix-la-chapelle-risque-d-etre-depasse-par-l-evolution-de-la-politique-mondiale_6212237_3232.html">Traité d’Aix-la-Chapelle</a>, dont la mise en œuvre fut perturbée par la pandémie de Covid), il paraît aujourd’hui grippé.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/60-ans-apres-le-traite-de-lelysee-le-couple-franco-allemand-a-change-de-nature-217137">60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature</a>
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<p>Plusieurs facteurs peuvent être convoqués pour l’expliquer. Tout d’abord, l’élément interpersonnel, qui joue un rôle important dans la relation franco-allemande, n’est pas au beau fixe : si les rapports entre les deux ministres de la Défense ou entre l’ancienne ministre française des Affaires étrangères et son homologue allemande semblaient de bonne qualité, nombre d’observateurs ne peuvent que constater l’absence d’alchimie entre le président Macron et le chancelier Scholz, dont le style de gouvernement très personnel <a href="https://www.economist.com/europe/2023/04/05/who-does-olaf-scholz-listen-to">déroute d’ailleurs outre-Rhin</a>.</p>
<p>Ainsi, l’absence de référence à la France dans le discours du chancelier à Prague en août 2022 sur l’avenir de l’Europe, et le peu de consultation avec l’allié français traditionnel dans l’exercice de la rédaction de la toute première <a href="https://www.euractiv.fr/section/politique/news/lopposition-allemande-interpelle-olaf-scholz-sur-ses-relations-au-plus-bas-avec-la-france/">stratégie de sécurité allemande</a> publiée en juin 2023, sont venues confirmer des tensions franco-allemandes qui ont conduit à des <a href="https://theconversation.com/conseil-des-ministres-franco-allemand-un-report-sur-fond-de-ralentissement-economique-europeen-193227">reports</a> et à des diminutions de fréquence du conseil des ministres franco-allemand en 2022 et 2023. S’y est substitué, en dehors du conseil symbolique de janvier 2023 célébrant les 60 ans du traité de réconciliation, un séminaire bilatéral à Hambourg en octobre 2023 afin que les deux équipes gouvernementales puissent apprendre à mieux se connaître.</p>
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<p>De la même façon, en matière d’aide militaire et financière à l’Ukraine, les deux pays n’agissent pas de façon coordonnée, mais plutôt en relation bilatérale directe avec Kiev. L’Allemagne a contribué à cette aide à hauteur de 20 milliards d’euros (dont 17 milliards d’aide militaire) depuis 2022, là où la France n’aurait versé jusqu’à présent qu’autour de 1,7 milliard (dont 544 millions d’aide militaire) selon les <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">chiffres de l’Institute for World Economy de Kiel</a>. Paris s’est engagé à verser une <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/lallemagne-sengage-a-soutenir-lukraine-militairement-a-long-terme-2076889">aide militaire supplémentaire de 3 milliards d’euros</a> lors de la visite du président Zelensky le 15 février 2024 à Paris, et Berlin a de son côté annoncé un milliard d’euros supplémentaires.</p>
<p>Enfin, sur le plan matériel, l’injection du fonds spécial de 100 milliards d’euros et la hausse importante du budget militaire allemand (estimé autour de <a href="https://www.zeit.de/news/2024-02/14/deutschland-meldet-rekordsumme-an-nato">2 % du PIB en février 2024</a>) ont intensifié la compétition industrielle déjà existante entre Paris et Berlin, remettant en cause le partage des tâches tacite en vigueur jusque-là entre la puissance économique allemande et la puissance militaire française. Ajoutons que ces derniers mois, les échanges entre les deux ministères de la Défense ont été émaillés par les aléas des projets de coopération industrielle militaire (notamment les <a href="https://www.challenges.fr/entreprise/defense/scaf-mgcs-derriere-les-discours-la-grande-panne-des-projets-militaires-franco-allemands_870322">programmes SCAF et MGCS</a>).</p>
<h2>Quel peut être l’avenir du partenariat franco-allemand en matière de défense ?</h2>
<p>Si les partenaires de Paris et Berlin ont par le passé souvent critiqué le poids du tandem franco-allemand dans la construction européenne, il semble aujourd’hui certain que celui-ci ne suffit pas, mais demeure une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/01/la-desunion-politique-de-la-france-et-de-l-allemagne-contribue-a-fragmenter-l-union-europeenne_6180154_3232.html">condition nécessaire</a> pour construire du consensus à Bruxelles, y compris sur les sujets militaires.</p>
<p>Une des leçons de la guerre en Ukraine en la matière est l’importance de mieux considérer les intérêts de sécurité des pays baltes et des pays d’Europe centrale et orientale, très critiques sur l’attitude de Paris et Berlin vis-à-vis de Moscou au début de la guerre, <a href="https://news.err.ee/1608613669/ft-baltic-politicians-annoyed-by-scholz-and-macron-s-putin-call">jugée trop compréhensive</a>. Un élément qui semble émerger en ce sens consiste à réinvestir le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/france-allemagne-et-pologne-relancent-le-triangle-de-weimar-pour-contrer-la-russie-2075825">triangle de Weimar</a>, la coopération franco-germano-polonaise étant rendue moins difficile par l’arrivée aux affaires à Varsovie du gouvernement pro-européen issu des élections de l’automne 2023.</p>
<p>Un second axe de rapprochement pour la France et l’Allemagne tient au facteur américain : l’élection présidentielle de 2024 pourrait favoriser un renforcement de l’Europe de la défense si Donald Trump revenait à la Maison Blanche, notamment au regard des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/02/14/otan-pourquoi-donald-trump-qualifie-t-il-les-allies-de-mauvais-payeurs_6216493_4355770.html">propos sans équivoque</a> qu’il a tenus en février 2024 sur la faiblesse de certaines contributions européennes au budget militaire de l’OTAN. C’est ce qui s’était produit entre 2016 et 2020, période d’avancées significatives pour la politique européenne de défense marquée notamment par le lancement de la <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:permanent_structured_cooperation">coopération structurée permanente</a>.</p>
<p>Même en cas de victoire démocrate, Paris et Berlin peuvent trouver une voie de rapprochement en travaillant sur la notion de pilier européen dans l’OTAN. <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-cour-des-comptes-appelle-la-france-a-mieux-simpliquer-dans-lotan-1984569">La France a d’ailleurs donné des gages de sa bonne volonté</a> en s’investissant très activement dans la présence de l’OTAN à l’Est du continent européen afin de contrer la menace russe.</p>
<p>Ainsi, si les désaccords, notamment industriels, ne manqueront pas de perdurer, c’est par la voie politique que la coopération militaire franco-allemande pourrait regagner de la souplesse. Beaucoup d’incertitudes demeurent toutefois sur ce point au regard des futures élections tant européennes que nationales, étant donné la montée des discours populistes dans les deux pays et les crises économiques et sociales dont ceux-ci se nourrissent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223671/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Deschaux-Dutard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les deux pays soutiennent fermement l’Ukraine, mais leurs visions de la meilleure organisation de la défense européenne et du rôle que doit y jouer l’OTAN continuent de diverger.Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2228352024-02-20T14:43:48Z2024-02-20T14:43:48ZUkraine : où en est le combat contre la corruption ?<p>Le 7 novembre 2023, la Commission européenne a <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/adhesion-de-lukraine-lue-comment-ca-marche-2023-12-07_fr">officiellement recommandé</a> l’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie en vue de leur adhésion à l’Union. Parmi les sept exigences que l’UE avait demandé à l’Ukraine de remplir pour accéder à ces négociations, la <a href="https://op.europa.eu/webpub/eca/special-reports/ukraine-23-2021/fr/">lutte contre la corruption</a> tenait une place prépondérante.</p>
<p>Se pencher sur la question de la corruption en Ukraine demande d’aller à l’encontre de forts présupposés, le pays étant dépeint depuis des années par ses détracteurs <a href="https://www.cairn.info/l-ukraine-de-l-independance-a-la-guerre--9791031805634-page-131.htm">comme étant profondément affecté par ce fléau</a>. La situation en la matière est pourtant loin d’être univoque.</p>
<h2>Une réalité nuancée qui échappe aux affirmations radicales</h2>
<p>Une chose est à poser d’emblée : il n’est pas possible d’évaluer la corruption de façon objective. Au même titre que les autres pratiques informelles, illicites et rejetées par la société, la corruption ne se déploie pas au grand jour.</p>
<p>En dépit de leur utilité, les indicateurs dont nous disposons sont tous imparfaits, y compris le plus connu d’entre eux, <a href="https://transparency-france.org/nous-connaitre/nos-publications/indice-de-perception-de-la-corruption/">l’Index de perception de la corruption</a> fourni chaque année par l’organisation Transparency International. Comme l’indique son nom, celui-ci se fonde sur la <em>perception</em> de la corruption ; or cette perception n’a pas la même valeur en fonction de la diversité de tolérance ou même de définition de la corruption dans les différentes sociétés interrogées.</p>
<p><a href="https://www.transparency.org/en/cpi/2023/index/ukr">Cet indicateur</a> attribue à chaque pays un score situé entre 0 et 100, la corruption étant jugée omniprésente à zéro et absente à 100. L’Ukraine a obtenu en 2023 un score de 36, ce qui la classe au 104<sup>e</sup> rang des pays du monde. Proche des scores de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine, elle est largement devant la Russie qui a obtenu un score de 26 points et la 141<sup>e</sup> place du classement. Il est également à noter que le score de l’Ukraine a connu une montée continue depuis la dernière année de pouvoir de Viktor Ianoukovitch, 2013, quand il était de 26.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1752367149434146998"}"></div></p>
<p>Les indicateurs à disposition étant limités par nature, il peut être tentant, afin de se faire une idée plus précise, de se plonger dans <a href="https://time.com/6249941/ukraine-corruption-resignation-zelensky-russia/">l’inventaire</a> des nombreuses affaires de corruption qui ont émaillé la société ukrainienne ces dernières années. Pour en citer quelques-unes, rappelons qu’en 2019 le président en exercice Petro Porochenko lui-même a fait les frais de l’implication du fils d’un de ses partenaires politiques dans un <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/ukraine-soupcons-sur-porochenko-le-president-anti-corruption-6246374">scandale d’attribution d’appels d’offres de fournitures à l’armée</a>. Cette affaire a probablement pesé dans sa défaite à la présidentielle d’avril 2019, remportée par Volodymyr Zelensky.</p>
<p>Quatre ans plus tard, en août 2023, c’est le président Volodymyr Zelensky qui se voit forcé de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/12/en-ukraine-volodymyr-zelensky-decapite-le-service-de-recrutement-des-soldats_6185179_3210.html">limoger tous les responsables régionaux du recrutement militaire</a>, pour mettre à bas un système de corruption permettant d’échapper à la conscription.</p>
<p>Ces affaires montrent qu’il serait bien évidemment faux d’affirmer que l’Ukraine serait épargnée par la corruption. Ce phénomène y existe bel et bien, et prend de multiples formes. Pour autant, le simple fait que tant d’affaires aient été rendues publiques et aient suscité une profonde <a href="https://www.csmonitor.com/World/Europe/2023/1025/As-corruption-costs-lives-on-battlefield-Ukrainians-demand-change">indignation au sein de la société ukrainienne</a> indique que la tolérance pour les pratiques corruptives n’a pas cours en Ukraine. Les réactions de l’État aux scandales les plus récents illustrent aussi une certaine force du système politique ukrainien, capable de s’assainir même en temps de guerre et de s’attaquer à des personnes qui auraient été jugées intouchables avant Maïdan en 2014. La démonstration en a été faite plusieurs fois, notamment lors de l’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/05/17/ukraine-le-president-de-la-cour-supreme-arrete-pour-corruption_6173689_3210.html">arrestation</a> en mai 2023 du président en exercice de la Cour suprême.</p>
<p>La mise en lumière de ces affaires est également l’illustration du fait que la société a fait le choix de s’ouvrir à la transparence des affaires depuis 2014. À titre d’exemple, il a longtemps été plus simple d’obtenir l’identité des bénéficiaires finaux d’une société en Ukraine qu’en <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/05/transparence-financiere-la-france-suspend-en-catimini-son-registre-des-beneficiaires-effectifs-de-societes_6156758_4355770.html">France</a>. Cette forte disponibilité des informations en sources ouvertes a permis des travaux d’investigation de presse toujours plus précis et professionnels.</p>
<h2>Une dynamique encourageante</h2>
<p>Même s’il n’est pas aisé d’appréhender le phénomène de la corruption dans toutes ses nuances, celui-ci n’est pas complètement insaisissable, surtout si l’on se concentre sur la dynamique plutôt que sur la simple photographie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dynamique va à l’encontre des clichés. Le changement de perception de la population, les réformes politiques mises en place et la transformation du cadre réglementaire en Ukraine sont notables.</p>
<p>Plusieurs facteurs concomitants expliquent ce rejet grandissant des pratiques corruptives en Ukraine. Le plus fort et transformateur d’entre eux reste sans conteste la séquence de la <a href="https://www.cairn.info/journal-etudes-2015-3-page-7.htm">Révolution de la dignité</a> en 2014, quand la population a fortement exprimé son rejet de l’opacité dans la conduite des affaires et la persistance des inégalités économiques fondées sur le privilège de quelques-uns.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ZTXTZx0EPsA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Agence ukrainienne de lutte contre la corruption : le vote au Parlement est considéré comme la principale revendication des manifestants de Maïdan, 7 octobre 2014.</span></figcaption>
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<p>Comme évoqué plus haut, la lutte contre la corruption fait aussi partie des exigences exprimées par l’UE. La reprise de l’invasion russe, il y a tout juste deux ans, en février 2022, est venue d’autant plus catalyser l’application des recommandations de l’Union que l’accession à celle-ci apparaît désormais pour l’Ukraine tout à la fois comme une protection contre les menaces géopolitiques et comme la consécration d’un choix de modèle de société opposé à celui imposé par le Kremlin.</p>
<h2>Un impressionnant train de réformes anticorruption</h2>
<p>Qu’il s’agisse de Petro Porochenko (2014-2019), ou de Volodymyr Zelensky (élu depuis 2019), les deux présidents ukrainiens ont mis en place un nombre considérable de réformes pour faire progresser la lutte contre la corruption, alors même que leur pays subit une invasion depuis 2014.</p>
<p>Les institutions dédiées ont en effet été significativement renforcées, avec la création du <a href="https://nabu.gov.ua/en/about-the-bureau/struktura-ta-kerivnitctvo/istoriya-stanovlennya/">Bureau national anti-corruption d’Ukraine</a> (NABU), du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/04/ukraine-contre-la-corruption-nous-sommes-devenus-plus-efficaces_6180469_3210.html">Bureau du procureur spécial anti-corruption</a> (SAPO), de <a href="https://nazk.gov.ua/en/">l’Agence nationale de prévention de la corruption (NAPC/NAZK)</a> en 2015, puis de la <a href="https://www.u4.no/publications/launching-an-effective-anti-corruption-court">Haute Cour Anticorruption</a> en 2018 dans les derniers mois du mandat de Petro Porochenko. Le lancement officiel le 5 septembre 2019 de cette dernière institution a marqué une étape importante dans la lutte contre la corruption. D’autres mesures plus ciblées comme l’obligation de déclaration publique des revenus et du patrimoine des fonctionnaires ou la très remarquée <a href="https://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/eca/georgia/11-procurement/Ukraine-ENG.pdf">réforme des marchés publics</a> ont participé à ce même mouvement.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/vEN8FAYfwVY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Guerre contre la corruption en Ukraine : des journalistes traquent les abus (France 24, 22 décembre 2023).</span></figcaption>
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<p>Parmi les initiatives législatives les plus récentes, il convient de citer la loi n°1780-IX, adoptée en 2021, plus connue simplement comme la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/30/en-ukraine-une-loi-pour-limiter-l-influence-des-oligarques_6096582_3210.html">« loi anti-oligarques »</a>, qui cherche à encadrer le rôle politique de ces influents hommes d’affaires. Fin 2023, l’Ukraine a encore renforcé ce travail législatif demandé par l’Union en adoptant un contrôle financier accru sur les personnes considérées comme <a href="https://ubn.news/ukraine-has-fulfilled-its-imf-and-eu-requirements-and-strengthened-control-over-the-expenses-of-politically-exposed-persons-and-moves-toward-another-beacon/">politiquement exposées</a>.</p>
<p>L’Ukraine n’aurait probablement pas à rougir d’une comparaison avec les autres <a href="https://www.touteleurope.eu/les-pays-candidats-a-l-adhesion-europeenne/">pays candidats à l’accession</a> à l’Union engagés dans le même processus de réformes.</p>
<p>En dépit de ces avancées certaines, le système politique et social ukrainien doit poursuivre sa transformation et doit encore contourner un certain nombre d’écueils non négligeables.</p>
<h2>Une question cruciale : le rythme du déploiement des réformes</h2>
<p>La rapidité de la mise en place de ces lois fait courir le risque qu’elles soient vidées de leur sens à l’usure ou instrumentalisées politiquement par la suite. C’est justement les réserves que la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe, plus connue sous le nom de <a href="https://www.venice.coe.int/WebForms/pages/default.aspx">Commission de Venise</a>, a adressées à l’Ukraine en juin 2022 concernant la loi anti-oligarques. La jugeant punitive et facilement instrumentalisable politiquement, elle a incité le gouvernement ukrainien a mettre le déploiement de cette loi sur pause car la guerre était venue diminuer si drastiquement l’influence des oligarques que sa nécessité était moindre qu’avant la reprise de l’invasion par la Russie.</p>
<p>En retour, si la guerre est une excuse tout à fait recevable pour comprendre les retards de mise en œuvre de politiques, la <a href="https://www.ukrinform.fr/rubric-ato/3749516-volodymyr-zelensky-prolonge-la-loi-martiale-et-la-mobilisation-generale-en-ukraine.html">loi martiale</a> ne doit pas hypothéquer indéfiniment certaines actions majeures de transparence politique et financière. Il est heureux que l’Ukraine ait remis en service, en novembre 2023, l’accès public aux déclarations de revenus et de patrimoine des fonctionnaires. D’autres retours au respect de la législation se font encore attendre, comme l’obligation de déclaration des financements des partis politiques, annoncée pour le <a href="https://nazk.gov.ua/uk/novyny/vidnovlennya-zvituvannya-politychnyh-partiy-nazk-provelo-navchannya-dlya-predstavnykiv-politpartiy/">printemps 2024</a>.</p>
<p>L’Ukraine doit aussi conserver ce qui fait sa force, et veiller à soutenir sa très précieuse et active <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/en/content/la-societe-civile-ukrainienne-pendant-la-guerre-la-force-des-liens-faibles">société civile</a>. Ses organisations militant pour la transparence du système judiciaire, sa presse d’investigation et cette capacité à questionner constamment l’action de ses hommes et femmes politiques doivent être préservées à tout prix.</p>
<p>Enfin, l’Ukraine serait tout aussi inspirée de mettre fin une bonne fois pour toutes à la <a href="https://ti-ukraine.org/en/news/increasing-sbu-involvement-in-anti-corruption-investigations-draft-law-analysis/">compétition</a> entre différentes institutions de lutte contre la corruption, le NABU et le SBU : le second a encore compétence sur les crimes économiques alors qu’il est chargé du renseignement et dépend du pouvoir exécutif.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222835/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine est volontiers présentée par la Russie comme un pays totalement corrompu. Une vision très partielle qui ne tient pas compte des nombreux efforts accomplis par Kiev ces dernières années.Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2229602024-02-15T14:10:56Z2024-02-15T14:10:56ZL’IA au cœur de la stratégie israélienne à Gaza<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/575644/original/file-20240214-22-anab9e.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=10%2C12%2C1698%2C896&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d’écran d’une vidéo de l’armée israélienne diffusée le 2&nbsp;novembre 2023 montrant des frappes sur la bande de Gaza.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.idf.il/%D7%90%D7%AA%D7%A8%D7%99-%D7%99%D7%97%D7%99%D7%93%D7%95%D7%AA/%D7%99%D7%95%D7%9E%D7%9F-%D7%94%D7%9E%D7%9C%D7%97%D7%9E%D7%94/%D7%9B%D7%9C-%D7%94%D7%9B%D7%AA%D7%91%D7%95%D7%AA/%D7%94%D7%A4%D7%A6%D7%95%D7%AA/%D7%9E%D7%9C%D7%97%D7%9E%D7%94-%D7%9E%D7%98%D7%A8%D7%95%D7%AA-%D7%A9%D7%94%D7%95%D7%AA%D7%A7%D7%A4%D7%95-%D7%9B%D7%95%D7%97%D7%95%D7%AA-%D7%A6%D7%94-%D7%9C-%D7%90%D7%92%D7%A3-%D7%94%D7%9E%D7%95%D7%93%D7%99%D7%A2%D7%99%D7%9F-%D7%97%D7%99%D7%9C-%D7%94%D7%90%D7%95%D7%95%D7%99%D7%A8-%D7%97%D7%99%D7%9C-%D7%94%D7%99%D7%9D/">Israeli Defence Forces</a></span></figcaption></figure><p>À la fin du mois de novembre 2023, les autorités israéliennes indiquaient que, dans les 35 premiers jours du conflit à Gaza, elles avaient frappé plus de 15 000 cibles – soit trois fois plus qu’au cours des 51 jours qu’avait duré l’opération <a href="https://www.idf.il/fr/minisites/tsahal-au-passe/guerres-et-operations/operation-bordure-protectrice-2014/">« Bordure protectrice »</a>, en 2014.</p>
<p>Quelques jours plus tard, le magazine d’investigation israélien <em>+972</em> dévoilait une <a href="https://www.972mag.com/mass-assassination-factory-israel-calculated-bombing-gaza/">enquête</a> révélant les raisons de ce rythme effréné : un programme informatique dopé à l’intelligence artificielle (IA) surnommé <em>Habsora</em> – l’Évangile en français – et fonctionnant comme une « <a href="https://www.idf.il/%D7%90%D7%AA%D7%A8%D7%99-%D7%99%D7%97%D7%99%D7%93%D7%95%D7%AA/%D7%99%D7%95%D7%9E%D7%9F-%D7%94%D7%9E%D7%9C%D7%97%D7%9E%D7%94/%D7%9B%D7%9C-%D7%94%D7%9B%D7%AA%D7%91%D7%95%D7%AA/%D7%94%D7%A4%D7%A6%D7%95%D7%AA/%D7%9E%D7%9C%D7%97%D7%9E%D7%94-%D7%9E%D7%98%D7%A8%D7%95%D7%AA-%D7%A9%D7%94%D7%95%D7%AA%D7%A7%D7%A4%D7%95-%D7%9B%D7%95%D7%97%D7%95%D7%AA-%D7%A6%D7%94-%D7%9C-%D7%90%D7%92%D7%A3-%D7%94%D7%9E%D7%95%D7%93%D7%99%D7%A2%D7%99%D7%9F-%D7%97%D7%99%D7%9C-%D7%94%D7%90%D7%95%D7%95%D7%99%D7%A8-%D7%97%D7%99%D7%9C-%D7%94%D7%99%D7%9D/">usine à cibles</a> », 24 heures sur 24.</p>
<p>D’après l’article, ce système capable de traiter des masses de données très hétérogènes et issues de différentes branches du renseignement serait utilisé par Tsahal pour identifier les cibles potentielles de la campagne de bombardements, mais aussi pour estimer à l’avance le nombre de victimes civiles.</p>
<h2>Un recours massif à l’intelligence artificielle</h2>
<p>En Israël, le recours à ce type de technologies n’est pas nouveau : Tsahal a, en effet, érigé la supériorité technologique face à ses adversaires en objectif clé, notamment dans le cadre de son plan de modernisation, mis en œuvre en 2019 et baptisé <a href="https://fr.timesofisrael.com/tsahal-devoile-son-momentum-plus-destructeur-et-rapide-moyennant-financement/">« Momentum »</a>. En 2021, déjà, l’opération « Gardien des Murs » avait été qualifiée par l’armée israélienne de <a href="https://www.jpost.com/arab-israeli-conflict/gaza-news/guardian-of-the-walls-the-first-ai-war-669371">« première guerre de l’intelligence artificielle »</a>.</p>
<p>Ainsi que l’<a href="https://www.ynetnews.com/magazine/article/ry0uzlhu3">expliquait</a> il y a quelques mois l’ancien chef d’état-major Aviv Kochavi, le programme <em>Habsora</em> avait été utilisé pour générer une centaine de cibles par jour, dont la moitié avaient effectivement été engagées. Il rappelait, à titre de comparaison, que jusqu’alors une cinquantaine de cibles étaient identifiées chaque année dans les territoires palestiniens.</p>
<p>Comme l’exposait en juin 2022 la chercheuse Liran Antebi <a href="https://www.calameo.com/cesa/read/00694028836ec273548b7">dans les colonnes de la revue <em>Vortex</em></a>, l’État hébreu s’appuie sur au moins quatre logiciels dans ses opérations contre le Hamas : <em>Alchemist, Gospel (Habsora), Depth of Wisdom</em> et <em>Fire Factory</em>.</p>
<p>Si le fonctionnement précis de ces systèmes, vraisemblablement conçus par la célèbre <a href="https://www.lepoint.fr/monde/israel-ces-unites-militaires-secretes-ou-poussent-des-start-up-15-12-2023-2547150_24.php">unité 8 200</a>, est difficile à établir, il semble qu’<em>Alchemist</em> facilite les ripostes en cas d’attaque visant le territoire israélien ; que <em>Depth of Wisdom</em> cartographie les sols et les sous-sols de la bande de Gaza (pour repérer les tunnels du Hamas) ; qu’<em>Habsora</em> définit les cibles les plus pertinentes ; tandis que <em>Fire Factory</em> génère en temps réel des plans de frappe par avions et par drones, en fonction du type de cible. C’est grâce à ces technologies de pointe que l’armée israélienne est désormais capable de frapper plusieurs centaines de cibles par jour.</p>
<p>Ces logiciels permettent d’automatiser la constitution des « dossiers d’objectifs » préalables aux missions aériennes. Ces dossiers comportent des cartes et des images satellite de localisation des cibles ; ils précisent également les types de munitions à privilégier, ainsi que les points d’impact potentiels et les conséquences probables des frappes.</p>
<p>En croisant ces données, les programmes suggèrent automatiquement des cibles, sur le modèle des <a href="https://dommagescivils.wordpress.com/2012/12/25/signature-strike/"><em>signature strikes</em> américaines</a> qui agrègent les caractéristiques communes d’individus impliqués dans des actes terroristes pour en dégager des « schémas » ou « patterns of life ». La CIA a ainsi ciblé des individus dont l’identité n’était pas formellement confirmée, mais dont un ensemble de données (localisation, équipement, âge, sexe, etc.) permettait de les associer à des combattants d’organisations terroristes.</p>
<h2>Une « usine à assassinats de masse »</h2>
<p>L’auteur de l’enquête de <em>+972</em>, Yuval Abraham, expose dans une <a href="https://www.democracynow.org/2023/12/1/israel_gaza_war_gospel_artificial_intelligence">interview</a> au média américain <em>Democracy Now</em> que ces programmes informatiques ont été développés pour la <em>Target Division</em> de Tsahal, afin de remédier à la pénurie de cibles dont avaient pâti les forces israéliennes lors de leurs opérations précédentes à Gaza. L’armée de l’air s’était en effet trouvée plusieurs fois à court d’objectifs, alors que demeurait une forte pression politique pour continuer la guerre.</p>
<p>Le journaliste israélien alerte toutefois sur la « politique du chiffre » dont découle cette capacité à identifier des centaines d’objectifs chaque jour. Il relate ainsi que les militaires auprès desquels il a enquêté estiment être « jugés sur la quantité de cibles qu’ils arrivent à désigner, pas sur leur qualité », dans le but de créer un effet de choc au sein de la population gazaouie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1730936319705026620"}"></div></p>
<p>Cette multiplication des frappes occasionne cependant un nombre colossal de victimes, majoritairement civiles.</p>
<p>Le bilan depuis le 7 octobre a ainsi dépassé les 27 000 morts à Gaza, dont les deux tiers <a href="https://www.liberation.fr/checknews/quelle-est-la-proportion-de-combattants-du-hamas-parmi-les-plus-de-26-000-personnes-tuees-a-gaza-20240129_RUGTGURDFJHXBOZCSETFW34BHA/">ne sont pas des combattants</a>, d’après les chiffres avancés par les autorités israéliennes. Le recours à des techniques d’intelligence artificielle autorise donc Tsahal à <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/dec/01/the-gospel-how-israel-uses-ai-to-select-bombing-targets">intensifier ses frappes</a>, mais ne permet pas pour autant de limiter les « dommages collatéraux », ce qui peut sembler paradoxal.</p>
<h2>Une « riposte disproportionnée » ?</h2>
<p>L’emploi de l’IA dans un nombre croissant de systèmes d’armes est présenté comme porteur d’une plus grande mesure dans le recours à la force, car permettant davantage de précision dans les frappes. Le cas d’<em>Habsora</em> démontre au contraire que ces technologies peuvent aussi être employées pour intensifier les campagnes aériennes en augmentant la cadence des frappes – causant donc plus de dommages humains et matériels parmi les civils. La retenue dans l’usage de la force ne dépend donc pas d’instruments techniques, mais bien d’une volonté politique.</p>
<p>Dans le cadre de l’opération « Glaives de fer », qui a débuté le 11 octobre 2023, deux objectifs militaires ont été fixés à l’armée israélienne : l’éradication du Hamas d’une part, et la libération des près de 240 otages détenus dans Gaza depuis le 7 octobre d’autre part.</p>
<p>Ces objectifs ont toutefois été vivement critiqués en Israël. D’abord parce que, comme l’a pointé le <a href="https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-16/ty-article/.premium/israels-two-war-aims-meet-for-a-fatal-clash-every-day-in-gaza-endangers-hostages/0000018c-73d3-d798-adac-f7ff8ca30000">journaliste d’<em>Haaretz</em> Amos Harel</a>, ils sont en partie contradictoires, les otages étant susceptibles de périr lors de bombardements ou lors d’échanges de tirs entre les geôliers et Tsahal ; la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/16/l-armee-israelienne-reconnait-avoir-tue-par-accident-trois-otages-lors-d-une-operation-dans-la-bande-de-gaza_6206133_3210.html">mort tragique d’otages</a> abattus par l’armée israélienne alors qu’ils avaient réussi à s’échapper en est un exemple cruel.</p>
<p>Ils semblent en outre difficilement réalisables sur le plan tactique. Le Hamas est une organisation biface : si sa branche armée s’est rendue coupable d’actions terroristes de masse, il n’en reste pas moins perçu par une partie du peuple palestinien comme un parti capable d’organiser une résistance. Son éradication militaire ne serait donc pas synonyme de sa défaite politique ou idéologique.</p>
