tag:theconversation.com,2011:/id/topics/litterature-20412/articleslittérature – The Conversation2024-03-26T16:47:01Ztag:theconversation.com,2011:article/2260782024-03-26T16:47:01Z2024-03-26T16:47:01ZDune, fer de lance du mouvement environnemental qui a participé à l’essor de l’écologie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582589/original/file-20240314-18-4kv29v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=17%2C26%2C5983%2C3967&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les dunes Umpqua de l'Oregon ont inspiré la planète désertique Arrakis dans le roman Dune de Frank Herbert.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/sand-dunes-at-umpqua-dunes-oregon-dunes-national-recreation-news-photo/1150491467?adppopup=true">VWPics/Universal Images Group via Getty Images</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.penguinrandomhouse.com/series/AU8/dune/">Dune</a>, largement considéré comme l’un des <a href="https://www.esquire.com/entertainment/books/g39358054/best-sci-fi-books/">meilleurs romans de science-fiction de tous les temps</a>, continue d’influencer la façon dont les écrivains, les artistes et les inventeurs imaginent le futur.</p>
<p>Bien sûr, il y a les films visuellement stupéfiants de Denis Villeneuve, <a href="https://www.imdb.com/title/tt1160419/">« Dune, première partie »</a> (2021) et <a href="https://www.imdb.com/title/tt1160419/">« Dune, deuxième partie »</a> (2024).</p>
<p>Mais le chef-d’œuvre de Frank Herbert a également aidé la romancière afrofuturiste <a href="https://www.salon.com/2015/08/13/dune_climate_fiction_pioneer_the_ecological_lessons_of_frank_herberts_sci_fi_masterpiece_were_ahead_of_its_time/">Octavia Butler</a> à imaginer un avenir de conflits dans un contexte de catastrophe environnementale ; il a inspiré <a href="https://www.inverse.com/article/46547-elon-musk-is-running-tesla-spacex-like-the-plot-of-dune">Elon Musk</a> à bâtir SpaceX et Tesla pour pousser l’humanité vers les étoiles et un avenir plus vert.</p>
<p>Enfin, il est difficile de ne pas voir des parallèles entre l’univers de Dune et la franchise <a href="https://theconversation.com/star-wars-une-saga-hors-norme-128590">Star Wars</a> de <a href="https://screenrant.com/star-wars-dune-story-concepts-ideas-lucas-copy/#people-survive-the-desert-the-same-way">George Lucas</a>, en particulier leur fascination pour les planètes désertiques et les vers géants.</p>
<p>Pourtant, lorsque Frank Herbert a commencé à écrire Dune en 1963, il ne songeait pas à quitter la Terre, mais à trouver la meilleure façon de la sauver.</p>
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<p>Il voulait raconter une histoire sur la crise environnementale de notre propre planète, un monde poussé au bord de la catastrophe écologique. Un monde où des technologies inconcevables 50 ans plus tôt ont mis le monde au bord de la guerre nucléaire – l’environnement au bord de l’effondrement. Un monde où des industries massives aspirent les richesses du sol et rejettent des fumées toxiques dans le ciel.</p>
<p>À l’époque de la publication du livre, ces thèmes étaient également au cœur des préoccupations. Après tout, les lecteurs d’alors vivaient à la fois le sillage de la crise de Cuba et dans celui de la publication du <a href="https://www.nrdc.org/stories/story-silent-spring">Printemps silencieux</a> de la biologiste Rachel Carson sur la menace que représente la pollution pour l’environnement et la santé humaine.</p>
<p>Dune est rapidement devenu un emblème pour le mouvement écologiste naissant et un porte-étendard pour la nouvelle science de l’écologie.</p>
<h2>Savoirs indigènes</h2>
<p>Même si le mot écologie avait déjà été inventé près d’un siècle plus tôt, le premier manuel sur l’écologie n’a été <a href="https://www.bioexplorer.net/history_of_biology/ecology/">rédigé qu’en 1953</a>. Le domaine était <a href="https://www.nytimes.com/search?dropmab=false&endDate=1966-01-01&query=ecology&sort=best&startDate=1963-01-01">peu médiatisé</a> dans les journaux ou les magazines de l’époque. Peu de lecteurs avaient déjà entendu parler de cette science émergente, et encore moins savaient ce qu’elle suggérait pour l’avenir de notre planète.</p>
<p>En étudiant Dune pour un livre que j’écris sur l’histoire de l’écologie, j’ai été surpris d’apprendre que Frank Herbert n’avait pas étudié l’écologie, ni pendant son cursus universitaire, ni en tant que journaliste.</p>
<p>Au contraire, ce sont les pratiques de conservation des tribus du nord-ouest du Pacifique qui l’ont incité à explorer le champ. Il en a entendu parler par deux amis en particulier.</p>
<p>Le premier était <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Wilbur_Ternyik">Wilbur Ternyik</a>, un descendant du chef Coboway, le leader Clatsop qui a accueilli les explorateurs Meriwether Lewis et William Clark lorsque <a href="https://www.britannica.com/event/Lewis-and-Clark-Expedition">leur expédition</a> a atteint la côte ouest en 1805. Le second, <a href="https://funerals.coop/obituaries/2018-obituaries/july-2018/howard-hansen.html">Howard Hansen</a>, était professeur d’art et historien oral de la tribu Quileute.</p>
<p>Wilbur Ternyik, qui était également un expert en écologie de terrain, a emmené Frank Herbert visiter les dunes de l’Oregon en 1958. Il lui a expliqué son travail de <a href="https://theconversation.com/montee-des-eaux-quelles-solutions-fondees-sur-la-nature-pour-aider-les-littoraux-francais-a-sadapter-221802">consolidation des dunes massives de sable à l’aide d’herbes spécifiques</a> et autres plantes à racines profondes pour empêcher le sable de s’étendre à la ville voisine de Florence – une <a href="https://www.earth.com/earthpedia-articles/terraforming/">technologie de terraformation</a> décrite en détail dans Dune.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Plantes des dunes" src="https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/582000/original/file-20240314-24-jn6atf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une flore spécifique aide à fixer les dunes de sable sur les côtes de l’Oregon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/dune-grass-along-the-coast-of-oregon-usa-news-photo/687657578?adppopup=true">Edwin Remsburg/VW Pics via Getty Images</a></span>
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<p>Comme l’explique Wilbur Ternyik <a href="https://cdn.theconversation.com/static_files/files/3147/Turnyik.USDA_SCS.DunesManual.pdf?1710454532">dans un manuel</a> qu’il a rédigé pour le ministère américain de l’agriculture, son travail dans l’Oregon s’inscrivait dans le cadre d’un effort visant à « guérir » les paysages marqués par la colonisation européenne, en particulier les grandes jetées fluviales construites par les premiers colons.</p>
<p>Ces structures ont perturbé les courants côtiers et créé de vastes étendues de sable, transformant en désert des pans entiers du paysage luxuriant du nord-ouest du Pacifique. Ce scénario se retrouve dans Dune, où le cadre du roman, la <a href="https://www.sciencenews.org/article/dune-planet-climate-plausible-science-sandworms">planète Arrakis</a>, a été mis à mal de la même manière par ses premiers colonisateurs.</p>
<p>Howard Hansen, qui est devenu le parrain du fils de Frank Herbert, a étudié de près l’impact radical de l’exploitation forestière sur les terres des <a href="https://quileutenation.org/history/">Quileutes</a> de la côte de l’État de Washington. <a href="https://www.nytimes.com/2021/10/23/opinion/culture/dune-frank-herbert-native-americans.html">Il a encouragé Frank Herbert</a> à étudier soigneusement l’écologie, en lui donnant un exemplaire de l’ouvrage de Paul B. Sears <a href="https://archive.org/details/wherethereislife0000paul/page/n7/mode/2up"><em>Where There is Life</em></a>, dont <a href="https://www.oreilly.com/tim/herbert/ch03.html">Frank Herbert a tiré</a> l’une de ses citations préférées : « La plus haute fonction de la science est de nous permettre de comprendre les conséquences. »</p>
<p><a href="https://screenrant.com/dune-movie-2021-fremen-origin-explained/">Les Fremen</a> de Dune qui vivent dans les déserts d’Arrakis et gèrent avec soin son écosystème et sa faune incarnent ces enseignements. Dans leur lutte pour sauver leur monde, ils associent avec expertise la science écologique et les pratiques indigènes.</p>
<h2>Les trésors cachés dans le sable</h2>
<p>Mais l’ouvrage qui a eu l’impact le plus profond sur Dune est l’ouvrage de Leslie Reid paru en 1962, <a href="https://books.google.com/books/about/The_Sociology_of_Nature.html?id=Ag22AAAAIAAJ"><em>The Sociology of Nature</em></a>.</p>
<p>Leslie Reid y explique l’écologie et la science des écosystèmes au grand public, en illustrant l’interdépendance complexe de toutes les créatures au sein de l’environnement.</p>
<blockquote>
<p>« Plus on étudie l’écologie en profondeur, écrit Leslie Reid, plus il est clair que la dépendance mutuelle est un principe directeur, que les animaux sont liés les uns aux autres par des liens de dépendance indéfectibles. »</p>
</blockquote>
<p>Dans les pages du livre de l’écologue, Frank Herbert a trouvé le modèle de l’écosystème d’Arrakis dans un endroit surprenant : les îles Chincha du Pérou. Comme l’explique Leslie Reid, l’accumulation de fientes d’oiseaux sur ces îles constituait un engrais idéal. Abritant des montagnes de fumier décrites comme un nouvel <a href="https://scholarsbank.uoregon.edu/xmlui/handle/1794/27727">« or blanc »</a> et comme l’une des substances les plus précieuses sur Terre, ces îles sont devenues, à la fin des années 1800, le point zéro d’une <a href="https://magazine.hortus-focus.fr/blog/2023/08/31/le-guano-richesse-guerres-et-esclavage/">série de guerres</a> pour le contrôle de la ressource entre l’Espagne et plusieurs de ses anciennes colonies, dont le Pérou, la Bolivie, le Chili et l’Équateur.</p>
<p>Au cœur de l’intrigue de Dune, on retrouve une bataille pour le contrôle de l’épice, une ressource inestimable. Récoltée dans les sables de la planète désertique, l’épice est à la fois un arôme luxueux pour la nourriture et une drogue hallucinogène qui permet à certaines personnes de plier l’espace-temps, rendant ainsi possibles les voyages interstellaires.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Dessin au crayon représentant deux hommes debout dans une mer d’oiseaux" src="https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/581978/original/file-20240314-23-fbl8im.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Au XIXᵉ siècle, le guano du Pérou était une denrée précieuse utilisée comme engrais.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/an-illustration-of-birds-and-guano-on-an-island-off-the-news-photo/615336378?adppopup=true">Corbis Historical/Getty Images</a></span>
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<p>Il y a une certaine ironie dans le fait que Frank Herbert ait eu l’idée de fabriquer de l’épice à partir de fientes d’oiseaux. Mais il a été fasciné par l’exposé minutieux de Leslie Reid sur un écosystème unique produisant une denrée précieuse, bien que nocive.</p>
<p>Comme l’explique l’écologue, les courants glacés de l’océan Pacifique poussent les nutriments à la surface des eaux avoisinantes, ce qui permet au plancton de prospérer. Ce plancton est à l’origine d’une étonnante population de poissons, qui nourrissent des hordes d’oiseaux et de baleines.</p>
<p>Dans les premières versions de Dune, Frank Herbert a combiné toutes ces étapes dans le cycle de vie des vers de sable géants, des monstres de la taille d’un terrain de football qui rôdent dans les sables du désert et dévorent tout sur leur passage.</p>
<p>Il a imaginé chacune de ces créatures terrifiantes comme de petites plantes photosynthétiques qui se transforment en « truites des sables » plus grandes. Elles finissent par devenir d’immenses vers qui brassent les sables du désert, crachant de l’épice à la surface.</p>
<p>Dans le livre et dans « Dune, première partie », le soldat Gurney Halleck récite un vers énigmatique qui commente cette inversion de la vie marine et des régimes d’extraction arides : « Car ils suceront l’abondance des mers et les trésors cachés dans le sable. »</p>
<h2>Les révolutions de Dune</h2>
<p>Le mouvement écologiste a accueilli la publication de Dune, en 1965, avec enthousiasme.</p>
<p>Herbert a d’ailleurs pris la parole lors de la première Journée de la Terre à Philadelphie en 1970. Dans la première édition du <a href="https://wholeearth.info/">Whole Earth Catalog</a> – un célèbre manuel de bricolage et bulletin d’information pour les militants écologistes – Dune était évoqué en ces termes : « La métaphore est l’écologie. Le thème est la révolution. »</p>
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<img alt="Photo en noir et blanc d’un homme barbu assis sur une chaise et posant pour l’appareil photo" src="https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=473&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=473&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/581973/original/file-20240314-20-zaaj5r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=473&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Frank Herbert lors de la première Journée de la Terre de Philadelphie en 1970.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://newsroom.ap.org/detail/FrankHerbert/c8e4e5b356c240aaac0b6ff27fe17c33/photo?Query=frank%20herbert&mediaType=photo&sortBy=creationdatetime:desc&dateRange=Anytime&totalCount=1&currentItemNo=0">AP Photo</a></span>
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<p>Dans l’ouverture du premier film de Denis Villeneuve, Chani, une Fremen indigène interprétée par Zendaya, pose une question qui anticipe la conclusion violente du deuxième film : « Qui seront nos prochains oppresseurs ? »</p>
<p>La transition immédiate vers un plan montrant Paul Atreides, le protagoniste blanc joué par Timothée Chalamet, fait passer le message anticolonial. En fait, les deux films de Denis Villeneuve développent de manière experte les thèmes anticoloniaux des romans de Frank Herbert.</p>
<p>Malheureusement, la critique environnementale a été quelque peu édulcorée. Mais Denis Villeneuve a <a href="https://theplaylist.net/dune-messiah-denis-villeneuve-says-florence-pugh-anya-taylor-joy-give-him-the-will-do-another-one-20240311/">suggéré</a> qu’il pourrait également adapter <a href="https://prhinternationalsales.com/book/?isbn=9780593098233">Le Messie de Dune</a>, un des romans de la série dans lequel les dommages écologiques causés à Arrakis sont flagrants.</p>
<p>J’espère que l’avertissement écologique prémonitoire de Frank Herbert, qui a trouvé un écho si puissant auprès des lecteurs des années 1960, sera réitéré dans Dune 3.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226078/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Devin Griffiths ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lorsque Herbert a commencé à écrire Dune en 1963, il ne songeait pas à quitter la Terre, mais à trouver la meilleure façon de la sauver.Devin Griffiths, Associate Professor of English and Comparative Literature, USC Dornsife College of Letters, Arts and SciencesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251202024-03-18T10:51:39Z2024-03-18T10:51:39ZPeut-on comparer les jeunes diplômés déçus par leur premier emploi aux romantiques du XIXᵉ siècle ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580091/original/file-20240306-22-xwmeec.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C3%2C722%2C521&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_Le Voyageur contemplant une mer de nuages_, tableau de Caspar David Friedrich, peintre romantique allemand (1818).
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://picryl.com/media/ueber-die-sammlung-19-jahrhundert-caspar-david-friedrich-wanderer-ueber-dem-d82346">Picryl</a></span></figcaption></figure><p>En 2013, l’anthropologue américain <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/auteur-David_Graeber-250-1-1-0-1.html">David Graeber</a> faisait le buzz avec un <a href="https://strikemag.org/bullshit-jobs/">article</a> publié dans <em>STRIKE ! Magazine</em> où il n’hésitait pas à mettre un mot sur un véritable phénomène de société : les <em>bullshit jobs</em> (ou « jobs à la con »). Ce qui frappe de prime abord lorsqu’on s’intéresse à ces <em>bullshit jobs</em>, c’est leur contradiction essentielle avec le système dans lequel ils sont insérés.</p>
<p>Vides de sens pour ceux qui les occupent, ces « jobs à la con » reposent sur un double paradoxe : d’une part, les métiers inutiles semblent impensables dans un système néo-libéral qui suppose une rémunération du travail en fonction de la performance économique et, d’autre part, le capitalisme est censé reposer sur la notion de rationalité, alors même qu’il succombe bien souvent à des effets de mode pour le moins contestables (standardisation, qualité, <em>compliance</em>, <em>process</em> ou encore agilité).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/0zSsQMB8zrQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Mais quel effet produit cette absurdité sur les individus, et plus particulièrement sur les jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail et dont le premier poste peut les décevoir ? C’est la question que nous nous sommes posée dans un article de recherche co-écrit avec notre collègue <a href="https://www.theses.fr/2022AIXM0533">Marion Cina</a> à paraître prochainement dans la revue <a href="https://management-aims.com/index.php/mgmt/article/view/8277"><em>M@n@gement</em></a>.</p>
<p>Pour mieux comprendre cet effet, nous avons tenté de dresser un parallèle avec le <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/le_romantisme_en_litt%C3%A9rature/185879">romantisme</a> au XIX<sup>e</sup> siècle. Sur les décombres de <a href="https://www.lesbonsprofs.com/cours/lempire-napoleonien/">l’Empire napoléonien</a>, un « mal du siècle » se répandait à l’échelle européenne. Il en a découlé un mouvement littéraire qui résonne étrangement avec notre époque contemporaine : le romantisme. Ce courant artistique, voire spirituel, a fait de la mélancolie, du dégoût de l’époque vécue et de l’impossibilité à trouver sa place dans un monde vide de sens les leitmotivs d’une quête de grandeur.</p>
<h2>Un parallèle entre deux époques</h2>
<p>Entre les romantiques d’hier et les jeunes d’aujourd’hui, il semble en effet que l’histoire se répète. En d’autres termes, la jeunesse actuelle connaîtrait-elle les mêmes tourments que les romantiques d’hier ? Le parallèle serait alors riche d’enseignements. On nous objectera que comparaison n’est pas raison, et que tout cela est bien absurde. Eh bien justement ! Pour comprendre l’impensé, il apparaît nécessaire de mobiliser des outils nouveaux. Autrement dit, il faut combattre le mal par le mal.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/des-sciences-du-vivant-aux-sciences-de-gestion-quand-la-fiction-litteraire-fait-avancer-la-recherche-scientifique-146611">Des sciences du vivant aux sciences de gestion : quand la fiction littéraire fait avancer la recherche scientifique</a>
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<p>Nous nous sommes donc plongés dans les deux époques :</p>
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<li><p>Pour ce qui relève de l’époque contemporaine, nous avons mené 35 entretiens avec de jeunes diplômés entre 25 et 30 ans, tous diplômés d’une Grande École de commerce ou d’ingénieurs française. Notre panel d’interviewés regroupe plus spécifiquement des individus bien souvent passés par des classes préparatoires, qui est une des spécificités du système éducatif français. Entre travail intense et exigence maximale, ces structures préparent les étudiants pendant deux voire trois ans aux concours d’entrée des Grandes Écoles.</p></li>
<li><p>Pour la période romantique, nous avons convoqué les œuvres littéraires de ce mouvement du XIX<sup>e</sup> siècle dans lequel leurs auteurs (Balzac, Musset, Chateaubriand, etc.) s’épanchent sur leurs états d’âme d’élites désillusionnées. Nous avons extrait de ces ouvrages des passages qui nous semblaient particulièrement correspondre à l’expérience décrite par nos interviewés afin d’entendre les échos entre les deux époques.</p></li>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-la-fiction-modele-la-realite-76607">Quand la fiction modèle la réalité</a>
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<h2>Le choc de l’absurde</h2>
<p>De notre <a href="https://management-aims.com/index.php/mgmt/article/view/8277">enquête</a> menée entre deux siècles, nous tirons plusieurs enseignements. En premier lieu, l’absurde est un choc qui permet un dévoilement majeur pour les jeunes diplômés. Que ce soit en école ou en entreprise, ils perçoivent un décalage majeur entre les enseignements très riches et théoriques qu’ils ont pu suivre en classes préparatoires et la banalité des tâches et des activités qui leur sont confiées.</p>
<p>L’entrée dans le monde professionnel est particulièrement vécue comme une rupture brutale et déroutante. C’est ce qu’Estelle*, ancienne étudiante dans une Grande École de commerce, n’a pas manqué de rappeler lors de son entretien :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai encore du mal à comprendre ce qui m’est arrivé quand je suis rentrée en entreprise… Je pense que le premier stage que j’ai fait a été un gros choc. J’ai pu constater la déconnexion entre l’école et l’entreprise ».</p>
</blockquote>
<p>Dans le même esprit, Mélanie* nous a fait part de son désarroi quand sa manageuse lui a demandé d’accomplir de basses besognes, totalement déconnectées du faste et de la grandeur de ses études :</p>
<blockquote>
<p>« J’épluchais toutes les annales depuis un mois, enfin tous les historiques des présentations, ce qui est rasoir en fait. J’étais le chien de toute la boîte ».</p>
</blockquote>
<p>Cette trivialité des tâches quotidiennes trouve son origine dans une modernité hyperrationnelle qui ôte toute poésie au monde. Dès la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, malgré la sacralisation du progrès par les organisations, des dissensions émergent, en particulier dans la sphère littéraire. Le poète <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Charles_Baudelaire/107873">Charles Baudelaire</a> est notamment atterré par les mutations en cours, annonçant alors la <a href="http://zeio.free.fr/poesies/baudelaire-lemondevafinir.htm">« fin du monde »</a>. Il révèle sans détour qu’une victoire de la matière va atrophier « en nous toute la partie spirituelle ».</p>
<h2>Accélération, flot et perte de repères</h2>
<p>Au XIX<sup>e</sup> siècle, l’accélération du quotidien accentuée par l’émergence de la presse crée une impression de tohu-bohu total, d’emballement généralisé dans lequel les individus et les choses se retrouvent prisonniers d’un « flot » continu d’événements.</p>
<p>La dépréciation brutale de la poésie entraîne une chute significative du marché poétique, illustrée par l’écrivain <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Honor%C3%A9_de_Balzac/107350">Honoré de Balzac</a> dans son roman <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/balzac/illusions-perdues"><em>Illusions perdues</em></a>. Cette transition vers la culture de masse engendre une grande désillusion littéraire, façonnant l’image de l’artiste isolé, incompris, voire du <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/repere/poetes-maudits">poète maudit</a>.</p>
<p>Dès 1833, Balzac propose de revenir sur « l’état actuel de la littérature ». Il y dépeint sans ambages le développement effréné d’une « masse lisante » qui n’attend qu’une seule chose : dévorer toujours plus de livres. Ici, le vrai monstre, c’est la presse, c’est la culture médiatique.</p>
<p>Pour Balzac, « le mal que produit le journalisme est bien plus grand [par rapport au commerce des livres]. Il tue, il dévore de vrais talents ». Ce qui terrifie Balzac et ses contemporains, c’est l’obsolescence programmée de la culture médiatique qui fait que, quelle que soit la pertinence d’un texte écrit, de toute façon il est effacé par le suivant.</p>
<p>On retrouve cette accélération tous azimuts dans les propos des jeunes diplômés d’aujourd’hui : ils évoquent des tâches qui se succèdent dans un flux perpétuel comme s’ils passaient leur temps à remplir le <a href="https://www.rtbf.be/article/les-danaides-et-leurs-jarres-percees-metaphore-de-nos-desirs-insatiables-11072471">tonneau des Danaïdes</a>.</p>
<p>Ainsi, Valentine* a tout simplement l’impression d’être prise au milieu d’un flot incessant d’« appels, de mails et de comptes-rendus ». Aujourd’hui, les modes de communication par courriel et/ou messageries instantanées (Slack, Teams, etc.) sont devenus les nouveaux avatars du flux médiatique. Pour Mareva*, il y a une obligation tacite à toujours devoir vérifier ses mails ou son téléphone :</p>
<blockquote>
<p>« Le plus énervant, c’est d’être tout le temps sur son téléphone je trouve. Oui, ce qui me fatigue le plus, c’est de devoir toujours cliquer sur mes mails et mes trucs pour être sûre qu’il n’y ait pas d’urgences ».</p>
</blockquote>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iKcUwCEofDI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Le règne du double discours</h2>
<p>Dans <em>Illusions perdues</em>, Balzac dénonce également le règne de l’argent et la pratique du double discours, à la façon dont certains jeunes diplômés interrogés ont pu le faire concernant leurs organisations.</p>
<p>Dans ce roman balzacien, le personnage principal, <a href="http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_1832.htm">Lucien de Rubempré</a>, fait la rencontre de Vautrin, un ancien forçat qui se cache derrière l’habit d’un prêtre. Vautrin est un protagoniste qui appartient au monde du Mal mais qui a tout compris sur la société qui l’entoure. Cet ancien bagnard est surtout l’occasion pour Balzac d’insérer dans son roman sa conception réactionnaire du monde social. Non seulement la société moderne est profondément contradictoire, mais c’est aussi une société du mensonge caractérisé : ce qui importe le plus, c’est l’apparence.</p>
<p>En contexte organisationnel, le double discours et le mensonge font également partie de la panoplie de managers à l’éthique douteuse. C’est ce qu’a rappelé Iris* en évoquant sa manageuse qui n’hésitait pas à mentir aux candidats potentiels pour les attirer dans son entreprise :</p>
<blockquote>
<p>« En fait, elle invente, elle invente et je la regarde et je me dis mais on est dans la même boîte et tu me dis des choses qui n’existent pas. C’est absurde. Elle est capable pendant deux heures d’inventer du bullshit max, mais pour une mauvaise intention : attirer des candidats pour les mauvaises raisons et de les bloquer au début de leur vie professionnelle ».</p>
</blockquote>
<p>Parfois, le mensonge est même avoué et légitimé par les supérieurs et le management « pour améliorer les statistiques du service », comme nous le confiait Mélanie*. Dès lors, quelles sont les conséquences de tous ces bouleversements sur les jeunes du XIX<sup>e</sup> siècle et d’aujourd’hui ?</p>
<h2>Une quête d’idéal</h2>
<p>Pour se détourner de la médiocrité d’un monde où règnent l’accélération et le mensonge, les jeunes romantiques du XIX<sup>e</sup> siècle ne rejoignent pas des organisations non gouvernementales (ONG) ou des fermes écoresponsables : ils font de la poésie, de l’art. Ils créent des parenthèses artistiques dans un monde dénué de beauté, exprimant ainsi une dissidence ironique face à la réalité.</p>
<p>À l’heure actuelle, certains jeunes travailleurs, que la professeure <a href="https://www.cairn.info/publications-de-Pauline-P%C3%A9rez--661335.htm">Pauline Pérez</a> appelle les <a href="https://www.theses.fr/2014EHEC0007">« intermittents du travail »</a>, se désengagent des fonctions traditionnelles pour embrasser des activités jugées plus estimables malgré un confort apparemment réduit (petits boulots, intérims, temps partiel, jobs saisonniers…). Cette tendance traduit une volonté de reprise en main de leur destinée.</p>
<p><a href="https://www.arkhe-editions.com/livre/cassely-revolte-premier-classe/">Révolte</a>, retrait, dissidence sont autant de voies ouvertes par une jeunesse qui aspire à des lendemains qui chantent. « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau » lancera à cet égard <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Victor_Hugo/124393">Victor Hugo</a> dans sa préface d’<a href="https://editions.flammarion.com/hernani/9782081433618"><em>Hernani</em></a>.</p>
<hr>
<p>*<em>Les prénoms ont été anonymisés</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225120/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les désillusions de la jeunesse romantique du XIXᵉ siècle peuvent éclairer les attentes et les déceptions des nouveaux entrants sur le marché du travail.Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business SchoolXavier Philippe, Enseignant-chercheur en sociologie du travail. Laboratoire Métis, EM NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2255132024-03-17T15:32:36Z2024-03-17T15:32:36ZCélébrer les fleurs de cerisier, ou la poésie de l’impermanence<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580997/original/file-20240305-22-u58mno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=30%2C9%2C1916%2C1352&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des familles se détendent sous les cerisiers luxuriants du Shinjuku Gyoen à Tokyo.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/shankaronline/48624796381">shankar s./Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Le <em>hanami</em> (« regarder les fleurs »), désigne la coutume traditionnelle japonaise qui consiste à apprécier la beauté des fleurs, principalement les fleurs de cerisier, qui fleurissent entre fin mars et début avril, marquant officiellement l’arrivée du printemps.</p>
<p>Chaque année, de nombreuses personnes dans tout le Japon se rassemblent sous les cerisiers dans les parcs et les jardins pour un pique-nique de printemps afin de regarder les fleurs tomber tout en discutant avec leurs compagnons autour de boissons et d’en-cas de saison.</p>
<p>Les fleurs sont toutefois éphémères et tombent généralement au bout d’une semaine. En effet, le <em>sakura</em>, nom donné au cerisier en japonais, est un <a href="https://www.google.com/books/edition/Mizue_Sawano_The_Art_of_the_Cherry_Tree/nHf8lxLOYsUC?hl=en">symbole de l’impermanence</a> reconnu au Japon et ailleurs.</p>
<p>Divers festivals sont régulièrement organisés partout dans le monde pour célébrer cette floraison.</p>
<p>En tant que <a href="https://wlc.utk.edu/?people=malgorzata-k-citko-duplantis">spécialiste de la littérature et de la culture japonaises prémodernes</a>, j’ai été initiée très tôt à la coutume d’admirer les cerisiers en fleurs. Il s’agit d’un rituel ancien qui a été célébré et décrit au Japon pendant des siècles et qui continue d’être un élément indispensable pour accueillir le printemps. Aux États-Unis, la tradition du <em>hanami</em> a commencé avec la plantation des premiers cerisiers à Washington DC en 1912 en tant que <a href="https://www.nps.gov/subjects/cherryblossom/history-of-the-cherry-trees.htm">cadeau d’amitié du Japon</a>.</p>
<h2>Poésie sur la nature</h2>
<p>La coutume d’observer les arbres en fleurs au printemps est arrivée au Japon en provenance du continent asiatique. L’observation des pruniers en fleurs, souvent au clair de lune, comme symbole de <a href="https://www.archwaypublishing.com/en/bookstore/bookdetails/799255-The-Plum-Blossom-of-Luojia-Mountain">force, vitalité et fin de l’hiver</a> était pratiquée en Chine depuis l’antiquité. Elle a été adoptée au Japon au cours du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>On trouve des exemples poétiques de pruniers en fleurs, ou <em>ume</em> en japonais, dans le <a href="https://www.kokugakuin.ac.jp/assets/uploads/2021/03/KJS2-2Oishi.pdf">« Man’yōshū »</a>, ou « recueil de dix mille feuilles », le plus ancien recueil de poésie japonaise, qui date du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Wiebke Denecke, <a href="https://lit.mit.edu/denecke/">spécialiste des littératures d’Asie orientale</a>, explique que les poètes japonais classiques <a href="https://www.jstor.org/stable/25066837">écrivaient des poèmes sur les fleurs de prunier lorsqu’elles étaient en saison</a>. Leurs compositions ont façonné la poésie de cour japonaise, ou <em>waka</em>, qui est enracinée dans la nature et son cycle saisonnier constant.</p>
<p>Cependant, c’est le <em>sakura</em>, et non le prunier, qui occupe une place particulière dans la culture japonaise. Les anthologies impériales de <em>waka</em> compilées au Japon entre 905 et 1439 de l’ère chrétienne contiennent généralement plus de poèmes printaniers composés sur les cerisiers en fleurs que sur les pruniers en fleurs.</p>
<h2>Au cœur de la composition des <em>waka</em></h2>
<p><a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/558474/the-sakura-obsession-by-naoko-abe/">La première exposition de cerisiers en fleurs</a> a été organisée par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne et est rapidement devenue un événement régulier à la cour impériale, souvent accompagné de musique, de nourriture et d’écriture de poèmes.</p>
<p>Les cerisiers en fleurs sont devenus l’un des sujets habituels de composition des <em>waka</em>. En fait, j’ai commencé à étudier la poésie japonaise grâce à un poème sur le thème du <em>sakura</em> écrit par une poétesse classique, Izumi Shikibu, dont on pense qu’elle a activement composé des <em>waka</em> vers l’an 1000 de notre ère. Le poème est préfacé par la <a href="http://www.misawa-ac.jp/drama/daihon/genji/bunken/zoku.html">mémoire de son auteur</a>. Ce poème parle de son ancien amant qui souhaite revoir les cerisiers en fleurs avant qu’ils ne tombent.</p>
<blockquote>
<p>tō o koyo<br>
saku to miru ma ni<br>
chirinu beshi<br>
tsuyu to hana to no<br>
naka zo yo no naka</p>
<p>Viens vite !<br>
À peine commencent-elles à s’ouvrir<br>
qu’elles doivent tomber.<br>
Notre monde réside<br>
dans la rosée au sommet des fleurs de cerisier.</p>
</blockquote>
<p>Ce poème n’est pas l’exemple le plus célèbre de <em>waka</em> sur les cerisiers en fleurs dans la poésie japonaise prémoderne, mais il contient des couches d’imagerie traditionnelle symbolisant l’impermanence. Il souligne qu’une fois écloses, les fleurs de cerisier sont destinées à tomber. Assister à leur chute est l’objectif même du <em>hanami</em>.</p>
<p>La rosée est généralement interprétée comme un <a href="https://www.jstor.org/stable/2385169">symbole de larmes</a> dans le waka, mais elle peut également être lue de manière plus érotique comme une référence à d’autres <a href="https://uhpress.hawaii.edu/title/mapping-courtship-and-kinship-in-classical-japan-the-tale-of-genji-and-its-predecessors/">fluides corporels</a>. Une telle interprétation révèle que le poème est une allusion à une relation amoureuse, qui est aussi fragile que la rosée qui s’évapore sur les fleurs de cerisier qui tombent bientôt ; elle ne dure pas longtemps, il faut donc l’apprécier tant qu’elle existe.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un arbre japonais en fleurs chargé de grappes de fleurs roses dans un jardin" src="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Au Japon, les cerisiers en fleurs symbolisent l’impermanence ». zoomable=</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/25228175@N08/4549363374">Elvin/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le poème peut également être interprété de manière plus générale : La rosée est un symbole de la vie humaine, et la chute des cerisiers en fleurs une métaphore de la mort.</p>
<h2>Militarisé par l’Empire du Japon</h2>
<p>La notion de chute des fleurs de cerisier a été utilisée par <a href="https://www.bloomsbury.com/us/imperial-japan-and-defeat-in-the-second-world-war-9781350246799/">l’Empire du Japon</a>, un État historique qui a existé de la restauration meiji en 1868 jusqu’à la promulgation de la Constitution du Japon en 1947. L’empire est connu pour la <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/japanese-taiwan-9781472576743/">colonisation de Taïwan</a> et l’<a href="https://www.peterlang.com/document/1049131">annexion de la Corée</a> afin d’étendre ses territoires.</p>
<p><a href="https://kokubunken.repo.nii.ac.jp/records/4747">Sasaki Nobutsuna</a>, un érudit des classiques japonais ayant des liens étroits avec la cour impériale, était un partisan de l’idéologie nationaliste de l’empire. En 1894, il a composé un long poème, <a href="https://dl.ndl.go.jp/pid/873478/1/10">« Shina seibatsu no uta »</a>, ou « Le chant de la conquête des Chinois », pour coïncider avec la première guerre sino-japonaise, qui a duré de 1894 à 1895. Le poème compare la chute des fleurs de cerisier au sacrifice des soldats japonais qui <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/K/bo3656741.html">tombent au combat pour leur pays et leur empereur</a>.</p>
<h2>La marchandisation de la saison</h2>
<p>Dans le Japon contemporain, les cerisiers en fleurs sont célébrés par de nombreux membres de la société, et pas seulement par la cour impériale. Fleurissant autour du <a href="https://www.nbcbayarea.com/news/national-international/lunar-new-year-2024-how-to-celebrated/3447961/">Nouvel An lunaire</a> célébré dans le Japon prémoderne depuis des siècles, elles symbolisent les nouveaux départs dans tous les domaines de la vie.</p>
<p>À l’époque contemporaine, les vendeurs ont transformé les cerisiers en fleurs en vendant du <a href="https://stories.starbucks.com/asia/stories/2024/sakura-season-starts-at-starbucks-japan-on-thursday-february-15/">thé, café</a>, de la <a href="https://japantoday.com/category/features/food/haagen-dazs-releases-two-new-seasonal-flavors">crème glacée</a>, des <a href="https://www.oenon.jp/news/2020/0205-1.html">boissons</a> ou des <a href="https://www.fujingaho.jp/gourmet/sweets/g43015580/fujingahonootoriyose-sakura-sweets20240215/">biscuits</a> aromatisés au <em>sakura</em>, transformant ainsi l’image de l’arbre en fleurs en une marque saisonnière. Les <a href="https://sakura.weathermap.jp/en.php">prévisions météorologiques</a> suivent la floraison des cerisiers pour s’assurer que tout le monde a une chance de participer à l’ancien rituel de l’observation.</p>
<p>L’obsession des cerisiers en fleurs peut sembler triviale, mais le <em>hanami</em> rassemble les gens à une époque où la plupart des communications se font virtuellement et à distance, réunissant des membres de la famille, des amis, des collègues de travail et parfois même des étrangers, comme cela m’est arrivé lorsque je vivais au Japon.</p>
<p>L’observation des <em>sakura</em> témoigne également de la relation unique que le Japon moderne entretient avec sa propre histoire. En même temps, cela nous rappelle que l’impermanence est peut-être la seule constante de la vie.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux rangées de grands arbres avec des grappes de fleurs roses de part et d’autre d’une allée" src="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les cerisiers, avec leurs jolies fleurs, sont arrivés à Washington D.C. comme un cadeau du Japon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/dannyfowler/4469426717">Danny Navarro/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Aujourd’hui, les cerisiers en fleurs sont célébrés au printemps <a href="https://localadventurer.com/places-to-see-cherry-blossoms-in-the-world/">partout dans le monde</a>, encourageant l’appréciation de l’impermanence par l’observation de la nature.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225513/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La première exposition de fleurs de cerisier a été organisée au Japon par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne.Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis, Assistant Professor in Japanese Literature and Culture, University of TennesseeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251402024-03-11T16:13:04Z2024-03-11T16:13:04Z« Extérieurs : Annie Ernaux et la photographie » : quand la littérature rencontre ses images<p>Que se passe-t-il lorsque des formes d’art tranchantes et abrasives se rencontrent ? Le frottement peut les faire résonner, éventuellement grincer, ou les aiguiser encore plus. C’est ce qui se passe avec l’exposition dense et fascinante que l’écrivain Lou Stoppard a montée avec la <a href="https://theconversation.com/nobel-prize-in-literature-annie-ernaux-and-writing-from-experience-192050">lauréate du prix Nobel Annie Ernaux</a> à la <a href="https://www.mep-fr.org/event/exterieurs-annie-ernaux-et-la-photographie/">Maison européenne de la photographie</a> (MEP) de Paris.</p>
<p>Stoppard a été écrivaine en résidence à la MEP en 2022 et « Extérieurs » représente l’aboutissement de cette résidence. L’exposition reprend des pages du mince volume de 1993 d’Ernaux, <em>Journal du dehors</em>, et les place à côté de photographies de la collection de la MEP, suggérant des liens possibles, des résonances, des affinités.</p>
<p><em>Le Journal du dehors</em>, traduit vers l’anglais par Tanya Leslie sous le titre <a href="https://fitzcarraldoeditions.com/books/exteriors"><em>Exteriors</em></a> et publié chez Fitzcarraldo en 2021, se présente sous la forme d’entrées de journal aléatoires s’étalant sur sept ans, dans les années 1980 et au début des années 1990. Il donne à voir des rencontres fugaces ou récurrentes qui jalonnaient le trajet qu’Ernaux faisait alors très régulièrement entre Paris et son domicile en banlieue parisienne.</p>
<p>Le montage d’images et de pages découpées du volume intensifie l’écriture, happant les visiteurs par la concentration d’informations. Mais l’effet ajoute aussi de l’espace à la routine des déplacements quotidiens, aux couloirs souterrains immuables avec leurs mendiants familiers, au même parking devant le même supermarché, aux schémas de déplacements qui racontent notre façon de vivre et de travailler, qui donnent au Journal d’Ernaux sa corrosivité particulière.</p>
<p>Le texte d’Ernaux acquiert une clarté supplémentaire et une immobilité proprement photographique lorsqu’il est lu sous forme de panneaux accrochés au mur. Ses scènes du Paris des années 1980 nous parlent avec la force du « ça a été », avec leur paradoxale combinaison de tragédie sans fin et de fugacité : ce moment, cette robe, ces mots, ces chaussettes…</p>
<h2>Imagerie tranchante</h2>
<p>Ernaux veut depuis longtemps faire de son écriture un <a href="https://theconversation.com/annie-ernaux-french-feminist-who-uses-language-as-a-knife-wins-nobel-prize-for-literature-192084">couteau</a>. Son style est court, dépouillé, non lyrique. Elle va droit au cœur des choses sur lesquelles elle écrit, chaque mot étant nécessaire. Et l’organisation équilibrée et réfléchie de cette exposition est une extension de cette habileté à trancher. Elle nous montre que tout est dans le détail s’il est saisi avec suffisamment d’acuité pour en révéler l’importance. De nombreuses photographies sont, à cet égard, éblouissantes.</p>
<p>Elles sont presque toutes caractérisées par ce que le photographe français Henri Cartier-Bresson appelait des <a href="https://www.henricartierbresson.org/en/expositions/henri-cartier-bresson-images-a-la-sauvette/">« images à la sauvette »</a> : des scènes aperçues et saisies dans la rue, capturant des personnes à leur insu, saisissant leur présence singulière dans leurs moments d’absence. L’un des effets de la scénographie, faisant dialoguer deux ensembles de photographies, démontre combien cette approche peut générer des images merveilleusement différentes.</p>
<p>D’un côté de la galerie, étroite et semblable à un couloir, nous voyons une succession de petites images distinctes du photographe américain <a href="https://www.icp.org/browse/archive/constituents/harry-callahan">Harry Callahan</a>, tirées de sa série « Archives françaises » des années 1950. Ces tirages presque noirs sont traversés par des bandes de lumière du soleil ou par des taches minimales de luminosité. Des figures apparaissent énigmatiquement gravées dans la lumière, entrant et sortant du champ du visible.</p>
