tag:theconversation.com,2011:/id/topics/sexisme-24062/articlessexisme – The Conversation2024-03-25T16:38:27Ztag:theconversation.com,2011:article/2251372024-03-25T16:38:27Z2024-03-25T16:38:27ZLes violences sexistes et sexuelles dans le cinéma français : une « exception culturelle » ?<p>Invitée de l’émission <em>Quotidien</em> le 8 janvier 2024, Judith Godrèche dénonce l’emprise présumée de Benoît Jacquot à son égard. Si ses propos font écho à la diffusion d’un numéro de <em>Complément d’enquête</em> sur Gérard Depardieu, Judith Godrèche revient à plusieurs reprises au cours de sa carrière sur les violences subies : les différents registres de discours qu’elle a pu employer, jusqu’à affirmer l’impossibilité du consentement des enfants, soulignent la manière dont cette prise de conscience s’inscrit sur le temps long.</p>
<p>Le 23 février 2024, lors de la cérémonie des Césars, elle prend à nouveau la parole. La force de son discours réside dans son interpellation des professionnels du monde du cinéma sur ces questions :</p>
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<p>« Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Un chuchotement. Un demi-mot. »</p>
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<p>En s’adressant à ses pairs, l’actrice souhaite sortir du « silence » qui accompagne les témoignages de violences au sein de la « grande famille du cinéma ». Le 29 février, lors d’une audition au Sénat, elle rappelle le rôle des institutions, notamment du CNC, dans le maintien de ce silence systémique.</p>
<p>Cette prise de parole s’inscrit dans la continuité d’autres témoignages et dans le sillon de mobilisations féministes nationales et internationales, et pourtant elle résonne au sein d’un milieu professionnel traversé par des contradictions. Si on enjoint les victimes à briser le silence, on les discrédite aussitôt en les accusant, par exemple, de vouloir attirer l’attention sur elles après des années d’absence. Si on sanctionne les auteurs, accusés ou condamnés, en les excluant de la cérémonie des Césars, on continue de leur décerner des prix, en montrant ainsi que la culture de la récompense en France est en pleine négociation avec les valeurs de la société contemporaine.</p>
<p>Afin de comprendre pourquoi et comment le cinéma français a pu devenir une fabrique de l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles, il est crucial de « dézoomer » et d’interroger, dans une perspective historique, la construction d’une identité cinématographique française, incarnée par une génération d’auteurs et une prolifération d’œuvres où les rapports sociaux de sexe ont été longtemps désaxés.</p>
<p>Et il est également fondamental de questionner les conditions de production des témoignages de victimes, notamment leur réception par des instances officielles et les mobilisations qui les ont accompagnés.</p>
<h2>La question des auteurs</h2>
<p>Dans <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/peut-on-dissocier-l-oeuvre-de-l-auteur-gisele-sapiro/9782021461916"><em>Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?</em></a>, Gisèle Sapiro rappelle que les milieux culturels français (contrairement à la tradition étasunienne) se sont construits sur une « position esthète », à savoir une conception des arts et de la culture tournée vers l’appréciation des propriétés esthétiques, et non pas morales, des œuvres et par une valorisation, de matrice romantique, de la notion de « talent » dont l’auteur serait naturellement doté.</p>
<p>Au cinéma, le mot <em>auteur</em> <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">n’est pas anodin</a>, au contraire, il est politique. Entre 1954 et 1955, dans <em>Les Cahiers du cinéma</em> et dans le magazine <em>Arts</em>, une formule circule – « La Politique des Auteurs » – à travers laquelle cinéastes et critiques, comme Truffaut, revendiquent la centralité du réalisateur et de son style afin de légitimer le cinéma comme un art à part entière.</p>
<p>Cette théorie critique trouve sa consécration dans la Nouvelle Vague, composée par ces mêmes cinéastes et critiques pour qui un auteur considéré un génie jouit d’une sorte d’impunité esthétique : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu en vertu de la “Politique des Auteurs” », <a href="http://www.cineressources.net/ressource.php?collection=ARTICLES_DE_PERIODIQUES&pk=16372">écrivait Truffaut</a> sur un film de Becker. Dans les <em>Cahiers du cinéma</em> (n° 47, mai 1955), il écrivait encore :</p>
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<p>« “La Tour de Nesle” est […] le moins bon des films d’Abel Gance [mais] comme il se trouve qu’Abel Gance est un génie, “La Tour de Nesle” est un film génial. »</p>
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<p>Par définition exceptionnels, les génies transgressent les normes de leur société, par leurs œuvres, leur vie ou les deux à la fois, et si la Nouvelle Vague avait bien l’ambition de renverser l’ordre esthétique et politique existant, ce <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/arts-et-essais-litteraires/la-nouvelle-vague/">renversement</a> s’est opéré à travers « l’imaginaire de jeunes hommes […] peu à même de placer les rapports de sexe au cœur de leur entreprise de subversion ».</p>
<p>Célébrée par la critique, imbriquée aux revendications de Mai 68 et à la révolution sexuelle, la Nouvelle Vague a longtemps incarné la norme cinématographique dominante en France.</p>
<h2>Au-delà d’un conflit « générationnel » ?</h2>
<p>Ainsi cristallisée, cette conception d’un cinéma « à la française » façonne tous les milieux (de la production à l’enseignement, en passant par les festivals) et réapparaît, insurgée, dans une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html">tribune</a> publiée en 2018 dans <em>Le Monde</em> et signée, entre autres, par Catherine Deneuve, s’opposant aux vagues de dénonciation contre <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">Polanski</a>, <a href="https://www.liberation.fr/debats/2017/12/12/blow-up-revu-et-inacceptable_1616177/">Antonioni</a> et <a href="https://www.genre-ecran.net/?Ce-que-les-films-m-ont-appris-sur-le-fait-d-etre-une-femme">Ford</a>.</p>
<p>Ici, la liberté d’expression des auteurs se lie à une « liberté d’importuner », celle d’« hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier » pour avoir « touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses “intimes” lors d’un dîner professionnel ».</p>
<p>Suit en 2023 une <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/culture/n-effacez-pas-gerard-depardieu-l-appel-de-50-personnalites-du-monde-la-culture-20231225">tribune publiée dans <em>Le Figaro</em></a> en faveur de Gérard Depardieu rassemblant 50 personnalités du monde de la culture dont Serge Toubiana, critique de cinéma et ancien directeur de la Cinémathèque française.</p>
<p>Cette institution avait déjà fait l’objet d’une <a href="https://www.genre-ecran.net/?Cinematheque-Dorothy-Arzner-dans-l-oeil-du-sexisme">tribune</a> dénonçant la quasi-absence de rétrospectives – 7 sur 293 entre 2006 et 2017 – consacrées aux femmes, ainsi que la misogynie et la lesbophobie des textes d’hommage à la cinéaste <a href="https://www.telerama.fr/television/dorothy-arzner-une-pionniere-a-hollywood_cri-7029512.php">Dorothy Arzner</a>.</p>
<p>Enfin, qualifié de « dernier monstre sacré du cinéma », « génie d’acteur » à la « personnalité unique et hors norme », Depardieu incarnerait l’emblème d’un cinéma qu’il a contribué à faire rayonner à l’international, celui de Truffaut, de Pialat, de Ferreri, de Corneau, de Blier ou de Bertolucci.</p>
<p>Au vu du profil des signataires des deux tribunes (2018 et 2023), il serait facile de réduire le #MeToo du cinéma français à un conflit générationnel. En réalité, de multiples rapports de pouvoir sont à l’œuvre, et la <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">dénonciation publique de Judith Godrèche, ainsi que celle d’Isild Le Besco</a>, illustrent cette complexité.</p>
<h2>Une parole incarnée, des mobilisations collectives</h2>
<p>Tout en pouvant être qualifié de remarquable, le témoignage de Judith Godrèche fait écho à d’autres prises de parole individuelles et collectives, anonymes ou incarnées. Les mobilisations féministes et syndicales devant les portes de l’Olympia lors de la cérémonie en témoignent.</p>
<p>En 2020, les Césars sont également marqués par la sortie d’Adèle Haenel lors de la remise du prix à Roman Polanski : accompagnée d’une dizaine de personnes dont Céline Sciamma, l’actrice s’exclame « La honte ! Bravo la pédophilie ! » Ce moment a d’ailleurs fait l’objet d’une tribune de Virginie Despentes, une autre « petite fille » (pour reprendre les propos de J. Godrèche lors de son allocution aux Césars) devenue punk.</p>
<p>Sa prise de position fait suite aux accusations présumées d’attouchements et de harcèlement sexuel du cinéaste Christophe Ruggia à son encontre, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. Dans ce contexte, les actions organisées en amont et cours de la cérémonie par des groupes féministes comme Osez le Féminisme ! ou #NousToutes se déploient autour de la formule « César de la honte » ou du hashtag #Jesuisunevictime.</p>
<p>Les quatre années qui séparent ces deux moments soulignent néanmoins les difficultés à témoigner publiquement et à être entendues dans le monde du cinéma.</p>
<p>Au-delà des espaces artistiques, ces mobilisations font écho à la circulation massive et transnationale <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/numerique-feminisme-et-societe/">du hashtag #MeToo</a>. En s’inscrivant dans un « féminisme de hashtag », ce mot dièse et ses nombreuses déclinaisons, comme #MeTooMedia, #MeTooInceste ou encore #YoTambien, ont en commun de faire circuler des témoignages de violences et des paroles de soutien vis-à-vis des victimes.</p>
<p>Pour autant, ces mobilisations doivent être replacées dans des « traces » passées en ligne et hors ligne, à l’image du mouvement #MeToo lancé il y a une quinzaine d’années par <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/10/05/tarana-burke-la-lanceuse-meconnue-de-metoo_6144424_4500055.html">l’activiste afro-américaine Tarana Burke</a>, travailleuse sociale qui a fondé l’association « Me Too » pour lutter contre les violences sexuelles commises sur les petites filles noires ou des mobilisations féministes transnationales autour des violences.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-armes-numeriques-de-la-nouvelle-vague-feministe-91512">Les armes numériques de la nouvelle vague féministe</a>
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<p>En 2012, par exemple, plusieurs centaines de manifestations sont organisées en Inde suite au viol collectif et au meurtre de <a href="https://www.bbc.com/news/world-63817388">Jyoti Singh Pandey</a>. Dans la continuité de la dénonciation des féminicides, la première manifestation <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/08/avant-metoo-le-mouvement-niunamenos-mobilisait-l-amerique-latine_6144976_3224.html">Ni Una Menos</a> se déploie en mai 2015 et rassemble près de 300 000 personnes à Buenos Aires : le mouvement s’étend par la suite en Amérique latine et en Europe, comme en Italie avec la structuration en 2016 de Non Una Di Meno. Ces actions, parmi d’autres, mettent au jour la centralité accordée par les mouvements féministes contemporains à la prise en charge des violences, ainsi que le caractère massif de ces mobilisations.</p>
<h2>Comment les médias ont-ils intégré et dénoncé ces violences ?</h2>
<p>Par-delà de la dimension collective du témoignage de Judith Godrèche, le cadrage et l’activité médiatique qui l’accompagnent s’avèrent tout aussi importants. En effet, en matière de violences sexistes et sexuelles, les médias ont élaboré de <a href="https://www.cairn.info/feuilleter.php?ID_ARTICLE=HERM_BODIO_2022_01_0109">nouvelles stratégies discursives</a>, se sont dotés de figures professionnelles spécialisées et ont produit des <a href="https://journals.openedition.org/edc/10041#quotation">dispositifs de dénonciation</a>, même si des changements sont encore nécessaires.</p>
<p>Dans cette perspective, le 9 février 2024, le magazine <em>Télérama</em>, sous la plume de la directrice de la rédaction Valérie Hurier, questionne sa propre responsabilité au sein d’un :</p>
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<p>« système, celui de la production cinématographique, qu’il convient aujourd’hui de réexaminer à la lumière de ces témoignages. Un système dont les médias, Télérama compris, se sont parfois faits les complices par leurs éloges ».</p>
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<p>Quelques jours plus tard, l’AFP <a href="https://www.konbini.com/popculture/violences-sexuelles-le-cinema-dauteur-francais-force-de-se-regarder-dans-la-glace/">rapporte les propos de Dov Alfon</a>, directeur de la publication et de la rédaction à Libération, sur la « prise de conscience » amenant le journal à « commencer par un vrai travail de relecture aux archives sur [ses] différents papiers de l’époque, pour en rendre compte à [ses] lecteurs ».</p>
<p>Si ces déclarations à la marge renseignent sur une potentielle sortie de la figure du « monstre », déjà initiée avec l’ouvrage <em>Le Consentement</em> de Vanessa Springora, afin d’interroger l’ensemble des acteurs impliqués dans ces violences systémiques, elles peinent néanmoins à couvrir les difficultés de penser les violences sexistes et sexuelles en dehors d’espaces, affaires et secteurs particuliers, à l’image des nombreuses déclinaisons de #MeToo.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225137/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Irène Despontin Lefèvre a obtenu un contrat doctoral pour réaliser sa thèse en sciences de l'information et de la communication au sein de l'Université Paris-Panthéon-Assas. Dans le cadre de ses recherches, elle a réalisé une enquête (n)ethnographique et a été amenée notamment à rencontrer des membres du collectif #NousToutes et des militantes féministes.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Giuseppina Sapio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La récente prise de parole de Judith Godrèche s’inscrit dans le sillon des mobilisations féministes nationales et internationales, et interroge la façon dont les médias se font l’écho de ces paroles.Irène Despontin Lefèvre, Enseignante contractuelle à la Faculté des sciences économiques, sociales et des territoires de l'Université de Lille, Université Paris-Panthéon-AssasGiuseppina Sapio, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2255032024-03-24T17:52:48Z2024-03-24T17:52:48ZComment Éric Zemmour a-t-il droitisé la France ?<p>Comment expliquer la popularité grandissante du Rassemblement national (RN) aujourd’hui ? <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/03/11/elections-europeennes-2024-le-rn-dans-une-dynamique-favorable_6221331_823448.html">Les sondages récents</a> sur les intentions de vote aux élections européennes mettent en avant un nouvel indicateur central du vote RN : les électeurs <a href="https://theconversation.com/comment-le-ressentiment-nourrit-le-vote-rn-dans-les-zones-rurales-213110">insatisfaits</a> de la vie qu’ils mènent seraient plus susceptibles de voter pour lui.</p>
<p>Des <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/09/03/marine-le-pen-nantie-du-vote-populaire-vise-les-classes-moyennes_6187612_823448.html">études</a> sur la sociologie électorale du RN mettent en effet l’accent sur sa capacité à capter les classes moyennes en jouant sur la « peur du déclassement » à laquelle il apporterait une réponse en termes de maintien des acquis sociaux. Ce parti deviendrait ainsi le</p>
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<p>« porte-parole d’une demande de souverainisme et de justice sociale, défendant une redistribution qui ne serait pas disponible aux étrangers ».</p>
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<p>Cependant, ces analyses invitent à un raccourci entre demande de justice sociale et adhésion aux idées de « préférences nationales » du RN. Or cela repose sur une idée trompeuse : que le vote RN est un vote d’adhésion totale – théorie qui a été remise en cause par les <a href="https://www.septentrion.com/FR/livre/?GCOI=27574100118550">analyses sociologiques</a>. On peut notamment trouver un exemple de cette adhésion partielle et contextuelle aux idées du RN dans le militantisme de groupes sociaux qui seraient à priori plus rétives à l’engagement au RN que d’autres, notamment les activistes homosexuels ou les militantes féministes. Il convient dès lors de parler de synchronicité plutôt que de lien causal entre le vote RN des classes moyennes et leur perception d’un malaise social.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/france-peripherique-abstention-et-vote-rn-une-analyse-geographique-pour-depasser-les-idees-recues-175768">« France périphérique », abstention et vote RN : une analyse géographique pour dépasser les idées reçues</a>
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<h2>Vers la fin de la stigmatisation du vote RN ?</h2>
<p>La vraie question qui est posée par l’élargissement du socle électoral du RN aux classes moyennes et à une partie des classes supérieures est celle de la marginalité du RN. Il y a 30 ans, le vote FN était honteux, vu comme un geste lourd de sens qui catégorisait automatiquement ses acteurs comme racistes. Aujourd’hui le programme du RN n’a pas changé, mais on peut désormais voter RN et l’assumer publiquement. Cela peut nous porter à croire que le stigmate négatif qui était associé au vote pour l’extrême droite est en voie de disparition.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/G2WDUT9DyCQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Il importe dès lors aux études actuelles de poser la question du moteur de la disparition de ce stigmate, c’est-à-dire des ressorts de l’interaction entre les électeurs RN et le débat public. Au niveau microsociologique, celui des électeurs, des <a href="https://www.septentrion.com/FR/livre/?GCOI=27574100118550">études récentes</a> montrent que la dimension toujours stigmatisante du RN peut être « dépassée, contournée par l’inclusion dans des entre-soi particuliers ».</p>
<p>Au niveau macrosociologique, celui du débat public, <a href="https://www.theses.fr/s300079">mes recherches</a> tendent à montrer le décloisonnement des idées portées par l’extrême droite, auparavant confinées au domaine directement politique, pour se diffuser aujourd’hui dans les domaines journalistiques, littéraires et philosophiques. Mon hypothèse est la suivante : la popularité grandissante du RN serait en partie liée à une « droitisation » du débat public français.</p>
<h2>Le rôle des producteurs idéologiques illibéraux dans la « droitisation » du débat public</h2>
<p>En effet, l’un des atouts dont l’extrême droite française dispose aujourd’hui est la multiplication d’intellectuels et d’écrivains qui défendent et font circuler ses idées dans le débat public sous couvert d’un nouveau <a href="https://www.illiberalism.org/illiberalism-conceptual-introduction/">positionnement illibéral</a>, c’est-à-dire opposé au progressisme, aux droits des femmes, des individus racisés, des immigrés et de la communauté LGBTQ+.</p>
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<p>Les producteurs idéologiques illibéraux que j’identifie – notamment <a href="https://theconversation.com/eric-zemmour-une-histoire-francaise-169213">Éric Zemmour</a>, <a href="https://theconversation.com/alain-finkielkraut-nouvel-academicien-le-fragile-bonheur-de-limmortalite-53241">Alain Finkielkraut</a>, <a href="https://theconversation.com/apres-houellebecq-economiste-houellebecq-sociologue-du-travail-171992">Michel Houellebecq</a> et <a href="https://michelonfray.com">Michel Onfray</a> – participent, en irriguant le débat public de leurs idées <a href="https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/NoteBaroV13_GI_CulturalBacklash_fevrier2022_VF.pdf">nativistes</a>, <a href="https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/zemmour-candidat-on-a-relu-son-premier-sexe-et-on-a-des-questions-a-lui-poser_189446.html">patriarcales</a> et <a href="https://tetu.com/2021/12/01/tribune-election-presidentielle-2022-eric-zemmour-candidat-homophobie/">hétéronormées</a>, à la normalisation des présupposés racistes, misogynes et LGBT-phobes sur lesquels reposent ces idées.</p>
<p>L’objectif de mes recherches est d’étudier le rôle de ces producteurs idéologiques illibéraux dans la « droitisation » du débat public en France. L’angle d’approche n’est pas celui de la demande, mais de l’offre : autrement dit, je ne cherche pas à montrer que les Français deviennent plus racistes, sexistes ou homophobes dans leurs valeurs politiques – thèse qui est contestée par la <a href="https://esprit.presse.fr/article/vincent-tiberj/a-force-d-y-croire-la-france-s-est-elle-droitisee-43763">sociologie électorale</a>. Mon hypothèse suppose au contraire un décalage entre une demande publique de tolérance et de respect de la diversité, d’une part, et une offre idéologique obsédée par l’immigration et les valeurs dites « traditionnelles », d’autre part.</p>
<p><a href="https://academic.oup.com/edited-volume/55211/chapter-abstract/441369796">Je me suis tout particulièrement intéressée</a> aux idées qu’ Éric Zemmour véhicule dans ses écrits afin d’expliquer son rôle dans la droitisation du débat public français.</p>
<h2>Le cas Éric Zemmour</h2>
<p>Dans sa trilogie d’essais politiques à succès, Zemmour retrace l’histoire de ce qu’il considère comme la destruction de l’identité et de la souveraineté de la France dans tous les domaines. Ces livres reprennent toutes les thématiques classiques de l’illibéralisme : la disparition des hiérarchies traditionnelles, de l’homogénéité culturelle et le besoin de défendre la nation comprise d’une manière très ethnicisée. L’essai le plus populaire de cette trilogie, <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757"><em>Le Suicide français</em></a>, publié en 2014 avec un tirage initial de 85 000 exemplaires, s’est finalement vendu à plus de 450 000 exemplaires. Les maigres résultats électoraux de Zemmour à l’élection présidentielle de 2022 sont donc à mettre en contraste avec le rayonnement médiatique massif de ses écrits et son <a href="https://www.illiberalism.org/wp-content/uploads/2022/09/Perine-Schir-and-Marlene-Laruelle-Eric-Zemmour-The-New-Face-of-the-French-Far-Right-Media-Sponsored-Neoliberal-and-Reactionary-1.pdf">omniprésence dans le débat public</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1065400448377589760"}"></div></p>
<h2>Détourner les propos des forces progressistes</h2>
<p>L’idéologie progressiste condamnée par Zemmour serait responsable non seulement de la marginalisation de l’ancienne majorité culturelle mais aussi de son « remplacement » par des immigrés, musulmans notamment. Zemmour défend ici ouvertement les fondements de la théorie du <a href="https://www.francetvinfo.fr/elections/presidentielle/l-article-a-lire-pour-comprendre-pourquoi-le-grand-remplacement-est-une-idee-raciste-et-complotiste_4965228.html">« grand remplacement »</a> formulée par Renaud Camus, assurant qu’elle est <a href="https://www.fnac.com/a16213716/Eric-Zemmour-La-France-n-a-pas-dit-son-dernier-mot">« ni un mythe ni un complot »</a> en la prolongeant d’une intentionnalité cachée de sa propre création.</p>