<p>Le gouvernement israélien est donc confronté à un dilemme : comment cibler le Hamas de façon adéquate tout en sauvant les otages ? Depuis la seconde Intifada (2000-2005), Tsahal a oscillé entre deux approches de l’emploi de la force. La première, extrêmement précise, se traduit par des campagnes de « prévention ciblée » visant à éliminer les hauts responsables ennemis – du Hamas, mais aussi du Hezbollah ou de l’Iran. Cette approche apporte des succès tactiques : elle permet de réduire le niveau de menace pesant sur Israël en ralentissant le rythme des attaques, en privant les organisations ciblées de compétences essentielles, et en compliquant les communications entre les chefs, contraints de se cacher.</p>
<p>La seconde approche consiste au contraire à riposter de manière disproportionnée, afin de dissuader l’action armée. Cette option se décline en de multiples théorisations, dont la plus célèbre est « la doctrine Dahiya », du nom d’un quartier de Beyrouth rasé par l’aviation israélienne en 2006.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1726988377239453757"}"></div></p>
<p>Gadi Eisenkot, ancien chef d’état-major israélien – et qui fait désormais partie du cabinet de guerre – avait ainsi déclaré dans une <a href="https://www.haaretz.com/2008-10-05/ty-article/analysis-idf-plans-to-use-disproportionate-force-in-next-war/0000017f-db22-d856-a37f-ffe216460000">interview</a> à <em>Haaretz</em> en 2008 :</p>
<blockquote>
<p>« Ce qui est arrivé à Dahiya à Beyrouth en 2006 arrivera à tous les villages qui servent de base à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une suggestion mais un plan qui a été approuvé. »</p>
</blockquote>
<p>La <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/01/02/israel-autorise-la-destruction-punitive-de-maisons-de-terroristes-palestiniens_4548355_3218.html">destruction des maisons des familles de Palestiniens accusés de terrorisme</a> s’inscrit également dans cette idée d’utilisation de la force à des fins dissuasives et dans une logique de responsabilité collective, qui vise à rendre insupportable aux Palestiniens les conséquences de toute action armée.</p>
<p>L’opération <a href="https://www.idf.il/fr/minisites/guerre-contre-le-hamas/glaive-de-fer-compte-rendu-en-temps-reel/">« Glaive de fer »</a> conjugue donc ces deux approches, ainsi que leurs travers. D’une part, la perception du Hamas par l’état-major de Tsahal semble réduite aux quatre dirigeants responsables de la branche militaire : Yahya Sinouar et son frère Mohammed Sinouar, Abu Ubaida et Mohammed Deif. Incapable de les localiser et de les éliminer, l’armée israélienne offre une image de défaite, en dépit de l’intense campagne militaire en cours. <a href="https://www.jpost.com/israel-hamas-war/article-778002">Des tracts</a> ont ainsi été largués dans Gaza promettant une récompense à tous les Gazaouis détenant des informations sur ces quatre hommes.</p>
<p>Le cabinet de guerre semble quant à lui pencher pour la <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2009-4-page-75.htm">riposte disproportionnée</a>, afin de restaurer le régime de dissuasion qui s’est écroulé le 7 octobre. Cette stratégie est néanmoins contraire à l’un des principes cardinaux du droit international humanitaire (DIH) : l’obligation pour les armées de distinguer entre civils et combattants.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-gaza-larmee-israelienne-respecte-t-elle-le-droit-international-217394">À Gaza, l’armée israélienne respecte-t-elle le droit international ?</a>
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<p>Certes, le DIH admet que des civils meurent au cours de frappes, mais seulement si l’objectif militaire anticipé est décisif, et si toutes les précautions ont été prises pour éviter ces morts.</p>
<p>D’après les informations recueillies par <em>+972</em>, le programme <em>Habsora</em> permet de connaître précisément le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’une frappe. Le calcul de proportionnalité de Tsahal a donc manifestement évolué : Yuval Abraham rapporte ainsi qu’alors que jusqu’au 7 octobre une dizaine de victimes collatérales étaient tolérées pour éliminer un membre exécutif du Hamas, plus d’une centaine de morts civiles seraient désormais acceptées pour en neutraliser un membre subalterne.</p>
<p>Cette évolution explique la destruction d’immeubles entiers pour abattre une unique cible répertoriée, comme en témoigne la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/conflit-a-gaza-le-camp-de-refugies-de-jabaliya-de-nouveau-bombarde">frappe sur le camp de réfugiés de Jabaliya</a>, le 31 octobre 2023, qui visait un seul des dirigeants de l’attaque du 7 octobre et qui a fait 126 morts, <a href="https://airwars.org/observation/entire-family-killed/">selon le collectif Airwars</a>.</p>
<p>Ces exemples tendent à montrer que le recours à des technologies avancées ne conduit pas à l’avènement d’une guerre plus « propre » : les algorithmes ne sont ici pas utilisés pour limiter les dommages collatéraux, mais pour cibler plus massivement, avec un ratio particulièrement élevé de victimes civiles, et ce en connaissance de cause.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1712718931171967426"}"></div></p>
<h2>Le piège de la guerre asymétrique</h2>
<p>L’analyse de la campagne militaire de l’armée israélienne conduit enfin à s’interroger sur son efficacité stratégique. Alors que les plus hauts responsables militaires de l’attaque du 7 octobre sont encore en vie, terrés dans les tunnels de Gaza, l’offensive militaire est de plus en plus critiquée à l’international, en raison du grand nombre de civils tués. La Cour internationale de justice, saisie par l’Afrique du Sud, a ainsi <a href="https://aoc.media/analyse/2024/01/29/afrique-du-sud-c-israel/">constaté un risque de génocide à Gaza</a>, fragilisant le soutien occidental à l’État hébreu.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/israel-devant-la-cour-internationale-de-justice-celle-ci-est-elle-devenue-un-substitut-a-un-conseil-de-securite-dysfonctionnel-220727">Israël devant la Cour internationale de justice : celle-ci est-elle devenue un substitut à un Conseil de sécurité dysfonctionnel ?</a>
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<p>Or ce soutien est vital pour Israël, qui <a href="https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/les-americains-plus-prompts-a-aider-tel-aviv-que-kiev-1988555">bénéficie d’une aide militaire américaine de 3,8 milliards de dollars par an</a>. Certains de ses équipements militaires clés sont achetés aux États-Unis, dont une cinquantaine d’avions F35. Sur le plan opérationnel, l’envoi de deux porte-avions américains en Méditerranée immédiatement après le 7 octobre a été décisif pour dissuader l’Iran de profiter du chaos dans lequel Israël était plongé pour attaquer. Dans un tel contexte, un abandon du soutien américain aurait des conséquences majeures sur la politique de défense israélienne.</p>
<p>Sur le plan local, les morts et blessés civils nourrissent le ressentiment des Gazaouis envers Israël, ce qui a pour effet de les pousser dans les bras du Hamas plutôt que de les en détourner. Un enfant de Gaza ayant vécu les guerres de 2014, de 2021, puis de 2023 sera sans doute plus susceptible d’être séduit par la rhétorique guerrière du Hamas que de devenir un partenaire stable avec lequel construire une paix durable dans la région.</p>
<p>Dans un <a href="https://www.awrad.org/files/server/polls/polls2023/Public%20Opinion%20Poll%20-%20Gaza%20War%202023%20-%20Tables%20of%20Results.pdf">sondage</a> réalisé le 14 novembre par le <em>Arab World for Research and Development</em> auprès des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, 76 % des personnes interrogées déclaraient ainsi qu’elles avaient une vision positive du Hamas ; en septembre, <a href="https://www.foreignaffairs.com/israel/israels-failed-bombing-campaign-gaza">27 % seulement</a> des personnes interrogées dans ces deux territoires estimaient que le Hamas était « celui qui méritait le plus de représenter le peuple palestinien ».</p>
<p>Comment, alors, expliquer le choix d’Israël de recourir à une intense campagne de bombardements, avec l’aide d’<em>Habsora</em> ? L’État hébreu semble avoir été pris dans le <a href="https://quillette.com/2023/12/01/gaza-and-the-asymmetry-trap/">« piège de la guerre asymétrique »</a> : l’effroi et la colère des Israéliens à la suite des massacres du 7 octobre ont incité le gouvernement Nétanyahou à mettre en œuvre une réponse politique forte, dont la pertinence militaire pose aujourd’hui question.</p>
<p>En l’absence d’une solution politique, Israël risque de s’épuiser dans une guerre sans issue. Le 7 octobre a déjà montré les limites du « tout technologique », lorsque le mur réputé infranchissable entre Israël et les territoires palestiniens a été déjoué par des membres armés du Hamas. Le ciblage intensif permis par <em>Habsora</em> peut donner une nouvelle fois au peuple israélien l’illusion d’une victoire sur le Hamas, alors que les leaders militaires de ce dernier n’ont pas été éliminés et que le grand nombre de victimes civiles risque d’aliéner à Israël l’appui de ses soutiens internationaux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222960/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Le recours systématique à l’IA pour désigner les cibles palestiniennes et décider de l’intensité des frappes est, pour l’instant en tout cas, loin d’avoir porté ses fruits.Laure de Roucy-Rochegonde, Chercheuse au Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (Ifri), chercheuse associée au Centre de recherches internationales (Ceri, Sciences Po/CNRS), Sciences Po Amélie Férey, Chercheuse et responsable du Laboratoire de recherche sur la Défense, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216712024-01-29T15:48:28Z2024-01-29T15:48:28ZLes États-Unis vers un conflit à grande échelle avec les Houthis du Yémen et les organisations politico-militaires irakiennes ?<p>Au Proche-Orient, la guerre de Gaza est en train d’acquérir une dynamique propre, ravivant le spectre de nouveaux conflits régionaux. Appuyé par les États-Unis, qui ont <a href="https://www.lepoint.fr/monde/les-etats-unis-livrent-des-munitions-a-israel-et-renforcent-leur-presence-militaire-08-10-2023-2538500_24.php">envoyé leur plus imposant navire de guerre dans la zone</a>, Israël mène, depuis l’assaut meurtier du Hamas le 7 octobre dernier, une guerre à grande échelle qui, <a href="https://theconversation.com/quelle-strategie-israelienne-pour-gaza-216050">aux yeux de nombreux observateurs</a>, ne viserait pas uniquement à éradiquer le groupe islamiste mais également à expulser les Palestiniens de Gaza en prenant pour cible les infrastructures et les populations civiles. La Cour internationale de Justice vient d’ailleurs d’<a href="https://apnews.com/article/israel-palestinians-south-africa-genocide-hate-speech-97a9e4a84a3a6bebeddfb80f8a030724">accepter d’instruire la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/israel-devant-la-cour-internationale-de-justice-celle-ci-est-elle-devenue-un-substitut-a-un-conseil-de-securite-dysfonctionnel-220727">Israël devant la Cour internationale de justice : celle-ci est-elle devenue un substitut à un Conseil de sécurité dysfonctionnel ?</a>
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<p>Dans ce contexte, des acteurs non étatiques armés alliés à l’Iran ont lancé, dans une stratégie concertée, des représailles asymétriques contre Israël depuis la Syrie, le Liban, l’Irak et le Yémen. Ces acteurs mènent également des opérations offensives contre les forces américaines, perçues comme partie prenante de la guerre israélienne contre Gaza.</p>
<p>Une perception erronée des réalités locales conduit à réduire ces acteurs non étatiques au rôle de « proxies » : on a tendance à ne les voir que comme un réservoir de forces projetables que l’Iran actionne quand il le souhaite pour mener des actions offensives. Or, bien que ces acteurs convergent stratégiquement avec Téhéran sur le plan régional et font partie intégrante d’un axe de la dissuasion active face à Israël, ils disposent également d’une autonomie certaine et agissent conformément à leur propre agenda. Il en va ainsi aussi bien des <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2013-2-page-93.htm">organisations politico-militaires chiites</a> actives en Irak que des <a href="https://theconversation.com/qui-sont-les-houthis-cette-milice-yemenite-visee-par-les-frappes-americaines-et-britanniques-221149">Houthis au Yémen</a>.</p>
<h2>Escalade avec les organisations politico-militaires chiites en Irak</h2>
<p>En Irak, où les États-Unis conservent une présence de 2 500 soldats – en vertu d’un accord avec le gouvernement de Bagdad, pour conseiller et former les forces de sécurité irakiennes dans le cadre de la lutte anti-Daech –, une <a href="https://english.aawsat.com/arab-world/4786701-syria-extends-humanitarian-aid-delivery-bab-al-hawa-crossing">centaine d’opérations offensives ciblant l’armée américaine ont été dénombrées depuis le 17 octobre</a>.</p>
<p>En réponse, les États-Unis ont mené, le 4 janvier dernier, une attaque de drone qui a tué Mushtaq Jawad Kazim al-Jawari, également connu sous le nom d’Abu Taqwa, le chef du puissant groupe <a href="https://www.counterextremism.com/threat/harakat-hezbollah-al-nujaba-hhn">Harakat al-Nujaba</a>.</p>
<p>Aux côtés de plusieurs autres organisations – notamment la brigade Badr, Asaib Ahl al-Haq et Kataib Hezbollah, ce groupe relève du <a href="https://www.courrierinternational.com/article/finances-en-irak-une-force-paramilitaire-pro-iran-pese-sur-le-budget-de-l-etat">Hached al-Chaabi</a> – les « Forces de mobilisation populaire » irakiennes, ou FMP – une coalition de forces paramilitaires soutenue par l’Iran, poids lourd structurel en Irak.</p>
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<p>Sur la scène irakienne, les FMP apparaissent aujourd’hui comme un acteur politique puissant dont la légitimité a été renforcée par les <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2023/10/BAKAWAN/66186">succès obtenus sur le terrain face à Daech</a> et qui s’est vu accorder un statut officiel de branche auxiliaire des forces de sécurité irakiennes.</p>
<p>L’assassinat en janvier 2020 de leur chef adjoint <a href="https://www.liberation.fr/planete/2020/01/03/abou-mehdi-al-mouhandis-l-autre-victime-du-raid-contre-soleimani_1771652/">Mahdi el-Mohandes</a>, lors de la frappe américaine qui a tué le haut responsable iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique et architecte du développement du potentiel militaire de l’axe de la dissuasion active mis en place par Téhéran, n’a pas empêché les FMP de continuer de jouer un rôle clé en Irak.</p>
<p>Ni l’affaiblissement de leur leadership, ni les tensions avec leur rival chiite, le leader religieux et nationaliste Moqtada al-Sadr, qui ont dégénéré en <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220830-irak-moqtada-al-sadr-hadi-al-ameri-qui-sont-les-principaux-acteurs-de-la-crise-politique">affrontements</a> aux <a href="https://orientxxi.info/magazine/iraq-the-al-sadr-dynasty-is-losing-ground,3979">ressorts multiples et locaux</a> en août 2022, n’ont fragilisé durablement la coalition. Au contraire : la nomination en octobre de la même année au poste de premier ministre de Mohammed Shia al-Soudani (proche de Nouri al-Maliki, premier ministre de 2006 à 2014) a donné aux FMP un nouvel élan. Comme le <a href="https://www.brookings.edu/articles/shiite-rivalries-could-break-iraqs-deceptive-calm-in-2023/">souligne</a> le chercheur de la Brookings Institution Ranj Alaaldin, « l’organisation s’est davantage ancrée dans l’État irakien, élargissant ses capacités économiques, diversifiant ses sources de revenus et étendant son réseau de mécènes ».</p>
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<p>C’est ainsi que la frappe américaine qui a tué le leader de Harakat-al-Nujaba a été <a href="https://www.airandspaceforces.com/us-kills-militia-leader-iraq/">qualifiée</a> d’« agression flagrante » et de « violation de la souveraineté et de la sécurité de l’Irak » par le porte-parole des forces de sécurité irakiennes, le général Yehia Rasool. Le ministère irakien des Affaires étrangères a employé des termes similaires.</p>
<p>La dangereuse escalade en cours (une base américaine en Irak a été <a href="https://fr.euronews.com/2024/01/21/irak-frappes-contre-une-base-militaire-abritant-des-troupes-americaines">bombardée le 21 janvier</a> par des groupes chiites irakiens) a obligé le gouvernement de Soudani – qui entretient des relations étroites avec l’Iran tout en étant un interlocuteur acceptable pour les États-Unis – <a href="https://www.afrique-asie.fr/le-premier-ministre-irakien-declare-que-bagdad-se-dirige-vers-la-fin-de-la-presence-militaire-americaine-dans-le-pays/">à affirmer sa volonté de mettre fin à la présence américaine en Irak</a>. Désormais, la question du retrait américain <a href="https://www.dhnet.be/dernieres-depeches/2024/01/26/bagdad-et-washington-vont-discuter-de-lavenir-de-la-coalition-antijihadistes-YKURWB46YRFORM2ES5DGP4RB5E/">est en discussion entre les États-Unis et les autorités de Bagdad</a>.</p>
<p>Force est de constater que les dynamiques belligènes initialement liées au contexte de la guerre de Gaza débordent de ce cadre et s’inscrivent désormais dans le cadre d’une confrontation directe entre les Américains et une partie des acteurs locaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1750903489822130179"}"></div></p>
<h2>Washington face à la détermination des Houthis</h2>
<p>Au Yémen également, il devient de plus en plus difficile pour les États-Unis d’éviter un engrenage irréversible après les <a href="https://www.lefigaro.fr/international/frappes-aeriennes-contre-les-houthis-au-yemen-tout-comprendre-a-la-riposte-des-etats-unis-et-du-royaume-uni-20240112">frappes de représailles du 2 janvier qui ont pris pour cible les positions des Houthis</a>.</p>
<p>Ces derniers, qui affirment agir en solidarité avec les Palestiniens de Gaza depuis le début de la guerre, ont <a href="https://www.newarab.com/news/us-uk-air-strikes-hit-yemen-fallout-gaza-war-grows">lancé de nombreuses attaques contre les navires considérés comme liés à Israël en mer Rouge</a>. À la suite des représailles de Washington, les Houthis ont averti que cette « agression américaine » « ne resterait pas sans réponse ».</p>
<p>Bien qu’il bénéficie du soutien opérationnel de l’Iran, le <a href="https://orientxxi.info/magazine/la-revanche-inattendue-du-confessionnalisme-au-yemen,0677">groupe est très enraciné localement</a> et s’est imposé à la faveur de ses succès militaires comme une force politique majeure contrôlant la capitale Sanaa et de larges parties du territoire dans le nord et l’ouest du pays à l’issue de sept ans de conflit avec Riyad.</p>
<p>Si le renversement du gouvernement yéménite en 2014 a constitué un facteur déterminant dans la décision saoudienne de lancer sa campagne aérienne le 26 mars 2015, des années d’enlisement dans la guerre du Yémen ont conduit Riyad à réviser sa position et à négocier avec le groupe. Après plusieurs mois de discussions, les deux acteurs <a href="https://www.wsj.com/world/middle-east/israel-hamas-war-jeopardizes-prospects-for-yemen-peace-e89553b9">ont adopté une feuille de route pour la résolution du conflit</a>.</p>
<p>Dans le contexte de l’escalade entre Israël et les Houthis, l’Arabie saoudite est soucieuse de maintenir la trêve intra-yéménite et une perspective de sortie d’un conflit qu’elle n’a pas gagné. C’est la raison pour laquelle Riyad a <a href="https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/L-Arabie-saoudite-appelle-a-la-retenue-apres-les-frappes-au-Yemen-45727743/">exprimé son inquiétude et appelé à la retenue après les frappes aériennes</a> menées conjointement par les États-Unis et le Royaume-Uni.</p>
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<p>Face à la posture des Houthis, les États-Unis ont, à l’heure actuelle, des <a href="https://www.wsj.com/world/middle-east/u-s-led-coalition-warns-houthis-to-stop-ship-attacks-cfd490df">leviers d’action très limités</a>. Comme l’explique <a href="https://www.rand.org/pubs/commentary/2023/12/a-precarious-moment-for-yemens-truce.html">Alexandra Stark, chercheuse associée à la Rand Corporation</a>, « les dix dernières années de combats ont montré qu’il est peu probable que la coercition ou la force militaire suffisent à dissuader les Houthis. Au contraire, des représailles militaires importantes de la part des États-Unis risqueraient de provoquer une nouvelle escalade et d’ouvrir un nouveau front majeur dans la région, alors que les États-Unis et leurs partenaires régionaux ont, en matière de sécurité, investi beaucoup de temps et de ressources pour se dégager de la guerre au Yémen ».</p>
<p>Ces conclusions sont partagées par <a href="https://tcf.org/content/commentary/blood-in-the-water-how-the-gaza-war-spilled-into-the-red-sea:">Aron Lund</a>, analyste à l’Agence suédoise de recherche pour la défense, qui rappelle que les attaques directes contre des cibles houthies au Yémen risquent d’entraîner les États-Unis dans un conflit qu’ils ne peuvent pas gagner par leur puissance militaire :</p>
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<p>« Alors que des milliers de Palestiniens sont morts et que Gaza est en ruines, souffrant d’une famine généralisée, les revendications des Houthis trouvent un écho puissant non seulement au Yémen, mais aussi dans tout le Moyen-Orient et au-delà. L’administration Biden a provoqué un tollé mondial en soutenant son allié à l’extrême, en défendant les tactiques israéliennes brutales et en expédiant des armes pour aider Israël à poursuivre la guerre […]. Tant que le carnage à Gaza n’aura pas pris fin, toute résolution sérieuse de la crise en mer Rouge semble improbable. »</p>
</blockquote>
<h2>L’Amérique peut-elle s’engager sur tous les fronts ?</h2>
<p>Il est vrai que les interventions militaires de ces dernières années ont démontré l’impuissance des armées occidentales face à des adversaires ayant recours à des techniques de guerre asymétrique. Par ailleurs, l’enlisement dans une nouvelle guerre sans fin aurait un coût élevé pour Washington. Si dès son entrée en fonctions, l’administration Biden a <a href="https://theconversation.com/quelle-politique-pour-ladministration-biden-au-moyen-orient-150681">donné des garanties à Israël sur la permanence du soutien américain</a>, elle affichait également une volonté d’apaiser les tensions avec l’Iran pour se focaliser sur sa principale priorité stratégique, à savoir la compétition de puissance avec la Chine. Les cartes ont été rebattues avec la guerre en Ukraine. Washington a apporté dans un premier temps un appui financier massif à Kiev avant, dernièrement, de <a href="https://theconversation.com/why-the-us-and-its-partners-cannot-afford-to-go-soft-on-support-for-ukraine-now-217538">remettre cet engagement en cause</a>.</p>
<p>Du fait de leur engagement militaire inconditionnel aux côtés d’Israël, les États-Unis se retrouvent aujourd’hui confrontés au risque imminent d’une réactivation des conflits directs avec des acteurs locaux en Irak et au Yémen dans un contexte où ils peinent à la fois à se départir du bourbier ukrainien et à contenir les ambitions de puissance de la Chine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221671/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ces deux groupes liés à l’Iran s’en sont pris à Israël depuis le début des bombardements sur Gaza, suscitant des représailles américaines. Mais ces frappes ne suffiront pas à les faire renoncer.Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2217692024-01-28T16:05:48Z2024-01-28T16:05:48ZUne nouvelle arme laser permet d'abattre des drones à distance – et à bas coût<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/570837/original/file-20240121-38659-1vateu.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=20%2C3%2C589%2C363&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Tir de test du système anti-drone britannique, le _DragonFire_.</span> <span class="attribution"><span class="source">UK Ministry of Defence/wikipedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Un flash de lumière s’envole vers un minuscule drone volant à une vitesse vertigineuse. Quelques instants plus tard, le drone désactivé s’écrase dans la mer. Pas un bruit, pas de victimes humaines, pas d’explosions désordonnées. Un drone mortel coûtant plusieurs millions de dollars a été proprement éliminé par un tir qui a coûté moins cher qu’une bonne bouteille de vin.</p>
<p>Si vous pensez qu’il s’agit d’une scène tirée d’un film de science-fiction, détrompez-vous. Il y a quelques jours à peine, une équipe de scientifiques et d’ingénieurs britanniques a réussi à <a href="https://www.gov.uk/government/news/advanced-future-military-laser-achieves-uk-first">démontrer qu’il s’agit d’une technologie viable</a>, qui pourrait trouver sa place sur le champ de bataille dans cinq ou dix ans.</p>
<p><em>DragonFire</em> est un programme de haute technologie lancé en 2017, financé à hauteur de 30 millions de livres sterling, et impliquant l’agence gouvernementale britannique <em>Defence Science and Technology Laboratory</em>, le fabricant de missiles MBDA, l’entreprise aérospatiale Leonardo UK et l’entreprise de technologie de défense QinetiQ. Ce programme a réussi son premier test sur le terrain en abattant plusieurs drones au large des côtes écossaises à l’aide de faisceaux laser.</p>
<p>Les drones sont des aéronefs sans pilote, semi-automatiques, capables d’infliger des dégâts mortels avec une grande précision. Ils sont <a href="https://theconversation.com/armes-autonomes-et-soldats-augmentes-quel-impact-sur-les-valeurs-des-armees-168295">très présents sur les champs de bataille modernes</a>, notamment lors de la guerre d’Ukraine et sur les routes navales commerciales de la mer Rouge.</p>
<p>Il n’est pas facile de les abattre : il faut généralement tirer des missiles qui coûtent jusqu’à 1 million de livres sterling pièce. Bien qu’ils soient généralement efficaces, les systèmes défensifs de ce type sont coûteux et comportent un risque important de dommages collatéraux. Si un missile manque sa cible, il finira par atterrir quelque part et explosera quand même.</p>
<p>Mais il n’est pas nécessaire de provoquer une explosion spectaculaire pour désactiver un drone… il suffit d’interférer avec ses systèmes de contrôle et de navigation.</p>
<p>Et un rayon laser est un très bon candidat pour s’acquitter de cette tâche. Les <a href="https://www.pourlascience.fr/sd/physique/le-laser-et-le-renouveau-de-l-optique-2490.php">lasers sont des faisceaux lumineux particulièrement directionnels, qui peuvent être très intenses</a>. Un laser suffisamment puissant peut interférer avec n’importe quel appareil électronique et provoquer son dysfonctionnement.</p>
<p>Comparé aux missiles classiques, un système laser de grande puissance présente de nombreux avantages stratégiques. Pour commencer, il est étonnamment peu coûteux à utiliser : faire fonctionner le <em>DragonFire</em> pendant dix secondes coûte autant que d’allumer un chauffage pendant une heure (soit moins de 10£ par tir).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Le système laser DragonFire" src="https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570477/original/file-20240121-28-ilxzdp.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le système laser <em>DragonFire</em>.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.mbda-systems.com/press-releases/dragonfire-proving-trials-underway">MDBA</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les lasers ne présentent pas non plus de risque de dommages collatéraux. Même si un laser manque sa cible, il continuera à se propager dans la même direction et finira par être absorbé et dispersé dans l’atmosphère. Un laser étant un faisceau lumineux, il se propage en ligne droite, indépendamment de la gravité. Finalement, la section d’un faisceau laser est généralement toute petite, de l’ordre de quelques millimètres carrés. Leur utilisation s’apparente ici à une intervention chirurgicale.</p>
<p>Les lasers sont donc une arme défensive par excellence : ils peuvent répondre à une menace, mais ne peuvent pas causer de dégâts importants. Ils sont aussi très peu sensibles aux contre-mesures, puisque les faisceaux lumineux se déplacent à la plus grande vitesse qui soit… celle de la lumière. En d’autres termes, une fois qu’un flash laser est lancé, rien ne peut le rattraper et le neutraliser.</p>
<p>Les rayons laser sont utilisés sur le champ de bataille depuis un certain temps. Côté défensif, ils sont <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214914719312231">principalement utilisés pour le suivi des cibles, la télédétection et la visée de précision</a>. Mais c’est la première fois qu’ils sont utilisés efficacement afin de perturber une action ennemie.</p>
<h2>Des défis à relever</h2>
<p>La mise au point du <em>DragonFire</em> comme arme a pris beaucoup de temps. C’est parce que pour neutraliser un drone, il faut un faisceau laser d’une grande intensité.</p>
<p>Mais si le faisceau laser est trop puissant, il peut fortement interagir avec l’air dans l’atmosphère, <a href="https://www.mdpi.com/2073-4433/12/7/918">ce qui entraîne son absorption ou sa dispersion</a>. Il faut trouver l’équilibre parfait entre les paramètres du faisceau, tels que <a href="https://scholar.harvard.edu/files/schwartz/files/lecture10-power.pdf">sa puissance, sa longueur d’onde et sa forme</a>, pour s’assurer qu’il peut se propager sur de longues distances sans se dégrader significativement.</p>
<p>Un faisceau laser est aussi particulièrement sensible aux conditions atmosphériques, et la présence de brouillard, de pluie ou de nuages <a href="https://www.mdpi.com/2073-4433/12/7/918">peut affecter de manière significative ses performances</a>.</p>
<p>Les drones et les missiles subsoniques représentent une menace croissante à l’échelle mondiale. C’est pourquoi le ministère britannique de la Défense accélère actuellement le développement du <em>DragonFire</em>, dans l’espoir de l’embarquer sur des navires de guerre dans les cinq à dix prochaines années.</p>
<p>Pour cela, plusieurs questions techniques et scientifiques doivent encore être résolues.</p>
<p>Par exemple, il n’est pas facile de maintenir la stabilité du pointage du laser sur une plate-forme en mouvement (comme un croiseur dans des eaux agitées). C’est comme si l’on essayait d’atteindre une cible de fléchettes en se tenant debout sur une planche d’équilibre – mais ceci n’affecte que la précision de l’arme, pas le risque de dommages collatéraux.</p>
<p>Il faudra également découpler les performances du système laser des conditions météorologiques. Comme les gouttelettes d’eau et les courants d’air peuvent diffuser ou absorber le faisceau laser, et réduire sa puissance et donc ses effets, il faudrait pouvoir tenir compte des conditions météorologiques lors de la préparation du faisceau. Cette tâche n’est pas impossible, mais techniquement difficile.</p>
<p>Un programme de formation doit également être mis en place pour que les soldats puissent utiliser efficacement un tel système de haute technologie.</p>