<p>Nous nous tournons ensuite vers l’autre mur où se trouve un fabuleux montage du photographe américano-japonais <a href="https://www.nytimes.com/2021/08/18/style/hiro-dead.html">Hiro</a>. Ces images, grandeur nature et continues, montrent les usagers d’un train de Tokyo des années 1960, exposés comme en vitrine et malgré eux à travers les fenêtres du wagon, leurs regards et leurs doigts pressés contre la vitre, s’adressant à nous et à d’autres passagers.</p>
<p>D’un côté, un profond sentiment de solitude. De l’autre, la pression des gens autour.</p>
<p>En dialoguant, ces deux sélections d’images mettent en lumière la qualité étrange du journal d’Ernaux, tout à la fois proche et détachée de la vie ordinaire. Elle regarde toujours depuis l’extérieur, même lorsqu’elle imagine, comme le soulignent les textes de l’exposition, qu’elle pourrait tout aussi bien être en train de se regarder elle-même.</p>
<h2>Un spectateur détaché</h2>
<p>L’inclusion de plusieurs séries d’œuvres de photographes japonais est frappante à cet égard, car elle crée un sentiment d’éloignement là où Ernaux a si systématiquement embrassé la familiarité de la vie française ordinaire. Les photographies de l’époque parisienne plus récente produisent un peu le même effet, en particulier dans la salle où se trouvent deux grandes œuvres de Mohamed Bourouissa et une œuvre de Marguerite Bornhauser, une des seules à ne pas inclure de figures humaines.</p>
<p>Les deux œuvres de Bourouissa montrent des scènes de la vie « des quartiers » en France. L’une d’elles représente un groupe de quatre jeunes autour d’une voiture brûlée dans une ruelle sale. L’un des membres du groupe se tient sur le toit, le haut du torse et la tête coupés par l’encadrement.</p>
<p>L’autre photo montre un homme qui se fait arrêter. Il est menotté, presque nu, et fixe du regard une femme, peut-être sa petite amie, debout devant lui, jambes nues, habillée seulement d’un long t-shirt. Le policier et la femme sont également décapités par le cadrage de Bourouissa.</p>
<p>Quant à la photographie de Bornhauser, elle montre l’impact d’une balle sur une vitre quelque part près du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/attentats-du-13-novembre-2015-le-recit-d-une-nuit-d-horreur-par-ceux-qui-l-ont-vecue-2606892">Bataclan en 2015</a> après les attaques terroristes.</p>
<p>Ce sont des scènes d’une violence toute contemporaine. Elles nous suggèrent que même la mobilité sociale somme toute limitée de la génération d’Ernaux, et les formes fétiches de la vie moderne comme la voiture, ont débouché sur un échec.</p>
<p>Ces quelques images en couleur ne diminuent pas la violence évidente dans les autres œuvres plus calmes de cette salle, mais elles mettent en lumière une autre facette de l’écriture, sa qualité prémonitoire, en particulier dans les pages accrochées à côté des images extraordinaires de Bourouissa. Ces pages sont moins des notations de ce qui est que des extrapolations de ce qui pourrait être. Elles parlent de peur, d’espaces vides où la violence (voire le viol) pourrait ne pas être entendue, et les misères de l’ambition parentale qui annoncent une adolescence malheureuse.</p>
<p>Le spectateur en ressort avec le sentiment du pouvoir extraordinaire de ces images de la vie quotidienne. Et pour ceux qui admirent déjà Ernaux, « Extérieurs » est l’occasion de voir plus clairement comment elle a aiguisé son œil et son oreille contre la routine de ses trajets quotidiens.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225140/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna-Louise Milne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’exposition qui se tient à la Maison européenne de la photographie célèbre la relation entre la photographie et l’écriture d’Annie Ernaux, à travers des textes de son « Journal du dehors » (1993).Anna-Louise Milne, Director of Graduate Studies and Research, University of London Institute in ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216392024-02-08T16:52:31Z2024-02-08T16:52:31Z« Pauvres créatures » : Alasdair Gray, auteur du roman derrière le film<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573024/original/file-20240202-15-erbbgu.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=125%2C83%2C1057%2C694&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alasdair Gray, _Eden and After_, fresque pour la Greenhead Church de Glasgow, 1963, détail. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.nationalgalleries.org/art-and-artists/113174?artists%5B25%5D=25&search_set_offset=0">National Galleries, Scotland</a></span></figcaption></figure><p>Le film <em>Pauvres Créatures</em>, adaptation rétrofuturiste du roman éponyme d’Alasdair Gray, adapté par Tony McNamara et réalisé par Yorgos Lánthimos, propulse le spectateur dans un univers à la fois exubérant, tragicomique, grotesque et jubilatoire que ne renierait sans doute pas l’auteur du roman. <em>Poor Things</em> (1992) (<em>Pauvres Créatures</em>, <a href="https://editions-metailie.com/livre/pauvres-creatures">dans la version française</a>), est une réactivation dix-neuvièmisante du mythe de Frankenstein, fondée sur le postulat gothique du savant fou qui ressuscite une jeune suicidée en lui greffant le cerveau du fœtus qu’elle portait au moment de sa noyade. </p>
<p>L’esthétique travaillée du film, avec l’alternance noir et blanc/couleur, et le recours à une palette saturée et chromatiquement exubérante, l’effet d’œilleton qui indique la notion de point de vue, celui de la protagoniste Bella Baxter, sont autant d’éléments participant à l’interprétation que le metteur en scène propose de ce roman qui conduit ses personnages de Glasgow (Londres dans le film) à Alexandrie, en passant par Odessa (le film choisit Lisbonne) ou encore un bordel parisien.</p>
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<h2>Faire lien entre littérature et Histoire</h2>
<p>En 2012 paraît une monographie signée Camille Manfredi consacrée à Alasdair Gray, écrivain et artiste peintre né à Glasgow en 1934, dont le titre, <a href="https://pur-editions.fr/product/4725/alasdair-gray"><em>Le Faiseur d’Écosse</em></a> est inspiré de celui d’un roman de l’auteur paru en 1994, <a href="https://editions-metailie.com/livre/le-faiseur-dhistoire/"><em>Le Faiseur d’Histoire</em></a> (<em>A History Maker</em>). Ces deux titres capturent l’essence de l’apport de l’auteur à la littérature écossaise, mais également britannique, en insistant sur le lien intime entre littérature, (petites) histoires, et (grande) histoire, et sur la capacité de l’artiste à « faire » (le mot « makar », proche phonologiquement de « maker », désigne le poète en langue écossaise). C’est en effet dès la publication du premier roman de Gray en 1981, <a href="https://editions-metailie.com/livre/lanark/"><em>Lanark, A Life in Four Books</em></a> que se manifeste cette étroite corrélation.</p>
<p>Le contexte historique, politique et social de la publication de <em>Lanark</em> coïncide avec l’arrivée au pouvoir en 1979 de Margaret Thatcher, dont la politique économique et le libéralisme laissez-faire laisseront de profondes traces en Écosse, notamment sur les <a href="http://www.clydewaterfront.com/clyde-heritage/river-clyde/shipbuilding-on-the-clyde_">chantiers navals de la Clyde à Glasgow</a>, dont la population ouvrière fut particulièrement touchée par la récession économique de la fin du XX<sup>e</sup> siècle. L’année de cette élection fut aussi l’année du (premier) <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/04/SCHLESINGER/3655">référendum sur l’autonomie de l’Écosse</a>, dont l’échec plongea le pays dans une période de dépression politique accompagnant les souffrances économiques.</p>
<p>Dans ce contexte se produisit une seconde renaissance littéraire, extrêmement politisée, dévolutionnaire puis indépendantiste, qui prit le relais d’une sphère politique en berne, édifiant ce que le romancier Duncan McLean décrivit comme « un parlement de romans » (<a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1175">« a parliament of novels »</a>) pendant les années qui menèrent à la dévolution en Écosse et à l’inauguration du parlement en 1999. </p>
<p>Cette participation de la littérature à la (re) constitution à la fois politique et historique de l’Écosse prend aujourd’hui des allures de mythes des origines ; pour autant, cette vision atteste de la force du lien entre les artistes écossais et l’histoire de leur pays notamment depuis le poème accusateur de Robert Burns <a href="https://www.youtube.com/watch?v=XLaYLDuxvQ8">« Such a Parcel of Rogues in a Nation »</a> (1791), dans lequel l’auteur traitait de vendus les technocrates qui, au moment de l’union des parlements en 1707, avaient accepté pour quelques pièces d’or de « vendre » l’Écosse à l’Angleterre.</p>
<h2>Postmodernisme et nationalisme : Gray et l’engagement</h2>
<p>Car la première caractéristique de l’œuvre de Gray qui, dès <em>Lanark</em>, mêle expérimentations formelles, visuelles et génériques, et propose un art qui tour à tour esquisse une forme d’hyperréalité, mais aussi de fantastique allant parfois jusqu’à convoquer des éléments de science-fiction au service de ce qu’il nomme inlassablement une « meilleure nation », est l’engagement. Engagement d’un artiste : <em>Lanark</em> possède une double intrigue, une réaliste, inspirée de la vie de l’auteur, et l’autre fantasmagorique, qui campe un sombre au-delà dystopique nommé Unthank, dans lequel erre un personnage amnésique que le récit relie au héros de la partie réaliste. </p>
<p>Il rencontre au passage son auteur, un « fichu magicien » dans un épilogue au roman intervenant avant la fin du livre, et se voit proposer deux fins, dont l’une est jugée « bloody rotten » (vraiment pourrie). Ce roman, qui valut à son auteur d’être rangé parmi les écrivains postmodernistes, jongle avec la temporalité, les identités, réelles et fictionnelles, au gré d’un récit déstructuré non chronologique ; il met en péril le texte en en déplaçant les frontières entre texte et hors texte, entre personnage de roman et leur auteur, entre monde fictionnel et monde réel.</p>
<p>Ce qualificatif encombrant d’auteur postmoderniste, que Gray réfute et dont il joue cependant, a parfois occulté à quel point son œuvre est à la fois engagée et politique. Engagée en faveur de l’indépendance écossaise : Gray est auteur de deux essais, <em>Why Scots should rule Scotland</em>, publié en 1992 au moment de la campagne pour la dévolution de l’Écosse, puis <em>Why we Should Rule Ourselves</em> (2005). Pour autant, son engagement n’est pas cantonné à la forme de l’essai ou du pamphlet : il est partie intégrante de son œuvre, qui répète sa vision d’une « meilleure nation », précisant qu’elle pourrait prendre la forme d’une « petite République socialiste coopérative ». C’est surtout un engagement qui postule l’importance de la littérature dans l’existence même d’une nation, argument qui sera important lors de la <a href="https://www.luath.co.uk/art-and-photography/arts-of-independence-the-cultural-argument-and-why-it-matters-most">campagne pour l’indépendance en 2016</a>.</p>
<h2>Un imaginaire politique, lié au territoire</h2>
<p>Duncan Thaw, héros de <em>Lanark</em>, identifie la raison de la non-existence de sa ville, et par extension, de son pays : « Si une ville n’a pas été utilisée par des artistes, même ses habitants n’y vivent pas en imagination », dit-il. Pour exister, une ville doit d’abord avoir une existence dans l’imaginaire collectif. Le mot est lâché : l’imaginaire ; il engage la responsabilité des artistes. Celle de Gray, et celle de ses contemporains tels que James Kelman, Edwin Morgan, Liz Lochhead, Iain Banks ou encore William McIlvanney qui, comme lui, viendront (ré) inscrire l’Écosse sur la carte du monde. L’adaptation de <em>Poor Things</em> par Yorgos Lánthimos vient parachever ce phénomène en lui donnant la résonance mondiale du blockbuster aux deux Golden Globes et au Lion d’Or, au prix toutefois d’une ironie, puisque l’intrigue du film est déplacée de Glasgow à Londres.</p>
<p>L’imaginaire est, chez Gray, politique, lié à la thématique fondatrice du territoire. Pour <em>Lanark</em>, il convient de prendre de la hauteur sur les montagnes du pays afin de cartographier l’espace et ainsi délimiter le territoire de la nation. Pour <em>A History Maker</em>, les territoires sont explorés par un « œil public » surplombe les champs de bataille entre clans rivaux. Enfin, Gray est illustrateur et, dans chacun de ses livres, fait dialoguer texte et image de manière foisonnante, et inclut la carte, le dessin de frontières, dans <a href="https://canongate.co.uk/books/97-a-history-maker/">nombre de ses illustrations et couvertures</a>.</p>
<p><em>Poor Things</em> convoque également le territoire comme conquête, en utilisant la période à laquelle se déroule l’intrigue afin de fustiger l’impérialisme britannique : Lord Blessington, époux de Bella/Victoria, est un impérialiste dominateur qui déclare dans le film vouloir annexer le corps de sa femme. Cette idéologie fait son chemin dans le livre sous forme d’addenda, une invasion des bordures du texte (des paratextes) qui sont la marque de fabrique de l’auteur. Elle est faite de notes historiques apocryphes, mais qui soulignent l’emprise de l’idéologie impérialiste et, au passage, la part que prit l’Écosse à l’expansionnisme britannique. Dans le film, cela se limite à la terreur grotesque que Blessington inspire à son personnel tenu en joue de son pistolet.</p>
<p>Autre dimension gommée de l’adaptation, la femme-territoire, dans le roman, est aussi une femme qui s’engage, et engage avec elle l’avenir d’une nation. Nommée Bella, Victoria Blessington, puis Victoria McCandless, mais surtout Bella Caledonia, elle allégorise la nation écossaise. Elle est aussi le véhicule de la critique sociale : Victoria McCandless, la version conquérante de Bella Baxter (cf le royal prénom) est médecin, suffragette, engagée pour faire une différence dans la vie des femmes et des hommes de son époque, mettant à mal les stéréotypes victoriens et édouardiens.</p>
<p>L’internationalisation que constitue l’adaptation par Lánthimos de ce roman à maints égards particulièrement écossais est aussi paradoxalement une sorte de retour bienvenu au point de départ pour un écrivain éclectique qui n’a jamais considéré ses inspirations comme étroitement nationales. Au rang des sources, Robert Burns bien sûr, le poète national, notamment pour ses propositions révolutionnaires, comme celle du poème « Un homme est un homme » (<a href="https://www.scottishpoetrylibrary.org.uk/poem/mans-man-0/">« A man’s a man for a’ that »</a>) qui fait fi des distinctions sociales pour proclamer l’humanité commune aux grands de ce monde et au peuple ; d’autres grands auteurs écossais tels que Robert Louis Stevenson, dont la nouvelle « The body snatcher » est une des sources d’inspiration de <em>Poor Things</em>, ou encore Walter Scott, Hugh MacDiarmid ou des contemporains de Gray ; mais aussi Shakespeare, Dickens, William Blake, Tolstoï, tous les grands auteurs de la littérature mondiale, les philosophes (il y a dans <em>Poor Things</em> une mise en perspective de la rationalité des lumières, la raison conduisant parfois à la déchéance de l’humain), les auteurs antiques, la Bible bien sûr, ou encore des lectures de son enfance, des romans ou des textes plus confidentiels.</p>
<h2>Un auteur versatile et curieux</h2>
<p>Car la seconde caractéristique de Gray est la versatilité de son esprit et de sa curiosité. Cette caractéristique de son écriture confère à ses romans une vitalité et une dimension carnavalesque, <a href="https://www.jstor.org/stable/42945044">au sens Bakhtinien du terme</a>. Les œuvres de Gray, de <em>Lanark</em> à <em>Old Men in Love</em> (2007) ou à sa pièce <em>Fleck</em> (2008), réécriture du mythe de Faust, se caractérisent en effet par cette exubérance, cette jubilation à mélanger forme et fond, à mettre en avant la matérialité de l’objet livre, dont les illustrations de couverture en font de véritables objets artistiques, à mettre en scène une intertextualité débordante, dont l’auteur se moque lui-même lorsque, dans l’épilogue de <em>Lanark</em>, il conçoit un « Index des plagiats », placé en marge du texte romanesque dans lequel une figure de l’auteur détaille les emprunts dont il s’est rendu coupable.</p>
<p>L’héritage de Gray, disparu en 2019, est donc immense, et fort opportunément rendu accessible par le travail de diffusion de son travail, pictural et littéraire, de la <a href="https://thealasdairgrayarchive.org">Alasdair Gray Archive</a>.</p>
<p>Pour avoir une idée de son œuvre picturale, on peut admirer la magistrale fresque murale dont Gray orna <a href="https://oran-mor.co.uk/arts-for-all/celestial-ceiling-mural/">l’église d’Oran Mor</a> dans le West End de Glasgow, aujourd’hui lieu dédié à la culture et à l’événementiel.</p>
<p>Concernant l’importance du Gray écrivain, certains auteurs l’ayant aujourd’hui rejoint au canon de la littérature écossaise reconnaissent sa colossale influence. Ainsi de Janice Galloway, qui écrit dans un article intitulé <a href="https://archive.org/details/sim_review-of-contemporary-fiction_1995_15_index">« Me and Alasdair Gray »</a> qu’il a ouvert la voie pour les artistes de sa génération, en décloisonnant une géographie de la littérature jusqu’alors polarisée sur la grande voisine anglaise et le « centre » londonien. Il lui a permis d’oser imaginer (encore l’imagination) une carrière d’écrivain pour elle-même, grâce à cette voix qui montre la voie :</p>
<blockquote>
<p>« La voix d’Alasdair Gray m’a apporté quelque chose de libérateur. Elle n’était ni distante ni condescendante. Elle connaissait des mots, une syntaxe, des endroits que je connaissais aussi, mais les utilisait sans s’en excuser : elle considérait sa propre expérience et sa propre culture comme valables et centrales, et non comme dépassée ou rurale, pittoresque pour les touristes ou arriérée pour déclencher l’hilarité. Plus encore, c’était une voix qui postulait qu’elle n’était pas la seule voix possible. »</p>
</blockquote>
<p>C’est ce souffle de liberté, ce pouvoir d’imaginer autrement qui est perceptible dans l’adaptation de Lánthimos. C’est aussi ce patrimoine intellectuel, politique et artistique qui fait de Gray un des artistes les plus marquants du XX<sup>e</sup> siècle britannique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221639/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie-Odile Pittin-Hedon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>« Pauvres créatures » est l’adaptation rétrofuturiste du roman d’Alasdair Gray au cinéma. Un auteur et artiste écossais qui a marqué son époque et continue à inspirer le monde de la création.Marie-Odile Pittin-Hedon, Professeur de littérature écossaise contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2226862024-02-05T13:00:45Z2024-02-05T13:00:45ZDans « La Zone d’intérêt », une Allemagne nazie toute à sa jouissance matérielle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573136/original/file-20240202-27-bg8v8z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=49%2C2%2C1517%2C1075&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La famille Höss vit comme si de rien n'était, alors que seul un muret sépare la maison du camp de concentration d'Auschwitz.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-266159/photos/detail/?cmediafile=21999060">Allociné</a></span></figcaption></figure><p><em>Dans la première scène de « La Zone d’intérêt » (Jonathan Glazer), adaptation du roman du même nom <a href="https://www.calmann-levy.fr/livre/la-zone-dinteret-9782702191378/">signé Martin Amis</a>, on découvre la baignade bucolique et joyeuse d’une famille allemande et de leurs enfants au bord d’une rivière, en plein été. Mais lorsqu’ils regagnent leur coquette maison, stupeur : elle est littéralement adossée au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, où moururent plus de 1,1 million de personnes, dont près d’un million de Juifs, au cours de la Seconde Guerre mondiale. La « Zone d’intérêt », c’est le terme qui désignait, dans le langage du nazisme, la zone de 40 km<sup>2</sup> qui entourait le camp d’Auschwitz, en Pologne. La famille Höss a vraiment existé, et a effectivement vécu plusieurs années à cet endroit, entre 1940 et 1944. Le père de famille, le lieutenant-colonel Rudolf Höss, fut un instrument zélé de la « solution finale ». Jugé et pendu en 1947, il n’exprima jamais le moindre remords, ni au cours de son procès, ni dans ses mémoires.</em></p>
<p><em>En montrant le quotidien de cette famille, sa vie domestique, les fêtes et le jardin fleuri, et en laissant le camp hors champ (on ne voit jamais ce qui s’y produit même si la bande-son permet de l’imaginer), Glazer opte pour un point de vue glaçant qui invite à s’interroger sur la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/arendt-la-banalite-du-mal-5131944">banalité du mal</a>, mais aussi sur notre propre capacité de déni. Nous avons rencontré Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme et auteur de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">« La loi du sang ; penser et agir en nazi »</a> (2020), afin qu’il nous livre son analyse de ce film dérangeant, qui a remporté le Grand Prix à Cannes, mais aussi le BAFA du meilleur film britannique et du meilleur film en langue étrangère.</em></p>
<hr>
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<p><strong>Le cinéma qui s’intéresse à la Shoah semble pris entre la nécessité de réalisme (la fidélité à l’histoire telle qu’elle s’est déroulée) et celle de respecter la mémoire des victimes, sans rien montrer qui puisse porter atteinte à leur dignité, selon les préceptes proposés par Claude Lanzmann, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/shoah-sur-france-2-un-film-memoire-de-dix-heures-de-claude-lanzmann-sur-le-genocide-des-juifs-d-europe-par-les-nazis_6313590.html">notamment à travers son documentaire <em>Shoah</em></a>. Est-ce que ce que montre Glazer – le quotidien tranquille et « ordinaire » de cette famille de nazis – permet de respecter ces impératifs ?</strong></p>
<p><strong>Johann Chapoutot</strong> : Le film est vraiment réussi : la représentation de la Shoah est un problème très délicat, bien thématisé par Claude Lanzmann qui, lui, avait fait le choix d’une caméra périphérique. Il montre des ruines, des témoins âgés. Il ne va pas au centre, il ne montre pas les fosses où on abattait les gens lors des opérations génocidaires dans les Einsatzgruppen de l’est (les unités mobiles d’extermination du III<sup>e</sup> Reich), il ne montre pas les chambres à gaz. Du point de vue des sources historiques, c’est important parce qu’on a des images (y compris filmées) des opérations de massacre à l’est, mais aucune image – à ce jour – des assassinats par asphyxie dans les chambres à gaz. Les images qui nous sont parvenues sont légèrement périphériques, faites clandestinement par les Sonderkommandos (les équipes de détenus juifs affectés à la manutention des chambres à gaz et des fours crématoires, qui étaient régulièrement assassinés). Ces images montrent les processus de crémation « sauvages » en dehors des fours, sur les rails du chemin de fer. On a aussi des images de déshabillage des victimes.</p>
<p>Du point de vue de la déontologie historique et de l’éthique humaine, le cinéma ne peut pas se référer à des images de la réalité de l’assassinat par le gaz. Glazer fait preuve de tact et d’intelligence en laissant cela hors champ. Il donne à voir et à entendre aux spectateurs ce que des gens extérieurs aux camps pouvaient percevoir à l’époque : en l’occurrence le bruit des chemins de fer, le ronflement des fours crématoires, des coups de fouet, des coups de feu, des hurlements de douleur, des aboiements, des ordres hurlés. On entend aussi la voix et le ton de Höss changer quand il passe de sa maison au camp : soudain sa voix haut-perchée et douce – que ses pairs moquaient, d’ailleurs – devient autoritaire et dangereuse. Mais on ne voit que la fumée des trains, la fumée des crématoires, et la nuit, le rougeoiement du ciel causé par le feu des crématoires.</p>
<p><strong>Le film est-il fidèle au roman de Martin Amis ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Pas du tout. Gallimard est le traducteur historique de Martin Amis, et m’avait demandé de relire le manuscrit, car ils étaient un peu dubitatifs face à ce qui est, disons-le nettement, un roman raté. Je leur ai dit que selon moi, ce n’était pas possible de traduire et de publier ce livre (il a été publié chez Calmann-Lévy, NDLR), car c’était une méditation fantasmatique sur la libido de Höss, décrit comme un violeur en série, centré sur ses pseudo-pratiques sadico-orgiaques, sans rapport avec la réalité historique. Le film n’a rien à voir avec le livre ; Glazer n’a retenu que le prétexte de la vie de famille des Höss, qui était présent chez Amis.</p>
<p><strong>Selon vous, il ne faudrait pas parler de « camps d’extermination » : pourquoi ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : À la suite de <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2007/08/07/raul-hilberg-historien-du-nazisme-est-mort_942594_3382.html">Raul Hilberg</a>, le grand historien du nazisme, je refuse de parler de « camp d’extermination ». Les expressions « camp de concentration » et « camp d’extermination » correspondent à des catégories didactiques qui ont été forgées à <a href="https://www.memorialdelashoah.org/20-novembre-1945-ouverture-du-proces-de-nuremberg.html">Nuremberg</a>, sur le patron sémantique du syntagme « camp de concentration », terme effectivement utilisé par les nazis (Konzentrationlager, ou KL). Or on le voit très bien dans le film, les SS ne parlent jamais de camps d’extermination, mais de Sonderkommando (« commando spécial ») ou de Einsatzkommando (« commando d’intervention »), selon la logique d’un langage euphémisé et technico-pratique, purement organisationnel, voire entrepreneurial.</p>
<p>Pour Hilberg, il faut plutôt parler de « killing centers », de centres de mise à mort. On y vient pour être tué, on n’y « campe » pas. On arrive en train, et quelques heures plus tard, tout au plus, on est déshabillé, gazé, puis brûlé.</p>
<p>Le terme de « centre » est important aussi : tous ces lieux présentent une centralité géographique, pour le bon acheminement des victimes. Le site d’Auschwitz a été choisi pour des raisons pratiques (il y avait déjà des bâtiments en dur), mais aussi parce que c’est un nœud ferroviaire. La dimension de management logistique était déterminante. C’est la même chose dans les autres centres de mise à mort, à Sobibor, Treblinka, Majdanek, Chelmno et Bełżec. Plus encore, à l’est, il n’y a pas de structures « en dur », le massacre est local. On tue sur place, ou on achemine les victimes dans des lieux faciles d’accès, comme à Babi Yar, près de Kiev, où 33 771 Juifs sont assassinés au bord du ravin, les 29 et 30 septembre 1941. Mais ces sites restent actifs pendant des années, on continue à y tuer en masse, pour des raisons pratiques de facilité d’acheminement des victimes et de turnover des tueurs.</p>
<p><strong>La production cinématographique autour de ces événements, évidemment indispensable au devoir de mémoire, est souvent caractérisée par un certain académisme. Avec le choix du hors champ, le réalisateur de <em>La Zone d’intérêt</em> semble rompre avec des décennies d’une filmographie assez uniforme (si on excepte <em>La vie est belle</em> et <em>Le Fils de Saul</em>). Quel est selon vous l’effet potentiel de son parti pris ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Avec ce film, on rompt avec l’académisme à la Spielberg. Mais <em>La liste de Schindler</em> (1993), dans l’état des connaissances et de la mémoire à l’époque de sa sortie, reste une référence, assez fidèle à la réalité historique. Pour ma part, je rapprocherais <em>La Zone d’intérêt</em> de deux films : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=WWFbQ2NVVHY"><em>Le Fils de Saul</em></a> (2015) et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lLsnSL1_ie4"><em>La Conférence</em></a> (2022). Dans le film <em>La Conférence</em>, le cinéaste Matti Geschonnek adapte la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, organisée par Reinhard Heydrich, numéro 2 de la SS et chef du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office central de la sécurité du Reich). Au cours de cette conférence, Heydrich informe les différentes autorités ministérielles allemandes que le RSHA a, sur injonction du « Führer », décidé la mort de l’intégralité du peuple juif présent sur le sol européen.</p>
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<span class="caption">Une image du film <em>La Conférence</em> (2022).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Constantin films</span></span>
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<p>J’aimerais aussi citer, parmi les films qui proposent une vision décentrée des événements, <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19374118"><em>Train de vie</em></a>, une comédie très réussie sur l’histoire d’un shtetl (communauté villageoise juive d’Europe centrale, NDLR) à l’est, qui voit arriver les nazis et décide d’organiser une fausse déportation pour sauver sa peau. On reste là aussi à l’extérieur du camp, mais c’est une pure fiction.</p>
<p><em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> sont exemplaires pour la réflexion historique, sur ce que représente la Shoah du point de vue civilisationnel. C’est aussi ce qu’on peut faire de mieux sur la représentation des criminels.</p>
<p><em>Le fils de Saul</em> quant à lui, est un chef-d’œuvre qui se situe, lui, du côté des victimes, avec la tentative de recréer un sens humain dans un univers de non-sens, au cœur du crime absolu. Ému par le visage d’un enfant mort, refusant de travailler à la chaîne et de le traiter comme une chose, comme une pièce (Stück), Saul (qui travaille dans un Sonderkommado) décide de lui donner des obsèques humaines ritualisées et cherche un rabbin pour prononcer le <a href="https://www.la-croix.com/Religion/Judaisme/Le-kaddish-quest-cest-2017-07-05-1200860561">kaddish</a>. C’est aussi un film très réaliste, qui fait la jonction entre <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> : on y voit la réification, la déshumanisation à l’œuvre, dans une logique de performance industrielle et d’obsession constante du bénéfice, de la cadence et de la rentabilité. Il faut « produire » des cadavres et de la cendre humaine en masse (utilisée ensuite comme engrais). Et ce sont des familles comme celle de Höss qui en profitent, avec deux voitures, une piscine, le chauffage central, des domestiques…</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Hedwig Höss (interprétée par Sandra Hüller) dans son jardin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>En quoi <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> permettent-ils de mieux comprendre à la fois la mentalité des bourreaux et les rouages de la culture de l’efficacité, l’industrialisation à l’œuvre dans la mise en place de la « solution finale » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Ce sont deux films jumeaux, sortis à quelques mois d’écart (en 2022 et 2023), ce qui dit beaucoup de l’esprit du temps, du nôtre en l’occurrence. Ils engagent la réflexion sur une organisation du travail déshumanisante qui produit des dommages psychosociaux en masse. Difficile de ne pas faire le lien avec notre époque : il y a aujourd’hui tant de personnes maltraitées, poussées à la productivité pour un travail qui n’a pas de sens à leurs yeux ou pour produire n’importe quoi… Le film permet aussi de questionner la notion de management, l’organisation d’un travail déshumanisé, ce que des philosophes allemands dans les années 1920 et 1930 appelaient « les moyens sans fin ». On calcule des moyens, mais la véritable fin (créer une société plus humaine ou un plus grand bien-être) est évacuée. C’est une rationalité qui tourne à vide.</p>
<p>Les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont analysé ce phénomène en 1944 dans <em>La dialectique de la raison</em> (<em>Dialektik der Aufklärung</em>), un essai écrit à la lumière du nazisme, où ils démontrent qu’il révèle une rationalité vide. La numérisation générale de notre société, qui nous place continuellement face aux machines, est une tendance lourde annoncée dès le début du XX<sup>e</sup> siècle. La Raison s’est développée au siècle des Lumières dans l’optique d’humaniser le monde, puis avec le capitalisme du XIX<sup>e</sup> siècle, elle s’est détachée de cette fin pour devenir une machine capable de tout produire et de produire n’importe quoi – pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, c’est au nom de la raison que l’on fabrique des mitrailleuses, du gaz, des sous-marins, des canons. Le chimiste allemand <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-2-page-121.htm">Fritz Haber</a> reçoit le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, importante pour la fabrication d’engrais, d’explosifs et de gaz de combat. Il est en 1919 un des cofondateurs de la Degesch, entreprise qui utilise l’acide cyanhydrique pour des opérations de dératisation, et qui brevètera le Zyklon B en 1920, développé par ses collaborateurs, sur le fondement de ses travaux pionniers.</p>
<p><strong>Cette rationalité et cette obsession de la productivité s’expriment aussi à travers un vocabulaire particulier…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Oui, le codage de la langue propre à notre époque numérique et les novlangues de l’entreprise néolibérale étaient largement anticipés par ces langues qui sont déjà des langues de l’entreprise. <em>La Zone d’intérêt</em> comme <em>La Conférence</em> sont à ce titre très fidèles aux sources. Unités, rendement, chiffres, mais aussi cadence, performance, rentabilité, optimisation : ces gens échangent avec le vocabulaire de l’industrie et de l’économie de service et de la révolution industrielle.</p>
<p>Höss, cadre supérieur modèle, illustre à la perfection cette vertu de la modernité économique et industrielle qui porte un nom : la « Sachlichkeit ». Dans l’Allemagne du XX<sup>e</sup> siècle, pour être contemporain des évolutions techniques, économiques, du progrès en somme, il convient de sortir du sentiment, de l’émotion, du romantisme, considérés comme des faiblesses, les nazis insistent lourdement sur l’humanitarisme coupable de leurs contemporains, sur la nécessité d’être très « pro ». Donc, il faut être « sachlich ». On pourrait traduire ce mot par « très professionnel », mais aussi « détaché », « froid », « pragmatique », « efficace ». « Die Sache », c’est la chose : une étymologie révélatrice. </p>
<p>Quand on est « sachlich », on évolue dans un univers de choses, ce qui évacue donc l’empathie. Cette vertu était indispensable dans le monde nazi. On peut souligner au passage l’ambiguïté de l’expression « ressources humaines », que nous utilisons toujours : la ressource est une matérialité chosifiée. Autrement dit, si vous êtes mon employé, et si vous ne me servez plus, vous n’êtes qu’une chose, et vous êtes évacués, « par la porte ou par la fenêtre », comme on disait chez France Télécom, ou par la cheminée du crématoire, quand la force de travail est épuisée par une exploitation qui puise l’énergie mécanique jusqu’à l’épuisement du corps.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Rudolf Höss (Chrstian Friedel), cadre supérieur modèle du IIIᵉ Reich.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p>Mais ça n’empêche pas les nazis de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">distinguer les registres</a> : parallèlement à ses activités de lieutenant-colonel zélé, Höss embrasse sa jument, se montre affectueux avec sa femme et ses enfants. Pour lui, c’est parfaitement compatible, car c’est être « sachlich » que de savoir distinguer le « pro » du « perso » comme on le dit aujourd’hui. On peut être impitoyable au bureau et charmant à la maison. C’est même un impératif de développement personnel, pour être, en retour, plus productif au travail…</p>
<p>Ce qui compte par-dessus tout, pour la pensée nazie, dans cette Allemagne humiliée par la défaite de 1918, c’est bien l’action (pragmatique vient de praxis, l’action) et la performance (Leistung). L’Allemagne, qui se targue d’être la nation des poètes et des penseurs, ce dont se vantent les nazis, mais ce qu’ils tancent en même temps, doit se faire moins philosophe et plus pragmatique, et devenir une nation de managers. La SS (Schutzstaffel, une des principales organisations du régime nazi) est le lieu où cette pensée s’élabore. La SS n’est pas seulement la concentration des organes de répression et de renseignement du III<sup>e</sup> Reich, mais aussi un véritable empire économique : pas moins de 30 entreprises maison qui produisent un peu de tout… un empire qui fournit de la main-d’œuvre à toutes les entreprises allemandes et américaines qui travaillaient pour le III<sup>e</sup> Reich. </p>
<p>Les entreprises américaines ont d’ailleurs continué à travailler pour le III<sup>e</sup> Reich après 1941 (après l’entrée en guerre des États-Unis, donc). C’est le cas de Standard Oil (société de raffinage et de distribution de pétrole, aujourd’hui ExxonMobil), General Motors, à qui appartient Opel, IBM, par l’intermédiaire de sa filiale allemande Hollerith, qui équipe le système de classement préinformatique de l’office de l’économie (WVHA) de la SS, etc.</p>
<p><strong>Il est très difficile d’imaginer que l’on puisse rester à ce point insensible à la souffrance environnante, surtout quand on participe directement au processus mortifère à l’œuvre. Que sait-on des conséquences de la mise en œuvre de la « solution finale » sur la santé mentale de ses agents ? Pouvaient-ils vraiment en sortir « indemnes » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Les nazis étaient très conscients des conséquences de ces exactions sur la psyché des agents, en termes d’ensauvagement potentiel, de dommages psychiatriques de long terme sur des gens qui ont tué et reviennent à la vie civile. Aujourd’hui, on parlerait de troubles et de stress post-traumatiques. Quels maris, quels pères feraient-ils après la guerre ?</p>
<p>Quand les nazis mentionnent leurs crimes, ils emploient des mots spécifiques : die Aufgabe (la tâche), der Auftrag (la mission), die Arbeit (le travail). C’est un travail, sachlich, là encore. L’entreprise de codage sémantique pour parler de ces exactions participe à une forme de mise à distance, et là encore, de réification des humains.</p>
<p>Cette réflexion sur les dommages potentiels sur la santé mentale des collaborateurs est menée au plus haut niveau. Heinrich Himmler lui-même (chef suprême de la SS et deuxième homme le plus puissant du Reich) s’en inquiète. C’est pour cette raison que même si on continue les tueries sur le front de l’est jusqu’en 1945, on acte le fait, pour les Juifs de l’ouest, qu’il est plus difficile de les tuer parce qu’ils ressemblent plus (sociologiquement, physiquement, culturellement…) à leurs bourreaux.</p>
<p>Les Juifs de l’est sont pauvres, ruraux, religieux et vivent dans des communautés traditionnelles : les tueurs allemands ne s’y identifient pas. Mais quand les membres des Einsatzgruppen et de la police allemande se retrouvent face à des gens en costume trois-pièces, parlant un allemand parfait et portant la Croix de fer pour leurs actes de bravoure au service de l’Allemagne ou de l’Autriche pendant la Première Guerre mondiale, c’est une autre histoire.</p>
<p>Quand les nazis prennent la décision, fin décembre 1941, de tuer tous les Juifs d’Europe occidentale, dont les Juifs allemands, on imagine l’intermédiation par le process industriel.</p>
<p>Déjà sur le front de l’est, les chefs des Einsatzgruppen ont commencé à imaginer tous les processus qui permettaient d’épargner aux tueurs le fait d’envisager leurs victimes (c’est-à-dire, littéralement, le fait de voir leur visage).</p>
<p>On demande alors aux victimes de s’allonger face contre terre. Friedrich Jeckeln, chef de la police en « Russie-Sud » (HSSPF Russlande-Süd) a mis au point la technique de la « boite de sardines », qui permet en outre d’optimiser le massacre en évitant de creuser trop de fosses, donc de perdre trop de temps, d’énergie et d’essence. Il s’agissait d’entasser les cadavres, en demandant aux victimes de s’allonger en rang, face contre la rangée de personnes qui venait d’être abattues…</p>
<p><strong>L’image très lisse, les plans très soignés, les couleurs parfois saturées et les nombreuses scènes de vie domestique font appel à un imaginaire qui renvoie à des périodes ultérieures, aux publicités américaines des années 1950, voire au « confort moderne » tel qu’il fut célébré dans les Trente Glorieuses, mais aussi à notre monde contemporain obsédé par la consommation et la technologie…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Le projet nazi est un projet de prospérité et de jouissance matérielle. Après les affres de la <a href="https://sites.ina.fr/images-de-crises/focus/chapitre/1/medias">Grande dépression</a>, une période de misère matérielle et morale, émerge la promesse d’une société de consommation. On va motoriser Allemagne avec Volkswagen (littéralement, la voiture du peuple). Tout le monde jouira matériellement d’une consommation qui sera gagée sur la spoliation interne et la prédation externe. Le pillage de l’Europe est organisé, avec la main-d’œuvre de l’ouest et les esclaves de l’est.</p>
<p>Reinhard Heydrich, avant la Conférence de Wannsee, fait un grand discours, quand il est affecté comme Reichsprotektor du protectorat de Bohème-Moravie. Il déclare qu’il s’agit de transformer les Européens en ilotes (dans la Grèce antique, les Hilotes ou Ilotes sont une population autochtone de Laconie et de Messénie asservie aux Spartiates, qu’ils font vivre en assurant leur approvisionnement agricole, NDLR).</p>
<p>Dans le film, on voit très bien les effets de cette jouissance matérielle chez les Höss. En témoigne l’émerveillement de la mère d’Hedwig (l’épouse de Rudolf Höss), quand elle découvre le niveau de vie de sa fille. L’historien allemand Frank Bajohr, qui travaille sur la corruption dans le III<sup>e</sup> Reich, a bien montré que l’économie nazie était une économie de la corruption permanente. Dans le film, on voit d’ailleurs Höss compter et classer des devises étrangères, volées aux Juifs qui ont péri juste à côté. </p>
<p>De la même manière, on voit Hedwig Höss se réjouir de la livraison de cosmétiques et de fourrures issus du « Canada », le centre de tri des biens volés aux victimes de l’extermination. La correspondance des époux Himmler, éditée il y a quelques années, montre l’omniprésence de cette économie de la spoliation. Mme Himmler demande à son époux, toujours en déplacement, de lui envoyer par colis des denrées, vêtements et biens de consommation divers. Toute une économie du paquet et de la livraison à domicile.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Hedwig Höss (Sandra Hüller) s’enferme dans sa chambre pour essayer un manteau de fourrure volé à une femme juive tuée dans les chambres à gaz.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>On ne le remarque pas forcément si on ne le sait pas, mais pour filmer à l’intérieur de la maison des Höss, Glazer a installé des caméras et des micros cachés. Les comédiens improvisaient en partie et ne savaient donc pas d’où ils étaient regardés ou écoutés. Quel est selon vous l’intérêt de ce dispositif dans lequel le réalisateur et la technique se font oublier ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Par ce dispositif, Glazer nous fait rentrer visuellement dans l’hypermodernité médiatique et nous invite à réfléchir à notre rapport à la technique. En employant ce procédé issu de la téléréalité, il suggère subtilement que nous sommes contemporains de ce que nous voyons, et que nous sommes aussi les héritiers directs de cette prédation et de ces crimes, que nous perpétuons sous d’autres formes. Il crée une proximité et une intimité très gênantes avec cette famille. Car, oui, au fond, on a affaire à des gens qui sont largement semblables à ce que nous sommes. Il suffit de voir Hedwig Höss en train de déballer ses paquets, essayer des produits de beauté, des vêtements (tous volés à des victimes juives envoyées à la mort, bien sûr). Quand on la voit se réjouir de ce déballage, on ne peut s’empêcher de penser au capitalisme de la livraison dans lequel nous vivons, à tous ces colis en circulation à chaque instant.</p>