<p>En invitant « naïvement » cette population musulmane à s’installer en France, cette dernière aurait eu l’opportunité de <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">mettre en œuvre sa stratégie</a> de « revanche » à travers la « contre-colonisation ». En effet, selon Zemmour, les anciennes colonies de la France en Afrique du Nord, d’où proviennent la majorité des immigrés musulmans français, nourrissent un rêve secret de revanche contre leurs anciens maîtres.</p>
<p>Zemmour <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">tire cet argument</a> de la célèbre citation de l’auteur décolonial <a href="https://theconversation.com/quotes-from-frantz-fanons-wretched-of-the-earth-that-resonate-60-years-later-173108">Frantz Fanon</a> : « Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. » Si Fanon fait ici référence à la violence nécessaire pour parvenir à la décolonisation, il n’évoque en aucun cas une ambition cachée de « revanche ». On peut voir ici un exemple d’une des techniques rhétoriques de persuasion favorites de Zemmour : pour délégitimer en amont toute critique de ses arguments, il se réapproprie la terminologie de ses adversaires progressistes en en retournant le sens, afin d’atteindre des positions opposées.</p>
<p>Zemmour voit une preuve de cette « contre-colonisation » dans la surreprésentation des familles immigrées musulmanes dans les banlieues. Bien que les sources de ce phénomène aient été <a href="https://www.quesaisje.com/la-crise-des-banlieues?v=1820">clairement identifiées</a> comme économiques et sociales, il existe <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">pour Zemmour</a> une raison plus profonde : les musulmans, où qu’ils vivent, formeraient « un peuple dans le peuple », car l’islam serait « à la fois une identité, une religion et un système juridico-politique ». Selon Zemmour, l’islam présupposerait intrinsèquement une volonté de domination, et le rôle de la communauté des fidèles serait de la mettre en œuvre dans le monde.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/vivons-nous-dans-une-ere-de-migration-de-masse-196916">Vivons-nous dans une ère de migration de masse ?</a>
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<h2>Manipuler par transfert d’autorité</h2>
<p>Ce réquisitoire contre les musulmans permet ensuite à Zemmour d’introduire le présupposé selon lequel il existe un type d’immigrés potentiellement assimilables – les immigrés chrétiens européens blancs – et un autre qui ne le sera jamais. Les immigrés musulmans ne pourraient être mélangés avec les « bons » immigrés, tout comme <a href="https://www.fnac.com/a16213716/Eric-Zemmour-La-France-n-a-pas-dit-son-dernier-mot">« l’huile et le vinaigre »</a> ne peuvent pas être mélangés.</p>
<p>Cette dernière référence, régulièrement convoquée par Zemmour, serait d’après lui empruntée au général de Gaulle, bien que ce dernier ne l’a jamais prononcée publiquement (elle aurait été formulée en 1959 lors d’une entrevue privée avec Alain Peyrefitte. Peyrefitte l’a <a href="https://www.fayard.fr/livre/cetait-de-gaulle-tome-i-9782213028323/">rapportée</a> près de 25 ans après la mort de de Gaulle, qui n’a jamais pu en confirmer la véracité.)</p>
<p>L’authenticité de la citation n’est pas essentielle dans la stratégie de Zemmour. Le véritable objectif de ce passage – et de l’intense activité de <a href="https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/on-dira-ce-qu-on-voudra/segments/chronique/119094/maude-landry-en-francais-svp-name-dropping">« name dropping »</a> qui caractérise l’ensemble de ses ouvrages – n’est pas l’objectivité mais la <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-langue-de-zemmour-cecile-alduy/9782021497472">« manipulation par transfert d’autorité »</a> par laquelle l’auteur fait accepter une opinion problématique en l’associant à une figure d’autorité largement appréciée par le grand public.</p>
<h2>Décréter des vérités indiscutables sur la nature humaine</h2>
<p>Éric Zemmour use également de cette <a href="https://www.arretsurimages.net/chroniques/arrets-sur-histoire/zemmour-et-la-midinette-beauvoir">stratégie</a> pour discréditer les femmes, détournant notamment <a href="https://www.albin-michel.fr/destin-francais-9782226320070">Simone de Beauvoir</a> ou Benoite Groult.</p>
<p>Dans les écrits de Zemmour, les femmes sont <a href="https://theses.fr/s300079">systématiquement décrites</a> en fonction de ce qu’elles peuvent apporter aux hommes : soit comme des génitrices, soit comme des objets de conquête sexuelle. La vie des femmes se <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">résumerait</a> selon l’auteur à une « quête obstinée de protection » qu’elles acquièreraient par le mariage, et le « besoin de protéger et d’éduquer ses petits ». Avec l’utilisation du registre du comportement animal, l’auteur souhaite donner une objectivité à son propos en proposant une perspective éthologique (et non anthropologique) qui exclue automatiquement les femmes de la catégorie des être rationnels.</p>
<p>L’auteur atteste de cette différence fondamentale en <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">rappelant</a> :</p>
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<p>« la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte ».</p>
</blockquote>
<p>Apparait ici un autre procédé rhétorique favori de Zemmour : le discours aphoristique. Il prétend se référer à des vérités indiscutables sur la nature humaine, en usant notamment d’une combinaison d’articles définis à valeur générique (« des femmes »,« des hommes ») et l’usage de l’infinitif (« dominer », « admirer ») permettant un effacement des traces qui permettent de relier l’énoncé avec la scène d’énonciation.</p>
<p>Zemmour reconnaît que les femmes ont progressivement obtenu des droits qui leur permettent d’échapper à leur statut de soumission. Cette nouvelle indépendance reposerait selon lui sur une <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">« virilité d’emprunt »</a> : pour s’émanciper, les femmes auraient décidé de « devenir des hommes ». Cette approche suppose qu’intelligence et masculinité soient indissociables.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-les-nouvelles-femmes-de-droite-sinvitent-dans-la-campagne-177293">Quand les « nouvelles femmes de droite » s’invitent dans la campagne</a>
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<h2>Invisibiliser le lien entre idées promues et discriminations</h2>
<p>Si les femmes ont décidé de « devenir des hommes », cela suppose également l’absence de catégories alternatives en dehors de celles des femmes et des hommes. En effet, <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">pour Zemmour</a>, les études de genre ne seraient rien d’autre qu’« une volonté totalitaire mal dissimulée de nous transformer en androgynes, en neutres », et de détruire simultanément les catégories sur lesquelles s’est construite l’ancienne domination patriarcale.</p>
<p><a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">Selon Zemmour</a>, il n’est pas nécessaire de défendre les droits de la communauté queer car « la prétendue “homophobie” » n’existe pas. En effet, l’homosexualité est conceptualisée par l’auteur comme « une forme particulière d’adultère », c’est-à-dire une pratique sexuelle qui existerait en marge du modèle du mariage hétérosexuel. On pourrait ainsi concilier « le mariage pour la famille et les enfants, et le goût des garçons pour le plaisir ». L’homosexualité n’aurait donc vocation qu’à rester dans le cadre strictement privé, et l’auteur <a href="https://www.albin-michel.fr/le-suicide-francais-9782226254757">va jusqu’à dire</a> que cette autocensure est « la garantie d’une vraie liberté », rendant ainsi invisible le lien causal entre hétéronormativité prescriptive, discriminations et violences envers les personnes LGBTQ.</p>
<p>La diffusion des idées de Zemmour dans l’espace public et médiatique – notamment via <a href="https://www.nouvelobs.com/edito/20230412.OBS72090/bollore-un-projet-politique.html">l’empire médiatique reactionnaire</a> de Vincent Bolloré – contribue à normaliser les discriminations défendues par l’illiberalisme. Cela légitime en retour les projets politiques d’extrême droite.</p>
<h2>Faciliter la tâche du RN</h2>
<p>A ce jour, Zemmour n’arrive pas à s’imposer sur le terrain de la lutte politique.</p>
<p>Le combat culturel qu’il mène profite d’avantage au RN qu’à Reconquête, son propre parti. L’atout du RN est qu’il dispose d’une forme de monopole du parti d’extrême droite dans l’espace médiatique. Celui-ci s’est renforcé peu à peu par une formulation du combat électoral en affrontement bilatéral entre le RN et la majorité présidentielle – lors des <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/11/09/progressistes-contre-populistes-macron-tente-d-imposer-sa-vision_5381010_823448.html">européennes de 2019</a>, des <a href="https://www.la-croix.com/France/Presidentielle-2022-Emmanuel-Macron-installe-deja-duel-Marine-Le-Pen-2022-04-08-1201209364">présidentielles de 2022</a> et encore pour les <a href="https://www.francetvinfo.fr/elections/europeennes/c-est-trop-tard-pour-faire-autrement-la-majorite-divisee-sur-la-strategie-anti-rn-pour-les-elections-europeennes_6419575.html">européennes de 2024</a>.</p>
<p>Ce monopole fonctionne comme un champ de gravitation : toute défense publique d’idéologie illibérale est systématiquement mise en lien avec le programme porté par le parti, et semble ainsi le légitimer. Le RN profite ainsi du labeur des producteurs idéologiques comme Zemmour ou <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/19/le-rassemblement-national-savoure-sa-victoire-ideologique-obtenue-sans-reflexion-de-fond_6211708_823448.html">Michel Onfray</a>, qui n’ont pourtant rien à voir avec le parti.</p>
<p>Un large score du RN aux élections européennes serait ainsi d’avantage imputable à cet effet gravitationnel, plutôt qu’à une prétendue adéquation entre son programme et les valeurs politiques des Français.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225503/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Périne Schir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Producteur d’idées illibérales, Éric Zemmour participe à une « droitisation » du débat public en usant de plusieurs stratégies rhétoriques.Périne Schir, Research fellow at the Illiberalism Studies Program, the George Washington University ; PhD student in political philosophy, Université de Rouen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252262024-03-08T13:34:19Z2024-03-08T13:34:19Z« Si on s’arrête le monde s’arrête » ou comment la grève féministe s’est installée en France<p>« Si on s’arrête le monde s’arrête », « 8 mars 15h40 grève féministe » sont quelques-uns des slogans diffusés pour appeler à la grève féministe en France.</p>
<p>Ce mot d’ordre émerge depuis quelques années dans le mouvement féministe français, dans la continuité des grèves féministes menées à l’international (Argentine, Suisse, Espagne, Chili, etc.) qui ont <a href="https://theconversation.com/droits-des-femmes-la-vague-mauve-en-espagne-et-en-france-129659">rassemblé des milliers de personnes</a>.</p>
<p>La pratique de la grève est <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2020-3-page-22.htm">classique</a> du mouvement ouvrier et chez les <a href="https://www.contretemps.eu/greve-feministe-genealogie-histoire-gallot">féministes</a>, comme le rappelait Eva Gueguen dans son mémoire, <em>L’arme des travailleuses, c’est la grève ! Appropriation et usages de la grève par le mouvement féministe à l’assemblée générale féministe Paris-Banlieue</em> (2023, Paris Dauphine). Mais la « grève féministe » quant à elle connaît un regain depuis la seconde moitié des années 2010, devenant l’une des revendications mises en avant à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars. Comment ce mot d’ordre s’est-il imposé ? À quoi renvoie-t-il ?</p>
<h2>Un outil révolutionnaire ?</h2>
<p>Tout d’abord, la grève féministe renvoie à l’arrêt du travail productif (rémunéré dans la sphère professionnelle) et celui <a href="https://theconversation.com/les-metiers-tres-feminises-du-soin-et-du-lien-pourquoi-il-est-urgent-de-les-reconnaitre-a-leur-juste-valeur-223670">reproductif</a> réalisé gratuitement (travail domestique, de soin, etc.).</p>
<p>Les militant·e·s expliquent que ce dernier est majoritairement réalisé par des femmes (et des minorités de genre, c’est-à-dire les personnes trans’ et non binaires) et <a href="https://theconversation.com/les-revenus-des-femmes-diminuent-apres-la-naissance-dun-enfant-voici-pourquoi-223150">invisibilisé dans la société</a>.</p>
<p>La grève féministe ambitionne de faire reconnaître ce travail considéré comme essentiel dans les économies et pour lequel « si on s’arrête, le monde s’arrête », c’est-à-dire, selon ce slogan féministe, si celles-ci ne le réalisaient plus, l’économie ne pourrait plus fonctionner.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-dette-nouvelle-forme-de-travail-des-femmes-204323">La dette, nouvelle forme de travail des femmes</a>
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<p>Il s’agit par la grève de transformer la société et reconfigurer les rapports sociaux. Les militantes, rencontrées lors d’un atelier sur la grève féministe (Coordination féministe à Rennes, le 22 janvier 2022) souhaitent « mettre en lumière à la fois l’aspect économique de l’oppression des femmes et les conséquences économiques concrètes » sur l’organisation du pays quand elles cessent leur activité, « dégager du temps » pour d’autres activités que le travail, et rassembler largement autour de cette revendication en mobilisant l’ensemble du mouvement social et pas uniquement les féministes.</p>
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<p>La grève féministe est alors un outil permettant de penser ensemble l’imbrication entre différents rapports de domination – patriarcat, capitalisme, racisme –. Pour le 8 mars 2024, les militantes appellent par exemple au <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">« partage du temps de travail et des richesses »</a>, au droit à <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">disposer de son corps</a>, ou encore dénoncent la <a href="https://theconversation.com/comment-la-loi-immigration-souligne-de-graves-dysfonctionnements-democratiques-220301">loi asile-immigration</a> considérée comme <a href="https://www.grevefeministe.fr/8-mars-2024/">raciste et antiféministe</a>.</p>
<p>En somme, la grève féministe se pose « à rebours d’une vision des féminismes comme « confinées » (à un secteur, une revendication, une minorité), en <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2020-3-page-137.htm">liant le féminisme au reste des mouvements sociaux</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/marie-huot-antispecisme-et-feminisme-un-meme-combat-contre-les-dominations-au-xix-siecle-210576">Marie Huot : antispécisme et féminisme, un même combat contre les dominations au XIXᵉ siècle</a>
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<h2>Inspirations internationales</h2>
<p>La diffusion de cette revendication en France s’inscrit dans un contexte de mobilisation internationale autour des grèves féministes. À partir de 2016, celles-ci se multiplient en Pologne, Argentine, Suisse, Chili, etc. C’est aussi le cas en Espagne où les militantes appellent à cesser le travail pendant 24h le 8 mars 2018.</p>
<p>La mobilisation est conséquente, réunissant 5 millions de personnes où les militantes dénoncent « les féminicides et les agressions, les humiliations, les exclusions, l’ensemble des violences machistes » auxquelles sont <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2018-4-page-155.htm">exposées les femmes</a></p>
<p>La grève espagnole « inspire le mouvement féministe français », elle est qualifiée « d’initiative extraordinaire » qui montre que la grève est un « outil qui fonctionne » indique en entretien une militante de la Coordination féministe. L’ampleur de ce mouvement a ainsi inscrit les revendications féministes dans les sphères politiques et médiatiques. Rappelons que le Premier ministre espagnol <a href="https://www.leparisien.fr/international/espagne-greve-feministe-et-manifestations-monstres-a-barcelone-et-madrid-08-03-2019-8027928.php">a d’ailleurs défilé en tête de cortège</a> lors de la grève féministe l’année suivante, quelques semaines avant la tenue des législatives.</p>
<p>Prenant acte de ce phénomène, les féministes françaises ont établi et entretiennent des liens avec ces militantes internationales. Celles-ci se rencontrent dans des espaces politiques et syndicaux de gauche – par exemple au sein de la <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/socialisme-les-internationales/4-la-ive-internationale/">Quatrième internationale</a>, organisation trotskyste – ou lors de rencontres féministes internationales, comme celles organisées par <a href="https://radar.squat.net/fr/event/toulouse/toutes-en-greve-31/2019-10-26/rencontres-feministes-internationales">Toutes en grève à Toulouse en 2019</a>. Les féministes échangent sur leurs expériences et modes d’action.</p>
<p>Les mouvements de grévistes à Toulouse ont été particulièrement actifs, d’une part du fait de la proximité des militantes avec celles Espagnoles, mais aussi historique, car réactivant une initiative précédente, celle du collectif <a href="https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/8-mars-la-greve-feministe-simpose-dans-les-syndicats-030120602">Grève des femmes qui existe dans la région depuis 2012</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/DciFvOoy1j8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Mouvement sans précédent le 8 mars 2018 en Espagne (<em>Courrier International</em>).</span></figcaption>
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<p>À ce titre, plusieurs militantes de la Coordination féministe (anciennement au collectif toulousain Toutes en grève 31) expliquent avoir repris les modalités d’organisation des grèves italiennes et espagnoles, qui fonctionnent avec des assemblées et des petits groupes de travail.</p>
<p>C’est donc dans ce sillage internationaliste que la grève féministe émerge en France.</p>
<h2>« Si on s’arrête, le monde s’arrête »</h2>
<p>Dans une temporalité similaire, « On arrête toutes » se forme à Paris, en 2019 et propose de faire grève le 8 mars en arrêtant le travail à 15h40. Ce chiffre symbolique correspond chaque jour à l’heure à laquelle les femmes arrêtent d’être payées par rapport aux hommes, au regard des <a href="https://www.snrt-cgt-ftv.org/jdownloads/Communiques/2017/170228a.pdf">26 % d’écart salarial entre femmes et hommes</a>.</p>
<p>Ce projet va ensuite prendre de l’ampleur. Toutes en grève 31 organise des rencontres internationales en octobre 2019 pour appeler à la grève générale <a href="https://www.facebook.com/events/692675771192523">du 8 mars 2020</a> et dans la continuité, la Coordination féministe – réseau d’associations, collectifs et assemblées féministes en France – est créé en 2020, structurant progressivement son activité autour de la grève féministe.</p>
<p>D’autres collectifs s’en saisissent progressivement, comme <a href="https://theconversation.com/mobiiser-dans-un-contexte-post-metoo-la-strategie-du-collectif-noustoutes-193771">« Nous toutes »</a>, qui y appelle pour la première fois à l’occasion du 8 mars 2024, avec un consortium d’organisations <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">dont la Coordination féministe</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le 8 mars on arrête tout !</span></figcaption>
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<h2>Un cadre théorique issu de la pensée féministe-marxiste</h2>
<p>Au-delà des circulations militantes internationales, la <a href="https://lms.hypotheses.org/676">diffusion de la grève féministe</a>, passe par des actrices féministes issues de <a href="https://shs.hal.science/halshs-01349832">différentes sphères</a> (académique, associative ou encore syndicale) de « l’espace de la cause des femmes ».</p>
<p>Elles interviennent dans des syndicats, des conférences, ou encore dans des <a href="https://www.contretemps.eu/read-offline/22714/pour-greve-feministe-koechlin.print">interviews</a> ou des <a href="https://www.contretemps.eu/greve-feministe-genealogie-histoire-gallot">articles</a>.</p>
<p>Cette organisation s’appuie aussi sur la mobilisation d’un corpus féministe-marxiste des <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctt1vz494j">théories de la reproduction sociale</a>. Celles-ci reprennent les analyses de Marx, « étendues au travail reproductif des femmes et à leur rôle dans les rapports de (re)production capitaliste ». Ces théories mettent en lumière le <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022-2-page-113.htm">travail reproductif</a> principalement pris en charge par les femmes, consistant à « produire l’être humain », c’est-à-dire l’ensemble des activités nécessaires à produire le travailleur, à faire en sorte qu’il/elle soit apte au travail dit productif au quotidien (travail domestique, prise en charge des enfants, mais aussi santé publique, éducation, etc.).</p>
<p>Cette critique du travail reproductif s’inscrit dans le cadre de travaux plus larges liant capitalisme et patriarcat, comme l’expliquent des autrices telles que <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/economies-populaires-et-luttes-feministes/">Verónica Gago</a>, <a href="https://www.librairie-des-femmes.fr/listeliv.php?base=paper&form_recherche_avancee=ok&auteurs=Silvia%20Federici">Silvia Federici</a> ou encore <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/feminisme_pour_les_99-9782348042881">Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser</a>.</p>
<p>Si ces ouvrages féministes-marxistes ne sont qu’un point d’appui pour les militant·es, leur circulation va accompagner le <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022-2-page-113.htm">regain d’intérêt pour la grève féministe</a> « qui réintègre alors les répertoires d’action collective de certaines parties du mouvement féministe » depuis quelques années.</p>
<p>Si en France les grèves ne sont pas aussi massives que dans d’autres pays comme l’Espagne ou l’Argentine, elles offrent la possibilité aux féministes de faire considérer la cause féministe comme un projet politique global qui vise à la transformation des rapports sociaux. En 2024, pour la première fois, <a href="https://www.grevefeministe.fr">au-delà d’une centaine de collectifs féministes</a> ce sont aussi huit organisations syndicales qui appellent ensemble à faire grève le <a href="https://solidaires.org/sinformer-et-agir/les-journaux-et-bulletins/solidaires-en-action/n-165/interprofessionnel-le-8-mars-cest-la-greve-feministe/">8 mars</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225226/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mathilde Guellier a obtenu un contrat doctoral pour réaliser sa thèse en science politique au sein de l'Université Paris-Dauphine PSL. Dans le cadre de ses recherches, elle a réalisé une enquête ethnographique et a été notamment amenée à rencontrer des membres de la Coordination féministe et des militantes féministes.