<p>Néanmoins, ces premiers essais ont démontré la viabilité et l’efficacité de cette arme laser, qui pourrait révolutionner la guerre moderne dans les années à venir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221769/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gianluca Sarri a reçu des financements de l'EPSRC (Engineering and Physical Sciences Research Council), de InnovateUK, et du DSTL (Defence Science and Technology Laboratory). </span></em></p>Le nouveau système de défense laser britannique permet des tirs coûtant 10 livres sterling – soit l’équivalent d’une heure de chauffage.Gianluca Sarri, Professor at the School of Mathematics and Physics, Queen's University BelfastLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2207272024-01-11T14:27:15Z2024-01-11T14:27:15ZIsraël devant la Cour internationale de justice : celle-ci est-elle devenue un substitut à un Conseil de sécurité dysfonctionnel ?<p>Le 29 décembre, l’Afrique du Sud a déposé devant la <a href="https://www.icj-cij.org/fr/accueil">Cour internationale de justice</a> (CIJ), une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf">Requête introductive d’instance</a> contre l’État d’Israël. </p>
<p>La Requête stipule que ses actions dans la bande de Gaza, initiées au nom de son droit à la légitime défense, dans la foulée des attaques menées par le Hamas le 7 octobre 2023, revêtaient « un caractère génocidaire ».</p>
<p>La CIJ a tenu des audiences publiques sur la requête le 11 et 12 janvier à La Haye. </p>
<p>Le fait que <a href="https://theconversation.com/south-africas-genocide-case-against-israel-expert-sets-out-what-to-expect-from-the-international-court-of-justice-220692">l’Afrique du Sud ait choisi de déposer sa requête devant la CIJ</a> n’est pas anodin. En effet, non seulement le bureau du procureur de la <a href="https://www.icc-cpi.int/fr">Cour pénale internationale</a>, qui enquête sur la situation en Palestine depuis plusieurs années, <a href="https://theconversation.com/la-guerre-a-gaza-la-cour-penale-internationale-et-la-lutte-contre-limpunite-219523">n’aboutit pas à des résultats concrets</a>, mais le Conseil de sécurité, l’organe qui devrait être le principal garant du maintien de la paix et de la sécurité internationale, apparaît foncièrement <a href="https://theconversation.com/gaza-war-deadlock-in-the-security-council-shows-that-the-un-is-no-longer-fit-for-purpose-219772">dysfonctionnel</a>. </p>
<p>À l’inverse, la CIJ en est venue à jouer un rôle de plus en plus diligent. <a href="https://www.ejiltalk.org/provisional-but-not-always-pointless-compliance-with-icj-provisional-measures/">Au cours des 10 dernières années</a>, la Cour a ainsi prononcé plus d’ordonnances (11) que durant ses cinquante premières années d’existence (10).</p>
<p>Mes travaux sur la <a href="https://www.pulaval.com/livres/de-la-responsabilite-de-proteger-les-populations-menacees-l-emploi-de-la-force-et-la-possibilite-de-la-justice">responsabilité de protéger</a> et sur le <a href="https://www.cairn.info/annuaire-francais-de-relations--9782376510550-page-95.htm">droit de la guerre</a> m’ont conduit à porter une attention particulière aux modes alternatifs de règlement des différends, notamment par l’intermédiaire des tribunaux internationaux. Deux organes sont fréquemment mentionnés : la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale (CPI).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Des personnes sont assises de chaque côté dans une vaste pièce" src="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La Cour internationale de justice lors d’une audience.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(UN Photo/CIJ-ICJ/Frank van Beek)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des compétences différentes</h2>
<p>La CIJ est le principal organe judiciaire de l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle dispose d’une compétence universelle sur les différends d’ordre juridique pouvant survenir entre États. </p>
<p>De son côté, la CPI tire sa compétence d’un traité entré en vigueur en 2002, et dont Israël n’est pas signataire. Ses responsabilités sont d’enquêter et de poursuivre des personnes physiques pour crimes graves de droit international (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocides et crimes d’agression).</p>
<p>Alors que la CIJ doit être sollicitée par un État avant de pouvoir se saisir d’un contentieux, comme c’est le cas avec la démarche engagée par l’Afrique du Sud, la CPI dispose de l’autorité pour ouvrir une enquête et éventuellement déposer une accusation contre un individu.</p>
<h2>Avant Israël, la Russie</h2>
<p>Dans sa requête contre Israël, l’Afrique du Sud avance que les actions de l’État hébreu (et son défaut de prendre des mesures pour contrecarrer les incitations « directes et publiques » à commettre de telles actions) témoigneraient « de l’intention spécifique… d’entraîner la destruction d’une partie substantielle de la population palestinienne en tant que partie d’un groupe national, racial et ethnique plus large de Palestiniens dans la Bande de Gaza ». </p>
<p>De ce fait, avance l’Afrique du Sud, Israël contreviendrait aux « obligations » lui incombant en vertu de la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention pour la prévention et la Répression du Crime de Génocide</a>, dont elle est signataire. </p>
<p>La question que la CIJ est appelée à trancher consiste uniquement, selon l’Afrique du Sud, à déterminer si les actions qui sont identifiées dans la Requête sont ou non « susceptibles de relever des dispositions » de la Convention. La Cour n’a pas à se prononcer sur le fond à ce stade. Le cas échéant, cela pourrait prendre des années. </p>
<p>On se rappellera qu’une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220227-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> similaire avait également été déposée par l’Ukraine contre la Russie dans la foulée de l’« opération militaire spéciale » initiée par cette dernière le 24 février 2022. </p>
<p>La Russie était alors accusée d’avoir mensongèrement allégué « que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk » afin de lui permettre de justifier une intervention armée. L’Ukraine affirmait que cette intervention avait engendré « des violations graves et généralisées des droits de la personne de la population ukrainienne ». Dès le 16 mars 2022, la CIJ rendait son <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220316-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> et intimait à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires ».</p>
<h2>Les limites de la CIJ</h2>
<p>Dans le cas de la requête de l’Afrique du Sud, une ordonnance de la CIJ pourrait suivre au cours des prochaines semaines étant donné l’urgence de la situation.</p>
<p>Or, il ne faut pas faire preuve de trop d’optimisme. Car même dans le cas où la Cour indiquerait comme mesure conservatoire la suspension immédiate des opérations militaires, comme elle l’a fait dans le cas de l’Ukraine, et même si cette ordonnance avait bel et bien un « caractère obligatoire », comme l’a avancé la Cour en 2001 dans une autre <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/104/104-20010627-JUD-01-00-FR.pdf">affaire</a>, cela ne signifierait pas que la situation sur le terrain soit appelée à changer. </p>
<p>Malgré leur caractère obligatoire, les mesures d’exécution sont souvent difficiles à mettre en œuvre dans des situations hautement sensibles et controversées.</p>
<h2>Le nouveau rôle des pays tiers</h2>
<p>Ce qui est relativement nouveau, c’est que la Cour internationale de justice accepte désormais d’entendre des requêtes, telle celle parrainée par l’Afrique du Sud, présentées par un État partie à un traité ou une convention, qui allèguent un manquement à ses obligations <em>erga omnes partes</em>. De telles obligations reposent en effet sur les valeurs que les États partagent en commun et que tout État a donc un intérêt à faire respecter, sans égard au fait d’avoir ou non soi-même subi les conséquences d’un manquement.</p>
<p>Ainsi, en 2019, la Gambie a déposé une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/178/178-20191111-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> contre le Myanmar, concernant ses actions envers les membres de la communauté rohingya. C’est aussi sur cette base d’obligations <em>erga omnes partes</em> que le Canada et les Pays-Bas ont déposé en juin 2023 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20230608-req-01-00-fr.pdf">Requête</a> contre la Syrie l’accusant de contrevenir à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.</p>
<p>La reconnaissance par la CIJ de telles obligations <em>erga omnes partes</em> revendiquées par un État n’étant pas directement impliqué apparaît comme une innovation majeure. Elle permet, à défaut d’empêcher en amont qu’un État ne contrevienne à ses obligations, de lui rappeler en aval et publiquement ses obligations. </p>
<h2>Assumer un rôle émergent en maintien de la paix</h2>
<p>Au-delà de la question qu’aura à trancher la Cour, le plus important reste le rôle que les États semblent désormais vouloir lui faire jouer en lui soumettant de telles requêtes. La CIJ a compétence en matière de règlement pacifique des différends et, par extension, elle a un rôle à jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Mais si ses ordonnances ne sont pas suivies d’effets, sont-elles seulement destinées à marquer les esprits, ce qui contribuerait à politiser la justice internationale ?</p>
<p>S’il est certes douteux qu’une ordonnance incite un État à mettre un terme à sa conduite et à ses activités sur le terrain, la procédure elle-même demeure toutefois importante. Elle peut permettre de documenter une situation et d’établir les faits d’une manière telle qu’il pourrait être plus difficile d’en faire abstraction par la suite. </p>
<p>Ainsi, dans le cas de la Syrie, l’<a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20231116-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> rendue par la Cour la sommait de prendre « toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres… traitements cruels, inhumains ou dégradants », et lui intimait de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations ». Ces éléments pourraient ultérieurement être utilisés dans le cadre de procédures judiciaires ou afin de justifier des réparations.</p>
<p>À cet égard, la Cour pourrait également faciliter la création et l’accès au terrain d’une mission visant à établir les faits et à documenter les circonstances. Il s’agit là d’un aspect important du règlement des différends qui peut contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale. </p>
<p>Le défi pour la Cour consistera à assumer ce rôle émergent en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationale et à naviguer à travers ces questions d’interprétation qui demeurent éminemment politiques. Les décisions que les juges ont à prendre seront capitales pour le futur d’un ordre international qui apparaît pour le moment bien désordonné.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220727/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-François Thibault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Cour internationale de justice élargit de plus en plus son mandat, palliant au dysfonctionnement du Conseil de sécurité, qui devrait être le principal garant du maintien de la paix dans le monde.Jean-François Thibault, Professeur en relations internationales, École des hautes études publiques, Université de MonctonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2188762023-12-25T20:23:45Z2023-12-25T20:23:45ZLa guerre de l’information tous azimuts de la Russie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567164/original/file-20231221-25-uac9ue.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C11%2C1862%2C989&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d’écran provenant de l’un des dessins animés produits par la CMP Wagner à destination des pays africains. On voit ici un combattant de Wagner, avec sur la manche un chevron de la CMP et le drapeau russe, voler au secours d’un soldat malien qui défend son pays face à une agression militaire française.
</span> </figcaption></figure><p>Dans sa <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022">Revue nationale stratégique (RNS) de 2022</a>, la France a porté l’influence <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23071">au rang de priorité stratégique</a>. La précédente RNS, <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2017-revue_strategique_dsn_cle4b3beb.pdf">publiée en 2017</a>, avait déjà été révisée en 2021 afin de préciser les priorités stratégiques françaises à l’horizon de 2030 ; mais les tensions observées en 2022 ont poussé à sa révision anticipée.</p>
<p>L’influence est un sujet majeur des relations internationales. Les acteurs étatiques et privés en ont douloureusement pris conscience avec le début de la guerre dans le Donbass en 2014, puis avec l’affaire <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Ameriques/Le-scandale-Cambridge-Analytica-raconte-linterieur-2020-03-09-1201082963">Cambridge Analytica en 2016</a>. Depuis, la prégnance de cette thématique n’a fait que croître, et elle est devenue incontournable avec la guerre de l’information observée dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la sphère informationnelle y étant un <a href="https://theconversation.com/ukraine-la-guerre-se-joue-egalement-dans-le-cyberespace-178846">enjeu de conflictualité significatif</a>.</p>
<p>Marquée par <a href="https://theconversation.com/la-russie-est-elle-vraiment-en-train-de-perdre-la-guerre-de-la-communication-contre-lukraine-183761">différentes étapes</a>, cette guerre de la communication a comporté des <a href="https://theconversation.com/face-a-la-contre-offensive-ukrainienne-la-russie-hesite-sur-la-communication-a-adopter-190622">phases d’hésitation dans la gestion de la rhétorique russe</a> lorsque, au cours de l’été 2022, l’Ukraine gagnait du terrain lors de sa contre-offensive. Moscou a ensuite adapté son discours de façon à survaloriser la portée de victoires de moyenne importance, par exemple <a href="https://theconversation.com/la-bataille-de-soledar-lecons-militaires-et-communicationnelles-198422">lors de la prise de Soledar</a> en janvier 2023.</p>
<p>Enfin, alors que le Kremlin doit gérer une invasion de l’Ukraine plus longue et plus délicate que prévu, son action informationnelle s’étend à d’autres théâtres et domaines pour affaiblir les alliés de Kiev. Pour autant, ces opérations ne sont pas toujours couronnées de succès, comme l’a montré, par exemple, le récent épisode de la peinture au pochoir d’étoiles de David sur les murs de Paris, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/07/pochoirs-d-etoiles-de-david-a-paris-la-piste-d-une-operation-d-ingerence-russe-privilegiee_6198775_3224.html">imputée à la Russie</a>. Rapidement détectée par le <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/notre-organisation/composantes/service-de-vigilance-et-protection-contre-les-ingerences-numeriques">Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum)</a>, l’opération n’a pas eu les conséquences sans doute souhaitées par ses organisateurs.</p>
<h2>L’Occident, une cible de plus en plus cruciale au fil du temps</h2>
<p>Si, au début du conflit, la Russie a davantage axé ses efforts d’influence sur le continent africain et le Moyen-Orient que sur les Occidentaux, l’inscription du conflit dans la durée a infléchi cette orientation. En effet, Moscou parie sur l’usure des soutiens de l’Ukraine et sur leurs divisions que pourraient alimenter des tensions sociales internes, des agendas politiques propres ou des intérêts divergents. L’Ukraine restant profondément dépendante de l’appui occidental, notamment en matière d’armement, tout événement de nature à fragiliser ce soutien aura une importance majeure sur la poursuite du conflit.</p>
<p>En ce sens, l’opération <a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Dôppelganger</a>, si elle n’était pas originale sur le fond, a revêtu une ampleur inédite. Rappelons que la Russie a, dans ce cadre, créé des « clones » de nombreux journaux occidentaux afin d’y diffuser des contenus visant à nuire à la réputation de l’Ukraine, voire à diviser les Européens. La campagne Dôppelganger a été accompagnée d’un intéressant dispositif de suivi destiné à évaluer la pénétration de cette opération au sein des populations et à mesurer l’effet réel de la campagne.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/AQs_hJt9reg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cette opération avait duré plusieurs mois mais avant d’être officiellement démasquée à l’été 2023. Pour autant, la révélation de l’existence du projet Dôppelganger n’a pas mis un terme aux opérations informationnelles, qui sont la trame de la <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20230929-guerre-cognitive-le-cerveau-nouveau-champ-de-bataille">guerre cognitive</a> à laquelle nous assistons actuellement. Plus récemment, alors que l’attaque du Hamas du 7 octobre a profondément <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/11/le-hamas-fait-tout-pour-attirer-israel-dans-le-piege-d-une-operation-terrestre_6193806_3232.html">déstabilisé le Moyen-Orient</a> et que les Occidentaux craignent que l’onde de choc de cette explosion de violence ne se traduise par des troubles sur leurs territoires, une nouvelle opération a été identifiée.</p>
<p>C’est Viginum qui, en tirant la sonnette d’alarme, a permis à l’État français de <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/russie/evenements/evenements-de-l-annee-2023/article/russie-nouvelle-ingerence-numerique-russe-contre-la-france-09-11-23">mettre officiellement en cause le site « Recent Reliable News » (RNN)</a> pour avoir sciemment amplifié sur la toile l’impact des images d’étoiles de David taguées dans le X<sup>e</sup> arrondissement de Paris.</p>
<p>Outre le millier de bots employés pour relayer l’information au travers de quelque 2 600 tweets, les <a href="https://www.lejdd.fr/societe/etoiles-de-david-taguees-paris-le-couple-interpelle-en-flagrant-delit-ete-renvoye-en-moldavie-139642">ressortissants moldaves</a> interpellés en flagrant délit fin octobre ont indiqué avoir agi moyennant rémunération. Par ailleurs, les enquêteurs sont remontés jusqu’à un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/etoiles-de-david-taguees-a-paris-le-commanditaire-presume-choque-par-les-accusations-d-antisemitisme_AV-202311100167.html">personnage trouble</a>, connu pour ses anciennes accointances pro-russes en Moldavie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720333601391124855"}"></div></p>
<p>L’action tentait de capitaliser sur une crise existante et sur un contexte social tendu, marqué par <a href="https://www.la-croix.com/france/Actes-antisemites-France-justice-elle-moyens-sanctionner-2023-11-02-1201289161">l’augmentation des agressions physiques contre des personnes juives</a>, afin d’en tirer profit en termes d’influence et de guerre cognitive.</p>
<h2>La démultiplication des zones de crises</h2>
<p>Cette instrumentalisation de contextes perturbés dans le but de les exacerber et d’en tirer profit pour la Russie est une méthode qui a été souvent employée, y compris assez récemment sur le continent africain, nouveau théâtre de confrontation avec l’Occident, et spécialement avec la France. Des versions africaines des médias <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-medias-influence-rt-sputnik-afrique-nouveau-rideau-de-fer">Sputnik et RT</a> ont été lancées dès 2014, et on a également constaté, dès 2018, la présence de groupes de mercenaires, comme Wagner, <a href="https://www.irsem.fr/media/report-irsem-97-russia-mali-en.pdf">notamment au Soudan et en République centrafricaine (RCA)</a>.</p>
<p>Dans le même sens, ont fait leur apparition des films produits par des agences de la constellation Prigojine comme <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210603-centrafrique-touriste-une-fiction-au-service-de-la-propagande-russe">« <em>Le Touriste</em> »</a> ou « <em>Granit</em> », produits par la <a href="https://www.areion24.news/2022/06/10/le-geant-endormi-lessor-du-cinema-comme-instrument-de-soft-power-russe/6/">société Aurum</a>.</p>
<p>Plus récemment encore, des dessins animés présentant la France et ses forces armées tour à tour comme des serpents, des rats ou des zombies ont déferlé sur l’Afrique de l’Ouest, et plusieurs pseudo-fondations et ONG ont repris des dialectiques servant les intérêts russes.</p>
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<p>En outre, après que le président Bazoum au Niger, considéré comme proche de la France, a été <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">renversé par un coup d’État militaire</a> rapidement soutenu par la sphère informationnelle rattachée à la Russie, l’armée française a été <a href="https://www.tf1info.fr/international/niger-une-campagne-de-desinformation-menee-par-moscou-accuse-l-armee-francaise-d-avoir-enleve-des-enfants-enlevements-2266282.html">accusée d’avoir enlevé des enfants dans ce pays dans le cadre d’un trafic pédophile</a>. Ces contenus, diffusés par une « fondation de défense des droits de l’homme » <a href="https://fondfbr.ru/fr/articles_fr/france-niger-minors-fr/">connue pour être une officine de désinformation rattachée à la Russie</a> et pour avoir gravité dans la mouvance d’Evguéni Prigojine, seront repris par Dimitri Poliansky, représentant permanent de la Russie auprès des Nations unies <a href="https://archive.ph/ZsFZP">sur son compte Telegram</a>.</p>
<h2>La psychologie humaine, un champ de bataille parmi d’autres</h2>
<p>La guerre cognitive peut être définie comme la militarisation de tous les aspects de la société, y compris de la psychologie humaine et des relations sociales, afin de modifier les convictions des individus et, in fine, leur façon d’agir.</p>
<p>Ce thème, et le concept qui le sous-tend, sont pris au sérieux au point d’avoir été le sujet du défi d’innovation de l’OTAN de l’automne 2021, organisé par le Canada cet automne-là, qui s’intitulait <a href="https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/campagnes/defi-d-innovation-de-l-otan-automne-2021.html">« La menace invisible : Des outils pour lutter contre la guerre cognitive »</a>.</p>
<p>Dans le cas présent, la démultiplication des crises peut, en tant que telle, représenter une forme de « stress test » visant à mesurer la capacité des Occidentaux à gérer une pluralité de désordres. En outre, le continent africain est un enjeu d’autant plus important pour la Russie que les sanctions européennes consécutives à l’invasion de l’Ukraine poussent le Kremlin à diversifier ses sources de financement, par exemple en recourant à des sociétés militaires privées afin de capter des fonds et des matières premières pour concourir au soutien d’une économie russe contrainte d’assumer l’effort de sa guerre contre l’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218876/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En de nombreux points du globe, la Russie mène de nombreuses opérations informationnelles visant à affaiblir les alliés de l’Ukraine.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2197672023-12-18T16:52:40Z2023-12-18T16:52:40ZÀ Gaza et en zone de guerre, les travailleurs humanitaires sont à risque de traumatismes et de blessures morales<p>Alors que les travailleurs humanitaires à Gaza tentent d’assurer <a href="https://www.forbes.com/sites/brianbushard/2023/11/10/more-than-100-un-employees-killed-in-gaza-as-death-toll-climbs/?sh=f265bad500d9">leur propre sécurité</a>, ils font aussi face à d’importants obstacles dans l’acheminement de vivres aux civils.</p>
<p>Les vivres actuellement acheminés sont largement insuffisants. Ainsi, les travailleurs humanitaires se <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/nov/03/doctors-and-aid-workers-fight-to-survive-in-gaza-abandoned">sentent impuissants face aux immenses besoins</a>. </p>
<p>Par conséquent, ils peuvent être contraints à prendre des décisions difficiles, par exemple de décider à qui distribuer le peu de nourriture, d’eau et de ressources disponibles, se sentir abandonnés sur le terrain ou voir des situations qui transgressent profondément leurs valeurs. En raison des défis moraux auxquels ils sont confrontés à Gaza, et ailleurs dans le monde, les travailleurs humanitaires font face à un risque important de blessure morale.</p>
<p>Une <a href="https://www.ptsd.va.gov/professional/treat/cooccurring/moral_injury.asp">blessure morale</a> est un type de traumatisme psychologique qui survient après des événements qui sont tellement incompatibles avec les valeurs et attentes morales d’une personne qu’ils remettent en question les croyances fondamentales sur la justice, sur la capacité d’une personne à être un être moral et sur ce qui est bon ou juste.</p>
<h2>Des choix très difficiles</h2>
<p>Les travailleurs humanitaires sont constamment confrontés sur le plan moral. Avec une équipe de chercheurs, <a href="https://doi.org/10.3389/fpsyg.2023.1171629">j’ai récemment mené une étude pour mieux comprendre quels sont les effets psychologiques de ces défis moraux</a>. Dans le cadre de cette étude, nous avons consulté 243 travailleurs humanitaires en leur posant des questions sur leur travail, sur les événements blessants moralement qu’ils ont pu vivre et sur leur santé mentale. La plupart d’entre eux travaillaient en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie.</p>
<p>Nous avons constaté que 81 % des travailleurs humanitaires ont vécu au moins un événement qui était traumatisant parce qu’il transgressait des croyances morales importantes. Certains événements étaient liés aux actions des travailleurs humanitaires eux-mêmes, par exemple, en ayant eu du mal à décider comment allouer et utiliser des ressources lorsqu’elles sont insuffisantes.</p>
<p>Une autre étude a révélé que des <a href="https://doi.org/10.1111/j.1467-7717.2011.01232.x">travailleurs humanitaires dans le domaine médical</a> ressentaient un profond malaise lorsqu’il devait choisir les patients gravement malades à traiter (et ceux à ne pas traiter). Ce type de décisions n’a pas d’issue positive possible.</p>
<p>Dans d’autres cas, les travailleurs humanitaires peuvent avoir fait quelque chose qu’ils croyaient juste, pour finalement découvrir que leurs décisions ont eu des conséquences négatives inattendues. Par exemple, en décidant de distribuer de la nourriture aux femmes et aux enfants en premier, et que ceux-ci ont été victimes d’agressions. Notre étude a identifié que les événements vécus comme des trahisons étaient ceux les plus fréquemment rapportés comme blessants. </p>
<p>Notre recherche montre que les travailleurs humanitaires ont le plus souvent été perturbés par les événements dont ils ont été témoins. Ils <a href="https://doi.org/10.1177/1534765609332325">peuvent avoir du mal à comprendre</a> certaines pratiques culturelles qui sont contraires à leurs valeurs, ou bien des comportements en situation de survie, et remettre en question leurs croyances morales lorsqu’ils voient des atrocités ou des traitements inhumains. </p>
<p>D’autres événements difficiles sur le plan moral surviennent lorsque des travailleurs humanitaires ont le sentiment d’avoir été trahis, par exemple lorsque leur organisation ou un dirigeant ne les a pas suffisamment protégés. Environ 27 % des travailleurs humanitaires ont fait état d’au moins un événement perturbant qui leur a donné le sentiment d’avoir été trahis.</p>
<h2>Les impacts des blessures morales</h2>
<p>Les personnes exposées à des événements blessants moralement sont à risque de développer une blessure morale. On sait grâce aux recherches menées sur les anciens combattants qu’une blessure morale est caractérisée par de <a href="https://doi.org/10.1037/gpr0000018">très fortes émotions de colère, de dégoût, de honte ou de culpabilité</a>.</p>
<p>Les personnes affectées par une blessure morale présentent souvent des <a href="https://doi.org/10.1002/jts.22362">symptômes de dépression, d’anxiété et de stress post-traumatique</a>. Elles peuvent s’isoler de leurs proches ou avoir des comportements d’auto-sabotage. Elles ont souvent des pensées négatives sur elles-mêmes ou les autres. Par exemple, elles peuvent se sentir faibles ou avoir des idées suicidaires, et avoir l’impression d’être brisée ou que leur vie n’a plus de sens.</p>
<p>Les événements blessants sur le plan moral semblent être un facteur de risque important pour les travailleurs humanitaires. Notre recherche suggère qu’une proportion notable pourrait souffrir de blessure morale. De fait, nous avons trouvé que ces événements étaient associés de manière significative à plus de symptômes de stress post-traumatique et de dépression. Les événements confrontant sur le plan moral contribuaient plus fortement aux difficultés psychologiques que les événements où leur sécurité a été compromise.</p>
<h2>Aider les travailleurs humanitaires</h2>
<p>Les travailleurs humanitaires évoluent dans des environnements complexes et souvent chaotiques. Ils sont très <a href="https://doi.org/10.1080/21577323.2015.1093565">résilients</a>, mais la nature de leur travail implique inévitablement des défis moraux et, par conséquent, des risques de blessure morale. Néanmoins, les individus et les organisations peuvent mettre en place certaines mesures pour réduire ce risque.</p>
<p>Premièrement, aider les travailleurs humanitaires à prendre des décisions difficiles pourrait contribuer à réduire leur fardeau personnel. Par exemple, la recherche menée sur d’autres professions à haut risque, comme les <a href="https://www.moralinjuryguide.ca/Documents/Moral-Injury-Guide.pdf">travailleurs de la santé durant la pandémie de Covid-19</a>, suggère que la prise de décision en équipe, la cohésion et la discussion régulière de défis moraux pourraient réduire le risque de blessure morale.</p>
<p>Deuxièmement, les problèmes qui ne sont pas nommés ne peuvent pas être réglés. Il est donc important de mieux faire connaître les blessures morales en tant que risque professionnel lié à l’aide humanitaire. Les organisations humanitaires doivent mieux préparer leurs travailleurs à cet aspect de leur travail. Il est important de bien communiquer aux travailleurs humanitaires qu’ils peuvent remettre en question la moralité de certains événements et avoir de la difficulté à comprendre leurs propres actions, celles des autres et les événements qui sont perçus comme des trahisons. Cela est essentiel pour réduire la stigmatisation et valider les expériences des travailleurs humanitaires.</p>
<p>Troisièmement, la honte, le dégoût, la colère et la culpabilité sont des signes d’un fonctionnement moral sain. Se reconnecter à ses valeurs personnelles et aux raisons qui ont motivé le choix de travailler dans le domaine de l’aide humanitaire peut être une bonne façon de commencer à dénouer ces émotions.</p>
<p>Les <a href="https://doi.org/10.1016/j.janxdis.2013.10.005">résultats de notre étude</a> suggèrent par ailleurs que des événements blessants moralement sont liés à une croissance psychologique pour les travailleurs humanitaires. Tout en étant douloureux, ces événements peuvent les amener à revoir leurs objectifs de vie, à développer une nouvelle compréhension de ce qui est important à leurs yeux, ainsi qu’une plus grande force personnelle. Ils sentent que leurs relations sociales sont plus intimes ou plus significatives, et ont une plus grande appréciation de la vie.</p>
<p>La recherche sur le bien-être psychologique de ces travailleurs est essentielle pour mieux les soutenir dans leurs fonctions et dans le travail qu’ils accomplissent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219767/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michelle Dewar a bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et du Fonds de recherche du Québec en société et culture.