<p>Plus généralement, cette vie de cadre supérieur, avec deux voitures, une insouciance matérielle gagée sur l’exploitation, le vol et la mort sont un résumé saisissant de l’histoire du nazisme, elle-même révélatrice d’une histoire européenne et occidentale qui a assis sa prospérité sur la colonisation et la dévastation du monde (on voit bien, dans le film, que le projet nazi est un projet colonial et que les Höss attendent, pour la fin de la guerre, leur vaste domaine et leurs esclaves), ainsi que sur l’exploitation d’une énergie humaine réifiée, dont le lieu concentrationnaire (plus que le centre de mise à mort) apparaît comme l’entéléchie, et au fond, la vérité ultime.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Sonia Zannad.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222686/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Johann Chapoutot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, nous livre son analyse de ce film dérangeant de Jonathan Glazer.Johann Chapoutot, Historien, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216252024-01-31T15:57:57Z2024-01-31T15:57:57ZQui sont les publics des boîtes à livres ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/571135/original/file-20240124-27-fwrq1p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C447%2C2568%2C1932&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une boîte à livres mise en place à Nancy, mai 2023.</span> <span class="attribution"><span class="source">Claude Poissenot</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Difficile de ne pas rencontrer de boîtes à livres dans l’espace public aujourd’hui. Que ce soit en ville ou dans les zones rurales, elles ont progressivement trouvé leur place sans mise en œuvre d’une politique volontariste de la part des institutions locales et nationales en charge de la lecture. D’après le recensement proposé par l’entreprise <a href="https://www.boite-a-lire.com/">Recyclivres</a>, si on dénombrait près de 2 000 boîtes à la fin 2017, elles sont désormais près de 10 000 en France. À raison d’une moyenne d’une centaine de livres par boîte, cela représente autour d’un million de volumes rendus disponibles à proximité de la population. Ce phénomène social n’est donc pas anecdotique.</p>
<p><a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/anne-rosencher-en-toute-subjectivite/anne-rosencher-en-toute-subjectivite-du-jeudi-04-janvier-2024-3296807">Mais que sait-on</a> de celles et ceux qui fréquentent ces boîtes et des usages qu’ils en font ? Jusqu’à présent, hormis une stimulante <a href="https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2022/09/16/dans-les-boites-a-livres-de-regine-deforges-a-jacques-attali-l-autre-rentree-litteraire_6141962_4497916.html">analyse des collections proposées</a>, aucune enquête ne permettait d’y répondre.</p>
<p>C’est cette lacune que Jean-Philippe Clément a souhaité combler en m’associant dans sa démarche participative avec de nombreux relais parmi la « communauté » des boîtes à livres. Par l’intermédiaire de ce réseau et le soutien de Recyclivre (qui a diffusé le lien du questionnaire dans sa newsletter), nous avons réuni plus de 1 300 réponses auprès de plus de 673 boîtes réparties sur tout le territoire national. Pour plus de détails et de résultats, <a href="https://hal.univ-lorraine.fr/hal-04370313">voir le rapport complet</a>.</p>
<h2>Un public féminin</h2>
<p>Sans surprise, les réponses émanent davantage de femmes que d’hommes (81 % contre 19 %). Mais la surreprésentation des femmes est encore plus importante que dans les bibliothèques publiques (<a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles/L-enquete-2018/Generations-tous-les-resultats-de-l-enquete-2018/Bibliotheques">58 % des usagers</a>) ou les librairies indépendantes (<a href="https://lobsoco.com/etude-de-la-clientele-des-librairies-independantes/">55 % des clients</a>). La féminisation de la lecture de livres est à l’œuvre dans ce qui conduit à ce résultat.</p>
<p>Mais l’enquête suggère une autre raison. Les hommes utilisent les boîtes davantage pour une recherche précise de livres là où les femmes viennent plus sans idée de départ, laissant le hasard guider leur choix. Elles sont donc plus nombreuses car elles acceptent (et recherchent) plus que les hommes un effet de surprise, de découverte. Et les hommes sont aussi davantage dans un rapport univoque à la boîte : ils viennent plus souvent pour prendre ou pour déposer des livres là où les femmes se retrouvent davantage dans la conjugaison du dépôt et du prélèvement, c’est-à-dire dans le partage. Les boîtes à livres intéressent les femmes parce qu’elles se retrouvent davantage que les hommes dans leur projet d’inscrire les livres dans une relation, un échange.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-livre-papier-perd-il-vraiment-du-terrain-109911">Le livre papier perd-il vraiment du terrain?</a>
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<h2>Peu de jeunes</h2>
<p>Seuls 7,3 % des répondants ont moins de 25 ans alors que cette tranche d’âge compte pour près d’un tiers de la population en France métropolitaine. À l’autre extrémité, les 65 ans et plus sont légèrement sous-représentés. Les 35-64 ans constituent le cœur des publics des boîtes à livres (60 % du total). Ils ne sont plus en phase de constitution d’une bibliothèque personnelle et pas encore dans le moment où ils vont réduire leurs pratiques. Riches de collections assez vastes, ils peuvent faire don de certains ouvrages, voire même vouloir se délester d’une partie. Et forts de leur expérience de la lecture, ils ont à cœur de vouloir la partager par des dons et par des ponctions. Cet âge pivot se retrouve aussi dans un usage des boîtes pour nourrir les lectures d’autres qu’eux-mêmes et par exemple de leurs enfants ou de leurs parents.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/571136/original/file-20240124-25-afvrkq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une cabine téléphonique reconvertie prise dans un village de la Haute-Marne en février 2019.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Claude Poissenot</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Des diplômés du supérieur</h2>
<p>Plus des trois quarts des utilisateurs des boîtes à livre ont fréquenté au moins un établissement d’enseignement supérieur, soit plus de deux fois la proportion observable dans la population française. Comme ils s’emparent aussi davantage des bibliothèques et des librairies, les plus diplômés s’approprient aussi davantage ce dispositif. Plus familiers du livre, ils sont plus à l’aise dans la manipulation, la compréhension, la différenciation de cet objet que les moins diplômés qui, au contraire, peuvent avoir conservé des traces d’une relation difficile à la lecture dans le cadre de leur scolarité.</p>
<p>Pour autant, est-ce à dire que les boîtes n’ont aucun rôle dans une forme de démocratisation de l’accès au livre ? En réalité, on observe que chez les utilisateurs des boîtes ayant le bac ou moins, 37 % n’empruntent jamais en bibliothèque, 6 % n’achètent jamais de livres neufs et 18 % ne font ni l’un ni l’autre ou seulement très rarement. C’est donc près d’un usager sur cinq parmi ceux n’ayant pas fréquenté l’enseignement supérieur qui entretient un rapport à la lecture à travers ce cadre. Cette offre facile d’accès permet de capter des publics éloignés des autres institutions du livre.</p>
<h2>Des urbains</h2>
<p>L’image commune de la boîte à livres est celle d’une implantation dans un cadre verdoyant. On pourrait ainsi croire que les ruraux ou résidents de petites villes fréquentent davantage les boîtes que les urbains de grandes villes. L’enquête révèle au contraire que la part des usagers vivant dans des communes de moins de 20 000 habitants est inférieure au poids des habitants de ce type de communes dans la population française métropolitaine (34 % contre 53 %). Quand on mesure la densité de la population dans la commune, la surreprésentation des habitants des zones les plus denses parmi les usagers est très forte : si 4 % de la population française vit dans une commune de 15 000 habitants par km<sup>2</sup> ou plus, c’est le cas de 23 % des usagers des boîtes.</p>
<p>La surreprésentation des urbains est largement un effet de composition de population. Les urbains sont plus diplômés et ont donc davantage tendance à s’emparer des boîtes. Et comme ils sont probablement dans des logements plus exigus, ils se servent davantage des boîtes pour « faire de la place ». Les boîtes ne sont donc pas l’apanage des petites communes au contraire et leur image provient peut-être du fait qu’elles sont souvent installées dans des parcs et jardins des villes.</p>
<h2>En quête de soi et de partage</h2>
<p>Les boîtes n’auraient pas le succès qu’elles rencontrent si elles ne correspondaient pas à une attente personnelle. Celle-ci s’exprime dans la destination des livres prélevés : 51 % des usagers disent prendre des livres plutôt pour eux et 42 % à la fois pour eux ou quelqu’un d’autre. C’est à partir de soi que l’on se penche sur l’offre de livres. Ce moment de rencontre implique l’usager à titre personnel. Et d’ailleurs, ils choisissent d’abord des boîtes proches de leur domicile ou sur le chemin du travail.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/571176/original/file-20240124-20555-velhum.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le casier léonardien de la boîte à livres de l’impasse du moulin à Amboise.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jean-Philippe Clément</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Mais cet usage personnel n’exclut pas le <a href="https://theconversation.com/comment-sexplique-le-boom-des-book-clubs-150699">souci du partage</a>. Les trois quarts des usagers affirment utiliser les boîtes à la fois pour trouver et déposer des livres. Seuls 17 % ne viennent que pour trouver des livres et 9 % uniquement pour déposer. Les boîtes vivent par leur capacité à accueillir des flux entrants et sortants relativement équilibrés. Les usagers font exister cette rotation. Ils donnent vie à un projet (pas seulement utopique) de partage. Les citoyens se relient par les livres qu’ils échangent dans la discrétion de leurs usages et de leurs goûts personnels. Et si 43 % des usagers déposent des livres pour se débarrasser ou faire de la place chez eux et 21 % apportent des livres qu’ils n’ont pas appréciés et qu’ils ne veulent pas garder, il s’agit de donner aux livres une « deuxième chance » afin qu’ils rencontrent un lecteur mieux assorti. Les boîtes font principalement rencontrer les livres et les lecteurs avant de faire se rencontrer les lecteurs eux-mêmes : 42 % d’entre eux renoncent à cette possibilité en expliquant n’avoir jamais discuté avec d’autres utilisateurs.</p>
<h2>La force de la souplesse</h2>
<p>Les boîtes à livres sont plébiscitées grâce à la souplesse qu’elles offrent. Accessibles quand on le souhaite, permettant de prendre ou de donner des livres ou juste de les regarder sans surveillance (et donc, risque de jugement), elles proposent un espace d’autonomie partagé. À l’image d’autres institutions telles que le couple ou la famille, elles ouvrent la voie à ce que les citoyens vivent <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/libres-ensemble-individualisme-dans-vie-commune">« libres ensemble »</a> comme ils le souhaitent aujourd’hui. Parce qu’elles conjuguent choix personnel et empathie, elles n’ont pas fini d’habiller l’espace public et de nourrir les vies singulières.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/487264/original/file-20220929-18-btga69.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du <a href="https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr">ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221625/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claude Poissenot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Nous avons tous eu l’occasion de croiser des « boîtes à livres ». Mais que sait-on de celles et ceux qui fréquentent ces boîtes et des usages qu’ils en font ?Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l'IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2209372024-01-29T15:47:01Z2024-01-29T15:47:01ZLes émotions de lecture : la parole aux lectrices et aux lecteurs<p>À chaque fois que je relis <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782072740282-le-baron-perche-italo-calvino/"><em>Le baron perché</em></a>, d’Italo Calvino, j’ai l’impression, à la fois réconfortante et surprenante, de retourner chez moi. Peut-être avez-vous, vous aussi, un livre qui vous fait cet effet ? Ou peut-être alors, avez-vous déjà eu le sentiment en lisant, de redécouvrir votre propre langue ? Ou bien vous arrive-t-il de repenser avec émoi à des scènes de lecture qui remontent à l’enfance, ou qui vous renvoient à des personnes et des lieux qui vous sont chers ?</p>
<p>Pour caractériser ces liens forts et variés qui s’établissent entre la littérature et la vie réelle, la théoricienne de la littérature <a href="https://www.fabula.org/actualites/42901/m-mace-facons-de-lire-manieres-d-etre.html">Marielle Macé</a> parle d’une relation entre nos « façons de lire » et nos « manières d’être ». Les émotions que nous ressentons en lisant (joie, ennui, surprise…) et qui ressurgissent lorsque nous repensons à nos lectures constituent les traces les plus évidentes de cette relation.</p>
<p>Nous disposons aujourd’hui de nombreux outils théoriques et méthodologiques pour étudier les émotions suscitées par la lecture et leur mise en langage. Ceux-ci nous viennent de la théorie littéraire, de la linguistique, des sciences cognitives ou encore de l’anthropologie. Néanmoins, nous ne savons pas exactement comment les combiner afin de créer un cadre d’analyse uniforme et exhaustif.</p>
<p>J’espère apporter une petite contribution à cet effort intellectuel collectif à travers mes recherches doctorales, que je mène à Le Mans Université sous la direction de Brigitte Ouvry-Vial, dans le cadre du projet <a href="https://readit-project.eu/">Reading Europe Advanced Data Investigation Tool</a>.</p>
<p>Dans ce but, j’analyse les émotions suscitées par la lecture à partir d’un corpus de presque trois mille témoignages. Ces témoignages ont été écrits au début des années 2000 par des candidates et des candidats au jury d’un célèbre prix littéraire populaire organisé par une radio française. Les questions que je me pose face à ce corpus sont notamment les suivantes : quelles sont les émotions évoquées par les lectrices et les lecteurs, et par quoi sont-elles suscitées ? Ces émotions sont-elles exprimées par le biais d’un lexique récurrent ? Est-ce qu’elles influencent le système de valeurs, les décisions personnelles et professionnelles et, de manière générale, l’apprentissage du monde des lectrices et des lecteurs ?</p>
<p>Il y a, à mon avis, au moins trois raisons pour lesquelles il est particulièrement opportun de se poser ces questions aujourd’hui.</p>
<h2>« Parce qu’elles sont là »</h2>
<p>Que la littérature, et surtout la fiction littéraire, puisse provoquer des émotions intenses n’est certainement pas une découverte qui date d’aujourd’hui. Il suffit de penser aux pages que <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Memoires-d-une-jeune-fille-rangee">Simone de Beauvoir</a>, <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070366071-les-mots-jean-paul-sartre/">Jean-Paul Sartre</a> ou <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070314515-au-bonheur-de-lire-collectif/">Nathalie Sarraute</a>, pour ne citer que quelques grandes figures littéraires, ont consacrées aux plaisirs et aux bouleversements uniques qu’un livre peut provoquer.</p>
<p>Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la multiplication des occasions qu’ont les lectrices et les lecteurs « ordinaires » – « profanes » et amateurs de littérature de tout genre – de mettre des mots sur leurs expériences de lecture, et de les partager avec leurs pairs ainsi qu’avec les critiques et les auteurs. Les exemples de ce phénomène, foncièrement lié aux transformations du numérique, abondent : des réseaux de lecture en ligne, comme <a href="https://www.babelio.com/">Babelio</a> et <a href="https://www.goodreads.com/">Goodreads</a>, à des plates-formes consacrées à la fois à l’écriture et à la lecture, comme <a href="https://www.wattpad.com/">Wattpad</a> et <a href="https://www.atelierdesauteurs.com/">Scribay</a>, en passant par les blogs, les <a href="https://theconversation.com/comment-sexplique-le-boom-des-book-clubs-150699">cercles de lecture</a> et les ateliers de <a href="https://theconversation.com/a-quand-les-livres-rembourses-par-la-securite-sociale-112046">bibliothérapie</a>, en ligne et en présentiel.</p>
<p>Paraphrasant la réponse du grand alpiniste britannique <a href="https://www.montagnes-magazine.com/actus-il-100-ans-parce-qu-il-la-george-mallory-propos-everest">George Mallory</a> à ceux qui lui demandaient pourquoi il voulait gravir l’Everest, je suggère que les émotions suscitées par la lecture devraient être étudiées tout simplement « parce qu’elles sont là », plus que jamais sous nos yeux. Face à ce contexte nouveau qu’Internet constitue, les études littéraires sont amenées à s’ouvrir à l’expérience de lectrices et lecteurs ordinaires, en repensant ainsi leurs approches traditionnellement fondées sur des modèles conceptuels abstraits ou sur des figures de lecteurs « experts ».</p>
<h2>Parce que la culture n’appartient plus seulement aux experts</h2>
<p>Le champ littéraire n’est pas le seul à évoluer : toutes les pratiques culturelles sont désormais transformées dans un sens participatif. Les amateurs contribuent de manière décisive à la circulation, à l’évaluation et même à la production de la culture, selon ce mécanisme étonnant que le sociologue des médias Axel Bruns a résumé par la notion de <a href="https://produsage.org/node/2">produsage</a>.</p>
<p>Les usagers, à la fois consommateurs et producteurs, revendiquent leur place dans la sphère culturelle. Face à ces changements, les sciences humaines constatent la nécessité de repenser radicalement leurs méthodes de recherche. En effet, le volume considérable de nouvelles sources d’analyse – pour certaines nativement numériques – implique la mobilisation d’outils technologiques adaptés à la collecte et au traitement de ces nouveaux corpus. Par ailleurs, cette culture produite « par en bas » amène les sciences humaines à s’intéresser non seulement aux œuvres – qu’elles soient ou non canoniques – mais aussi à la réception et aux sensibilités des usagers.</p>
<p>Aujourd’hui, et le plus souvent dans le cadre de projets collectifs et interdisciplinaires, nous nous intéressons de plus en plus aux voix des lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, en partant d’entretiens, lettres, bulletins de bibliothèques, commentaires en ligne, blogs de lecture, etc. Mon travail sur les émotions de lectrices et lecteurs « ordinaires » est un exemple de la manière dont les sciences humaines peuvent aborder autrement des pratiques culturelles, comme la lecture, qui sont longtemps restées prisonnières de disciplines distantes les unes des autres (les études littéraires, la sociologie, l’histoire…) et de leurs méthodes et hiérarchies propres.</p>
<h2>Pour explorer les liens qui existent entre nos émotions, notre corps et notre esprit</h2>
<p>Depuis la Grèce antique, la pensée occidentale oppose les émotions et le raisonnement : les premières sont des pulsions violentes, le second un processus intellectuel pondéré ; les premières relèvent du corps, le second de l’esprit. Cette dichotomie a été progressivement mise de côté, en philosophie comme en psychologie.</p>
<p>Aujourd’hui, nous savons non seulement que nos sens influencent notre façon de penser et de percevoir le monde (théorie de la cognition incarnée), mais aussi que toute émotion spontanée repose sur une forme de raisonnement (théorie de l’évaluation cognitive). <a href="https://www.cairn.info/traite-de-psychologie-des-emotions--9782100793273.htm?contenu=sommaire">Ces découvertes</a> nous amènent à revisiter les émotions, et en particulier la subtilité des frontières séparant les perceptions, les sentiments et les jugements de valeur.</p>
<p>La lecture de la littérature constitue un terrain privilégié pour explorer des questions relatives aux liens qui se tissent entre émotions, corps et esprit : existe-t-il une relation entre l’interaction matérielle avec le livre – numérique ou papier – et notre engagement avec son contenu ? Quelle est la relation entre les émotions représentées dans la fiction littéraire (pensez à la détresse de Madame Bovary abandonnée par son amant !) et les émotions dont nous faisons l’expérience dans la vie réelle ? Comment notre réponse à la lecture influence-t-elle le jugement que nous portons sur le livre ? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses pistes de recherche que nous ouvrons en nous mettant à l’écoute de lectrices et lecteurs ordinaires.</p>
<p>Pourquoi la <a href="https://pur-editions.fr/product/6928/lire-en-europe">recherche</a> s’intéresse-t-elle donc aujourd’hui aux réponses à la lecture ? D’abord, parce que nous avons accès à de nouveaux gisements d’informations sur les pratiques, les goûts et les sensibilités de lectrices et lecteurs ordinaires ; d’autre part, parce qu’il y a actuellement une prolifération de discours d’amateurs, qui contribuent désormais de manière de plus en plus significative à la circulation, à l’évaluation et à la production de l’art ; enfin, parce que l’analyse des émotions des lecteurs nous fournit des indices sur la nature <em>incarnée</em> et sur la fonction <em>cognitive</em> des émotions.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220937/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Elena Prat a bénéficié d'un contrat doctoral (2020-2023) co-finacé par le projet Reading Europe Advanced Data Investigation Tool (READ-IT, JPI CH 2018-2021) et d'une bourse d'environnement de thèse 2020 de l'Institut d'études européennes et globales Alliance Europa. </span></em></p>Les émotions que nous ressentons en lisant et qui ressurgissent lorsque nous repensons à nos lectures témoignent d’une relation forte entre la vie réelle et la littérature.Elena Prat, Doctorante en littérature comparée, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2203072024-01-17T16:48:47Z2024-01-17T16:48:47ZLittérature : pourquoi retraduisons-nous les classiques ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/569900/original/file-20240117-17-sjopxb.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C5%2C708%2C343&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quand la nouvelle traduction s'affiche en couverture.</span> <span class="attribution"><span class="source">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Si vous parcourez les rayons d’une bibliothèque ou d’une librairie en quête des aventures de Gregor Samsa ou Jay Gatsby, vous pourrez être confrontés à un dilemme insoluble. Quelle version choisir de ces grands classiques de la littérature ? Car dans une bibliothèque ou une librairie bien fournie, vous pourriez trouver jusqu’à sept traductions différentes des <em>Métamorphoses</em> ou de <em>Gatsby le Magnifique</em>.</p>
<p>On ne parle pas ici d’éditions différentes, mais bel et bien de textes différents, de mots différents. D’ailleurs on pense – et on affirme – avoir lu Kafka ou Fitzgerald, alors que très souvent ceux qu’on a lus sont les mots de Vialatte, Lortholary, Lefebvre, Llona, Wolkenstein, Jaworski, pour ne citer que quelques traducteurs de ces deux chefs-d’œuvre de la littérature mondiale.</p>
<p>Quelle traduction choisir, donc ? La plupart de nous se laisseront guider par les mêmes critères qui déterminent notre choix d’un classique francophone : l’affection pour une maison d’édition ou une collection, les paratextes, le prix, la couverture… Assez rarement par la renommée de ces invisibles de la littérature traduite que sont les traducteurs, acteurs silencieux d’une interprétation qu’on imagine impersonnelle et objective, et surtout pas cruciale.</p>
<p>Et d’ailleurs, pourquoi tous ces traducteurs s’affolent-ils sur un seul et même texte ? Question légitime, compte tenu des innombrables textes qui attendent toujours leur traduction. Si la traduction a comme but primaire de rendre un texte intelligible à un public qui ne maîtrise pas la langue dans lequel il a été écrit, les retraductions sont clairement des opérations à très faible utilité. Et pourtant, très rares sont les Français qui s’approchent aujourd’hui de Dante, Cervantes ou Shakespeare dans une traduction française vieille ne serait-ce que de 100 ans, alors que les Italiens, les Espagnols et les Anglais continuent de lire leurs auteurs phares dans une langue vieille de plusieurs siècles (non sans le secours d’une pléthore de notes explicatives).</p>
<p>Pourquoi ne cessons-nous de remettre les classiques étrangers au goût du jour ? Parce qu’un classique est un texte qu’on ne cesse jamais de retraduire, pourrait-on dire, inversant les termes de la question. Le phénomène de la retraduction est à la fois paradoxal et inhérent à toute culture. Un historien de la traduction, Michel Ballard, y a même vu une des constantes de l’histoire de la traduction, de toutes les époques.</p>
<h2>Censure, imprécisions et vieillissement des traductions</h2>
<p>Les raisons sont évidemment multiples. Le plus souvent, le moteur est un sens d’insatisfaction avec les traductions existantes, qui peut avoir des origines différentes. Des formes de censure, par exemple, idéologique ou morale, qui ont privé les lecteurs de certains aspects d’un texte. Pas besoin de dictatures pour voir le texte dépouillé de certaines références ou expurgé d’une partie de la culture qui l’a produit. Dans d’autres cas, l’insatisfaction peut être liée à la présence de fautes et imprécisions, due à la faiblesse humaine ou à des ressources lexicographiques limitées : il suffit de penser à l’écart énorme entre les conditions de travail des traducteurs pré-Internet et nous, qui sommes à un simple clic d’une vérification qui pouvait demander des journées de recherche il y a trente ans seulement.</p>
<p>Prenons une des supposées « erreurs » les plus fameuses de l’histoire de la traduction, à savoir les cornes sur la tête du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Rome-Basilique_San_Pietro_in_Vincoli-Mo%C3%AFse_de_Michel_Ange.jpg">Moïse</a> de Michel-Ange (1515). Le sculpteur s’appuie sur la traduction latine de la Bible faite par Saint-Jérôme quelque 1 100 ans auparavant (longévité sans doute inégalable pour une traduction). Or, l’hébreu, langue consonantique, se passe de l’indication de voyelles générant dans le passage en question une ambiguïté entre <em>keren</em> (cornu) et <em>karan</em> (rayonnant). Si Jérôme interprète « cornu », et avec lui une grande partie de l’iconographie chrétienne des siècles à venir, toutes les traductions contemporaines de la Bible donnent à Moïse un visage « rayonnant », lorsqu’il reçoit les tables de la loi. Pour restituer au texte son ambiguïté éventuelle, il faudra attendre la traduction « intersémiotique » de Chagall, qui trouve dans un autre système de signes – la peinture – la possibilité d’attribuer à Moïse de véritables cornes de lumière.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Michel-Ange, Moïse, 1513-1515. Marc Chagall, Moïse recevant les tables de la loi, 1950-52.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Une des raisons les plus souvent évoquées pour retraduire est que les traductions vieillissent. Quid des originaux ? Ils vieillissent eux aussi, mais différemment, nous dira-t-on. Ils gagnent du charme, alors que le vieillissement des traductions vire souvent au grotesque. La différence est à chercher essentiellement dans les statuts respectifs d’original et traduction : texte dérivé, la traduction ne peut pas exister sans le texte primaire dont elle est émanation et ce statut secondaire lui enlève l’autorité d’un vrai texte littéraire.</p>
<p>Il y a aussi peut-être le fait, démontré par la linguistique de corpus, que les traductions tendent à être plus conservatrices du point de vue stylistique et donc à moins charger la langue de ce sens qui fait la richesse d’un chef-d’œuvre littéraire. L’impression de vieillissement peut aussi venir d’une meilleure connaissance de la culture cible, notamment par rapport à certains éléments culturels (<em>realia</em>) devenus monnaie courante : une note de bas de page pour expliquer ce qu’est le pop-corn, qu’on peut encore retrouver dans certaines traductions de l’après-guerre, serait non seulement inutile, mais décidément comique aujourd’hui.</p>
<p>Parfois les retraductions amènent des changements macroscopiques, au niveau des titres, des noms des personnages ou de certains concepts, suscitant, à tort ou à raison, des <a href="https://www.lefigaro.fr/livres/2010/12/31/03005-20101231ARTFIG00502-touche-pas-au-gatsby.php">réactions exacerbées</a>, car déstabilisantes. Si la transformation de la novlangue en néoparler dans la retraduction de <em>1984</em> a fait parler les lecteurs et les <a href="https://www.slate.fr/story/191001/traductrices-1984-orwell-metier-traduction-josee-kamoun-amelie-audiberti">critiques</a>, certaines tentations divines peuvent être beaucoup plus déstabilisantes, comme le montrent les <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2013/10/16/une-tentation-theologiquement-correcte_3496700_3224.html">réactions</a> suscitées par la réforme de la prière du Notre Père en 2013.</p>
<p>La retraduction peut faire scandale, de par le relativisme qu’elle introduit dans l’interprétation d’un original que nous considérons comme immuable. En réalité, parfois c’est le texte même qu’on croyait « original » qui se découvre dérivé : c’est ainsi que la retraduction de Kafka pour la Pléiade récupère une nouvelle version du texte allemand, qui n’est pas celle héritée de Max Brod à laquelle l’histoire nous a habitués.</p>
<p>Dans quelques cas encore, la retraduction est tout simplement déterminée par des raisons commerciales ou éditoriales, car il est parfois plus facile, moins cher et plus lucratif (voire les trois à la fois) de proposer une nouvelle traduction que d’en récupérer une ancienne.</p>
<h2>Peut-on prévoir la trajectoire d’un texte traduit et retraduit ?</h2>
<p>Une hypothèse a été émise, dans le sillage des réflexions d’Antoine Berman (<a href="https://journals.openedition.org/palimpsestes/596">1990</a>), traductologue pionnier dans cette question, selon laquelle la première traduction serait une traduction-introduction, qui aurait tendance à acclimater le texte étranger à l’horizon du public cible et les retraductions successives seraient de plus en plus enclines à se rapprocher de l’original et en afficher les multiples facettes. Une telle vision d’un rapprochement progressif à la traduction idéale est certes fascinante mais irréaliste, car elle ne tient pas compte des multiples raisons derrière une retraduction.</p>
<p>Si on retrouve au XX<sup>e</sup> siècle certaines retraductions qui suivent ce schéma, les contre-exemples sont légion : la plupart des traductions les plus ethnocentriques de l’histoire de la littérature – les adaptations des classiques grecs et latins au goût du XVII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècle, dans l’époque dite de « belles infidèles » – étaient pour la plupart des retraductions et donc censées se rapprocher de la langue-culture de départ.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’Iliade d’Antoine Houdar de la Motte (1714), prototype des retraductions-adaptations (12 chants au lieu des 24 d’Homère).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Est-il possible d’anticiper à quel moment et avec quelle fréquence s’attendre à la retraduction d’un classique ? Plusieurs hypothèses ont été avancées : tous les siècles, toutes les générations, tous les 20 ans… Cependant, les séries de traductions et retraductions d’un classique sont rarement régulières et affichent des vides, des sauts et des accélérations assez imprévisibles. Plusieurs études de cas existent, mais pas encore d’études exhaustives capables de nous donner des statistiques pour une période, un genre ou un pays donnés. La seule prédiction qu’on peut faire est la présence d’un pic de retraductions lorsqu’un auteur classique tombe dans le domaine public, à savoir 70 ans après sa mort en Europe. Car cela ouvre systématiquement la course à l’accaparement des classiques de la littérature mondiale. Ainsi, les lecteurs turcs retrouvent en 2015 pas moins d’une trentaine de versions du <em>Petit Prince</em>, lorsque l’ouvrage tombe dans le domaine public en Europe (sauf en France, où le statut de « mort pour la France » vaut à Saint-Exupéry une prolongation de 30 ans des <a href="https://www.liberation.fr/culture/2015/06/03/pourquoi-saint-exupery-est-il-tombe-dans-le-domaine-public-partout-sauf-en-france_1322085/">droits d’auteur</a>).</p>
<p>Isabelle Collombat, professeure à l’Université Sorbonne-Nouvelle, pronostiquait, en 1994, que le XXI<sup>e</sup> siècle serait l’<a href="https://hal.science/hal-01452331">âge de la retraduction</a>. Le temps et des études à venir nous diront si c’est le cas. Une chose est certaine, la retraduction a de beaux jours devant elle. Elle est l’antidote parfait à l’idée de la traduction unique et nous rappelle que derrière toute traduction il y a une écriture, une interprétation, originales et singulières. Et que la pluralité de lectures est non seulement possible, mais une vraie source de vitalité pour la littérature et surtout – pour reprendre les mots de Charles Fontaine, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k791643/f11.item">à qui on doit la première réflexion sur la retraduction en 1552</a> – de plaisir pour le lecteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220307/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Enrico Monti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans une bibliothèque ou une librairie bien fournie, vous pourriez trouver jusqu’à sept traductions différentes des « Métamorphoses » ou de « Gatsby le Magnifique ». Selon quels critères choisir ?Enrico Monti, Maître de conférences en Anglais et Traductologie, Université de Haute-Alsace (UHA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2201602024-01-15T16:45:16Z2024-01-15T16:45:16ZLa résidence d’auteurs : une composante essentielle de la vie littéraire ?<p>Quelles sont les spécificités du dispositif résidentiel consacré aux écrivains ?</p>
<p>C’est tout l’objet de mon dernier essai, <a href="https://classiques-garnier.com/la-residence-d-auteurs-litterature-territorialite-et-mediations-culturelles.html"><em>La résidence d’auteurs. Littérature, territorialité et médiations culturelles</em></a>.</p>
<p>Je cherche à y définir une résidence d’auteurs : quels sont ses principes fondateurs ? Quelles fonctions peut-on lui assigner ? Faut-il la considérer comme un lieu d’invention et de circulation de la littérature contemporaine, un moyen d’accompagner des auteurs et de structurer leur parcours littéraire ? S’agit-il d’un dispositif de médiation, d’un outil de communication et de coopération ?</p>
<p>Ainsi, il s’avère nécessaire de chercher à comprendre ce que sont les résidences d’auteurs, mais aussi de saisir les pratiques littéraires élaborées, les lieux qu’elles occupent dans l’espace social et les médiations culturelles instaurées.</p>
<p>Ce dispositif constitue un objet scientifique fort stimulant à partir duquel j’ai pu dégager des lignes de force portant sur la conceptualisation de la notion, mais aussi sur les enjeux littéraires et culturels de la résidence selon les strates envisagées et les acteurs concernés, c’est-à-dire pour les auteurs, les institutions culturelles sur les territoires et enfin les publics.</p>
<h2>La résidence, un lieu de création littéraire, une poétisation du territoire ?</h2>
<p>Soucieuse de l’évolution au fil du temps, mais aussi du contexte d’émergence des résidences d’auteurs, cette étude a privilégié une double approche, à la fois diachronique et synchronique, qui puisse notamment éclairer la notion sous l’angle de la création et plus particulièrement de ses enjeux symboliques et littéraires.</p>
<p>À l’issue de cet état des lieux réalisé à partir d’une historicisation préalable des pratiques résidentielles, l’enjeu a été de montrer comment ce dispositif est, en fonction des époques et des terrains, un processus en perpétuelle évolution qui emprunte à d’autres systèmes existants – littéraires ou artistiques – tout en absorbant différentes traditions au sein d’un réseau de relations.</p>
<p>Ce rapide parcours historique offre la possibilité de saisir de quelle manière la résidence d’auteurs s’est construite, au fil des siècles et des lieux, dans un jeu constant d’interactions avec d’autres formes. Du mécénat à l’atelier d’artiste, en passant par le Grand Tour, l’itinérance et les modèles académiques (Villa Médicis, Casa de Velázquez, Villa Kujoyama, Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon), le dispositif résidentiel s’impose, grâce à une hybridation des formes de sociabilité pratiquées, comme une composante essentielle de la vie littéraire favorisant fortement la circulation des œuvres et des écrivains.</p>
<p>Il m’a semblé essentiel de montrer également comment la résidence d’auteurs est bien un lieu appartenant à la vie littéraire qui, entre spatialité symbolique et instance de médiation, participe à des stratégies de reconnaissance à l’épreuve de l’espace littéraire. Au croisement de diverses disciplines et approches critiques de la littérature comme fait social et acte de communication, l’objectif a donc été de cerner la résidence en tant que composante de la vie littéraire.</p>
<p>En fait, le dispositif résidentiel s’avère être un lieu de sociabilité, de construction pour les autrices et auteurs, mais surtout un espace d’invention littéraire.</p>
<p>Afin d’analyser de manière précise la facture textuelle de certaines créations résidentielles sélectionnées, j’ai cherché à nommer les formes rencontrées, puis à mettre en place grâce à une approche comparée, un panorama représentatif de ces <a href="https://www.fabula.org/actualites/4587/br-blanckeman-les-fictions-singulieres.html">« fictions singulières »</a> (F. Forte, M. Batalla, O. Domerg, E. Pagano, J. Portante, F. Jacob…) se jouant des frontières spatiales et littéraires, sous de multiples déclinaisons génériques (récits de spatialité, poèmes paysagers, romans topographiques, narrations de soi immersives…). En cela, la résidence d’auteurs demeure un lieu de création résolument nécessaire à la fois pour les créateurs et la société, dans sa capacité de réinvention, de recréation proposant sans cesse un regard nouveau sur notre relation avec le monde et le territoire.</p>
<h2>La résidence, un dispositif politique et territorial dans l’espace public</h2>
<p>Après avoir montré comment la résidence d’auteurs est une potentielle poétisation du territoire, cette étude m’a conduit à interroger les enjeux institutionnels et communicationnels de ce dispositif culturel selon plusieurs pistes. Partant du cadre plus général des politiques culturelles et de son historicité, la résidence apparaît comme un objet culturel et un instrument politique, à la jonction de divers espaces, modélisé par une tension entre la strate nationale et locale, entre d’une part, un État-providence, instance légitime de consécration et de financement, prônant une culture démocratique centrée sur l’accès aux œuvres et d’autre part, les collectivités territoriales issues des diverses réformes de décentralisation opérant les transferts de compétences en fonction des périmètres territoriaux établis (métropolisation, régionalisation, intercommunalité).</p>
<p>Sur le plan créatif, social et économique, le dispositif résidentiel est un moyen efficace de remettre le curseur sur la création littéraire en intégrant la prise de risque propre au processus et surtout en offrant aux écrivains dans leur parcours un accompagnement financier, logistique et artistique. Ainsi, le positionnement même de la résidence dans le champ des activités connexes, c’est-à-dire non essentielles, nécessiterait un réajustement de la part des politiques culturelles valorisant l’expérimentation et les médiations vers les publics, à condition de réinterroger la question de la commande et des prescriptions résidentielles sous l’angle des logiques afférentes, des modalités communicationnelles et des stratégies déployées par les différents acteurs culturels (écrivains, porteurs de résidences, institutions).</p>
<p>En outre, ce dispositif culturel implique en filigrane la question du statut de l’auteur, de son positionnement social et professionnel, de sa définition même qui reste une véritable pierre d’achoppement cristallisant des conceptions contradictoires, des clivages en fonction des acteurs sociaux et des spécialistes.</p>
<p>En centrant ainsi l’analyse sur le statut de l’auteur en contexte résidentiel, l’enjeu a été d’examiner cette tension identifiable sur plusieurs strates mettant en jeu de fortes dualités, en fonction des divergences observées. L’identité complexe de l’auteur restant encore hybride ou incomplète selon les approches théoriques, il m’a semblé utile ensuite d’interroger le statut auctorial sous l’angle juridique, politique et axiologique. La résidence d’auteurs ne s’apparente donc pas juste à une bouée de sauvetage palliative, une aide « accessoire » à la marge compensant un manque de financement destiné aux écrivains, mais assume un rôle non négligeable d’intermédiaire, de médiateur culturel entre créateurs et publics au sein de l’écosystème littéraire.</p>
<p>En prenant appui sur les diverses enquêtes menées sur les territoires français, européen et canadien, cette étude a veillé à établir une typologie des formes et contraintes résidentielles permettant une compréhension nouvelle ou en tout cas plus approfondie de l’objet étudié. Cet essai d’identification des tendances observées sur le terrain a été essentiel afin de définir plus finement la résidence en tant qu’espace de communication et de combler des discours institutionnels souvent flous et incomplets ou alors une démultiplication des extensions possibles.</p>
<p>Cette interrogation de la notion a donc été pensée en fonction de trois éléments connexes : le discours des auteurs, son usage selon le concept de dispositif et ses principes constitutifs. En somme, la résidence est d’un point de vue institutionnel et communicationnel, un bastion inventif original émanant de ce « personnel de renfort » qui s’efforce de participer, en sa qualité d’adjuvant culturel sur le territoire, au processus de production et de diffusion littéraire.</p>
<h2>La résidence comme dispositif de médiation</h2>
<p>Enfin, sous l’angle inédit de la confrontation du concept de médiation culturelle avec la résidence d’auteurs, cette analyse a permis d’interroger les enjeux d’appropriation ou de réappropriation qui en découlent, malgré la plasticité de cette notion souvent controversée. Plus spécifiquement, l’objectif a été de mesurer la multiplicité des définitions qui affleurent à travers diverses approches conceptuelles, ainsi que les tentatives plus empiriques qui émanent des pratiques sur le terrain circulant entre des espaces sociaux différents. Il ne s’agit pas de remettre en cause la validité de la médiation en tant que conception de la culture, catégorie professionnelle et outil conceptuel, mais plutôt de mettre en exergue l’intérêt de ce processus communicationnel éclairant le dispositif résidentiel par le biais d’un examen des interactions sociales.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=900&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=900&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569275/original/file-20240115-209176-3u52z2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=900&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La résidence est un possible laboratoire social, outil de communication et de coopération.</span>