</span></em></p>La grève féministe connaît un regain depuis la seconde moitié des années 2010, devenant l’une des revendications de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars.Mathilde Guellier, Doctorante en science politique, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241112024-03-07T16:13:18Z2024-03-07T16:13:18ZLes inégalités entre les sexes persistent au travail : voici quelques pistes pour les atténuer<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580009/original/file-20240305-28-od4zyk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=98%2C26%2C5892%2C3952&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans les organisations, il est encore difficile de mettre en oeuvre des programmes destinés à atténuer les inégalités entre les hommes et les femmes.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>De nombreuses lois ont été instaurées dans les pays occidentaux pour réduire les inégalités entre les femmes et les hommes sur le marché du travail. Au pays, on peut penser à la <a href="https://www.canada.ca/en/services/jobs/workplace/human-rights/overview-pay-equity-act.html">loi sur l’équité salariale du gouvernement fédéral</a>. De nombreuses entreprises nomment aussi des responsables EDI (équité, diversité et inclusion) afin de promouvoir la place des femmes. Ces mesures ne datent toutefois pas d’hier : les premières actions ont été prises depuis les années 1990. </p>
<p>Pourtant les <a href="https://www.ledevoir.com/societe/742662/l-egalite-femmes-hommes-en-presque-surplace?">inégalités demeurent</a>. Sur le plan de la rémunération <a href="https://data.oecd.org/fr/earnwage/ecart-de-revenus-entre-les-hommes-et-les-femmes.htm">cet écart est de 17 % au Canada selon les dernières données (2022) de l’OCDE</a>. Les <a href="https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/14-28-0001/2020001/article/00003-fra.htm">plus récents chiffres de Statistique Canada</a> révèlent de leur côté que les employés de sexe féminin gagnent 11,1 % de moins en taux horaire que les hommes, essentiellement car les métiers traditionnellement masculins payent mieux que ceux traditionnellement féminins. </p>
<p>Quant aux <a href="https://theconversation.com/femmes-et-minorites-a-la-haute-direction-ca-bloque-dans-lantichambre-212925">promotions</a>, avec un plafond de verre persistant, l’accès des femmes à la haute direction demeure limité. </p>
<p>Enfin, en ce qui concerne les conditions de travail, les femmes souffrent plus que les hommes de sexisme et de <a href="https://www.inspq.qc.ca/agression-sexuelle/le-harcelement-sexuel">harcèlement sexuel</a>.</p>
<p>Pourquoi les progrès sont-ils si lents ? À travers une revue de la littérature et de mes propres études sur le terrain, j’ai pu identifier quatre grands facteurs explicatifs. C’est dans le cadre de mon doctorat en ressources humaines à l’UQAM et à titre de conseiller RH spécialisé en EDI que j’ai fait cette analyse. </p>
<h2>1. L’implication limitée des organisations</h2>
<p>Les entreprises adoptent souvent des mesures superficielles, destinées plus à soigner leur image qu’à enrayer réellement les inégalités. Nommer une ou deux femmes au conseil d’administration fait bien paraître l’entreprise — en montrant qu’elle se préoccupe de la diversité — mais cela <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/smj.2461">a un impact assez marginal</a>.</p>
<p>Les pressions internes pour pousser les entreprises à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes sont limitées. Il s’agit rarement d’une exigence des syndicats, qui sont eux-mêmes peu <a href="https://www.cairn.info/le-sexe-du-militantisme--9782724610567-page-75.htm?contenu=resume">exemplaires</a> en la matière. Les différences de traitement pouvant être subtiles, les femmes sont souvent elles-mêmes peu conscientes des inégalités dont elles souffrent. Elles forment ainsi rarement un <a href="https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-soc-070308-120014">groupe de pression</a>. Les entreprises n’amorcent alors que quelques actions pour se donner <a href="https://hbr.org/2016/07/why-diversity-programs-fail">bonne conscience</a>. Elles produisent par exemple une formation puis, estimant avoir traité le sujet, passent à autre chose.</p>
<h2>2. Les freins des gestionnaires</h2>
<p>Même quand le projet est porté par la haute direction, il peut être entravé par les résistances managériales. Les gestionnaires, déjà surchargés de travail, peuvent être réticents à la mise en place d’une politique d’égalité par opinion personnelle ou parce qu’il n’en va pas de leur intérêt.</p>
<p>Un gestionnaire (femme ou homme) peut faire face à un <a href="https://journals.aom.org/doi/abs/10.5465/amr.1996.9702100314">« piège social »</a> (<em>social trap</em>), c’est-à-dire un dilemme entre des intérêts divergents. Prenons le cas d’une entreprise qui, dans un souci d’inclusion, prend en charge les frais de garde des enfants d’employés monoparentaux lors des voyages d’affaires. Le budget de déplacement sera ainsi plus élevé. L’intérêt du gestionnaire est donc de discriminer les parents monoparentaux, afin de limiter les frais. </p>
<h2>3. Les craintes d’être stigmatisés</h2>
<p>Même lorsque des mesures sont mises à la disposition des employés, ces derniers peuvent hésiter à les utiliser par crainte d’être stigmatisés. Des femmes refusent de participer à des réseaux internes féminins par peur que leur participation soit perçue comme un signe de faiblesse, ou parce qu’elles refusent d’être traitées différemment des hommes. </p>
<p>De même, des femmes n’osent pas demander ou bénéficier d’horaires flexibles ou réduits par crainte d’envoyer le signal qu’elles attacheraient moins d’importance au travail. </p>
<p>Les femmes appréhendent donc les <a href="https://journals.aom.org/doi/abs/10.5465/amr.2016.0429">répercussions négatives</a> sur leur carrière. Elles croient qu’en revendiquant leurs droits, elle pourraient recevoir moins d’augmentations salariales, avoir un accès plus restreint à la formation et réduire leurs chances de promotions.</p>
<h2>4. Des actions peu efficaces</h2>
<p>Enfin, les entreprises ont tendance à privilégier des actions peu <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/000312240607100404">efficaces</a> mais en vogue et faciles à mettre en place, suggérées par des consultants qui sont à la fois juges et parties. </p>
<p>Les formations à la diversité se sont par exemple multipliées ces dernières années, alors que la recherche scientifique montre qu’elles sont peu <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/19428200.2018.1493182">efficaces</a>. Elles sont généralement rendues obligatoires pour les gestionnaires, voire pour l’ensemble des employés. Elles visent à mettre en lumière les inégalités au travail et à réduire les stéréotypes des participants. Mais ce n’est pas en quelques heures que l’on peut changer des biais, souvent présents depuis longtemps. </p>
<h2>Mobiliser, impliquer, et rendre des comptes</h2>
<p>J’ai mené une étude ethnographique pendant quatre ans au sein d’une entreprise du secteur bancaire et des assurances, regroupant environ 10 000 employés. L’entreprise a connu des progrès remarquables au cours de cette période sur le plan de l’équité entre les femmes et les hommes. La proportion de femmes aux postes clés est ainsi passée de 25 % à 40 % en quatre ans, et les comportements sexistes ont fortement baissé. Les employés ont d’ailleurs reconnu que la culture d’entreprise avait changé.</p>
<p>Il y a eu, en premier lieu, une prise de conscience et une mobilisation de la haute direction, qui a fait de l’égalité entre les sexes une priorité. Un chef de projet a été nommé, ainsi que des moyens financiers alloués à cette politique, de sorte que les gestionnaires ont compris que la motivation de la haute direction n’était plus un simple discours. </p>
<p>Les études démontrent que l’une des clés du succès est de responsabiliser les gestionnaires en leur demandant de rendre des comptes, et de montrer plus de transparence dans les processus d’embauche et de recrutement. Ils sont aussi encouragés à favoriser un bon équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle de leurs employés. Ces actions se sont révélées en effet être particulièrement <a href="https://www.hup.harvard.edu/books/9780674276611">efficaces</a>.</p>
<p>Dans l’entreprise étudiée, les gestionnaires ont été motivés par la prise en compte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le calcul de leur rémunération variable. Il était donc dans leur intérêt personnel de faire des progrès en la matière. </p>
<h2>Autonomie, bonnes pratiques et implication</h2>
<p>La direction laissait aux gestionnaires une grande autonomie. Plutôt que de leur imposer un plan d’action, chacun devait élaborer le sien en fonction de la situation particulière de son service. </p>
<p>La direction a ensuite préconisé les bonnes pratiques. Si un service mettait en œuvre une action originale, cela encourageait les autres services à agir de même à leur tour. Un service a par exemple réalisé une vidéo humoristique pour partager de bonnes pratiques sur la gestion des congés de maternité. D’autres services ont alors suivi en utilisant la vidéo et l’humour pour sensibiliser les employés. </p>
<p>Une autre stratégie a consisté à impliquer l’ensemble des employés. Des binômes femmes/hommes étaient responsables de sensibiliser leurs collègues et de lutter contre le sexisme niché dans les conversations ou les comportements du quotidien. Ils écoutaient et conseillaient les employés qui se sentaient victimes de sexisme, et ils intervenaient si un employé racontait des blagues à caractère sexuel ou demandait systématiquement à une femme de servir le café.</p>
<p>Cette expérience montre qu’il est possible de remédier aux inégalités entre les femmes et les hommes. </p>
<p>Il est par ailleurs impératif d’éviter d’opposer les femmes et les hommes au cours du processus. Les résultats surviennent lorsque tous les acteurs (haute direction, gestionnaires, employés) comprennent qu’il est dans leur intérêt d’agir en ce sens, et qu’ils s’approprient la cause. Les responsables EDI peuvent jouer, à mon sens, un <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2019-2-page-175.htm">rôle clé</a> pour orchestrer cette mobilisation.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224111/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Denis Monneuse a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC). Il est directeur du cabinet "Poil à Gratter". </span></em></p>Les inégalités entre les sexes persistent sur le marché de l’emploi, malgré diverses mesures légales et initiatives managériales. Le problème se situe lors de leur mise en œuvre dans les organisations.Denis Monneuse, Chercheur en RH - chaire RH de l'UCO, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2224212024-03-06T16:14:15Z2024-03-06T16:14:15ZL’opéra, un univers propice aux violences sexistes et sexuelles ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580461/original/file-20240307-29-1r3uj9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=155%2C0%2C6334%2C4281&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'Opéra de Paris (Palais Garnier).</span> </figcaption></figure><p><em>Cet article a été écrit avec Soline Helbert (le nom a été changé), chanteuse lyrique, diplômée en droit des universités Paris I et Paris II.</em></p>
<hr>
<p>Dans le sillage du mouvement #MeToo, la question des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans les mondes de l’art – musique, cinéma, cirque, danse ou théâtre – s’est imposée avec force dans les débats publics, les médias ou encore les institutions publiques et privées. Les points de vue sont nombreux, les interventions sont variées, les solutions proposées sont multiples. Et pourtant, aucune enquête scientifique n’a été pour l’instant menée à son terme dans un monde de l’art en France, et ce alors même que les inégalités femmes/hommes <a href="https://ojs.letras.up.pt/index.php/taa/article/view/5037">ont fait l’objet de recherches sérieuses ces vingt dernières années</a>.</p>
<p>C’est tout le sens de <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/sqrm/2021-v22-n1-2-sqrm07828/1097857ar.pdf">l’enquête scientifique</a> menée en 2020 dans le monde de l’opéra par deux universitaires spécialisées en sociologie des arts et du genre et par une chanteuse lyrique. L’enquête n’a pas été conduite au sein de structures spécifiques, mais au moyen d’un questionnaire en ligne (336 répondantes et répondants) et de dix-huit entretiens qualitatifs. Elle a saisi aussi bien la force des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans l’opéra français, quel que soit le lieu d’exercice, que ses conditions sociales de production, de légitimation et de non-dénonciation.</p>
<h2>Des agissements sexistes et sexuels omniprésents</h2>
<p>Une liste d’agissements sexistes et sexuels était soumise aux répondantes et répondants, du plus banal comme la blague sexiste au plus grave comme un acte sexuel non désiré (voir graphiques pour la liste des agissements et les principaux résultats statistiques).</p>
<p>Or, ces agissements sont récurrents d’après 75 % des répondantes et répondants, dont 25 % les jugent quasi permanents.</p>
<p>Quelle que soit la profession exercée (soliste, artiste de chœurs), les femmes sont surreprésentées parmi les victimes et les répondantes et répondants désignent à 74 % des hommes comme étant à l’origine des faits rapportés, les femmes n’étant autrices exclusives que dans quatre cas.</p>
<p>La personne qui est à l’origine des agissements sexistes est le plus souvent un homme qui a du pouvoir sur elles de manière directe, mais aussi dans une large proportion un collègue.</p>
<p><iframe id="GHhoa" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/GHhoa/3/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<h2>Un très faible niveau de dénonciation</h2>
<p>Interrogés sur leurs réactions face aux agissements sexistes et sexuels, les répondantes et répondants révèlent une difficulté à dénoncer les faits. Seuls 18 % confirment parfois rapporter les agissements à un supérieur hiérarchique et 6 % l’ont fait à une autorité extérieure.</p>
<p>Pourtant, l’impact psychologique de ces faits est important tel qu’un sentiment de honte et d’humiliation ou une perte de confiance. Et une partie des répondantes et répondants rapportent avoir subi des conséquences professionnelles en lien avec ces agissements sexistes et sexuels.</p>
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<p>La peur est le sentiment impliqué dans 3 des 4 causes de non-dénonciation cochées par plus de 30 % des répondants : « peur pour la suite de votre carrière » (32 %), « peur de passer pour chiante ou chiant » (34 %) ou « pour ne pas attirer l’attention, faire de vagues » (40 %) – qui suppose implicitement une peur d’être exposé.</p>
<p>Comment expliquer aussi bien l’omniprésence des agissements sexistes et sexuels que leur faible dénonciation malgré des conséquences négatives évidentes ?</p>
<p><iframe id="PtlZl" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/PtlZl/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<h2>Les conditions sociales de production et de faible dénonciation des agissements sexistes et sexuels</h2>
<p>La peur, qui est au cœur de la difficulté à dénoncer, prend tout d’abord racine dans le caractère saturé, concurrentiel et précaire des mondes de l’art. Les personnels de l’opéra craignent que chaque production dans un théâtre soit la dernière :</p>
<blockquote>
<p>« Lorsqu’on travaille sur une même production, bien sûr, on s’entend bien et il y a de l’entraide. Mais étant donné que le métier est très fortement concurrentiel, cela rend difficile le fait d’être vraiment solidaires. Chacune fait ce qu’elle peut pour mener sa carrière. » (Alice, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
</blockquote>
<p>Un deuxième phénomène favorise la production d’agissements sexistes et sexuels : le poids de la séduction physique dans les interactions sociales. Elle est au cœur des métiers de la scène, mais surtout elle conduit souvent à l’hypersexualisation des femmes. Ce phénomène semble rendre particulièrement difficile pour une partie des personnes concernées, notamment des hommes en situation de pouvoir, la construction de frontières « claires » entre les comportements professionnels de séduction attendus – liés notamment au jeu de scène – et les agissements sexistes ou sexuels dégradants et relevant des violences de genre.</p>
<p>De fait, les personnages féminins dans les œuvres sont souvent des femmes séduisantes et amoureuses, généralement impliquées exclusivement dans des enjeux amoureux ou sexuels. Et les mises en scène actuelles tendent à sexualiser encore davantage ces personnages féminins.</p>
<p>À la question de savoir si ses costumes mettent en valeur son sex-appeal, une chanteuse répond : « Oui, complètement. Sauf si mon personnage est une vieille dame, ou un personnage inspiré du dessin animé […]. Mais ces productions-là se comptent sur les doigts d’une main. Dans de nombreuses autres, on me met un porte-jarretelle, un mini short, alors que rien ne l’impose dans l’histoire ! » (Amanda, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
<p>Le port de ces tenues sexualisées semble encore transformer ces chanteuses en objets de désir disponibles. Cela peut expliquer que certains directeurs de casting privilégient des chanteuses sexuellement attirantes :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai entendu des metteurs en scène dire lors du choix d’une chanteuse qu’il fallait quand même qu’on ait envie de la baiser. » (Céline, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
</blockquote>
<p>Certains metteurs en scène, chanteurs ou responsables de production peuvent alors poursuivre ces femmes de leurs assiduités, leur « voler » des baisers après les répétitions, avoir des gestes ou des paroles déplacés. Les femmes chanteuses lyriques apprennent à <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/les-femmes-du-jazz/">« fermer la séduction »</a> afin d’éviter au mieux les violences sexuelles et les agissements sexistes. Ainsi, certaines choisissent des tenues peu suggestives ou des comportements distants : ne pas répondre aux SMS, ne pas sortir entre collègues, mettre en avant une relation stable, son rôle de mère. Cette nécessaire autoprotection démontre le poids de ces violences de genre sur leur quotidien.</p>
<p>Un dernier point montre enfin le caractère circulaire du sexisme à l’œuvre dans ce monde professionnel. Quand les femmes décident de dénoncer une violence sexuelle subie, elles se trouvent alors soumises à un paradoxe. Ayant été transformées en objets sexuels, elles ne peuvent qu’être la cause des violences subies, sauf preuves contraires. Elles doivent justifier d’un comportement exemplaire et le moindre écart est interprété comme la cause du comportement répréhensible de l’agresseur. Voici ce qu’en dit cette femme victime d’une violence sexuelle – embrassée de force à plusieurs reprises et harcelée par messages par son metteur en scène :</p>
<p>À notre question « Vous avez indiqué ne pas avoir parlé des choses que vous aviez subies par peur que l’on vous renvoie la faute », cette chanteuse répond : « J’ai une collègue qui a porté plainte, et je sais comment ça se passe. On analyse tes faits et gestes pour savoir si tu n’as pas provoqué la situation. C’est toujours pareil… des messages décalés des directeurs, parfois à une heure du matin. Au début, tu es toute jeune, tu te demandes ce qui va se passer si tu ne réponds pas, s’il ne va pas annuler ton contrat. Donc tu réponds. Et après on va te dire « si tu as répondu à minuit, il ne faut pas t’étonner qu’après… » À cause de ça, je n’ai jamais eu envie de me retrouver sous les feux de ce genre d’enquête ! » (Coline, chanteuse lyrique, 20-30 ans)</p>
<p>Pour finir, le « talent » supposé de l’agresseur tend à freiner toute velléité de dénonciation. Il justifierait d’accepter certaines « dérives » comportementales, et notamment les pratiques sexistes et sexuelles :</p>
<blockquote>
<p>« Ah oui, X – un metteur en scène reconnu –, c’était Minitel rose, il sautait l’administratrice […]. J’ai repris des gens au sujet de l’affaire Domingo dans des dîners qui disaient “quand même, attaquer un si grand artiste, qui n’a rien fait…” Non. Rien fait, vous ne savez pas. En fait je sais, mais on va dire qu’on ne sait pas ! » (Amélie, chanteuse lyrique, 50-60 ans)</p>
</blockquote>
<p><iframe id="ZMRvP" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/ZMRvP/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Précarité et incertitude professionnelles, hypersexualisation des chanteuses, prépondérance des capacités de séduction physique dans les critères de recrutement et dans les interactions sociales, tolérance des personnels vis-à-vis des « dérives » des grands noms du spectacle… Nombreux sont les éléments structurels participant à produire et à légitimer <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2019-1-page-17.htm?ref=doi">« un continuum »</a> des violences sexistes et sexuelles récurrentes et non dénoncées.</p>
<p>Les mondes de l’art gagneraient à ouvrir les portes aux chercheurs et aux chercheures afin de mieux identifier les agissements sexistes et sexuels à l’œuvre et, plus important encore, les conditions sociales de production de ces agissements afin de pouvoir envisager des réponses adaptées à ce phénomène à l’avenir.</p>
<p>Précisons enfin que depuis que l’enquête a été menée, en 2020, le recours à des coordinatrices et des coordinateurs d’intimité s’est développé sur les productions d’opéra, sans que l’on puisse se prononcer sur la capacité réelle de ces intervenantes à prévenir les dérapages lors de scènes intimes. <a href="https://www.radiofrance.fr/francemusique/menaces-les-artistes-lyriques-creent-le-collectif-unisson-et-appellent-l-etat-a-l-aide-7403286">Le collectif Unisson</a> joue également un rôle favorable dans la circulation de la parole sur le sujet. Si une prise de conscience semble se produire petit à petit, les résultats de l’enquête menée en 2020 semblent cependant toujours d’actualité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222421/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une enquête sociologique permet de mesurer la force des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans l’opéra français.Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneIonela Roharik, Sociologue, ingénieure d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2230422024-03-06T16:08:29Z2024-03-06T16:08:29ZLa charge mentale masculine existe-t-elle vraiment ?<p>La charge mentale des hommes – en particulier des pères de famille – est-elle une réalité ? Ces dernières semaines, cette question a fait les titres de plusieurs magazines tels que <em>Le Figaro</em> et <em>Le Point</em>, évoquant cette <a href="https://www.lefigaro.fr/decideurs/management/la-charge-mentale-des-peres-de-famille-ce-sujet-tabou-dont-on-ne-parle-qu-en-coulisses-20240114">« réalité taboue »</a> de notre époque, particulièrement décuplée chez les <a href="https://www.lepoint.fr/societe/la-charge-mentale-des-hommes-existe-t-elle-21-01-2024-2550293_23.php">classes moyennes et supérieures</a> à la suite du premier confinement. Si les sondages menés par Ipsos mettent en exergue la présence d’une charge mentale excessive chez <a href="https://www.ipsos.com/fr-fr/charge-mentale-8-femmes-sur-10-seraient-concernees">14 % des hommes en 2018</a>, ils soulignent que ce taux reste de 9 points plus élevé chez les femmes.</p>
<p>Les travaux de la sociologue <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1984_num_26_3_2072">Monique Haicault</a> explorent dès 1984 l’idée d’une <a href="https://theconversation.com/penser-a-tout-pourquoi-la-charge-mentale-des-femmes-nest-pas-pres-de-salleger-221659">charge mentale</a> liée à la double charge de travail – salarié et domestique – pour les femmes au sein du couple hétérosexuel. La charge mentale est une notion qui n’englobe pas simplement l’exécution pratique des tâches domestiques, telles que faire le ménage, préparer les repas, ou s’occuper des enfants. Elle prend aussi en compte <a href="https://theconversation.com/charge-mentale-au-travail-comment-la-detecter-et-la-combattre-89329">le travail d’organisation</a> et de coordination de ces tâches, nécessaire à la vie du foyer, ainsi que la responsabilité de leur réalisation.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/charge-mentale-comment-eviter-une-surchauffe-du-cerveau-222843">Charge mentale : comment éviter une surchauffe du cerveau ?</a>
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<p>Alors que dans la sphère salariée, penser l’organisation du travail est valorisé économiquement et symboliquement, puisque relevant de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1467-6486.00149">l’activité de management</a>, au foyer, la charge mentale demeure invisible, non rémunérée et <a href="https://hal.science/hal-02881589">supposée naturelle pour les femmes</a>.</p>
<p>Cependant, depuis 2017 et le mouvement #MeToo, déclencheur d’une résurgence des combats féministes, la notion de charge mentale, autrefois réservée au cercle universitaire, a fait son apparition dans la sphère publique. Les travaux de la dessinatrice <a href="https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/">Emma</a> ont joué un rôle crucial dans sa diffusion, grâce à une bande dessinée virale sur les réseaux sociaux.</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/BssNQ_Ngh9M/?hl=fr","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<h2>« Je fais largement mes 50 % »</h2>
<p>Cette mise en lumière de la charge mentale des femmes a suscité une réaction importante de la part des hommes, inquiets que leur contribution à l’organisation du foyer ne soit pas reconnue à sa juste valeur. Parmi les commentaires sous la BD d’Emma, <a href="https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/">sur son site</a>, on peut par exemple lire :</p>
<blockquote>
<p>« Il ne faudrait pas faire croire non plus que les femmes seraient les seules à subir une charge mentale. »</p>
</blockquote>
<p>De la même façon, dans une recherche en cours <a href="https://theconversation.com/profiles/edwige-nortier-1503170">d’une des autrices</a>, l’idée d’un partage de la gestion du travail domestique est revendiquée par les pères interrogés. L’un d’eux affirme ainsi qu’il « fait largement [ses] 50 % », et défend être à domicile à 18h30 « pour relayer » son épouse en prenant notamment en charge les devoirs, avant de « retourner bosser » pendant que sa femme gère le repas et le coucher. Plus largement, divers témoignages d’hommes dans la <a href="https://www.lefigaro.fr/sciences/qui-sont-les-nouveaux-peres-20230725">presse</a> semblent indiquer une volonté d’implication croissante des pères dans les tâches du foyer. Cette évolution s’inscrit notamment dans le cadre de la flexibilisation du travail pendant la crise sanitaire, ainsi que les réformes récentes du congé paternité (actuellement de 25 jours en France depuis juillet 2021).</p>
<p><em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<h2>Une amélioration grâce aux confinements ?</h2>
<p>Il semblerait toutefois que la réalité soit <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">plus contrastée</a> que les discours des hommes sur leur implication dans le foyer. Les <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281050?sommaire=2118074">dernières données</a> relevées par l’Insee en 2010 montraient que les femmes consacraient en moyenne 3h26 de leur journée aux tâches domestiques, contre 2h pour les hommes. Si leur mise à jour n’a lieu qu’en 2025, des études intermédiaires, notamment lors des confinements de 2020, soulignent que les femmes continuent d’assumer <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952#titre-bloc-29">l’essentiel des tâches domestiques et parentales</a>. Dans ce contexte de <a href="https://theconversation.com/pour-les-femmes-la-flexibilite-des-horaires-de-travail-se-paye-au-prix-fort-143702">télétravail</a> imposé, le changement de répartition du travail domestique n’a été que très marginal. Il s’est fait principalement <a href="https://blog.insee.fr/sur-les-taches-domestiques-l-homme-est-remplacant/">autour des courses</a> – qui, il faut le rappeler, étaient à ce moment-là un des rares moyens de sortir du domicile. Ainsi, en <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952#titre-bloc-29">mai 2020</a>, alors que plus de la moitié des femmes déclaraient consacrer minimum 2h aux tâches domestiques chaque jour, les hommes n’étaient que 28 %. De même pour le temps quotidien consacré aux enfants : 58 % des femmes déclaraient y consacrer au minimum 4h pour seulement 43 % des hommes.</p>