</span></em></p>Les travailleurs humanitaires doivent souvent faire des choix difficiles. Les organisations doivent être conscientes de l’impact mental sur leur personnel et lui apporter leur soutien.Michelle Dewar, Doctorante en psychologie (Ph.D/D.ps), Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2197802023-12-14T18:58:13Z2023-12-14T18:58:13ZDevrait-on envisager une administration transitoire pour Gaza ?<p>Le massacre perpétré contre Israël par le Hamas le 7 octobre dernier constitue un nouveau chapitre de la tragédie qu’est le conflit israélo-palestinien.</p>
<p>Depuis plus de 75 ans, on a vu trop d’occasions de parvenir à une paix durable être gâchées, que ce soit par l’intransigeance des uns, les excès extrémistes des autres, l’engagement asymétrique d’une tierce partie ou même le désintérêt mondial pour le conflit.</p>
<p>Le 12 décembre, 153 membres de l’Assemblée générale des Nations unies, dont le <a href="https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2023-12-12/israel-et-le-hamas-en-guerre/le-canada-vote-pour-un-cessez-le-feu-aux-nations-unies.php">Canada</a>, ont voté en faveur d’une <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2034516/cessez-feu-guerre-gaza-israel-onu">résolution pour un cessez-le-feu</a>. <a href="https://www.bbc.com/news/live/world-middle-east-67687628?ns_mchannel=social&ns_source=twitter&ns_campaign=bbc_live&ns_linkname=6578d92a87855b2dac7d421c%26US%20votes%20against%20resolution%2C%20UK%20abstains%262023-12-12T22%3A05%3A31.507Z&ns_fee=0&pinned_post_locator=urn:asset:2e285aa8-1cc6-4cc4-a867-38f595685178&pinned_post_asset_id=6578d92a87855b2dac7d421c&pinned_post_type=share">Dix membres ont voté contre la résolution</a>, dont Israël et les États-Unis. Vendredi,les <a href="https://www.ledevoir.com/monde/803492/etats-unis-bloquent-onu-appel-cessez-feu-humanitaire-immediat-gaza">États-Unis ont opposé leur veto</a> à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies réclamant un cessez-le-feu.</p>
<p>Pourtant, le président américain Joe Biden <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/11/18/joe-biden-gaza-hamas-putin/">a exprimé récemment son intention de résoudre le conflit</a> :</p>
<blockquote>
<p>otre objectif ne doit pas être simplement d’arrêter la guerre en cours, mais d’y mettre un terme définitif. </p>
</blockquote>
<p>Ces développements, qui comprennent la détermination apparente des États-Unis à reprendre leurs efforts pour instaurer une paix durable entre Israéliens et Palestiniens pendant que des milliers de personnes meurent dans le conflit, nécessitent une réflexion sur ce que serait la ligne de conduite la plus efficace.</p>
<h2>La moins mauvaise solution</h2>
<p>Il est évident que les chances de succès peuvent sembler faibles. Mais y a-t-il d’autres options ? Un retour au statu quo d’avant le 7 octobre consisterait à accepter la répétition à plus ou moins long terme d’un nouveau cycle de violence effroyable.</p>
<p>L’élimination de la menace posée par le Hamas ne peut se faire par une nouvelle occupation de la bande de Gaza par Israël, et encore moins par la disparition de tous les Palestiniens de l’enclave, comme le <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2023/11/17/israel-government-right-gaza-endgame-conquest/">suggèrent</a> les éléments les plus radicaux de la scène politique israélienne.</p>
<p><a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-12-08/palestinian-authority-working-with-us-on-postwar-plan-for-gaza">Le retour</a> d’une <a href="https://pune.news/international/unpopular-ineffective-palestinian-authority-cant-drive-two-state-solution-97139/">autorité palestinienne inefficace</a> et moribonde à la suite des opérations militaires des Forces de défense israéliennes à Gaza n’est pas crédible et est voué à l’échec.</p>
<p>Les pays arabes de la région <a href="https://carnegieendowment.org/2023/11/03/there-might-be-no-day-after-in-gaza-pub-90920">ne veulent pas prendre en charge</a> la sécurité et l’administration de Gaza, et l’ingérence d’une seule grande puissance étrangère comme les États-Unis constituerait une forme d’impérialisme.</p>
<p>Devant ces options inenvisageables, la meilleure solution – ou la moins mauvaise – semble être de mettre en place une administration transitoire à Gaza avec trois objectifs : assurer la sécurité, œuvrer à la reconstruction et jeter les bases d’une stabilité politique et d’un développement économique.</p>
<p>Ce modèle a fait ses preuves lors de la mission de pacification et de reconstruction au <a href="https://peacekeeping.un.org/mission/past/unmiset/background.html">Timor oriental</a> en 1999 <a href="https://unmik.unmissions.org/mandate">et au Kosovo</a> la même année. Les Nations unies pourraient même envisager de réactiver leur <a href="https://www.un.org/fr/about-us/trusteeship-council">Conseil de tutelle</a>, inactif depuis 1994.</p>
<h2>Conditions nécessaires</h2>
<p>Pour garantir sa légitimité et disposer d’un mandat, une telle administration devrait reposer sur deux piliers impliquant le Conseil de sécurité des Nations unies : un accord régional en vertu du chapitre VIII de la <a href="https://www.un.org/fr/about-us/un-charter/chapter-8">Charte des Nations unies</a> et la mise en œuvre d’une force d’imposition de la paix en vertu du chapitre VII afin de rétablir l’ordre et d’assurer la sécurité.</p>
<p>Une telle approche multinationale donnerait de l’espoir aux Gazaouis et rassurerait le gouvernement israélien sur le fait que le Hamas et d’autres groupes extrémistes ne pourront revenir.</p>
<p>À long terme, elle pourrait même favoriser l’émergence d’une administration du territoire pleine et fonctionnelle, offrant la perspective concrète d’une solution politique à ce vieux conflit avec la création d’un État palestinien (qui commencerait par Gaza et s’étendrait à la Cisjordanie).</p>
<p>Le succès d’une telle approche, comme ce fut le cas par le passé en Bosnie et au Kosovo (avec la participation de l’OTAN et de l’Union européenne), repose sur l’instauration d’une force de maintien de la paix dotée d’un mandat fort du Conseil de sécurité de l’ONU.</p>
<p>Cette force devrait être suffisamment importante pour assurer la sécurité et, si nécessaire, imposer la paix – ce qui signifie au moins 50 000 soldats de l’ONU bien armés, bien coordonnés, avec des règles d’engagement claires, fournis par les pays participants (sans la Russie, pour des raisons évidentes) et placés sous un commandement unique désigné par le Conseil, comme cela a été le cas pendant la <a href="https://www.unc.mil/About/About-Us/">guerre de Corée</a>.</p>
<p>Cette dernière exigence est primordiale pour empêcher que ne se reproduise le scénario catastrophique de <a href="https://academic.oup.com/book/276/chapter-abstract/134840604?redirectedFrom=fulltext">l’intervention ratée en Somalie</a> en 1993. La création d’une telle structure militaire bien intégrée et bien organisée est absolument essentielle pour éviter toute paralysie décisionnelle.</p>
<h2>Perspectives économiques</h2>
<p>Reconstruire Gaza et offrir des perspectives économiques à ses habitants nécessitera évidemment des ressources financières considérables.</p>
<p>Une administration transitoire, ou même un <a href="https://research.un.org/en/docs/tc/reform">Conseil de tutelle remanié</a>, devraient amasser des sommes importantes et rendre compte régulièrement de l’utilisation de ces fonds (ainsi que de l’évolution de la sécurité dans la région).</p>
<p>Les fonds pourraient être fournis par les puissances occidentales habituelles, mais aussi les riches pays du Golfe, qui seraient peut-être disposés à aider financièrement les Palestiniens sans avoir à s’impliquer outre mesure sur le plan politique, afin de ne pas nuire à l’amélioration de leurs relations avec Israël.</p>
<p>Des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le <a href="https://www.undp.org/fr">Programme des Nations unies pour le développement</a> devraient également participer – une tâche plus facile si elle s’inscrit dans un cadre et une mission sous l’égide des Nations unies.</p>
<h2>Le retour du Canada ?</h2>
<p>Les plus cyniques ou les plus pessimistes diront que la mise en place d’une telle initiative est trop complexe et vouée à l’échec.</p>
<p>Nous suggérons au premier ministre Justin Trudeau qu’il se porte à la défense d’une telle administration transitoire, qu’il parcoure le monde pour en vanter les mérites, s’engage à ce que le Canada participe activement à la création d’une force internationale de maintien de la paix et propose au Conseil de sécurité la relance du Conseil de tutelle pour Gaza.</p>
<p>Il devrait solliciter le soutien de notre puissant voisin et convaincre les États-Unis d’investir dans l’infrastructure de commandement de cette nouvelle mission, ce qui contribuerait probablement à rassurer Israël sur le sérieux d’une telle approche.</p>
<p>M. Trudeau pourrait obtenir l’appui de l’Europe et tenter de rallier les dirigeants des pays du Sud, notamment le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et le premier ministre indien Narendra Modi (ce qui pourrait aussi servir à apaiser les tensions entre le Canada et l’Inde).</p>
<p><a href="https://musee-clemenceau.fr/clemenceau/biographie/">Georges Clemenceau, chef du gouvernement français à la fin de la Première Guerre mondiale</a>, a affirmé qu’il était plus facile de faire la guerre que la paix. La durée du conflit israélo-palestinien en témoigne.</p>
<p>Mais compte tenu de l’ampleur de la violence qui a enflammé la région à partir du 7 octobre, il est urgent que le monde trouve un moyen d’instaurer une paix durable entre Israéliens et Palestiniens.</p>
<p>Les pertes horribles et incessantes de vies humaines nous obligent à faire preuve d’ambition. La sécurité de l’ensemble du Moyen-Orient est en jeu, et le fait de passer à l’action pourrait contribuer à apaiser les tensions au sein des sociétés occidentales, de plus en plus divisées par le conflit.</p>
<p>C’est aussi l’occasion pour le Canada de <a href="https://www.cbc.ca/player/play/2677447276">faire un véritable « retour » sur la scène internationale</a>. Participer à la résolution du conflit correspond parfaitement aux valeurs canadiennes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219780/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La meilleure solution - ou la moins mauvaise - pour résoudre le conflit israélo-palestinien passe par la mise en place d'une administration transitoire à Gaza. Voici comment cela pourrait fonctionner.Julien Tourreille, Chargé de cours en science politique et chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, Université du Québec à Montréal (UQAM)Charles-Philippe David, Président de l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand et professeur de science politique, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2190482023-12-11T20:42:21Z2023-12-11T20:42:21ZSoudan et Soudan du Sud : contexte historique des conflits actuels<p>Entre 1820 et 1822, <a href="https://books.openedition.org/africae/2892">l’Égypte a conquis l’actuel Soudan</a>. Plus tard, ce sont les Britanniques qui se sont emparés de ce territoire et y ont établi un gouvernement essentiellement militaire.</p>
<p>La double colonisation a entraîné de nouveaux problèmes dans la région. Les deux nations colonisatrices, l’Égypte et le Royaume-Uni, ont imposé un ensemble hétérogène de valeurs culturelles. Le nord a subi une plus forte influence islamique en raison de sa proximité avec l’Égypte, tandis que le sud a désormais une plus grande proximité avec la langue et les traditions britanniques, ainsi qu’avec la religion chrétienne.</p>
<p>Le Royaume-Uni a reconnu l’indépendance du Soudan en 1956. Depuis, l’histoire du Soudan a été mouvementée, traversée par des guerres civiles et des conflits ethniques et religieux liés à l’histoire du pays. La confrontation entre le gouvernement musulman et les factions chrétiennes et animistes <a href="https://www.jstor.org/stable/24886039">opposées à la charia</a> a conduit à de fréquents coups d’État.</p>
<h2>L’indépendance du Soudan du Sud</h2>
<p>La première guerre civile s’est déroulée de 1955 à 1972 sur fond de divergences fondamentales entre le nord et le sud, ce dernier cherchant à faire reconnaître son autonomie par le gouvernement de Khartoum, idéologiquement proche de l’Union soviétique. Le conflit a duré près de seize ans et s’est terminé par l’accord d’Addis-Abeba en 1972, qui a donné au Soudan du Sud certaines garanties d’autonomie en tant que région.</p>
<p>En 1983, la deuxième guerre civile soudanaise a éclaté, prolongeant le conflit précédent en raison du non-respect des accords susmentionnés et aboutissant à l’absence totale d’autonomie pour le Soudan du Sud, à rebours total de ce qui avait été convenu.</p>
<p>Cette deuxième guerre a pris fin en 2005 avec la reconnaissance de l’autonomie complète du Soudan du Sud. Le 9 juillet 2011, le Soudan a été divisé en deux États à la suite d’un référendum organisé en janvier de la même année. La République du Soudan et la République du Soudan du Sud ont été créées. Cependant, cette décision <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2950868">n’a pas apporté la paix</a> sur le territoire.</p>
<h2>Des gouvernements et des alliances instables</h2>
<p>Le territoire du nord, connu sous le nom de Soudan, se trouve dans une situation critique depuis la partition. Les tensions se sont accrues ces dernières années. En 2019, le dictateur Omar al-Bachir a été destitué après 30 ans de règne à la suite d’un coup d’État visant à instaurer une démocratie.</p>
<p>De 2019 et jusqu’en 2021, le Soudan <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/le-soudan-dans-l-impasse-depuis-le-coup-d-etat-d-octobre-2021_5079706.html">a été dirigé par une alliance très instable</a> dans laquelle le gouvernement civil était supervisé par le général Abdel al-Burhan, chef des forces armées soudanaises. Cependant, en octobre 2021, un autre coup d’État a été mené par l’armée. C’est la révolution dite « de la trompe d’éléphant », au cours de laquelle Abdel al-Burhan a dissous le Conseil souverain soudanais, l’organe suprême de gouvernement, et s’est autoproclamé chef de l’État soudanais pour une période indéterminée.</p>
<p><a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/le-soudan-dans-l-impasse-depuis-le-coup-d-etat-d-octobre-2021_5079706.html">Mais la paix et la stabilité n’ont pas été au rendez-vous</a>. En avril 2023, deux chefs militaires se sont opposés pour occuper le pouvoir : le chef de l’État, le général al-Burhan, et un de ses anciens amis, le général Mohamed Hamdan Daglo, qui avait été son adjoint et qui dirigeait une force paramilitaire : les Forces de soutien rapide. Leur prétention à défendre les Soudanais n’était qu’un prétexte pour s’emparer de la totalité du pouvoir politique qu’ils confisquaient à la société depuis des années.</p>
<p>Le 7 novembre 2023, à la suite de pourparlers de paix en Arabie saoudite, les parties au conflit ont conclu un <a href="https://www.swissinfo.ch/spa/sud%C3%A1n-rebeli%C3%B3n_onu-celebra-acuerdo-en-sud%C3%A1n-pero-advierte-a-beligerantes-que-las-promesas-deben-cumplirse/48960710">accord</a> dans le but de protéger les civils. Il s’agit également d’assurer l’entrée de l’aide humanitaire pour les <a href="https://www.lepoint.fr/afrique/soudan-apres-six-mois-de-guerre-ou-en-est-l-aide-humanitaire-01-11-2023-2541603_3826.php">25 millions de Soudanais dans le besoin</a>.</p>
<h2>La résistance de la société soudanaise</h2>
<p>Au milieu de ces tirs croisés entre militaires, malgré les accords, les pertes civiles augmentent de façon exponentielle. Cependant, même cette violence déchaînée et les bombardements aveugles de zones résidentielles n’ont pas réussi à écraser la résistance civile. Cette résistance s’organise du mieux qu’elle peut pour coordonner la solidarité et s’opposer à la guerre.</p>
<p>Après sept mois de combats entre l’armée et les Forces de soutien rapide (RSF), les violences se sont intensifiées, en particulier au Darfour, dans l’ouest du pays. Le massacre, à la mi-novembre, de quelque <a href="https://news.un.org/es/story/2023/11/1525767">800 personnes, pour la plupart issues d’une minorité ethnique</a> – le groupe ethnique Masalit – par les Forces de soutien rapide a déclenché l’ire de la communauté internationale.</p>
<p>En outre, la violence s’est propagée au-delà du Darfour. L’organisation prévient que la guerre pourrait prolonger la <a href="https://unric.org/es/crisis-en-sudan-necesitamos-apoyo-no-esperanza/">crise humanitaire actuelle</a> si les accords du 7 novembre ne sont pas respectés.</p>
<h2>Ce qui se passe dans la République du Soudan du Sud</h2>
<p>D’autre part, le Soudan du Sud est une urgence oubliée. La séparation des territoires a entraîné une série de rivalités tribales qui ont conduit à une <a href="https://scholar.google.es/scholar?hl=es&as_sdt=0%2C5&q=guerra+civil+sudan+sud+south+sudan">guerre civile</a> qui a débuté le 14 décembre 2013. Ensuite, le Mouvement populaire de libération du Soudan (une faction dissidente de l’Armée populaire de libération du Soudan, principale branche armée ayant lutté pour l’indépendance du Soudan du Sud) a tenté un coup d’État. Cela a provoqué une confrontation entre les forces gouvernementales et les opposants de Salva Kiir, dirigeant du Mouvement de libération du Soudan du Sud, qui a finalement gagné et est devenu président de la république.</p>
<p>Après de nombreux combats, en septembre 2018, Kiir a fini par signer un accord de paix avec le principal chef rebelle, Riek Machar, qui a officiellement mis fin à une guerre civile de cinq ans et a permis à Machar de devenir premier vice-président, sans que cela ne mette toutefois fin au conflit.</p>
<p>La raison de la persistance du problème était le pouvoir excessif du président sur l’ensemble du territoire. Kiir n’a pas respecté son engagement de décentraliser le pays et a sabordé l’autonomie prévue pour les régions, ce qui a fait perdurer le problème.</p>
<p>En effet, les groupes de rebelles de l’Alliance des mouvements d’opposition n’ont pas signé les accords de paix. Les tentatives de pacification ont donc échoué. À ce jour, le conflit a provoqué le <a href="https://icrc.org/es/donde-trabajamos/africa/sudan-del-sur/refugiados">déplacement de deux millions de personnes</a>, qui vivent désormais dans des abris de fortune sous les arbres ou en plein air, parfois dans des endroits isolés et difficiles d’accès même pour l’aide humanitaire, et la migration vers l’Éthiopie, le Soudan et l’Ouganda de deux autres millions de personnes.</p>
<h2>Un désastre économique et social</h2>
<p>Le conflit a plongé le Soudan du Sud dans un désastre économique et social : les prix des denrées alimentaires de base et des moyens de subsistance ont grimpé en flèche, <a href="https://www.accioncontraelhambre.org/es/conflicto-sudan-sur">portant le coût de la vie à des niveaux extraordinairement élevés</a>, ainsi que des pénuries alimentaires de toutes sortes.</p>
<p>À cela s’ajoutent des conflits ethniques dans un pays qui compte plus de 200 ethnies et dont la principale ressource est le pétrole. <a href="https://www.ieee.es/Galerias/fichero/docs_analisis/2023/DIEEEA31_2023_IGNFUE_SudanSur.pdf">La répartition des ressources a provoqué des tensions entre les différentes communautés ethniques</a>. Ces tensions ont été exacerbées par la volonté des dirigeants politiques de contrôler les revenus de la richesse pétrolière, ce qui a aggravé la crise inter-ethnique.</p>
<p>Le manque d’aide à l’État le plus jeune du monde risque de faire perdurer une <a href="https://www.ohchr.org/es/press-releases/2022/12/south-sudan-un-human-rights-chief-urges-end-violence-upper-nile-state">catastrophe humanitaire,</a> qui semble éloignée des projecteurs des médias.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219048/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alfredo A. Rodríguez Gómez no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>Le Soudan et le Soudan du Sud sont deux pays en proie à la guerre, avec un impact catastrophique sur la population.Alfredo A. Rodríguez Gómez, Profesor. Director del Máster en Estudios de Seguridad Internacional de la UNIR, UNIR - Universidad Internacional de La Rioja Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2187362023-12-07T17:32:02Z2023-12-07T17:32:02ZLe Haut-Karabakh arménien : suite et fin<p>Dans mon dernier <a href="https://theconversation.com/vers-un-exode-force-des-armeniens-du-haut-karabakh-200390">article</a>, « Vers un exode forcé des Arméniens du Haut-Karabakh ? », daté du 21 mars 2023 et consacré aux effets du blocus du corridor de Latchine, qui à l’époque entrait dans son quatrième mois, j’anticipais l’éventualité d’un exode <em>progressif</em> de la population vers l’Arménie si ce blocus se pérennisait. Six mois plus tard, l’exode avait bien lieu, mais il était précipité et <em>massif</em>.</p>
<p>Les 19-20 septembre 2023, à l’issue de neuf mois de siège ayant laissé la population exsangue, l’Azerbaïdjan lançait une offensive éclair et venait à bout de la République du Haut-Karabakh (connue aussi sous le nom arménien d’Artsakh). Cet État non reconnu internationalement, qui s’était proclamé indépendant de l’Azerbaïdjan en 1991, capitula au bout de 24 heures au cours desquelles, d’après le <a href="https://www.ombuds.am/images/files/e76a3b67b4a56fadb3271705e33eeec5.pdf">rapport préliminaire</a> du défenseur des droits arménien, plus de 200 soldats et une dizaine de civils, dont cinq enfants, trouvèrent la mort. Au moins 40 autres civils furent blessés, dont 13 enfants.</p>
<p>Dans la semaine qui suivit, la totalité de la population du Haut-Karabakh fut contrainte de fuir, en panique, laissant derrière elle ses maisons mais aussi une terre ancestrale où la présence arménienne avait été continue pendant plus de deux millénaires.</p>
<h2>Le nettoyage ethnique, une constante du conflit</h2>
<p>Ce développement tragique représente l’aboutissement d’une politique de nettoyage ethnique engagée vis-à-vis des Arméniens de cette région en septembre 2020 lors de la <a href="https://www.irsem.fr/media/logos-partenaires-portail/10-retex-44-jours-sur-le-haut-karabakh.pdf">guerre des 44 jours</a>. À l’issue de ces six semaines d’affrontements, l’Azerbaïdjan avait <a href="https://theconversation.com/haut-karabagh-cessez-le-feu-sur-une-ligne-de-faille-geopolitique-149958">réussi à s’emparer des trois quarts des territoires</a> jusqu’alors contrôlés par les forces arméniennes, y compris du tiers de la région du Haut-Karabakh elle-même, <a href="https://theconversation.com/le-haut-karabakh-aux-prises-avec-les-sequelles-de-la-guerre-la-vie-sur-fond-de-nouveau-statu-quo-152962">forçant déjà à l’exil quelque 30 000 Arméniens des régions de Hadrout, Choucha/-i, de villages de la région de Martouni et de Talish</a>.</p>
<p>Cet épisode venait confirmer de manière brutale la constante qui s’était établie entre les parties dès la fin des années 1980 : chaque fois qu’un territoire passait sous l’autorité militaire d’une des parties, les populations civiles de la partie adverse étaient chassées.</p>
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<p>Dans les années 1990, lors de la première guerre du Haut-Karabakh (1991-1994), le nettoyage ethnique avait été employé successivement par les forces armées des deux côtés. Les Arméniens avaient ainsi <a href="https://2001-2009.state.gov/p/eur/rls/or/13508.htm">chassé</a> des centaines de milliers d’Azéris et de Kurdes habitant dans les districts adjacents au Haut-Karabakh entre 1993 et 1994, après avoir été eux-mêmes déportés des villages situés à la frontière de l’Oblast autonome du Nagorno-Karabakh (établie en 1923 par les autorités soviétiques et incluse dans la RSS d’Azerbaïdjan) lors de l’opération <a href="https://www.hrw.org/reports/1992BloodshedinCauc--EscalationinNK.pdf">Anneau</a> lancée en 1991 par l’Azerbaïdjan conjointement avec les forces soviétiques, ce pour décourager le mouvement d’unification du Haut-Karabakh avec l’Arménie. Parallèlement, les violences à caractère ethnique forcèrent, dès 1988, la totalité des Arméniens d’Azerbaïdjan et des Azéris d’Arménie et du Haut-Karabakh à émigrer.</p>
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<figcaption><span class="caption">Débat sur la situation au Haut-Karabakh tenu dans le cadre du Forum Normandie pour la Paix, le 30 septembre 2023.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pourtant, pendant les longs mois de blocus de 2022-2023, soit par ignorance, soit par commodité, et ce alors même que l’Azerbaïdjan resserrait toujours plus l’étau autour du Haut-Karabakh, les diplomates européens appuyèrent le discours de l’intégration imposé par Bakou sans qu’aucune feuille de route n’ait jamais été proposée à cet effet. </p>
<p>Ainsi, le préfixe de « Haut- », proscrit par Bakou comme témoignant d’un irrédentisme arménien (il établissait historiquement la distinction géographique entre un Haut-Karabakh montagneux habité majoritairement par des Arméniens et un bas Karabakh des plaines majoritairement azerbaïdjanais), disparaissait des <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/09/01/statement-by-the-spokesperson-of-charles-michel-president-of-the-european-council-regarding-armenia-and-azerbaijan/">communiqués</a> de l’UE, tandis que le nom de Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, où habitaient plus de 60 000 Arméniens, se voyait désormais relégué au second plan au profit de « <a href="https://twitter.com/ToivoKlaar/status/1677973607991869443?t=omPY05HNho74OR0juJ-AKg&s=19">Khankendi</a> », une appellation azerbaïdjanaise également dictée depuis Bakou. </p>
<p>Cette validation indirecte de l’oblitération du caractère arménien de la région n’est pas sans rapport avec l’assurance qu’afficha le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, dans l’imposition de l’issue violente qui vida le Haut-Karabakh de sa population arménienne autochtone. </p>
<h2>Derniers jours au Haut-Karabakh</h2>
<p>Entre le 24 septembre, date à laquelle l’Azerbaïdjan ouvrit finalement le corridor de Latchine, et les premiers jours d’octobre, la totalité des Arméniens du Haut-Karabakh (plus de 100 000 personnes) affluèrent en masse vers l’Arménie. Une <a href="https://www.azatutyun.am/a/32637483.html">dizaine d’habitants identifiés</a> seulement décidèrent de rester, certains d’origine russe et quelques personnes isolées ou invalides.</p>
<p>Une colonne de voitures gigantesque se forma depuis la capitale Stepanakert jusqu’à la ville arménienne frontalière de Kornitzor. Il fallait une quarantaine d’heures pour effectuer un trajet qui, en temps normal, demandait deux heures tout au plus. <a href="https://twitter.com/AvetissianAn/status/1718707447244689600">64 personnes</a> auraient trouvé la mort au cours de ce long périple, faute d’eau, de nourriture, de médicaments, de secours.</p>
<p>Pour ajouter au malheur, <a href="https://www.rferl.org/a/fuel-explosion-casualities-nagorno-karabakh-armenia-azerbaijan/32608746.html">l’explosion à Stepanakert d’une citerne de pétrole</a> acheminée par les soldats de la <a href="https://www.ledevoir.com/monde/589459/haut-karabakh-la-russie-deploie-ses-forces-de-maintien-de-la-paix">force russe de maintien de la paix déployée après la guerre des 44 jours</a> pour permettre l’évacuation causa plus de 200 morts et des centaines de blessés.</p>