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<p>L’objectif a été de replacer les résidences d’auteurs dans les espaces et les situations d’intervention rencontrés, à travers un essai de spatialisation résidentielle, afin de cerner les types de médiations imaginés et les stratégies communicationnelles des différents milieux de pratique.</p>
<p>L’examen de l’imbrication des lieux et des rapports sociaux en fonction des formes résidentielles recensées, a pris notamment appui sur l’outillage théorique de la géographique sociale cherchant à déterminer dans une perspective interactionniste toutes les dimensions (symboliques, politiques, économiques) d’une communication culturelle dans l’espace public.</p>
<p>Cette spatialisation résidentielle m’a amené à appréhender ce dispositif comme un possible laboratoire social, outil de communication et de coopération selon les lieux (bibliothèque, musée, école, prison, hôpital, parc naturel, espace rural…).</p>
<p>Ainsi, en évaluant notamment les possibilités d’échange et de production de sens au sein des diverses pratiques mises en œuvre, de la participation à la co-création, il est possible d’affirmer que la résidence d’auteurs vise à valoriser la communication interpersonnelle, c’est-à-dire la relation des individus à l’écrivain in situ et des participants aux activités de médiation entre eux selon l’expérience participative choisie (table ronde, atelier d’écriture…) et à travers une certaine horizontalité des pratiques. En cela, elle tente de mettre en place des modalités de rencontre entre les habitants, les auteurs et les acteurs du territoire, en ayant comme objectif l’élaboration d’un sens construit dans la confrontation, l’échange collectif autour de la création et des relations intersubjectives établies qui inclut bien évidemment aussi le surgissement de l’imprévisible lié à la situation contextuelle et aux interactions sociales.</p>
<p>Cependant, croisant relations partagées et logiques d’acteurs, l’étude a aussi confronté les actions collaboratives menées dans le champ des pratiques et des compétences professionnelles nécessaires à la conduite d’une résidence d’auteurs, en revenant sur les configurations spatialisées identifiées et en initiant une réflexion sur une possible structuration professionnelle. </p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>La Résidence d’auteurs</em>, de Carole Bisénius-Penin, est sorti aux éditions Classiques Garnier.</span>
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<p>À travers un dernier jeu d’échelles autour de la frontière, un ultime déplacement diplomatique, cet ouvrage appréhende pour finir le dispositif résidentiel comme outil de coopération interculturelle pouvant rendre visible une esthétique de la rencontre transfrontalière.</p>
<p>Finalement, l’objectif de cet ouvrage portant sur l’articulation entre littérature contemporaine, territorialité et médiations culturelles, est de contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du dispositif résidentiel consacré aux écrivains ; et ce, selon trois perspectives : un lieu de création avec des enjeux symboliques et littéraires, un dispositif politique et territorial avec des enjeux institutionnels et communicationnels et, enfin, un équipement de médiation avec des enjeux d’appropriation. À bien des égards, une interrogation originale sur les frontières du littéraire, à travers cette enquête sur les formes sensibles et mobiles de la littérature <em>in situ</em> articulant une approche empirique et pragmatiste.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220160/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Bisenius-Penin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Qu’est-ce qu’une résidence d’auteurs ? Quels sont ses enjeux pour les auteurs, les institutions culturelles et les publics ?Carole Bisenius-Penin, Professeur d'Université en Sciences de l'information et de la communication, CREM, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147442024-01-04T21:56:37Z2024-01-04T21:56:37ZComment la littérature de jeunesse parle du handicap et de la différence aux enfants<p>Voilà plusieurs siècles que les œuvres littéraires mettent en scène des personnages en situation de handicap. On peut citer Quasimodo dans <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/notre-dame-de-paris-la-fabrique-d-un-roman-populaire-4148350"><em>Notre-Dame de Paris</em></a> de Victor Hugo, Chicot dans <a href="https://www.lanouvellerepublique.fr/loches/chicot-le-bouffon-qui-voulait-etre-enterre-a-loches"><em>La Dame de Monsoreau</em></a> d’Alexandre Dumas ou encore les nombreux personnages aveugles, handicapés mentaux ou physiques qui peuplent les <em>Contes</em> de Maupassant.</p>
<p>Mais depuis quand le personnage en situation de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/handicap-29474">handicap</a> est-il un enfant ou un adolescent ? Nous pouvons penser à <a href="https://www.livredepoche.com/livre/les-aventures-de-pinocchio-9782253154792">Pinocchio</a>, héros de Carlo Collodi, qui, depuis la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, fascine les jeunes lecteurs et dont les traits hors du commun font ressortir la différence avec les autres enfants. Il est en bois ; il n’a pas d’oreilles (car Gepetto a oublié de les sculpter) ; il a un nez qui s’allonge démesurément dès qu’il ment ; ses pieds brûlent dans la cheminée quand il ne suit pas les conseils du Grillon-qui-parle…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-les-contes-parlent-de-handicap-aux-enfants-117118">Comment les contes parlent de handicap aux enfants</a>
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<p>Mais, au-delà de ce classique, comment la <a href="https://theconversation.com/debat-trop-peu-de-place-pour-la-litterature-de-jeunesse-au-college-106830">littérature de jeunesse</a> présente-t-elle le handicap aujourd’hui ? Un point commun à la plupart des livres contemporains est que le handicap est présenté comme une caractéristique du personnage et non comme un manque, l’idée étant de véhiculer des sentiments comme la solidarité et la tolérance, de transmettre le respect envers la différence.</p>
<p>Dans une interview accordée à David Tolin en 2009, <a href="https://theconversation.com/cinq-auteurs-de-jeunesse-a-faire-absolument-decouvrir-aux-enfants-185235">Marie-Aude Murail</a> dit avoir créé le personnage de <a href="https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/simple">Simple</a> pour le faire aimer et pour faire comprendre que ce garçon atteint de handicap mental est une chance pour les autres, car si la vie avec Simple est compliquée, elle aide chacun à trouver sa propre vérité.</p>
<h2>Inviter les enfants à réfléchir à leur rapport aux autres</h2>
<p>Différents <a href="https://books.openedition.org/pupo/18127">travaux de recherche</a> et des publications de revues récentes, comme <a href="https://www.lecturejeunesse.org/product/le-handicap-en-actions-n-186-juin-2023/"><em>Lecture jeune</em></a> en juin 2023 et <a href="https://www.nvl-larevue.fr/revue/cap-pas-cap-handicap/"><em>Nouvelles du livre jeunesse</em></a> du dernier trimestre 2022, nous montrent <a href="https://www.theses.fr/2016PESC0031">comment la littérature contemporaine de jeunesse aborde tout type de handicap</a>. En outre, on peut constater, en France, une croissance de ses représentations dans les trente dernières années.</p>
<p>La <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000809647/">Loi 2005-102 du 11 février 2005</a> « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » et celles qui la suivent comme la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000026973437/">Loi 2013-595 du 8 juillet 2013</a> « d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République » proclamant=$ une école inclusive, favorisent l’acceptation qui est à la base également des œuvres de jeunesse qui présentent des personnages en situation de handicap, quelles que soient leur nature et leur gravité.</p>
<p>De l’album au roman, de la bande dessinée au théâtre, les œuvres font (mieux) connaître les handicaps aux jeunes lecteurs et les amènent à réfléchir sur leur propre identité et sur celle des autres.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567574/original/file-20240102-19-dzu2lh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="attribution"><span class="source">éditions Bilboquet</span></span>
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<p><em>La Petite casserole d’Anatole</em> d’Isabelle Carrier, publié en 2009, traite de façon simple et imagée du <a href="https://revues.univ-lemans.fr/index.php/publije/article/view/94/101">handicap</a> en le représentant par un objet du quotidien : une casserole rouge qui est attachée au personnage principal, Anatole. Cette casserole l’empêche de vivre sa vie comme les autres et lui créé des problèmes, jusqu’à ce qu’il rencontre une « personne extraordinaire » qui lui apprend à apprivoiser son handicap.</p>
<p>Les images de l’album sont très épurées, utilisant seulement trois couleurs, le noir, le rouge et le vert, et le texte est réduit au minimum ce qui facilite la lecture et la compréhension. De plus, un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=qPrPWblq0AI">court métrage réalisé en 2014 par Eric Montchaud</a> depuis l’œuvre d’Isabelle Carrier peut permettre de poursuivre la lecture via un autre média.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/qPrPWblq0AI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La petite casserole d’Anatole.</span></figcaption>
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<p>Cet ouvrage peut aussi être proposé à des élèves de l’école primaire, au niveau du Cycle 2. De nombreuses séquences pédagogiques ont été réalisées à partir de cette œuvre, par exemple <a href="https://www.pedagogie.ac-nice.fr/dsden06/mdll/wp-content/uploads/sites/11/2018/01/La-petite-casserole-dAnatole-Programmation-des-s%C3%A9ances.pdf">celle mise en ligne par l’académie de Nice</a> et pensée pour des élèves de CE1.</p>
<h2>La famille et l’amitié à l’épreuve de la différence</h2>
<p>Parfois, les personnages ne sont pas atteints eux-mêmes de handicap, mais accompagnent celui des autres, comme Manu, protagoniste du roman pour adolescents <em>En roue libre</em> de Frédérique Niobey, dont la mère est en fauteuil roulant et n’a plus aucune envie de vivre. L’héroïne ne sait pas comment surmonter cette situation. Quand on lui demande ce que fait sa mère, elle ne sait pas quoi dire ou s’énerve :</p>
<blockquote>
<p>« Je devrais me coller une étiquette sur la tronche “Fille d’handicapée ?” Pour que tout le monde s’apitoie ? Merci bien. Ça devrait m’empêcher de rire ? De chanter ? De danser ? Qu’est-ce que tu crois ? Moi, mon corps, il bouge ! »</p>
</blockquote>
<p>Dans d’autres cas, les personnages handicapés sont les héros de l’histoire, comme dans les albums de Grégoire Solotareff <a href="https://www.youtube.com/watch?v=_knKLJlNLVw"><em>Mimi l’oreille</em></a> et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=1uF-pxXzrRk"><em>Le Lapin à roulettes</em></a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567580/original/file-20240102-25-nrcu9p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="attribution"><span class="source">L’école des loisirs</span></span>
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<p>Dans le premier album écrit par Solotareff et illustré par sa mère, Olga Lecaye, Mimi est un lapin qui voudrait avoir deux oreilles comme tout le monde, pour pouvoir tout entendre et comprendre comment cela marche le monde. Même si on lui dit qu’avec une seule oreille on peut quand même tout comprendre, il part à la recherche d’une deuxième oreille à se faire coudre.</p>
<p>Dans le second, Jil est un lapin qui n’est « pas tout à fait comme les autres » car, pour marcher, il se sert de deux bottes munies de roulettes et de freins, jusqu’à quand un ours lui les jette. Mais cette rencontre aide les deux personnages à réfléchir sur leur identité, sur leur condition, sur leur rapport à l’autre. Une belle histoire d’amitié.</p>
<h2>Se rencontrer malgré les handicaps sensoriels</h2>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=769&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=769&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=769&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=967&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=967&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567586/original/file-20240102-29-fwkgl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=967&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="source">éditions Syros</span></span>
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<p>Parmi les représentations les plus fréquentes figurent celles des handicaps sensoriels, surtout dans les livres pour les enfants et les pré-adolescents. Les personnages sourds ou malentendants, aveugles ou malvoyants, muets ou sourds-muets ne sont pas rares.</p>
<p>Dans le roman <em>Deux Mains pour le dire</em>, de Jean Didier, Manuel fait la connaissance de sa nouvelle voisine, Lisa, qui au lieu de parler agite les mains. Lorsqu’il apprend qu’elle est malentendante, Manuel change d’attitude et, pour elle, il va apprendre la langue des signes.</p>
<p>Comme Manu, Casimir, protagoniste du roman pour pré-adolescents <a href="https://www.bayard-editions.com/livres/2393-la-fille-den-face/"><em>La Fille d’en face</em></a> de Malika Ferdjoukh se retrouve lui aussi face à une nouvelle voisine. Curieux, Casimir passe ses journées à observer cette jeune fille qui ne va pas à l’école et se meut bizarrement. Pourquoi ? Un jour, il va lui rendre visite et découvre que Stella est aveugle. En dépassant leur diversité, une belle relation s’instaurera entre eux.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567587/original/file-20240102-23-exxfrq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">Seuil Jeunesse</span></span>
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<p>L’amitié est également au cœur de deux albums pour enfants <a href="https://www.youtube.com/watch?v=z7QCyQEbxKA"><em>Dix Doigts pour une voix</em></a> de Patricia Huet et <a href="https://www.millepages.fr/livre/9782907354646-noir-voir"><em>Noir/Voir</em></a> de François David. Dans le premier, Nina, sourde-muette, parle avec ses doigts, et « avec ses mains qui dansent, elle peut dire ce qu’elle pense ». Un bel album pour raconter d’une amitié entre deux fillettes et surmonter la différence, car si Nina n’a pas de voix, toutes les deux ont dix petits doigts.</p>
<p>Dans le second, un merveilleux album en noir et blanc, trois filles jouent à cache-cache dans le noir. L’une d’entre elles est aveugle et décide de défier ses copines en jouant dans ce noir où elle repère de manière extraordinaire.</p>
<blockquote>
<p>« J’ai attendu quelques instants. Puis je lui ai répondu : – Et toi, Jessy, qui as la chance de ne pas être aveugle, es-tu sûre de savoir voir, bien voir, tout voir, vraiment voir, quand il ne fait pas noir ? »</p>
</blockquote>
<h2>Les handicaps mentaux et psychiques</h2>
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<span class="attribution"><span class="source">Pocket</span></span>
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<p><a href="https://www.babelio.com/livres/Haddon-Le-bizarre-incident-du-chien-pendant-la-nuit/3211"><em>Le bizarre incident du chien pendant la nuit</em></a> de Mark Haddon propose au lecteur une immersion dans la tête d’un adolescent asperger, Christopher Boone. Écrit à la première personne, ce roman policier (où Christopher et son lecteur tentent de trouver qui a tué le chien de la voisine), permet de mieux appréhender le handicap en voyant le monde à travers les yeux d’une personne autiste et surdouée. Les nombreuses références à la surcharge sensorielle, aux difficultés de communication ainsi qu’aux solutions mises en place par Christopher et son entourage amènent le lecteur <a href="https://dsq-sds.org/index.php/dsq/article/view/3233/3263">vers une nouvelle compréhension du handicap</a>. De plus, le handicap lui-même n’est jamais nommé dans le texte ce qui questionne notre vision du handicap et de la normalité.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567694/original/file-20240103-25-icgmgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">Presses universitaires de Grenoble</span></span>
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<p><a href="https://www.pug.fr/produit/1749/9782706143939/hier-j-ai-rencontre-martin"><em>Hier j’ai rencontré Martin</em></a> est un album de jeunesse qui propose deux niveaux de lecture. La page de droite présente un dessin simple ainsi qu’un texte court adapté aux enfants alors que la page de gauche est une explication plus longue destinée à l’adulte qui permet d’expliciter les manifestations du handicap, ici l’autisme. L’histoire suit une journée-type pour Hector, le personnage principal, du matin jusqu’au soir, montrant ses besoins ainsi que les aménagements qui sont faits pour lui permettre de gérer les stimulations sensorielles (musique, répétitions, horaires fixes, décomptes, etc.). L’illustration est en noir et blanc avec des touches de marron (pour les cheveux d’Hector, ce qui permet de l’identifier rapidement sur l’image) et de rouge, ce qui fait apparaître les détails sur lesquels se focalise le protagoniste.</p>
<p>L’enfant-lecteur voit donc le monde de la même façon qu’Hector, car son attention est d’abord captée par les touches de rouge, tout comme le personnage. De plus, l’écriture à la première personne du singulier rend encore plus immersive la lecture pour le jeune lecteur. La page de gauche donne un éclairage plus adulte et explicite les comportements ainsi que les solutions mises en place par les parents et l’école ce qui peut permettre de répondre plus facilement aux questions des lecteurs et aller plus loin dans la compréhension des troubles du spectre autistique.</p>
<p>Les œuvres que nous avons ici évoquées montrent comment la littérature de jeunesse aborde le sujet du handicap. Leur nombre est croissant, même si leur proportion reste limitée par rapport aux nouveautés qui rejoignent chaque année le rayon jeunesse de nos librairies.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214744/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>De plus en plus d’œuvres de littérature de jeunesse abordent le sujet du handicap et de la différence. Quelques exemples d’albums et de romans.Eléonore Cartellier, Docteur en littérature britannique, Université Grenoble Alpes (UGA)Chiara Ramero, Docteur en littérature française, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2194142024-01-02T16:28:22Z2024-01-02T16:28:22ZVirginia Woolf ou l’histoire oubliée d’une émancipation par le journalisme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/566390/original/file-20231218-25-rn4t2f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C16%2C1142%2C569&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Virginia Woolf dans son cottage de Monk's House.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Virginia_Woolf_at_Monk%27s_house.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Si on connaît la Virginia Woolf romancière, essayiste et éditrice, son parcours de journaliste reste méconnu. Elle fut pourtant une digne représentante de la profession, dès 1904, à en croire la profusion de ses excellentes collaborations littéraires dans les journaux de l’époque et la modernité de ses articles les plus politiques, engagés en faveur du féminisme et du pacifisme.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’édition Gallimard du « Hye Park Gate News ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Gallimard</span></span>
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<p>À l’âge de 9 ans, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Virginia_Woolf">Virginia Woolf</a> écrit ses premiers articles pour le journal qu’elle a créé en 1891 avec sa sœur aînée, Vanessa. Le titre de l’en-tête du journal est <em>Hyde Park Gate News</em>, inspiré du nom de la rue où elles vivent, située dans le quartier chic de Kensington. Elles y écrivent de brèves chroniques manuscrites de la vie quotidienne, des devinettes, des histoires de famille et d’amis mais aussi des feuilletons, des fausses correspondances. Dans le premier numéro, elles présentent des caricatures de leurs frères et des anecdotes personnelles, parfois chargées de connotations satiriques. Cette aventure journalistique dure quatre ans. La famille Stephen a un autre journal rival : <em>The Talland Gazette</em>, édité par leur frère Adrian.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Virginia Woolf et sa sœur Vanessa jouant au cricket, en 1894.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
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<p>La presse fait partie de l’univers familial. Son père, Sir <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Leslie_Stephen">Leslie Stephen</a>, est journaliste et écrivain. La petite Virginia, suivant les traces de la tradition paternelle, manifeste dès son enfance un penchant précoce pour l’écriture et l’inventivité. Elle se construit autour d’un amour inconditionnel à la lecture et à l’écriture. En 1904, elle note dans son journal : « Je ne peux pas m’empêcher d’écrire ». Cette année-là, le journalisme devient son premier métier.</p>
<h2>Transformer toute expérience en mots</h2>
<p><a href="https://data.bnf.fr/fr/11929398/virginia_woolf/">Virginia Woolf</a> possède l’art de transformer toute expérience en mots. Autodidacte, elle n’est jamais allée à l’école ni à l’université. Lectrice vorace, c’est dans la fabuleuse bibliothèque familiale qu’elle découvre les classiques et la grande littérature. Elle fait ses premiers pas dans l’écriture professionnelle grâce au journalisme. Woolf débute dans le métier en 1904, bien avant de devenir écrivaine et publier son premier roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Travers%C3%A9e_des_apparences"><em>La Traversée des apparences</em></a> (1915), à l’âge de 33 ans.</p>
<p>Avec un grand talent, Virginia Woolf rédige d’innombrables critiques littéraires et essais journalistiques tout au long de sa vie. Elle publie de nombreux articles dans divers médias – tant en Angleterre qu’aux États-Unis – principalement dans le <em>Guardian</em>, le <em>Times Literary Supplement</em>, <em>Nation & Athenaeum</em>, <em>Criterion</em>, <em>Academy and Literature</em>, <em>Atlantic Monthly</em>, la <em>Saturday Review of Literature</em>, le <em>New York Evening Post</em>, le <em>New Republic</em> et dans la presse populaire féminine avec <em>Good Housekeeping</em> et <em>Vogue</em>, entre autres.</p>
<h2>L’indépendance chevillée au corps</h2>
<p>Le journalisme littéraire reste sa principale source de revenus, un espace où elle forge sa plume, expérimente et élargit sa pensée. Dans son célèbre essai <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_chambre_%C3%A0_soi"><em>Une chambre à soi</em></a> (1929), elle affirme qu’« une femme doit avoir de l’argent et une chambre à soi si elle souhaite pouvoir écrire des histoires ». Et le métier de journaliste lui permet d’acquérir cette indépendance financière qu’elle a toujours désirée et défendue pour être une femme libre.</p>
<p>Dans une conférence qu’elle donne sur les « Professions pour les femmes » à la National Society for Women’s, le 21 janvier 1931 à Londres, l’écrivaine justifie à partir de sa propre expérience de journaliste l’importance de l’émancipation féminine :</p>
<blockquote>
<p>« Revenons à mon histoire – elle est simple. Il suffit d’imaginer une jeune fille assise un crayon à la main. Elle n’a qu’à faire glisser ce crayon de gauche à droite – de dix heures du matin à une heure. Puis il lui vient l’idée de faire quelque chose qui est, après tout, simple et peu coûteux – glisser quelques-unes de ces pages dans une enveloppe, y coller en haute à droite un timbre d’un penny, et jeter l’enveloppe dans la boîte aux lettres au coin de la rue. C’est ainsi que je devins journaliste ; et mes efforts furent récompensés le premier du mois suivant – quel jour heureux ce fut pour moi – par une lettre du directeur d’une revue contenant un chèque d’une livre, et une dizaine de shillings. »</p>
</blockquote>
<p>Ce texte montre à quel point Virginia Woolf assume son travail de journaliste, une profession oubliée dans la plupart des biographies qui lui sont dédiées. Si le journalisme lui permet de gagner sa vie, et contribue à façonner son style d’écriture, elle s’y consacre pleinement avant de se lancer dans la fiction. Un métier qu’elle exerce alors même qu’elle est déjà romancière reconnue, lui donnant la même importance que son œuvre narrative. La preuve : la romancière a publié une sélection de ses essais journalistiques en 1925 sous le titre « The Common Reader » (<a href="https://www.arche-editeur.com/livre/le-commun-des-lecteurs-404">« Le Commun des lecteurs »</a>, ce qui lui a valu une grande reconnaissance en tant que critique littéraire. La grande majorité de ses articles <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Andrew_McNeillie">ont été rassemblés en plusieurs volumes par Andrew McNellie</a>.</p>
<p>Seule l’universitaire Leila Brosnan, dans <a href="https://edinburghuniversitypress.com/book-reading-virginia-woolf-s-essays-and-journalism.html"><em>Reading Virginia Woolf Essais and Journalism</em></a> semble s’être penchée sérieusement sur la carrière journalistique de Woolf. Les études littéraires académiques ne la présentent généralement que comme une essayiste – toujours sous l’étiquette des « Essais de Virginia Woolf » – et à peine comme journaliste, peut-être parce que le journalisme est considéré comme un genre mineur. Il faut pourtant garder à l’esprit l’importance de la dimension journalistique de ses articles, qui sont marqués par l’actualité et destinés aux lecteurs de la presse écrite.</p>
<h2>Un premier article sur les sœurs Brontë</h2>
<p>À l’âge de 22 ans, Virginia Woolf publie son premier article dans le <a href="https://www.theguardian.com/gnm-archive"><em>Guardian</em></a>. Un âge auquel beaucoup des jeunes journalistes d’aujourd’hui sont encore stagiaires. Son amie Violet Dickinson l’a présentée à la rédactrice en chef du supplément féminin du journal – la seule porte d’entrée pour une femme aspirant au journalisme à l’époque – et Virginia lui propose d’y collaborer. Elle publie d’abord une critique d’une œuvre du romancier américain W.D. Howells, puis l’article, intitulé <a href="https://www.ecoledeslettres.fr/un-texte-inedit-de-virginia-woolf-au-pays-des-soeurs-bronte/">« Pèlerinage à Haworth »</a>, paraît le 21 décembre, non signé en décembre 1904. Virginia y raconte sa visite au presbytère de Haworth, <a href="https://www.bronte.org.uk/">où vivaient les sœurs Brontë</a>. C’est ainsi que commence sa carrière de journaliste.</p>
<p>Ses premières critiques dans le <em>Guardian</em> sont anonymes. Plus tard, elle contribue à d’autres publications prestigieuses telles que le <a href="https://www.the-tls.co.uk/"><em>Times Literary Supplement</em></a>- et le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Nation_and_Athenaeum">magazine <em>Nation & Athenaeum</em></a>, dont les pages littéraires sont sous la responsabilité de son mari, <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/03/26/les-passions-de-leonard-woolf_6167035_3260.html">Leonardo Woolf</a>, avec qui elle fonde la maison d’édition Hogarth Press.</p>
<p>Il est regrettable que l’activité journalistique de Virginia Woolf ait été reléguée au second plan, notamment parce que le journalisme a joué un rôle important dans sa carrière littéraire et a contribué à façonner son style d’écriture. La romancière s’est principalement impliquée dans la critique littéraire mais a également écrit des articles plus politiques liés à l’actualité, dans lesquels elle défend la cause féministe, le pacifisme ou son soutien à la République pendant la guerre civile espagnole, où son neveu a perdu la vie en tant que membre des Brigades internationales. Fervente pacifiste, elle aborde dans son essai sociopolitique <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/11/08/trois-guinees-de-virginia-woolf_4244607_1819218.html"><em>Trois guinées</em></a> la question de <a href="https://www.rtbf.be/article/virginia-woolf-ecrire-dans-la-guerre-un-podcast-avec-valerie-bauchau-et-pascale-seys-11027483">« Comment éviter la guerre ? »</a>, dans lequel elle dénonce le fascisme, le bellicisme et la discrimination féminine dans la société patriarcale anglaise.</p>
<h2>L’art de l’essai journalistique</h2>
<p>Sa production journalistique, qui représente un corpus de plus de 500 articles, témoigne des passions et de l’engagement de Virginia Woolf. Deux types de textes se distinguent : d’une part, ceux qui sont attachés à l’actualité littéraire avec des critiques de livres. D’autre part, il y a des articles de fond, qui répondent au genre de l’essai journalistique, où l’écrivaine donne libre cours à sa réflexion sur la littérature et la création. L’essai journalistique lui permet d’établir un dialogue direct avec les lecteurs – où abondent les clins d’œil, parfois une certaine ironie –, mais aussi une confrontation entre tradition littéraire et culture. Elle révèle aussi parfois ses propres confessions, pénétrant même dans le territoire de la fiction en toute liberté. Dans un article intitulé « La décadence de l’essai » publié dans la revue <em>Academy and Literature</em> le 25 février 1905, Virginia Woolf pose les bases de sa conception et de son renouvellement de ce genre journalistique qu’elle qualifie d’« essai personnel » :</p>
<blockquote>
<p>« La plus marquante de ces innovations littéraires est l’invention de l’essai personnel. On ne saurait nier qu’il remonte en fait à Montaigne, mais nous pouvons aisément le ranger parmi les modernes. […] La forme particulière de l’essai sous-entend une substance particulière : cette forme nous permet de dire ce que nulle autre forme ne nous permet de dire avec autant de précision. »</p>
</blockquote>
<p>Pour l’écrivaine, l’essai journalistique, en tant que genre d’opinion, de commentaire, est « avant tout l’expression d’une opinion personnelle ».</p>
<p>On notera également dans sa production journalistique les biographies des grandes figures de la littérature, de ses auteurs fétiches tels que Dostoïevski, Montaigne ou Tolstoï, pour ne citer que quelques exemples, sans oublier Jane Austen, Kipling, Whitman ou Henry James… Dans un article publié dans le <em>Times Litterary Supplement</em> le 31 janvier 1924, elle rend hommage à Montaigne :</p>
<blockquote>
<p>« Cette manière de parler de soi-même, au gré de son inspiration, en donnant les méandres, le poids, la couleur et la mesure de son âme dans toute sa confession, sa bigarrure, son imperfection – cet art revient à un homme, un seul : Montaigne. […] Dire la vérité sur soi-même, se découvrir dans toute sa familiarité, n’est guère chose aisée. »</p>
</blockquote>
<h2>Un père autoritaire</h2>
<p>Justement, sur « L’art de la biographie », elle publie un article portant le même titre dans la revue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Atlantic"><em>Atlantic Monthly</em></a> en avril 1939. Virginia hérite ce goût particulier pour la biographie que son père, Sir Leslie Stephen, rédacteur en chef du <a href="https://onlinebooks.library.upenn.edu/webbin/metabook?id=dnb"><em>Dictionary of National Biography</em></a>, cultivait si bien. Un père illustré et raffiné, qui, devenu veuf, devient autoritaire avec ses filles. Plus tard, Virginia avoue dans son journal intime, le 28 novembre 1928, à l’âge de 46 ans, comment sa mort l’a libérée pour écrire :</p>
<blockquote>
<p>« Anniversaire de père. Il aurait eu 96 ans, oui 96 ans aujourd’hui, 96 ans comme d’autres personnes que l’on a connues. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais rien écrit, pas un seul livre. Inconcevable. »</p>
</blockquote>
<p>Dans ses articles de critique littéraire, Virginia Woolf s’enthousiasme pour les classiques et l’influence qu’ils ont exercée sur elle, en particulier la littérature française et russe. Par ailleurs, on y trouve plus d’auteurs disparus qu’actuels. Virginia Woolf a du mal à juger ses contemporains, un éternel dilemme pour les écrivains qui sont aussi critiques littéraires. Certains auteurs comme <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/E._M._Forster">E. M. Forster</a> font l’éloge de son style personnel, libre et inimitable. Dans une conférence donnée après la mort de Virginia, Forster loue ses qualités de critique littéraire, sa finesse d’analyse et sa pertinence. Cependant, il lui reproche sa difficulté à analyser ses contemporains. C’est le cas avec James Joyce, qu’elle qualifie après la publication d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/cinq-conseils-pour-parvenir-a-lire-ulysse-de-james-joyce-1068184"><em>Ulysse</em></a> de « catastrophe mémorable ».</p>
<p>Les journaux intimes de Virginia Woolf font souvent référence à ses contributions journalistiques au <em>Times</em>. Parfois, elle se plaint qu’on lui envoie des livres qu’elle n’a pas envie de critiquer, d’autres fois, c’est elle qui propose un auteur qui suscite un grand intérêt pour elle. L’écrivaine avoue son malaise face à la pression des lecteurs et craint d’être mal comprise dans ses prises de positions, comme elle l’avoue dans son journal intime le 15 avril 1920 :</p>
<blockquote>
<p>« Prétentieux, disent-ils ; et une femme qui écrit bien, et qui écrit aussi pour le <em>Times</em>, il n’y a plus rien à dire. »</p>
</blockquote>
<p>Son incessant travail journalistique l’accable parfois, car Virginia Woolf s’y consacre avec beaucoup d’énergie, comme elle le reconnaît dans une autre note de son journal, le 11 avril 1931 :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis très fatiguée de corriger mes propres écrits – ces huit articles – même si j’ai appris à écrire vite, ce qui signifie renoncer à la pudeur. Je veux dire que le style est libre ; mais corriger est un travail répugnant, ce qui me donne la nausée. Et la condensation et la coupe. Et ils me demandent des articles et encore des articles. Il faudrait que j’écrive des articles pour toujours. »</p>
</blockquote>
<p>Virginia Woolf élabore une théorie littéraire inspirée de sa propre pratique d’écriture et de ses préférences en tant que lectrice, comme elle l’évoque dans l’article « Comment écrire un livre », publié dans le <em>Times Literary Supplement</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Arracher une émotion, s’enivrer d’elle, se fatiguer et la jeter, c’est aussi courant en littérature que dans la vie. Mais si l’on distille ce plaisir chez Flaubert, le plus austère de tous les écrivains, il n’y a pas de limite aux effets enivrants de Meredith, Dickens et Dostoïevski, de Scott et Charlotte Brontë. »</p>
</blockquote>
<p>Dans d’autres articles, l’écrivaine aborde non seulement ses lectures, mais aussi la notion de bibliothèque, les frontières de la fiction… Le tout dans un langage très soigné, fluide et direct. Son style avant-gardiste l’amène même à pratiquer la liberté stylistique en jouant avec les conventions typographiques et la ponctuation. Les qualités journalistiques de Virginia Woolf mettent en évidence la grande clarté et l’agilité de la pensée dans sa réflexion littéraire, marquée par l’omniprésence du « je ».</p>
<h2>Féminisme et engagement politique</h2>
<p>Parmi ses articles d’actualité se détachent des écrits d’ordre plus politique et engagé, comme « Mémoires d’une coopérative de travailleuses », publié dans la <a href="https://yalereview.org/"><em>Yale Review</em></a> en septembre 1930. Sur un ton affirmé d’éditorialiste, Virginia Woolf fait un plaidoyer à la faveur de l’amélioration des conditions de vie des ouvrières. Avec de forts témoignages et une interpellation des responsables :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis une femme de mineur. Il vient juste de rentrer couvert de suie. Il doit tout d’abord se laver. Puis il doit prendre son dîner. Mais nous n’avons pas qu’un baquet à lessive. Mon fourneau est encombré de casseroles. Impossible de faire ce que j’ai à faire. Toute ma vaisselle est à nouveau couverte de poussière… Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je pas avoir de l’eau chaude et l’électricité comme les femmes de la classe moyenne… ‘ Alors me je dresse et réclame ‘le confort domestique et une réforme de l’habitat’. Je me dresse en la personne de Mrs. Giles de Durham ; en la personne de Mrs. Philippe de Bacup ; en la personne de Mrs. Edwards de Wolverton ».</p>
</blockquote>
<p>Elle décrit la volonté d’émancipation des ouvrières et réclame le droit de vote des femmes :</p>
<blockquote>
<p>« Dans ce vaste public, parmi toutes ces femmes qui travaillaient, ces femmes qui avaient des enfants, ces femmes qui frottaient et cuisinaient et marchandaient sur tout et savaient au sou près ce qu’elles pouvaient dépenser, pas une n’avait le droit de vote. »</p>
</blockquote>
<p>Dans d’autres passages, elle revendique le droit au divorce, le droit à l’éducation, l’amélioration du salaire des femmes et appelle à une réduction de la journée de travail. Cet article s’appuie sur de nombreux faits dans sa dénonciation des conditions d’exploitation des travailleuses :</p>
<blockquote>
<p>« La plupart de ces femmes avaient commencé à travailler à sept ou huit ans, nettoyant les escaliers le dimanche pour un penny, ou portant leur repas aux hommes de la fonderie pour deux pence. Elles étaient entrées à l’usine à l’âge de quatorze ans. Elles travaillaient de sept heures du matin à huit ou neuf heures du soir et gagnaient entre treize et quinze shillings la semaine. »</p>
</blockquote>
<p>Engagée dans son temps, icône incontournable du féminisme – dans son combat pour libérer les femmes de la tyrannie du système patriarcal – Virginia Woolf utilise le journalisme pour exprimer ses positions sur les événements politiques et historiques de l’époque. Un terrain où elle déverse nombre des réflexions développées plus tard dans ses célèbres essais : <em>Une chambre à soi</em> (1929) et <em>Trois Guinées</em> (1938).</p>
<p>Sur fond de Seconde Guerre mondiale, tandis que Londres subit des bombardements incessants, la journaliste-écrivaine publie en 1940 l’article « Considérations sur la paix en temps de guerre » dans le magazine new-yorkais <a href="https://newrepublic.com/"><em>New Republic</em></a>, le 21 octobre 1940, un plaidoyer pacifiste contre la barbarie qui nous interpelle encore face aux conflits armés d’aujourd’hui :</p>
<blockquote>
<p>« Les Allemands ont survolé la maison ces deux dernières nuits. Et ils sont de retour. C’est une étrange expérience que d’être couchée dans le noir à écouter se rapprocher un frelon et de dire que sa piqûre peut à tout moment vous coûter la vie. C’est un son qui fait obstacle à toute méditation détachée et cohérente que nous pourrions avoir sur la paix. Et c’est pourtant – plus encore que les prières et motets – un son qui devrait nous encourager à penser à la paix. »</p>
</blockquote>
<p>La lecture de ces articles de Virginia Woolf est d’une grande pertinence dans un monde encore et toujours ébranlé par le désastre de la guerre, mais aussi par la nécessité de poursuivre le combat féministe pour la pleine égalité. Son travail continue de résonner dans notre conscience contemporaine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219414/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>María Santos-Sainz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Écrivaine engagée, icône du féminisme, Woolf fut aussi une journaliste engagée qui exprima ses prises de position sur la cause des femmes et le pacifisme.María Santos-Sainz, Maître de conférences (HDR), Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2196352023-12-28T17:09:48Z2023-12-28T17:09:48Z« L’Archipel du Goulag » : trois tomes qui ont ébranlé le communisme<p>Il y a exactement cinquante ans, fin décembre 1973, un livre paraissait en russe à Paris : <em>L’Archipel du Goulag</em>, d’Alexandre Soljénitsyne.</p>
<p>Publié en traduction dans de nombreux pays occidentaux dès mai 1974, vendu en France à 600 000 exemplaires en moins de trois mois, ce premier tome a été suivi de deux autres.</p>
<p>Peu de livres au XX<sup>e</sup> siècle auront eu un tel impact politique.</p>
<h2>Alexandre Soljénitsyne, écrivain et ancien détenu du Goulag</h2>
<p>Né le 11 décembre 1918, <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Aleksandr_Issa%C3%AFevitch_Soljenitsyne/144751">Alexandre Soljénitsyne</a> est le produit de l’éducation soviétique de son temps. Enseignant, il participe comme officier à la Seconde Guerre mondiale et est décoré pour bravoure en 1943.</p>
<p>Le 9 février 1945, il est arrêté pour avoir critiqué Staline dans une lettre privée. Suivront huit ans de camp – pendant lesquels il trouve la foi –, un cancer et le début d’une relégation au Kazakhstan qui est abrégée par la mort de Staline : réhabilité en 1956, Soljénitsyne peut retourner en République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR).</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le détenu Soljénitsyne fouillé par un garde, 31 décembre 1952.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives familiales d’Alexandre Soljénitsyne</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Déterminé à témoigner, il écrit sur les camps, mais cache ses œuvres, attendant le moment de les montrer. Le dégel officialisé par Nikita Khrouchtchev lui en fournira l’occasion. Son premier texte publié, <a href="https://www.fayard.fr/livre/une-journee-divan-denissovitch-9782213726458/"><em>Une Journée d’Ivan Dénissovitch</em></a>, paraît en novembre 1962 dans la revue <em>Novyï Mir</em>, avec l’autorisation personnelle de Khrouchtchev, et porte déjà sur les camps : l’écrivain y raconte une journée dans la vie d’un « zek », un prisonnier ordinaire, et démontre ainsi que, contrairement aux <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-marche-de-l-histoire/1956-le-rapport-khrouchtchev-1532077">allégations de Khrouchtchev en 1956</a>, les répressions n’ont pas touché que des communistes. Ce récit est lu par des millions de Soviétiques et permet à ses lecteurs occidentaux de saisir la réalité des purges staliniennes. C’est pourquoi la publication de textes sur les camps est presque aussitôt interdite en URSS.</p>
<p>Soljénitsyne devient alors le symbole et le repère de ceux qui, dans la société soviétique, s’opposent à un possible retour des répressions. Néanmoins, ceux qui ont acquis pouvoir et privilèges sous Staline défendent les règles du jeu qui leur ont réussi, et bénéficient en cela du soutien du KGB. L’affrontement entre ces deux camps marque les années 1960 en URSS, mais les nationalistes pro-Staline l’emportent : dès 1963-1964, Soljénitsyne ne peut plus être publié. Il est exclu de l’Union des écrivains en 1969. La consécration vient d’Occident : le prix Nobel de littérature est décerné à l’écrivain en 1970, mais celui-ci <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/11/30/soljenitsyne-ne-se-rendra-pas-a-stockholm-pour-recevoir-le-prix-nobel_2658842_1819218.html">ne peut se rendre à Stockholm pour le recevoir en mains propres</a>.</p>
<h2>Publier <em>L’Archipel du Goulag</em> en Occident</h2>