<p>Par ailleurs, l’utilisation accrue d’outils tels que les calendriers ou les <em>to-do</em> listes pour se répartir les tâches pendant cette période a en fait maintenu la charge mentale <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/AAAJ-08-2020-4880/full/html">sur les femmes</a>. Dans la même lignée, une <a href="https://academic.oup.com/sf/advance-article-abstract/doi/10.1093/sf/soad125/7301284">étude menée sur 10 ans</a>, montre que même lorsque les hommes bénéficient d’horaires aménagés, ils ne prennent pas plus en charge les responsabilités familiales au sein des couples hétérosexuels.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/1iGtH2e_ifM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Le congé paternité : facteur de changement ?</h2>
<p>Le congé paternité cristallise tout particulièrement ce déséquilibre de charge mentale. L’une de nos études montre que les hommes auraient tendance à <a href="https://publications.aaahq.org/accounting-horizons/article-abstract/doi/10.2308/HORIZONS-2022-099/11576/Men-s-Experiences-of-Paternity-Leaves-in">organiser ce congé</a> non pas autour de la naissance de leurs enfants mais autour de leurs obligations professionnelles. L’un des hommes interrogés dans cette recherche explique avoir coupé son congé en deux pour pouvoir :</p>
<blockquote>
<p>« prendre une période plus longue sans que ça impacte trop [son] activité [professionnelle] ».</p>
</blockquote>
<p>Sa femme avait une vision différente : pour elle, le congé paternité ne devrait pas être « un gros break à Noël » mais un temps pour être présent dans l’éducation des enfants.</p>
<hr>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/penser-a-tout-pourquoi-la-charge-mentale-des-femmes-nest-pas-pres-de-salleger-221659">« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Ces stratégies opérées par les hommes peuvent s’expliquer en partie par une culture du lieu de travail et par des contraintes professionnelles qui <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0003122414564008">n’encouragent pas la prise complète du congé</a> lors de la venue d’un enfant, mais aussi par la crainte d’être stigmatisé par ce choix. De nombreux hommes perçoivent encore le congé paternité comme un heurt à leur carrière, et certains managers tentent même parfois de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/gwao.12904">dissuader leurs collègues</a> d’y avoir recours alors qu’ils en ont eux-mêmes bénéficié.</p>
<p>Le lieu de travail est pensé et organisé pour et par les « joueurs masculins » qui ont « créé les règles du jeu » pour reprendre la métaphore des sociologues <a href="https://doi.org/10.1177/017084069201300107.">Alvesson et Billing</a>. Dans ce contexte, tout écart par rapport aux attentes traditionnelles de genre est perçu comme un risque pour les employés – ce qui met en lumière la rigidité des rôles de genre au sein des espaces de travail.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-travail-invisible-une-lutte-sans-fin-pour-les-femmes-203284">Le travail invisible, une lutte sans fin pour les femmes</a>
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<h2>De quelle charge mentale parle-t-on ?</h2>
<p>L’exemple du congé paternité met en évidence un décalage notable entre la définition académique de « charge mentale » chez les femmes, et son emploi dans les discours publics pour caractériser l’expérience des hommes. L’<a href="https://www.ipsos.com/fr-fr/charge-mentale-8-femmes-sur-10-seraient-concernees">étude Ipsos</a> de 2018 permet déjà de souligner cette distinction. Celle-ci indique que pour une femme sur deux l’apparition de la charge mentale est liée à l’arrivée d’un enfant, alors qu’un homme sur deux l’associe à l’entrée dans la vie active.</p>
<p>En 2024, en France, <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">70 % des hommes</a> estiment encore qu’ils doivent être le soutien financier de leur famille pour être valorisés socialement. La sphère professionnelle prime ainsi dans les activités des hommes, <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1097184X01004001001">même quand ils deviennent pères</a>. Leur « charge mentale » reste majoritairement pensée dans la continuité d’un rôle de « breadwinner » (principal pourvoyeur de revenus pour la famille).</p>
<p>Pourtant, la proportion de ménages où les deux partenaires subviennent également aux besoins du foyer ou de ménages où la femme est la principale « breadwinner » est en <a href="https://www.demographic-research.org/articles/volume/35/41/">augmentation</a> dans de nombreux pays d’Europe. En France, cette dernière catégorie représente un <a href="https://www.ined.fr/fr/publications/editions/document-travail/are-female-breadwinner-couples-always-less-stable/">couple sur quatre</a> en 2017, contre un <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281400">couple sur cinq</a> en 2002.</p>
<p>Cette augmentation ne s’accompagne néanmoins pas forcément d’un changement significatif de répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants. Dans une étude menée par la sociologue <a href="https://www.unine.ch/socio/home/collaborateurs/nuria-sanchez.html">Núria Sánchez-Mira</a> en 2016 en <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gwao.12775">Espagne</a>, lorsque la femme devient « breadwinner » pour son foyer, aucun des couples étudiés n’atteint une répartition équitable. La participation des hommes n’augmente donc que de manière limitée, et la séparation genrée des tâches persiste. Par ailleurs, cette recherche espagnole souligne que les discours et la réalité autour de cette séparation diffèrent :</p>
<blockquote>
<p>« Si l’on compare les récits des hommes à ceux de leurs partenaires, on constate dans certains cas une surestimation de leur contribution réelle. Les hommes semblent se livrer à un exercice d’ajustement de la réalité pour correspondre à un discours politiquement correct de co-responsabilité dans les tâches ménagères et les soins aux enfants ».</p>
</blockquote>
<h2>Charge mentale : les hommes font-ils une crise ?</h2>
<p>Le discours autour de la charge mentale des hommes s’inscrit dans une expression plus large d’une <a href="https://theconversation.com/la-crise-de-la-masculinite-ou-la-revanche-du-male-96194">« crise de la masculinité »</a>, c’est-à-dire le sentiment qu’il serait <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">difficile d’être homme</a> dans la société actuelle du fait d’une remise en cause des rôles genrés traditionnels, particulièrement depuis 2017 et le mouvement #MeToo. De fait, en 2024, 37 % des hommes disent considérer que le féminisme menace leur place et leur rôle, et qu’ils sont en train de perdre le pouvoir. Le HCE souligne que <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">ces résultats</a> indiquent un retour préoccupant des injonctions conservatrices qui réassignent les femmes à la sphère domestique.</p>
<p>Comme l’explique le professeur de sciences politiques <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/la-crise-de-la-masculinite-francis-dupuis-deri/9782757892268">Francis Dupuis-Déri</a>, cette notion de crise de la masculinité n’est pas récente. Elle est régulièrement invoquée pour expliquer et justifier l’(in) action des hommes et les inégalités de genre. Il souligne que cette idée relève du mythe plus que de la réalité empirique :</p>
<blockquote>
<p>« Les hommes ne [seraient] pas en crise, ils [feraient] des crises quand les femmes refusent le rôle […] qui leur est assigné. »</p>
</blockquote>
<p>Le débat sur la « charge mentale » des hommes peut être considéré comme une marque de la « crise » en cours, signalant une résistance aux luttes féministes. En effet, elle relève d’une tentative de symétriser dans le discours l’implication des femmes et des hommes au foyer. Cela invisibilise la permanence d’une <a href="https://theconversation.com/inegalites-femmes-hommes-tout-ce-que-les-chiffres-ne-nous-disent-pas-171040">inégale répartition du travail domestique</a>.</p>
<p>Il est bien sûr important de reconnaître que les hommes <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1303232?sommaire=1303240">s’impliquent davantage</a> dans le foyer depuis ces 25 dernières années, notamment sur l’éducation des enfants. Toutefois, dans le contexte actuel, la notion de « charge mentale des hommes » relève d’une subversion du concept originel aux dépens de sa politisation féministe initiale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223042/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Certains articles soulignent que, comme les femmes, les hommes ressentiraient une charge mentale. Est-ce vraiment le cas ? De quelle charge mentale parle-t-on ?Edwige Nortier, Assistant Professor Comptabilité, Contrôle, Audit, EM Lyon Business SchoolElise Lobbedez, Lecturer (assistant professor), University of EssexJuliette Cermeno, Docteure en sciences de gestion - théorie des organisations, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2229372024-02-29T16:25:15Z2024-02-29T16:25:15ZCinéma, littérature… est-ce la fin du mythe de Pygmalion ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578849/original/file-20240229-24-x4zlap.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=246%2C53%2C1644%2C1176&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans « Pauvres créatures », Bella inverse les rôles.</span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><p>L’intervention de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=JFRAmKjRAB8">Judith Godrèche lors de la dernière cérémonie des Césars</a> nous a rappelé que la « femme enfant » que l’homme rêve de modeler est un sujet puissant de fantasmes masculins, qui a emmené beaucoup de « petits chaperons rouges », comme elle dit, vers la désolation.</p>
<p>La création d’une femme idéale par des hommes est aussi au cœur du film
<em>Pauvres créatures</em>, lion d’or à la Mostra de Venise, 11 fois nominé aux oscars. Il est adapté du roman de science-fiction de <a href="https://theconversation.com/pauvres-creatures-connaissez-vous-alasdair-gray-lauteur-du-roman-dont-le-film-est-tire-221639">l’écossais Alasdair Gray</a>. Le réalisateur Yorgos Lanthimos y évoque le fantasme de la création de la « femme idéale » en mêlant réalisme et onirisme, à l’instar de Buñuel, qu’il admire. L’héroïne Bella Baxter, interprétée magistralement par Emma Stone, éblouit avec ses <a href="https://www.vogue.fr/galerie/costumes-emma-stone-pauvres-creatures-interview">fabuleux costumes signés Holly Waddington</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/RC6Fmy8XhQg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>La jeune femme est ramenée à la vie par le Dr Godwin Baxter, dit « God » (Willem Dafoe), « dieu » aux allures de Frankenstein, qui a récupéré son corps après qu’elle se soit jetée d’un pont, enceinte, puis lui a greffé le cerveau de son propre bébé. Son « créateur » comme son disciple, le Dr Max McCandles (Ramy Youssef) suivent amoureusement ses progrès fulgurants jusqu’à ce qu’elle s’enfuie avec un séducteur, Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).</p>
<p>Alors commence son odyssée européenne, un <a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-5-page-58.htm">« grand tour » de formation</a>, une tradition chez les aristocrates anglais du XVI<sup>e</sup> au XVIII<sup>e</sup> siècles.</p>
<p>Ce film nous plonge dans une nouvelle version de Pygmalion, mythe qui n’en finit pas d’inspirer la littérature comme le <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2024/02/23/la-jeune-fille-au-cinema-ou-les-ravages-d-un-mythe_6218004_4500055.html">cinéma, avec une influence telle, qu’il sert même de justification dans les défenses des réalisateurs accusés d’emprise sur mineures</a>,</p>
<h2>« Et l’homme créa la femme »</h2>
<p>Pygmalion, dans <em>Les Métamorphoses</em> d’Ovide (243-297), est un sculpteur chypriote qui tombe amoureux de la statue qu’il a créée, Galatée,à laquelle Aphrodite donne vie. Pygmalion s’est désintéressé des femmes chypriotes, les Propétides, qu’il juge impudiques, trop libres. Elles sont associées <a href="https://theconversation.com/comment-les-sorcieres-sont-devenues-des-icones-feministes-216284">à des sorcières</a>, ou des prostituées, par opposition à la pureté et la fidélité de la création idéalisée de l’homme : Galatée.</p>
<blockquote>
<p>« Parce que Pygmalion avait vu ces femmes passer leur vie dans le crime, outré par ces vices dont la nature a doté en très grand nombre l’esprit féminin, célibataire, il vivait sans épouse, et depuis longtemps, il lui manquait une compagne pour partager sa couche.</p>
<p>Dans le même temps, il sculpta avec bonheur l’ivoire immaculé avec un art remarquable et donna corps à une beauté à nulle autre pareille ; il conçut de l’amour pour son œuvre. En effet, celle-ci a l’apparence d’une vraie jeune fille que l’on croirait vivante et si la pudeur ne s’y opposait, prête à bouger ; tant l’art s’efface à force d’art. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, vers1890.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Jean-L%C3%A9on_G%C3%A9r%C3%B4me,_Pygmalion_and_Galatea,_ca._1890.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au fil de l’histoire, sculpteurs, peintres, auteurs, puis cinéastes se sont emparés du mythe.</p>
<p>L’amour narcissique de l’artiste pour sa création est au cœur de la fable de La Fontaine : <a href="https://www.lafontaine.net/les-fables/les-fables-du-livre-ix/le-statuaire-et-la-statue-de-jupiter/">« Le statuaire et la statue de Jupiter »</a> qui évoque Pygmalion et sa passion quasi incestueuse :</p>
<blockquote>
<p>« Pygmalion devint l’amant/De la Vénus dont il fut père ».</p>
</blockquote>
<p>Dans <em>Le Chef d’œuvre Inconnu</em>, Balzac décrit en 1831 Frenhofer, artiste désireux de produire un portrait parfait de femme, passionné par sa création, au point d’en devenir fou :</p>
<blockquote>
<p>« Ah ! Ah ! s’écria-t-il. Vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. […] Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. »</p>
</blockquote>
<p>Ces versions décrivent l’amour de l’art dans sa forme absolue, idéalisée.</p>
<p>Mais créer une femme parfaite, selon ses goûts, est aussi un rêve suprême de domination masculine. Au XVII<sup>e</sup>, dans <em>l’École des Femmes</em> de Molière (1662), Arnolphe, de peur d’être cocu, maintient la jeune Agnès sans éducation, afin d’épouser une femme innocente. Au XVIII<sup>e</sup>, Rousseau écrit une pièce intitulée <em>Pygmalion</em>(1762), et dans <em>Emile et Sophie</em> il décrit la compagne parfaite d’Emile comme celle dont l’esprit restera une terre vierge que son mari ensemencera à sa guise. Au XIX<sup>e</sup>, l’artiste de Daudet dans <em>Le Malentendu</em> choisit une femme sans culture pour l’instruire selon ses goûts…</p>
<p>La pièce de Georges Bernard Shaw <em>Pygmalion</em>(1914), adaptée au cinéma par Leslie Howard sous le même titre en 1938, a donné <em>My Fair Lady</em> de George Cukor avec Audrey Hedburn, récompensé par huit oscars en 1965. Dans ce film, deux lords entreprennent de transformer une vendeuse de fleurs en lady, en lui enseignant à parler de manière raffinée. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Maudite_Aphrodite"><em>Maudite Aphrodite</em> de Woody Allen</a> (1995), le héros tente de faire de la mère génétique de son fils adoptif – une prostituée actrice de porno – une mère honorable.</p>
<p>Dans le droit fil du mythe de Pygmalion, bien des héros de cinéma cultivent ce rêve de <a href="https://cinephantasmagory.com/2020/03/08/le-mythe-de-pygmalion-au-cinema/">transformer une femme</a> selon leurs désirs, de créer une « pretty woman » soumise à leur bon vouloir.</p>
<p>Dans le film de Lanthimos, Bella Baxter est objectifiée par le regard de son créateur, de son fiancé, de son amant Duncan et de son ancien mari (le cadrage en œil de bœuf met en scène ces regards des hommes fixés sur elle, le fameux <a href="https://www.eveprogramme.com/52894/au-cinema-et-ailleurs-le-male-gaze-on-en-parle/">“male gaze”</a>). Chacun tente de retenir les élans de Bella vers la liberté : son père créateur l’enferme tout d’abord comme ses autres animaux greffés (tout droit sortis de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%8Ele_du_docteur_Moreau"><em>l’Ile du Docteur Moreau</em> de H.G. Wells </a>. Il se justifie : « c’est une expérience, et je dois contrôler les résultats ».</p>
<p>Le processus créatif autorise la domination, du scientifique comme de l’artiste, jusqu’à l’abus.</p>
<p>Cependant étant lui-même victime d'un père qui l'a asexué, il lui accorde finalement sa confiance et il accepte son départ. Ne lui a-t-il pas raconté que ses parents étaient des explorateurs ? A partir de là, elle part explorer le vaste monde et la vie en noir et blanc de Bella passe en couleurs ; la caméra suit désormais le regard de l’héroïne dans son périple éducatif. Bella mène la danse de façon endiablée, et s’affranchit de la domination masculine.</p>
<h2>Inversion des rôles</h2>
<p>Désormais la parole est à Galatée et non plus à Pygmalion. Déjà, l’artiste belge Paul Delvaux inversait les rôles, en peignant une femme amoureuse d’un buste d’homme en 1939, <a href="https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/paul-delvaux-pygmalion">dans une veine surréaliste</a>. Aujourd’hui, le mythe est revisité dans la fiction (romans, films) en se focalisant sur celle qui était jusqu’alors réduite au rôle de « femme objet » ; Galatée, à l’ère de #MeToo, prend enfin la parole.</p>
<p>Madeline Miller, autrice à succès du <em>Chant d’Achille</em>, lui redonne une voix dans sa nouvelle <em>Galatée</em> (2021) : l’héroïne éponyme fuit la maison où elle est enfermée avec sa fille et s’adresse à son créateur comme à un geôlier détesté. Dans <em>Pauvres créatures</em>, Bella, comme Agnès dans <em>l’École des femmes</em>, est consciente de ses lacunes et a soif de connaissances. Son éducation passe par le voyage, la lecture et la philosophie avec son amie Martha, l’éveil à la conscience politique avec sa compagne prostituée Toinette, mais surtout l’exploration de la sexualité.</p>
<p>Longtemps, on a relié la curiosité intellectuelle des femmes à l’immoralité et au libertinage. Au XVII<sup>e</sup>, dans sa fable <a href="http://17emesiecle.free.fr/Esprit_vient_aux_filles.php">« Comment l’esprit vient aux filles »</a>, La Fontaine associe la découverte de la sexualité à la formation de l’esprit féminin, dans une veine gaillarde. Au XVIII<sup>e</sup>, l’éveil philosophique et sexuel des femmes vont de pair dans les œuvres libertines de <em>Thérèse Philosophe</em> (Boyer d’Argens) à celles de Sade,en passant par Mme de Merteuil dans Les <em>liaisons dangereuses</em>, on s’instruit <a href="https://journals.openedition.org/narratologie/312">dans les boudoirs</a>.</p>
<h2>Liberté d’expression et liberté sexuelle</h2>
<p>Aujourd’hui, il s’agit de revendiquer une nouvelle façon d’être femme, libre dans sa sexualité, comme dans ses propos. À l’instar de Virginie Despentes,dans <a href="https://www.telerama.fr/idees/pourquoi-il-est-urgent-de-(re)lire-king-kong-theorie,-de-virginie-despentes,n5486772.php"><em>King Kong Theorie</em></a>, Bella parle crûment, elle analyse tout avec une logique sans filtre et refuse les termes convenus que tente de lui imposer Duncan lors d’un dîner mondain. Elle réfute <a href="https://queereducation.fr/monique-wittig-la-pensee-straight/">« la pensée straight »</a> avec ses conventions sociales et ses interdits, comme parler de sexe à table. Ovide semble avoir laissé place à Ovidie, l’autrice de <a href="https://www.senscritique.com/bd/Baiser_apres_metoo_Lettres_a_nos_amants_foireux/42814784"><em>Baiser après #MeToo. Lettres à nos amants foireux</em></a> lorsque Bella commente les prestations de ses amants.</p>
<p>Héritière de <em>Belle de jour</em>, l’héroïne du roman de Kessel (1928), adapté par [Luis Buñuel avec Catherine Deneuve,] Bella choisit également de <a href="https://www.dailymotion.com/video/x7uy2pf">se prostituer</a>. Rappelons que Belle de jour, <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-si%C3%A8cle-170125">Mme Bovary du XXᵉ siècle</a>, ne trouvait un espace de liberté dans son mariage bourgeois qu’en se donnant l’après-midi à des hommes, selon des codes masochistes.</p>
<p>Pour Bella, qui n’est pas enfermée dans les contraintes du mariage, la prostitution est un moyen d’apprendre à mieux connaître le monde et les hommes, en étant autonome financièrement. Elle impose des règles à ses clients (se parfumer, lui raconter un souvenir d’enfance). Elle se décrit comme « son propre outil de production » dans un vocabulaire appris à ses réunions socialistes avec son amante, Toinette. Elle finit par choisir sa destinée : elle opte pour la chirurgie – comme son père – et épouse le gentil Dr Max McCandles.</p>
<p>Dans les dernières images du film, Bella se cultive dans son jardin, où jouent des dames heureuses. Et son père créateur, à qui elle demande : « Alors, je suis ta création ? » lui répond : « Non, tu as seule créé Bella Baxter ». Le mythe de Pygmalion se transforme : il s’agit toujours, comme l’indique le titre du dernier roman de Marie Darrieusseq de <a href="https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5991-3"><em>Fabriquer une femme</em> (2024)</a>, mais la créature se développe de façon autonome.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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<p><em>Pauvres créatures</em> constitue une version baroque néogothique de <em>Barbie</em> (film également nominé 8 fois aux oscars) – notons que Bella est aussi le nom d’une poupée des années 1950. Histoire de l’éveil d’une conscience féministe, il propose une réécriture du mythe où désormais, libérée de Pygmalion, Galatée jouit de sa pleine autonomie sexuelle et intellectuelle. Si des <a href="https://theconversation.com/cinema-que-voit-on-quand-les-femmes-passent-derriere-la-camera-220936">réalisatrices</a>, telle Céline Sciamma avec <em>le Portrait de La jeune fille en feu</em>(2019), ont montré <a href="https://theconversation.com/cinema-la-vie-amoureuse-et-sexuelle-des-femmes-naurait-elle-plus-de-date-de-peremption-176317">qu’un autre regard</a> sur la femme source d’inspiration était possible, on peut saluer le fait que des hommes réalisateurs imaginent aussi aujourd’hui des versions du mythe mettant en valeur la capacité des femmes à s’émanciper. C’est grâce à ces nouvelles représentations, ainsi <a href="https://www.babelio.com/livres/Szac-LOdyssee-des-femmes/1569959">qu’à une relecture plus féministe des mythes</a>, que pourront évoluer les comportements.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222937/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandrine Aragon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans « Pauvres créatures », l’héroïne renouvelle le mythe de Pygmalion. À l’ère de #MeToo, la parole est à Galatée.Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241062024-02-25T16:26:54Z2024-02-25T16:26:54ZMobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ?<p><a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/21/colere-des-agriculteurs-gabriel-attal-annonce-un-nouveau-projet-de-loi-d-ici-l-ete-pour-renforcer-le-dispositif-egalim_6217681_823448.html">« Colère des agriculteurs »</a>, « Manifestation des agriculteurs », « Blocage des agriculteurs ». Ces titres de presse éclairent à double titre l’invisibilisation de la participation et de l’expression syndicale des femmes dans le <a href="https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu-explosif-222066">secteur agricole</a> : numériquement, en signifiant leur absence des scènes médiatiques et des terrains de la mobilisation, symboliquement, en renvoyant la <a href="https://theconversation.com/les-mouvements-de-contestation-des-agriculteurs-servent-ils-a-quelque-chose-221889">grogne</a> de la profession à des considérations uniquement portées par les hommes.</p>
<p>Les femmes représentaient en 2020 <a href="https://www.msa.fr/lfp/documents/98830/28556362/Population+f%C3%A9minine+en+agriculture+en+2020.pdf">26 % des chef·fe·s d’exploitation</a>, une part qui reste relativement stable. Elles sont majoritairement présentes en élevage et exercent davantage dans les filières de petits ruminants (caprins, ovins lait et viande), équine et avicole, qui généralement renvoient à des structures économiques de taille moyenne et petite.</p>
<p>Les <a href="https://www.oxfamfrance.org/app/uploads/2023/02/Oxfam_mediabrief_agriculture_Vdef.pdf">études</a> montrent que les femmes doivent se confronter à des représentations sociales qui peuvent décrédibiliser leur projet agricole : visions stéréotypées de ce qu’est « un exploitant agricole », remise en cause de la légitimité, remarques sexistes émanant des professionnel·le·s des instances agricoles telles que les commissions d’attribution des terres, banques, techniciens, bailleurs/futurs cédants, associations de développement agricole, etc. Plus généralement, des doutes persistent quant à la capacité d’une jeune femme à s’installer seule et les femmes sont soumises au test répété de leurs compétences.</p>
<p>Un constat qui par ailleurs contraste avec la féminisation des trois principales directions syndicales agricoles, à la tête desquelles œuvrent ou ont œuvré <a href="https://www.lesechos.fr/weekend/business-story/christiane-lambert-lagricultrice-la-plus-courtisee-de-france-2076504">Christiane Lambert</a> (pour la FNSEA), <a href="https://www.lecese.fr/membre/veronique-le-floch">Véronique le Floch</a> (pour la coordination rurale) et <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/salon-de-l-agriculture-emmanuel-macron-prevoit-un-moment-de-discussion-un-peu-long-avec-avec-les-syndicats-lors-de-l-inauguration-selon-la-confederation-paysanne_6373798.html">Laurence Marandola</a> (pour la Confédération paysanne).</p>
<p>Comment éclairer ce paradoxe d’une profession qui continue à se représenter au masculin alors que les femmes sont de plus en plus présentes dans les arènes décisionnelles et les instances de gouvernance du monde agricole ?</p>
<h2>Des rôles genrés dans la mobilisation</h2>
<p>Une première manière de répondre à cette apparente contradiction est de s’intéresser à la place qu’occupe objectivement les femmes dans l’organisation des événements manifestants. Malgré l’accaparement de la parole par les hommes depuis le coup d’envoi de la mobilisation, les agricultrices n’en sont pas pour autant absentes mais les rôles attribués aux hommes et aux femmes ne sont pas les mêmes : aux premiers les actions commandos et coups de force médiatiques, aux secondes les opérations de sensibilisation.</p>
<p>Les agricultrices invoquent alors un style « manifestant » complémentaire à celui des hommes.</p>
<p>Elles se présentent comme celles qui « prennent la relève » des hommes mobilisés, comme dans le cas <a href="https://www.ladepeche.fr/2024/01/27/colere-des-agriculteurs-les-femmes-prennent-la-releve-sur-le-barrage-de-demu-dans-le-gers-11725617.php">du barrage gersois de Dému</a> le 28 janvier dernier où est organisé, à l’initiative des agricultrices du département, une <a href="https://www.ladepeche.fr/2024/01/27/colere-des-agriculteurs-les-femmes-prennent-la-releve-sur-le-barrage-de-demu-dans-le-gers-11725617.php">journée dédiée aux femmes et aux familles</a>. Elles se représentent aussi comme celles qui « prennent le relais » sur les exploitations, en apportant <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/temoignages-sur-une-exploitation-une-femme-c-est-primordial-conjointes-meres-exploitantes-les-femmes-soutien-indefectible-des-agriculteurs-2914130.html%C3%A0">leur soutien à l’arrière</a>, incarnant ainsi les <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2013-3-page-99.htm">« épouses honorables et les gardiennes indéfectibles »</a> de la communauté familiale.</p>