<p>Tout ce que ces dizaines de milliers de réfugiés purent emporter de leur terre natale devait rentrer dans un coffre de voiture – quand ceux-ci avaient la chance d’en avoir une et avaient trouvé du carburant. Beaucoup ne purent rien emporter du tout car la place dans les bus bondés faisait cruellement défaut. Quand une voiture tombait en panne au milieu de la route, ses passagers étaient forcés de tout abandonner sur place pour tenter de trouver un autre moyen de transport. Près d’une personne sur trois arrivant en Arménie était un <a href="https://twitter.com/UNICEF_ECA/status/1716795220841431238">enfant</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1707276188597600455"}"></div></p>
<p>Quand le 10 novembre 2023, à Erevan, je rencontre Nariné, une amie de Stepanakert que je n’avais plus revue depuis l’été 2022, date de mon dernier séjour dans la région, elle me raconte le calvaire des derniers jours :</p>
<blockquote>
<p>« Lorsque le cessez-le-feu fut annoncé, le 20 septembre, nous pensions que nous pourrions retourner vivre dans nos maisons. Ces derniers mois, on vivait, il est vrai, sans électricité, sans pain, mais on s’y était habitués. Jamais on n’aurait cru, même dans les pires moments, que nous devrions partir. Mais ensuite, on annonça la capitulation, notre armée et nos institutions allaient être démantelées. Des milliers de réfugiés que les Russes avaient évacués des régions encerclées par l’ennemi erraient dans les rues de Stepanakert. Il était devenu évident qu’ils ne pourraient pas rentrer chez eux. Ils attendaient d’être évacués vers l’Arménie. Ils étaient tous affamés, apeurés, ils avaient froid. On brûlait tout ce qu’on trouvait, même nos vêtements, pour faire des feux dans les cours pour se réchauffer un peu et préparer un repas. Les derniers jours, l’eau qui coulait des robinets était devenue verdâtre, elle n’était plus filtrée. »</p>
</blockquote>
<p>Nariné était tombée enceinte pendant le blocus. En août, elle fit une fausse couche. Au cours de cette période, le nombre de fausses couches au Haut-Karabakh avait <a href="https://www.opendemocracy.net/en/5050/mothers-nagorno-karabakh-artsakh-armenia-azerbaijan-children/">triplé</a>. </p>
<p>Tigran, lui, m’explique que l’ouverture du corridor de Latchine, accompagnée de l’annonce de l’amnistie pour tout homme ayant déposé les armes, fut perçue par les Artsakhiotes comme une fenêtre de secours qui pouvait se refermer très vite : </p>
<blockquote>
<p>« Pendant des mois, nous avons été hantés par la peur d’être arrêtés au checkpoint pour avoir combattu. Les rumeurs sur l’existence de listes de noms d’hommes recherchés par l’Azerbaïdjan, l’enlèvement de Vagif, les humiliations lors des contrôles… C’est pourquoi, quand il fut annoncé que tout le monde pourrait partir avant que les Azéris ne rentrent dans Stepanakert, beaucoup ont perçu ça comme la seule chance de s’échapper et d’éviter les persécutions. »</p>
</blockquote>
<p>(Vagif Khachatryan, un patient âgé transporté en urgence par le CICR vers l’Arménie pour y recevoir des soins adaptés à ses difficultés cardiaques, fut arrêté et détenu par les soldats azéris au moment de passer le checkpoint azerbaïdjanais sur le corridor de Latchine. Il fut ensuite transféré à Bakou où il fut jugé par un tribunal militaire et <a href="https://twitter.com/ArtsakhOmbuds/status/1722291944494088245">condamné</a> à quinze ans de prison, lors d’un simulacre de procès.)</p>
<h2>Le triomphe de la realpolitik ?</h2>
<p>On aurait pu penser que le temps du nettoyage ethnique pour régler des disputes territoriales était révolu au XXI<sup>e</sup> siècle. Pourtant, l’Azerbaïdjan a remis au goût du jour l’ingénierie des déportations héritée de l’Union soviétique.</p>
<p>Pour Ilham Aliev les conditions étaient réunies pour mener cette entreprise à son terme. La Russie qui, nous l’avons dit, avait déployé en novembre 2020 une force de maintien de la paix dans le Haut-Karabakh pour garantir le statu quo censé assurer la présence arménienne, était dorénavant trop accaparée en Ukraine.</p>
<p>Dans un alignement complet sur Bakou, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, afin de contrecarrer les avancées dans les négociations arméno-azerbaïdjanaises engagées par les Occidentaux, <a href="https://eurasianet.org/russia-says-karabakh-armenians-need-to-accept-azerbaijani-rule">finit par concéder</a> que les Arméniens du Haut-Karabakh devaient accepter les assurances de l’Azerbaïdjan et s’intégrer sans les garanties de droit et de sécurité exigées par l’Arménie et l’Union européenne. Le 19 septembre, lors de l’attaque azerbaïdjanaise, les soldats russes se sont simplement retirés de leurs positions et ont laissé les Arméniens à leur triste sort.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/xbPEvvVrbUM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>L’UE, qui s’était félicitée de ses <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/lue-et-lazerbaidjan-renforcent-leurs-relations-bilaterales-y-compris-leur-cooperation-dans-le-2022-07-18_fr">accords gaziers conclus avec l’Azerbaïdjan à l’été 2022</a> pour contourner la dépendance au gaz russe tout en se présentant, sous l’égide du président du Conseil européen, Charles Michel, comme médiatrice alternative au format de négociations autour du Haut-Karabakh, longtemps dominé par Moscou, a fait mine de n’avoir rien vu venir. Ilham Aliev aurait apparemment <a href="https://www.foreignaffairs.com/armenia/end-nagorno-karabakh">promis</a> à ses interlocuteurs occidentaux qu’il n’attaquerait pas le Haut-Karabakh. C’est donc dans une position embarrassante que l’Union est apparue au moment où l’exode des Arméniens battait son plein.</p>
<p>Non seulement le gaz importé de la Caspienne ne sert pas à pénaliser la Russie, bien au contraire – <a href="https://www.civilnet.am/en/news/681416/is-azerbaijan-selling-russian-gas-to-europe/">c’est en partie du gaz russe estampillé azéri qui parvient à l’UE</a> – mais, une fois obtenu ce qu’il désirait du format européen (la <a href="https://www.politico.eu/article/armenia-vow-recognize-azerbaijan-nagorno-karabakh-tensions/">reconnaissance</a> par l’Arménie du Haut-Karabakh comme étant partie intégrante de l’Azerbaïdjan et la complaisance des dirigeants européens vis-à-vis de ses provocations militaires sur le terrain), c’est vers la Russie que l’Azerbaïdjan s’est tourné entièrement, <a href="https://www.reuters.com/world/azerbaijans-aliyev-skip-eu-talks-with-armenia-angry-with-france-state-media-2023-10-04/">fustigeant</a> toute tentative de médiation occidentale.</p>
<p>Les diplomates européens firent pourtant preuve de beaucoup de zèle pour tenter d’apaiser l’Azerbaïdjan. Le jour de l’attaque du 19 septembre, Toivo Klaar, le représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud et la crise en Géorgie, est même allé jusqu’à valider, dans un <a href="https://twitter.com/ToivoKlaar/status/1704078605918069248">tweet</a>, le prétexte donné par Bakou pour lancer son <a href="https://www.rferl.org/a/azerbaijan-armenia-karabakh-mine-explosions/32599318.html">opération</a> dite « anti-terroriste » : l’explosion d’une mine ayant fait six victimes azerbaïdjanaises la veille de l’offensive, présentée par Bakou comme une action commise par des « groupes de sabotage arméniens ».</p>
<p>La veille, le 18 septembre, le <a href="https://www.rferl.org/a/armenia-nagorno-karabakh-humanitarian-aid-azerbaijan/32597670.html">passage simultané de deux camions d’aide humanitaire</a> vers Stepanakert, l’un depuis la ville azerbaïdjanaise d’Agdam, l’autre par le corridor de Latchine, après neuf mois de blocus, avait été célébré par ces mêmes diplomates comme le résultat de leurs efforts. </p>
<h2>Consolidation autoritaire en Azerbaïdjan, craintes pour la souveraineté de l’Arménie</h2>
<p>La guerre profite au régime autoritaire d’Ilham Aliev, qui présente la victoire de 2020 contre les Arméniens comme un triomphe dans une guerre patriotique. De nombreux monuments à la gloire du président, notamment des poings de fer massifs, devenus le symbole par excellence d’un triomphalisme personnalisé, poussèrent comme des champignons en Azerbaïdjan, y compris sur les territoires repris aux forces arméniennes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1408692144504770561"}"></div></p>
<p>Aliev se met en scène comme seul chef de guerre – lui qui n’a jamais servi dans l’armée –, tantôt <a href="https://asbarez.com/after-raising-azerbaijani-flag-in-stepanakert-aliyev-again-vows-military-action/">piétinant</a> un drapeau artsakhiote, tantôt lançant des diatribes contre l’Arménie, la menaçant de son poing de fer, toujours en uniforme militaire. La victoire de 2020, qui avait été accueillie par une frange de l’opposition azerbaïdjanaise comme une opportunité de <a href="https://neweasterneurope.eu/2023/08/09/in-the-beginning-was-the-violence/">démocratisation</a>, ne fit que marginaliser davantage le résidu de société civile qui a été, ces dernières années, <a href="https://www.amnesty.org/en/location/europe-and-central-asia/azerbaijan/report-azerbaijan/">durement malmenée</a>.</p>
<p>En juillet 2023, <a href="https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/azerbaidjan-autorites-liberer-immediatement-economiste-gubad">Goubad Ibadoghlu</a>, un économiste enseignant à la London School of Economics, était arrêté à son arrivée à Bakou et jeté en prison. En cause, notamment, ses recherches sur les <a href="http://real.mtak.hu/170662/">problèmes</a> que pose l’accord gazier entre l’UE et l’Azerbaïdjan en termes de dépendance de l’UE au gaz russe. Les rares voix s’étant élevées pour condamner l’attaque du 19 septembre ont été muselées par une <a href="https://www.meydan.tv/en/article/azerbaijani-anti-war-voices-silenced-activists-detained-as-freedom-of-speech-fades/">série d’arrestations</a>. Depuis, les persécutions contre des <a href="https://www.hrw.org/news/2023/11/22/azerbaijan-crackdown-independent-media">journalistes</a> et autres figures de la société civile se sont intensifiées. </p>
<p>Lors de son arrestation le 20 novembre, Ulvi Hasanli, rédacteur en chef d’<em>Abzas Media</em>, un des rares médias indépendants d’Azerbaïdjan, s’est vu <a href="https://twitter.com/AltayRashidoglu/status/1726612789475557822">reprocher</a> par les policiers qui venaient l’interpeller d’écrire sur la corruption au lieu de chanter la victoire dans le Karabakh. Abzas Media est notamment connu pour ses <a href="https://globalvoices.org/2023/12/03/in-azerbaijan-five-journalists-arrested-in-ten-days/">investigations</a> sur la corruption au cœur des projets de construction entrepris par les autorités de l’Azerbaïdjan au Karabakh depuis 2020.</p>
<p>Dans un contexte où la politique du conflit permanent avec l’Arménie permet au régime de maintenir le monopole absolu du pouvoir en interne, il est à craindre qu’une normalisation avec Erevan ne soit pas à l’ordre du jour pour les autorités azerbaïdjanaises. Soucieux d’éviter à tout prix une guerre sur son sol (à ce jour quelque 215 km<sup>2</sup> de <a href="https://www.civilnet.am/en/news/697545/azerbaijan-has-occupied-at-least-215-square-kilometers-of-armenian-territory-since-2020/">territoire</a> arménien sont occupés par l’Azerbaïdjan), qu’il n’a ni le moyen de mener, encore moins d’en triompher, le gouvernement arménien a, pour sa part, adopté une stratégie de concessions. Celle-ci s’est soldée, in fine, par l’expulsion des Arméniens du Haut-Karabakh.</p>
<p>Aujourd’hui, la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/le-reportage-de-la-redaction-emission-du-mardi-03-octobre-2023-3732554">crainte d’une invasion par l’Azerbaïdjan du Syunik</a> (la région Sud de l’Arménie), convoitée notamment afin de relier le pays à sa province du Nakhitchevan et ainsi créer une continuité territoriale avec la Turquie, est réelle, y compris en <a href="https://www.aljazeera.com/news/2022/10/22/iran-opens-consulate-in-armenias-kapan-to-deliver-a-message">Iran</a>. Malgré la récente initiative diplomatique du premier ministre arménien Nikol Pachinian visant à établir un réseau de connexions routières à travers le Caucase du Sud avec son <a href="https://armenianweekly.com/2023/11/01/pashinyan-presents-crossroads-of-peace-pursuing-regional-connectivity/">projet de « carrefours de la paix »</a>, de nombreuses tensions persistent entre les parties.</p>
<p>L’Arménie, dont la <a href="https://oc-media.org/russia-blocks-armenian-goods-over-sanitary-concerns/">relation avec la Russie est au plus bas</a>, cherche des gages de sécurité en Occident et <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/27/apres-la-trahison-de-la-russie-l-armenie-cherche-de-nouveaux-allies-pour-assurer-sa-securite_6202549_3210.html">tente de se réarmer auprès d’autres acteurs</a>, tels que la France et l’Inde. Mais face à une alliance Bakou-Moscou-Ankara contre l’Arménie, si celle-ci venait à se former, cette dernière pourra-t-elle compter sur le soutien matériel de l’Occident ? Il est permis d’en douter, surtout au regard des développements au Proche-Orient. L’Azerbaïdjan apparaît comme un maillon important de l’alliance occidentale contre l’Iran, et ses <a href="https://iari.site/2023/10/18/beyond-borders-the-israel-azerbaijan-understanding-between-containment-and-cooperation/">liens avec Israël</a>, notamment dans les secteurs de l’<a href="https://www.newsweek.com/map-iron-dome-systems-1833552">armement</a> et de l’énergie, sont extrêmement solides.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218736/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>J'ai bénéficié d'une bourse FRESH du FNRS. Aujourd'hui je bénéficie d'une bourse de l'Université libre de Bruxelles (ULB). </span></em></p>La présence arménienne semble avoir pris définitivement fin au Haut-Karabakh, récupéré par l’Azerbaïdjan en septembre dernier.Anita Khachaturova, Doctorante, Centre d'Étude de la Vie politique (CEVIPOL), Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2192782023-12-06T17:45:53Z2023-12-06T17:45:53ZDe quoi les représailles d’Israël contre Gaza sont-elles le nom ?<p>Nombreux sont ceux qui avaient espéré que la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/29/guerre-israel-hamas-la-treve-repit-insuffisant-face-a-l-ampleur-de-la-catastrophe-a-gaza_6202939_3210.html">trêve entre Israël et le Hamas</a>, sur fond de libération d’une partie des otages enlevés le 7 octobre et détenus de longues semaines à Gaza, déboucherait sur une désescalade progressive. Mais cet espoir a vite été déçu. Après quatre jours d’accalmie relative, les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/01/la-treve-entre-israel-et-le-hamas-a-expire-la-guerre-reprend-a-gaza_6203330_3210.html">frappes israéliennes ont repris</a> sur l’enclave palestinienne. Benyamin Nétanyahou a justifié cette relance des hostilités par <a href="https://www.huffingtonpost.fr/international/article/fin-de-la-treve-avec-le-hamas-comment-israel-justifie-la-reprise-des-frappes-contre-gaza_226486.html">l’impasse à laquelle avaient fini par conduire les négociations</a>, médiées par le Qatar, l’Égypte et les États-Unis.</p>
<p>Il est fort à parier que si une nouvelle trêve était décrétée et d’autres otages libérés, cela ne signifierait pas la fin de la guerre. Or un concert croissant de voix s’élève désormais à travers le monde pour critiquer une <a href="https://www.la-croix.com/international/Guerre-Gaza-riposte-disproportionnee-strategie-assumee-Israel-2023-11-17-1201291203">riposte israélienne jugée disproportionnée</a> du fait de l’ampleur des destructions, matérielles et humaines, qu’elle entraîne.</p>
<p>Sans doute est-il utile de s’interroger sur ces représailles, leur nature et leurs objectifs. En effet, si au début de l’opération « Glaive de fer » il s’agissait d’anéantir le Hamas, ce but pourrait avoir laissé place à une réaction démesurée et aveugle sur bien des aspects, car infligeant de lourdes pertes à une <a href="https://staging.unric.org/fr/israel-gaza-rien-ne-justifie-la-terreur-ni-la-punition-collective/">population civile palestinienne tenue indistinctement responsable des crimes du 7 octobre</a> – quand bien même celle-ci ne soutient qu’en partie le mouvement et ses méthodes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/que-pensent-les-palestiniens-de-gaza-du-hamas-des-sondages-revelent-quils-se-soucient-davantage-de-lutte-contre-la-pauvrete-que-de-resistance-armee-215959">Que pensent les Palestiniens de Gaza du Hamas ? Des sondages révèlent qu'ils se soucient davantage de lutte contre la pauvreté que de résistance armée</a>
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<p>Les Gazaouis sont contraints à la fuite pour survivre face au châtiment violent qui s’abat sur eux. D’aucuns ont qualifié cette rétribution israélienne d’indiscriminée, au point qu’elle pourrait finir par <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/15/israel-face-au-vertige-de-la-vengeance_6194626_3210.html">se retourner contre l’État hébreu lui-même</a> ; ce qui est sûr, c’est qu’en Israël <a href="https://www.nytimes.com/2023/11/15/world/middleeast/israel-gaza-war-rhetoric.html">se multiplient partout les références incendiaires à la loi du talion</a>, ce qui n’annonce guère d’apaisement.</p>
<h2>Représailles stratégiques, guerre de vengeance ?</h2>
<p>Rappelons tout d’abord les <a href="https://www.gov.il/en/departments/news/statement-by-pm-netanyahu-7-oct-2023">mots du premier ministre israélien au soir même des tueries du 7 octobre</a> :</p>
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<p>« Ce qui s’est passé aujourd’hui est sans précédent en Israël – et je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas. L’ensemble du gouvernement soutient cette décision. Les forces de défense israéliennes utiliseront immédiatement toutes leurs capacités pour détruire celles du Hamas. Nous les détruirons et nous vengerons avec puissance ce jour sombre qu’ils ont imposé à l’État d’Israël et ses citoyens. »</p>
</blockquote>
<p>En filigrane de cette affirmation est perceptible la tension, sinon l’ambivalence profonde, entre <a href="https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/express-orient/20231101-isra%C3%ABl-quelle-strat%C3%A9gie-militaire-face-au-hamas">l’existence d’un objectif stratégique bien compris par Israël, celui de venir à bout du groupe Hamas, et une visée dissuasive plus abstraite</a>, qui cristallise symptomatiquement les débats.</p>
<p>Du côté palestinien, mais aussi parmi les opinions publiques arabes, on considère largement que l’opération d’Israël à Gaza et les milliers de morts qu’elle a déjà causés relèvent d’une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/25/guerre-israel-hamas-l-effarement-a-gaza-ou-regne-un-niveau-de-destruction-absolue_6202284_3210.html">« guerre de vengeance » où l’absence d’objectifs tactiques clairement énoncés traduirait une volonté d’éradication pure et simple des Palestiniens</a>. Fin octobre, le ministre palestinien des Affaires étrangères Riyad al-Maliki a ainsi affirmé que cette guerre n’avait rien de comparable aux précédentes et n’articulait <a href="https://www.reuters.com/world/europe/israel-is-waging-war-revenge-gaza-palestinian-minister-says-2023-10-26/">aucun autre dessein que celui d’une « destruction totale de tout lieu vivable à Gaza »</a>. Le représentant de l’Autorité palestinienne ajoutait que la guerre ne suivait pas non plus de plan militaire évident et ne respectait surtout aucune <a href="https://theconversation.com/a-gaza-larmee-israelienne-respecte-t-elle-le-droit-international-217394">norme internationale</a>.</p>
<p>Depuis le 7 octobre, la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-12-octobre-2023-8744437">réponse israélienne est largement perçue comme une vengeance par de nombreux dirigeants politiques et intellectuels</a>. Ces représailles ont ainsi été dépeintes comme une punition collective sans autre projet véritable que celui de <a href="https://news.un.org/fr/story/2023/11/1140837">soumettre les Palestiniens à une souffrance extrême en contrepartie des crimes commis par le Hamas contre des civils israéliens</a> parmi lesquels se trouvaient enfants, femmes et personnes âgées.</p>
<p>Cette approche du conflit en cours ne questionne pas seulement l’existence – ou non – d’une stratégie lisible du côté israélien, mais aussi la rationalité même de cette guerre. S’il ne fait aucun doute que Tel-Aviv prévaudra militairement à Gaza, <a href="https://www.nytimes.com/2023/12/01/opinion/israel-gaza-ceasefire.html">sa victoire sur un plan politique demeure très incertaine</a>.</p>
<h2>Réaffirmer son ascendant, défendre des valeurs ?</h2>
<p>Or c’est là une dimension clé de la crise. Si se venger du Hamas et punir les Palestiniens vise pour Israël à <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0065260106380045">réaffirmer son pouvoir et son intégrité, après la sidération provoquée par l’attaque du 7 octobre</a>, quelle est la motivation de cette riposte au plus long cours ? Quelle stratégie la volonté de châtier Gaza articule-t-elle exactement ?</p>
<p><a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/2378023120967199">Le retour des Israéliens à un statut qu’ils perçoivent comme blessé, atteint par l’assaut terroriste du Hamas</a>, dépend moins du « pendant » de la guerre que de l’« après », c’est-à-dire de ce qui en résultera. Mais alors que l’offensive terrestre de Tsahal est déjà lourdement engagée sur le terrain, un certain brouillard persiste. Restaurer son pouvoir, et donc son statut, dépend aussi de la réception de la guerre par le reste du monde ; sur ce point, tout un chacun constate la <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/26/israel-hamas-les-dangers-de-la-polarisation-politique-francaise_6196596_3232.html">polarisation extrême des avis et postures que cette guerre a suscitée</a>, opinions publiques et représentants politiques oscillant aux extrêmes entre une adhésion totale à la guerre menée par Israël et son rejet pur et simple.</p>
<p>Est-il question pour Israël de se réimposer face au Hamas uniquement ? S’agit-il plutôt de mettre au pas l’ensemble des forces palestiniennes, de Gaza jusqu’à Jérusalem-Est et la Cisjordanie ? <a href="https://www.thenationalnews.com/opinion/comment/2023/11/06/the-twin-forces-at-play-in-the-israel-gaza-war/">Le but est-il en outre d’envoyer un message à d’autres ennemis</a>, notamment régionaux, au premier plan desquels l’Iran et son bras armé libanais, le Hezbollah, de même qu’un certain nombre de milices chiites présentes en Irak, en Syrie, ou encore au Yémen ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-liran-mobilise-son-axe-de-la-resistance-face-a-israel-216306">Comment l’Iran mobilise son « Axe de la Résistance » face à Israël</a>
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<p><a href="https://globaltaiwan.org/2023/11/an-israeli-perspective-on-the-gaza-war-and-its-broader-implications/">Une incertitude perdure quant aux intentions réelles d’Israël</a>, qui interroge à l’évidence la légitimité même de la guerre, sa légalité, ainsi que la faculté qu’aura Tel-Aviv à en tirer des bénéfices à long terme.</p>
<p>Les représailles seraient-elles conduites, au-delà des considérations géopolitiques locales et régionales, <a href="https://academic.oup.com/edited-volume/42607/chapter-abstract/357548987">au nom de valeurs et d’un impératif de justice</a> après les crimes du 7 octobre ? L’analogie entre cette date funeste et le 11 septembre 2001 prend tout son sens à travers cette question : la violence des opérations menées par Israël contre Gaza se justifierait en effet – certes de manière paradoxale tant l’étendue de la dévastation est colossale – au nom d’un <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11406-016-9706-y">devoir moral de réparer le tort commis, de donner une leçon historique aux Palestiniens</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1721823844464480351"}"></div></p>
<p>Là encore, il n’est pas certain que la guerre soit comprise dans des termes identiques depuis le camp adverse et par une partie significative de la communauté internationale qui ne voit dans les opérations de Tsahal depuis deux mois ni une réparation, ni une forme de justice, mais plutôt une surenchère délétère dans la violence.</p>
<h2>La satisfaction du vengeur</h2>
<p>Ou n’est-ce <em>in fine</em> <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S002210310900050X">que la satisfaction du vengeur qui importe</a>, ce qui renvoie à une conception encore plus simple de la vengeance en raison du <a href="https://www.jstor.org/stable/43854277">plaisir que celle-ci procure à son auteur</a> ?</p>
<p>Autrement dit, l’État hébreu ne cherche-t-il, au fond, qu’à venger les victimes du 7 octobre 2023 en considérant que la bande de Gaza, et à travers elle l’ensemble des communautés palestiniennes, ne reçoivent que ce qu’elles méritent ? Le 7 octobre, de nombreux civils de Gaza <a href="https://tvpworld.com/73463125/footage-shows-palestinian-civilians-looting-kibbutz-during-hamas-terror-attack">se seraient en effet engouffrés dans les brèches ouvertes par le Hamas</a> et auraient accompagné les tueurs en commettant également de nombreux crimes. De surcroît, on fait grand cas, dans le camp israélien et pro-israélien, des <a href="https://www.timesofisrael.com/street-rallies-celebrate-hamas-onslaught-in-west-bank-and-throughout-the-middle-east/">réactions de joie</a> à ces crimes observées en Cisjordanie, mais aussi du fait que des <a href="https://edition.cnn.com/2023/11/27/middleeast/russian-israeli-hostage-escaped-hamas-intl/index.html">civils palestiniens aient capturé et rendu au Hamas un otage qui avait essayé de s’enfuir</a>.</p>
<p>Aux yeux d’une partie de la classe politique israélienne, ces éléments corroboreraient les liens étroits des civils palestiniens avec le Hamas. <a href="https://fr.timesofisrael.com/amichai-eliyahu-bombarder-gaza-est-une-option-netanyahu-le-suspend-des-reunions/">Le ministre du Patrimoine Amichaï Eliyahu, par la suite suspendu, n’avait-il pas déclaré son souhait de lancer une bombe nucléaire sur Gaza</a> ? Autant de développements et d’indices qui ne présagent malheureusement aucune désescalade prochaine du conflit, en dépit des nombreux appels à une fin des hostilités.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219278/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les buts de guerre d’Israël ne sont pas clairement établis, et les discours officiels laissent transparaître une envie de vengeance dont on peine à discerner les limites.Myriam Benraad, Responsable du Département Relations internationales & Diplomatie / Schiller International University - Professeure / Institut libre d'étude des relations internationales et des sciences politiques (ILERI), IÉSEG School of ManagementLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2185712023-12-01T13:00:52Z2023-12-01T13:00:52ZConflits, guerre, tensions : comment engager un dialogue ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561981/original/file-20231127-23-vsue0b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=50%2C8%2C5615%2C3724&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Engager un dialogue critique pour discuter des guerres et des conflits armés est une habilité utile pour éviter la polarisation des idéologies.</span> <span class="attribution"><span class="source"> (Unsplash)</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>S’engager dans un débat, prendre position, ou poser des questions pour saisir les contours d’une guerre ou d’un conflit n’est pas une tâche facile. On le voit bien en ce moment avec la guerre Israël-Hamas, où les perspectives sur la situation sont multiples, les informations souvent discordantes et les tensions de longue date dans la région ancrées dans des idéologies qui ne sont pas toujours bien comprises.</p>