<p>Ce que ses adversaires ne savent pas, c’est que, dès 1968, Soljénitsyne a fait passer en Occident l’œuvre majeure de sa vie, <em>L’Archipel du Goulag</em>, ce texte-fleuve dans lequel il dresse l’histoire du système concentrationnaire soviétique de 1918 à 1956. Il l’a rédigé entre 1958 et février 1967, et n’a jamais eu l’ensemble du manuscrit sous les yeux : comme il en a pris l’habitude en camp, il écrit sur de minuscules feuilles de papier, qu’il enterre dans des jardins.</p>
<p>Nikita Struve, universitaire et directeur de la <a href="https://www.editeurs-reunis.fr/notre-histoire">maison d’édition YMCA Press</a>, a reçu l’un des deux exemplaires transmis. Cette maison d’édition en langue russe a été fondée par des émigrés en 1921 à Prague et a déménagé en 1925 à Paris où, surtout depuis le début des années 1960, elle publie, outre des émigrés, des auteurs soviétiques qui ne peuvent l’être en URSS : le <a href="https://ceupress.com/book/written-here-published-there">« tamizdat »</a> – la publication « là-bas », en Occident, de textes soviétiques, à ne pas confondre avec le <a href="https://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/actualites/nouvelles-publications/samizdat-publications-clandestines-et-autoedition-en-europe-centrale-et-orientales-1950-1990.html">samizdat</a>, publication « par soi-même », qui désigne le fait de diffuser clandestinement des textes en URSS, essentiellement en les recopiant à la machine – prend de l’ampleur.</p>
<p>Pendant l’été 1973, parce que les pressions se renforcent contre lui et qu’une femme ayant tapé à la machine <em>L’Archipel du Goulag</em>, Elizaveta Voronianskaïa, <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/nivat_georges/soljenitsyne/Soljenitsyne_avec_photos.pdf">s’est pendue</a> après avoir été interrogée par le KGB pendant cinq jours et cinq nuits, Soljénitsyne lance l’ordre de préparer, à Paris, la publication de ce texte.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"878954575302201344"}"></div></p>
<p>Le 28 décembre 1973, il apprend par la BBC la sortie du premier tome ; le 14 janvier, la <em>Pravda</em> traite l’écrivain de <a href="https://biography.wikireading.ru/52393">« renégat »</a>. Dans la foulée, des journaux publient de nombreuses lettres dans lesquelles des écrivains officiels très connus – dont Sergueï Mikhalkov et Constantin Simonov – condamnent l’auteur de <em>L’Archipel du Goulag</em>, cette campagne aussi étant supervisée par le KGB. Arrêté le 12 février et accusé de trahison, Soljénitsyne est poussé, le lendemain, dans un avion qui le dépose en RFA. Il a été déchu de sa citoyenneté soviétique.</p>
<h2>Un « essai d’investigation littéraire »</h2>
<p><em>L’Archipel du Goulag</em>, ce long « essai d’investigation littéraire » – c’est son sous-titre –, dresse un tableau sociologique et historique détaillé des camps et des répressions soviétiques, et décrit les parcours et le quotidien des prisonniers au sein de cet « archipel » qui regroupait des myriades de camps, comme autant d’îles au sein du pays.</p>
<p>Soljénitsyne évoque aussi la « relégation », celle qui suivait le camp ou celle à laquelle ont été directement condamnés des centaines de milliers de paysans et des peuples entiers, dont les <a href="http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-deportation-tchetchenes-ingouches.html">Tchétchènes</a> et les <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-si%C3%A8cle-revue-d-histoire-2007-4-page-151.htm">Tatars de Crimée</a>. Pour lui, les prisonniers du Goulag peuvent être comparés aux serfs de l’Ancienne Russie, même si le sort de ces derniers était plus confortable.</p>
<p>Le Goulag, souligne-t-il, s’inscrit dans la logique du système soviétique : conçu et initié par Lénine, il ne peut être vu comme une déviation stalinienne. L’écrivain réfléchit aussi à l’impact de ces camps sur les individus et sur la société : le Goulag provoquerait et accentuerait la peur, la méfiance, le mensonge et une « psychologie d’esclaves ». Comment ne pas y repenser aujourd’hui, alors que la Russie poutinienne a renoué avec certaines pratiques répressives impitoyables ?</p>
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<figcaption><span class="caption">« L’archipel du goulag, le courage de la vérité », documentaire de Jean Crépu et Nicolas Milétitch.</span></figcaption>
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<p>Ce qui est sidérant, c’est que, pour réaliser cet énorme travail, Soljénitsyne n’a utilisé aucune archive – celles sur le Goulag étaient fermées – ni pratiquement aucune source publiée – il n’y en avait guère. Il s’est appuyé sur les récits, les mémoires et les lettres de deux cent vingt-sept anciens détenus que lui, ou certains de ses proches, avaient contactés.</p>
<p>Là est l’immense force du livre, et c’est pourquoi son auteur affirmera le considérer « comme au-dessus de [lui-même] ». Déjà, dans sa <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/soljenitsyne_alexandre/le_cri_prix_nobel/le_cri_prix_nobel_texte.html"><em>Lecture du Nobel</em></a>, rédigée alors que <em>L’Archipel</em> n’était pas encore publié, Soljénitsyne se disait porteur de la parole des personnes mortes au Goulag, « accompagné par les ombres de ceux qui y sont restés », et s’inscrivait ainsi, à sa façon, dans la même démarche qu’Anna Akhmatova avec son <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Requiem-1473-1-1-0-1.html"><em>Requiem</em></a>.</p>
<p>Par la suite, il rappellera sans cesse avoir parlé au nom de ceux auxquels toute parole a été confisquée : c’est la voix d’un peuple réduit au silence qu’il veut faire entendre. Et c’est pourquoi non seulement il dédie <em>L’Archipel du Goulag</em> « à ceux à qui la vie a manqué pour raconter ces choses. Et qu’ils me pardonnent de n’avoir pas tout vu, de n’avoir pas tout retenu, de n’avoir pas tout deviné », mais <a href="https://www.solzhenitsyncenter.org/solzhenitsyn-fund">il consacrera l’ensemble des droits de ce livre</a> – des sommes énormes – à l’aide aux prisonniers politiques soviétiques.</p>
<h2>Un passé qui ne « passe » toujours pas</h2>
<p><em>L’Archipel du Goulag</em> a circulé sans discontinuité en URSS grâce au samizdat et a marqué un tournant net dans la complaisance des intellectuels occidentaux pour le régime soviétique. Sa publication en France, où le Parti communiste restait très puissant et aligné sur l’URSS, a entraîné des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/histoire-du-communisme-ii-2-4-9000900">débats passionnés</a>. En effet, ce livre posait une « question énorme, considérable, écrasante » que Jean Daniel, rédacteur en chef du <em>Nouvel Observateur</em>, a résumée ainsi : « L’univers concentrationnaire, qui a été inséparable du stalinisme, peut-il être séparé du socialisme ? » Rapidement, Marx aussi a été mis en cause, et une gauche se voulant antitotalitaire a émergé.</p>
<p>Le PCF a, lui, parlé de campagne organisée contre l’URSS, tandis que des rumeurs initiées par les idéologues soviétiques ont prétendu que l’écrivain soutenait des régimes d’extrême droite, et l’ont <a href="https://www.editeurs-reunis.fr/post/ambiguites-face-dissidence-sovi%C3%A9tique-1">assimilé à Laval, Doriot et Déat</a>. Soljénitsyne restera assigné à la droite, voire à l’extrême droite, d’un champ politique qui n’était pourtant pas le sien, mais même le PCF a été obligé de prendre un peu ses distances avec l’URSS. Trop tard : <em>L’Archipel du Goulag</em> est l’une des raisons qui expliquent l’effondrement électoral durable de ce parti.</p>
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<figcaption><span class="caption">Alexandre Soljénitsyne invité de l’émission « Apostrophes », Antenne 2, 9 décembre 1983.</span></figcaption>
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<p>Ce livre est <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/07/04/urss-oeuvre-majeure-de-soljenitsyne-l-archipel-du-goulag-va-etre-publie-par-l-union-des-ecrivains-sovietiques_4142839_1819218.html">publié en URSS</a> pendant la pérestroïka, à partir d’août 1989 et beaucoup croient à un tournant définitif. Comme le formule alors le critique Igor Vinogradov, « un pays qui lit <em>L’Archipel</em> et ensuite tout Soljénitsyne […] sera, dans sa vie de l’esprit, un pays considérablement différent de ce qu’il était avant ». Connaître le passé pourrait empêcher son retour et permettre à la société de guérir des violences subies, pensait-on.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/05/28/russie-le-retour-d-alexandre-soljenitsyne-trop-tard_3830661_1819218.html">Soljénitsyne est rentré en Russie en 1994</a>, mais ses compatriotes l’ont trouvé coupé des réalités. Il demeurait cependant le symbole vivant de la dénonciation des camps, et c’est pourquoi ceux qui géraient l’image de Vladimir Poutine ont tenu à ce que celui-ci <a href="https://desk-russie.eu/2023/05/27/ils-ont-fait-le-poutinisme-gleb-pavlovski-lapprenti-sorcier-au-blouson-vert-suite.html">rencontre publiquement l’ancien détenu</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une deuxième rencontre entre Soljénitsyne et Poutine, après celle de septembre 2000, eut lieu le 12 juin 2007.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Kremlin.ru</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>L’écrivain est mort le 3 août 2008. Peu après, <em>L’Archipel</em> a été inscrit au programme des lycées et une version raccourcie a été diffusée. Déjà, pourtant, des attaques visaient son auteur. En octobre 2016, Soljénitsyne a été <a href="https://www.academia.edu/38735094/_Solj%C3%A9nitsyne_aujourd_hui_en_Russie_un_h%C3%A9ritage_instrumentalis%C3%A9_Histoire_and_Libert%C3%A9_num%C3%A9ro_sp%C3%A9cial_pour_le_centenaire_de_Solj%C3%A9nitsyne_n_67_d%C3%A9cembre_2018_p_53_62">pendu en effigie</a> aux portes du musée du Goulag, à Moscou, une <a href="https://lenta.ru/news/2016/10/11/gulag/">pancarte le traitant de « traître » et d’« ennemi de la Patrie »</a> ; des statues, des portraits de lui ont été <a href="https://tvernews.ru/news/260212/">vandalisés en Russie</a>. Une guerre violente opposait, et oppose toujours, ceux qui lui rendent hommage et ceux qui ne lui pardonnent pas d’avoir dénoncé les répressions soviétiques. Le passé « ne passe pas », et la situation actuelle en Russie en témoigne.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219635/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cécile Vaissié ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur la genèse et l’impact, en URSS et en Occident, de l’un des livres les plus importants du XXᵉ siècle, publié à Paris il y a exactement 50 ans.Cécile Vaissié, Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE (Université de Lorraine), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2195102023-12-25T20:29:54Z2023-12-25T20:29:54ZL’Angleterre, patrie des artistes maudits ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565217/original/file-20231212-16-3c29li.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C9%2C1590%2C1185&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Henry Wallis, La mort de Chatterton, 1856.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Henry_Wallis_-_The_Death_of_Chatterton_-_Google_Art_Project.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Il ne suffit pas d’être impécunieux, de voir ses manuscrits rejetés ou ses tableaux subir le feu roulant des critiques, pour se trouver automatiquement bombardé dans la catégorie « artiste maudit ». Pour le dire avec un soupçon de cynisme, pareille distinction se mérite.</p>
<p>Deux facteurs entrent dans la composition de ce statut d’exception : un corps social prompt à surveiller, à s’indigner et à punir, et un artiste incompris et persécuté en raison même de son talent. Leur rencontre, au mauvais moment et au mauvais endroit, fera le reste.</p>
<p>Vécue comme fatale, la tragédie, sur fond de rupture entre les deux instances rivales, résulte souvent d’une série de décisions, bonnes ou mauvaises, prises de part et d’autre, qui auraient pu déboucher sur une tout autre issue – sauf qu’il n’en a rien été, renforçant a posteriori le sentiment que l’issue était inéluctable.</p>
<p>Autre critère : l’acharnement avec lequel la guigne poursuit l’artiste. On pense à <a href="https://theconversation.com/pourquoi-edgar-allan-poe-est-lecrivain-prefere-des-incompris-198552">Edgar Allan Poe</a> (1809-1849), orphelin de père et de mère, et dont les <em>Tales</em> macabres annonçaient la triste fin, proche de celle que connaîtra, six ans plus tard, un Gérard de Nerval. On songe aussi à la mystérieuse conjuration qui frappe, dans leur vingt-septième année, les Brian Jones, Janis Joplin et autre Amy Winehouse, devenus membres, à leur corps défendant, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_des_27">d’un bien morbide Club</a>.</p>
<p>Dernier critère : le caractère forcément asymétrique des forces en présence : proverbial combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est presque toujours au prix fort que l’artiste paie le mépris ou le défi qu’il oppose à la bêtise à front bas, sans oublier la misanthropie dans laquelle il drape sa profonde solitude.</p>
<p>Un poète maudit, Verlaine le reconnaissait au seuil de l’essai de 1884 qu’il consacre à la question, est un poète « absolu » : les cas dont il traite ont pour nom Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, lui-même. Cette dimension d’absolu, comment faut-il la comprendre ? Outre l’entêtement à persévérer dans ce qui passe pour une erreur, alors que l’artiste pressent, lui, qu’il est dans le vrai, l’absolu recouvre le refus de se compromettre, de sacrifier ses principes à l’obtention de quelque satisfaction matérielle. La grandeur dans le crime, enfin, est une condition sine qua non.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Verlaine en 1892, au café François Iᵉʳ, photographié par Dornac dans la série « Nos contemporains chez eux ».</span>
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<h2>Fondements métaphysiques de la création</h2>
<p>Dans son essai intitulé <a href="https://www.babelio.com/livres/Henric-La-peinture-et-le-mal/310250"><em>La peinture et le mal</em></a> (1982), Jacques Henric revisite l’histoire de la peinture occidentale à la lumière des « forfaits » accomplis, du Titien à De Kooning, en passant par le Caravage et Cézanne. Chaque tableau, écrit-il en substance, est un coup porté contre l’ordre établi, une déclaration de guerre, un blasphème plus ou moins assumé. Une provocation à l’endroit des bonnes mœurs, à plus ou moins grande échelle. Il invoque ainsi <a href="https://www.lemonde.fr/arts/article/2018/10/02/egon-schiele-le-renegat_5363365_1655012.html">Egon Schiele</a>, se portraiturant en train de se masturber, dans un tableau à l’huile de 1911.</p>
<p>Manifestement inspiré du manifeste de George Bataille, <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00016133/georges-bataille-a-propos-de-son-livre-la-litterature-et-le-mal"><em>La littérature et le mal</em></a> (1957), qui convoquait notamment Sade, Emily Brontë, Baudelaire et Jean Genet, Henric croit à la culpabilité agissante des peintres, à leur connaissance intime des ressorts qui font que la Création tourne mal, à la concurrence qu’ils livrent au Créateur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Judith décapitant Holopherne, par Caravage, 1598, Galerie nationale d’Art ancien (Rome).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Judith_Beheading_Holofernes_-_Caravaggio.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Pour le dire autrement, la malédiction en question, plus qu’une affaire de misère, a des fondements métaphysiques, voire théologiques. Du « catholicisme » sanglant de la peinture selon Henric, il conviendrait de rapprocher cette déclaration, non dénuée d’humour, du romancier David Herbert Lawrence (1885-1930), dont <em>L’Amant de lady Chatterley</em> (1928) défraya en son temps la chronique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est comme si je me tenais nu et debout, afin que le feu du Dieu tout puissant me traverse de part en part […] Il faut être terriblement religieux pour être un artiste. Je pense souvent à mon cher saint Laurent sur son gril, quand il a dit : “Retournez-moi, mes frères, je suis suffisamment rôti de ce côté-ci, il faut que l’autre cuise aussi.” »</p>
</blockquote>
<p>Nous sommes en février 1913, la carrière de l’écrivain commence à peine. Entrevoyait-il déjà les foudres de la censure qui s’abattront sur lui, une première fois en 1915, à la sortie de <em>L’Arc-en-ciel</em>, quand le livre sera interdit à la vente puis pilonné, et une deuxième fois, en 1928, lorsque commenceront à circuler, sous le manteau, les exemplaires de <em>L’Amant de lady Chatterley</em>, à l’origine d’un des plus grands <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-histoire/le-proces-de-lady-chatterley-9618578">scandales littéraires</a> du XX<sup>e</sup> siècle ? Peut-être, mais n’allons surtout pas croire que la censure détermine après coup la condition d’artiste maudit, selon un raisonnement bien trop mécanique.</p>
<p>Ce serait plutôt l’inverse, dès lors qu’une forme d’appétence, un brin masochiste, pour les confrontations à venir, se porte au-devant des stigmates. Synonyme de libéralisation des mœurs et d’assouplissement de la censure, le procès remporté par les éditions Penguin contre la puissance publique, en 1960, permit à la version non expurgée du roman de Lawrence de voir enfin voir le jour, trente ans après la mort de celui qui traîne encore, comme un boulet, son image de pornographe invétéré.</p>
<p>D’un artiste passionnément religieux, l’autre : quand Pier Paolo Pasolini réalise le film <a href="https://youtu.be/Z3eFedNeohk?si=j6KNje-W7oW-e9s2"><em>L’Evangile selon saint Matthieu</em></a> (1964), et <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/rendez-vous-avec-x/1975-l-assassinat-de-pier-paolo-pasolini-1865399">qu’il périt assassiné</a> dans des circonstances pour le moins troubles, la frontière entre la malédiction et la sainteté se fait des plus ténues. On se souvient du cas Genet, écrivain voleur et homosexuel, dont Jean-Paul Sartre fit l’incarnation de l’homme libre face aux attaques de la société. Le titre de son étude de 1952 ? <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070227235-oeuvres-completes-de-jean-genet-i-saint-genet-comedien-et-martyr-jean-paul-sartre/"><em>Saint Genet, comédien et martyr</em></a>. Son objectif, d’inspiration existentialiste ? « Faire voir cette liberté aux prises avec le destin d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés… ». La formule vaut pour plus d’un candidat au martyre…</p>
<h2>En Angleterre, une pléiade d’artistes maudits</h2>
<p>Au demeurant, si nul pays n’en possède le monopole, reconnaissons que le talent de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Philistinisme">l’Angleterre philistine</a> pour accoucher d’une pléiade d’artistes maudits force l’admiration. <a href="https://theconversation.com/oscar-wilde-en-son-petit-palais-69949">Oscar Wilde</a> (1854-1900), doublement ostracisé, parce qu’Irlandais et homosexuel, compta parmi leurs plus flamboyants avatars. Fauché en pleine gloire, il connut le bagne puis l’exil, précédant la mort dans un hôtel du Quartier latin.</p>
<p>Mais si l’on veut remonter à l’archétype, alors, il convient de se familiariser avec la destinée de Thomas Chatterton (1752-1770). Né à Bristol, le poète trouva la mort à Londres, la veille de ses dix-huit ans. Il n’aurait pas survécu à une affaire de faux qui empoisonna sa famélique existence – il fit passer des poèmes de sa main pour l’œuvre authentique d’un certain Thomas Rowley, prêtre du XV<sup>e</sup> siècle, à une époque, faut-il le rappeler, où les fameux poèmes d’Ossian se posaient pourtant là en matière de supercherie littéraire.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Chatterton, Gravure de William Ridgway d’après W.B. Morris, publiée dans The Art Journal, 1875, détail.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Chatterton#/media/Fichier:Thomas_Chatterton.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>En 1856, un <a href="http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_2333.htm">tableau du peintre préraphaélite Henry Wallis</a> idéalise l’Artiste, au risque d’occulter le Maudit. Le spectateur découvre, allongé sur un lit trônant au milieu d’une mansarde, le corps alangui d’un beau jeune homme. Surmonté de cheveux roux, son visage se couvre d’inquiétantes teintes bleutées, tandis que ses habits d’allure raffinée tranchent avec la pauvreté présumée du lieu.</p>
<p>Ce qu’on ne voit pas, sur la toile, c’est la proximité du peintre avec les milieux radicaux du temps, dont le dramaturge Richard Horne, auteur d’un drame romantique intitulé <em>Death of Marlowe</em> (1834). La réputation sulfureuse de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-quadrithemes-de-charles-dantzig/les-ecrivains-assassines-christopher-marlowe-ou-l-authentique-espion-de-sa-majeste-7518721">Christopher Marlowe</a> (1564-1593) vient d’abord de sa pièce-phare, <em>Le Docteur Faustus</em>, qui reprend le motif du pacte avec le diable, et dont un extrait accompagne la légende du tableau de Wallis. Mais elle se nourrit surtout des rumeurs entourant sa mort qui reste inexpliquée : rixe entre mauvais garçons qui aurait mal tourné ? Règlement de compte entre espions ? Bref, sa fin tragique semble annoncer celle… de Pasolini !</p>
<p>Autre influence, plus palpable celle-là, le <a href="https://www.univ.ox.ac.uk/college_building/shelley-memorial/">Shelley Memorial</a> (1854), édifié par le sculpteur Henry Weekes, qui fige dans le marbre un motif de Pietà : Mary Shelley en Mère du Christ tient dans ses bras le corps effondré de son époux, le poète P. B. Shelley : l’auteur de « La Nécessité de l’athéisme » ainsi que du drame lyrique, <em>Prométhée délivré</em> (1820) avait été retrouvé noyé sur les côtes de Viareggio en juillet 1822.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mémorial à Percy Bysshe Shelley par Henry Weekes, Christchuch Priory Church.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/wheelzwheeler/14676234924">Haydn/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Sur une toile de 62 cm sur 93 cm, Wallis bricole à son tour une Déposition de la Croix très esthétisée. Au deuxième plan, juste derrière le poète, une fenêtre donne sur la <em>skyline</em> londonienne : on reconnaît le célèbre dôme de la cathédrale Saint Paul, symbolisant, croit-on comprendre, l’indifférence de l’Église envers les souffrances du poète. Mais, surtout, il y a cette fenêtre laissée ouverte : on finit par ne plus voir qu’elle, alors que toutes sortes de détails intempestifs se bousculent pourtant au premier plan. Une puissance occulte, forcément maléfique, serait-elle entrée par-là, ce qui ferait du tableau l’équivalent d’une énigme policière à la E.A. Poe ? Le mystère plane, nourrissant les spéculations les plus folles. Objectivement, cependant, les recherches scientifiques menées un siècle après la disparition du poète auront permis d’écarter, avec une quasi-certitude, la piste du suicide à l’arsenic. Dans les faits, Chatterton aurait plutôt mal dosé la solution pharmaceutique prescrite à l’époque contre les maladies sexuellement transmissibles.</p>
<p>Mais rien n’y fait. Le mythe est toujours plus fort que la réalité. Artiste maudit, Chatterton le restera à jamais. De <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/les-jonquilles-un-poeme-de-william-wordsworth-9112519">William Wordsworth</a> (1770-1850) à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/john-keats-le-poete-qui-eclaire-les-temps-sombres-6755410">John Keats</a> (1795-1821), les poètes romantiques encensent à l’envi « l’enfant prodige/l’âme sans cesse en éveil qui mourut en sa fierté ». Keats dédie son <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/44469/endymion-56d2239287ca5"><em>Endymion</em></a> (1818) à la mémoire du « plus anglais des poètes, exception faite de Shakespeare ». En 1834, Alfred de Vigny consacre une <a href="https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00333/chatterton-d-alfred-de-vigny.html">pièce en trois actes</a> au jeune homme « rejeté, sentimentalement et socialement ». Deux ans plus tôt, avec son <em>Stello ou les Diables bleus</em>, il se faisait romancier pour évoquer le destin de qui, du jour où il sut lire, appartint « à la race toujours maudite par les puissances de la terre. »</p>
<p>En 1987, le romancier et biographe Peter Ackroyd (1949 –), dans son roman <em>Chatterton</em>, s’appuie sur le tableau de Wallis pour reconstituer une impressionnante lignée, dans laquelle chaque nouvelle génération d’artistes s’est reconnue, selon des modalités diverses. L’un des derniers en date est le chanteur et compositeur Arthur Teboul, qui rencontra les futurs membres du groupe <em>Feu ! Chatterton</em> dans le très improbable lycée Louis-le-Grand, à Paris. Décidément, la sociologie des artistes maudits n’est plus ce qu’elle était…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219510/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec d’autres écrivains britanniques, Thomas Chatterton figure au panthéon des artistes maudits, continuant d’alimenter un mythe à l’influence durable.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2184422023-12-13T20:42:29Z2023-12-13T20:42:29ZLittérature, séries télé, architecture, cet engouement pour le Moyen Âge qui nous vient du XIXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565138/original/file-20231212-22-aauh1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C11%2C3988%2C2892&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_L'Education du jeune Clovis_, Lawrence Alma-Tadema, 1861.</span> </figcaption></figure><p>Le 15 avril 2019, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris suscitait une vague d’émotion et un élan de solidarité mondial. Conséquence inattendue de cette catastrophe, les ventes du roman de Victor Hugo, <em>Notre-Dame de Paris</em>, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/incendie-de-notre-dame-de-paris/notre-dame-de-paris-les-ventes-du-roman-de-victor-hugo-s-envolent_3400911.html">s’envolaient</a>, nouveau signe de l’engouement contemporain pour le Moyen Âge.</p>
<h2>Médiévalisme effréné</h2>
<p>Depuis plus de 40 ans, on assiste à une floraison de marchés et de banquets médiévaux, de <a href="https://www.fetes-medievales.com/">spectacles</a> comme celui du <a href="https://theconversation.com/le-puy-du-fou-sous-le-divertissement-un-combat-culturel-113888">Puy du Fou</a> ressuscitant des tournois de chevalerie et des démonstrations de fauconnerie, d’animations estivales dans des châteaux autour de l’herboristerie ou de la calligraphie, à quoi il faudrait ajouter des succès romanesques comme celui du <em>Nom de la Rose</em> d’Umberto Eco (1980), et dans un autre genre, celui du film <em>Les visiteurs</em> (1993), plus récemment le succès de la série <em>Game of Thrones</em> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaamelott">Kaamelott</a>, tout cela manifeste à l’évidence un attrait certain pour le Moyen Âge, ou tout au moins pour certains aspects d’un Moyen Âge fortement fantasmé. </p>
<p>Dans le domaine pictural, on peut noter le succès des expositions de peintres préraphaélites, qui revendiquaient à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle des modèles antérieurs à la Renaissance. Nous sommes bien dans l’ère du <a href="https://editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/le-roi-arthur-un-mythe-contemporain">médiévalisme</a>, terme mis à l’honneur notamment par Vincent Ferré et objet d’un <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/hors-collection/dictionnaire-du-moyen-age-imaginaire-anne-besson-william-blanc-vincent-ferre-dir/">récent dictionnaire</a> (2022).</p>
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<h2>Une fascination issue du Romantisme</h2>
<p>Mais d’où vient cette mode médiévale ? C’est dans le romantisme du début du XIX<sup>e</sup> siècle qu’il nous faut chercher l’origine de cette fascination. Les grandes figures qui hantent encore notre imaginaire, <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Ivanho%C3%A9_%28Scott_-_Dumas%29/Texte_entier">comme le chevalier Ivanhoé</a> ou le monstre Quasimodo attaché à sa cathédrale sont nées sous la plume des écrivains romantiques. C’est en effet en 1819 que le romancier écossais Walter Scott publie son célèbre roman, qui devient très vite un modèle pour les romantiques français.</p>
<p>Ce roman historique propose des images puissantes d’une époque qui s’offre à l’imaginaire : grandes scènes de tournoi, combats opposant les perfides Normands aux troupes de hors-la-loi commandées par le légendaire Robin des Bois, duel judiciaire au cours duquel Ivanhoé vole au secours de la belle juive Rébecca accusée de sorcellerie…</p>
<p>Plus tard, Flaubert ne manque pas de railler cette mode médiévale qui engendre une production littéraire médiocre, flattant le goût sentimental de <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Madame_Bovary/Texte_entier">son héroïne Emma Bovary</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit des choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. »</p>
</blockquote>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche du film Ivanhoé (1913), avec l’acteur King Baggot dans le rôle d’Ivanhoé.</span>
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<p>Cette mode médiévale ne se développe pas seulement en littérature, mais, de manière spectaculaire, en architecture. À la suite du <a href="https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/gothic-revival-architecture-et-arts-decoratifs-de-langleterre-victorienne?cHash=7b73c41b08"><em>gothic revival</em></a> anglais, qui donnera également naissance à un genre littéraire, le <a href="https://www.albin-michel.fr/le-roman-gothique-anglais-1764-1824-9782226076243">roman gothique</a> – friand de châteaux isolés, de monastères sombres et de moines pervers – la France se préoccupe de ses monuments médiévaux.</p>
<p>Victor Hugo lance le mouvement avec son roman historique <em>Notre-Dame de Paris</em>, ode à la cathédrale et à la beauté d’une ville dont les traces médiévales s’effacent inexorablement. Vaste fresque entremêlant le destin de personnages hauts en couleur comme le prêtre Frollo, la bohémienne Esmeralda et le monstre Quasimodo, le roman de Hugo synthétise la plupart des représentations romantiques du Moyen Âge : peuple misérable de la Cour des Miracles, justice barbare et expéditive, superstitions et croyances absurdes, mais aussi splendeur architecturale, fêtes populaires, temps des passions sublimes.</p>
<p>Ce roman vient poursuivre un combat déjà entamé par Victor Hugo contre le vandalisme, la destruction et la défiguration des monuments historiques, et qui aboutit à la nomination de Mérimée comme inspecteur des monuments historiques en 1834, puis aux travaux de restauration entrepris notamment par l’architecte Viollet-le-Duc. La cité de Carcassonne, qui accueille aujourd’hui de nombreux touristes et qui est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997, est un des emblèmes de ces <a href="https://whc.unesco.org/fr/list/345">restaurations néogothiques</a> conduites par Viollet-le-Duc.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Au début du XIXᵉ siècle, le romantisme trouve le charme des ruines et le souvenir de la splendeur gothique au château de Pierrefonds, restauré en 1857 par Eugène Viollet-le-Duc.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://histoire-image.org/etudes/viollet-duc-restauration-monumentale">Histoire par l’image</a></span>
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<p>Ces travaux témoignent d’un changement des mentalités au XIX<sup>e</sup> siècle et d’un intérêt pour le passé médiéval. Il s’agit d’y retrouver des racines et une identité mais aussi de fuir le présent en se réfugiant dans un passé idéalisé. Comme l’écrit Umberto Eco dans l’apostille au <em>Nom de la Rose</em>,</p>
<blockquote>
<p>« Le Moyen Âge est notre enfance à laquelle il nous faut toujours revenir pour faire une anamnèse. »</p>
</blockquote>
<p>Le mouvement mis en route par le romantisme se poursuit dans la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, notamment en architecture et en peinture, par exemple avec les <a href="https://theconversation.com/les-preraphaelites-enfants-terribles-de-lart-anglais-158112">préraphaélites en Angleterre</a>, ou <a href="https://musee-moreau.fr/fr/agenda/evenement/gustave-moreau-le-moyen-age-retrouve">Gustave Moreau</a> en France.</p>
<h2>Une « légende dorée »</h2>
<p>Ainsi, nous sommes redevables au romantisme de nombreux aspects de notre représentation du Moyen Âge et inévitablement d’une déformation. En 1964, dans son introduction à l’ouvrage sur <em>La civilisation de l’Occident médiéval</em>, Jacques le Goff mettait en garde ses lecteurs contre ce qu’il nommait la « légende dorée » du Moyen Âge, légende issue de l’époque romantique, et que notre modernité perpétue sous d’autres formes :</p>
<blockquote>
<p>« Il le [lecteur] sera tenté d’exorciser mon Moyen Âge de famines, d’épidémie, d’atrocités, de grossièretés, pour retrouver un Moyen Âge de chants sublimes, de cathédrales merveilleuses, de saints admirables. Je voudrais seulement que ceux-ci, qui ont existé à l’état d’exception, ne lui cachent pas le reste, qui était le commun. »</p>
</blockquote>
<p>En constituant cette mythification du Moyen Âge, les romantiques semblent avoir mis au jour certains invariants du comportement des sociétés face à leur passé : comme au début du XIX<sup>e</sup> siècle, l’homme moderne cherche dans le Moyen Âge à la fois un voyage temporel vers un univers mental radicalement différent, et les fondements de sa propre identité. Dans des périodes qui, chacune à leur manière, sont source d’instabilité politique et sociale et d’inquiétude face à l’avenir, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, âge d’or vers lequel nous ne cessons de revenir.</p>
<p>Même si les œuvres romantiques ont quelque peu brouillé la perception que l’on peut avoir de cette époque historique, elles nous ont permis de rendre vivant et disponible pour notre conscience ce vaste pan du passé dont nous admirons les images brillantes et contrastées que le romantisme nous en a livrées, images qui peuplent encore notre imaginaire collectif. Déjà nostalgique, le XIX<sup>e</sup> siècle nous laisse sa nostalgie médiévale en héritage.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218442/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Durand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis les Romantiques du XIXᵉ siècle, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, un âge d’or auquel on ne cesse de se référer.Isabelle Durand, Professeure de littérature comparée, Université Bretagne SudLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2144102023-11-22T17:19:47Z2023-11-22T17:19:47ZSarah Bernhardt, l’actrice qui sut imposer son genre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561069/original/file-20231122-25-ydxzg0.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1220%2C823&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Sarah Bernhardt par Félix Nadar, vers 1864. Détail.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Sarah_Bernhardt.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>L’exposition consacrée cette année <a href="https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/sarah-bernhardt">par le Petit Palais</a> à l’éclectique actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) à l’occasion du centenaire de sa mort le démontrait magistralement : être actrice, c’est savoir être autre, se prendre au jeu des identités plurielles, parfois contradictoires. Cette faculté de changer de peau – acquise, et non sans souffrances –, ce pouvoir de métamorphose et la grisante liberté qu’il offre, Sarah Bernhardt, qui par son jeu et sa personnalité bouleversa le monde du théâtre et pour qui Jean Cocteau forgea l’expression de « monstre sacré », les raconte et les analyse dans son autobiographie au titre expressif, <em>Ma Double vie</em> (1907) et ce qu’elle concevait comme son testament théâtral <em>L’Art du théâtre : la voix, le geste, la prononciation</em> (1923, posth.). C’est le romancier Marcel Berger, un de ses familiers, qui, après sa mort, rassembla et ordonna les textes épars qu’elle avait dictés ou écrits sur le sujet.</p>
<h2>Une attention particulière à la condition féminine</h2>
<p>Alors qu’elle retrace sa vie, Sarah Bernhardt se montre singulièrement attentive aux difficultés auxquelles sont confrontées les femmes. Sans doute son enfance et son adolescence n’y sont-elles pas étrangères. Envoyée d’abord à la pension de Mme Fressard à Auteuil dès l’âge de sept ans, elle entre ensuite, deux ans plus tard, au couvent de Grand-Champs à Versailles. Là, elle développe une admiration sans bornes pour la mère supérieure, Sainte-Sophie, et un esprit de camaraderie féminine qui ne se démentira pas tout au long de sa vie.</p>
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<p>Dès le récit de ces années de jeunesse, l’on est frappé par la beauté savoureuse des portraits de femmes qu’elle brosse et qui étayent ensuite son autobiographie. De chapitre en chapitre, elle rend des hommages appuyés aux femmes qui ont compté dans sa vie, sans pour autant les idéaliser, comme sa chère vieille institutrice Mlle de Brabender, à laquelle elle ne fait pas grâce de la description, sur son lit de mort, de son visage déformé par le retrait de son dentier, déposé dans un verre.</p>
<p>Souvent pleins de tendresse et d’admiration, ces portraits n’en sont pas moins d’un réalisme qui semble encore la marque d’une affection sincère : le prosaïsme des caractères comme des corps aimés ne la rebute pas. Elle en donnera une excellente illustration avec sa sculpture <a href="https://nmwa.org/art/collection/apres-la-tempete-after-storm/"><em>Après la tempête</em></a>, qui lui valut une mention honorable au Salon de 1876, et qui représente une grand-mère tenant dans ses bras le corps noyé de son petit-fils.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sarah Bernhardt, <em>Après la tempête</em>, ca. 1876.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://nmwa.org/art/collection/apres-la-tempete-after-storm/">National Museum of Women in the Arts</a></span>
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<p>Après sept ans de pensionnat, de retour dans son foyer à 14 ans, Sarah Bernhardt se trouve à nouveau entourée de femmes : sa mère Judith-Julie Bernhardt, ses tantes Rosine Berendt et Henriette Faure, ses sœurs Jeanne et Régina, son institutrice Mlle de Brabender, Mme Guérard, « la dame du dessus » (surnommée ensuite « mon petit’dame » et qui ne la quittera plus) composent le nouveau gynécée dans lequel elle évolue.</p>
<p>Sarah Bernhardt perd son père l’année de ses 13 ans ; un père dont l’identité est longtemps restée incertaine – elle ne le nomme jamais dans son autobiographie – avant d’être établie en la personne d’Édouard Viel (1819-1857).</p>
<p>Non que les hommes soient tout à fait absents autour de la future actrice : au « conseil de famille » qui décidera de son avenir figurent par exemple son parrain Régis Lavolie – détesté – et son oncle Félix Faure – très aimé –, M. Meydieu – vieil ami de la famille –, le duc de Morny et le notaire de feu son père. C’est le duc de Morny, ami de sa mère, qui la vouera au théâtre, sur « une parole lancée du bout des lèvres ».</p>
<h2>Changer l’image des actrices</h2>
<p>Sarah Bernhardt n’accueille pas avec joie ce projet d’entrer au Conservatoire, et cela tient à l’image qu’elle a des actrices. Comme elle l’explique à sa mère, les <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/mlle-rachel">actrices, « c’est Rachel »</a>. Et Rachel, c’est une femme « qui [fait] un métier qui la [tue] » selon la sœur Sainte-Appoline du couvent de Grand-Champs et à laquelle « une petite fille […] avait tiré la langue ». Or pour Sarah Bernhardt, hors de question qu’on lui tire la langue quand elle sera « une dame ». </p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Madame R. ou Rachel dans le rôle de Camille, vers 1850, Collections de la Comédie-Française, Paris, France. Huile sur toile par Édouard Dubufe.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rachel_F%C3%A9lix#/media/Fichier:Rachel_par_Edouard_Dubufe.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Le choix de ce terme pour marquer le passage de l’adolescence à l’âge adulte fait sens : il ne s’agit pas pour elle de devenir simplement une « femme » (être de sexe féminin adulte) mais bien une « dame » (femme des classes sociales supérieures, donc respectée). Dans cet emploi de « dame » se loge, par omission et par contraste, tout ce que ne sont pas, aux yeux du plus grand nombre, les actrices.</p>
<p>Pourtant, ces actrices, Sarah Bernhardt va considérablement en changer l’image. Avec un plaisir évident, dans son autobiographie comme dans son art théâtral, elle bat en brèche l’idée d’une rivalité à mort entre celles-ci, affirmant tout le contraire. Au sujet de son succès inattendu le soir de la Cérémonie de retour à la Comédie française après sa tournée londonienne, elle note :</p>
<blockquote>
<p>« Quelques artistes furent très contents, les femmes surtout, car il est une chose à remarquer dans notre art : les hommes jalousent les femmes beaucoup plus que les femmes ne se jalousent entre elles. »</p>
</blockquote>
<p>Cette jalousie masculine, elle l’explique par l’idée que le théâtre serait un « art essentiellement féminin ». Un « féminin » qu’elle définit, en accord avec l’imaginaire collectif de l’époque, comme la maîtrise de la séduction :</p>
<blockquote>
<p>« Farder sa figure, dissimuler ses vrais sentiments, chercher à plaire, vouloir attirer les regards, sont les travers qu’on reproche aux femmes et pour lesquels on montre une grande indulgence. »</p>
</blockquote>
<p>Sarah Bernhardt transforme ces défauts prêtés aux femmes en atout maître puisqu’il assure leur suprématie au théâtre, « seul art où les femmes peuvent parfois être supérieures aux hommes ». Pour elle, les peintresses (comme <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/madeleine-lemaire-jeanne-magdelaine-lemaire-dite/">Madeleine Lemaire</a>, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/il-etait-une-femme/rosa-bonheur-l-histoire-etonnante-d-une-artiste-peintre-du-XIXe-si%C3%A8cle-adulee-pour-son-talent-et-sa-fougue-6380052">Rosa Bonheur</a>, <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/louise-abbema/">Louise Abbéma</a>), compositrices (comme <a href="https://www.presencecompositrices.com/compositrice/holmes-augusta/">Augusta Holmès</a> et <a href="https://www.presencecompositrices.com/compositrice/chaminade-cecile/">Cécile Chaminade</a> et poétesses (comme Mme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=QeVVcjclMmw">Desbordes-Valmore</a>, <a href="https://www.liberation.fr/culture/livres/louise-ackermann-satan-feminin-et-poetesse-trop-libre-pour-son-si%C3%A8cle-20220506_V53EY7J2WRFCHD7NI2QRDYVMXI/">Louise Ackermann</a>, <a href="https://www.dailymotion.com/video/x7y63hh">Anna de Noailles</a>, <a href="https://www.liberation.fr/culture/livres/les-mille-et-une-vies-de-lucie-delarue-mardrus-20220816_EWNCS6GMRVGPXGG3GCCAVZNWIA/">Lucie Delarue-Mardrus</a>) de son époque, pourtant connues et reconnues, sont encore loin d’égaler leurs homologues masculins. </p>
<p>Au contraire, au théâtre, les noms de Mlle Duclos, Adrienne Lecouvreur, Mlle Clairon, Mlle de Champmeslé, Mlle Georges, Mlle Mars, Rachel ne se voient opposer que ceux de Baron, Talma et Mounet-Sully. Que l’on adhère à ce point de vue ou qu’on le récuse, Sarah Bernhardt tient à redorer l’image des actrices, qui sont pour elle les artistes féminines les plus accomplies.</p>
<p>Poursuivant cette logique, elle s’attache à démentir la légende noire d’une compétition acharnée entre <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/sophie-croizette">Sophie Croizette</a> et elle, la décrivant comme fabriquée de toutes pièces par l’extérieur : « La guerre était déclarée, non pas entre Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs ». À elle cependant les admirateurs les plus sympathiques : « tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés », à Sophie Croizette, « tous les banquiers et tous les congestionnés ». Il faut dire qu’elle n’avait pas, contrairement à son amie, le physique d’une actrice, tel qu’il était alors perçu, c’est-à-dire tout en courbes et rondeurs.</p>