<p>Leur prise de parole repose sur un <a href="https://www.cairn.info/load_pdf.php?download=1&ID_ARTICLE=SR_024_0043">mode d’argumentation moral et humaniste</a>, plutôt que directement politique ou syndical. Tout autant qu’elle vise l’apaisement après les excès de violence masculins, leur participation, parce que rare, a comme objectif de convaincre l’opinion publique de la profondeur du <a href="https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu-explosif-222066">« malaise »</a> paysan. Produit d’une conception relativement traditionnelle des rôles de genre dans la profession, cette tactique de mobilisation (assurer l’arrière/prendre le relais/incarner une parole apaisante) est également un ressort de mobilisation stratégiquement encouragé par les organisations dominantes du gouvernement de l’agriculture et ses fractions les plus conservatrices.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470">Loin de « l’éternel paysan », la figure très paradoxale de l’agriculteur français</a>
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<h2>Observer plus finement les actions de basse intensité</h2>
<p>Une seconde réponse à apporter est de regarder autrement les façons de militer pour la profession agricole. Si les médias portent les coups de projecteurs sur des répertoires d’action à forte dimension protestataires, une analyse du travail syndical agricole attentive aux rapports de genre réclame que l’on dépasse ces seuls temps forts de mobilisation pour davantage envisager les actions de promotion professionnelle dites <a href="https://www.theses.fr/2017REN1G038">« de basse intensité »</a>.</p>
<p>Nous entendons par ce terme l’ensemble des événements festifs, ludiques et récréatifs où se construit « discrètement » la défense de la cause agricole. Très régulièrement en effet, les agricultrices, réunis en collectif, mènent des actions de promotion de leur métier destinées à qui repose sur l’ouverture au public de leur territoire professionnel.</p>
<p>On pense ainsi aux portes ouvertes sur les exploitations, l’accueil de groupes scolaires, l’organisation d’animations autour de l’agriculture lors de salons agricoles locaux, les manifestations sportives ou des festivals…</p>
<p>Rien de surprenant alors que l’opération baptisée « sur la paille », lancée par la Coordination rurale de la Vendée au lendemain de l’annonce des mesures par le premier ministre Gabriel Attal, soit venue <a href="https://www.challenges.fr/economie/les-agriculteurs-sur-la-paille-se-deshabillent-pour-repondre-a-attal_881579">d’une agricultrice</a>. Rompant avec les habituels feux de pneus et épandages de lisiers, les manifestants présents ont exprimé leur ras-le-bol en entonnant, dévêtus derrière une large banderole, des chants.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/pZDi4oped0o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Premier week-end de mobilisation pour les agriculteurs de Vendée (TV Vendée Actu, 29 janvier 2024).</span></figcaption>
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<p>Un registre humoristique qui n’est pas nouveau : des agricultrices avaient déjà posé en maillot de bain en 2014 <a href="https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/rennes-des-agricultrices-en-maillots-de-bain-pour-un-calendrier-2906455">pour la réalisation d’un calendrier</a> dont les bénéfices avaient été reversés à la recherche contre le cancer du sein.</p>
<h2>Les mandats agricoles de plus en plus tenus par des femmes</h2>
<p>Une autre forme d’engagement politique fort des femmes néanmoins peu analysée est leur place croissant au sein d’organisations professionnelles ou syndicales.</p>
<p>Certes le nombre d’agricultrices occupant des postes à responsabilité dans les organisations agricoles augmente tendanciellement. Ainsi, depuis 2012, les assemblées des chambres d’agriculture comptent un tiers de femmes. Globalement, les organisations agricoles cherchent à ce que leurs conseils d’administration soient composés d’au moins 30 % de femmes afin d’atteindre la représentation dite « miroir », c’est-à-dire <a href="https://www.cairn.info/revue-pour-2014-2-page-183.htm">descriptive</a>.</p>
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<p>Cependant, un très fort plafond de verre limite la progression des femmes dans la hiérarchie des mandats. Ainsi le nombre de femmes présidentes de chambres départementales d’agriculture reste très limité, <a href="https://www.senat.fr/rap/r16-615/r16-61512.html">on en compte trois à ce jour</a> : Drôme, Lozère et Côtes-d’Armor.</p>
<p>C’est également un mur de verre qui contribue à une répartition stéréotypée des mandats entre, d’une part, une surreprésentation des femmes dans les fonctions relevant des domaines considérés comme typiquement féminins (le social, la communication, la diversification) et, d’autre part, leur quasi-absence dans les mandats économiques et techniques les plus prestigieux. Au sein des coopératives d’utilisation de matériel agricole mais surtout dans les grands groupes industriels qui pèsent pourtant dans les orientations stratégiques et économiques de la profession, les femmes sont encore très peu présentes.</p>
<h2>Le manque de ressources</h2>
<p>Un ensemble de facteurs expliquent cette dichotomie. D’abord, comme elles sont rarement héritières de leurs entreprises par transmission familiale, elles estiment que les connaissances clefs du « milieu » leur font défaut (maîtrise enjeux fonciers, des données techniques, faible familiarité avec l’environnement institutionnel de la profession) pour évaluer l’opportunité d’une proposition, trancher des litiges et être la porte-voix de leurs homologues.</p>
<p>Ensuite, comme elles se sentent moins habilitées à manier les référents idéologiques, à émettre un avis syndical et à le défendre et à s’exposer publiquement aux jugements des pairs, elles se sentent éloignées des deux composantes gestionnaire et protestataire centrales du répertoire syndical agricole et incarnent moins immédiatement le rôle du « parfait » militant doté d’ambition, de tonus, de hauteur de vue et de charisme. Enfin, comme elles sont moins habituées à endosser ces fonctions, quand elles franchissent le pas, elles partagent une définition exigeante l’engagement porteuse de stress et de sentiment d’inconfort.</p>
<p>Pourquoi alors, certaines agricultrices et paysannes font figure d’exceptions ? Parce qu’elles sont dotées de ressources familiales, culturelles et sociales qui répondent aux qualités attendues du « bon » syndicaliste. Soit elles sont elles-mêmes filles de syndicaliste et ont été dès l’enfance socialisées aux rôles de responsables agricoles, soit elles ont eu des expériences scolaires et professionnelles antécédentes à l’agriculture qui leur ont permis de nourrir une aisance oratoire et argumentative ou encore de se forger des habitudes des négociations avec les pouvoirs publics, à l’instar de Danielle Even, qui a été présidente de la Chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor.</p>
<p>Reste enfin une dernière hypothèse qu’il conviendrait de tester plus finement. <a href="https://www.cairn.info/revue-geneses-2007-2-page-45.htm">Les recherches</a> montrent en effet que certains contextes organisationnels favorisent l’accession des femmes : lorsque la valeur des mandats décroît ou en cas de conflits politiques internes.</p>
<p>C’est par exemple les difficultés financières et l’épuisement militant que rencontre l’UDSEA, version finistérienne de la Confédération paysanne, après six années de gestion de la chambre d’agriculture, qui éclairent la nomination d’une femme à la tête du syndicat en 2001.</p>
<p>Dans ces cas, la concurrence pour l’accès aux postes est moindre et l’ascension militante des femmes facilitée. La situation de crise qui mine actuellement la profession agricole est-elle donc un terreau fertile à l’engagement des femmes ?</p>
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<a href="https://theconversation.com/plan-ecophyto-tout-comprendre-aux-annonces-du-gouvernement-223571">Plan Ecophyto : tout comprendre aux annonces du gouvernement</a>
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<p class="fine-print"><em><span>Clémentine Comer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le secteur agricole continue à se représenter au masculin alors que les femmes sont de plus en plus présentes dans les arènes décisionnelles et les instances de gouvernance. Décryptage d’une invisibilisation.Clémentine Comer, Sociologue, IRISSO, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240032024-02-21T16:42:48Z2024-02-21T16:42:48ZLa face cachée de l’exception culturelle française : un cinéma d’auteur au-dessus des lois ?<p>Le cinéma de fiction occidental s’est construit depuis les origines sur l’asymétrie entre un regard masculin voyeur et dominateur et des corps féminins fétichisés, objets de ce regard : c’est déjà vrai chez Griffith (<em>Naissance d’une nation</em>, 1915), c’est au cœur du cinéma d’Hitchcock (<em>Vertigo</em>, 1958), c’est encore le cas chez Woody Allen (<em>Un jour de pluie à New York</em>, 2017).</p>
<p>Cette construction culturelle, identifiée comme telle par la théoricienne britannique <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=567170008405805">Laura Mulvey</a> dès le milieu des années 1970, a une histoire : dès que le cinéma s’est révélé une industrie rentable, les femmes ont été écartées des positions de pouvoir (scénario, production, réalisation) aussi bien en Europe qu’à Hollywood, au profit d’hommes qui ont mis en place des normes narratives et visuelles pour valoriser la domination masculine et érotiser la soumission des femmes à travers le choix d’actrices jeunes à qui on demandait d’abord d’être désirables. Cette asymétrie genrée traverse tous les genres et tous les registres : on peut par exemple la retrouver dans le film d’auteur (<em>Mulholland Drive</em>, Lynch 2001) comme le film grand public (<em>Lucy</em>, Luc Besson 2014)</p>
<p>Comme l’a montré l’<a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001934/l-affaire-harvey-weinstein-et-le-mouvement-balancetonporc.html">affaire Weinstein</a>, ces représentations ont pu donner lieu à des pratiques qui s’apparentent au droit de cuissage, et ont longtemps prospéré à la faveur d’une véritable omerta. Mais le cinéma à Hollywood s’est construit comme une industrie capitaliste avec des patrons et des syndicats, qui sont devenus suffisamment puissants pour poser des limites à l’exploitation des salariées et salariés, et en particulier à ce qu’il était licite de demander aux actrices. Aujourd’hui, les contrats détaillent très précisément les scènes et les postures et des coordinatrices et coordinateurs d’intimité sont constamment présents sur les tournages, au service des actrices et des acteurs.</p>
<h2>Le culte de l’auteur</h2>
<p>En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma, désigné comme 7<sup>e</sup> art, a entraîné depuis les années 1960 le culte de « l’auteur » sur le modèle littéraire, intronisant le réalisateur comme seul auteur du film, malgré la multiplicité des collaborations artistiques et des contraintes économiques spécifiques au cinéma. Dans la tradition romantique de l’artiste dont le génie solitaire engendre une œuvre qui échapperait aux déterminations sociales, le réalisateur qui accède au statut d’auteur, peut être autorisé à tous les abus sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur des réseaux personnels et favorise le <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2017-1-page-161.htm">népotisme, l’arbitraire et les listes noires</a>. Si elle veut faire carrière, une actrice doit généralement accepter de se soumettre aux desiderata du réalisateur quels qu’ils soient et à taire les abus qu’elle peut subir sous prétexte d’expérience artistique.</p>
<p>Le 7 décembre 2023, l’émission « Complément d’enquête » a fait découvrir un Gérard Depardieu inédit, tout au moins pour les cinéphiles – depuis, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wmXSlKkHWIU">Anouk Grinberg</a> a confirmé que sur les plateaux ses propos obscènes ou insultants étaient monnaie courante. Filmé en Corée du Nord par Yann Moix, on voit un acteur rigolard qui fait des remarques obscènes dès qu’il est en présence d’une femme, quels que soient son âge et son statut. Ces images ont confirmé <a href="https://www.genre-ecran.net/?Culture-du-viol-Balance-ton-film">l’existence d’une culture du viol</a> qui existe depuis des lustres, mais devient enfin visible en étant incarnée par l’acteur sans doute le plus prestigieux du cinéma français.</p>
<p>C’est un véritable tsunami qui s’est abattu sur le milieu, provoquant une avalanche de tribunes et de déclarations en soutien ou en dénonciation de l’acteur, y compris de la part du chef de l’État qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec ses propres déclarations sur la lutte contre les violences faites aux femmes comme <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/legalite-entre-les-femmes-et-les-hommes-declaree-grande-cause-nationale-par-le-president-de-la-republique">grande cause nationale</a>.</p>
<p>Mais au-delà du cas particulier de Depardieu – <em>Mediapart</em> avait déjà documenté les nombreuses plaintes pour agression et viol dont il fait l’objet –, ce sont les violences sexistes et sexuelles systémiques dans le monde du cinéma qui émergent. On s’aperçoit que la vague #MeToo déclenchée en <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/les-dates-cle-du-mouvement-metoo-1155610">2017 aux États-Unis</a> et qui s’était répandue dans la plupart des pays occidentaux, avait en fait rapidement reflué en France, comme en témoignent les Césars décernés à Polanski en 2020 par la profession. Et <a href="https://www.dailymotion.com/video/x88ujnd">Adèle Haenel</a>, qui a dénoncé publiquement ce scandale, a arrêté de faire du cinéma…</p>
<h2>Des pratiques systémiques</h2>
<p>Aujourd’hui, des pratiques systémiques de harcèlement et d’agression sexuelle sur les plateaux de tournage ont été confirmées par de nombreux nouveaux témoignages. Dans la plupart des cas, les jeunes actrices sont les premières victimes de ces pratiques parce qu’elles débutent dans leur carrière et sont soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir.</p>
<p>Cette banalisation du droit de cuissage, déguisé en une histoire de Pygmalion qui exprime son génie en « révélant » une inconnue, s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une très jeune femme à peine pubère, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a « élue ». C’est cette posture que revendique Benoît Jacquot, mais que pratiqueraient aussi Jacques Doillon et <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/le-realisateur-philippe-garrel-accuse-de-violences-sexuelles-par-plusieurs-comediennes_6033911.html">Philippe Garrel</a> (la liste n’est malheureusement pas close), tous visés aujourd’hui par de multiples plaintes pour agression sexuelle et/ou viol.</p>
<p>C’est grâce au courage de Judith Godrèche qu’une brèche a été ouverte, dans laquelle se sont engouffrées beaucoup d’actrices, moins célèbres ou plus vulnérables, comme <a href="https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/judith-godreche-anna-mouglalis-isild-le-besco-quelles-sont-les-accusations-portees-contre-le-cineaste-jacques-doillon-20240208_UXHSNWYJNNHDFIQQIKDVT2OLRA/">Isild Le Besco</a> ou <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/180224/l-actrice-christine-citti-metoo-nous-sauve-la-vie">Christine Citti</a>.</p>
<p>La liberté de création artistique qui consiste en « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique » a été réaffirmée en France <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032854341">par la loi du 7 juillet 2016</a>. Elle aboutit à légitimer que l’artiste puisse se placer au-dessus des lois, sous prétexte d’exprimer le caractère « transgressif » de son génie. Dans les faits, cette assimilation du réalisateur de film à un artiste dont il faut protéger la liberté de création a permis à Polanski de continuer à faire des films en France dans un cadre plus que confortable alors <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">qu’il est toujours poursuivi pour agression sexuelle sur mineure aux États-Unis</a>, sans parler des autres plaintes qui se sont multipliées depuis contre lui. De même le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/ce-qu-il-faut-retenir-du-docu-sur-woody-allen-et-les-accusations-de-viol-portees-par-sa-fille-de-7-ans-1273420">procès pour inceste fait à Woody Allen aux États-Unis</a>, dont il s’est sorti grâce à des arguties que l’on peut juger largement discutables, l’empêche désormais de faire des films dans son pays, alors qu’il continue à avoir un fan club parmi les critiques et le public cinéphile français.</p>
<h2>Sacraliser la liberté de création</h2>
<p>Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste dès lors qu’il est intronisé comme « artiste » par ses pairs et par les institutions ad hoc (Festival de Cannes, Cinémathèque française, Institut Lumière, CNC, commission d’avance sur recettes où les mêmes personnes sont tour à tour attributrices et bénéficiaires des aides).</p>
<p>Depuis la Nouvelle Vague, les critiques sont devenus des « passeurs » (selon le concept créé par Serge Daney, célèbre critique à <em>Libération</em> et aux <em>Cahiers du cinéma</em> dans les années 1970 et 1980), grands prêtres du culte de « l’auteur », dont on se contente de louer les choix thématiques et formels en refusant de porter un regard critique sur leur vision du monde. Le principe étant, aux <em>Cahiers du cinéma</em> comme à <em>Positif</em>, les deux revues cinéphiliques historiques, de ne chroniquer que les films que l’on aime (d’autres voix se font entendre aujourd’hui mais elles restent marginales). Or, les « transgressions » dont se prévalent beaucoup de cinéastes s’apparentent souvent à l’expression de fantasmes masculins totalement indifférents aux questions de consentement ou de respect des partenaires. La focalisation sur les questions de forme et de style a favorisé un aveuglement complet sur les histoires que racontent ces films et comment ils les racontent. <em>Annette</em> de Leos Carax a suscité une admiration unanime pour son style brillant, sans que soit commenté le fait que le film raconte un féminicide en étant en empathie avec son auteur.</p>
<p>À partir de la Nouvelle Vague, la tâche des critiques de cinéma en France consiste à faire l’éloge et l’exégèse des œuvres, en les référant au génie de leur auteur, dont on analyse le style et les « obsessions », en laissant soigneusement dans l’ombre les déterminations sociales, qu’elles soient de genre, de classe ou de race, qui structurent aussi toute œuvre artistique.</p>
<p>La proximité qui existe entre beaucoup de cinéastes et de critiques, comme en témoignent les émissions de la radio publique sur le cinéma (<em>On a tout vu</em> sur France Inter, <em>Plan large</em> sur France Culture), a pour conséquence qu’un regard critique sur les œuvres a laissé la place à la parole des « artistes » (cinéastes, acteurs et actrices, collaborateurs de création). Les quelques émissions de critique, dont la plus célèbre est <em>Le Masque et la plume</em> sur France Inter, relèvent plus du spectacle que de l’analyse.</p>
<p>L’artiste que dessine cette critique est en effet une construction imaginaire qui valorise le caractère « subversif » de l’œuvre, même quand une condamnation vient révéler les abus que s’autorise tel ou tel artiste pour « stimuler » sa créativité, comme ça a été le cas pour <a href="https://www.telerama.fr/cinema/en-2005,-laffaire-brisseau-bien-avant-metoo,-un-proces-toujours-unique-en-son-genre,n6251367.php">Jean-Claude Brisseau</a> (1944-2019) condamné en 2005 et 2006 pour harcèlement sexuel et agression sexuelle sur trois actrices.</p>
<p>Pour ces cinéastes comme pour ces critiques, il n’y a aucune contradiction à se réclamer des positions les plus « transgressives », tout en traitant les femmes dans leurs discours et dans leurs pratiques comme de purs objets de fantasmes… Le milieu du cinéma d’auteur apparaît ainsi comme un des derniers remparts de la domination masculine.</p>
<p>Depuis les années 1970, a émergé un cinéma écrit et réalisé par des femmes qui propose souvent un autre regard sur les rapports entre les femmes et les hommes (<em>Portrait de la jeune fille en feu</em>, Céline Sciamma, 2019). Mais leur nombre n’a toujours pas atteint le seuil critique qui modifierait le modèle dominant du cinéma d’auteur. Et beaucoup de films de femmes reconduisent l’asymétrie genrée qui règne aussi bien dans le cinéma de genre que dans le cinéma d’auteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224003/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Geneviève Sellier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le culte de « l’auteur », en France, explique comment tout un système a autorisé les abus et les mécanismes d’emprise envers des jeunes femmes, qui commencent à être dénoncés dans le monde du cinéma.Geneviève Sellier, Professeure émérite en études cinématographiques, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216532024-02-15T14:11:21Z2024-02-15T14:11:21ZDans la série « Deadloch », le rire en étendard face aux violences de genre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/575881/original/file-20240215-20-f937ou.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=111%2C7%2C2431%2C1537&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une écriture féminine pour dénoncer les violences de genre.</span> </figcaption></figure><p>La scène d’ouverture donne le ton. Dans une ville fictive de la côte tasmanienne (Australie), deux jeunes aborigènes rentrent, insouciantes, au petit matin, traversant des espaces déserts et embrumés. Comme dans toute série policière qui se respecte, on s’attend à ce qu’elles soient attaquées, sinon qu’elles découvrent le cadavre d’une femme horriblement violentée. Mais contre toute attente, elles tombent plutôt sur le corps sans vie d’un homme nu. Littéralement même, puisqu’en trébuchant dessus, l’une d’elles fait tomber son joint, qui se ravive alors au contact des poils du pubis. Et l’adolescente, paniquée, de pousser un juron, tout en frappant énergiquement le sexe pour éteindre son mégot.</p>
<p><a href="https://tspace.library.utoronto.ca/handle/1807/10253">« Parodie satirique »</a>, selon les termes de la professeure de littérature Linda Hutcheon, <em>Deadloch</em>, la série créée par le duo de comiques australiennes Kate McLennan et Kate McCartney, est autant un réquisitoire contre la <a href="https://journals.openedition.org/gss/3546">« masculinité hégémonique »</a> qu’un plaidoyer en faveur des victimes de discrimination. En usant du rire pour dénoncer des violences structurelles, la série se positionne en tête d’un courant d’expression féministe, récent mais affirmé.</p>
<h2>Une satire sociale</h2>
<p>À la façon des <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/la-bruyere/caracteres"><em>Caractères</em> de la Bruyère</a>, dans <em>Deadloch</em>, chaque personnage correspond à un archétype et incarne de façon exagérée un trait de personnalité, associé à une tendance de la société occidentale. Ce principe permet à la série de brosser avec humour le portrait de nombreux personnages, parmi lesquels des « gentils », comme une vétérinaire écolo persécutant son entourage avec des règles de bienveillance, une footballeuse tenace en quête désespérée de coéquipières ou un agent de police adorablement tire-au-flanc. Du côté des « vilains », on retrouve toute une gamme de misogynes – du paternaliste arrogant au pervers harceleur, en passant par des sexistes ouvertement hostiles et insultants – ainsi que deux femmes : une héritière raciste condescendante, et la belle idiote du village, intolérante essentiellement par stupidité : <a href="https://www.nytimes.com/1991/04/07/magazine/hers-the-smurfette-principle.html">« la schtroumpfette »</a> selon le concept de l’autrice féministe américaine Katha Pollitt, qui sert autant d’alibi aux hommes masculinistes qu’elle est abusée et manipulée par eux.</p>
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<p>Auparavant entièrement contrôlée par des hommes blancs et discriminants, la ville de Deadloch s’est tournée vers l’art et la culture, à la faveur de quelques décès opportuns mais aussi sous l’impulsion d’une maire de couleur, stressée et stressante. La commune est alors devenue miraculeusement un havre de paix pour des couples de lesbiennes, qui sont maintenant beaucoup plus nombreuses ou visibles qu’avant, à commencer par la shérif Dulcie.</p>
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<p>C’est dans ce contexte qu’une série de meurtres fait paraître, aux abords de la ville, des cadavres d’hommes dénudés, dont on a également sectionné la langue, toute référence au <a href="https://www.cairn.info/les-femmes-et-le-pouvoir--9782262075811-page-13.htm">mythe grec de Philomèle</a> étant évidemment purement volontaire.</p>
<p>L’enquête se retrouve alors aux mains de Dulcie mais aussi d’Eddie, une détective impulsive, vulgaire et borderline homophobe, dépêchée en renfort. Les tensions très fortes qui émergent, à la fois entre Dulcie et Eddie et entre le duo d’enquêtrices et le reste de la population s’entremêlent avec la poursuite d’un, ou d’une serial killer, dont le mobile se révèle être lié à la question des violences de genre, les victimes en ayant toutes commis de leur vivant.</p>
<p>Naturellement, comprenant qu’ils sont visés par ce qu’ils pensent être une tueuse en série et supportant très mal leur soudaine position de cible vivante, les machos de la ville tentent de s’organiser pour reprendre la situation en main. Ainsi, dans <em>Deadloch</em>, les comiques de caractère, de mœurs et de situation permettent-ils la peinture contrastée d’un monde inégalitaire et absurde, au bord de l’implosion, une représentation encore rehaussée par une utilisation prononcée du vrai.</p>
<h2>La vérité comme ressort comique</h2>
<p>À maintes reprises, et de façon toujours inattendue, dans la série, les personnages énoncent la vérité, tout du moins leur vérité, que ce soit lors d’un banquet gastronomique, d’un dîner d’anniversaire, d’un interrogatoire de témoin, ou pendant une garde à vue collective. En plus de déclencher le rire, cette authenticité imprévue permet aux autrices de verbaliser, via leurs personnages, un nombre important de phénomènes sociaux et historiques : par exemple, le stigmate social dû à la non-conformité aux stéréotypes de genre, l’éviction des aborigènes de leurs terres lors de la colonisation anglaise ou encore la condamnation de l’homosexualité par l’Église. Typiquement, à la shérif qui lui demande pourquoi elle a arrêté de se rendre à la paroisse, Skye, la chef cuisinière, répond : « Comme toi, Dulcie, je suis devenue trop gay pour ça. »</p>
<p>Cette franchise à portée pédagogique s’accompagne de plus d’un langage grossier, imagé et tellement outrancier que les scénaristes ont dû le défendre auprès de la direction d’Amazon, qui diffuse la série. Dans un essai argumenté, surnommé <a href="https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2023/may/27/we-invoked-shakespeare-kates-mclennan-and-mccartney-on-explaining-australian-swearing-to-amazon"><em>The Cunt Manifesto</em></a> (littéralement <em>Le Manifeste de la Chatte</em>), les deux Kate, McLennan et McCartney, ont argué autant d’une exception culturelle australienne que d’une écriture de l’insulte <a href="https://mymarginalia.wordpress.com/2011/01/24/william-shakespeare-and-the-gentle-art-of-cursing/">typiquement shakespearienne</a>. Leur démarche est d’autant plus originale que c’est justement au nom de la bienséance que les femmes ont été pendant des siècles exclues du cercle des comiques professionnels, comme l’explique l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans son livre <a href="https://www.cairn.info/le-rire-des-femmes--9782130825531.htm"><em>Le Rire des femmes, une histoire de pouvoir</em></a>.</p>