<p>Nous sommes trois professeures en travail social, engagées depuis de nombreuses années à soutenir des personnes en situation de grande vulnérabilité dans une <a href="https://revueintervention.org/wp-content/uploads/2017/05/ri_145_2017.1_ou_jin_lee_et_al.pdf">perspective anti-oppressive</a>. Une telle perspective nous oblige de reconnaître l’existence d’oppressions et d’inégalités de pouvoir. Elle fait appel au besoin de réfléchir sur son propre rôle au sein des systèmes d’oppression afin de s’engager dans une pratique de changement social solidaire. </p>
<p><a href="https://www.cairn.info/les-defis-de-la-formation-des-travailleurs-sociaux--9791034607373-page-143.htm">Notre travail</a> nous amène à transmettre des connaissances et des compétences pour établir des liens relationnels et initier des dialogues critiques sur des thèmes complexes et polarisants. En 2020, nous avons cocréé un Comité de soutien aux crises et catastrophes avec des étudiantes et des étudiants de notre École. Au sein de ce comité, nous avons organisé des <a href="https://www.cairn.info/revue-ecrire-le-social-la-revue-de-l-aifris-2022-1-page-66.htm%20%22%22">groupes d’échange</a>, par Zoom, avec des travailleuses sociales au Canada, au Liban et en Arménie. </p>
<p>Le Liban, en crise économique et sociale depuis plusieurs années, a été bouleversé par une <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/08/lebanon-unacceptable-lack-of-justice-truth-and-reparation-three-years-after-beirut-blast/">explosion dévastatrice</a> au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Le pays abrite une population importante d’Arméniens. Or, à peine un mois après la tragédie du port, une <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/3446">deuxième guerre entre l’Arménie et son voisin, l’Azerbaïdjan éclate</a>. Nous avons ainsi accompagné nos collègues à travers l’impact émotionnel et professionnel que ces crises ont eu sur elles, sans nous détourner des pièges dans lesquels des discours polarisants et des idéologies auraient pu nous diviser. <a href="https://gipsproject.com/">Nos recherches</a> se réalisent aussi auprès de personnes migrantes.</p>
<p>Nos liens avec les collègues au Liban et en Arménie continuent d’évoluer à la lumière des nouvelles crises, tel que le récent <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2023/10/05/le-haut-karabakh-est-depeuple-et-maintenant">conflit armé</a> en Haut-Karabakh et la <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2015916/israel-gaza-roquettes-missiles-treve">guerre à Gaza</a>. Il nous apparaissait important de continuer de s’engager dans un dialogue critique et transformateur avec ces partenaires, ainsi qu’avec nos groupes d’étudiantes et d’étudiants afin d’assurer des espaces pour aborder les tensions sociales, politiques et raciales qui découlent de toute guerre. </p>
<h2>Les valeurs et perspectives du travail social</h2>
<p>Le travail social est une pratique et une discipline qui <a href="https://www.cairn.info/ethique-et-travail-social--9782100553686-page-25.htm%20%22%22">se définit souvent par ses « valeurs phares »</a>, soit des valeurs humanistes comme le respect de la dignité humaine, la compassion, la croyance en les capacités des personnes, ainsi que des valeurs démocratiques comme la justice sociale, les de la personne et la solidarité. </p>
<p><a href="https://www.jstor.org/stable/41670012">Une perspective critique en travail social</a> cherche à comprendre la source des inégalités sociales dans une situation donnée en examinant les processus sociaux qui engendrent la domination de certains groupes sur d’autres. Une telle pratique est souvent qualifiée d’engagée. Nous croyons aussi qu’elle soutient et lutte pour un objectif plus large, qui est celui de l’émancipation et de la transformation de la société en un monde plus juste et égalitaire. </p>
<p>Ce sont donc ces valeurs et cette perspective qui agissent en tant que <a href="http://ethicsinthehelpingprofessions.socialwork.dal.ca/wp-content/uploads/2013/10/Weinberg-2008-Structural-Social-Work-CSW.pdf">boussole morale</a> pour guider nos actions en contexte de crise et de guerre.</p>
<h2>Vers un dialogue transformateur</h2>
<p>Le conflit israélo-palestinien perdure depuis 75 ans, et une polarisation s’est instaurée dans l’opinion publique, notamment ces dernières semaines. Ces discours polarisants entravent la possibilité d’un réel dialogue, et cristallise les postures, avec pour conséquences des <a href="https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-10-20/guerre-entre-israel-et-le-hamas/36-crimes-et-incidents-haineux-a-montreal-en-deux-semaines.php">actes haineux islamophobes et antisémites</a>.</p>
<p>Comment entamer des discussions sans être piégé par une polarisation insidieuse ? À l’instar de la <a href="https://www.nytimes.com/2021/12/15/books/bell-hooks-dead.html">féministe bell hooks</a>, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du <em>black feminism</em>, nous proposons des pistes pour apprendre et désapprendre les systèmes d’oppression qui nous entourent, en finir avec la pensée nous/eux, développer une connaissance historique et reconnaître notre complicité dans une situation d’oppression. </p>
<p>bell hooks propose l’idée de création d’un <a href="https://iresmo.jimdofree.com/2021/03/21/pourquoi-des-brave-spaces/">espace brave</a>, soit un espace de parole qui invite toutes les personnes impliquées à reconnaître collectivement les défis du dialogue critique pour entamer un échange qui privilégie les voix marginalisées ou peu reconnues. </p>
<p>Les six piliers d’un espace brave sont identifiés par <a href="https://www.ssw.umaryland.edu/media/ssw/field-education/2---The-6-Pillars-of-Brave-Space.pdf">l’École de travail social de l’Université Maryland</a>. Ils s’appuient sur les écrits de bell hooks pour créer des conditions afin de s’engager dans une communauté de discussion où les membres se sentent en sécurité pour ouvrir le dialogue et vivre de l’inconfort.</p>
<p><strong>1) La vulnérabilité</strong> : être vulnérable, c’est être dans l’incertitude, prendre des risques et s’exposer émotivement. Nous pouvons être vulnérables en posant des questions et en partageant notre propre positionnement afin de contextualiser nos commentaires.</p>
<p><strong>2) Adopter une perspective</strong> : écouter pour comprendre, plutôt que d’écouter afin de répliquer. L’objectif est d’être curieux, et non d’être en accord avec le positionnement de l’autre.</p>
<p><strong>3) La peur de se lancer</strong> :’<a href="https://journals.sagepub.com/eprint/GYY8QMPZAJRVRZQD7EJT/full">sortir de sa zone de confort</a>’. Se lancer dans une nouvelle expérience ou un débat, malgré nos hésitations afin d’apprendre de nouvelles façons de voir, faire, penser.</p>
<p><strong>4) La pensée critique</strong> : <a href="https://www.cairn.info/revue-sciences-et-actions-sociales-2016-3-page-5.htm">on se questionne et on questionne</a> afin d’apprécier la complexité des idées et des discours. On reconnaît que notre pensée est peut-être limitée, et que la critique est une opportunité pour élargir notre champ de vision.</p>
<p><strong>5) L’examen de ses intentions</strong> : nous devons tout de même mettre nos limites et nous poser des questions. Pourquoi vais-je partager cette idée ? Quelle contribution mes propos auront-ils à la conversation ?</p>
<p><strong>6) La pleine conscience</strong> : une manière de porter attention, de manière intentionnelle et sans jugement, à nos réactions, nos émotions et nos actions afin de favoriser une réponse plutôt qu’une réaction. Ce sixième pilier permet ainsi de faire place aux cinq autres piliers.</p>
<h2>La nécessité de dialoguer pour rappeler notre humanité commune</h2>
<p>En tant que chercheures et citoyennes, notre rôle est d’offrir d’autres perspectives sur le monde. Nous souhaitons continuer de dialoguer et d’échanger avec nos collègues, étudiantes et étudiants, ainsi que notre entourage dans un espace critique, respectueux et conscientisé.</p>
<p>On a un devoir, dans une perspective critique et axée sur des valeurs humanistes et démocratiques, de faire l’effort d’avoir des conversations difficiles et inconfortables. Un espace brave est une stratégie utile, expérimenté dans nos salles de classe, pour discuter de notre humanité commune lorsque celle-ci est oubliée en temps de guerre, conflit armé ou crise politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218571/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Dans les moments de haute tension, en raison de guerres, conflits ou crises, créer un « espace brave » permet d’instaurer un dialogue respectueux et ouvert sur les réalités de l’autre.Emmanuelle Khoury, Professeure adjointe, Université de MontréalAline Bogossian, Associate Professor, Université de MontréalCaron Roxane, Professeure en travail social, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2168512023-11-29T17:20:49Z2023-11-29T17:20:49ZUkraine : la bataille des opinions publiques dans la guerre de l’information<p>Si l’information, devenue un terrain de confrontation amplifié et magnifié par sa diffusion digitale, a désormais atteint la conscience d’une grande partie des publics occidentaux, la bataille pour l’opinion desdits publics demeure insuffisamment étudiée. Or c’est à partir de la perception et de l’interprétation des informations que se forme l’opinion. <a href="https://books.openedition.org/psn/5046">Le rôle des opinions publiques dans l’issue de nombreux conflits</a> n’est pas à tant il a contribué à faire basculer des situations complexes, parfois de façon inattendue.</p>
<p>La guerre russo-ukrainienne et sa <a href="https://www.slate.fr/story/243911/tribune-premiere-guerre-numerique-histoire-russie-ukraine-satellites-big-data-intelligence-artificielle-cyber">dimension numérique</a> placent les opinions publiques littéralement au cœur des combats, les <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">usagers des réseaux sociaux devenant souvent les relais d’un camp ou de l’autre</a>. Les stratégies informationnelles ukrainiennes et russes s’inscrivent dans <a href="https://www.oecd.org/ukraine-hub/policy-responses/disinformation-and-russia-s-war-of-aggression-against-ukraine-37186bde/">cette adversité cognitive</a>.</p>
<h2>L’information, un terrain de bataille</h2>
<p>La Russie, en <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/infiltration-des-conversations-privees-et-recours-a-l-intelligence-artificielle-les-techniques-novatrices-de-l-etat-russe-pour-surveiller-l-internet_6161227_3210.html">isolant son espace informationnel interne</a>, a pris en otage son opinion publique, dépossédée de ses capacités de réaction, tout en poursuivant une stratégie à destination des publics étrangers et européens dont les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-ingerences-etrangeres">gouvernements commencent à comprendre</a> les objectifs et les effets.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">Un manuel de survie numérique pour s’informer et éviter la censure en Russie</a>
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<p>L’Ukraine, quant à elle, a lancé sa contre-offensive informationnelle dès 2014, avant d’y adjoindre depuis l’invasion russe, un <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">vecteur multidirectionnel</a> – à savoir le maintien de la mobilisation nationale et la conquête des opinions publiques des pays alliés. Aujourd’hui, 21 mois après le début du conflit, cette stratégie montre des <a href="https://time.com/6329188/ukraine-volodymyr-zelensky-interview/">signes d’essoufflement</a>.</p>
<p>Le tableau ne serait pas complet si l’on n’ajoutait pas à ces stratégies informationnelles concurrentes l’analyse du travail collectif d’interprétation du conflit effectué par les médias français et européens. En 2018, le ministère français des Armées <a href="https://www.irsem.fr/institut/actualites/rapport-conjoint-caps-irsem.html">reconnaissait le champ informationnel comme un espace d’affrontement</a>. Puis la menace que représente la manipulation de l’information a pris une nouvelle dimension avec la décision de l’Union européenne de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/bannir-russia-today-un-casse-tete-juridique-pour-paris-et-bruxelles-01-03-2022-2466616_24.php">bannir les deux médias russes RT France et Sputnik</a> dès le début du conflit.</p>
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<p>Les médias européens développèrent de nouveaux outils (en particulier par le <em>fact checking</em>, version moderne de la vérification des sources, inscrite dans le <a href="https://www.spj.org/pdf/ethicscode/spj-ethics-code-french.pdf">code de déontologie du journalisme</a>) pour contrer les <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/pdf/28590">opérations d’influence mises en œuvre par des pays extérieurs</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Opération Doppelgänger : quand la désinformation russe vise la France et d’autres pays européens</a>
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<p>C’est dans ce contexte particulier que ces médias, notamment français, eurent à interpréter le phénomène d’une nouvelle guerre conventionnelle, sur le sol européen, après le choc et la surprise du 24 février 2022 et face à <a href="https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-guerre-en-ukraine/">l’inquiétude des populations</a>.</p>
<p>Comment interpréter l’inconnu et le rendre familier et compréhensible ? Et quels peuvent en être les effets sur l’opinion publique ?</p>
<h2>L’invocation de références historiques</h2>
<p>Serge Moscovici, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-1-page-305.htm">l’un des fondateurs de la psychologie sociale en France</a>, définissait l’ancrage comme un phénomène de pensée par lequel l’interprétation de phénomènes nouveaux s’opère en enracinant ces phénomènes dans des modes de pensée existants.</p>
<p>En effet, pour rendre un événement compréhensible, à partir d’une mise en commun des informations, des représentations partagées vont se former et ainsi rendre familier ce qui est inconnu (<a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807330504-psychologie-sociale">Yzerbyt et Klein, <em>Psychologie sociale</em>, 2019</a>). Ainsi, les médias français vont, dès le début du conflit, mobiliser les éléments consensuels au sein de la communauté française au sens large et, en premier lieu, les représentations sociales de l’Histoire.</p>
<p>Ce sont les références aux deux guerres mondiales, qui restent des repères majeurs pour les Français comme pour les autres Européens, qui vont servir de toile de fond à l’interprétation de la guerre d’Ukraine. Ces représentations partagées, destinées à rendre familier l’inconnu, ont également pour résultat de renforcer l’essence identitaire du groupe européen face aux représentations et aux narratifs de la Russie.</p>
<p>Depuis le 24 février 2022, la presse française s’est fait l’écho du rappel d’une mémoire collective « européenne » plus que nationale, en lien avec les deux guerres mondiales : l’attitude d’Emmanuel Macron, jugée conciliante envers Poutine lui a valu d’être taxé de <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-l-etranger-emmanuel-macron-un-nouveau-chamberlain-face-a-poutine">« nouveau Chamberlain »</a>, les appels à abandonner l’Ukraine aux appétits russes ont été assimilés à un <a href="https://www.lefigaro.fr/international/face-a-la-russie-les-occidentaux-hantes-par-le-syndrome-de-munich-20220109">« syndrome de Munich »</a>, les soldats ukrainiens comparés aux <a href="https://www.lepoint.fr/monde/en-ukraine-un-air-de-premiere-guerre-mondiale-10-05-2022-2475001_24.php">« Poilus »</a> dans leurs tranchées et aux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-mal-etre-des-gueules-cassees_5524392.html">« gueules cassées »</a> quand leurs blessures les ont défigurés, les pays soutenant Kiev ont été surnommés <a href="https://www.la-croix.com/international/Guerre-Ukraine-allies-face-risque-lessoufflement-2023-10-03-1201285289">« les Alliés »</a>, les forces russes appelées <a href="https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-fantome-de-l-armee-rouge-923731.html">« Armée rouge »</a>, certaines batailles ou bombardements ont donné lieu à l’invocation de <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-separatistes-prorusses-admettent-encore-combattre-des-milliers-d-ukrainiens-a-marioupol-20220407">Stalingrad</a> ou de <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/ces-chansons-qui-font-l-actu/l-ukraine-sous-les-bombes-apres-dresde-londres-ou-brest_4992582.html">Dresde</a>, etc.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1660574506170163205"}"></div></p>
<p>La mémoire collective européenne, nourrie de mythes et de symboles, est ainsi mobilisée à travers l’ensemble des représentations partagées du passé se basant sur une identité commune aux membres d’un groupe, selon la définition donnée par le précurseur de la psychologie sociale en France, <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/memoire-collective-psychologie-sociale/">Maurice Halbwachs</a>. La mémoire collective, en façonnant cette représentation partagée du passé du groupe, en préserve aussi l’image positive.</p>
<p>Les événements moins flatteurs et potentiellement plus menaçants pour l’identité du groupe sont donc écartés ou mis en retrait. Ainsi, certains aspects controversés de l’histoire de l’Ukraine – comme la <a href="https://www.cairn.info/revue-commentaire-2018-1-page-211.htm">conduite durant la Seconde Guerre mondiale de Stepan Bandera</a>, personnage célébré par certains pans de la classe politique ukrainienne – n’ont pas fait l’objet d’une large couverture médiatique côté français ; en revanche, ils ont été <a href="https://www.slate.fr/story/249292/histoire-invasion-ukraine-2014-2022-crimee-russie-guerre-jade-mcglynn-nazis-rhetorique">largement mis en avant côté russe</a> pour justifier les actions actuelles de Moscou.</p>
<p>L’imaginaire social, vecteur de la mémoire collective, puise dans les images les éléments contribuant à une construction de la réalité. Les émotions liées aux images y jouent un rôle prépondérant car ce sont elles qui vont réveiller la mémoire collective (les références à l’histoire, à d’autres images de la Première et de la Seconde Guerre mondiale dans les méthodes de combat, l’exode des réfugiés, les destructions… ) et enraciner les nouvelles représentations de l’Ukraine, comme faisant partie intégrante de notre passé mais aussi de notre futur européen. Les médias contribuent à la construction d’une réalité dont découle la formation d’un consensus, particulièrement en situation d’incertitude.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lukraine-peut-elle-adherer-rapidement-a-lue-178842">L’Ukraine peut-elle adhérer rapidement à l’UE ?</a>
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<h2>L’intériorisation des influences inconscientes</h2>
<p>Au-delà du rôle sociologique tenu par les médias, les influences inconscientes sur les opinions ne peuvent être écartées de l’analyse. Les influences inconscientes (influence psychologique conduisant à un jugement ou à un comportement à l’insu des personnes qui en ont été la cible <a href="https://www.scienceshumaines.com/les-influences-inconscientes_fr_5129.html">selon Jean-Léon Beauvois</a>) peuvent découler du façonnage d’un univers idéologique (opinion dominante) dans lequel certains thèmes de discussion sont jugés plus ou moins légitimes, tandis que des comportements ou des opinions sont valorisés ou stigmatisés, comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/le-pouvoir-des-medias--9782706126376.htm">Grégory Derville (2017)</a>.</p>
<p>Le processus sociocognitif du modelage des idées et des jugements peut agir sur les représentations, valeurs et systèmes de croyance, en présentant des modèles et des anti-modèles, comme les associations verbales très souvent utilisées au début du conflit, les Ukrainiens étant par exemple perçus comme <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-la-lecon-d-heroisme-d-un-peuple-martyrise-par-poutine_2178741.html">« héroïques »</a>, <a href="https://multimedia.europarl.europa.eu/fr/video/2022-sakharov-prize-awarded-to-the-brave-people-of-ukraine_N01_AFPS_221215_SCWU">« courageux »</a>, et « travailleurs ». Une fois qu’ils ont acquis le statut de structures cognitives ou de noyaux informationnels stables et actifs, les stéréotypes dirigent le traitement de l’information et les jugements, sans que les personnes ne s’en rendent compte.</p>
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<p>Parallèlement, ces processus cognitifs sont également sollicités pour fixer des stéréotypes opposés, mobilisés à travers le narratif des médias russes puis <a href="https://www.lexpress.fr/societe/anti-imperialistes-anti-systemes-et-complotistes-enquete-sur-les-relais-de-poutine-en-france_2180276.html">repris par certains médias « alternatifs » occidentaux</a> : les Ukrainiens « nazis », l’instrumentalisation occidentale de l’Ukraine destinée à détruire la Russie et ses valeurs traditionnelles, etc. Ces noyaux informationnels sont d’autant plus aisément fixés chez les personnes dont le sentiment de défiance envers les médias traditionnels, <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/11/du-militantisme-antivax-a-la-tentation-du-soutien-a-vladimir-poutine_6117066_4355770.html">renforcé durant la crise du Covid</a>, prédomine. Le questionnement des médias, en situation d’incertitude, pourrait être l’instant T du point de rupture et du basculement vers une <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2023-3-page-47.htm?ref=doi">attitude « anti-consensus » et « anti-système »</a> qui favoriserait l’acceptation du narratif contraire.</p>
<p>Il est intéressant de noter que le traitement de l’information par les médias au sujet du conflit Israël-Hamas n’a pas formé un consensus partagé, tel que nous avons pu le voir avec la guerre en Ukraine : les mémoires collectives plurielles, les représentations concurrentes, représentent autant de difficultés à la formation d’un consensus et au renforcement d’une identité collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216851/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Grimaud est vice présidente de l'Observatoire Géostratégique de Genève
Membre de l'IHEDN
Rattachée au programme doctoral Sécurité et Défense intérieure de l'AMU (Aix-Marseille Université) </span></em></p>Les médias traditionnels comme les réseaux sociaux sont les théâtres d’affrontements verbaux dont la violence reflète celle des vrais champs de bataille.Carole Grimaud, Chercheure Sciences de l'Information IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2177212023-11-26T15:36:02Z2023-11-26T15:36:02ZIsraël-Palestine : un affrontement « apocalyptique » entre deux mémoires traumatisées<p>Depuis le 7 octobre, l’opposition entre les partisans d’Israël et ceux de la Palestine prend parfois des allures <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/geopolitique-et-strategie/choc-des-civilisations_9782738156211.php">« huntingtoniennes »</a> – ou schmittiennes, selon le principe de la <a href="https://www.afri-ct.org/wp-content/uploads/2016/04/S-_Sur_-_Le_politique_selon_C-_Schmitt.pdf">distinction basique ami/ennemi élaborée par Carl Schmitt</a>.</p>
<p>Cette opposition, souvent caricaturale, se manifeste sans discontinuer dans les rues, sur les campus et sur les plateaux de télévision des grands pays <a href="https://theconversation.com/quand-le-conflit-israelo-palestinien-deborde-sur-les-campus-americains-217836">occidentaux</a> comme des pays <a href="https://theconversation.com/proche-orient-le-retour-de-la-cause-palestinienne-216213">arabes et musulmans</a>, donnant le vertige aux observateurs et, surtout, aux décideurs.</p>
<p>La confrontation a de multiples dimensions – militaire, certes, mais aussi politique et hautement symbolique. Elle met en jeu deux représentations mémorielles profondément traumatisées : celle des Israéliens, hantés par la Shoah et les pogroms du début du XX<sup>e</sup> siècle, auxquels les massacres du 7 octobre ont souvent été <a href="https://www.lepoint.fr/video/israel-7-octobre-2023-un-pogrom-au-XXIe-si%C3%A8cle-08-11-2023-2542441_738.php">assimilés</a> ; et celle des Palestiniens, marqués par la <em>Nakba</em>, cette date originelle de 1948 qui a provoqué leur premier exode massif et à laquelle est comparable aujourd’hui la <a href="https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/quest-ce-que-la-nakba-redoutee-par-les-civils-de-gaza-20231016_33JG53JZGRDRVALJHXDGUIOGMM/">situation de la population de Gaza</a>. Il est impératif de toujours tenir compte de ces visions quand on cherche à comprendre les motivations et les enjeux psychologiques des deux parties.</p>
<h2>Le traumatisme de la mémoire juive n’a pas pris fin en 1948 : il venait seulement de commencer</h2>
<p>Du côté palestinien, et du côté arabe et pro-palestinien en général, la perception de l’année 1948 demeure centrale. Cette année fut celle de la <a href="https://www.bbc.co.uk/sounds/play/p0grtb2b">Nakba</a> – littéralement la catastrophe, le premier grand exil, qui a jeté 700 000 Palestiniens sur les routes.</p>
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<p>Pour les Juifs, 1948 fut seulement la date à partir de laquelle le peuple juif a pu se relever afin de comprendre ce qui lui est arrivé. En effet, la création d’Israël, le 14 mai de cette année, fut une petite victoire, un instant de joie avant des décennies de fouilles traumatiques dans la tragédie collective que représente l’entreprise de l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis.</p>
<p>Au niveau de la construction et de la reconstruction de la mémoire juive, le temps ne faisait que révéler et agrandir les reliefs et détails du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale.</p>
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<p>Par conséquent, la seconde moitié du XX<sup>e</sup> siècle ne fut pas, pour la société israélienne, un temps de convalescence post-traumatique, mais plutôt le début d’une interminable exploration du traumatisme. La mémoire de la Shoah incarne un constituant commun et collectif au sein de la société et de l’espace public israéliens. Les deux minutes de <a href="https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/societe/1681796469-yom-hashoah-israel-s-arrete-au-son-de-la-sirene">sirènes</a> qui retentissent dans tout Israël chaque année le jour de la commémoration de la Shoah en constituent un exemple.</p>