<h2>Un « manque de féminité » mis à profit</h2>
<p>En effet, ses « cheveux de négresse blonde », tels que les qualifia le coiffeur qui les lui massacra le jour du concours de tragédie du Conservatoire, et surtout sa maigreur d’« os brûlé », selon le mot d’une spectatrice un soir de représentation de <em>Mademoiselle de Belle-Isle</em> – un drame d’Alexandre Dumas joué par Sarah Bernhardt en 1872, lui valent de nombreux reproches et caricatures : à peine est-elle arrivée en Amérique pour sa tournée triomphale, qu’elle est aussitôt croquée en « squelette coiffé d’une perruque frisée » par un jeune dessinateur.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sarah Bernhardt dans Hamlet, 1899.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Sarah_Bernhardt#/media/Fichier:Bernhardt_Hamlet2.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
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<p>Elle évoque tant de fois au cours de son autobiographie cette maigreur dont elle a d’abord souffert et qui « alimentait les faiseurs de chansons rosses et les albums de caricaturistes », que celle-ci finit par devenir le signe physique de son exception, s’imposant a posteriori comme un avantage.</p>
<p>Car c’est ce physique atypique qui la révèle, en lui offrant la possibilité d’endosser des rôles particuliers : ceux de personnages masculins. Non qu’elle soit la première femme à jouer des hommes, d’autant qu’à l’opéra, pour certains personnages confiés à des mezzo-sopranos, la pratique des rôles en « travesti » était courante comme pour Chérubin dans <em>Les Noces de Figaro</em> de Mozart – que Sarah Bernhardt interpréta dans la pièce de Beaumarchais en 1872. Mais c’est avec le rôle du troubadour Zanetto dans <em>Le Passant</em> de François Coppée (créé trois ans plus tôt au théâtre de l’Odéon), qu’elle rencontre son premier vrai succès.</p>
<p>Ces rôles masculins, Pierrot en 1883 dans <em>Pierrot assassin</em> de Jean Richepin, Hamlet en 1886 et en 1899 dans la pièce de Shakespeare, Lorenzaccio en 1896 dans la pièce de Musset, le duc de Reichstadt dans <em>L’Aiglon</em> d’Edmond Rostand en 1900 ou encore Pelléas en 1905 dans <em>Pelléas et Mélisande</em> de Maeterlinck, marquent son public et sont pour elle l’occasion d’explorer une nouvelle palette de sentiments dont elle se délecte.</p>
<p>Elle consacre à cette question un chapitre dans son <em>Art du théâtre</em>, expliquant son amour pour le personnage d’Hamlet :</p>
<blockquote>
<p>« Il n’est pas de caractère féminin qui n’ait ouvert un champ aussi large pour les recherches des sensations et des douleurs humaines que ne l’a fait celui d’Hamlet. […] Je puis dire que j’ai eu la chance rare, et je crois unique, de jouer trois Hamlet : le noir Hamlet de Shakespeare, l’Hamlet blanc de Rostand, l’Aiglon, et l’Hamlet florentin d’Alfred de Musset, Lorenzaccio ».</p>
</blockquote>
<p>Mais elle précise aussitôt les conditions impératives pour qu’une femme s’empare d’un rôle masculin :</p>
<blockquote>
<p>« Une femme ne peut interpréter un rôle d’homme que lorsque celui-ci est un cerveau dans un corps débile. Une femme ne pourrait pas jouer Napoléon, Don Juan ou Roméo. Méphisto… oui, parce que c’est en vérité un ange déchu, l’esprit malin qui accompagne Faust ».</p>
</blockquote>
<p>Le rôle de Méphisto constitue un tournant dans sa réflexion car il s’agit d’un « ange », être insexué, d’un « esprit », être asexué. Or justement, elle considère que des rôles masculins comme ceux des « trois Hamlet » sont en réalité des rôles insexués : « il faut que l’artiste [qui voudrait jouer ces rôles] soit dépouillé de virilité » car Hamlet est « un fantôme amalgamé des atomes de la vie et des déchéances qui conduisent à la mort ». Et de conclure </p>
<blockquote>
<p>« que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent leur conserver leur caractère d’êtres insexués, et leur parfum de mystère ». </p>
</blockquote>
<p>Certes Sarah Bernhardt semble oublier que toutes les actrices n’ont pas son physique singulier, ni féminin, ni masculin, sorte de troisième genre sans sexe (et non d’androgyne, qui réunit traits féminins et masculins) mais c’est une façon de conclure à son avantage : Sarah Bernhardt impose son genre.</p>
<p>Cette réflexion sur les rôles masculins découle d’une comparaison entre héroïnes cornéliennes (qualifiées de « raisonneuses hystériques ») et héroïnes raciniennes, qui se solde au profit de ces dernières. Selon Sarah Bernhardt, seules les héroïnes raciniennes (dont Phèdre est pour elle l’emblème, unique rôle féminin à égaler celui d’Hamlet) sont réellement « féminine[s] » car elles tentent jusqu’au bout de dissimuler ce qu’elles ressentent véritablement, ne faisant éclater le corset social qu’en désespoir de cause.</p>
<p>À sa façon donc, en discutant de la vraisemblance et de l’intérêt des rôles féminins, Sarah Bernhardt rejette des clichés liés à une pseudo-nature féminine (non, les femmes ne sont ni des furies, ni des hystériques) pour considérer un fait historique et social (la nécessité pour elles de dissimuler leur for intérieur) qui lui apparaît comme déterminant pour la construction des caractères féminins, réels comme fictifs.</p>
<p>Cette nécessité de dissimuler va de pair pour Sarah Bernhardt avec l’aptitude des femmes à l’assimilation, comme elle l’explique dans son Art du théâtre : « On peut faire en quelques années une adorable duchesse d’un trottin parisien. On ne pourra jamais faire un duc d’un maraud ou d’un bourgeois ».</p>
<p>Ce faisant, elle remarque aussi combien il est difficile de s’émanciper de l’imaginaire collectif qui détermine une image générale de « la » femme, des images particulières de « types » de femmes mais aussi des images intemporelles de l’héroïsme féminin.</p>
<h2>La création d’un héroïsme à soi</h2>
<p>C’est un premier prix manqué lors du concours de comédie du Conservatoire qui semble à l’origine de sa réflexion sur la difficulté, en tant qu’actrice, de (re)créer des personnages féminins. Alors que le premier prix de comédie est remis à son amie Marie Lloyd, Sarah Bernhardt ne reçoit que le second. Mais pour elle, les dés étaient pipés :</p>
<blockquote>
<p>« C’était un prix de beauté que l’on avait décerné à Marie Lloyd ! […] [M]algré […] l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène […]. Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière. »</p>
</blockquote>
<p>Par cette anecdote, Sarah Bernhardt signale combien nombre de personnages de fiction ont une image préétablie et combien il est difficile, voire vain dans certains cas, de vouloir leur en substituer une autre, en accord avec son physique et son caractère propres. Certes, à elle aussi apparaît d’abord, comme à tout lecteur, une « vision matérialisée » du personnage mais elle effectue ensuite un travail pour essayer de le percevoir tel que l’a conçu l’auteur, quitte à aller contre l’image, parfois ancienne, que le public en a.</p>
<p>Elle concède toutefois qu’il lui semble impossible de détruire le « côté légendaire » d’un personnage devenu mythique, quand bien même les travaux des historiens en ont rétabli la vérité. Elle énumère en guise d’exemples aussi bien des personnages masculins que féminins mais s’arrête sur le cas de Jeanne d’Arc (qu’elle a jouée en 1890 dans la pièce de Jules Barbier et en 1909 dans celle d’Émile Moreau) :</p>
<blockquote>
<p>« Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare […]. Elle reste, dans la légende, un être frêle, conduit par une âme divine. Son bras de jeune fille qui tient le lourd étendard est soutenu par un ange invisible ».</p>
</blockquote>
<p>En analysant l’image publique de Jeanne d’Arc, Sarah Bernhardt approche la question de l’héroïsme féminin et remarque combien il est indissociable d’une apparence physique éthérée, de gestes élégants, d’une pureté corporelle qui s’apparie mal avec la réalité. Il y a là un frein à son goût pour le réalisme contre lequel elle renonce à lutter.</p>
<p>La prise de rôle d’un personnage féminin se complique encore lorsqu’on y ajoute les visages réels qui y ont été associés au fil des siècles. Et, si l’on adopte le credo de Sarah Bernhardt selon lequel, au théâtre, les noms des actrices se gravent plus aisément dans les mémoires que ceux des acteurs, alors le défi de reprendre un rôle dans lequel une actrice s’est illustrée n’en est que plus grand.</p>
<p>Ainsi du rôle de Phèdre qui fut pour elle une épreuve car Rachel – son aînée d’une vingtaine d’années – avait imposé ses traits à cette héroïne en 1843 et son souvenir était encore vif lorsqu’elle-même en obtint le rôle trente-et-un an plus tard, sachant pertinemment que les comparaisons ne manqueraient pas.</p>
<p>Pourtant, cette fois-là, Sarah Bernhardt triomphe et ne mentionne dans son autobiographie qu’un seul article défavorable, celui de Paul de Saint-Victor, dont elle précise qu’il était « lié avec une sœur de Rachel », façon bien sûr de souligner la partialité du critique.</p>
<p>De même, en 1880, lorsqu’elle joue le rôle <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/adrienne-lecouvreur">d’Adrienne Lecouvreur</a> (s’affrontant déjà à une première image d’actrice !) dans la pièce (portant son nom) que lui consacrent Ernest Legouvé et Eugène Scribe à Londres, c’est encore à Rachel – qui avait créé le rôle en 1849 – qu’elle est comparée par le critique du <em>Figaro</em>, Auguste Vitu, « regrettant [qu’elle n’eût] pas suivi les traditions de Rachel » mais admirant aussi chez elle, dans l’acte V, « une puissance dramatique […] une vérité d’accents qui ne sauraient être surpassées » et « une science de composition qu’elle n’avait jamais révélée jusque-là ».</p>
<p>À ces comparaisons, Sarah Bernhardt oppose chaque fois la même objection : elle n’a jamais vu Rachel jouer ces rôles, ce qui, malgré la notoriété de celle-ci, lui laissait une nécessaire liberté de création.</p>
<p>La réputation d’une prédécesseuse, lorsqu’elle est plus lointaine, peut cependant également être source d’inspiration. Pour le rôle de Phèdre par exemple, Sarah Bernhardt confie s’être appuyée sur la renommée de <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/champmesle-mademoiselle">Mlle de Champmeslé</a> (1642-1698), se souvenant « qu’elle était au dire des historiens, une créature de beauté et de grâce, et non une forcenée », ce qui confortait son interprétation de Phèdre comme étant « la plus touchante, la plus pure, la plus douloureuse victime de l’amour ».</p>
<p>Toutes ces réflexions sur la création des personnages féminins se révèlent avoir nourri, comme autant d’ébauches, la pensée de Sarah Bernhardt quant à la création de sa propre « personnalité ». Elle semble en effet avoir conjugué étude des rôles qui lui étaient confiés et introspection, construction de soi.</p>
<p>Très tôt au cours de son autobiographie, elle fait part d’un désir d’affirmation de soi et de rayonnement auprès des autres qu’elle aurait éprouvé dès l’enfance et dont la première réalisation remonte au temps du couvent de Grand-Champs : « Enfin, j’étais devenue une personnalité, et cela suffisait à mon orgueil d’enfant », écrit-elle.</p>
<h2>La création d’une personnalité</h2>
<p>Ce mot de « personnalité » est un terme important pour elle, qui en use à plusieurs reprises au cours de son récit : conformément à ses deux sens principaux, il définit à la fois ce qu’elle est déjà – une individualité forte qui se démarque des autres – et ce qu’elle veut être – une personne importante.</p>
<p>Elle l’emploie ainsi souvent dans ce double sens, comme lorsqu’elle attend, inquiète et cependant sûre d’elle, qu’on lui attribue une « part » (et non un « rôle », pièce religieuse oblige) dans la pièce <em>Tobie recouvrant la vue</em> que les élèves du couvent doivent jouer à l’occasion de la visite de l’archevêque de Paris, Monseigneur Sibour.</p>
<p>Mais cette double acception du mot est plus clairement exprimée encore après son premier succès public et social, à savoir sa réussite au concours d’entrée du Conservatoire : « Je sentais le besoin de me créer une personnalité. Ce fut le premier éveil de ma volonté. Être quelqu’un, je voulus cela ».</p>
<p>De fait, le titre de son autobiographie, <em>Ma Double vie</em>, ne fait pas uniquement référence à cette vie partagée entre la scène et la ville dont elle décrit en détail le mécanisme lors d’une représentation de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90066393"><em>Mademoiselle de Belle-Isle</em></a>.</p>
<p>Il fait aussi écho à la guerre qui a souvent opposé ses deux « moi », comme lorsqu’elle attend, fébrile, le résultat du concours de comédie du Conservatoire :</p>
<blockquote>
<p>« Il se livrait dans mon frêle cerveau de jeune fille le combat le plus fou, le plus illogique qu’on puisse rêver. Je me sentais toutes les vocations vers le couvent, dans ma détresse de mon prix manqué ; et toutes les vocations pour le théâtre, dans l’espoir du prix à conquérir ».</p>
</blockquote>
<p>Mais ces deux « moi » se réconcilient dans l’ambition puisqu’il ne s’agit rien de moins que de devenir dans un cas « la mère Présidente du couvent de Grand-Champs » et dans l’autre, « la première, la plus célèbre, la plus enviée » des actrices.</p>
<p>Si le dilemme intérieur est assez vite tranché – elle sera actrice –, cette vie aux identités multiples qu’elle embrasse ne se cantonne pas aux planches : à la ville aussi Sarah Bernhardt multiplie les rôles. Et c’est sur ce kaléidoscope identitaire, autant que sur son talent, qu’elle bâtit sa célébrité : Sarah Bernhardt infirmière et patriote – transformant l’Odéon en ambulance lors de la guerre de Prusse, soutenant le moral des soldats de 1914 –, Sarah Bernhardt aventurière – voyage en ballon, descente dans la crevasse de l’« Enfer du Plogoff », tournée dans la sauvage Amérique –, Sarah Bernhardt sculptrice, Sarah Bernhardt peintresse, Sarah Bernhardt goule dormant dans un cercueil, etc.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Boucq (Meurthe et Moselle), Le théâtre aux armées, en 1916. Sarah Bernhardt, 72 ans (à gauche), joue pour les Poilus. A 60 ans passés, l’actrice se blesse au genou droit en sautant du parapet dans la scène finale de Tosca. La gangrène s’installe : dix ans plus tard, l’actrice est amputée.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://imagesdefense.gouv.fr/sarah-bernhardt-actrice-patriote-theatre-aux-armees">Images défense</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’actrice défraie la chronique, même si elle se défend de le faire sciemment, ne prétendant qu’à vivre librement et selon sa fantaisie. Son impresario américain, Edward Jarrett est, lui, bien décidé à tirer parti de l’aura et du nom de Sarah Bernhardt qu’il vend, autant dans le monde du spectacle que dans celui de la publicité.</p>
<p>Revers de la médaille, l’actrice sent plusieurs fois son image lui échapper, se fait parfois piéger, comme <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/569154/autopsie-d-une-baleine">lors de l’épisode de la baleine de Boston</a> où un certain Henry Smith, propriétaire de bateaux de pêche, l’entraîne presque de force sur le dos du cétacé mourant dont il lui fait arracher un fanon pour ensuite en tirer une affiche et des réclames publicitaires, faisant de l’animal moribond (voire déjà mort !) une juteuse attraction touristique.</p>
<p>Sarah Bernhardt est si coutumière de ces jeux autour de ses différents « moi » que même dans son autobiographie, elle ne livre d’elle que des morceaux choisis. D’un côté, elle veille à attester précautionneusement de la véracité de son récit (parfois dans une perspective apologétique), prenant soin de citer à l’appui, comme autant de preuves, la « quantité de documents » conservés « précieusement » par Mme Guérard ou les « petits cahiers » dans lesquels son secrétaire avait « ordre de découper, et de coller […], tout ce qui s’écrivait en mal ou en bien » sur elle.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/on1H3mid6gw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>De l’autre, elle se réserve le droit à l’omission (au mensonge par omission diraient certains), ne révélant que peu de choses de son intimité :</p>
<blockquote>
<p>« Mais je veux mettre de côté dans ces Mémoires tout ce qui touche à l’intimité directe de ma vie. Il y a un “moi” familial qui vit une autre vie, et dont les sensations, les joies et les chagrins naissent et s’éteignent pour un tout petit groupe de cœurs. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Encrier sculpté par Sarah Bernhardt, Autoportrait en chimère, 1880. Musée Carnavalet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Autoportrait_en_chim%C3%A8re,_S3375(4).jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
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<p>Certes, Sarah Bernhardt narre <a href="https://www.cairn.info/vocabulaire-des-histoires-de-vie-et-de-la-recherch--9782749265018-page-28.htm">« l’histoire de sa personnalité »</a> mais telle qu’elle l’a inventée et sculptée et telle qu’elle souhaite la donner à voir : sphinx et chimère, à l’image de cet encrier qu’elle avait façonné à son effigie et dans lequel elle semble avoir trempé sa plume et dilué ses mystères.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214410/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ambre-Aurélie Cordet est membre de "Philomel", fédération des études de genre au sein de Sorbonne Université.</span></em></p>Sarah Bernhardt, par son jeu d'actrice et sa personnalité, bouleversa le monde du théâtre. On lui reprochait son « manque de féminité » : elle en fit une force.Ambre-Aurélie Cordet, ATER - Docteure en Littératures comparées, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2157292023-10-26T18:01:59Z2023-10-26T18:01:59Z« Une expo, un chercheur » : Les photos de Julia Margaret Cameron dans l’œil d’un spécialiste du romantisme anglais<p><em>Marc Porée est spécialiste de la littérature anglaise du XIXᵉ siècle, poésies comme romans. Infatigable lecteur, traducteur et contributeur régulier de notre média, il aime explorer les liens, les échos et les correspondances cachées entre différentes formes artistiques, en particulier chez les Romantiques. Il nous livre ses réflexions suite à sa visite de l’exposition dédiée à la photographe britannique <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Julia_Margaret_Cameron">Julia Margaret Cameron </a> (1815-1879), figure du XIXᵉ siècle, qui se tient en <a href="https://jeudepaume.org/evenement/exposition-julia-margaret-cameron/">ce moment au Jeu de Paume</a>. Captivé, comme nous, par la beauté de ces portraits mélancoliques, il dissipe avec sensibilité le flou (artistique) et enrichit notre vision de références historiques et de questionnements littéraires et poétiques, sans rien ôter à la magie Cameron.</em></p>
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<p>Ma première impression, en me promenant dans les salles de l’exposition du Jeu de Paume, est celle d’une forêt de visages, qu’on regarde et qui vous regardent. Pourquoi une forêt ? Sans doute à cause de la présence, étrangement végétale, de ces portraits de Victoriens à la barbe épaisse et broussailleuse, de ces chevelures de femmes, dénouées, flottant librement sur l’épaule, telles des lianes.</p>
<p>Leurs visages, alignés comme autant de plantes rares, semblent tout droit sortis de la serre – en réalité, un ancien poulailler, très lumineux – où Julia Margaret Cameron faisait poser ses modèles, dans sa propriété de Freshwater, sur l’île de Wight. Où elle faisait éclore, à dire vrai, leur être profond à l’issue de longues séances de pose (jusqu’à sept minutes !). D’où cette sensation que les visages sont de « vivants piliers », pour citer le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire. Ils brillent doucement, semblant émerger de l’épaisseur d’une « forêt obscure ».</p>
<h2>Visages connus et illustres anonymes</h2>
<p>L’étonnement majeur, c’est de découvrir que Cameron n’aura photographié aucun paysage, aucun extérieur, à quelques rares exceptions près. Uniquement des visages. Et là, le dix-neuviémiste que je suis se retrouve en pays de connaissance… et néanmoins dépaysé. Pour plus de la moitié d’entre eux, en effet, ce sont des visages connus, de personnalités marquantes du temps. Ces « Eminents Victoriens » ont pour nom : Charles Darwin, le poète lauréat <a href="https://actualitte.com/article/101899/radio/lord-alfred-tennyson-une-voix-venue-du-passe">Alfred Tennyson</a>, le polémiste Thomas Carlyle, l’astronome F.W. Herschel, etc. Bref, on a là le gratin qui trône en majesté. Je les reconnais, je les saluerais presque, si l’intensité de leur expression n’imposait respect et recueillement.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554331/original/file-20231017-15-qxba0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Julia Margaret Cameron, « L’astronome John Frederick William Herschel », 1867, tirage albuminé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Royal Photographic Society/V&A</span></span>
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</figure>
<p>Mais il y a aussi les anonymes, les sans grade, les obscurs, sur lesquels Cameron fait toute la lumière : la domesticité employée par le couple Cameron, de nombreux enfants, comme chez Lewis Carroll, des membres de sa famille, dont tous n’étaient pas illustres. Sans oublier une population indigène, native d’Inde ou de Ceylan (où la famille avait une plantation de café et dont elle tirait l’essentiel de sa richesse déclinante) que Cameron immortalise en les « orientalisant » quelque peu au passage.</p>
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<img alt="Vignette de présentation de la série « Une expo, un chercheur », montrant une installation artistique de l’artiste Kusama" src="https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p><em>« Une expo, un chercheur » est un nouveau format de The Conversation France. Si de prime abord, le monde de l’art et celui de la recherche scientifique semblent aux antipodes l’un de l’autre, nous souhaitons provoquer un dialogue fécond pour accompagner la réflexion sans exclure l’émotion. Cette série de rencontres inattendues vous guidera à travers l’actualité des expositions en les éclairant d’un jour nouveau.</em></p>
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<p>Et puis, troisième cas de figure, il y a les portraits de Julia Jackson, la nièce et filleule de Cameron, la future mère de l’écrivaine Virginia Woolf (que l’artiste n’a pas connue). La flèche du temps s’inverse : c’est comme si Virginia était « toujours déjà là », en germe dans l'oeuvre de Cameron, elle qui rédigera, en 1926, la première biographie de sa grand-tante, la tirant de l’oubli et façonnant sa légende. Renchérissant de la sorte sur la dimension intrinsèquement littéraire de cette branche (tiens, encore la métaphore végétale…) de l’art photographique qu’on nommera <a href="https://pur-editions.fr/product/8671/soleil-noir">« photolittérature »</a>. Quelque part, Cameron apparaît déjà dans le temps de demain, le temps d’après, celui des modernistes. Et puis, avec son studio « à soi », sa chambre noire « à elle » (installée dans la cave de la maison), elle anticipe sur les revendications de la même Woolf, réclamant pour les femmes une plus grande indépendance, matérielle et financière, au nom du droit à la création.</p>
<h2>Des portraits magnétiques</h2>
<p>On pourrait les croire en noir et blanc, mais les portraits de Cameron sont plutôt ton sur ton, un sépia sur un fond inégalement sombre. Ses images fascinent parce qu’y affleure le visage, dans sa nudité, sa vulnérabilité – dont parle si bien le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/levinas-quand-un-visage-nous-desarme-6097234">philosophe Emmanuel Lévinas</a> –, sa désirabilité, aussi. Sa mélancolie, surtout. <em>Bonjour tristesse</em>, aurait-on envie de titrer, en songeant « à ce quelque chose qui se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres » dont parlera, au XX<sup>e</sup> siècle, Françoise Sagan.</p>
<p>Anthropologiquement, la palette des émotions qu’exprime un visage est limitée, mais elle est de tous les temps. Un cri, une lamentation, une imploration, quand ils sont pris dans un faisceau de représentations, picturales, sculpturales, littéraires, reconnues comme telles ou non, prennent racine dans un psychisme collectif et sont de forts vecteurs d’émotion.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=850&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=850&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554333/original/file-20231017-21-4g883l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=850&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Julia Margaret Cameron, « The Echo », 1868, tirage albuminé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Maisons de Victor Hugo Paris-Guernesey</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La mythologie, aussi, réactive puissamment l’expression de la souffrance. Le portait intitulé « The Echo » représente une jeune femme désignant implicitement de la main sa gorge : dans la légende rapportée par Ovide, on se souvient que la nymphe amoureuse de Narcisse se voit punie par Junon, qui lui interdit de parler autrement qu’en répétant la dernière syllabe des mots entendus. On pourrait alors à se livrer à une analyse métapoétique de ce portrait, qui pointerait du doigt le mutisme affectant la photographie elle-même. Voyez, entendez, l’écho muet, ineffable, qui se prolonge…</p>
<h2>Une photographe anticonformiste</h2>
<p>Anticonformiste, Cameron l’est, parce qu’elle choisit de ne respecter aucune des préconisations contemporaines en matière de photographie. Elle va cultiver le flou artistique et faire de ses erreurs – erreurs de débutante, lui fait-on remarquer avec condescendance – sa marque de fabrique.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-expo-un-chercheur-les-cranes-geants-de-ron-mueck-vus-par-un-paleoanthropologue-208800">Une expo, un chercheur : les crânes géants de Ron Mueck vus par un paléoanthropologue</a>
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</p>
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<p>Plus ses plaques et tirages comportent de tâches, de rayures, de griffes, de traces de doigt, sales par-dessus le marché, et mieux elle se porte ! La matérialité du médium, son opacité, lui importent, alors même que ses images se veulent immatérielles, quasi diaphanes ou éthérées. C’est ce paradoxal rappel à l’ordre de la matière (les tirages au charbon, le collodion dont on recouvre à l’époque les lourdes plaques de verre, le temps de pose, incompressible, mais qu’elle a tendance à rallonger encore, sa signature à la main et ses commentaires apposés tout autour du cliché), qui la distingue des autres photographes.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=775&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=775&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=775&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=974&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=974&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554349/original/file-20231017-17-tp40pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=974&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Julia Margaret Cameron, « Annie », 1864, tirage albuminé. Il s’agit du premier tirage de la photographe.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Royal Photographic Society Collection/V&A</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Anticonformiste, aussi, le despotisme, à peine éclairé, dont elle fait preuve avec ses modèles, auxquels elle impose, outre la pose, de se draper dans d’invraisemblables tenues, ou de supporter sur le dos de lourdes ailes d’anges. Cameron est une femme puissante, tyrannique dans sa façon de « réaliser » ses tableaux vivants et de diriger ses « acteurs » et « actrices », ce qui est peu conforme, en tout cas, au stéréotype de la femme victorienne.</p>
<h2>Les femmes et les enfants d’abord</h2>
<p>Les femmes que Cameron photographie sont ses proches, ou ses servantes. Ses sœurs aussi, au sens figuré. En permettant à ses modèles de sortir de l’ombre, celle de l’anonymat comme celle de l’arrière-plan, Cameron les révèle à elles-mêmes. Le topos de la femme en attente de son accomplissement sexuel, elle l’illustre plus d’une fois, comme s’il y avait là une échéance, un rite de passage, dont seule une femme peut saisir l’enjeu et déchiffrer le mystère.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=877&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=877&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=877&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1102&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1102&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554335/original/file-20231017-23-a0uhr1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1102&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Julia Margaret Cameron, « Lucia », 1864, tirage albuminé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bibliothèque nationale de France (BnF)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Quant aux enfants, elle comprend, à l’instar des poètes romantiques avant elle, qu’ils sont le sel de la terre, les dépositaires d’une puissance d’être infinie. Aux artistes masculins, qui se détournent des enfants, Cameron oppose sa préférence pour ce qui, chez eux, rompt avec la hiérarchie des adultes. Ses premiers portraits sont du reste des portraits d’enfant. Elle a 48 ans quand sa fille et son gendre lui offrent pour Noël son premier appareil. Avec la ferveur des fraîchement converti(e) s, elle gardera un regard d’enfant pour ce jouet magique qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. Dans l’enfance de l’art…</p>
<h2>Un univers victorien</h2>
<p>Victorienne, Cameron l’est jusqu’au bout des ongles. Ses portraits de femme, qui ne portent pas l’indication de leur identité (laquelle est réservée aux hommes), s’ornent de légendes mettant en avant des allégories (du chagrin, du deuil, de l’espérance, de la pureté, du désespoir, etc.). Son œuvre, même la plus profane en apparence, s’ouvre sur un arrière-plan religieux. Sous le portrait d’un enfant aux ailes d’ange, on lit « I wait » (J’attends). On comprend immédiatement que le chérubin bougon supporte difficilement l’attente qu’on lui fait subir ; dans un deuxième temps, pour nous, pas pour les Victoriens qui avaient parfaitement intégré le double niveau de lecture, l’énoncé renvoie à l’attente de la résurrection, de la vie éternelle dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas exclu que Cameron introduise, à l’occasion, de l’humour dans ces sujets graves et sérieux.</p>
<h2>Une pro du storytelling</h2>
<p>En faisant le choix d’illustrer les <a href="https://www.babelio.com/livres/Tennyson-Les-idylles-du-roi/297771">« Idylles du Roi »</a> de Tennyson, <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/43971/christabel">« Christabel »</a> de S.T. Coleridge, <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9791041914258-la-veille-de-la-sainte-agnes-poesies-et-poemes-de-john-keats-john-keats/">« la Veille de la St Agnès »</a> de John Keats, mais aussi Shakespeare, dans la deuxième période de sa courte existence de photographe (douze ans au plus), Cameron opte pour la narration, le storytelling, davantage que pour l’« imagement » (terme emprunté à <a href="https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/02/11/monde-image-bailly/">Jean-Christophe Bailly</a>, dont il faut lire les pénétrants essais sur la photographie). Certes, la photographie se soustrait à « l’éclosion continue » du temps, mais Cameron insiste pour la remettre en mouvement. Pareille dynamique fictionnelle témoigne de la persistance, outre-Manche, d’une forte tradition narrative. Nombre de photos de Cameron s’apparentent ainsi à des esquisses, des départs d’histoires, souvent d’amour : le futur époux de Mary Ryan, immigrante irlandaise, tomba fou amoureux d’elle à la seule vue du portrait qu’en tira Cameron…</p>
<h2>Révélation et flou artistique</h2>
<p>La photographie est d’abord un processus, chimique voire alchimique, qui se déploie dans le temps. Tout, dans cet arrêt sur image, est tributaire d’une action chimique visant la révélation, l’apparition de l’image au sens épiphanique et encore une fois religieux du terme. C’est l’âme inconnue du portraituré qui se dégage de la plaque, et se dépose sur cette feuille ultrasensible. Le visage illuminé de l’astronome Herschel, tourné vers le ciel qu’il scrute de son télescope, brille d’un éclat autant égaré que surnaturel. Cameron traque la folie, et la sainteté, du génie au moyen de son écriture lumineuse (<em>photo-graphie</em>, littéralement).</p>
<p>Le flou idéalise la personne, lui confère l’équivalent d’une auréole, ce qu’on désignera autrement par le terme d’aura. Mais gare à ne pas abuser de la technique du « soft focus » : les flous hamiltoniens, du nom de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Hamilton">David Hamilton</a>, le photographe aujourd’hui controversé des nymphettes qui connut son heure de gloire dans les années 1970, sont (justement) passés de mode.</p>
<p>Le flou caméronien, lui, procède du désir « d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire », dont Charles Baudelaire se méfiait grandement, dans un Salon de 1859 consacré à démolir le surgissement en force de « l’industrie photographique ». En s’arrogeant pour sa part un droit de regard sur « tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute son âme » (Baudelaire, encore), Cameron semble contredire formellement l’idée baudelairienne selon laquelle la photographie ferait notre « malheur » !</p>
<h2>Une créatrice partout présente et partout absente</h2>
<p>Arrivé au terme de l’exposition, on se pince les yeux. Comment se fait-il qu’aucun de ces portraits – Cameron a dû en réaliser plus d’un millier – ne la représente, elle ? Elle serait l’absente de tout portrait, s’il n’y avait, juste avant la sortie, un portrait réalisé par son fils, lui aussi photographe professionnel.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=593&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=593&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=593&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=746&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=746&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554334/original/file-20231017-27-wp5fj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=746&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Henry Herschel Hay Cameron, « Mrs Julia Margaret Cameron », 1867, tirage albuminé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Royal Photographic Society/V&A</span></span>
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<p>On la découvre, les traits un peu épais et mats, très loin des figures de Madones qui hantent ses photos. Cameron se serait-elle fuie elle-même ? Aurait-elle programmé minutieusement sa propre disparition ? Il faut comprendre, je crois, qu’à l’image de William Shakespeare dont Cameron mit photographiquement en scène des moments choisis de son répertoire, le créateur, dramaturge ou photographe, est partout absent et partout présent dans son œuvre, de par sa capacité à absorber l’identité de l’autre en passant tout entier en lui, à créer indifféremment un Iago ou une Imogène, à se faire caméléon, à se défaire de son identité propre, pour mieux les endosser toutes.</p>
<p>L’art le plus sublime, avait dit le poète William Blake, consiste à faire que l’autre « passe avant et devant soi ». Dont acte.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215729/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Pourquoi les visages mélancoliques capturés par la photographe Julia Margaret Cameron, à l’époque victorienne, sont-ils aussi fascinants ?Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLSonia Zannad, Cheffe de rubrique Culture, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2158172023-10-19T20:37:58Z2023-10-19T20:37:58Z« Anatomie d’une chute » et la question de l’interprétation du récit<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/554296/original/file-20231017-21-r8dcxu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C0%2C1537%2C862&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans ce film de procès très bavard, le statut littéraire du récit est sans cesse questionné.</span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Vous ne contextualisez pas, vous délirez sur un détail ! »<br>
« Un roman n’est pas la vie, un auteur n’est pas un personnage ! »<br>
« Mais un auteur peut exprimer ses idées par ses personnages ! »</p>
</blockquote>
<p>Des bribes d’un cours de licence de lettres ? Des débats lors d’un colloque littéraire ? Non ! Il s’agit de certains échanges entre les personnages du film <em>Anatomie d’une chute</em> de Justine Triet, palme d’or du dernier Festival de Cannes, qui met en scène le procès de l’écrivaine Sandra Voyter, accusée d’avoir tué son mari Samuel.</p>
<p>On pourrait penser que ces échanges sont irréalistes. Mais la littérature s’invite parfois dans des procès bien réels : dans <em>Histoire de la violence</em>, Edouard Louis relate, de manière autobiographique, un épisode traumatique (une agression physique et un viol). Lors du procès, son avocat a renvoyé, dans sa plaidoirie, au récit de l’écrivain, alors que l’avocate de l’accusé a déclaré qu’Edouard Louis « avait confondu son roman avec la réalité ». La procureure elle, a appelé à <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/24/au-proces-de-riadh-b-accuse-d-agression-sexuelle-par-edouard-louis-l-uvre-litteraire-omnipresente_6057212_3224.html">trouver une « vérité judiciaire » et non « littéraire »</a>.</p>
<p>La manière dont le film de Justine Triet traite la question du couple, du genre, de l’innocence et de la culpabilité a été abondamment commentée. Mais une autre question irrigue le film : celle de l’interprétation du récit littéraire (les deux protagonistes du couple étant, l’une écrivaine à succès, l’autre aspirant écrivain), notamment lorsque ce récit joue sur certaines marges troubles, entre fiction et non-fiction, représentation artistique et fidélité mimétique au réel et lorsqu’il se confronte à d’autres récits, qui ont leurs propres critères de cohérence, de validité, de recevabilité : le récit juridique, mais aussi le récit journalistique, le récit psychanalytique, le récit médical, le récit d’expert, etc.</p>
<p>Chaque catégorie peut par ailleurs se décliner en une multitude de récits : les récits des avocats comme ceux des experts peuvent être diamétralement opposés, par exemple. Le passage d’une langue à l’autre dans le film – de l’anglais au français et vice-versa – nous fait d’ailleurs littéralement entendre cette polyphonie.</p>
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<h2>L’autofiction, ou l’art de brouiller les limites entre fiction et réalité</h2>
<p>« What do you want to know ? » (« Que voulez-vous savoir ? ») demande, au tout début du film, Sandra à l’étudiante venue l’interroger. Elle veut savoir ce qui relève de la réalité et de la fiction dans les écrits de Sandra Voyter, et si l’écrivaine pense qu’on ne peut inventer, créer, qu’à partir de la réalité. Or la production littéraire de Sandra se situe dans un genre qu’on peut appeler <a href="https://theconversation.com/faut-il-en-finir-avec-lautofiction-72690">l’autofiction</a>. </p>
<p>Le terme a été employé pour la première fois en 1977 par l’écrivain et critique <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2812">Serge Doubrovsky</a> (pour qualifier son récit, <em>Fils</em>). Il mêle ce qu’on pourrait croire a priori opposé : l’autobiographie et la fiction. L’autofiction est en effet un récit inspiré par la vie de l’autrice ou de l’auteur du récit, mais un récit qui se permet de romancer, d’imaginer, qui ne veut pas se plier aux critères de sincérité, d’authenticité, de conformité aux faits qu’on associe souvent à l’autobiographie traditionnelle (et au « pacte autobiographique » tel qu’il a été défini par <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-pacte-autobiographique-philippe-lejeune/9782020296960">Philippe Lejeune</a>).</p>
<p>Le terme <em>autofiction</em> a donné lieu à de multiples définitions et à de multiples critiques, comme <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/autofiction-philippe-gasparini/9782020973977">l’a montré</a> le chercheur <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/est-il-je-roman-autobiographique-et-autofiction-philippe-gasparini/9782020589338">Philippe Gasparini</a>. Il n’est notamment pas aisé de le distinguer du roman autobiographique comme <a href="https://www.honorechampion.com/fr/champion/10584-book-08534510-9782745345103.html">l’a résumé Sylvie Jouanny</a>, on peut distinguer deux tendances : l’une, référentielle, qui repose sur l’homonymie entre narrateur/narratrice, auteur/autrice et personnage et qui considère que « l’autofiction est un roman qui traite de la réalité, fût-ce dans le recours à la fiction », l’autre, fictionnelle, qui défend « la fiction plus que l’autobiographie » et s’intéresse au travail de « fictionnalisation de soi » (cette fictionnalisation pouvant remettre en cause l’homonymie entre narrateur/narratrice, auteur/autrice et personnage).</p>
<p>Dans <em>Anatomie d’une chute</em>, il est admis que Sandra Voyter écrit de l’autofiction en s’inspirant des éléments de sa vie (notamment l’accident de son fils, mais aussi ses relations avec son père). Lorsque l’étudiante, au début du film, essaie de distinguer ce qui est réel de ce qui est inventé, Sandra esquive et déplace le sujet de la conversation. Mais, tout au long du film, elle va devoir répondre aux questions de la police, de ses avocats, avant et pendant le procès.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour l’avocat général (Antoine Reinartz), l’œuvre de fiction produite par l’accusée contient des éléments qui sont de nature à l’incriminer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span>
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<p>Elle va devoir parler d’elle, de ses livres, et chaque élément de son discours va être disséqué, chacun des mots prononcés (ou échappés, comme lorsque l’étudiante appelle l’accusée par son prénom durant le procès) va être analysé comme on pourrait le faire dans une explication de texte.</p>
<h2>« Alors, on va vraiment entrer dans un débat littéraire ? »</h2>
<p>C’est lorsqu’un des livres de Sandra est brandi au procès, malgré les protestations d’une des avocates de la défense (« On ne juge pas des livres, on juge des faits ») qu’on se retrouve au cœur de questions débattues dans le monde de la recherche et de la critique littéraires.</p>
<p>Reprenons les échanges entre l’accusation et la défense et la manière dont ces débats incarnent différentes manières de lire l’œuvre littéraire.</p>
<p>Les questions posées sont fondamentales dès qu’il s’agit d’interpréter une œuvre littéraire : qui parle ? (le personnage ou l’auteur/l’autrice ?) Peut-on comprendre le sens d’un extrait (d’un livre ou d’un enregistrement – celui de la dispute du couple –) sans le mettre en rapport avec un contexte plus large ? Qui décide du sens d’un texte (la personne qui produit le discours ? Celle qui le reçoit ?)</p>
<p>L’accusation veut lire l’extrait d’un livre de Sandra Voyter, qui raconte les pensées d’un personnage qui éprouve le désir de tuer. L’accusation établit clairement un lien mimétique entre ce passage et la mort de Samuel : Sandra aurait préfiguré dans son roman son désir de tuer.</p>