<p>Par ailleurs, en observant d’autres œuvres comiques de la décennie passée, on constate que <em>Deadloch</em> partage avec certaines d’entre elles une écriture exclusivement féminine, une grande liberté de ton et l’exposition truculente de violences de genre.</p>
<h2><em>Deadloch</em>, série phare d’une contre-offensive féminine par le rire</h2>
<p>En effet, comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=3ktWCk8g1kY"><em>Sweet/Vicious</em></a>, série inconnue en France mais qui a lancé en 2016 la carrière de l’autrice-réalisatrice américaine Jennifer Kaytin Robinson, <em>Deadloch</em> met en lumière l’importance de la sororité face à l’impunité masculine, et ce, malgré la difficulté reconnue de maintenir une cohésion féminine. Comme le film <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rwZwpqP89pc"><em>Promising Young Woman</em></a> d’Emerald Fennell, couronnée de l’Oscar du meilleur scénario en 2021, <em>Deadloch</em> malmène la figure de l’allié apparent, de l’homme en apparence « sympa », mais qui, sous des dehors amènes, ne sert en réalité que des intérêts égoïstes et malsains. Comme dans le final de <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19588708&cserie=25797.html"><em>I May Destroy you</em></a>, la série en partie autobiographique de Michaela Coel, on ne sait plus si l’on doit rire de l’homme violent, violenté à son tour, ou au contraire le plaindre, voire le consoler.</p>
<p>Auparavant, d’autres séries avaient déjà fait usage d’éléments de comédie, tout en dissertant sur le <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2019-1-page-17.htm">« continuum des violences faites aux femmes »</a>, théorisé par la sociologue britannique Liz Kelly. Citons en particulier la première saison de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=hO8Q0qGkiRY"><em>Jessica Jones</em></a> en 2015, la série <a href="https://www.youtube.com/watch?v=1uFIwRDIO2k"><em>Big Little Lies</em></a> et la troisième saison de <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19568196&cserie=11230.html"><em>Broadchurch</em></a> en 2017. Néanmoins, dans ces œuvres, qui n’étaient pas toutes écrites par des femmes, le rire venait surtout en réconfort, ponctuer un récit dramatique de respirations comiques.</p>
<p>Au contraire, dans <em>Deadloch</em>, <em>I May Destroy You</em> ou <em>Promising Young Woman</em>, loin d’être un baume, le rire a du piquant et provoque d’amères prises de conscience. Non seulement rire et violences y sont indissociables, mais les tensions soulevées par l’humour restent en suspens. Alors qu’une plaisanterie consiste logiquement en l’articulation de deux temps, la création d’une tension que l’on vient ensuite soulager par une punchline, dans <em>Deadloch</em> – exactement comme le préconisait Hannah Gadsby, la comique d’origine tasmanienne, dans son spectacle <a href="https://www.youtube.com/watch?v=5aE29fiatQ0"><em>Nanette</em></a> – la tension se maintient du côté des hommes. Réduits au silence ou exposés à la risée du public, machistes et misogynes terminent les véritables dindons de la farce, un procédé que l’on retrouve dans <em>Sweet/Vicious</em>, dans <em>Promising Young Woman</em> ou dernièrement aussi dans la démarche de l’humoriste belge Laura Laune. Celle-ci a en effet lancé Trashh, une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=6WVMvaoZ4Pg">gamme de vêtements</a> recyclant des commentaires haineux reçus par elle-même et par d’autres femmes. Retournant notamment l’insulte sexiste la plus communément adressée en ligne, l’humoriste arbore, en couverture de son site, un t-shirt sur lequel on peut lire “Salut les fils de pute”. En rassemblant par connivence les personnes insultées et discriminées, le rire participe ici d’une contre-offensive féminine, voire d’une écriture post-traumatique collective.</p>
<h2>Une vision complexe des rapports de domination</h2>
<p>En tant que production emblématique d’une mouvance récente, <em>Deadloch</em> est donc autant une validation qu’un démenti des écrits de Virginia Woolf. D’un côté, la série est écrite et réalisée par des femmes qui cherchent clairement « à modifier les valeurs établies, à rendre sérieux ce qui paraît insignifiant à un homme, et insignifiant ce qui est, pour lui, important », <a href="https://www.editionsdelavariation.com/product-page/virginia-woolf-%C3%AAtre-femme">comme le disait l’autrice aux étudiantes de Cambridge en 1928</a>. Mais quelques années plus tard, <a href="https://www.editions-stock.fr/livre/journal-integral-1915-1941-9782234060302/">Woolf écrivait aussi dans son journal</a> : « plus une vision est complexe et moins elle se prête à la satire ». Or <em>Deadloch</em> offre justement, via la satire, une vision complexe des rapports de domination et de la façon dont ceux-ci peuvent gangrener le tissu d’une communauté.</p>
<p>De fait, puisqu’on ne peut rire de quelque chose sans présupposer de son existence, <a href="https://www.press.jhu.edu/books/title/1576/fictional-truth">comme l’expliquait le critique littéraire Michael Riffaterre</a>, l’humour, surtout s’il est moqueur, est un puissant moyen de générer une vérité, de dessiner les contours d’un fait social, selon la <a href="https://philosophie.universite.tours/documents/1894_Emile_Durkheim.pdf">terminologie d’Émile Durkheim</a>. C’est pourquoi <em>Deadloch</em> donne finalement raison à <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/la-civilisation-du-rire/">l’historien Alain Vaillant</a>, pour qui, « il faut parfois du sérieux, ne serait-ce que pour redonner au rire sa vraie mission anthropologique, qui est de mettre le réel à distance. Mais pour mieux le voir ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221653/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nicole Bastin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’humour, surtout s’il est moqueur, est un puissant moyen de générer une vérité, de dessiner les contours d’un fait social. Illustration avec la série « Deadloch ».Nicole Bastin, Enseignante en études sur le genre, doctorante en études culturelles anglophones, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204822024-01-08T17:06:37Z2024-01-08T17:06:37ZAffaire Depardieu : « En France, il existe une immunité spécifique liée au culte du monstre sacré »<p><em>Professeure en esthétique et politique des arts vivants, Bérénice Hamidi est enseignante-chercheuse à l’Université Lumière Lyon 2. Elle nous livre aujourd’hui son analyse sur les freins à la reconnaissance des violences sexistes et sexuelles dans le milieu artistique français.</em></p>
<hr>
<p><strong>Est-ce un hasard si le mouvement #MeToo a débuté dans le milieu du cinéma ?</strong></p>
<p><strong>Bérénice Hamidi</strong> : Ce n’est pas du tout un hasard si le mouvement #MeToo a débuté dans le milieu du cinéma. La notoriété et l’accès aux médias des personnes qui ont dit publiquement avoir été victime ont beaucoup participé à la visibilité du hashtag #MeToo. Si les milieux artistiques, et celui du cinéma en particulier, sont surexposés aux violences sexistes et sexuelles, c’est d’abord parce qu’une grande précarité touche les acteurs et actrices qui sont de facto, lorsqu’ils et elles cherchent à être retenus pour un film, dans un rapport de dominé/dominant avec les producteurs et réalisateurs.</p>
<p>On observe aussi dans ces milieux une forte confusion entre les procédures de sélection et des dynamiques de séduction, et de plus, les connexions physiques et psychiques sont au cœur des processus de travail. Autre facteur de risque, ces milieux se voient peu comme des mondes du travail, et donc les usages habituels du droit de travail peinent à s’appliquer aussi bien du côté des victimes que des personnes qui commettent ces agressions. Tous ces facteurs, qui se cumulent et font système, expliquent que le cinéma, et plus largement les secteurs professionnels artistiques, sont fortement exposés aux violences sexuelles et qu’elles y sont plus impunies qu’ailleurs.</p>
<p><strong>Comment réagissez-vous au statut de « monstre sacré » ? Est-ce qu’en France il y a des personnes intouchables ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Il faut rappeler qu’avant tout, ces « monstres sacrés » sont des hommes de pouvoir qui cumulent un fort capital économique, symbolique, social, culturel et médiatique. Parmi les personnes qui disent ne pas avoir vu leurs actes, qui les minimisent voire qui les défendent, un certain nombre le fait aussi par peur d’être à leur tour blacklistées, exclues, comme les victimes le sont.</p>
<p>Les artistes auteurs de violence bénéficient également de l’« himpathy », cette empathie pour les hommes qui agressent, que la philosophe australienne Kate Manne a bien analysée. Dans nos sociétés encore largement sexistes, car structurées par des valeurs patriarcales, on autorise les hommes, ou plutôt les hommes qui honorent le « mandat masculin » consistant à conquérir et dominer socialement, à exercer des formes de violence à l’égard des personnes et groupes en position dominée, en particulier les femmes. Cette autorisation sociale, le plus souvent inconsciente, passe par un refus collectif de croire qu’ils puissent commettre des violences et, quand ce n’est plus possible, par une tendance à euphémiser leurs actes et à les excuser au motif qu’ils seraient victimes de leur propre violence. Ces hommes captent donc l’empathie sociale dont les victimes sont pour leur part privées.</p>
<p>Mais, si le cinéma est particulièrement touché par ce phénomène, c’est aussi parce que les acteurs bénéficient d’une empathie spécifique, qui vient renforcer cette culture de l’excuse. Elle tient au fait que règne encore l’idée que la création artistique serait le fruit d’une connexion aux forces obscures de l’âme humaine, que les artistes auraient besoin de souffrance et de violence pour créer, ce qui vient redoubler une croyance encore prédominante dans notre société encore imbibée par la culture du viol, qui voudrait que l’amour fasse mal et que le sexe et le désir aient forcément partie liée avec la violence et la mort. Exemple frappant, les <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/commerce/luxe/johnny-depp-signe-un-contrat-dun-montant-record-avec-dior-en-tant-quegerie-masculine-b7a972f4-f322-11ed-91b9-949f1ff48cf9">ventes du parfum Sauvage ont augmenté</a> depuis les accusations de violences conjugales à l’encontre de son égérie, Johnny Depp. Les images du poète maudit, du bad boy, sont encore trop souvent glamourisées et représentées comme des figures d’hommes désirables.</p>
<p>En France, il existe enfin une immunité spécifique liée au culte de ces figures de l’artiste maudit et du monstre sacré. L’idée est la même : il faut transgresser pour créer, mais s’ajoute la croyance que les lois ordinaires qui valent pour le commun des mortels ne sauraient s’appliquer aux Grands Hommes, ces hommes extraordinaires. Cette idée s’est exprimée dans l’affaire Depardieu à travers certains témoignages, avec la formule rapportée dans l’article de Médiapart « ça va, c’est Gérard » ou dans le discours du Président de la République : « Depardieu c’est Cyrano […] c’est la fierté française ». L’échelle de valeurs est claire : la vie des femmes ne vaut rien face au talent d’un génie. Mais il y a autre chose, aussi, dans ce discours, presque une forme de transfiguration de ces personnes réelles en personnages hors de la réalité, et selon cette logique, ces êtres de fiction ne sauraient être soumis au système judiciaire qui vaut pour les personnes réelles.</p>
<p><strong>Est-ce que cette reconnaissance des violences sexistes et sexuelles est une question de génération ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Je suis assez nuancée sur cette question. D’abord, parce qu’il y a parmi les dénonciateurs de violences des femmes de plus de cinquante ans, qui payent un lourd tribut, qu’il s’agisse d’anonymes, de victimes ou d’actrices connues.</p>
<p>Ensuite, parmi les personnes qui soutiennent les agresseurs de façon systématique, on retrouve toutes les catégories d’âges. Le dernier <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/travaux-du-hce/article/rapport-2023-sur-l-etat-du-sexisme-en-france-le-sexisme-perdure-et-ses">rapport sur l’état du sexisme en France en 2023</a> invite d’ailleurs à un certain pessimisme puisque les hommes qui ont aujourd’hui entre 18 et 25 ans sont plus nombreux que leurs aînés à penser que quand une femme dit « non », elle pense « oui ». Il ne faut donc pas tout attendre des nouvelles générations car le cœur du problème c’est la culture du viol, et tant qu’elle reste la culture hégémonique dans laquelle nous vivons toutes et tous, elle continuera à se transmettre génération après génération.</p>
<p><strong>Justement, comment peut-on définir cette notion de culture du viol ?</strong></p>
<p>Cette notion, élaborée par des chercheuses nord-américaines dès les années 1970 (Noreen Connell et Cassandra Wilson, Rape : the first sourcebook for women, New American Library, 1974), est aujourd’hui mobilisée par des acteurs publics dans différents pays ainsi que par des organisations internationales comme la commission <a href="https://www.unwomen.org/fr/news/stories/2019/11/compilation-ways-you-can-stand-against-rape-culture">« condition de la femme » de l’ONU</a>.</p>
<p>Elle se caractérise avant tout par un refus de voir le caractère massif et systémique des violences sexuelles, structurellement subies par les femmes et les enfants et structurellement commises par les hommes. Cette phrase choque et parait difficile à croire. Pourtant, quelques chiffres suffisent à la prouver de manière difficilement discutable :</p>
<ul>
<li><p>en 2017, <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-faites-aux-femmes/reperes-statistiques/">219 000 femmes majeures</a> déclarent avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint sur une année.</p></li>
<li><p>« En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui au cours d’une année sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol <a href="https://arretonslesviolences.gouv.fr/je-suis-professionnel/chiffres-de-reference-violences-faites-aux-femmes">est estimé à 94 000 femmes</a>. De la même manière que pour les chiffres des violences au sein du couple présentés ci-dessus, il s’agit d’une estimation minimale. Dans 91 % des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits. »</p></li>
<li><p>s’agissant des enfants, « <a href="https://www.ciivise.fr/le-rapport-public-de-la-ciivise/">60 000 enfants sont victimes</a> de violences sexuelles chaque année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance, l’impunité des agresseurs et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques.>></p></li>
<li><p>Du point de vue des auteurs des actes, il s’agit dans l’immense majorité des cas d’hommes : <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-faites-aux-femmes/reperes-statistiques/">91 % des personnes mises en cause pour des actes sexistes</a> (allant de l’outrage sexiste jusqu’au viol) sont des hommes.</p></li>
</ul>
<p>Il y a donc un décrochage énorme entre nos représentations et la réalité statistique. L’image la plus répandue du viol est celle d’un acte sauvage commis par un individu sanguinaire au fond d’un parking. Cette image est à la fois repoussante et rassurante, parce qu’elle exotise le viol comme un fait extraordinaire qui ne nous regarde pas (on ne connaît ni la victime ni l’agresseur) et qui ne nous concerne pas (on n’a rien fait – de mal – et on ne peut rien faire – donc on n’a pas à se reprocher notre inaction). La réalité statistique est bien différente : le viol est le plus souvent le fait d’un <a href="https://www.slate.fr/story/200742/violences-sexuelles-familiales-inceste-enfants-realite-donnees-chiffres-france">proche issu du cercle familial, affectif ou social</a>, ce qui fait que nous connaissons tous des victimes mais aussi des agresseurs, autrement dit, nous sommes directement impliqués dans la scène des violences et cela devrait nous impliquer directement dans la lutte contre ces violences.</p>
<p>La culture du viol n’est pas qu’une culture du déni, c’est aussi une culture de la normalisation de formes de violence des hommes à l’égard des femmes qui vont de formes d’humour humiliantes jusqu’aux féminicides. Toutes les personnes qui travaillent sur les violences de genre utilisent la notion indispensable de <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/12/dans-l-intention-de-rabaisser-et-de-controler-les-femmes-un-continuum-de-violences_6145482_3232.html">continuum sexiste</a>, qui va des faits les plus spectaculaires que sont les féminicides et les viols, jusqu’aux stéréotypes sexistes. La culture du viol est une culture de l’euphémisation et de la déformation des faits de violences sexuelles (dire « main baladeuse » pour parler de ce qui est qualifiable par le droit comme une agression sexuelle ou parler de « drague lourde » au lieu d’outrage sexiste, un autre délit).</p>
<p>Le caractère systémique des violences, prouvé par les statistiques, s’explique en grande partie par ces représentations mentales que l’on peut synthétiser via l’expression culture du viol. Or, ces représentations mentales sont largement conditionnées par nos représentations culturelles, et particulièrement par la valorisation de l’asymétrie et des rapports de pouvoir, qui restent au cœur des scénarios de séduction et de relation amoureuses diffusés dans les œuvres, qu’il s’agisse de la pop culture ou du patrimoine classique, littéraire, pictural, cinématographique. Même les comédies romantiques perpétuent la culture du viol avec le schéma de l’homme qui conquiert et de la femme qui cède du terrain, la résolution de l’intrigue étant qu’elle finit par dire oui après avoir longtemps dit non. Changer nos représentations est donc essentiel, à la fois pour comprendre les défauts de prise en charge institutionnelle des violences sexistes et sexuelles, tant sur le plan juridique que judiciaire, thérapeutique et social, mais aussi pour espérer les améliorer. C’est cette articulation que la juriste Gaëlle Marti et moi avons mise au cœur du <a href="https://passagesxx-xxi.univ-lyon2.fr/activites/archives-des-manifestations/colloque-repair-violences-sexuelles-">programme de recherche-création interdisciplinaire REPAIR</a> « violences sexuelles : changer les représentations, repenser les prises en charge », qui se déploie aussi sous la forme <a href="https://www.pointdujourtheatre.fr/saison/notre-proces">d’un procès fictif sur la culture du viol</a>.</p>
<p><strong>Le théâtre est-il aussi perméable que le cinéma face aux violences sexistes et sexuelles ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Le secteur du théâtre public est tout autant surexposé que celui du cinéma, et il n’existe aucune plus-value éthique ou déontologique au fait qu’il relève d’une <a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjjvo2wwMODAxXBRKQEHc5qA5gQFnoECA0QAw&url=https%3A%2F%2Fwww.culture.gouv.fr%2Ffr%2FMedia%2FMissions%2Frapport-financement-du-spectacle-vivant.pdf&usg=AOvVaw3fO4xAJrLJHBNALYaE19MO&opi=89978449">économie largement subventionnée</a> et dont on pourrait attendre que la législation soit d’autant plus rigoureuse puisqu’il s’agit d’argent public, qui n’est pas censé servir des pratiques discriminatoires. On y retrouve exactement les mêmes mécanismes évoqués concernant la surreprésentation des violences sexistes et sexuelles et cette même réticence à leur reconnaissance.</p>
<p><strong>Quelles sont les réponses des institutions culturelles aujourd’hui en France ? Sont-elles suffisantes ? ?</strong></p>
<p>Les choses sont quand même en train de changer dans les milieux artistiques depuis quelques années, du fait d’un certain volontarisme étatique et de certaines organisations professionnelles, qui aboutit à la mise en place de chartes, de cellules d’écoute, ou encore à la création du métier de <a href="https://www.cnc.fr/cinema/actualites/decryptage--questce-que-la-coordination-dintimite_2066812">coordinateur d’intimité</a>, encore très timide en France, mais qui s’est beaucoup développé aux États-Unis.</p>
<p>Il existe donc désormais toute une série d’outils. Mais ils ne suffisent pas en soi : il faut en utiliser plusieurs à la fois et surtout, il manque encore souvent une volonté sincère de les utiliser. Si je prends l’exemple des chartes et des cellules d’écoute, elles sont mises en place par les directeurs de lieux de production/diffusion ou d’écoles d’art parce qu’elles leur sont imposées, et ils n’y voient comme seul intérêt que la protection juridique de leur institution, parce qu’un élève ou un employé victime d’une agression pourrait se retourner non seulement contre son agresseur mais aussi contre l’institution qui aurait manqué à son devoir de protection.</p>
<p>Les cellules d’écoute servent trop souvent à externaliser le problème. Quant aux chartes, il y a parfois un discours d’invalidation par les instances qui les ont mises en place. Ce paradoxe vient du fait que les personnes qui aujourd’hui dirigent les institutions culturelles et sont donc en position de mettre en place ces outils et de changer les choses ont construit leur carrière dans un contexte où ces violences étaient à la fois normalisées et invisibilisées. Il est donc logique qu’elles aient du mal à accepter ces nouvelles politiques. Ce malaise aboutit d’ailleurs parfois à des formes de violences pédagogiques au sein des écoles.</p>
<p>Le droit du travail offre aussi toute une panoplie d’outils pour lutter contre les violences que les directeurs et directrices d’institutions ignorent souvent <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/des-fois-je-n-ai-pas-vu-des-directeurs-de-theatre-se-forment-aux-violences-sexistes-et-sexuelles-6362142">avant de suivre des formations spécifiques</a>. On réduit trop souvent le droit au droit pénal, en brandissant le respect de la présomption d’innocence et la nécessité de laisser la justice faire son travail. Mais, pour toutes les accusations liées à des faits qui auraient été commis sur les plateaux, un des leviers de la lutte contre les violences sexuelles est l’obligation de l’employeur d’offrir un cadre de travail sécurisé à ses employés. De plus, le droit du travail n’obéit pas au même régime de la preuve : le faisceau d’indices concordants suffit, et parmi ces indices, il y a par exemple la multiplicité des accusations et des témoignages, qui peuvent suffire à éloigner une personne des tournages en raison d’un principe de prévention. Certaines expérimentations sont en cours, qui montrent qu’il est possible de combiner l’impératif de sécuriser le cadre de travail et le souci de finaliser un projet artistique déjà entamé <a href="https://www.telerama.fr/cinema/le-realisateur-samuel-theis-accuse-de-viol-enquete-sur-un-tournage-devenu-invivable-7018759.php">sans (trop) pénaliser l’ensemble d’une équipe pour le comportement d’un seul individu</a>.</p>
<h2>Où en est le mouvement #MeToo ?</h2>
<p><strong>B.H.</strong> : Si on considère que #MeToo est une révolution, alors je dirais qu’on est comme au XIX<sup>e</sup> siècle, dans un moment de conflit entre deux paradigmes qui s’affrontent : le paradigme de l’Ancien Régime qui continue à défendre le droit de cuissage et à légitimer la violence des puissants et un nouveau paradigme qui tente de mettre en place un ordre des choses démocratique et républicain, respectueux de notre devise « liberté, égalité, fraternité ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220482/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bérénice Hamidi a reçu des financements de l'IUF. </span></em></p>Au cours de cet entretien, Bérénice Hamidi évoque avec nous les freins à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les milieux artistiques français.Bérénice Hamidi, Professeure en esthétiques et politiques des arts vivants, , Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2196362023-12-28T17:12:35Z2023-12-28T17:12:35ZFemmes, dans les collections des musées comme aux postes à responsabilité, où sont-elles ?<p>Êtes-vous capable, spontanément, de citer plusieurs artistes femmes exposées dans des musées ? Si des noms masculins vous viennent plus facilement à l’esprit, ce n’est pas par hasard : les femmes, dans l’art comme dans bien d’autres sphères associées à une forme de pouvoir, d’influence ou de prestige, sont bien <a href="https://boutique.centrepompidou.fr/fr/product/10092-pourquoi-t-il-pas-eu-de-grands-artistes-femmes.html">moins reconnues, exposées et étudiées</a> que leurs homologues masculins. Invisibilisées, elles semblent trop souvent condamnées à une gloire posthume, voire à ne jamais parvenir à percer.</p>
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<p>« Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au musée ? »</p>
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<p>Dès les années 1980, le collectif d’artistes femmes anonymes les <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/guerrilla-girls/">Guerrilla Girls</a>, a réagi par cette question à une <a href="https://www.tate.org.uk/art/artworks/guerrilla-girls-do-women-have-to-be-naked-to-get-into-the-met-museum-p78793">exposition au MoMA</a>, intitulée « Rétrospective internationale de peinture et sculpture contemporaine » qui avait comme ambition d’exposer les plus grands noms de l’art contemporain. Parmi les 169 artistes présentés, seulement 13 étaient des femmes.</p>
<p>Selon plusieurs études récentes, les femmes restent peu présentes dans les musées en tant qu’artistes. Par exemple, aux États-Unis en 2019, dans les 18 musées les plus importants en termes de nombre de visiteurs, <a href="https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0212852">87 % des artistes exposés dans les collections permanentes sont des hommes</a>.</p>
<p>De façon similaire, en France, une <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">étude de 2021</a> répertorie dans les catalogues des musées publics nationaux 93,4 % d’artistes hommes.</p>
<p>On pourrait nous rétorquer que nombre d’expositions récentes, en France, sont consacrées aux artistes femmes : <a href="https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/OmzSxFv">« Elles font l’abstraction » en 2021</a>, <a href="https://museeduluxembourg.fr/fr/agenda/evenement/pionnieres">« Pionnières » en 2022</a>, ou <a href="https://museedartsdenantes.nantesmetropole.fr/suzanne-valadon">Suzanne Valadon en 2023</a>… En réalité, cette floraison est symptomatique du problème d’égalité des genres : les artistes hommes n’ont pas besoin d’être associés à une catégorie spécifique pour faire l’objet d’expositions thématiques ou monographiques. Ils ont eu tout l’espace pour eux pendant des siècles. Pour corriger cette inégalité, on s’efforce de mettre la lumière sur les femmes en créant des expositions qui leur sont dédiées. Mais comme le soulignait un article paru dans <em>Le quotidien de l’art</em> en 2021, « plane sur ce genre d’initiative le danger de mettre dans le même sac des artistes qui n’ont pas grand-chose d’autre en commun que leur sexe, et de les y réduire ».</p>
<p>Pour quelles raisons les femmes sont aussi peu présentes dans les musées ? La difficulté des femmes artistes à trouver leur place dans les catalogues des musées d’art rappelle celle des femmes qui n’arrivent pas à briser le plafond de verre en entreprise. Ce sujet étant aujourd’hui très documenté dans la littérature en management, nous pouvons tenter d’établir des parallèles avec les raisons de la faible représentation des femmes artistes dans les catalogues des musées et dans les salles d’exposition.</p>
<h2>Stéréotypes et présomption d’inaptitude</h2>