<p>Or, cette tragédie humaine fut souvent instrumentalisée par la démagogie politique arabo-musulmane et, aussi, par la démagogie politique israélienne. Côté arabo-musulmans, on se souvient par exemple de l’appel à <a href="https://www.courrierinternational.com/article/conflit-israelo-palestinien-du-fleuve-a-la-mer-un-cri-de-ralliement-aux-multiples-interpretations">« jeter les Israéliens dans la mer »</a>, propos volontairement génocidaire de l’ancien dictateur syrien Hafez Al-Assad dans les années 1960, et des <a href="https://www.france24.com/fr/20090919-le-president-ahmadinejad-qualifie-lholocauste-mythe-">déclarations négationnistes</a> du président iranien Ahmadinejad en 2009. En Israël, l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah peut aller jusqu’à l’accusation de « nazisme » prononcée à l’encontre des Palestiniens lorsque ces derniers <a href="https://www.bbc.com/afrique/monde-57257139">résistent aux arrêts de leur expulsion</a> et de leur remplacement à Jérusalem-Est par des colons juifs.</p>
<h2>Le paradoxe palestinien : rayonnement culturel, défaite existentielle</h2>
<p>Depuis 1948, la résistance culturelle et littéraire de la Palestine rayonne dans le monde <a href="https://bradscholars.brad.ac.uk/bitstream/handle/10454/17398/ottman%2C%20e.t.pdf">par le biais de son traumatisme</a>. Au niveau de la culture, de l’art et de la littérature, l’identité palestinienne peut être considérée comme la plus mondialisée, la plus libre et la plus remarquable par rapport aux autres identités arabes dotées d’États. Il suffit de comparer l’impact de l’œuvre du critique littéraire palestinien <a href="https://www.cairn.info/edward-said-l-intifada-de-la-culture--9782841746323-page-85.htm">Edward Saïd</a> et la naissance officielle des études post-coloniales avec son ouvrage <a href="https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1981_num_12_3_1857_t1_0357_0000_1"><em>L’Orientalisme</em></a>, paru en 1978, aux dégâts sociaux et politiques provoqués par l’anti-impérialisme creux et idéologique des régimes arabes pendant plus de 50 ans.</p>
<p>Soulignons aussi, entre autres, l’influence de l’<a href="https://www.theguardian.com/world/2008/mar/10/israelandthepalestinians1">iconique artiste palestinien</a> Naji al-Ali, <a href="https://www.france24.com/fr/20170830-naji-al-ali-enquete-meurtre-caricature-palestine-royaume-uni">assassiné à Londres en 1987</a>, qui fut la cible de menaces à la fois de la part de l’occupation israélienne, des différents régimes arabes mais aussi de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine).</p>
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<p>Entre-temps, la situation réelle des Palestiniens en Palestine et dans la diaspora n’a fait que se dégrader. Des guerres, des défaites, des massacres en <a href="https://www.cairn.info/septembre-noir--9782870270516.htm">Jordanie</a> (1970), au <a href="https://www.courrierinternational.com/article/il-y-a-40-ans-la-boucherie-de-septembre-1982-la-memoire-encore-vive-des-massacres-de-sabra-et-de-chatila">Liban</a> (1982), jusqu’à la <a href="https://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/05/26/yarmouk-le-cimetiere-des-palestiniens-de-syrie_5305021_1618247.html">destruction par le régime syrien du camps Yarmouk</a>, le plus grand camp de réfugiés palestinien au monde entre 2012 et 2015. Avant que les bombardements actuels de Gaza ne tuent des milliers de Palestiniens et qu’un ministre israélien n’évoque la <a href="https://www.liberation.fr/checknews/qui-est-amichay-eliyahu-ministre-israelien-suspendu-pour-avoir-evoque-une-bombe-nucleaire-sur-gaza-20231105_HHD4REI7QVHALKG2DBDKZJB4UA/">bombe nucléaire comme solution</a>, plus de 200 Palestiniens <a href="https://www.aljazeera.com/news/2023/8/22/more-than-200-palestinians-nearly-30-israelis-killed-so-far-this-year-un">avaient déjà été tués en 2023</a> par l’armée israélienne ou par des colons en Cisjordanie.</p>
<p>Un autre événement symbolique sur la voie de la liquidation de la mémoire et de l’existence de la Palestine fut la <a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-le-cavalier-seul-de-donald-trump-131092">reconnaissance par les États-Unis de Donald Trump</a> de Jérusalem comme capitale officielle de l’État hébreu (2017). Les États-Unis, en tant que première puissance mondiale, n’ont pas <em>légalisé</em> par cette décision la politique de colonisation israélienne, mais ils lui ont plutôt donné une force absolue, extra-légale et arbitraire.</p>
<p>Ces dernières années, les Palestiniens ont donc vécu une révision voire une abrogation des termes légaux de leur cause, la trahison des monarchies arabes qui <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/revue-de-presse-internationale/emirats-et-bahrein-les-nouveaux-amis-arabes-d-israel-2110613">accélèrent le processus de normalisation avec Israël</a>, et surtout, l’agressivité sans précédent des colons en Cisjordanie sous la protection de l’armée et du gouvernement radical israéliens. Serait-il imaginable pour ce peuple-symbole de voir ensemble sa mémoire et son existence périr dans une défaite politique ennuyeuse et sans bruit ?</p>
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<p>L’affrontement d’aujourd’hui est engagé sur plusieurs niveaux pour les belligérants : la violence, les symboles et les mémoires. Entre-temps, les élites des grandes puissances occidentales se trouvent envahies par la question de l’<a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/03/nicolas-lebourg-historien-l-importation-du-conflit-israelo-palestinien-n-est-pas-une-chimere-elle-est-aussi-la-part-d-un-tout_6197972_3232.html">importation du conflit</a> et par la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=GN61Bi_8E0g">basse politique</a> qui en découle. Ainsi, les cycles de vengeance entre ces deux traumatismes semblent-ils se dérouler sans arbitre, au risque d’échapper à toute lecture normative, qu’elle soit légaliste ou humaniste.</p>
<p>Sur le plan formel, on peut admettre que le Hamas fut élu démocratiquement en 2006 à l’issue des législatives palestiniennes et immédiatement <a href="https://www.lesechos.fr/2007/08/impuissance-coupable-au-proche-orient-1075660">boycotté par les diplomaties occidentales</a> car qualifié par ces dernières de terroriste. Or, et à la lumière de la philosophie politique, les élections démocratiques constituent moins un exercice procédural qu’une réactualisation du consensus sur le contrat social. Il s’agit d’une réaffirmation régulière et anticipée de la liberté politique et de la souveraineté dépersonnalisée du droit et des institutions. Rien de tout cela n’était apparu dans ce scrutin palestinien de 2006 car il s’agissait d’un moment négatif et révisionniste du processus de paix avec Israël par des électeurs palestiniens privés d’État. Les accords d’Oslo signé en 1993 entre Yasser Arafat, chef de l’OLP, et Yitzhak Rabin, premier ministre israélien, ont seulement permis à Israël d’arracher sa reconnaissance par les Palestiniens, sans jamais arrêter la colonisation ni donner lieu à un État palestinien.</p>
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<p>De nos jours, même avant la guerre déclenchée le 7 octobre, très peu d’experts croyaient dans le réalisme et la faisabilité d’un État palestinien souverain en raison du morcellement qu’ont subi ses présumés territoires tels que les définissent les accords d’Oslo. Du côté israélien, retirer 700 000 colons des territoires occupés serait un suicide politique pour tout gouvernement. Au contraire, le discours nationaliste et extrémiste dominent désormais la vie politique israélienne, allant jusqu’à <a href="https://www.challenges.fr/monde/moyen-orient/pourquoi-benjamin-netanyahu-est-devenu-le-nouvel-ennemi-d-israel_587232">l’idée d’un « grand Israël »</a>, c’est-à-dire la continuation de la colonisation jusqu’au départ du dernier Palestinien.</p>
<h2>Une lecture psychologique</h2>
<p>Dans un récent article publié dans <a href="https://newlinesmag.com/argument/the-psychology-of-the-intractable-israel-palestine-conflict/"><em>NewLinesMagazine</em></a>, la journaliste Lydia Wilson expose la lecture psychologique de l’histoire de ce conflit et de la nature des émotions de ses deux belligérants.</p>
<p>Elle rappelle que Gerard Fromm, psychothérapeute ayant publié sur les <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2003-3-page-3.htm">traumatismes du 11 Septembre</a> et sur la <a href="https://books.google.fr/books?id=nbdbEAAAQBAJ">psychologie du conflit israélo-palestinien</a>, oppose la mentalité « Never again » de la psyché juive à la mentalité « Never surrender » de la psyché palestinienne.</p>
<p>Le « Never again » israélien fut construit sur le souvenir de quelque deux mille ans de persécutions et d’exil, jusqu’à la tentative d’anéantissement. Tandis que le « Never surrender » des Palestiniens traduit un traumatisme continu de dépossession, d’humiliation et d’occupation. Les deux attitudes belligérantes sont d’abord portées par des émotions extrêmes de nature traumatique, et elles se construisent mutuellement de manière négative. Le plus dangereux et le plus imprévisible événement qui soit, de ce point de vue, serait un affrontement violent, existentiel et non arbitré entre ces deux parties.</p>
<p>Pour le psycho-historien Charles Strozier, co-auteur de <a href="https://global.oup.com/academic/product/the-fundamentalist-mindset-9780195379655"><em>The Fundamentalist Mindset</em></a>, la « mentalité apocalyptique » est caractéristique du Hamas, mais aussi du conflit israélo-palestinien au sens large, en raison de la présence de l’apocalypse dans les deux récits, articulée à leur négation l’un de l’autre.</p>
<p>Commentant les événements récents, notamment les attaques du Hamas, Strozier affirme :</p>
<blockquote>
<p>« [Le Hamas] veut la surréaction, il veut amener Israël à déchaîner la force entière d’une des meilleures armées du monde sur des combattants dotés de fusils et de drones bon marché. »</p>
</blockquote>
<p>Pourquoi le Hamas mènerait-il une opération si suicidaire pour son avenir politique ? Qu’espéraient <a href="https://www.bbc.com/news/world-middle-east-67103298">ses chefs</a> lorsqu’ils planifiaient cette opération sinon l’embarras de leurs alliés et la brutalité de leurs ennemis ?</p>
<p>Deux possibles explications apparaissent chez les observateurs dans le monde arabe et au-delà. La première : le Hamas aurait décidé tout seul de déclencher la <a href="https://www.theatlantic.com/international/archive/2023/11/palestine-israel-nakba-war/675859/">« dernière bataille »</a> et <a href="https://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/what-will-hezbollah-do-next-heres-how-the-hamas-israel-conflict-could-engulf-the-region/">d’entraîner ses alliés</a>, le Hezbollah et l’Iran, dans un conflit régional engageant mêmes les États-Unis. Autrement dit, seule une guerre ouverte et illimitée pourrait remettre la question palestinienne au centre de la politique internationale et conduire à une solution finale de la cause palestinienne.</p>
<p>Seconde hypothèse : cette guerre fut couverte en <a href="https://links.org.au/turkey-erdogans-2023-neo-ottoman-imperialist-agenda-caucasus-mediterranean">coulisses par des capitales de la région</a> comme l’Iran ou/et la Turquie. L’objectif est d’abord de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/les-accords-d-abraham-a-l-epreuve-du-conflit-entre-israel-et-le-hamas-20231107">nuire à la perspective de normalisation</a> entre Israël et l’Arabie saoudite et, ensuite, de forcer les Américains, grâce à une crise majeure, à procéder à une redistribution égalitaire et durable des rôles dans la région au-delà de la place exceptionnelle d’Israël ou du rôle accru des monarchies arabes. Comme vient de le souligner un <a href="https://www.courrierinternational.com/article/opinion-l-amerique-a-perdu-tout-controle-sur-israel-et-le-moyen-orient">historien américain</a> dans le <em>New York Times</em>, les États-Unis ont en tout cas perdu, avec ce conflit, le contrôle sur Israël et sur tout le Moyen-Orient.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/559669/original/file-20231115-27-mfi7pq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">David et Goliath, par Dan Craig. C’est ainsi que les Palestiniens se représentent volontiers leur affrontement avec Israël.</span>
<span class="attribution"><a class="license" href="http://artlibre.org/licence/lal/en">FAL</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pendant que les scènes globale et médiatique opposent pro-Palestiniens et pro-Israéliens dans des controverses terminologiques relevant de la sphère du droit (occupation, colonisation, terrorisme, etc.), l’affrontement armé entre ces deux belligérants se situe ailleurs : dans la vengeance. Selon la lecture psychologique, les émotions extrêmes provoquent un comportement extrême qui va jusqu’à la violence extrême.</p>
<h2>Derrière le visage de la haine, la réalité de la mémoire traumatisée</h2>
<p>Si certains Juifs et certains Palestiniens crient à la vengeance devant une caméra, et ces scènes font le tour du monde via les réseaux sociaux, rien ne les accompagne pour expliquer que ces personnes « haineuses » sont habitées par des mémoires traumatisées et exacerbées par un événement traumatisant récent. L’humanité a-t-elle déjà perdu la main sur le flux des réseaux sociaux et les impacts de ceux-ci sur le temps de la raison humaine et sur celui de la politique ?</p>
<p>Les enjeux d’amalgames entre Juifs et colonisation, entre Palestiniens et terrorisme, ne deviennent-ils pas toxiques pour les sociétés démocratiques ? Quels seront les dégâts de ce conflit sur le pluralisme apaisé et les libertés épanouies de nos sociétés ?</p>
<p>Ce n’est pas l’ONU, mais l’Occident politique qui se présente comme le protecteur <a href="https://www.latimes.com/opinion/story/2023-11-20/biden-israel-gaza-war-bombing-arab-world-united-nations-ceasefire">inconditionnel</a> de l’État d’Israël. La nature inconditionnelle de cette protection ne devrait-elle pas exiger, en contrepartie, des pouvoirs inconditionnels ? N’est-ce pas à ces protecteurs que revient la tâche d’imposer une paix absolue et finale au Moyen-Orient ? Les porte-avions et <a href="https://www.lefigaro.fr/international/un-sous-marin-americain-au-moyen-orient-pour-renforcer-la-dissuasion-20231106">sous-marins nucléaires</a> ne peuvent-ils pas, pour une fois, traduire une <em>Décision</em> et une volonté politique positives ?</p>
<img src="https://counter.theconversation.com/content/217721/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohamad Moustafa Alabsi est membre de La New University In Exile Consortium (NUIE) - New York. Il a reçu des financements du Mellon Foundation Program entre 2021- 2022.</span></em></p>Mémoire des pogroms et de la Shoah d’une part, mémoire de la Nakba et des défaites militaires de l’autre : les deux camps sont obnubilés par le passé au moins autant que par le présent.Mohamad Moustafa Alabsi, Chercheur postdoctoral au Mellon Fellowship Program, Columbia Global Centers, Amman. Membre associé à l'Institut de philosophie de Grenoble, New University In Exile ConsortiumLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2179292023-11-22T17:23:52Z2023-11-22T17:23:52ZD’Al-Qaida au Hamas : la stratégie de la guerre médiatique<blockquote>
<p>« Je te dis que nous livrons une bataille, et que plus de la moitié de cette bataille se déroule sur la scène médiatique. Nous sommes donc engagés dans une bataille médiatique pour gagner les cœurs et les esprits des membres de notre communauté. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.cairn.info/al-qaida-dans-le-texte--9782130561514.htm">Cette citation</a> nous montre à quel point Ayman al-Zawahiri – longtemps numéro deux d’Al-Qaida, puis leader de l’organisation de l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011 jusqu’à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/02/les-etats-unis-ont-tue-ayman-al-zawahiri-le-chef-d-al-qaida-selon-des-medias-americains_6136882_3210.html">son propre assassinat en 2022 par un drone américain</a> – considérait la sphère médiatique comme un champ de bataille à part entière. Et de ce point de vue, la supériorité militaire des États-Unis pourrait être un avantage pour les djihadistes. Une situation que l’on retrouve, <em>mutatis mutandis</em>, aujourd’hui dans le conflit qui oppose Israël au Hamas.</p>
<h2>De l’importance de déplacer l’affrontement vers les villes</h2>
<p>Les propos cités ci-dessus proviennent d’un message envoyé par Al-Zawahiri en 2004, depuis le Pakistan, à <a href="https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2006/06/09/al-zarkaoui-mort-d-un-tueur_781487_3208.html">Abou Moussab Al-Zarqaoui</a>, le fondateur d’Al-Qaida en Irak (la branche irakienne de l’organisation terroriste), pour l’inciter à mobiliser l’<em>oumma</em>, c’est-à-dire l’ensemble des musulmans, dans un djihad global à l’encontre de ce qu’il considérait être une nouvelle « croisade », menée par la « mécréante » puissance américaine, contre l’islam et ses pratiquants.</p>
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<p>Pour ce faire, Al-Zawahiri insistait sur la nécessité de déplacer les nouveaux sanctuaires du groupe terroriste des confins ruraux – qui se trouvaient dans les zones tribales et montagneuses de l’Afghanistan et du Pakistan – vers les centres urbains de l’Irak central sunnite. Ce basculement géographique reposait sur un constat stratégique : la ville, dans les conflits contemporains asymétriques, est devenue un <a href="https://eprints.lse.ac.uk/2961/1/cities_terrorism_and_urban_wars_of_the_21st_century.pdf">véritable catalyseur</a> capable d’alimenter la « guerre médiatique ». Les destructions qui y sont commises par l’ennemi sont plus spectaculaires qu’en zone rurale, la présence de milliers de civils peut faire hésiter l’assaillant au moment de lancer ses attaques, le nombre de victimes collatérales plus élevé, la quantité de photos et de vidéos qui y sont prises est plus importante – autant d’éléments qui permettent de mieux mobiliser les publics lointains contre l’armée qui mène l’offensive.</p>
<p>Ce constat n’a rien perdu de son actualité. Les méthodes de combat adoptées par les actuels leaders militaires du Hamas semblent, à bien des égards, s’inscrire dans la continuité d’une pensée stratégique réfléchie, initialement élaborée au cours des affrontements de ces dernières décennies entre les puissances occidentales (principalement les États-Unis) et les groupes terroristes comme Al-Qaida.</p>
<p>En quoi la <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/11/20/le-hamas-nouveau-poids-lourd-du-djihad-global/">filiation idéologique et stratégique entre Al-Qaida et le Hamas</a> peut-elle éclairer le conflit en cours à Gaza ?</p>
<h2>Un usage médiatique des civils</h2>
<p>Il est difficile de ne pas voir dans les modes opératoires du Hamas mis en œuvre actuellement à Gaza une logique similaire à celle utilisée par Al-Qaida en Irak à Falloujah (une ville située à 70 km à l’ouest de Bagdad, peuplée de quelque 300 000 habitants avant le début des hostilités) en 2004. La deuxième bataille de Falloujah, en novembre 2004, constitue, à cet égard, un <a href="https://theconversation.com/falloujah-2004-un-modele-de-bataille-urbaine-pour-israel-comme-pour-le-hamas-217030">cas d’école</a> pour comprendre l’utilisation de l’arme médiatique par des groupes terroristes dans un conflit asymétrique.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1724190629729636524"}"></div></p>
<p>Lors de l’opération <em>Al-Fajr</em> lancée en novembre 2004, Al-Qaida a construit son système défensif à Falloujah de façon à alimenter la guerre informationnelle menée contre les États-Unis. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la concentration des caches d’armes autour des principales mosquées de la ville, comme le montre l’image satellite légendée ci-dessous.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560448/original/file-20231120-21-5l0jfe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=412&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sur ce document produit par l’armée américaine, peuvent être mis en évidence cinq bastions défensifs, chacun organisé soit autour d’une mosquée stratégique soit autour de l’hôpital universitaire de Falloujah. Un tel dispositif permet aux insurgés de bénéficier de la relative protection de boucliers humains : même si l’essentiel de la population de Falloujah a quitté la ville au moment de l’offensive américaine, les mosquées et l’hôpital universitaire sont des lieux de refuge pour les civils, qui les perçoivent comme des sanctuaires.</p>
<p>En plus de dissuader les Américains de frapper ces positions, les insurgés entendent maximiser, en cas de frappe, les pertes civiles afin d’inonder les médias arabophones d’images de civils irakiens tués. D’autant que la mosquée revêt un caractère sacré ce qui transforme l’opération américaine en une véritable profanation aux yeux des populations musulmanes, en Irak et ailleurs au Proche-Orient. Il s’agit alors pour Al-Qaida en Irak de réveiller chez l’<em>Oumma</em> le « réflexe » du djihad dit « défensif ».</p>
<h2>L’application de la théorie des deux djihads</h2>
<p>En effet, les stratégies employées par Al-Qaida doivent s’interpréter à l’aune de la <a href="https://www.cairn.info/al-qaida-dans-le-texte--9782130561514.htm">théorie des deux djihads</a> développée par Ben Laden, <a href="https://www.jeuneafrique.com/118984/archives-thematique/abdallah-azzam-le-mentor/">Abdallah Azzam</a> et Al-Zawahiri (les trois principaux stratèges de l’organisation terroriste) :</p>
<blockquote>
<p>« Le djihad contre les infidèles est de deux sortes : le djihad offensif, à savoir attaquer les infidèles dans leur pays. […] et le djihad défensif, à savoir expulser les infidèles de nos pays, [qui] est une obligation individuelle, et même le plus important devoir individuel, dans les cas suivants : lorsque les infidèles pénètrent dans l’un des territoires musulmans et y persécutent des frères. »</p>
</blockquote>
<p>La lutte contre la profanation des mosquées et pour la protection de populations civiles menacées par des « mécréants » relève pour les théoriciens d’Al-Qaida du djihad dit « défensif ». Or, les stratèges d’Al-Qaida ont parfaitement conscience que ce djihad défensif est beaucoup plus consensuel au sein de l’<em>oumma</em> que le djihad dit offensif, qui ne concerne qu’une infime minorité de musulmans.</p>
<p>L’objectif d’Al-Qaida est donc clair : obliger l’armée américaine à toucher les civils, à profaner des lieux saints, symboles de l’<em>oumma</em>, afin de la rassembler autour du drapeau djihadiste.</p>
<p>Cette stratégie trouve alors un écho évident dans les doctrines actuellement utilisées à Gaza, comme le montre le <a href="https://www.idf.il/fr/minisites/hamas/decouverte-de-tsahal-un-manuel-du-hamas-incite-a-cacher-des-armes-dans-les-maisons/">manuel de guérilla urbaine du Hamas</a> retrouvé par Tsahal lors de l’opération « Bordure protectrice » en 2014. Comme Al-Qaida en Irak, le Hamas a théorisé l’utilisation des boucliers humains pour fédérer les populations musulmanes autour du djihad anti-Israël. L’un des passages de ce manuel, très partiellement mis à disposition des chercheurs par Tsahal, affirme :</p>
<blockquote>
<p>« La destruction d’habitations civiles : cette pratique attise la haine des citoyens envers les assaillants [l’armée israélienne] et augmente leur soutien aux forces de résistance de la ville [Hamas]. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=957&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560835/original/file-20231121-15-l0d3ze.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1202&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p>C’est dans cette optique que l’on pourrait comprendre la localisation des forces du Hamas dans le quartier de <em>Shuja’iya</em>, frappé par Tsahal en 2014 lors de l’opération « Bordure protectrice ».</p>
<p>On voit bien à travers ce document fourni par l’armée israélienne que les points de départ de tirs de roquettes sont concentrés dans les espaces les plus densément habités du tissu urbain.</p>
<p>La géographie des planques témoigne d’une même logique de boucliers humains. Ces planques sont concentrées autour de deux zones résidentielles d’habitat collectif où les combattants du Hamas se cachent sous les étages occupés par des populations civiles.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/UKJwCzgs-p0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Radicaliser l’<em>oumma</em></h2>
<p>À la différence d’Al-Qaida, le Hamas ne cherche pas a priori à susciter des vocations djihadistes, mais plutôt à soulever la rue arabe, à la radicaliser afin de fragiliser les régimes arabes partenaires d’Israël et d’isoler un État hébreu soucieux de normaliser ses relations avec ses voisins.</p>
<p>Les stratèges d’Al-Qaida ont d’ailleurs théorisé la vocation du djihad palestinien à saper la légitimité des régimes arabes en paix avec Israël (à commencer par l’Égypte, depuis les <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/124">accords de Camp David de 1978</a>). Comme l’écrit Al-Zawahiri en décembre 2001 :</p>
<blockquote>
<p>« L’occasion qui s’offre au mouvement djihadiste de conduire l’<em>oumma</em> vers le djihad pour la Palestine est plus grande que jamais, car tous les courants laïcs qui faisaient de la surenchère sur la cause palestinienne et rivalisaient avec le mouvement islamique pour la direction de l’<em>oumma</em> dans cette cause se sont découverts, aux yeux de l’<em>oumma</em>, en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël, en engageant des pourparlers et en se conformant aux décisions internationales. »</p>
</blockquote>
<p>Le djihad défensif pour la Palestine doit donc participer, selon Azzam et Al-Zawahiri, à la lutte contre les « ennemis proches » (les « régimes arabes impies » comme l’Égypte) et déboucher sur une insurrection de la rue arabe contre ces régimes dont ce même djihad révélera, pour Azzam, la « soumission » aux « croisés judéo-chrétiens ».</p>
<p>Ainsi, le recours aux boucliers humains et l’implantation des groupes terroristes dans des espaces densément peuplés s’inscrivent dans un projet stratégique clairement assumé dès la création d’Al-Qaida : rassembler l’<em>oumma</em> autour d’un djihad pensé comme la défense d’un <em>Dar-Al-Islam</em> (terre des musulmans) « persécuté », « occupé » et « humilié » par une puissance dite « mécréante ».</p>
<p>Dans cette optique, l’essentiel du combat djihadiste se mène sur le « champ de bataille médiatique » où l’asymétrie militaire entre fort et faible profite aux faibles et aboutit à ce que Jean Paul Chagnollaud appelle la « <a href="https://www.actes-sud.fr/node/59333">défaite du vainqueur</a> ». Cette expression résume parfaitement l’échec des Américains, sur le temps long, dans leur opposition à Al-Qaida en Irak de 2004 à 2011, et pourrait synthétiser l’issue du conflit actuel à Gaza entre Israël et le Hamas.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217929/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis plusieurs années, le Hamas est accusé de prendre en otage sa population. Cette stratégie est à analyser en parallèle avec les précédents d’Al-Qaida.Pierre Firode, Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2175772023-11-19T16:35:43Z2023-11-19T16:35:43ZLe duo Israël/États-Unis face à la cohésion croissante des pays arabes et musulmans<p>L’assaut mené par le Hamas le 7 octobre et l’opération déclenchée en représailles par Israël a causé des dommages majeurs aux intérêts israéliens et américains au Moyen-Orient.</p>