<p>Pour la défense, c’est inacceptable : « Vous ne contextualisez pas ! Vous délirez sur un détail » ! L’extrait n’est pas contextualisé, il ne s’agit que d’un personnage secondaire, qui d’ailleurs ne passe pas à l’acte. Même dans le régime du texte littéraire, il ne s’agit que d’un fantasme, pas d’un fait. La défense reproche à l’accusation de surinterpréter en faisant d’un passage secondaire le cœur du livre – ce à quoi l’accusation répond que la défense avait également relevé ce passage, ce qui voudrait dire qu’elle le considérait bien comme significatif.</p>
<p>La défense insiste : il faut distinguer l’autrice du personnage. Le point de vue du personnage n’engage pas l’autrice. Il existe une différence entre le monde de la fiction (du personnage) et celui de la réalité (de l’autrice).</p>
<p>L’accusation se justifie alors sur ce dernier point : « Les livres de Sandra Voyter font partie du procès, elle y met son existence, notamment son couple ». Les livres de l’accusée appartiennent au récit de soi, d’inspiration autobiographique, on peut donc faire cette adéquation entre personnage et autrice puisqu’il ne s’agit pas de fiction.</p>
<p>Pour la défense, il ne s’agit pas d’autobiographie, mais d’autofiction, un genre qui se permet de réintroduire de la fiction dans l’écriture de soi. La défense essaie de ridiculiser la lecture de la littérature comme mimétique de la réalité (« Vous allez nous dire que Stephen King est un serial killer ? »), l’accusation la justifie (« La femme de Stephen King n’a pas été retrouvée morte ! »)</p>
<h2>La littérature ou le jeu avec les limites</h2>
<p>Par rapport au trouble suscité par le récit littéraire, l’enregistrement de la dispute entre Sandra et son mari semble pouvoir constituer un récit fiable. Mais en réalité cette dispute se révèle être, comme le dit l’avocat de la défense, un « document ambigu » tout aussi ambigu que le texte de Sandra Voyter, pour deux raisons.</p>
<p>D’une part, comme le texte cité par l’accusation, l’enregistrement n’est qu’un extrait, qu’un moment de la relation entre deux personnes et ne peut représenter toute leur vie. Sandra Voyter le dit : l’enregistrement n’est pas la réalité, car il n’est qu’une partie de la réalité – tout comme elle dit au psychanalyste, joué par le metteur en scène Wajdi Mouawad, qui rapporte le récit de ses sessions avec Samuel : « Mais ce que vous dites n’est qu’une petite partie de la situation globale ». Il s’agit bien de leurs échanges, de leurs mots, de leurs voix, mais ce n’est pas eux – tous leurs êtres, la somme de leurs échanges, de leurs interactions, de leurs corps : on ne peut jamais saisir l’entièreté d’un être ni d’une relation.</p>
<p>D’autre part, alors qu’on croit a priori, avec cet enregistrement, être à coup sûr dans le domaine de la réalité, des faits (et non de la fiction et de la représentation) on apprend, via l’avocat de la défense, que Samuel enregistrait des moments de sa vie et les retranscrivait, qu’il cherchait à faire de « l’autofiction » (le mot est prononcé) en s’inspirant de la méthode de son épouse. On pense ici à différentes productions de littérature contemporaine qui donnent une part de plus en plus importante à des documents matériels : <a href="https://theconversation.com/loeuvre-dannie-ernaux-a-lheure-de-la-reconnaissance-internationale-115166">Annie Ernaux</a>, qui retranscrit son journal intime (dans <em>Se perdre</em> ou <em>Je ne suis pas sortie de ma nuit</em>), qui introduit des reproductions de photographies dans ses livres (tout comme Édouard Louis), Neige Sinno qui reproduit dans <em>Triste Tigre</em> les articles de presse parlant de son enfance et de l’arrestation de son beau-père pour viol.</p>
<p>On pense plus généralement aux productions, qui se développent depuis les années 1960, que la chercheuse Marie-Jeanne Zenetti appelle, après l’écrivain Magnus Enzensberger, des <a href="https://classiques-garnier.com/factographies-l-enregistrement-litteraire-a-l-epoque-contemporaine.html">factographies</a>. Les factographies cherchent une nouvelle manière de dire le réel en captant des images, des sons, des discours. Elles peuvent se manifester formellement par des compilations de notes, des retranscriptions, des reproductions d’archives. Dans ces récits à l’« écriture enregistreuse », il s’agit de « jouer au document et avec le document » comme le dit Marie-Jeanne Zenetti.</p>
<p>L’enregistrement fait par Samuel Voyter n’est-il pas aussi un objet littéraire ? La défense se demande ainsi si Samuel n’aurait pas provoqué la dispute pour avoir de la matière pour son livre. L’ordre traditionnel (la littérature qui vient après la vie, retranscrit la vie, représente la vie) est inversé : il y aurait d’abord la littérature (l’envie d’écrire, la mise en scène) et ensuite la vie. On retrouve les propos tenus par Sandra Voyter dans un ancien entretien : « Mon travail, c’est de brouiller les pistes pour que la fiction détruise le réel » et le commentaire des journalistes : « On a l’impression que ça vient de ses livres, qu’elle l’a déjà écrit ».</p>
<p>Dernier récit et dernier doute du film : lorsque l’enfant du couple, Daniel, fait le récit de son trajet avec son père, pour emmener leur chien chez le vétérinaire. Il rapporte les propos de Samuel, qui aurait filé une métaphore entre l’état du chien et le sien, pour préparer son fils à sa mort prochaine. « Ce récit est extrêmement subjectif » déclare l’accusation. S’agit-il d’une interprétation ? D’une invention ? Ou Daniel se met-il lui aussi à pratiquer l’autofiction ?</p>
<h2><em>Anatomie d’une chute</em> ou les mises en abyme du récit</h2>
<p>En filmant le public du procès, la réalisatrice met en abyme notre situation de spectatrices et spectateurs : nous regardons le public qui regarde le procès, ce public qui frémit à l’annonce d’un éventuel rebondissement – tout comme nous. Le film nous renvoie à nos attentes et nos projections sur le type de récit que nous avons envie de voir (ou d’entendre, ou de lire…)</p>
<p>Ainsi, dans une émission de débat télévisé de deuxième partie de soirée représentée dans le film – sur laquelle tombe Sandra Voyter en zappant – la question de sa culpabilité ou de son innocence n’est plus liée aux faits, mais, plus cyniquement (ou d’un point de vue plus littéraire ?) à l’intérêt de l’un ou l’autre récit : « L’idée d’une écrivaine qui assassine son mari est tellement plus intéressante que celle d’un prof qui se suicide ».</p>
<p>D’un côté, les émois potentiellement romanesques du couple, le lien dangereux entre fiction et non-fiction, de l’autre la mort banale d’un homme qui a échoué en tant qu’écrivain. La conclusion judiciaire du procès a l’air d’entériner le second récit (le suicide), puisque Sandra est acquittée, mais c’est bien le premier récit (la femme coupable) qui est interrogé et mis en scène. Parce que c’est ce que le public (le public du procès, le public du film) voulait voir ?</p>
<p>« Je crois qu’il y a eu trop de mots dans ce procès et j’ai plus rien à dire », déclare Sandra Voyter aux journalistes à la sortie du tribunal. De fait, on parle beaucoup dans <em>Anatomie d’une chute</em> (nous avons pu commenter le film dans cet article en ne parlant quasiment que de dialogue verbal, sans mentionner les autres manifestations du langage cinématographique !) – jusqu’au silence final de Sandra : la multitude des récits n’aboutit pas à une vérité proclamée, mais à l’indicible, à l’invérifiable, à l’opacité (ce qui est devenu quasiment un topos romanesque). Se refuser à toute conclusion rassurante, est-ce une déconstruction du récit traditionnel… ou une variation sur un type de récit dont nous avons déjà l’habitude, un récit ouvert, un récit réflexif, un récit qui joue sur la mise en abyme de lui-même, bref le récit d’un film littéraire ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215817/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laelia Véron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le film de Justine Triet joue sur les frontières troubles entre fiction et non-fiction, représentation artistique et fidélité au réel.Laelia Véron, Maîtresse de conférence en stylistique et langue française, Université d’OrléansLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147422023-10-16T17:02:50Z2023-10-16T17:02:50ZDéwé Gorodey : l’héritage d’une figure majeure de Nouvelle-Calédonie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553988/original/file-20231016-17-85xdy5.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C928%2C615&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Déwé Gorodey, alors en charge de la condition féminine au gouvernement.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/disparition-de-dewe-gorodey-une-personnalite-politique-et-culturelle-de-la-nouvelle-caledonie-s-en-est-allee-1312336.html">Marguerite Poigoune / NC la 1ère</a></span></figcaption></figure><p>L’hiver 2023 en Nouvelle-Calédonie a été marqué par des événements significatifs, <a href="https://theconversation.com/la-nouvelle-caledonie-se-rappelle-au-bon-souvenir-de-la-strategie-indo-pacifique-210485">dont la visite d’Emmanuel Macron</a>, ravivant l’attention sur la situation politique de la région. L’avenir de cette collectivité française d’outre-mer reste incertain <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/un-an-apres-le-referendum-du-12-decembre-2021-retour-sur-une-annee-tres-politique-1348376.html">après un troisième référendum contesté par les indépendantistes en décembre 2021</a>.</p>
<p>Cette actualité géopolitique nous offre l’occasion d’explorer la vie et l’héritage de Déwé Gorodé ou Gorodey, une figure éminente de la Nouvelle-Calédonie, écrivaine et femme politique, <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/08/15/mort-de-dewe-gorodey-figure-de-la-litterature-et-de-l-independantisme-de-nouvelle-caledonie_6138049_3382.html">disparue il y a un an</a>.</p>
<p>Déwé Gorodey, <a href="https://gouv.nc/actualites/17-08-2022/lhommage-dewe-gorodey">ayant occupé des postes gouvernementaux</a>, notamment ceux de la culture, de la condition féminine et de la citoyenneté, a acquis une influence politique significative en Nouvelle-Calédonie. Parallèlement, en tant qu’écrivaine, elle a contribué à l’épanouissement de la littérature kanak en Nouvelle-Calédonie et au sein du monde francophone, sous le nom de Déwé Gorodé, comme le souligne le journaliste des <em>Nouvelles Calédoniennes</em> <a href="https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/maj-reactions-dewe-gorodey-la-fin-des-luttes">Yann Mainguet</a> :</p>
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<p>« Quand la femme politique se transforme en auteure, Déwé Gorodey abandonne une lettre pour devenir Déwé Gorodé. »</p>
</blockquote>
<p>Déwé Gorodé a grandi imprégnée de la culture française et des récits de sa famille kanak, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xX0VS2vO3FM">notamment de son père écrivain</a>. Son éducation politique a été influencée par ses études en France, juste après mai 68, où elle s’est inspirée des luttes étudiantes et des idées de la négritude et de Karl Marx, la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=7Y7Gz1NS57o">motivant à s’engager contre les inégalités en Nouvelle-Calédonie</a>. Deux causes en particulier ont revêtu une considérable importance à ses yeux : l’identité kanake et la défense des femmes.</p>
<h2>Quête de reconnaissance de l’identité kanak</h2>
<p>Déwé Gorodey a été une figure influente du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie. Son engagement pour l’indépendance s’est manifesté par sa participation aux <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/il-y-cinquante-ans-naissance-foulards-rouges-744867.html">Foulards rouges</a> dès 1973, puis au <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/palika-40-ans-de-lutte-pour-l-independance-379437.html">Parti de Libération Kanak (Palika)</a> en 1976, qui a rejoint le <a href="https://www.france-politique.fr/wiki/Front_de_Lib%C3%A9ration_Nationale_Kanak_et_Socialiste_(FLNKS)%20(FLNKS)">Front de libération nationale kanak et socialiste</a> en 1984.</p>
<p>Elle a d’ailleurs été <a href="https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/maj-reactions-dewe-gorodey-la-fin-des-luttes">emprisonnée au Camp-Est en 1974 et 1977</a> pour ses activités politiques. Son combat était motivé par la quête de la reconnaissance de l’identité kanak, incluant la <a href="https://www.culture.gouv.fr/Actualites/Culture-kanak-entre-transmission-et-heritage">préservation des langues indigènes</a>, qu’elle a promue une fois au gouvernement, avec la <a href="https://alk.nc/academie-des-langues-kanak/conseil-d-administration">mise en place de l’Académie des Langues kanakes</a>.</p>
<p>Son œuvre littéraire, intrinsèquement liée à son engagement politique, a d’abord pris la forme de poèmes engagés, écrits lors de son incarcération au Camp-Est, regroupés en 1985 dans le recueil <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1987/09/DOUSSET_LEENHARDT/40293"><em>Sous les cendres des conques</em></a>. Cet ouvrage, ainsi que ses autres recueils de poésie et récits fictifs, défendent la cause kanak dans les idées énoncées, mais aussi dans le style de l’auteure : elle entrelace son écriture en langue française de termes <a href="https://www.alk.nc/langues/paici">paicî</a>, sa langue maternelle. Ses écrits ont un impact significatif pour la littérature francophone océanienne, car comme l’indique <a href="https://www.youtube.com/watch?v=uMZYlU9_uxA">Virginie Soula</a>, Maître de conférences à l’Université de Nouvelle-Calédonie :</p>
<blockquote>
<p>« [Déwé Gorodé est] d’abord le premier écrivain kanak […] elle est la première à se lancer dans une carrière littéraire […] de manière pleinement assumée. »</p>
</blockquote>
<p>Cependant, l’auteure a toujours cherché à dépeindre la réalité de la société telle qu’elle est, en opposition à ce qu’elle juge comme « une prostitution et une folklorisation de la culture kanak » d’après les termes de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=N21g8sEbteQ">Patrice Godin</a>, anthropologue. Ses nouvelles et romans offrent des récits sans embellissement, reflétant les expériences de son peuple, comme illustré dans des œuvres telles que <a href="https://www.calameo.com/read/001508557499444ba9255">Tâdo, Tâdo, wéé ! ou « No more baby »</a>. Ce roman met en scène le personnage de Tâdo, femme kanak qui s’engage activement dans les mouvements indépendantistes, tout en luttant pour trouver sa place au sein d’une société profondément patriarcale, parfois au prix de sacrifices personnels. Tâdo est l’un des nombreux exemples de figures féminines courageuses auxquelles Déwé Gorodé veut rendre hommage.</p>
<h2>Un combat pour les femmes</h2>
<p>L’écrivaine a été une voix importante pour la cause féministe. Ses écrits ont mis en avant des femmes luttant contre la colonisation et la violence perpétrée par les hommes. Son premier roman, <a href="https://presencekanak.com/2022/11/22/lepave-de-dewe-gorode/"><em>L’Épave</em></a>, publié en 2005, traite de manière poignante de la violence sexuelle. En choisissant des femmes abusées et soumises comme protagonistes, cette œuvre a eu un impact sur la prise de conscience des violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie, comme le signale <a href="https://www.postcolonial.org/index.php/pct/article/view/1199/1300">Raylene Ramsay</a>, chercheure à l’université d’Auckland. En effet, selon <a href="https://journals.openedition.org/eps/195?file=1">l’étude menée en 2002-2003</a> par les chercheures Christine Hamelin et Christine Salomon à l’Inserm de Saint-Maurice, il est très rare que les femmes kanak ayant déclaré avoir subi une agression sexuelle le signalent à la police.</p>
<p>En tant que femme politique, Déwé Gorodey a œuvré activement pour éliminer les problèmes qu’elle a dénoncés dans ses écrits. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=1fvGLMyz3cs">Elle a soutenu la sensibilisation aux violences faites aux femmes</a>, réalisée par Salomon et Hamelin, plaidé pour une <a href="https://www.dnc.nc/dewe-gorodey-femme-engagee/">meilleure représentation politique des femmes</a>, et cherché à surmonter les obstacles liés à la coutume dans le cadre de sa collaboration avec le <a href="https://www.lnc.nc/article/politique/quelle-place-pour-le-senat-coutumier">Sénat coutumier</a>. Cette institution, composée uniquement d’hommes, créée suite à <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000555817">l’Accord de Nouméa</a>, est un vestige des usages patriarcaux de la société kanak. <a href="https://www.lnc.nc/article/societe/il-reste-encore-beaucoup-a-faire">Malgré les défis rencontrés</a>, le Sénat coutumier <a href="https://gouv.nc/actualites/08-03-2022/le-senat-coutumier-sengage-en-faveur-des-femmes">a récemment montré des signes d’évolution vers un engagement en faveur des femmes</a>. Tout au long de sa vie, Déwé Gorodé/Gorodey a eu un impact significatif sur la société kanak et calédonienne, ce qui lui a valu <a href="https://gouv.nc/actualites/09-11-2009/dewe-gorodey-medaillee">d’être nommée Chevalier des Arts et des Lettres</a>.</p>
<h2>Vers l’apaisement</h2>
<p>Bien qu’indépendantiste convaincue, Déwé Gorodey a été en faveur de l’unité après les <a href="https://www.mncparis.fr/uploads/accords-de-matignon_1.pdf">Accords de Matignon-Oudinot</a> en 1988 et de Nouméa en 1998. Elle a contribué à transformer la date du 24 septembre, jour de deuil pour les Kanaks en raison de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par les Français en 1853, en une <a href="https://www.lnc.nc/article/societe/150-ans-d-histoire-et-un-destin-commun">journée de célébration et de partage entre les communautés</a>, rebaptisée <a href="https://www.lnc.nc/article/nord/koumac/une-citoyennete-a-definir">« journée » ou « fête de la citoyenneté » depuis 2014</a>.</p>
<p>Elle a joué un rôle actif dans la création du <a href="https://maisondulivre.nc/silo/">Salon International du Livre océanien</a> (SILO) en 2003, cherchant à rapprocher les différentes communautés de Nouvelle-Calédonie. De même, son écriture est devenue plus ouverte à l’Autre, illustrée par sa collaboration avec d’autres auteurs. Elle a ainsi écrit avec <a href="https://auventdesiles.pf/auteur/kurtovitch-nicolas/">Nicolas Kurtovitch</a>, écrivain calédonien d’origine européenne, l’ouvrage <a href="https://www.lalibrairie.com/livres/dire-le-vrai_0-1195866_9782841701216.html"><em>Dire le vrai</em></a> en 1997, soit un an avant la signature de l’Accord de Nouméa, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=UxswBk9HvzA">comme le signale Hamid Mokkadem</a>, professeur agrégé de philosophie en Nouvelle-Calédonie.</p>
<p>Ce modèle de collaboration s’est reproduit avec <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/festival-voix-vives-de-sete-la-nouvelle-caledonie-entre-poesie-et-politique_3362289.html">Imasango, auteure métissée</a>, pour <a href="https://www.babelio.com/livres/Imasango-Se-donner-le-pays-paroles-jumelles/872750"><em>Se donner le pays. Paroles jumelles</em></a>, publié en 2016. L’un des derniers poèmes de ce livre, « L’accord de Nouméa », se conclut de manière positive quant à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, comme le montrent les deux derniers vers :</p>
<blockquote>
<p>« d’un pays de dialogue aux couleurs arc-en-ciel<br>
d’un seul peuple en devenir sur les sentiers de la paix »</p>
</blockquote>
<p>Ces mots reflètent son optimisme à l’approche du <a href="https://www.interieur.gouv.fr/actualites/actualites-du-ministere/3e-referendum-dautodetermination-en-nouvelle-caledonie">premier référendum d’autodétermination en 2018</a>.</p>
<p>Un an après la disparition de Déwé Gorodé, que peut-on dire de son héritage ? Bien que ses aspirations à l’indépendance et à l’unité n’aient pas été pleinement réalisées de son vivant, son influence demeure considérable. Elle a joué un rôle majeur dans la promotion de la culture kanak, officiellement reconnue par l’État français grâce aux Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, comme en témoigne le <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/290549-emmanuel-macron-26072023-nouvelle-caledonie">discours d’Emmanuel Macron à Nouméa en juillet 2023</a>. Son plaidoyer contre les non-dits et son engagement en faveur des droits des femmes, bien avant l’émergence du mouvement #MeToo, attestent de sa pertinence et de son dévouement pour la justice et la réconciliation, des valeurs toujours cruciales pour la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214742/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Angeline Greugny ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Figure influente du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie et voix fervente de la cause féministe, Déwé Gorodé a disparu il y a un an. Retour sur le parcours d’une femme engagée.Angeline Greugny, Doctorante en Sciences du Langage, Didactique des Langues, Université d'AngersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128262023-09-14T17:32:33Z2023-09-14T17:32:33ZComment Balzac a créé le stéréotype de la vieille fille<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548333/original/file-20230914-29-r0x6k9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C1994%2C1497&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans cette édition illustrée de _La cousine Bette_ (1948), l'héroïne célibataire a les traits durs, la mine sévère et triste. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.edition-originale.com/fr/litterature/livres-illustres/balzac-la-cousine-bette-1948-39977">Editions Albert Guillot, Paris 1948.</a></span></figcaption></figure><p>Il suffit d’entendre l’expression « vieille fille », pour que surgisse le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/vieille_fille-9782348072765">stéréotype</a> semblant vieux comme le monde d’une femme d’environ quarante ans, célibataire et inactive sexuellement, vivant seule ou avec quelques chats, passablement laide, souvent un peu aigrie, voire carrément méchante ; un stéréotype qui flirte avec l’imaginaire très connoté de la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">sorcière</a>. La théorie féministe questionne et fustige depuis des décennies cette véritable figure-repoussoir dont la présence dans notre imaginaire collectif servirait surtout de <a href="https://www.illustre.ch/magazine/feministe-ou-anticonformiste-la-revanche-de-la-vieille-fille-539866">menace aux femmes qui s’aviseraient de ne pas se marier ou de refuser de devenir mères</a>.</p>
<p>Lorsque l’on s’intéresse à l’historique de <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">ces représentations</a>, difficile de ne pas tomber nez à nez avec Balzac et sa colossale <em>Comédie Humaine</em>, dans laquelle les portraits de vieilles filles se croisent et se ressemblent, jusqu’à constituer un <a href="https://www.maisondebalzac.paris.fr/sites/default/files/dossier_portraits_enseignants.pdf">type social</a> qui infuse encore dans nos imaginaires – l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs <em>Vieille fille</em>. Retour sur la création de ce véritable mythe négatif qu’est la vieille fille, et sur les motivations de son auteur à créer un tel stéréotype.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, <em>Les trois sorcières</em>, 1783.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Johann_Heinrich_F%C3%BCssli_019.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>La célibataire, ennemie publique numéro un</h2>
<p>Pourquoi Balzac a-t-il créé un « type » stigmatisant pour les femmes non mariées d’âge mûr ? Il semblerait que le point de départ soit sa détestation pure et simple du célibat, état qu’il juge « improductif » et « contraire à la société ». Il écrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« En restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>Dans la préface de son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierrette_(roman)"><em>Pierrette</em></a>, il va jusqu’à proposer la reprise d’une suggestion de loi datant de la Révolution qui souhaitait prescrire un impôt supplémentaire aux personnes non mariées… Bien qu’il se défende d’être « célibatairophobe », on ne peut que ressentir chez Balzac une aversion profonde pour ceux qui montrent une incapacité à faire famille, et surtout à engendrer. Les hommes comme les femmes sont ciblés par ses reproches – on ne parlera pas ici des portraits d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours">hommes d’Église efféminés et ridicules</a> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Rabouilleuse">célibataires dispendieux poussant leur famille à la ruine</a>, qui sont bien présents dans La Comédie humaine. </p>
<p>Mais la figure de la vieille fille fait l’objet d’une attention satirique toute particulière : il semblerait que la profonde empathie dont le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/balzac-feministe/">« romancier des femmes »</a> fait habituellement preuve à l’égard de ces dernières s’arrête à celles qui ne se réalisent pas dans le mariage et la maternité.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/relire-balzac-a-lere-des-humanites-numeriques-131090">Relire Balzac à l’ère des humanités numériques</a>
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</p>
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<p>Bien sûr, ce rejet ne sort pas de nulle part, et la stigmatisation du célibat n’a pas été inventée par Balzac – cette fameuse idée d’impôt supplémentaire date de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%B4t_sur_le_c%C3%A9libat">l’antiquité</a>. Mais c’est bien Balzac qui donnera ses lettres de noblesse – si l’on peut dire – à la figure de la vieille fille, à travers un panel de portraits qui nous montre plusieurs variations de caractères liés à ce stéréotype de la femme célibataire. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vieille_Fille_(Balzac)"><em>La vieille fille</em></a>, il se moque allégrement de la naïveté d’une femme si peu instruite des choses de l’amour qu’elle ne parvient pas à se marier ; dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cousine_Bette"><em>La Cousine Bette</em></a>, il décrit les manipulations d’une vieille fille prête à tout pour ruiner sa propre famille, utilisant sans détour l’esthétique de la sorcière. Enfin, dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours"><em>Le Curé de Tours</em></a> et <em>Pierrette</em>, il dresse le double portrait presque identique de deux célibataires aigries, avares et laides menant leur entourage à sa perte. Ignorance sexuelle ridicule, existence ennuyeuse, nature vicieuse : c’est bien le type de la vieille fille telle qu’on la connaît encore aujourd’hui qui apparaît au fil des histoires.</p>
<p>On note un certain paradoxe dans la manière dont Balzac caractérise ces personnages. D’une part, il critique le célibat comme étant un choix de vie improductif et contre nature. De l’autre, il semble s’attacher à montrer que ce célibat n’est pas un choix, mais découle de la nature profonde de ses protagonistes, pour qui le célibat est une fatalité absolue dont elles ne sortiront jamais. Le célibat apparaît ici moins comme un choix libre qu’un état de fait tenant <a href="https://theconversation.com/tout-le-monde-naime-pas-le-sexe-comment-lasexualite-devient-un-objet-detudes-184801">presque de l’asexualité</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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<p>Or si Balzac honnit le célibat, il déteste tout autant l’idée du mariage forcé ou malheureux, dont il dénonce l’effet désastreux sur la santé et la psyché des femmes dans son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Femme_de_trente_ans"><em>La femme de trente ans</em></a>. Il paraît dès lors étrange de pointer du doigt un célibat qui est peut-être la seule alternative à un mariage non désiré…</p>
<p>Alors qu’est-ce qui est reproché précisément aux vieilles filles, et à quoi tient ce parasitisme des célibataires invoqué par l’auteur ? Tout d’abord, on s’en sera douté, la non-maternité est mise en cause :</p>
<blockquote>
<p>« [Elles] deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué à sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>L’absence de désir et d’amour est également pointée du doigt, d’autant plus que chez Balzac, le désir est un fort moteur romanesque, qui pousse ses personnages à aller de l’avant et à se dépasser, à entrer dans leur rôle de héros de roman. C’est un manque d’amour au sens large qui caractérise les vieilles filles balzaciennes ; dénuées d’affection amoureuse ou maritale, elles sont également incapables de développer un amour familial : Sylvie Rogron torture sa jeune cousine jusqu’à la mort, la cousine Bette manipule l’ensemble de sa famille pour la plonger dans la misère et arriver à ses fins. Le message est clair : la femme célibataire est nécessairement un danger pour la famille, structure indispensable au bon fonctionnement social traditionnel. Elle se transforme ainsi en figure terrifiante, voire monstrueuse, souvent bestialisée. Au fond, ce qui effraie le plus chez la vieille fille, c’est son indépendance, son incapacité profonde à être assujettie à un homme.</p>
<h2>Une absence de vie sexuelle qui dérange</h2>
<p>C’est cette liberté, qui sied si peu à la femme telle que le XIX<sup>e</sup> siècle l’envisage, qui est diabolisée par Balzac. Sous sa plume, les vieilles filles perdent leur féminité et acquièrent quasi systématiquement une forme d’androgynie.</p>
<p>Ainsi, une femme sans homme et sans enfants, sans désir d’être désirée, sans sensualité ni sexualité, semble cesser pour lui d’être tout à fait une femme. Le débat ne semble pas clos aujourd’hui : on pense à l’essai de Marie Kock, <em>Vieille fille</em>, paru en 2022, ou au très récent ouvrage d’Ovidie, <em>La chair est triste hélas</em>, ou à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/lsd-la-serie-documentaire-sur-vivre-sans-sexe-du-12-au-15-avril-sur-france-culture-2161159">sa série documentaire sur France Culture</a> : ne pas avoir de vie sexuelle, voire le revendiquer, sur une courte période ou tout au long de sa vie, reste dérangeant aux yeux de la société.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse de sa cousine Adeline et de sa beauté, la cousine Bette s’acharne à faire son malheur.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Quand l’héroïne balzacienne n’est pas possédée par un mari ou un amant, les forces se renversent, la domination masculine est mise sens dessus dessous, et Mademoiselle Gamard, Sylvie Rogron ou la Cousine Bette assujettissent les hommes de leur entourage dans une ascension contre nature. Vu sous cet angle, le célibat féminin mis en scène dans <em>La Comédie Humaine</em> prend une valeur anarchique, presque révolutionnaire, capable de mettre en danger des institutions millénaires. Et si Balzac s’applique à nous montrer sa profonde détestation pour ces dangers ambulants, on perçoit également chez lui une certaine fascination pour l’immoralité profonde de ses si terribles célibataires. Après tout l’un de ses romans les plus délicieux, <em>La cousine Bette</em>, est porté par son anti-héroïne saphique et vicieuse et par ses manigances machiavéliques qu’il décrit avec une réjouissance évidente, la rendant plus ou moins malgré lui bien plus charismatique et mémorable que ses consœurs « respectables ».</p>
<p>Alors que faire de ces vieilles filles balzaciennes ? L’évidente misogynie et la « célibatairophobie » – quoique Balzac en dise – qui se dégage d’elles ne doit pas nous empêcher de s’appuyer sur ces figures archétypiques pour questionner la manière dont est culturellement abordée la famille ou la maternité au fil du temps.</p>
<p>La place des célibataires au sein d’une société, pourtant largement documentée par la littérature, les arts et les sciences, est encore trop peu étudiée et questionnée par les sciences humaines. Libre à nous de nous pencher sur ces figures balzaciennes, de les réinterpréter, voire de nous les réapproprier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212826/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Loup Belliard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au fil de sa Comédie humaine, Balzac a créé un stéréotype négatif qui a infiltré l’imaginaire collectif.Loup Belliard, Doctorante en littérature du XIXe siècle et gender studies, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128312023-09-13T19:52:24Z2023-09-13T19:52:24ZPourquoi les discriminations nourrissent l’ignorance – et inversement<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548083/original/file-20230913-15-v3c4g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=39%2C0%2C743%2C443&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Margaret Qualley, dans la série Maid, interprète une jeune femme devenue femme de ménage pour échapper à une relation abusive. Son personnage, discriminé, éprouve des difficultés à rendre compte de son expérience afin d’être comprise par son entourage. </span> <span class="attribution"><span class="source">Netflix</span></span></figcaption></figure><p>En 2021, une <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/fc5a96e5fc19ccdcf46fd9d55339591b/Dares%20Analyses_testing_discrimination_embauche.pdf">étude menée sous l’égide de la DARES</a> sur les discriminations <a href="https://theconversation.com/quy-a-t-il-de-discriminant-dans-un-cv-les-enseignements-de-la-recherche-experimentale-151808">à l’embauche</a> conduit à la conclusion suivante : « en moyenne, à qualité comparable, les candidatures dont l’identité suggère une origine maghrébine ont 31,5 % de chances de moins d’être contactées par les recruteurs que celles portant un prénom et nom d’origine française ». Plus généralement, en dix ans, <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/6473349">l’Insee constate une hausse de 4 points</a> des discriminations dont les trois principales sources sont le sexe, l’origine et l’âge. Face à une telle tendance, le <a href="https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rap-origine-num-15.06.20.pdf">Défenseur des droits</a> en appelait à « l’urgence d’agir » et rappelait que « ces discriminations, souvent peu visibles, entravent de façon durable et concrète les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs droits les plus fondamentaux ».</p>
<p>Si de nombreux travaux issus de disciplines comme <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-economie-2019-1-page-91.htm">l’économie</a>, la <a href="https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-soc-071811-145508">sociologie</a> ou la <a href="https://psycnet.apa.org/record/2014-05943-001">psychologie</a> nous offrent des ressources pour penser ce problème, qu’en est-il de la philosophie contemporaine ?</p>
<p>Une réponse pourrait se trouver dans le concept d’<a href="https://ndpr.nd.edu/reviews/epistemic-injustice-power-and-the-ethics-of-knowing/">« injustice épistémique »</a> forgé par la philosophe Miranda Fricker qui identifie une cause des discriminations dans nos attitudes intellectuelles. À la lumière de cette notion, les injustices sociales ne sont plus seulement liées au fait de mal agir mais également de « mal penser ».</p>
<p>Cette notion est un facteur qui aggrave systématiquement ces injustices – quelle que soit leur nature.</p>
<p>En effet, l’ignorance et l’absence de recul quant à nos propres préjugés, et la confusion entre culture dominante et intelligence entretient ce phénomène.</p>
<p>L’appartenance à un groupe social dominant peut ainsi conduire à croire que son raisonnement est « le bon », « le seul » voire « le meilleur » donc supérieur par nature à celui des groupes dominés. En parallèle, l’accès aux connaissances et le temps disponible pour apprendre et s’informer sont inégalement distribués selon les milieux sociaux ou les habitudes familiales ; or ce sont, entre autres, les connaissances qui permettent de raisonner, de se mettre à la place d’autrui, d’accéder aux débats d’idées. </p>
<h2>Qu’est-ce que l’« injustice épistémique » ?</h2>
<p>Partons de nos vies ordinaires et de l’importance que notre crédibilité joue dans les relations sociales. Pour construire des relations de confiance donc, tout simplement, d’initier notre processus d’intégration à la société, nous avons un double besoin : d’une part, être cru donc jugé comme digne de confiance et, d’autre part, être compris. Si un individu ment de manière répétée, il est probable que sa crédibilité soit remise en cause ; et c’est là une conclusion raisonnable et juste à en tirer.</p>
<p>Toutefois, si la crédibilité d’une personne est remise en cause en raison de son statut social c’est-à-dire de son appartenance à un groupe social particulier alors on peut parler d’injustice épistémique. « Injustice » car c’est un droit inaliénable que d’être reconnu dans sa capacité à raisonner. Comme le rappelle l’article premier de la <a href="https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/">Déclaration universelle des droits de l’homme</a> : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». « Epistémique » car cette injustice est relative au domaine de la connaissance.</p>
<h2>Discrédit et incompréhension</h2>
<p>Dans son célèbre ouvrage <em>Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing</em> publié en 2007, Miranda Fricker théorise l’injustice épistémique à partir de ces deux formes : testimoniale et herméneutique.</p>
<p>L’injustice testimoniale est un discrédit intellectuel attribué à autrui en raison de son statut social et nourri par les préjugés. Un premier exemple que cite Miranda Fricker est celui d’un policier qui ne croit par une personne en raison de sa couleur de peau. Un autre est tiré du film <em>Le talentueux Mr Ripley</em> où le personnage Herbert Greenleaf décrédibilise l’accusation pour meurtre défendue par Marge Sherwood en déclarant : « Marge, il y a l’intuition féminine et puis il y a les faits ». Par ces mots, Greenleaf discrédite Marge non au regard du contenu de ses propos ou de son attitude intellectuelle mais de son genre. Dans la suite du récit, cette remarque sexiste lui permettra d’écarter tout soupçon à son égard jusqu’à ce que soit réhabilité la parole de Marge et, ainsi, découvert le véritable coupable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548355/original/file-20230914-15-vj9s66.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour bien raisonner, encore faut-il avoir conscience de ses privilèges.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/32945713230/in/album-72157691229705502/">Flickr / Jeanne Menjoulet</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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</figure>
<p>Lorsqu’une situation, comme celle vécue par Marge, se présente, alors la personne discriminée peut éprouver des difficultés à rendre compte de son expérience afin d’être comprise. Pour Miranda Fricker, le second type d’injustice épistémique qualifié d’herméneutique trouve son origine dans les ressources interprétatives collectivement partagées. Ainsi, il est difficile pour la victime de formuler des énoncés compréhensibles car les mots ou les faits qu’elle relate sont absents du langage ou de la culture de son groupe. Un cas saillant est celui du harcèlement sexuel que la culture dominante rend difficile à tant à dénoncer qu’à énoncer en raison de l’absence de notions communes pour nommer ce genre de faits.</p>
<p>Les deux formes d’injustice épistémique nourrissent l’ignorance des oppresseurs. Dans un cas, ils se rendent coupables de leur bêtise par car ils se laissent guider par leurs préjugés. Dans le second, ils sont en partie victimes de la situation intellectuelle de leur groupe qui présente des carences en matière de ressources interprétatives.</p>
<h2>Un problème démocratique</h2>
<p>Du point de vue des opprimés, les enjeux démocratiques de notre problème sont évidents : privés du droit à l’égale dignité, méprisés intellectuellement, l’attitude des oppresseurs participe à les exclure de l’espace public. L’aveuglement partagé quant aux récits de leurs expériences conduit à exclure leurs points de vue de l’espace de formation du jugement et de décision. La riche littérature évoquée en introduction de cet article permet de mesurer les conséquences pratiques d’un tel état de fait.</p>
<p>Du point des oppresseurs, que l’on aimerait ignorer mais que le respect de l’égale dignité nous interdit, le problème se situe dans l’impossibilité d’accéder à une citoyenneté libre car éclairée. <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/lumieres">En termes kantiens</a>, la difficulté est liée à l’incapacité de l’oppresseur à sortir de son état de « minorité » pour parvenir à celui de « majorité ». Cette minorité « consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » et, plus encore, dans le manque de désir de penser par soi-même. Les préjugés acquis, souvent involontairement, dès l’enfance et développés au cours de son histoire personnelle placent l’oppresseur dans un état d’aliénation que les philosophes de Lumières ont combattu avec force.</p>
<p>Comme le rappelait Kant dans <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/lumieres"><em>Qu’est-ce que les Lumières ?</em></a>, « la diffusion des lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses ». Or, notre malheur en la matière est qu’« il est […] difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature ».</p>
<h2>Comment résister à la bêtise pour devenir un citoyen libre et éclairé ?</h2>
<p>« Sapere aude » (« Ose savoir ») pourrait-on déclarer avec Kant qui voyait, dans cette injonction au courage d’utiliser sa propre intelligence, « la devise des lumières ». Aussi, dans la continuité de la théorie développée par Miranda Fricker qui conçoit l’injustice épistémique comme un vice intellectuel, la résistance à la bêtise impliquerait de résister aux vices et de cultiver la vertu. Par exemple, il s’agirait pour chacun de lutter contre sa propre arrogance intellectuelle qui le conduit à mépriser la capacité d’autrui à penser ou encore sa paresse de l’esprit qui le pousse à se contenter de ses préjugés et de ses fausses croyances.</p>
<p>Toutefois, la raison seule ne saurait suffire. Si l’on suit les traces de <a href="https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/les-vertus-epistemiques/responsabilisme-vertus-epistemiques-et-vertus-morales">la philosophe Linda Zagzebski</a>, la vertu est une motivation stable à poursuivre le bien. En matière de connaissance, cela implique donc que résister à la bêtise passe par la régulation de nos désirs en direction de la vérité et de la connaissance. Sans ce désir de la vérité et de la connaissance, indispensable pour devenir maître de ses pensées, l’individu peinera à revoir ses jugements tant ce qui le guide n’est pas le vrai mais plutôt ce qui comble d’autres désirs (le pouvoir, l’argent, la gloire, l’autorité, la certitude, le désir d’avoir raison, etc.).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ah-ces-chinois-ils-travaillent-dur-quand-le-racisme-se-veut-bienveillant-147305">« Ah ces Chinois, ils travaillent dur ! » : quand le racisme se veut « bienveillant »</a>
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<p>Enfin, la résistance à l’injustice épistémique ne saurait se réduire à un travail individuel sur ses propres croyances. C’est là un aspect important de la théorie de Miranda Fricker qui relie la connaissance à la politique. En effet, les institutions démocratiques, portées par l’État, joue un rôle central de garant des libertés. Dès lors, on attend d’elles un certain pouvoir de régulation de nos mauvaises conduites notamment celles injustes qui nuisent à la liberté d’autrui.</p>