<p>Un premier élément d’explication semble être lié aux stéréotypes de genre, avec la présomption d’inaptitude des femmes à créer de l’art « officiel ». Historiquement, en France, l’art était légitimé par l’Académie Royale de Peinture et Sculpture, créée par le cardinal Mazarin en 1648 qui propose un Salon, lieu annuel d’exposition des artistes officiels, validés par les juges de l’Académie. C’est <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/quest-ce-que-le-salon/">au Salon</a> que l’État achète des œuvres pour les exposer dans des musées.</p>
<p>Dans les années 1800-1830, les femmes ne représentent jamais moins de 14 % des exposants au Salon, mais elles ne sont plus que 1,74 % dans les catalogues des musées de l’époque, n’arrivant pas à briser le plafond de verre des experts (hommes) de l’Académie.</p>
<p>De nos jours et de façon similaire, l’accès des femmes aux postes stratégiques dans les organisations dépend fortement de l’évaluation de leurs compétences par leurs homologues hommes – de fait, ils sont plus nombreux aux postes à responsabilité – influencés par les <a href="https://psycnet.apa.org/record/1995-97464-000">stéréotypes de genre</a> (définis comme des croyances partagées concernant les caractéristiques, traits et comportements d’une personne associées à son genre). Depuis les années 1970, plusieurs études montrent que les caractéristiques « masculines » sont plus largement associées à l’idéal type du leader. Malgré le plus grand nombre des femmes en entreprise et dans les universités, ces stéréotypes sont relativement stables, en particulier chez les hommes qui perçoivent les femmes comme non adaptées <a href="https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00914558/document">pour occuper des positions managériales stratégiques</a>.</p>
<h2>« Think artist, think male »</h2>
<p>Comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2007-2-page-113.htm">Trasforini (2007)</a>, « à l’art, on associe en effet l’auteur, l’homme, le maker, tandis que la femme, ‘auteure’ non d’une œuvre mais d’un produit utile et souvent collectif ».</p>
<p>Ce constat est réitéré en 2018 par le <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_inegalites_dans_les_arts_et_la_culture_20180216_vlight.pdf">Haut Conseil à L’Égalité entre les femmes et les hommes</a> :</p>
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<p>« La femme est cantonnée au sujet de l’œuvre d’art, au produit du talent de l’homme. Ce que l’on entend aujourd’hui par création – mais également notre manière de concevoir l’artiste – s’inscrit dans la continuité d’une histoire de l’art qui a toujours pensé le « créateur », comme l’homme disposant d’un don original et singulier ».</p>
</blockquote>
<p>De même que dans les milieux de l’art, le génie artistique est plus spontanément associé au genre masculin, dans l’imaginaire collectif des milieux professionnels, les rôles de leadership sont souvent associés aux hommes. La fameuse citation : « Think leader – Think male », illustre la représentation mentale du portrait type du leader en <a href="https://www.theguardian.com/women-in-leadership/2015/jul/15/think-manager-think-man-women-leaders-biase-workplace">lui attribuant un genre masculin</a>. Ce phénomène documenté dans les théories implicites du leadership depuis plus de 40 ans montre la prégnance des stéréotypes dans la représentation d’un vrai leader. <a href="https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/centres-et-chaires/chaire-diversite-inclusion/publications/mars-2018-etude-diversite-inclusion-et-leadership">Une étude récente</a> montre que les attributs d’un leader sont encore plus majoritairement associés à des caractéristiques dites « masculines ». Les femmes sont vues comme manquant de l’« agentivité » (détermination, confiance, indépendance…) nécessaires pour être des leaders qualifiés.</p>
<p>Cette assimilation homme-leader, homme-artiste alimente un cercle vicieux éloignant des femmes des postes de pouvoir dans les entreprises et des projets ambitieux dans les milieux de l’art.</p>
<h2>Accès différencié aux opportunités</h2>
<p>Même si un petit nombre d’artistes femmes arrivent à être exposées dans les musées, historiquement, elles restent le plus souvent cantonnées à des genres de peinture moins prestigieux (les portraits, la nature morte, les miniatures). L’Académie <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">établit une hiérarchie des genres</a> avec, au sommet, la peinture d’histoire qui représente des figures héroïques et le « petit genre », <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">qui montre des sujets intimes ou légers, suivis par le paysage, et enfin la nature morte</a>.</p>
<p>Longtemps écartées de la sculpture, de l’étude du nu et des genres majeurs de la peinture, plusieurs femmes artistes, comme <a href="https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/conquetes-feminines-elisabeth-vigee-le-brun-et-les-artistes-femmes-du-xviiie-si%C3%A8cle-11134221/">Elisabeth Vigée Le Brun ou Rosalba Carriera</a>, ont pourtant percé dans les portraits. Cependant, plus les femmes se consacrent à ce genre d’art « modeste », moins elles sont exposées et leurs œuvres portées à la postérité, c’est-à-dire exposées dans les musées.</p>
<p>L’accès aux opportunités est un autre parallèle entre la place des femmes artistes dans les musées et celle des femmes au sein des organisations, révélant l’analogie entre la hiérarchie des genres d’expression en art et les postes occupés dans les structures professionnelles. Dans les entreprises, les femmes sont surreprésentées dans des fonctions support (ex. RH communication, marketing, RSE), elles sont rares dans des fonctions dites opérationnelles comme la vente ou la finance, activités centrales qui permettent <a href="https://www.wtwco.com/fr-fr/insights/2021/05/quotas-dans-les-comites-executifs-la-parite-dans-les-instances-dirigeantes#:%7E:text=Les%20femmes%20repr%C3%A9sentent%2037%25%20des,%20constituant%20le%20c%C5%93ur%20du%20business">plus facilement de grimper les échelons et d’occuper des postes stratégiques</a>. Par exemple, <a href="https://www.sia-partners.com/fr/publications/publications-de-nos-experts/la-place-des-femmes-dans-le-secteur-bancaire-francais-au">selon une étude menée en 2022</a>, même si les femmes représentent aujourd’hui 57 % des effectifs dans le secteur bancaire, elles occupent des postes hiérarchiques inférieurs et moins bien rémunérés.</p>
<h2>Réseau et influence</h2>
<p>Au-delà du genre de l’art, du travail et du talent, la reconnaissance et la qualité d’une œuvre dépendent beaucoup des occasions de rencontre avec le public et des ressources financières et humaines dont l’artiste peut disposer. <a href="https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Mission-EgaliteS">Le rapport de Prat (2009)</a> souligne cette réalité qui n’est pas favorable aux femmes en raison de leur accès limité aux réseaux permettant le partage des savoir-faire, des moyens de production et des outils de travail.</p>
<p>L’inégalité d’accès aux réseaux professionnels et aux personnes influentes limite les possibilités d’évolution, de visibilité et de reconnaissance des artistes femmes. <a href="https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Mission-EgaliteS">Les réseaux de sociabilité masculine</a>, producteurs de solidarités actives, n’ont pas leur équivalent féminin ou de manière marginale.</p>
<p>L’accès aux institutions et aux expositions leur échappe de leur vivant ; et une fois disparues, leurs travaux n’accèdent pas aux archives, et ne peuvent donc susciter l’intérêt des conservateurs.</p>
<p>De la même manière, pour accéder aux postes stratégiques en entreprise, il est nécessaire de faire partie des réseaux d’influence afin de tisser des liens, construire un capital social et être en capacité de saisir des opportunités et d’émerger comme leaders. En comparaison avec les hommes, les femmes ont plus de difficulté à accéder à des réseaux professionnels <a href="https://www.onufemmes.fr/nos-actualites/2021/3/2/le-leadership-est-il-une-affaire-de-sexe-">ce qui limite leur accès à des rôles de leadership</a>. Les études montrent que les femmes ont également un accès plus limité aux sponsors et aux mentors influents qui peuvent les aider à accélérer leurs carrières et à atteindre des <a href="https://www.hbrfrance.fr/leadership/le-leadership-feminin-une-construction-sociale-60341">postes hiérarchiquement importants</a>.</p>
<p>Aujourd’hui encore les perspectives restent inégalitaires en dépit d’un accès égal à l’éducation : les <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_inegalites_dans_les_arts_et_la_culture_20180216_vlight.pdf">femmes artistes représentent 60 % des élèves en France mais seulement 10 % seulement des artistes récompensés</a>. Si des progrès sont constatés vers une meilleure représentation des femmes à des postes de direction dans les instances de la vie culturelle, des efforts sont toujours nécessaires pour arriver à la parité <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Observatoire-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication/Observatoire-2023-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication">(en 2023, 59 % d’hommes occupent la direction des établissements publics culturel, mais ils étaient 70 % en 2017)</a>. Dans les écoles de management et d’ingénieurs, <a href="https://www.cge.asso.fr/barometre-egalite-femmes-hommes-les-grandes-ecoles-toujours-mobilisees/">elles représentent respectivement 50 % et 33 %</a> des effectifs et uniquement <a href="https://ecoda.eu/ecoda-ethics-boards-barometer-of-gender-diversity-in-governing-bodies-in-europe/">3 à 7 % des CEO des entreprises</a> du CAC 40 et du SBF 120.</p>
<p>N’est-il pas temps de rompre ce cercle vicieux qui invisibilise et minimise les femmes aussi bien dans les instances de pouvoir que dans les musées et de (re) poser la question <a href="https://pba-opacweb.lille.fr/fr/collections/ou-sont-les-femmes?p=1">« Où sont les Femmes »</a> ? Les maux sont connus et documentés aussi bien dans la littérature sur les milieux artistiques que managériaux, les remèdes le sont aussi. Par exemple, le code général de la fonction publique prévoit <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Observatoire-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication/Observatoire-2023-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication">au moins 40 % de personnes de chaque sexe aux postes de direction</a> et dans le cadre des entreprises <a href="https://www.united-heroes.com/fr/blog/6-actions-d-entreprise-pour-promouvoir-l-egalite-hommes-femmes">l’index de l’égalité</a> vise à garantir la parité. Il faut juste les appliquer.</p>
<p>Les femmes qui constituent la moitié de l’humanité et la moitié des élèves des écoles d’art et de management (on pourrait appliquer le même discours aux carrières scientifiques) doivent avoir les mêmes possibilités que leurs camarades hommes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219636/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>« Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au musée ? » La question que posaient les Guerilla Girls dans les années 1980 semble toujours d’actualité.Hager Jemel-Fornetty, Associate professor, EDHEC Business SchoolGuergana Guintcheva, Professeur de Marketing, EDHEC Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2184092023-11-23T17:55:45Z2023-11-23T17:55:45ZConversation avec Christelle Taraud : « Le féminicide est un crime de possession »<p><em>Historienne spécialiste des questions de genre, autrice du livre <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/feminicides-9782348057915">« Féminicides : une histoire mondiale »</a> (éditions la Découverte, 2022), Christelle Taraud lors des Tribunes de la presse 2023, a insisté sur le caractère systémique de ces crimes, leur traitement médiatique et son engagement féministe.</em></p>
<hr>
<p><strong>Pourquoi avez-vous décidé d’intervenir aux Tribunes de la presse sur le thème des passions ?</strong></p>
<p><strong>Christelle Taraud</strong> : Je ne suis pas venue sur le thème des passions, mais pour discuter des féminicides. La question « Peut-on encore parler de crime passionnel ? » était posée de manière provocatrice. L’idée était de dire que pendant des années, voire des siècles, on a parlé de crime passionnel. Aujourd’hui, on a bien compris que cela n’existe pas, que ce n’est qu’une <a href="https://theconversation.com/feminicide-a-lorigine-dun-mot-pour-mieux-prevenir-les-drames-162024">construction issue des systèmes patriarcaux</a>. C’est une expression extrêmement problématique qui est en train de disparaître du paysage social, mais aussi du paysage médiatique.</p>
<p>Les exécutions très médiatisées de <a href="https://information.tv5monde.com/terriennes/sohane-morte-brulee-vive-dans-une-banlieue-parisienne-il-y-vingt-ans-1302548">Sohane Benziane</a> et de <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/feminicides/meurtre-de-marie-trintignant-20-ans-apres_5983646.html">Marie Trintignant</a> en 2002 et en 2003 ont marqué le caractère systémique de ces crimes. Les deux sont présentées comme des crimes passionnels dans la presse, alors que ce n’est pas du tout ce dont il s’agit. Quand Marie Trintignant est opérée en urgence et que le chirurgien explique la nature des blessures dont elle a été victime, on comprend que ce n’est pas du tout une petite claque « comme ça ». Elle ne s’est pas cognée contre un meuble, elle a le crâne totalement défoncé, le visage en miettes. Son meurtre est un acte de contrôle.</p>
<p>Sa mère m’a confié que, juste avant d’être tuée, Marie Trintignant avait précisé à Bertrand Cantat qu’elle mettait fin à leur relation. On est donc tout à fait dans le modus operandi du <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/02/feminicides-la-rupture-premier-declencheur-du-passage-a-l-acte_6041468_3224.html">féminicide qui survient à la rupture</a>. Toutes les amies de Marie Trintignant racontent depuis, de manière récurrente, le contrôle coercitif qu’elle subissait dans sa relation avec Bertrand Cantat. Elle était obligée de mettre, même quand elle tournait, son téléphone portable dans sa chaussette pour pouvoir entendre le téléphone vibrer, parce que si elle ne répondait pas, il devenait extrêmement violent. Que l’on s’appelle Sohane Benziane ou Marie Trintignant, on meurt du fait de la violence misogyne des hommes.</p>
<p>Lorsque les hommes tuent, c’est un crime de possession. Leur joujou leur échappe, donc ils le tuent. Ce crime est dû au fait que pendant très longtemps, les hommes se sont sentis autorisés à penser que les femmes étaient leur propriété. En France, cela remonte au début du XIX<sup>e</sup> siècle avec la <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/la-femme-mariee-avait-le-statut-de-mineure-au-meme-titre-que-les-enfants">mise en place du code civil napoléonien</a>. Il dit que la femme doit obéissance à son mari et qu’elle est la propriété de l’homme. Cette idée que nous ne sommes pas des individus à part entière a conduit à un régime qui autorise la violence des hommes et qui leur assure une impunité. Pour sortir de cela, il faut que nous travaillions à être des individus à part entière et à ne pas nous laisser enfermer, à être des extensions d’autre chose.</p>
<p><strong>Dans les années 90, vous militiez au sein du collectif Les Marie Pas Claire. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au féminisme ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Le féminisme est dans mon ADN ! J’ai toujours été féministe et je le serai toujours. C’est essentiel de l’être, parce que c’est la meilleure défense que nous avons pour construire une société véritablement égalitaire. J’ai été éduquée par une mère seule qui a vraiment planté le germe de la révolte. À cette époque, la violence était un truc de mecs. Il ne fallait surtout pas être violente, agressive, avoir des opinions trop tranchées, parce que sinon on sortait de la féminité. Les <a href="https://www.liberation.fr/vous/1995/11/25/zarmazones-et-marie-pas-claire-reinventent-la-lutte-choisissant-les-rythmes-funk-ou-l-humour-elles-r_148876/">Marie Pas claire</a> est le premier groupe féministe radical non mixte qui émerge dans l’héritage du <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/le-mlf-histoire-d-un-combat-feministe">Mouvement de libération des femmes</a>, aussi bien dans la radicalité politique que dans l’organisation.</p>
<p>C’est un militantisme horizontal, inclusif et égalitaire. J’ai participé à cette formidable expérience collective qui était une véritable sororité. C’était extrêmement fondateur ! J’ai appris à parler, à écrire et à me défendre. La première chose qu’on a mis en place, ce sont des stages d’autodéfense. On y a appris à crier, parce que quand les femmes sont victimes de violence, elles sont souvent sidérées. Cela est très dangereux car les hommes et la société en général utilisent le fait que nous ne disons rien. Par exemple, en cas de viols, on demande souvent aux filles si elles ont dit non ou si elles se sont défendues, mais la grande majorité des filles sont dans un état de sidération qui interdit cela. Si on veut contrecarrer cette logique qui consiste à dire « vous ne dites rien, vous ne faites rien, donc vous consentez », il faut donc commencer par dire clairement non.</p>
<p><strong>C’est donc votre mère qui a inspiré votre militantisme ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Oui, ma mère était une femme très en colère contre le monde tel qu’il était, en particulier vis-à-vis des relations très inégalitaires qu’elle a subies en tant que femme. Elle m’a toujours dit : « il faut être libre, il faut être indépendante, il faut travailler ». L’indépendance économique est un point très important : beaucoup de femmes sont obligées de rester dans des situations coercitives <a href="https://www.coe.int/fr/web/gender-matters/socio-economic-violence">car elles n’ont pas les moyens de s’émanciper économiquement</a>. On trouve aussi des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-zoom-de-la-redaction/violences-conjugales-dans-les-milieux-favorises-5476881">femmes au plus haut niveau de la hiérarchie socio-économique</a> de nos sociétés qui sont victimes de féminicide. Si vous êtes une femme <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/les-femmes-pauvres-plus-battues-que-les-autres_1632389.html">pauvre</a>, <a href="https://www.amnesty.be/campagne/droits-femmes/viol/article/intersectionnalite-violences-sexuelles">racisée</a>, en <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/etudes-et-resultats/les-personnes-handicapees-sont-plus-souvent-victimes-de-violences">situation de handicap</a>, <a href="https://www.slate.fr/story/195551/violences-conjugales-personnes-agees">âgée</a>, <a href="https://www.slate.fr/story/195551/violences-conjugales-personnes-agees">dans un territoire rural</a>, <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/01/try-listening-to-the-people-who-actually-know-whats-going-on/">travailleuse du sexe</a> ou encore <a href="https://www.terrafemina.com/article/femmes-transgenres-l-activiste-lexie-pointe-les-violences-faites-aux-femmes-trans_a356078/1">transgenre</a>, vous êtes encore plus impactée.</p>
<p><strong>Vous dites que ce n’est pas en envoyant des hommes en prison qu’on règle le problème des féminicides, mais en les éduquant différemment. Comment peut-on les éduquer différemment ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Par une éducation égalitaire. Il faut éduquer les hommes différemment, mais il faut aussi éduquer les filles différemment. Le problème essentiel des femmes est le fait qu’elles ont complètement incorporé, par des politiques de dressage, le fait que la violence est une composante de leur vie. <a href="http://developpement.ccdmd.qc.ca/fiche/identite-de-genre">Dès 18 mois, on prend conscience qu’on a un sexe</a>, et on y associe des droits et des devoirs. Le dressage, inconscient, commence alors. Il est incorporé <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-2-page-55.htm">dans la famille</a> et dans toutes les instances de socialisation, <a href="https://www.enfant-encyclopedie.com/genre-socialisation-precoce/selon-experts/le-role-de-lecole-dans-la-differenciation-precoce-des">notamment à l’école</a>. C’est ce que j’appelle une guerre de basse intensité qui est menée contre les femmes.</p>
<p>En plus, elles vont hiérarchiser les violences : il y aurait des violences excusables et d’autres qui ne le sont pas. C’est pour cela que le continuum féminicidaire est un outil formidable, qui montre que les choses graves sont le produit direct des choses jugées pas graves. Imaginez qu’un homme vous insulte dans l’espace public. Si vous l’arrêtez et qu’il comprend que c’est inacceptable, vous avez peut-être une chance qu’au bout de la chaîne de la violence, il ne tue pas sa compagne. Si vous ne l’arrêtez pas, vous l’acclimatez au fait que la violence sexiste est normale, que c’est un régime d’impunité.</p>
<p><strong>Dans un entretien accordé à Médiapart, vous expliquiez que chaque moment de révolte des femmes se traduit par un pic de violence. Si, même lorsque les femmes se défendent, elles reçoivent de la violence en retour, quelles solutions nous reste-t-il et comment sort-on de ce cercle vicieux ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : De toute façon, que l’on se révolte ou pas, la violence est là. La révolte montre que nous faisons avancer la société dans le bon sens. Nous ne sommes pas dans des sociétés d’égalité réelle, même si l’égalité formelle est là : on a par exemple fait passer des lois d’égalité salariale, mais, depuis le 6 novembre, les <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/social/inegalites-salariales-a-partir-de-ce-lundi-11h35-les-francaises-travaillent-gratuitement-2026856">femmes en France travaillent gratuitement</a>. Il faut donc mener des luttes partout, tout le temps ! C’est un peu épuisant, mais totalement nécessaire. Alors, comment faire ? Je crois beaucoup au concept de sororité inclusive, qui constitue des sororités mixtes. S’il y a des femmes qui collaborent avec le patriarcat, il y a des hommes qui le combattent.</p>
<p>Donc, quand les hommes acceptent d’abandonner le privilège masculin, qui est un privilège exorbitant, ils sont les bienvenus dans nos sororités ! Il faut ensuite plusieurs choses pour changer le monde. D’abord, une politique des femmes. On voit à quel point le monde aurait besoin aujourd’hui d’une diplomatie féministe et de femmes au pouvoir. Nous ne sommes pas des êtres naturellement angéliques, bienveillants, doux, mais nous avons été socialisées comme cela. Cette socialisation fait tenir la société. Donc, si on veut construire une autre société, je pense qu’il faut que les hommes deviennent des femmes.</p>
<p>Évidemment, ils auront toujours des différences physiologiques. Mais le comportement est induit par la construction sociale et n’est pas induit par le fait que nous ayons des pénis ou des utérus. On peut très bien devenir une femme sociale en gardant son pénis ! Mais si les femmes se mettent à adhérer aux valeurs de la masculinité hégémonique, nous sommes foutus. Les sociétés sont de plus en plus violentes, parce que cette masculinité se construit par la violence, l’agressivité, la possession, la conquête, le ravage. Heureusement pour nous, nos grands mâles blancs ont déjà prévu une échappatoire, puisqu’ils ont prévu de coloniser des planètes étrangères après avoir ruiné celle-ci, pourtant magnifique !</p>
<p><strong>Dans le même entretien, vous dites, à propos des féminicides : « Je ne crois pas que parler de quelque chose permette de changer immédiatement, comme par magie, les mentalités. » À quoi sert alors la presse qui s’empare de ces questions ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Je ne crois pas qu’en parler suffise. Mais en parler avec les bons termes est important ! Le problème est que les terminologies « crime passionnel » ou « crime d’honneur » <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/02/feminicides-le-crime-passionnel-un-si-commode-alibi_6041444_3224.html">accréditent de manière positive la violence</a>. Derrière cela, la réalité, ce sont des exécutions de femmes. Quand on écrit un article, on ne dit pas « la femme est morte », on dit « la femme a été exécutée ». Cela ne dit pas la même chose. Une femme meurt d’un cancer du sein. Mais si ton compagnon te tire une balle dans la tête, asperge ton corps d’essence, après t’avoir violée, coupé la tête et enlevé l’utérus, tu n’es pas morte : il t’a exécutée. C’est un sur-meurtre.</p>
<p>Ensuite, qu’on arrête de parler de violences conjugales ou de violences domestiques ! Ce sont des euphémismes qui accréditent la symétrie de la violence. Alors qu’en réalité, on sait que <a href="https://www.actu-juridique.fr/theorie-sociologie/la-masculinite-est-un-facteur-central-des-violences-conjugales/">l’essentiel de cette violence est produite par les hommes</a> contre les femmes, contre les enfants et contre d’autres hommes qui dérogent. Si les agresseurs sont des hommes, il faut le dire ! Les récits ont un grand pouvoir, et les mots tuent. Les femmes sont tuées une première fois dans leur corps, dans leur identité. Ensuite, elles sont tuées dans le récit qu’on fait de leur mort. Pendant très longtemps, on évoquait d’ailleurs très peu la victime en général, et seulement pour la blâmer. Il y a alors une inversion de la responsabilité. La presse a un rôle tout à fait déterminant à jouer dans ce processus et on arrivera, j’espère bientôt, à un code de déontologie.</p>
<p><strong>Libération a publié le 10 novembre dernier une tribune <a href="https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pour-la-reconnaissance-dun-feminicide-de-masse-en-israel-le-7-octobre-20231110_EMTPN3H2EBDLJBMLLTZ2SRLY6A/">« Pour la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël le 7 octobre »</a>. Est-ce que vous l’avez signée ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : On ne m’a pas demandé de la signer. Évidemment, les violences qui sont dirigées contre les femmes en Israël, qui sont le fait du Hamas, constituent un crime. Ce crime de masse, ce féminicide, il faut le condamner avec la plus grande vigueur. <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-4-page-9.htm?ref=doi">La violence de guerre est bien sûr une violence genrée</a>. Il s’agit de misogynie. Dans les conflits, il y a toujours une animalisation, une déshumanisation du corps de l’ennemi. Elle est maximisée quand il s’agit de femmes.</p>
<p><strong>Si les massacres de guerre sont relayés par les médias, le sort spécifique que subissent les femmes est peu évoqué. Quel est votre regard là-dessus ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Cela est de plus en plus évoqué. On a toujours tendance à considérer que la violence touche tout le monde de la même manière dans un couple, une guerre ou un génocide, mais c’est faux. Je trouve par exemple très désolant que la question du <a href="https://www.unwomen.org/sites/default/files/Headquarters/Media/Publications/UNIFEM/EVAWkit_06_Factsheet_ConflictAndPostConflict_fr.pdf">viol comme arme de guerre</a> ne soit pas utilisée systématiquement dans les analyses des conflits. C’est pourtant une arme de destruction massive. J’invite donc les médias à avoir un peu de subtilité quand ils parlent des conflits.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Lisa Défossez et Agathe Di Lenardo, étudiantes en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218409/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christelle Taraud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au cours de cet entretien, Christelle Taraud nous parle du traitement médiatique des féminicides et de son parcours militant.Christelle Taraud, Historienne, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2114532023-11-19T16:36:15Z2023-11-19T16:36:15ZRécit : Des cochons et des hommes<p><em>« Faire le cochon » endurcirait nos existences molles de petits consommateurs, dépossédés, déconnectés des réalités de la vie. L’anthropologue Madeleine Sallustio a effectué une enquête de terrain de plusieurs semaines dans un collectif autogéré en Italie. Avec ces habitants, elle participe à la transformation du cochon. Cela l’amène à documenter des clivages de genre communs dans ces collectifs. Premier article de notre série de récits écrits pour The Conversation France.</em></p>