<p>L’image de force, voire d’invulnérabilité de l’armée israélienne a volé en éclats, et le <a href="https://theconversation.com/rapprochement-arabie-saoudite-israel-le-difficile-pari-de-washington-213139">rapprochement du pays avec l’Arabie saoudite</a>, qui s’était accéléré ces derniers mois, semble désormais relever de l’histoire ancienne ; les États-Unis, pour leur part, se retrouvent dans une position très délicate, leur volonté de se désengager du Proche-Orient entrant en contradiction directe avec leur soutien militaire à Israël – un soutien qui, là aussi, implique une nette montée des tensions avec les pays de la région.</p>
<h2>L’image d’Israël durablement affaiblie</h2>
<p>Premièrement, l’attaque du 7 octobre achève de briser la réputation d’invincibilité de l’armée israélienne, réputation qui s’était déjà érodée à la suite de la <a href="https://www.cairn.info/revue-herodote-2007-1-page-14.htm">guerre du Liban</a> de 2006. La publication du <a href="https://blog.mondediplo.net/2008-01-30-Israel-le-rapport-Winograd">rapport Winograd</a> en 2008 avait mis en lumière les vulnérabilités psychologiques d’une armée dotée d’un outil militaire puissant et technologiquement avancé mais qui, dans ses affrontements avec le Hezbollah durant la guerre de 2006 puis en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/gaza/israel-reconnait-le-conflit-de-2014-a-gaza-comme-une-guerre-une-premiere_786587.html">2014 avec le Hamas à Gaza</a> a perdu la maîtrise du combat d’infanterie et du combat urbain.</p>
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<p>L’attaque du 7 octobre, quand les commandos du Hamas n’ont eu aucune difficulté à franchir la barrière de sécurité « en 29 points » après avoir neutralisé les <a href="https://www.lemonde.fr/en/international/article/2023/10/10/hamas-attack-exposes-israel-s-military-fiasco_6160795_4.html">« unités d’observation longue distance »</a>, a illustré de façon spectaculaire les limites de la stratégie de bunkerisation de l’armée israélienne et la fragilité intrinsèque d’un modèle analysé par l’anthropologue américain Jeff Halper dans son livre <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctt183pct7"><em>War Against the People : Israel, the Palestinians and Global Pacification</em></a> (Pluto Press, 2015). L’auteur y explique que :</p>
<blockquote>
<p>« L’occupation représente une ressource pour Israël dans deux sens : économiquement, elle fournit un terrain d’essai pour le développement d’armes, de systèmes de sécurité, de modèles de contrôle de la population et de tactiques sans lesquels Israël serait incapable d’être compétitif sur les marchés internationaux de l’armement et de la sécurité ; mais, et ce n’est pas moins important, le fait d’être une puissance militaire majeure au service d’autres services militaires et de sécurité dans le monde entier confère à Israël un statut international parmi les hégémons mondiaux qu’il n’aurait pas eu autrement. »</p>
</blockquote>
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<p>Or si, jusqu’à présent, de nombreuses entreprises voulaient <a href="https://orientxxi.info/magazine/les-entreprises-veulent-avoir-le-mossad-chez-elles,4708">« avoir le Mossad chez elles »</a> du fait des capacités de cybersécurité d’Israël, l’épisode du 7 octobre montre les limites de la « politique de sécurité » d’Israël et de ses systèmes de surveillance sophistiqués. Cette attaque a remis en cause l’idée de « sûreté » d’un État qui se présente comme un pôle de ralliement des diasporas juives, et pourrait à plus long terme, nuire au secteur technologique israélien, <a href="https://fr.euronews.com/next/2023/10/10/conflit-israel-hamas-le-secteur-technologique-de-letat-hebreu-sur-le-pied-de-guerre">« déjà confronté à un ralentissement en 2023 »</a>.</p>
<h2>Le mécontentement des alliés de Washington</h2>
<p>Par ailleurs, le 7 octobre illustre également l’échec cuisant de l’approche américaine consistant à promouvoir la désescalade et l’intégration régionale à travers les accords de normalisation tout en ignorant la question palestinienne dans un Moyen-Orient rétrogradé en visibilité. Dans cette région, Washington, dont les préoccupations stratégiques se cristallisent ces dernières années sur la Chine et la Russie, a opté pour la gestion quotidienne de la vie des populations à travers une diplomatie du chéquier.</p>
<p>En Cisjordanie, l’Autorité palestinienne, maintenue sous perfusion, reçoit une assistance financière de la part de Washington pour aider la population à survivre dans un contexte d’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/03/04/cisjordanie-occupee-six-pays-europeens-dont-la-france-disent-leur-opposition-a-la-progression-de-la-colonisation-par-israel_6164132_3210.html">intensification de la colonisation</a> qui sape tout espoir d’une solution politique au conflit. <a href="https://arabcenterdc.org/resource/international-aid-to-the-palestinians-between-politicization-and-development/">Selon l’OCDE</a> :</p>
<blockquote>
<p>« L’aide aux Palestiniens s’est élevée à plus de 40 milliards de dollars entre 1994 et 2020. La majeure partie de cette aide (35,4 %) a servi à soutenir le budget de l’Autorité palestinienne, tandis que le reste a été alloué à divers services et secteurs économiques dans les territoires palestiniens. La majeure partie de l’aide – près de 72 % – provient de dix donateurs : l’Union européenne (18,9), les États-Unis (14,2), l’Arabie saoudite (9,9), l’Allemagne (5,8), les Émirats arabes unis (5,2), la Norvège (4,8), le Royaume-Uni (4,3), la Banque mondiale (3,2), le Japon (2,9) et la France (2,7). »</p>
</blockquote>
<p>Dans le même temps, l’assistance à Israël demeure une constante de la politique américaine. Comme le notait en juillet 2020 une <a href="https://quincyinst.org/wp-content/uploads/2020/07/Ending-America%E2%80%99s-Misguided-Policy-of-Domination_FINAL_COMPRESSED.pdf">étude du think tank américain Quincy Institute</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Le soutien militaire inconditionnel des États-Unis à Israël a facilité la poursuite de l’occupation du territoire palestinien (qui pourrait culminer avec l’annexion de la Cisjordanie) et réduit les incitations à rechercher une solution pacifique au conflit […]. La politique américaine au Moyen-Orient est souvent justifiée par la nécessité de protéger le statu quo pour préserver la stabilité, mais les politiques actuelles compromettent clairement la stabilité régionale et la sécurité des États-Unis. »</p>
</blockquote>
<p>De son côté, le Hamas recevait depuis plusieurs années une <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2018/11/10/01003-20181110ARTFIG00033-le-qatar-fait-tomber-une-pluie-de-dollars-sur-gaza.php">aide financière du Qatar pour gérer la bande de Gaza</a>, avec l’aval des États-Unis et d’Israël. Ces dernières années, la question de la résolution du conflit était l’objet d’un désintérêt croissant de la part des États-Unis, mais reculait également dans les préoccupations régionales des pays arabes, qui se sont engagés dans la voie de la <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20230405-accords-d-abraham-les-leaders-palestiniens-ne-r%C3%A9alisent-pas-que-la-r%C3%A9gion-est-en-train-de-changer">normalisation avec Israël</a>.</p>
<p>Or l’assaut du 7 octobre vient rappeler qu’aucune stabilisation du Moyen-Orient n’est possible sans solution au conflit. Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamad Ben Salmane, engagé dans des <a href="https://theconversation.com/rapprochement-arabie-saoudite-israel-le-difficile-pari-de-washington-213139">pourparlers avec les États-Unis depuis plusieurs mois</a> et qui déclarait explicitement en septembre dernier <a href="https://www.dw.com/en/has-hamas-reset-the-israeli-arab-agenda/a-67042746">« chaque jour, nous nous rapprochons »</a> de la conclusion d’un accord avec Israël, a publiquement affirmé son soutien aux Palestiniens et rappelé sa position en faveur de la solution des deux États. Une nouvelle fois, les alliés régionaux s’écartent politiquement de Washington (divergence de vues qui s’était déjà exprimée dans le contexte de la guerre en Ukraine et le refus de sanctionner la Russie).</p>
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<p>En dépit des pressions américaines, l’Égypte a rejeté le plan du ministère du Renseignement israélien visant à transférer les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza dans la péninsule égyptienne du Sinaï, redoutant <a href="https://apnews.com/article/israel-gaza-population-transfer-hamas-egypt-palestinians-refugees-5f99378c0af6aca183a90c631fa4da5a">« qu’un afflux massif de réfugiés de Gaza hypothèque la cause nationaliste palestinienne »</a>.</p>
<p>Le roi Abdallah de Jordanie <a href="https://www.euronews.com/2023/10/21/cairo-peace-summit-demands-ceasefire-and-increased-aid-for-gaza">a ouvertement critiqué la communauté internationale</a> pour son inaction, et son épouse a dénoncé, dans une interview donnée à CNN, le <a href="https://www.huffingtonpost.co.uk/entry/queen-rania-jordan-israel-hamas-palestinians_uk_65390ea9e4b0783c4b9f5266">deux poids deux mesures des puissances occidentales</a>.</p>
<p>Le soutien inconditionnel des puissances occidentales à Israël – qui, <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-67356581">malgré quelques déclarations</a>, ne s’embarrasse guère de considérations humanitaires – pèse aujourd’hui de plus en plus dans les représentations des pays du Sud global, consternés par la situation à Gaza qualifiée par le secrétaire général de l’ONU de <a href="https://www.francebleu.fr/infos/international/guerre-israel-hamas-violents-combats-a-gaza-coupee-en-deux-selon-l-armee-israelienne-2949481">« cimetière pour les enfants »</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/proche-orient-le-retour-de-la-cause-palestinienne-216213">Proche-Orient : le retour de la « cause palestinienne »</a>
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<p>Cette inadéquation entre la posture des puissances occidentales et celle du reste du monde pourrait entraîner des conséquences durables dans les relations avec les pays du Sud. Elle risque également de nourrir, au sein des sociétés arabes, un puissant ressentiment qui pourrait se révéler un important levier de mobilisation pour les acteurs non étatiques armés, à la fois relais de <a href="https://theconversation.com/comment-liran-mobilise-son-axe-de-la-resistance-face-a-israel-216306">l’influence iranienne dans la région</a> et dotés de leur propre agenda sécuritaire et politique. L’autre danger pour les États-Unis serait de voir les acteurs régionaux transcender leurs anciennes rivalités, notamment leurs alliés qui ont longtemps perçu l’Iran comme une puissance déstabilisatrice, pour converger sur le règlement de la question palestinienne, perçue de nouveau comme la condition indispensable d’une stabilisation régionale.</p>
<p>Enfin, alors que les États-Unis ont cherché depuis plusieurs années à réduire leur empreinte militaire au Moyen-Orient pour se focaliser sur leurs priorités stratégiques en Asie-Pacifique, la crainte d’un nouvel enlisement de Washington dans la région est aujourd’hui réelle.</p>
<h2>Un nouvel enlisement dans la région</h2>
<p>Les Américains ont <a href="https://www.reuters.com/world/us-aircraft-carriers-what-they-bring-middle-east-2023-10-15/">envoyé en Méditerranée orientale le porte-avions <em>Gerald R. Ford</em></a> – une surréaction inédite. En 1973, après l’attaque-surprise d’Israël par l’Égypte et la Syrie, les États-Unis avaient établi un pont aérien pour venir en aide à leur allié organique engagé sur deux fronts, mais ils n’ont jamais envoyé de porte-avions.</p>
<p>Cette fois, la donne a changé. Le 15 octobre, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain, John Kirby, a <a href="https://www.reuters.com/world/us-aircraft-carriers-what-they-bring-middle-east-2023-10-15/">publiquement affirmé</a> que « les États-Unis sont prêts à agir si un acteur hostile à Israël envisage d’essayer d’intensifier ou d’élargir cette guerre ». Même si l’effet recherché par cette déclaration est dissuasif, la mobilisation de puissants moyens militaires est révélatrice à la fois de l’absence de stratégie américaine au Moyen-Orient, mais également du risque pour Washington de s’embourber dans une région qui ne figurait plus au premier ordre des préoccupations stratégiques.</p>
<p>Comme l’a rappelé le 3 novembre dernier <a href="https://richardhaass.substack.com/p/pause-november-3-2023">l’ancien président du Council on Foreign Relations, Richard Haas</a> : </p>
<blockquote>
<p>« Pour les États-Unis, tout cela augmente les risques et les coûts de cette crise inattendue et non désirée. La présence militaire américaine dans la région a été renforcée pour faire face aux menaces potentielles de l’Iran contre les forces américaines en Syrie et en Irak, et elle a déjà abattu des missiles tirés par les rebelles houthis soutenus par l’Iran au Yémen. La dernière chose dont les États-Unis ont besoin est une crise prolongée au Moyen-Orient, étant donné l’impératif stratégique d’aider l’Ukraine contre la Russie et de renforcer leur capacité de dissuasion et, le cas échéant, de défense contre la Chine qui s’attaque à Taïwan. »</p>
</blockquote>
<h2>La fin de l’ère américaine</h2>
<p>La guerre israélienne contre Gaza pourrait engendrer une recomposition régionale aux conséquences importantes pour Tel-Aviv et Washington.</p>
<p>L’approche américaine a atteint ses limites. La déconnexion actuelle entre la posture des puissances occidentales et celles pays du sud global qui réprouvent le soutien inconditionnel à Israël dans l’offensive en cours, de même que le refus réitéré des alliés régionaux des États-Unis de se rallier à leurs vues témoignent d’un contexte géopolitique profondément transformé. Sur ce point, l’article <a href="https://www.foreignaffairs.com/articles/middle-east/2006-11-01/new-middle-east">« The new Middle East »</a> du même Richard Haas publié en 2006, apparaît aujourd’hui comme étant prophétique :</p>
<blockquote>
<p>« Un peu plus de deux siècles après l’arrivée de Napoléon en Égypte, qui a annoncé l’avènement du Moyen-Orient moderne, et quelque 80 ans après la disparition de l’Empire ottoman, 50 ans après la fin du colonialisme et moins de 20 ans après la fin de la guerre froide, l’ère américaine au Moyen-Orient, la quatrième de l’histoire moderne de la région, a pris fin. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/217577/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La guerre de Gaza semble rassembler la plupart des États musulmans dans un front hostile à Israël et à son allié américain.Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2173942023-11-12T16:18:18Z2023-11-12T16:18:18ZÀ Gaza, l’armée israélienne respecte-t-elle le droit international ?<p>Parmi les nombreuses voix qui ont soutenu Israël, certaines comme le <a href="https://abcnews.go.com/Politics/week-transcript-10-29-23-white-house-national/story?id=104453036">conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan</a>, lui ont demandé de conduire ses opérations dans Gaza de manière à cibler le Hamas, pas les civils. D’autres voix, moins amènes, <a href="https://www.leparisien.fr/international/gaza-israel-accuse-a-l-onu-de-violer-le-droit-international-15-01-2009-374862.php">l’ont accusé de violer le droit international</a>. Mais Tsahal cible-t-elle délibérément des civils ? Viole-t-elle le droit international ? </p>
<p>Les images spectaculaires de morts et de blessés, d’immeubles dévastés, sont difficilement supportables ; pour autant, elles ne constituent pas nécessairement, en tant que telles, des preuves de violations du droit international.</p>
<p>La prudence s’impose – ne serait-ce que parce que, d’une part, les opérations militaires sont enveloppées dans un brouillard épais et que, d’autre part, le droit international est loin d’être parfait…</p>
<h2>L’interprétation du droit international</h2>
<p>En instaurant un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/10/israel-impose-un-siege-complet-de-la-bande-de-gaza-en-represailles-aux-attaques-du-hamas_6193471_3210.html">« siège complet »</a> dès le début de l’offensive sur Gaza, Israël s’est livré à un châtiment collectif, ce qui est banni par les <a href="https://www.icrc.org/fr/guerre-et-droit/traites-et-droit-coutumier/conventions-de-geneve">conventions de Genève de 1949</a>.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Toutefois, pour le reste, le tableau est moins clair. Le droit international interdit de cibler des civils : « Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques. » Il précise également que les parties au conflit doivent faire la distinction entre la population civile et les objectifs militaires. Mais comment une démocratie en guerre contre une organisation terroriste peut-elle respecter ce principe de distinction, dès lors que l’organisation installe ses combattants dans des sites civils (habitations, écoles, hôpitaux) ? Dans de telles circonstances, tout objectif militaire devient un objectif hybride.</p>
<p>Pour Israël, opérer systématiquement cette distinction équivaudrait à se battre une main attachée derrière le dos – alors que la partie adverse, elle, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/17/le-7-octobre-le-hamas-a-commis-des-actes-constitutifs-de-crimes-contre-l-humanite_6194940_3232.html">viole systématiquement les conventions de Genève</a>. Cela laisserait le champ libre au mouvement islamiste pour préparer ses prochaines attaques. Le piège qui est tendu à Israël est redoutable puisque toute atteinte à des civils gazaouis délégitime la cause pour laquelle il se bat. La partie est foncièrement inégale.</p>
<p>Les choses se compliquent encore plus du fait que, en termes de droit international, l’interdit de tuer des civils n’est pas absolu. Conscients que certaines attaques légitimes contre des objectifs militaires peuvent incidemment entraîner des dommages à des personnes ou à des biens civils, les rédacteurs du <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/protocol-additional-geneva-conventions-12-august-1949-and-0">Protocole additionnel 1 aux Conventions de Genève</a> ont admis la licéité de telles opérations – à condition qu’elles répondent au <a href="https://dictionnaire-droit-humanitaire.org/content/article/2/proportionnalite/">critère de proportionnalité</a>. Le texte dit clairement que l’opération militaire doit s’abstenir de provoquer des pertes qui seraient « excessives par rapport à l’avantage militaire concret et attendu ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Le droit international a non seulement ouvert une brèche dangereuse, mais de plus il ne fournit pas les outils nécessaires à la juste appréciation des faits en cas de suspicion d’attaque « disproportionnée ». Comment définir ce qu’est « une attaque disproportionnée » ? Qui en est juge ? Si, dans certains cas, la disproportion est manifeste, dans beaucoup d’autres le doute subsiste. Des tribunaux pourront, lorsque c’est possible, tenter d’apprécier les faits, de juger de la bonne foi des planificateurs de l’attaque. Encore faut-il qu’ils aient accès à toutes les informations nécessaires.</p>
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<figcaption><span class="caption">Terrorisme, crime de guerre, crime contre l’humanité : que dit le droit international ? France Culture, 13 octobre 2023.</span></figcaption>
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<h2>L’éthique en période de conflit</h2>
<p>On touche là à un problème essentiel, puisqu’il est reproché à Tsahal de se livrer à des attaques disproportionnées.</p>
<p>Dans le cas du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/02/guerre-israel-hamas-le-camp-de-jabaliya-bombarde-de-premieres-evacuations-de-gaza-vers-l-egypte_6197813_3210.html">bombardement récent du camp de Jabālīyah</a>, qui a causé de nombreuses victimes, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a estimé qu’Israël pourrait avoir <a href="https://www.challenges.fr/monde/l-attaque-d-israel-contre-le-camp-de-jabalia-pourrait-constituer-un-crime-de-guerre-selon-l-onu_872612">commis un crime de guerre</a>. L’armée a assuré que sous les immeubles se trouvaient des responsables de l’attaque du 7 octobre, cachés dans un réseau de tunnels qui s’est effondré. C’est possible, mais personne à ce stade ne détient tous les éléments pour une appréciation impartiale. Chacune des parties tend à fournir des informations le plus souvent invérifiables, sinon manifestement fausses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720086610463846618"}"></div></p>
<p>Un autre cas d’école devrait inciter à la prudence : celui du bombardement qui a touché la cour de l’hôpital Al-Ahli, faisant de nombreuses victimes. <a href="https://www.lepoint.fr/monde/frappe-sur-un-hopital-a-gaza-comment-le-hamas-et-israel-se-livrent-une-guerre-mediatique-19-10-2023-2540054_24.php">Le Hamas a accusé Israël d’avoir délibérément ciblé l’hôpital</a>.</p>
<p>Or il semble avéré, notamment <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/explosion-a-l-hopital-al-ahli-de-gaza-le-renseignement-militaire-francais-privilegie-l-hypothese-d-une-roquette-palestinienne_6134655.html">selon les services de renseignements français</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/03/explosion-a-l-hopital-al-ahli-a-gaza-les-nouveaux-elements-de-notre-enquete_6198032_3210.html">l’enquête du <em>Monde</em></a>, qu’il s’agissait d’un missile palestinien qui a dévié de sa trajectoire.</p>
<p>Reste la question de savoir si Tsahal tue intentionnellement des civils. Contrairement au Hamas, ce type de pratique n’est pas une partie intégrante de sa culture, même s’il peut arriver à des soldats isolés de commettre des atrocités. Tsahal n’a plus rien à voir avec <a href="https://ihtp2004-siteihtp2004.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article159">l’armée de 1948</a> ni avec la <a href="https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/1994-03-01/israels-border-wars-1949-1956-arab-infiltration-israeli">brutale unité 101 des années 1950</a>.</p>
<p>Elle n’est pas une armée coupée du reste du monde et insensible à la pression internationale. On enseigne aux jeunes officiers à faire la différence entre le licite et l’illicite, à assimiler les contraintes du droit international humanitaire.</p>
<p>À l’instar des autres armées d’États démocratiques, l’armée israélienne a élaboré un <a href="https://aardvarkisrael.com/israeli-armys-code-ethics/">code éthique</a> qui a valeur contraignante. Le Procureur général de l’armée peut mettre en accusation les soldats qui enfreignent la loi. Tsahal n’aime pas se trouver mise à l’index ; elle veut se préserver des accusations qui ternissent son image. Tuer intentionnellement un civil n’est pas aussi simple. </p>
<p>Le développement d’une justice internationale a également un effet dissuasif. Les officiers soupçonnés de crimes de guerre savent que lors d’un déplacement à l’étranger, <a href="https://imemc.org/article/17053/">ils risquent d’être arrêtés et traduits en justice</a>, dans des pays qui appliquent la règle de la <a href="https://trialinternational.org/fr/topics-post/competence-universelle/">compétence universelle</a> qui leur permet de juger d’infractions, même si elles ne se sont pas produites sur leur territoire.</p>
<p>Interrogé par la BBC le 10 novembre, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/11/emmanuel-macron-exhorte-israel-a-cesser-de-bombarder-des-civils-a-gaza_6199504_3210.html">Emmanuel Macron, a « exhorté » Israël</a> à arrêter de « bombarder », de « tuer » des « bébés », des « dames » et des « personnes âgées » : « Il n’y a donc aucune raison et aucune légitimité à cela. » Face au <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/pressure-israel-over-civilians-steps-up-ceasefire-calls-rebuffed-2023-11-06/#">nombre de morts civils sans cesse croissant</a>, l’émotion du président est compréhensible. Mais dispose-t-il d’informations confirmant des bombardements de civils sans « aucune raison » ? Ignore-t-il que la <a href="https://thehill.com/opinion/international/4295601-human-sacrifice-is-central-to-hamass-strategy/">stratégie du Hamas est justement de prendre sa population en otage</a>, et que dans ce type de guerre cruelle, il est impossible de cibler des combattants sans provoquer des victimes civiles ?</p>
<h2>Les contradictions de la stratégie militaire israélienne</h2>
<p>L’armée a-t-elle pour autant renoncé à des comportements brutaux mettant en danger des civils ? La réponse est non.</p>
<p>Le tableau d’ensemble est loin d’être totalement satisfaisant. Il existe deux types de situations où le commandement déroge à sa prudence. D’abord, en cas de menace pour la vie des soldats. Pas question de faire prendre des risques aux soldats pour épargner des civils. « Entre la vie de nos soldats et celle de leurs civils, je choisis la première. » Cet axiome <a href="https://www.researchgate.net/publication/249007840_Military_Ethics_of_Fighting_Terror_An_Israeli_Perspective">théorisé par le philosophe Asa Kasher et le général Amos Yadlin</a> fait office de doctrine quasi officielle de l’armée.</p>
<p>Le second cas est celui où l’armée se retrouve humiliée, atteinte dans sa capacité dissuasive. Chaque attaque terroriste affaiblit cette dernière, obligeant l’armée à agir brutalement pour « rétablir la dissuasion ». On a pu le voir lors de la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2008-4-page-61.htm">seconde Intifada (2000-2004)</a>, qui s’est soldée, <a href="https://www.btselem.org/">selon l’ONG B’tselem</a>, par la mort de 3 834 Palestiniens, dont 1 812 civils, ainsi que lors des opérations <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/tsahal-a-l-epreuve-du-terrorisme-samy-cohen/9782020838238">Plomb durci (2008-2009, 1 387 Palestiniens tués dont 773 civils)</a> et <a href="https://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-50.htm">Bordure protectrice (2014, plus de 2 000 Palestiniens tués dont la moitié de civils)</a>).</p>
<p>Tsahal avait, chaque fois, mis en œuvre des modes opératoires très agressifs qui ont souvent mis en danger des civils.</p>
<p>On touche là aux contradictions de la stratégie israélienne. D’un côté, elle s’interdit tout ce qui pourrait ressembler à un crime de guerre ; de l’autre, elle s’autorise des modes opératoires à la limite de l’illicite. Elle alerte certes la population civile pour l’éloigner des zones de combats, mais elle n’hésite pas, en même temps, à faire pression sur elle, afin de la conduire à exiger des groupes armés qu’ils cessent leurs attaques à partir de zones habitées.</p>
<p>Parce qu’elle a subi le 7 octobre une cinglante humiliation, qu’elle a un devoir particulier envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger, parce qu’enfin cette guerre dans la bande de Gaza présente de grands risques pour ses unités, Tsahal ne se laissera pas entraver par des considérations éthiques. Le droit international n’est pas forcément violé ; c’est le devoir d’humanité qui est profané.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217394/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samy Cohen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lors de son intervention actuelle dans la bande de Gaza, Tsahal a l’obligation de respecter le droit international. Mais ce corpus de textes comporte de nombreuses zones grises.Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.