<p>En premier lieu, on peut <a href="https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2015-2-page-105.htm">légitimement attendre de l’école</a> qu’elle favorise la formation vertueuse de nos intelligences et nourrissent en chaque citoyen le goût voire le désir de la vérité, de la liberté, de la raison et de la justice. Ensuite, il est impératif que la culture épistémique des institutions publiques (police, justice, etc.) place au cœur de ses principes le sens de la vertu et la résistance aux vices. Enfin, un espace public qui garantit la libre expression des conflits et garantit aux <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-2013-12-page-978.htm&wt.src=pdf">opprimés la possibilité de dénoncer les injustices</a> qu’ils subissent est indispensable à l’établissement d’une société véritablement démocratique. C’est en ce sens que le <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-2013-12-page-978.htm&wt.src=pdf">philosophe José Médina</a>, à la suite de Fricker, invite à la « résistance épistémique » c’est-à-dire « l’utilisation de nos ressources épistémiques et de nos capacités pour affaiblir et changer les structures normatives de l’oppression ainsi que les formes complaisantes du fonctionnement cognitif-affectif qui soutiennent ces structures ».</p>
<p>Les récits de fiction qui mettent en avant des expériences de vie invisibilisées ou les mouvements sociaux qui remettent en cause l’ordre dominant quant à la manière de penser le sexe, la famille ou le travail sont de bons exemples de cette « résistance épistémique ». Par cette lutte, les opprimés participent à leur propre émancipation ainsi qu’à celles de leurs oppresseurs aliénés par l’ignorance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212831/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ousama Bouiss ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les injustices sociales et les discriminations sont causées, entre autres, par des raisonnements trop peu informés et qui manquent de recul.Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2125862023-09-07T15:36:30Z2023-09-07T15:36:30ZLe « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/546946/original/file-20230907-20-pgsw5q.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1286%2C973&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pierre Bonnard, Jeune femme écrivant, 1908. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://collection.barnesfoundation.org/objects/5663/Young-Woman-Writing-%28Jeune-femme-ecrivant%29/">Barnes collection</a></span></figcaption></figure><p>On a l’habitude de se demander quel bruit fait un arbre qui tombe dans une forêt solitaire ; il est plus rare de se demander ceux que font les féministes que personne ne veut écouter. On le sait : les femmes ont été prises dans les <a href="https://www.cairn.info/les-femmes-ou-les-silences-de-l-histoire--9782081451995.htm">silences de l’histoire</a>, selon la formule de Michelle Perrot. Il leur a en effet été aussi difficile de sortir de la sphère privée à laquelle elles ont été assignées que de voir leur (pré) nom conservé dans les annales de l’histoire, pour les quelques-unes qui ont su se faire connaître de leur vivant.</p>
<p>La romancière Virginia Woolf s’est trompée quand, dans « Une chambre à soi »(1929), elle n’imaginait pas que les petites sœurs de Shakespeare aient pu exister, comme le montre Christine Planté, pionnière des études sur le genre en France, dans son essai fondateur <a href="https://books.openedition.org/pul/22527?lang=fr"><em>La Petite Sœur de Balzac</em></a> (1989) qui dresse le tableau de la situation des femmes de lettres au XIX<sup>e</sup> siècle. Les femmes de lettres ont bel et bien existé : elles ont été effacées de l’histoire littéraire, comme <a href="https://www.elianeviennot.fr/">Éliane Viennot</a> (spécialiste de la littérature de la Renaissance et militante féministe) l’analyse dans le volume consacré au XIX<sup>e</sup> siècle <em>L’Âge d’or de l’ordre masculin</em> (2020) de sa série d’études <em>La France, les femmes et le pouvoir</em>. De son côté, Martine Reid - spécialiste de l'histoire et de la place des femmes en littérature - démontre avec son équipe dans <em>Femmes et littérature : une histoire culturelle</em> (2020) la présence réelle et les difficultés complexes des femmes de lettres françaises.</p>
<p>L’histoire des féministes accompagne celle des femmes de lettres, <a href="https://gallica.bnf.fr/html/und/manuscrits/christine-de-pizan?mode=desktop">au moins depuis Christine de Pizan</a> - la première femme de lettres de langue française ayant vécu de sa plume, née en 1364. Elles se sont heurtées aux mêmes difficultés matérielles et symboliques, redoublées parce qu’elles prenaient la plume au nom et en défense de toutes. Pour dénoncer le problème « qui n’a pas de nom », plus large que le malaise des femmes états-uniennes désigné par la pionnière du féminisme américaine <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/02/07/betty-friedan-feministe-americaine_738756_3382.html">Betty Friedan</a>, il leur a fallu inventer des stratégies nouvelles pour réussir à faire du bruit.</p>
<h2>Les belles échappées</h2>
<p>La littérature féministe peut sembler un non-sens : le <a href="https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1987_num_34_3_1421">mot</a> même de « féminisme » ne gagne son sens politique que négativement, au moins sous la plume d’Alexandre Dumas fils en 1872, et il ne commence à être médiatisé qu’avec sa récupération par la journaliste, écrivaine et militante féministe <a href="https://www.centre-hubertine-auclert.fr/qui-est-hubertine-auclert">Hubertine Auclert</a>, connue notamment pour avoir défendu le droit de vote es femmes au début du XXᵉ siècle. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de féministes avant ? Certainement pas. Jennifer Tamas, spécialiste de la littérature française de l’Ancien Régime, nous a montré dans son essai <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/au-non-des-femmes-jennifer-tamas/9782021514292"><em>Au non des femmes</em></a> (2023) comment la littérature classique contient de nombreuses résistances féminines.</p>
<p>L’appétence des <a href="https://www.theatre-contemporain.net/textes/5225ee160f818/contenus-pedagogiques/idcontent/65054">précieuses</a> - comme on nommait avec ironie au milieu du 17e siècle les femmes de l'aristocratie affectant une délicatesse excessive, mais qui représentèrent aussi un pan important de la vie littéraire et intellectuelle - et des conteuses (comme <a href="https://gallica.bnf.fr/blog/23062021/il-etait-une-fois-marie-catherine-daulnoy-1651-1705?mode=desktop">Madame d’Aulnoy</a>) pour le merveilleux s’inclut dans ces résistances, déjà en ce que les femmes qui s’y adonnent s’échappent d’un monde particulièrement phallocrate. C’est ce que font aussi, plus récemment, les littératures de l’imaginaire, de la <em>fantasy</em> à la science-fiction : ces belles échappées sont déjà des moments volés au temps quotidien. Elles exploitent surtout les potentialités de la littérature : parce qu’elle déploie des mondes qui n’existent pas, la littérature est un lieu propice à l’invention de nouveaux possibles.</p>
<p>Les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rPhw7-uSzcg">contes de Madame d’Aulnoy</a> expérimentent des mondes dans lesquels les tâches ménagères s’effectueraient par magie, et de la main des hommes ; <em>La Main gauche de la nuit</em> d’Ursula K. Le Guin (1929 - 2018), écrivaine américaine de science-fiction et de fantasy, questionne la façon dont des humanités différentes peuvent faire lien sur une planète où les humains sont, la majeure partie du temps, sexuellement indifférenciés. Les explorations des littératures de l’imaginaire ne sont pas toujours théoriques, même quand elles mettent en scène et interrogent des concepts comme le genre : elles se font par des approches souvent plus sensorielles et intuitives, mais aussi par des changements de perspective.</p>
<h2>Le « feminist gaze » : un regard déplacé</h2>
<p>Prendre la parole en féministe, c’est plus que rompre le silence traditionnellement assigné aux femmes : c’est le faire en engageant sa littérature pour défendre l’ensemble des femmes. Cet engagement se fait en décentrant, en déplaçant ce que la cinéaste, militante féministe et théoricienne du cinéma Laura Mulvey a appelé le <a href="https://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif-Laura-Mulvey-25"><em>male gaze</em></a> pour le cinéma : le <em>male gaze</em>, c’est ce regard qui, dans les films, se fait le relais d’un spectateur, supposé masculin et un peu voyeur, avec surplomb et objectification des corps des femmes. À ce <em>male gaze</em>, <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-regard-feminin-iris-brey/9782757887998">Iris Brey</a>, journaliste, autrice et critique de cinéma spécialiste des représentations de genre et de sexualités sur grand écran a opposé un <em>female gaze</em> fondé sur une approche phénoménologique. Quoique très stimulant, ce <em>female gaze</em> ne saisit pas la dimension politique d’une partie des productions culturelles qui luttent contre le <em>male gaze</em>. Le concept de <em>feminist gaze</em>, ou « regard féministe », que je propose dans un essai, <a href="https://www.editionsdivergences.com/livre/des-femmes-et-du-style-pour-un-feminist-gaze"><em>Des Femmes et du style : pour un feminist gaze</em></a> (Divergences), signe l’engagement politique d’autrices ou d’auteurs dans et par leurs textes : il rassemble les différentes stratégies de lutte contre l’exploitation et la dévalorisation des femmes fondées sur un déplacement et une refondation du regard.</p>
<p>Il s’agit moins de questionner les histoires racontées que de la façon dont ces histoires sont racontées. Le regard féministe sur le monde refuse la prédominance du <em>male gaze</em> ; il mobilise un ensemble de savoirs féministes que la littérature peut transmettre. C’est un regard déplacé, c’est-à-dire posé sur des choses habituellement invisibles ou tues, par exemple sur la façon dont l’enfermement domestique altère la vie des femmes, parfois jusqu’à la folie. C’est le sujet de la nouvelle « Le Papier peint jaune » (1892) de la sociologue et écrivaine Charlotte Perkins Gilman (1860 - 1935) : toute la nouvelle est un journal tenu par une jeune accouchée à laquelle la chambre est prescrite par son mari médecin et dont on ne sait si elle est la proie d’hallucinations ou de phénomènes surnaturels – la narratrice est-elle fiable ?</p>
<p>Regard déplacé aussi, car il déplace les limites de la pudeur. Les textes d’Annie Ernaux, écrivaine récemment nobellisée, participent pleinement de cette impudeur, elle dont <a href="https://theconversation.com/pourquoi-faut-il-voir-et-lire-levenement-histoire-et-actualite-de-lavortement-172002"><em>L’Événement</em></a> (2000) raconte l’avortement, alors illégal, dans tous ses détails anatomiques, sensoriels et mémoriels, incluant « une violente envie de chier » autant que la vision du fœtus expulsé. Le partage de cette expérience ainsi rendue visible est déjà en soi un acte politique et transgressif qui met à mal les lois misogynes, comme la pudeur imposée aux femmes. Ernaux renoue là avec une tradition de figure de style féministe ancienne, <a href="https://www.cairn.info/esthetiques-du-desordre--9791031805450-page-285.htm">que j’identifie</a> sous le nom de « trivialia » : ce sont des moments de rupture, qui interrompent des développements, souvent plus généraux ou théoriques, pour ramener à des réalités sordides, impudiques, souvent faites de violences sexuelles. On les trouve déjà <a href="https://books.openedition.org/pul/1412?lang=fr">chez les Saint-Simoniennes</a>, fondatrices du premier journal féministe français, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85525j/f4.item"><em>La Femme libre. Apostolat des femmes</em></a> (1832-1834) ou chez l'avant-gardiste Claire Démar, féministe, journaliste et écrivaine, dans son brûlot posthume <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1025035g.image"><em>Ma loi d’avenir</em></a> (1834). C’est chez cette dernière que l’on retrouve souligné (par les italiques, appartenant aux jeux typographiques caractéristiques du saint-simonisme) le criant écart entre les clichés romanesques et la déception érotique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est que bien souvent, au seuil de l’alcôve, une flamme dévorante est venue <em>s’éteindre</em> ; c’est que bien souvent, pour plus d’une grande passion, les draps parfumés du lit sont devenus un <em>linceul de mort</em> ; c’est que plus d’une, peut-être, lira ces lignes, qui le soir était entrée dans la couche d’hymen, <em>palpitante de désirs et d’émotions</em>, qui s’est relevée le matin <em>froide et glacée</em>. »</p>
</blockquote>
<p>C’est déjà en faisant du privé une chose publique et politique que la littérature se fait féministe.</p>
<h2>Les perspectives du féminisme</h2>
<p>Le <em>feminist gaze</em> est un regard déplacé : il est aussi un regard qui déplace et qui recompose les perspectives. La romancière Ursula K. Le Guin le théorise dans un article célèbre, « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » (1986) : la « théorie de la fiction panier » qu’elle propose refuse le schéma de récit traditionnel, qu’elle assimile à une flèche, pour suggérer de nouvelles formes de récit, représentées par le contenant du panier, accueillant des histoires non héroïques, mais qui peuvent être plus anecdotiques ou collaboratives.</p>
<p>Les récits polyphoniques, qui sortent du schéma monohéroïque et laissent une large part aux conversations, aux voix des personnages, comme dans le best-seller oublié <em>Toilettes pour femmes</em> (1977) de Marilyn French (1929 -2009), écrivaine et militante féministe américaine, ou la pièce de théâtre de <a href="https://www.grasset.fr/auteur/leonora-miano/">Leonora Miano</a>, <a href="https://www.arche-editeur.com/recueil/fille-damanitore-et-que-mon-regne-arrive-269"><em>Fille d’Amanitore</em></a> (2023), appartiennent à <a href="https://theconversation.com/quels-sont-les-noms-qui-rayonnent-dans-la-litterature-lesbienne-175402">ces nouvelles histoires</a>, comme celles qui montrent des changements de perspective narrative. L’engagement politique imprègne ainsi toutes les dimensions du texte, de manière exemplaire dans l’œuvre de Monique Wittig, romancière et théoricienne féministe française (1935 - 2003) dont l’association <a href="https://etudeswittig.hypotheses.org/lassociation">Les ami·e·s de Monique Wittig</a> commémore cette année par de nombreux événements publics les vingt ans de la disparition. L’ambition du <em>Corps lesbien</em> (1973) est ainsi d’écrire « un livre entièrement lesbien », comme elle le précise dans « Quelques remarques sur le corps lesbien », c’est-à-dire de faire du sujet lesbien un sujet à portée universelle et pour cela de « chercher une forme nouvelle […] sur cela même qui n’ose pas dire son nom » – processus au fondement de toute dénonciation politique comme de toute littérature.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Azélie Fayolle vient de publier l’essai <a href="https://www.editionsdivergences.com/livre/des-femmes-et-du-style-pour-un-feminist-gaze"><em>Des femmes et du style. Pour un feminist gaze</em></a> (Divergences, 2023) et tient depuis 2018 la chaîne YouTube littéraire <a href="https://www.youtube.com/@ungraindelettres/featured">Un grain de lettres</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212586/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Azélie Fayolle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après le « male gaze » de Laura Mulvey, le récent « female gaze » d’Iris Brey, la chercheuse Azélie Fayolle propose le concept de « feminist gaze ».Azélie Fayolle, Chercheuse en littérature, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2106832023-09-04T18:33:24Z2023-09-04T18:33:24ZVers une « ChatGPTisation » du livre ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/545308/original/file-20230829-23-80ngyq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C7%2C1266%2C845&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les machines textuelles capables de composer un texte de façon autonome ont toujours séduit les gens du livre et leur imaginaire.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/une-biblioth%C3%A8que-larchitecture-5641389/">Pixabay/Oliver Gotting</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>L’arrivée d’agents conversationnels intelligents accessibles à tous les internautes provoque de véritables ondes de choc dans beaucoup de secteurs de la société alors même que la portée de leurs réponses demeure une inconnue. C’est surtout ChatGPT que propose la firme OpenAI depuis novembre 2022 en France qui est le support le plus médiatisé.</p>
<p>Ces nouveaux outils conversationnels, fondés sur l’intelligence artificielle, sont capables de générer instantanément et de façon autonome des écrits, des images ou des sons. Il peut s’agir de mots, de phrases, d’expressions, de données, de vidéos, de voix ou de musique. Ce bouleversement dans la production de l’écrit ne saurait se tenir à l’écart du monde du livre, c’est pourquoi ses acteurs s’en inquiètent, s’interrogent ou s’initient. Il y a peu, des éditeurs, tous secteurs confondus, comme les éditions <a href="https://booknode.com/poster_girl_03455714">Michel Lafon</a>, <a href="https://www.belial.fr/legacy/a/rich-larson/la-fabrique-des-lendemains">Le Bélial’</a> ou <a href="https://www.locus-solus.fr/product-page/la-for%90t-des-possibles-mathis-et-la-d%8Emone-salamandre">Locus Solus</a>, en partenariat avec les Presses universitaires de Rennes, ont en effet eu recours à ce nouvel outil pour illustrer leur publication.</p>
<p>Les effets de ChatGPT peuvent-ils aller au-delà de la seule création d’une couverture d’un livre ou d’une rédaction d’une copie académique et atteindre le cœur de la création littéraire ? Y a-t-il une possibilité que nous assistions, impuissants, à une « ChatGTPtisation » du livre, comme l’on a pu observer ces dernières années une « plateformisation » de l’écriture, de la publication et de la lecture ? Les géants du net, tels Amazon et Wattpad, avaient alors pris de court les maisons d’édition ancrées dans la tradition. Jusqu’où ira l’éventuelle influence de ChatGPT sur les auteurs désormais confrontés à la concurrence d’une écriture instantanée et sans délai ?</p>
<h2>La machine à mots : un vieux rêve en littérature ?</h2>
<p>Les machines textuelles capables de composer un texte de façon autonome ont toujours séduit les gens du livre et leur imaginaire. Bien avant l’arrivée sur le marché de ChatGPT, des écrivains appartenant à des genres littéraires différents ont introduit dans leurs récits des mécanismes susceptibles de se substituer à la pensée humaine.</p>
<p>Déjà au Moyen Âge, au XIII<sup>e</sup> siècle, le moine dominicain et homme de lettres Raymond Lulle avait mis au point une roue de papier <a href="https://journals.openedition.org/1718/5936?lang=fr">« capable de produire l’ensemble des réponses possibles aux questions d’un impie pouvait adresser à un chrétien »</a>. Plus tard, en 1726, Jonathan Swift, dans son ouvrage <em>Les Voyages de Gulliver</em>, évoque dans le troisième voyage un engin en bois capable de produire une infinité de connaissances de Gulliver. L’idée de créer une <a href="https://www.babelio.com/livres/Escarpit-Le-Litteratron/180518">« machine à mots »</a> poursuit sa route avec Robert Escarpit qui, en 1964, cherche à construire Le Littératron dont les capacités permettraient d’écrire une grande œuvre : <a href="https://www.babelio.com/livres/Escarpit-Le-Litteratron/180518">« – Monsieur le Président ! m’écriai-je, venez-vous me demander d’écrire le prochain Prix Goncourt ? J’en suis, je vous l’assure, tout à fait incapable ! […] –Vous, peut-être, dit-il, mais le Littératron ? »</a></p>
<p>C’est Frank Herbert avec la saga <em>Dune</em> en 1965 et Arthur C. Clarke dans <em>2001 : L’Odyssée de l’espace</em>, publié en 1968, et adapté au cinéma la même année par Stanley Kubrick, qui se sont rapprochés le plus près du concept d’intelligence artificielle en créant des machines pensantes dans leurs romans de science-fiction. Dans son ouvrage <em>Si par une nuit d’hiver un voyageur</em>, publié en 1979, l’auteur italien Italo Calvino présente également une machine capable de lire et écrire à partir de ce qu’elle a lu. Enfin, plus proche de nous, il convient d’évoquer l’expérience de Google en mars 2017 menée avec l’artiste Ross Goodwin qui, à bord d’une Cadillac équipée d’un réseau de neurones artificiels s’est lancé dans un road trip entre New York et La Nouvelle-Orléans. De cette expérience est né un poème intitulé « 1 the Road », publié aux éditions Jean Boîte avec comme discours d’escorte : <a href="https://www.jbe-books.com/products/1-the-road-by-an-artificial-neural#&gid=1&pid=1">« Le premier livre écrit par une intelligence artificiel est un road trip gonzo »</a>.</p>
<p>Cette dernière expérience inédite révèle que « la machine à mots », tant fantasmée par certains auteurs, est désormais une réalité. Si cette machine est entrée dans des romans il y a plusieurs décennies, désormais des livres sortent de cette machine. Des livres ayant recours à ChatGPT ont effet pénétré le marché littéraire : <a href="https://actualitte.com/article/110387/technologie/chatgpt-devient-un-auteur-tres-prolifique-de-livres-numeriques">ce sont environ 200 publications qui ont été à ce jour comptabilisés sur la boutique Kindle d’Amazon ayant pour auteur ou co-auteur ChatGPT</a>. Cette intrusion inimaginable de l’intelligence artificielle générative redimensionne le monde du livre qui ne semble plus circonscrit aux seuls auteurs humains. Des robots textuels ont pris la plume faisant perdre aux auteurs le monopole de la création littéraire.</p>
<h2>Écrire toujours plus vite et sans effort avec les géants du net</h2>
<p>« C’est un métier que de faire un livre », disait la Bruyère, soulignant toute l’attention, l’effort et le temps nécessaires à un auteur pour créer un livre. L’arrivée sur le marché de ChatGPT semble pourtant perturber ce constat historique fondé sur une autre approche de temps et de sa consommation. Cet outil de traitement automatique du langage, <a href="https://www.ecitions-observatoire.com/content/Vivre_avec_ChatGPT">« entraîné sur le plus gros corpus jamais constitué : 410 milliards d’unités sémantiques, environ 300 millions de mots, 80 % issus des pages web, 16 % issus des livres, 3 % issus de Wikipédia, 90 % de cet ensemble étant en langue anglaise »</a>, a les capacités de générer du texte instantanément et sans effort.</p>
<p>Cette simplification à l’extrême de l’activité scripturale peut-elle atténuer le labeur d’un écrivain ? Quand un auteur s’investissait auparavant pendant des heures, des journées, des mois, voire des années dans son projet d’écriture, désormais, avec ChatGPT, toutes les éventuelles difficultés semblent gommées comme par magie. Le fameux syndrome de la page blanche, le manque d’inspiration ou d’idées, le travail de réécriture sans oublier les fautes d’orthographe paraissent effectivement relégués au temps ancien des moines copistes. Dans cette optique, les éditeurs ne se posent plus en seuls révélateurs de talents littéraires, désormais l’intelligence artificielle générative est, elle aussi, créatrice d’auteurs.</p>
<p>Devant un tel constat, c’est le concept et la notion d’auteur qui sont interrogés. Quel est le statut de ChatGPT lorsqu’il génère un texte ? Est-il un auteur indépendant ou un simple avatar littéraire ? Plus largement, « L’homme est-il le seul [désormais] à produire de la littérature ? » interroge <a href="https://www.ecitions-observatoire.com/content/Vivre_avec_ChatGPT">Alexandre Gefen dans son importante étude sur ce sujet</a>. ChatGPT n’affiche pas pour le moment une quelconque vocation à devenir un Walter Scott de la littérature ni à bâtir une cathédrale littéraire comme l’a minutieusement réalisée Marcel Proust jusqu’à sa mort en 1922. En se substituant aux plumes des auteurs en herbe, est-il toutefois en train de se créer une identité, un style, une signature ? Par ailleurs, quelle est la qualité de ces textes crées à mi-chemin entre l’homme et la machine que certains pourraient taxer de paresse intellectuelle ?</p>
<p>Toutes ces interrogations sont symptomatiques des inquiétudes des acteurs culturels. Après l’angoisse des illustrateurs, des traducteurs et des journalistes avec les expériences menées sur Genesis, <a href="https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/google-teste-genesis-un-outil-d-ia-pour-ecrire-des-articles-de-presse-20230721">l’intelligence artificielle de Google pour créer des articles de presse</a>, ce sont désormais les scénaristes mais aussi les <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/13/a-hollywood-vers-une-greve-des-acteurs-apres-l-echec-des-negociations-avec-les-grands-studios_6181788_3246.html">acteurs américains qui se sont mis en grève le 13 juillet 2023</a> pour exprimer leur crainte de voir leur univers « ChatGTPtisé ».</p>
<p>Toutefois, à bien y réfléchir, ce robot textuel est, certes, une ressource infinie, mais, en l’état, il ne possède aucun réel pouvoir de création. ChatGPT, en effet, n’invente rien : il ne répond qu’à des questions posées et orientées par l’homme. Alimenté et entraîné par un corpus de données humaines, il ne crée pas de textes mais propose une sorte de recyclage littéraire en continu. Les textes qui émanent de ChatGPT ne sont que des remodelages de ceux qui lui ont été inculqués.</p>
<p>Néanmoins, devant une telle innovation, seuls les esprits les plus fins, les plus brillants, les plus précis et les plus aguerris avec l’écriture sauront tirer profit de ce robot conversationnel pour aller plus vite et plus loin dans leur projet littéraire tandis que les autres resteront confinés dans leur paresse et se conforteront dans une littérature circulaire. L’inédit, l’originalité et le <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070309894-illusions-perdues-honore-de-balzac/">« talent [sont toujours] une création morale »</a> comme l’écrivait Balzac qui, peut-être, serait séduit par ce nouvel outil, lui qui avait fait des mots sa religion.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210683/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stéphanie Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les effets de ChatGPT peuvent-ils aller au-delà de la seule création d’une couverture d’un livre ou d’une rédaction d’une copie académique et atteindre le cœur de la création littéraire ?Stéphanie Parmentier, Professeure documentaliste, docteure qualifiée en lettres et en sic. Chercheuse rattachée au laboratoire IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2087942023-08-28T16:55:14Z2023-08-28T16:55:14Z« Le grand vertige », un roman pour penser l’inaction climatique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/545054/original/file-20230828-253492-hp34fn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C0%2C2982%2C1994&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans les forêts tropicales (ici la Guyane française), combien de secrets de biologie végétale nous échappent encore ?"
certains peuvent-ils sauver le monde?
</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Notre époque vit un douloureux paradoxe, entre les préoccupations des jeunes générations au sujet des questions environnementales et le déficit d’action des politiques à ce sujet. N’oublions pas que la France <a href="http://paris.tribunal-administratif.fr/Actualites-du-Tribunal/Espace-presse/L-Affaire-du-Siecle-l-%C3%89tat-devra-reparer-le-prejudice-ecologique-dont-il-est-responsable">a été condamnée</a> pour inaction climatique ! Le recours à l’action radicale semble être la seule solution pour certains et le mouvement des Soulèvements de la Terre en est l’expression directe. Après sa dissolution par le gouvernement dans l’été, cette décision <a href="https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-conseil-d-etat-suspend-en-refere-la-dissolution-des-soulevements-de-la-terre">a été invalidée récemment</a>.</p>
<p>Comment la littérature, les arts, accompagnent-ils ce mouvement, souvent associé à la science qui donne des réponses mais dont les solutions ne sont pas écoutées, ou si elles le sont, rarement mises en œuvre ?</p>
<h2>Un roman complexe</h2>
<p>Il est difficile de résumer le roman de Pierre Ducrozet, <em>Le grand vertige</em> (Actes Sud, 2020) qui vient de paraître en édition poche, et qui fait partie du corpus imaginaire qui questionne les défis actuels.</p>
<p>Éloge du vivant, éloge du végétal en particulier, et éloge d’une conception dynamique du monde vivant… À travers des personnages divers, dont des scientifiques autant visionnaires, fantasques que géniaux, un peu agents doubles aussi, engagés mais impuissants.</p>
<p>Peut-être l’impuissance et la futilité de la science, voire ses renoncements d’aujourd’hui en <a href="http://www.ens-lyon.fr/asso/groupe-seminaire/seminaires/voirsem.php?id=jlleonhardt-1">sont-ils le sujet central</a> ? Sa remise en question surtout, comme activité <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/vertigo/2021-v21-n3-vertigo07063/1089922ar/">nécessaire aux changements dont nous avons besoin</a> pour affronter les défis actuels.</p>
<p>Pamphlet contre le pétrole et son utilisation irraisonnée, le monde actuel y est montré comme dominé par les lobbies économiques et le monde politique qui lui est inféodé. Les politiques y sont les accompagnateurs de l’économie dominante, et enterrent avec les puissants les projets trop innovants, même et surtout ceux qui fonctionnent. Car ce n’est pas ce dont ils ont besoin pour continuer à dominer ensemble. Ils préfèrent ainsi sacrifier la planète sur cet autel de la domination tranquille, assumée et peut-être finalement acceptée. Et tout fonctionne comme avant – en apparence. En attendant <a href="https://www.collapsologie.fr/fr/">« l’effondrement »</a> ?</p>
<p>Avant que l’hiver dernier n’explicite notre <a href="https://blog-isige.minesparis.psl.eu/2022/12/02/quel-avenir-pour-les-exportations-hydrocarbures-russes/">dépendance aux hydrocarbures</a> russes en Europe, le roman de Pierre Ducrozet nous présentait déjà cela comme une addiction. Le pétrole et les hydrocarbures sont notre sang ; ses pipelines, nos artères. Cette circulation majeure irrigue et soumet le monde et depuis longtemps. Les ruptures locales paralysent des parties entières du corps. Les compromis sont nombreux et douloureux, reléguant les droits de l’homme à des dommages collatéraux, aux contraintes nécessaires, comme la pollution inhérente à l’industrie. Un résumé de <a href="https://theconversation.com/avec-avatar-2-james-cameron-nous-raconte-lanthropocene-197126">l’anthropocène</a> ?</p>
<p>Les protagonistes de ce roman complexe décident donc de modifier ce fonctionnement dominant par des actions écoterroristes ciblées et détournent pour cela les moyens d’une agence européenne.</p>
<p>Ce n’est pourtant pas l’éloge de l’écoterrorisme qui est ici dressé puisque les protagonistes sont sans cesse partagés sur les modes d’action, dont le succès n’est pas assuré, et déclenche tout juste une remise en question du système. Un écho aux mouvements contemporains <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/23/les-soulevements-de-la-terre-une-dissolution-problematique_6178900_3232.html">comme les Soulèvement de la Terre</a>, voire une inspiration pour les militants ?</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/DXQDKv8T2hw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>La piste écopoétique</h2>
<p>Mais l’écoterrorisme n’est pas la seule piste empruntée par les personnages du roman. Certains d’entre eux développent également une conception <a href="https://journals.openedition.org/elfe/1299">écopoétique</a> du monde (ici nommée géopoétique), y compris de la science.</p>
<p>Le personnage principal est un scientifique qui manie plusieurs disciplines mais aussi féru de littérature, et connaisseur des arts et techniques.</p>
<p>Des disciplines dont on a pu questionner les liens depuis longtemps, mais le plus souvent pour les opposer.</p>
<p>Pourtant, on sait maintenant que la création scientifique et artistique sont reliées par des <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-2-page-187.htlamll">modes de fonctionnement proches, voire identiques</a>. La liberté est nécessaire au processus scientifique comme à celui de la création artistique. Mais on s’accorde à penser, histoire des sciences ou de l’art à l’appui que certaines contraintes sociétales sont nécessaire pour la science (comme les commandes pour l’art) car ce sont aussi des stimulants créatifs.</p>
<p>L’association de ces deux domaines demeure ainsi des plus fécondes, car leurs approches se nourrissent l’une de l’autre, peut-être la conséquence du fonctionnement de nos cerveaux, machines surpuissantes que nous ne savons pas toujours bien utiliser. Notamment lorsque les contraintes dominent, les commandes, les nécessités, qui laissent peu de chance au hasard, à la création. La recherche n’est pas le cumul de l’activité de tâcherons surintelligents et techno-centrés et ne l’a jamais été. Résistons sur ce point d’ailleurs. C’est indispensable.</p>
<p>Ce roman est-il une vision lucide du fonctionnement du monde ?</p>
<p>On oublie souvent que les sociétés humaines sont des sociétés régies par des <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807341777-psychobiologie">fonctionnements biologiques (ou psychobiologiques)</a>. Ce prisme un peu délaissé est pourtant l’une des clés de fonctionnement, à de nombreuses échelles, de nos microsociétés jusqu’à la mondialisation. Ayons une pensée pour l’écrivain de science-fiction visionnaire Isaac Asimov, biochimiste états-unien qui inventa la psychohistoire <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Foundation_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)">dans son œuvre majeure, <em>Fondation</em> (1951)</a>, une sorte de modélisation mathématique ultime de nos sociétés et de nos comportements de groupe.</p>
<p>L’arrivée de l’IA dans tous les domaines de la science donne une résonance particulière à cette œuvre de science-fiction peut-être visionnaire. L’IA est-elle utilisée aujourd’hui pour anticiper le comportement des groupes humains, comme une sorte de neuromarketing pour dirigeants ?</p>
<p>Avec les personnages du <em>grand vertige</em>, nous naviguons entre bouffées d’optimisme, volonté de changer le monde et replis personnels, hédonisme momentané, celui propre à la jeunesse (sauve-t-elle et sauvera-t-elle le monde ?) et celui qui nous domine lors de phases d’égocentrisme propre aux individus, aux groupes humains, au fonctionnent quasi-tribal. Un peu comme si nous vivions la fin du monde. Ou son recommencement. L’écoterrorisme ne parait ainsi pas la solution perpétuelle.</p>
<p>L’auteur nous entraîne dans un grand vertige, où nous tourbillonnons avec des sentiments contrastés, une sorte de grande valse ou nous alternons entre utopies et résignations, une bipolarité qui conduit à une mélancolie permanente. Ou un vertigo hitchcockien assumé.</p>
<p>Doit-on en oublier de vivre et d’espérer ? C’est la question que semble nous poser l’auteur dans ce roman troublant mais nécessaire pour essayer de se positionner dans notre monde complexe et… vertigineux dans son fonctionnement et ses perspectives à venir, dans un exercice étonnant d’écopoétique.</p>
<p>Une écopoétique « réaliste » résolument écocritique dans la tradition du genre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208794/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Garrouste ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Entre éco-poétique, éco-terrorisme et résignation, le roman de Pierre Ducrozet, récemment sorti en poche, nous tend un miroir sur le monde actuel et ses défis environnementaux.Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2080472023-06-21T18:35:54Z2023-06-21T18:35:54Z« La cigale et la fourmi » : quand l’entomologiste Jean-Henri Fabre revisitait la fable de La Fontaine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533123/original/file-20230621-19-s1rh34.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une fourmi Crematogaster et une grande Cigale (Lyristes plebejus) sur un grand arbre de l’Harmas, qui avaient l’air de converser, en juin 2022</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Que nous reste-t-il de Jean-Henri Fabre ? Cet entomologiste français (1823-1915) bien connu des spécialistes est également célèbre dans plusieurs pays – comme au Japon ou en Corée du Sud – pour ses écrits naturalistes sur les insectes.</p>
<p>Savant en partie autodidacte, professeur dans le secondaire, grand pédagogue des sciences et inimitable observateur selon Darwin lui-même avec qui il correspondit, Fabre avait refusé les positions académiques pour pouvoir rester dans son Harmas, où il vécut les 36 dernières années de sa vie.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Jean-Henri Fabre.</span>
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<p>Le domaine d’un hectare, situé dans le village de Sérignan-du-Comtat, à 30 km d’Avignon, comprend à l’arrivée de J.-H. Fabre un mas et une terre en friche – <em>harmas</em> en provençal – dont le naturaliste fit son laboratoire à ciel ouvert et son terrain d’observation, avec un jardin qu’il modela pour accueillir les insectes de tous les milieux. Parallèlement à ces travaux d’observations, il acceptait des missions pour l’Académie de Sciences.</p>
<p>Il fut ainsi l’un des premiers à comprendre le cycle de vie complexe du <a href="https://www.vignevin.com/publications/fiches-pratiques/le-phylloxera/">Phylloxera de la vigne</a> (un hémiptère proche des pucerons) qui décima le vignoble français à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, ou des métamorphoses complexes de certains coléoptères, comme dans ce chapitre dédié au « Scarabée sacré » :</p>
<blockquote>
<p>« Les choses se passèrent ainsi. Nous étions cinq ou six : moi le plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compagnon et leur ami ; eux, jeunes gens à cœur chaleureux, à riante imagination, débordant de cette sève printanière de la vie qui nous rend si expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et d’autres, par un sentier bordé d’hyèbles et d’aubépines, où déjà la Cétoine dorée s’enivrait d’amères senteurs sur les corymbes épanouis, on allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles, et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Égypte. »</p>
</blockquote>
<p>Sur l’instinct de paternité du sisyphe (un petit scarabée coprophage aide la femelle à rouler la pilule de matière fécale et construire le nid souterrain), il écrit : </p>
<blockquote>
<p>« Les devoirs de la paternité ne sont guère imposés qu’aux animaux supérieurs. L’oiseau y excelle ; le vêtu de poils s’en acquitte honorablement. Plus bas, indifférence générale du père à l’égard de la famille. Bien peu d’insectes font exception à cette règle. Si tous sont d’une ardeur frénétique à procréer, presque tous aussi, la passion d’un instant satisfaite, rompent sur-le-champ les relations de ménage et se retirent, insoucieux de la nitée qui se tirera d’affaire comme elle pourra. »</p>
</blockquote>
<p>L’ensemble des observations réalisées sa vie durant sont regroupées dans un ouvrage en 10 volumes, les <em>Souvenirs Entomologiques</em>, publié entre 1879 et 1907, ouvrage qui enchanta des générations de naturalistes, à la langue inimitable et d’une grande précision scientifique. Doté d’une immense culture, Fabre a su rendre la vie des insectes accessible à tous, des entomologistes aux curieux de la nature, en un hymne du vivant à la fois poétique et personnel.</p>
<p>Fabre sera pour cet ouvrage et son œuvre proposé plusieurs de son vivant pour le prix Nobel.</p>
<p>Pour célébrer cette année le bicentenaire de la naissance de l’illustre savant, qui été remarqué par Darwin et tant d’autres, le MNHN, propriétaire de l’Harmas, <a href="https://www.mnhn.fr/fr/harmas-jean-henri-fabre">vient de réouvrir le site</a> et propose un parcours rénové.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’Harmas de Jean-Henri Fabre, maison dédiée à l’étude et laboratoire à ciel ouvert, est désormais ouverte au public.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span></span>
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<h2>La cigale et la fourmi</h2>
<p>À travers une image inédite, prise par mes soins <a href="https://www.harmasjeanhenrifabre.fr/fr/un-entomologiste-de-renom">dans ce jardin de mémoire que constitue l’Harmas</a>, et qui évoque la fable célèbre de Jean de La Fontaine ont nous connaissons tous les premiers vers – « La Cigale, ayant chanté / Tout l’été, / Se trouva fort dépourvue / Quand la bise fut venue » – c’est l’occasion de célébrer la naissance de l’illustre et de s’intéresser à la fable que nous connaissons tous, première du premier recueil de 124 fables, divisées en six livres, paru en mars 1668.</p>
<p>Fabre consacra quelques écrits à cette fable, d’abord pour vérifier les aspects naturalistes qui y sont relatés, à savoir la frivolité de la cigale face à la laborieuse et industrieuse fourmi.</p>
<p>Il en proposa même une nouvelle version, bilingue français et provençal, Fabre étant aussi un félibre, c’est-à-dire un érudit dans la langue et la culture provençale. Son objectif ? Dissiper le malentendu du contenu naturaliste de la fable !</p>
<p>Sur cette image, on assiste à la rencontre entre une <a href="https://theconversation.com/bd-la-guerre-des-fourmis-episode-1-95695">fourmi</a> qui protège le végétal qu’elle exploite (recherche de proies <a href="https://theconversation.com/des-fourmis-bien-armees-pour-recolter-du-nectar-201233">et de pucerons à élever</a>) et un grand insecte qui pourrait lui servir de nourriture. En aucun cas il ne s’agit d’une rencontre entre un insecte sérieux et responsable et un autre frivole.</p>
<p>Tous les deux sont dans la phase de leur vie qui implique de multiples interactions entre leurs congénères (la <a href="https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/insecte-cigales-chantent-il-fait-chaud-9290/">communication acoustique pour se reproduire pour la cigale</a> et les autres organismes (la recherche de nourriture et de proies pour la fourmi). La différence de taille empêche la fourmi de s’attaquer à cette grande cigale, y compris avec des congénères.</p>
<p>Selon la réécriture de Fabre, la fable se transforme :</p>
<blockquote>
<p>« Temps béni pour toi. Donc, hardi ! cigale mignonne,<br>
Fais-les bruire, tes petites cymbales,<br>
et trémousse le ventre à crever tes miroirs »</p>
</blockquote>
<p>Les cymbales sont les organes abdominaux qui permettent l’émission de sons chez les cigales (ce qu’on nomme aussi cymbalisation). Les miroirs sont des éléments qui servent de résonateurs aux cymbales.</p>
<p>Fabre écrit encore au sujet de la cigale :</p>
<blockquote>
<p>« Il m’indigne, le fabuliste,<br>
Quand il dit que l’hiver tu vas en quête »</p>
</blockquote>
<p>La cigale, en effet, meurt à la fin de l’été…</p>
<h2>« Le majestueux problème des choses »</h2>
<p>Le savant, tout entier dévolu à son travail et peu intéressé par quelconques honneurs, académiques ou autres, répond dans ses <em>Souvenirs entomologiques</em> à la question : « À quoi sert d’étudier le comportement des insectes » ? :</p>
<blockquote>
<p>« Ici j’en vois qui haussent les épaules. Si l’unique but de la vie est, en effet, de gagner de l’argent par des moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles questions sont insensées. Heureusement d’autres se trouvent aux yeux de qui rien n’est petit dans le majestueux problème des choses. Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de l’idée, non moins nécessaire à celui de la moisson ; ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent le monde avec des miettes cumulées. Laissons prendre en pitié la demande et continuons… »</p>
</blockquote>
<hr>
<p><em>Pour en savoir plus voir les nombreuses biographies de Jean-Henri Fabre, de 1912 à de nos jours et surtout venez visitez l’Harmas, un voyage dans le temps entre histoire de France, science et culture, dans un magnifique jardin provençal du Vaucluse (Sérignan du Comtat).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208047/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Garrouste a reçu des financements de MNHN, CNRS, SU, ITE-SU, LABex BCDiv, MRAE, Fondation IRIS</span></em></p>Quand un grand entomologiste se penche sur la célèbre fable de La Fontaine et rétablit la vérité scientifique… non sans poésie.Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.