<hr>
<p>Nous nous sommes levés tôt. Il fait encore nuit. À la frontale, nous sommes plusieurs à converger vers le lieu de rendez-vous : Casa Gialla, un des gros bâtiments de ferme qui compose Montecaro. Ce collectif agricole, dans les collines toscanes, en Italie, est squatté depuis déjà huit ans.</p>
<p>Il recouvre près de 200 hectares d’oliviers, des vignes, quelques champs de blé, de petits jardins et plusieurs bâtis, transformés en habitation. Le groupe de jeunes adultes qui y habite et travaille s’est transformé au cours du temps. Certains étaient poussés par le souci de maintenir la vocation agricole de cet espace face à la <a href="https://www.torrossa.com/en/resources/an/4536290">spéculation immobilière et le marché de la résidence secondaire</a>. D’autres, étaient motivés par l’envie d’expérimenter un <a href="https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2020-2-page-178.htm">mode de vie autonome</a>, de voir de quelle utopie ils étaient capables, d’aller un peu plus loin que des <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2022-3-page-487.htm?contenu=article">mouvements sociaux urbains</a> desquels beaucoup d’entre eux étaient familiers.</p>
<p>Vivre « ici et maintenant » le monde que l’on souhaiterait voir advenir, sans l’aide des partis ou des syndicats, sans espérer ni la révolution ni l’effondrement : telle était la démarche politique défendue ici. C’est ce que je suis venue étudier, moi, Madeleine, anthropologue belge. J’étudie le rapport que les êtres humains entretiennent à l’égard du temps, les choix d’organisation du travail, le rapport au passé, au présent, à l’avenir.</p>
<p>Peu sportive, je trottine de manière précipitée derrière ‘Cici qui, malgré mon italien basique, semble m’avoir trouvée sympathique. Il me taquine, et parfois, me tape gaillardement dans le dos en se moquant de mes origines molisaines. Cette région d’Italie si petite, si dépeuplée, qu’on dit, en Toscane, qu’elle n’existe pas.</p>
<p>Mais ‘Cici avait aussi été accueillant. Il avait trouvé important de m’expliquer comment était né le projet. Il avait « pris le temps », comme on dit. Depuis huit ans, le travail est collectif et autogéré à Montecaro, tout comme la vie quotidienne. On vise l’égalité, l’horizontalité et l’anti-autoritarisme dans les prises de décisions. « Pas de patron dans nos sillons ! », ainsi pourrait-on traduire leur slogan, écrit sur leurs affiches, banderoles et étiquettes, sans trahir leur anonymat. Cette semaine, une des priorités sur laquelle s’est mis d’accord le collectif est l’abattage de plusieurs cochons. Il est déjà un peu tard pour la saison, on a peur des mouches.</p>
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<span class="caption">Un groupe du collectif se prépare pour l’abattage du cochon.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>On arrive sur place. Francesco, Giuseppe, Simone, Luca, ‘Cici qui s’appelle en réalité également Francesco, Daniele, Lisa et moi, qui sommes les deux seules femmes.</p>
<p>On prépare un gros chaudron d’eau qu’on fait bouillir dans la cour. On installe des palettes en bois, qu’on rince au jet d’eau. Le groupe est calme, parle peu, fume. Il est difficile de distinguer la nervosité de la fatigue. Francesco nous fait un café. Lui, ne participera pas à l’abattage. Il dit avoir d’autres choses à faire, et que, de toute façon, faire le cochon, « ce n’est pas son truc ».</p>
<p>Lorsque l’eau est assez chaude, on se dirige vers l’enclos des cochons. Nous sommes plusieurs à suivre même si notre présence n’est pas requise.</p>
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<h2>Abattre et transformer le cochon consacre la quête de paysannerie</h2>
<p>Une curiosité solennelle flotte dans l’air. Les cochons sont isolés et c’est Giuseppe, un des premiers squatteurs du lieu, formé à l’abattage des cochons par un agriculteur voisin, qui tue le premier animal, au pistolet. Le cochon crie peu. Appâté par un sac de grain, il s’était laissé approcher facilement. Il faut l’aide de deux personnes pour contenir les spasmes post-mortem du corps de l’animal. Giuseppe pointe du doigt certains membres de l’assemblée pour demander de l’aide. Il cherche les gros bras. Cela dure plusieurs minutes. Une fois inerte, le corps de l’animal, d’environ 200 kg, est finalement attaché à une corde et traîné en tracteur jusqu’à l’atelier.</p>
<p>On le hisse sur les palettes. Le travail peut enfin commencer pour les petites mains, comme moi.</p>
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<span class="caption">Le cochon est tracté par un tracteur jusqu’au lieu où il sera travaillé par le collectif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<span class="caption">Une fois tué, le cochon est hissé sur un plan de travail en hauteur. L’échaudage peut commencer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>L’abattage et la découpe du cochon sont un travail qui nécessite d’être nombreux. Il dure toute la journée. De nombreuses personnes passeront relayer l’équipe ou filer des coups de main, sans nécessairement rester toute la journée. Certains ont plus d’expérience, d’autres moins. L’événement attire aussi de nombreux curieux. De manière générale, <a href="https://www.jstor.org/stable/40988615">comme en France</a>, l’abattage du cochon est un événement. Il incarne l’imaginaire que se font les habitants de Montecaro de la vie paysanne. Il consacre leur projet de vie et de travail agricole en collectif.</p>
<h2>Endurcir nos existences</h2>
<p>On parle beaucoup de l’abattage du cochon dans les pièces communes, avant et après le jour J. Certains compatissent, tantôt avec la bête, tant avec le bourreau. On parle de « courage d’abattre ». De l’importance de tuer sans faire souffrir. On parle aussi de la cohérence que procure le fait de pouvoir tout gérer, de A à Z, manger les bêtes qu’on élève, celles qu’on a chéries, nourries, tuées, découpées, cuisinées. On débat sur le respect de la vie animale.</p>
<p>Certains défendent le fait que manger de la viande sans être capable de tuer ou, a minima, de se confronter à la mort, serait peu honorable. Cela consisterait à déléguer le « sale boulot » qui, par cette rhétorique, cesse aussitôt d’en être un. Cet événement ravive le souhait originel d’autonomie. Apprendre à « faire soi-même ». Et pas n’importe quoi : de la viande, des protéines.</p>
<p>« Faire le cochon », en somme, endurcirait nos existences molles de petits consommateurs, privilégiés et pourtant dépossédés, impuissants, déconnectés des réalités de la vie. Être capable de se confronter à la mort, au lourd, au sale. C’est un discours qui est commun, notamment dans les registres de légitimation de consommation de viande, une <a href="https://www.fayard.fr/livre/apologie-du-carnivore-9782213655826/">« éthique du carnivore »</a> qui défend l’acceptabilité de manger de la viande à condition d’être capable de tuer.</p>
<p>On parle aussi des <a href="https://journals.openedition.org/cm/2910">paysans d’antan</a>, du rôle qu’avait le cochon dans l’alimentation, des recettes toscanes traditionnelles. On tisse un rapport de filiation identitaire avec la paysannerie. « Faire le cochon » est alors, pour certains, une manière de continuer ce que faisaient les anciens.</p>
<p>Ce type d’événement, qui consacre, qui réactualise le ou les projets que chacun est venu chercher ici, n’est pas uniquement l’apanage de l’abattage du cochon. D’autres événements similaires ont cet effet : les vendanges, les moissons, ou des réunions politiques annuelles avec d’autres fermes.</p>
<h2>Avoir sa place</h2>
<p>Mais retournons à nos cochons. Une fois sur les palettes, une petite entaille dans le cou de la bête permet de le vider de son sang. Le plus vite est le mieux. Sans quoi, le sang coagule. Ce dernier est récupéré dans un saladier. On agite le fluide avec un fouet. Il sera cuisiné dans la journée sous forme de crêpe, le <em>migliaccio di sangue</em>.</p>
<p>Ensuite, on procède au toilettage. Il s’agit de raser à blanc le cochon. Le travail se fait par équipes de deux. Une personne gratte la fourrure de l’animal à l’aide d’un couteau et guide son acolyte, qui arrose méticuleusement d’un filet d’eau bouillante les zones à l’aide d’un petit broc en métal. Le travail est précis. Trop d’eau bouillante d’un coup cuirait la peau du cochon et refermerait les pores de sa peau définitivement. Les poils ne s’épileraient plus, ce serait gâcher du lard.</p>
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<span class="caption">Le cochon est saigné.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<figcaption>
<span class="caption">Le cochon est échaudé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554549/original/file-20231018-17-2hz5vw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La préparation des carcasses pour la boucherie prend toute la journée et est un travail collectif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Lisa et moi sommes à ce poste, avec la nièce de Daniele, une enfant d’une dizaine d’années, que je trouve particulièrement volontaire. À trois, nous versons de l’eau à la demande des manieurs de couteaux et remplissons nos petits brocs en métal dans la grosse marmite d’eau. Les autres habitantes du collectif n’interviendront dans ce travail qu’à l’étape de préparation des saucisses et pâtés, le jour qui suit la boucherie. Et encore, plusieurs d’entre elles sont végétariennes, ce qui diminue la main-d’œuvre féminine potentielle, dans un collectif déjà majoritairement <a href="https://journals.openedition.org/itti/2667">composé d’hommes</a>.</p>
<p>Derrière cette organisation du travail spontanée qui se met en place, il existe des enjeux d’égalité de genre. Lisa, qui n’en est pas à son premier cochon, m’explique qu’il lui a été difficile de s’imposer comme légitime dans cette activité.</p>
<blockquote>
<p>« La première fois que j’étais là pour le cochon, j’avais dit la veille que j’aurais aimé participer et ils sont partis le faire sans me prévenir ! Ils disaient qu’ils n’avaient pas pensé que j’étais sérieuse, que les filles étaient d’habitude dégoutées par le sang, la mort, ce genre de chose. Mais pas moi ! Alors, je suis venue, et on m’a fait verser de l’eau chaude pendant des heures. J’avais pas le droit de tenir le couteau quoi ! On finissait toujours par me l’enlever des mains. Quand ils coupaient la viande, j’avais très envie d’apprendre. Mais comme c’était la veille d’une fête, il y avait plein de choses à faire et quelqu’un est venu me chercher pour que je peigne des panneaux pour indiquer le parking. Pourquoi il ne l’a pas demandé à Francesco ? Lui non plus n’avait jamais découpé le cochon, c’était pas comme s’il était plus efficace que moi ! Non, mais c’est un mec. Il avait sa place là. »</p>
</blockquote>
<h2>Travail visible, travail invisible</h2>
<p>Cette situation est récurrente dans le travail agricole, et ce, dans la très grande majorité des collectifs que j’ai rencontrés, tant en France, qu’en Italie et qu’en Espagne. La division genrée du travail fait la norme. Cela se manifeste par la répartition inégale des genres dans les activités. Les femmes sont plus souvent en charge des plantes médicinales, de l’éducation des enfants, du ménage ou un travail administratif ; et les hommes aux machines, sur les tracteurs, avec les tronçonneuses, les charges lourdes et les outils coupants. Ce n’est pas un hasard si nous sommes si minoritaires aujourd’hui, Lisa et moi. Des mises à l’écart informelles s’exercent, notamment sous le couvert de l’efficacité et de la sécurité (que chacun fasse ce qu’il <em>sait</em> faire), ou de l’aisance et du choix personnel (que chacun fasse ce qu’il a <em>envie</em> de faire, là où il se sent le plus à l’aise).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554551/original/file-20231018-27-13jw82.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Une fois les bêtes échaudées, elles sont suspendues par les tendons à des crochets pour être vidées de leurs entrailles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pourtant, rares sont ceux qui arrivent formés à l’agriculture : des relations de formation informelles existent. La division genrée commence par ce biais : les tâches d’hommes seront enseignées prioritairement aux hommes, façonnant par là un ensemble de compétences et d’attitudes genrées dans le quotidien. Il en va de la manipulation du tracteur, de la sollicitation pour porter de lourdes charges (comme des ballots de foin, des bûches de bois, du matériel de construction, des sacs de grain), ou encore de la camaraderie autour de la boisson alcoolisée. La vinification ou le brassage de la bière sont effectivement aussi des activités qui attirent davantage les hommes.</p>
<p>Lisa a bien conscience de cette division qu’elle considère à la fois comme une injustice et comme le risque de se voir dépossédée du projet en tant que tel.</p>
<blockquote>
<p>« Quand tu es dans une ferme, tu fais le cochon, tu conduis le tracteur, tu bucheronnes… c’est ça qui est visible. Personne ne va venir dans la ferme et te dire “qu’est-ce qu’ils sont jolis tes panneaux de parking.” […] Mais du coup on va féliciter Giuseppe pour ses cochons. “Bravo, Giuseppe, merci, Giuseppe”. Ça donne du pouvoir ça ! Il devient plus irremplaçable. Moi quand on dit ça, je réagis toujours : “non, ce sont NOS cochons” ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554550/original/file-20231018-19-2gsipg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les carcasses sont fendues dans le sens de la longueur et amenées au lieu de boucherie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Les femmes redoublent d’efforts pour se situer à l’égal des hommes</h2>
<p>Le toilettage continue. Nous insistons pour prendre un couteau, tourner, changer de poste. Ce que nous vivons comme une revendication politique est en vérité accepté sans discussion. On me tend le couteau. Je découvre qu’être à ce poste implique, à un moment, d’extraire l’anus du cochon. L’opération me dégoûte profondément pour diverses raisons, mais je tente de garder mes haut-le-cœur pour moi. L’heure n’est pas aux aveux de faiblesse, il s’agit de montrer que je suis à la hauteur, sans quoi je crains être reléguée et à jamais enfermée dans le rôle de la verseuse d’eau, avec les femmes et les enfants. Lisa note mon désemparement et éclate de rire.</p>
<blockquote>
<p>« J’ai eu la même réaction quand j’ai dû couper les couilles de mon premier cochon ! J’ai pas réussi… J’étais tellement déçue que Tonio le fasse à ma place, j’avais l’impression d’avoir confirmé l’image qu’ils avaient de moi. »</p>
</blockquote>
<p>Ici comme ailleurs, il est intéressant de constater à quel point les femmes redoublent souvent d’efforts pour se situer à l’égal de l’homme. Chantiers non mixtes pour apprendre à manier la tronçonneuse, cours d’ergonomie pour porter des charges lourdes, démonstration de force. L’inverse est rarement vrai. C’est par exemple ce que m’expliquait Rita, une autre habitante du collectif :</p>
<blockquote>
<p>« On ne prend pas assez au sérieux la cuisine. Or, ce n’est pas si évident de prévoir des menus équilibrés sur la semaine pour 25 personnes avec les produits du jardin ! Ça aussi, ça nécessite des formations. Pour les gars, ça irait si on mangeait juste des pâtes midi et soir, mais ce n’est pas sain. Sauf que si ça ne te convient pas, alors, c’est toi qui te retrouves à faire à manger. Prendre soin, c’est encore pour les femmes ».</p>
</blockquote>
<p>D’autres cochons sont tués : un adulte et trois petits. Une fois les bêtes échaudées, elles sont suspendues par les tendons à des crochets pour être vidées de leurs entrailles. Ici encore, c’est Giuseppe qui veille à ce que les coups de hachette et de couteaux soient précis. Il s’agit de ne pas perforer les intestins. Les abats destinés à être cuisinés le jour même sont mis de côté. Une fois le cochon lavé, vidé, il est fendu en deux dans le sens de la longueur. Il faudra être plusieurs pour amener sa carcasse, devenue viande, jusqu’au lieu de boucherie. Là encore, on appelle aux gros bras. On laisse faisander les carcasses une nuit. La boucherie n’aura lieu que le lendemain.</p>
<h2>« Et alors ! ? On ne t’a pas appris à aiguiser des couteaux à Milan ? »</h2>
<p>Le lendemain, je réponds présente. Il y a moins de monde. C’est moins spectaculaire. Lisa n’est pas là. C’est une autre ambiance. Nous sommes à l’intérieur d’un grand hangar dont la fonction est polyvalente. Salle de fête, d’assemblée, de formation, de stockage, de boucherie. On écoute du rap très fort. On aiguise des couteaux réservés à cet usage.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Boucherie : les os sont fendus à la hache, les jambons coupés, ainsi que les côtelettes et filets.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Giuseppe et ‘Cici ne quittent pas leur posture de pédagogue de la veille. Ils seront très patients et bienveillants avec moi, s’assurant que tout aille bien, que je ne me coupe pas, que je n’aie pas mal au dos. Ils sont en revanche beaucoup plus moqueurs et provocateurs avec Enzo, plus jeune. Ancien étudiant de philosophie, Enzo a rejoint le collectif depuis peu. Il était arrivé en vélo, faisait de la musique, et surjouait une attitude légère et dilettante.</p>
<p>Giuseppe lève les yeux au ciel en voyant Enzo tenter d’aiguiser un couteau avec le fusil. Il lui prend le couteau des mains :</p>
<blockquote>
<p>« Et alors ! ? On ne t’a pas appris à aiguiser des couteaux à Milan ? »</p>
</blockquote>
<p>Tous les hommes éclatent de rire. Les railleries sur son origine milanaise sont nombreuses, Milan apparaissant comme la ville bourgeoise et « bling bling », loin de l’autonomie libertaire. Enzo en joue. Il incarne tantôt le vagabond bohème, tantôt l’enfant de riche, voire l’enfant tout court. Jouer au fou, au Mat, lui permet d’échapper au sérieux et aux responsabilités qui l’accompagnent. Sa posture est intéressante car le décalage de cet homme avec la virilité et l’ardeur technique au travail attendues de lui permet de mettre en lumière le rôle qu’il ne remplit pas. Cela fait donc l’objet de moqueries et, par là, visibilise les normes relatives à la masculinité dans ce collectif.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les premiers bouts de viande sont cuits au barbecue alors que la boucherie continue. Ce sera l’occasion de faire une pause.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Francesco, quant à lui, est depuis hier pendu aux lèvres de Giuseppe et ‘Cici. Clope au bec, il apprend. Un jour, il devra pouvoir le faire seul. Je travaille pour ma part avec Enzo. Nous sommes en bout de chaîne, à dégraisser, désosser, et tailler le lard et les plus petits morceaux de viande pour le hachoir à saucisse. Les autres, vrais bouchers, fendent des os à la hache, à la scie, détachent jambons, côtelettes, filets. Aucune partie du cochon ne sera gâchée. Tous les os, bouts de peau, de gras, les pieds et autres morceaux seront bouillis dans une grande marmite. On épicera le tout selon différentes recettes pour faire du pâté de tête.</p>
<p>La viande sera congelée ou transformée en saucisse, elle-même congelée pour les grandes occasions. Quelques morceaux seront consommés au barbecue, petit privilège des travailleurs. L’équipe de boulangers, à l’œuvre en même temps que nous dans le fournil, fait de même avec la <em>focaccia</em> sortie du four. Bénéficier directement de son labeur, après tout, est un des leitmotive du travail tel qu’il est déployé ici.</p>
<h2>Ce sont systématiquement les femmes qui s’en vont</h2>
<p>Malgré les aspirations égalitaires des collectifs que j’ai rencontrés dans le cadre de mes terrains en Italie, en France et en Espagne, l’organisation du travail et de la vie quotidienne demeure donc fortement genrée. Si l’objectif de ces lieux est de réinventer des manières de s’organiser « alternatives », on est en droit de se demander de quelle alternative au patriarcat il est question.</p>
<p>Les initiatives néo-paysannes reproduisent en effet la matrice dominante dans leur manière de penser les archétypes, en l’occurence, le <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1525/ae.2005.32.4.593">paysan traditionnel, homme, blanc, hétérosexuel</a>. S’identifier à la paysannerie, pour les femmes, demande un travail de désexualisation de cet archétype, sans quoi, l’identification au rôle de la <em>paysanne</em> et de sa position dans les rapports de domination n’est pas enviable.</p>
<p>Cet effort de nécessairement penser l’anticapitalisme et le « retour à la terre » selon une perspective écoféministe est permanent et la difficulté à transformer les rapports de force internes à ces groupes se manifeste notamment par la désertion des femmes.</p>
<p>À la fin de mon terrain en novembre 2021, de nombreuses femmes allaient en effet quitter le collectif, laissant Lisa comme seule habitante. Cela l’attristait, malgré les blagues des habitants du lieu qui cherchaient à dédramatiser la situation. « Vive la reine ! Vive la reine ! Vive la reine des lieux ! » était une phrase souvent scandée à son égard dans les espaces collectifs, tout particulièrement pour la remercier d’avoir fait la cuisine. Elle se séparera un an après de son conjoint et quittera également le collectif.</p>
<p>Ce sont systématiquement les femmes qui s’en vont. Les hommes, davantage intégrés, formés, engagés dans le projet, sont plus systématiquement intégrés au travail, non sans pression sociale. Si le but de ces initiatives est de reprendre de la maîtrise sur son environnement, se ressaisir, multiplier les savoirs et savoir-faire, les hommes ont une expérience finalement plus émancipatrice que les femmes dans ces aventures néo-paysannes pour qui le « retour à la terre » s’apparente plutôt à un <a href="https://www-sciencedirect-com.ezproxy.ulb.ac.be/science/article/pii/S0743016714000400">« retour au foyer »</a>.</p>
<p>Si pour <a href="https://thecommunists.org/2023/06/15/news/environment-day-un-ecology-without-class-struggle-gardening/">Chico Mendes</a> l’écologie sans la lutte des classes se résume à du jardinage, on est en droit de se demander ce qu’est le « retour à la terre » s’il fait l’économie du féminisme.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211453/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Madeleine Sallustio a reçu des financements de l'InSHS (CNRS) et du Centre de sociologie des organisations (CSO) de SciencesPo pour la réalisation de cette recherche. </span></em></p>Au sein d’un collectif agricole autogéré, on abat soi-même le cochon. Si cet événement témoigne d’une forte volonté politique, il visibilise aussi des clivages de genre. Récit.Madeleine Sallustio, Anthropologue, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2162842023-10-30T19:09:19Z2023-10-30T19:09:19ZComment les sorcières sont devenues des icônes féministes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/556306/original/file-20231027-17-4bj4it.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1020%2C590&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Femmes accusées d'être sorcières brûlées sur le bûcher à Derenburg en 1555</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Zeitung_Derenburg_1555_crop.jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Halloween oblige, les sorcières réapparaissent, aux côtés d’autres figures d’épouvante convoquées pour l’occasion. Pourtant, contrairement aux citrouilles, zombies et autres <em>poltergeists</em>, elles n’ont jamais tout à fait quitté l’actualité ces dernières années – et surtout, elles se rapportent à une réalité historique.</p>
<p>Des personnalités contemporaines, comme la députée Sandrine Rousseau, ont par exemple signé des <a href="https://www.lejdd.fr/Societe/lappel-de-200-personnalites-sorcieres-de-tous-les-pays-unissons-nous-3928922">tribunes associant cette figure à leurs revendications</a>. Présentées comme des femmes persécutées en raison de leur genre, dans la lignée des <a href="https://entremonde.net/caliban-et-la-sorciere">travaux de la philosophe Silvia Federici</a> et de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">l’ouvrage de Mona Chollet</a>, les sorcières irriguent le débat public.</p>
<p>En effet, la répression de la sorcellerie peut être vue comme une <a href="https://www.nonfiction.fr/article-9624-la-sorciere-metaphore-de-la-condition-feminine.htm">métaphore de la condition féminine à travers l’histoire</a>, manifestation violente de l’hégémonie patriarcale.</p>
<p>Pour les historiennes et les historiens spécialistes, le <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/witchcraft-in-early-modern-europe/many-reasons-why-witchcraft-and-the-problem-of-multiple-explanation/8E67EE2828CB2F730F9E5D1DDB1B31A4">constat est plus contrasté</a>, <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">sans minimiser l’impact des discours et des imaginaires misogynes à l’œuvre dans ces accusations</a>, ni la réalité des dizaines de milliers de femmes persécutées et tuées pour crime de sorcellerie.</p>
<p>Finalement, de quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? De trois objets, complémentaires, mais distincts. La persécution réelle d’individus accusés de sorcellerie d’abord. D’une figure symbolique ensuite, s’appuyant sur cette dernière, mais construction culturelle au fil des siècles sur laquelle se sont bâtis et appuyés des discours puissants et encore actifs aujourd’hui. D’une nouvelle réalité, enfin, celle d’individus s’identifiant comme « sorcières » et dont les pratiques comme les croyances se revendiquent des accusées du passé, notamment les adeptes des <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">mouvements néo-païens</a>.</p>
<h2>La répression de la sorcellerie, une réalité historique</h2>
<p>De l’Antiquité, le Moyen Âge conserve le souvenir d’une législation <a href="https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1976_ant_27_1_2009">romaine</a> et impériale rigoureusement sévère contre les magiciens et la magie, <a href="https://www.jstor.org/stable/283219">qu’elle condamnait à mort lorsque celle-ci était destinée à nuire</a>. Héritier de ces conceptions, le Moyen Âge chrétien organise une lutte contre toutes formes de réminiscences du paganisme – pratiques magiques et divinatoires, culte des idoles, etc. – que l’Église englobe dans le champ des superstitions.</p>
<p>Les premiers procès de sorcellerie apparaissent, dans les sources, <a href="https://www.binge.audio/podcast/pop-culture/maxime-et-les-proces-de-sorcellerie-partie-1">dès le début du XIIIᵉ siècle, notamment en Italie du Nord</a>. Ils se rencontrent de plus en plus fréquemment en raison, notamment, d’un changement de perception.</p>
<p>De fait, la sorcellerie est progressivement considérée comme un crime plus grave. Dès les années 1280, elle tend à être assimilée à une hérésie, dans le cadre d’une mouvement plus large. En effet, à la même période, l’Église inaugure un vaste projet de lutte contre toutes les hérésies, dans un contexte de crise politique et d’affirmation du pouvoir pontifical. Elle se dote d’une institution spécifiquement dédiée à ce projet, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-lundis-de-l-histoire/heresie-et-inquisition-9253397">l’Inquisition</a>.</p>
<p>Dans ce nouveau paradigme, la sorcellerie impliquerait explicitement un pacte avec le diable et l’invocation des démons. De ce fait, les accusés encourent la peine réservée aux hérétiques : la <a href="https://journals.openedition.org/medievales/1087">condamnation au bûcher</a>. Un des moments clefs de cette nouvelle définition est la promulgation, en 1326, de la bulle <em>Super illius specula</em> <a href="https://www.cairn.info/satan-heretique--9782738113665-page-17.htm">par le pape Jean XXII (1316-1334)</a>. La sorcellerie est considérée comme une menace tangible pour la société chrétienne.</p>
<p>Pour la combattre, l’Église n’est pas seule. Les pouvoirs laïcs – les rois, les seigneurs, mais aussi les villes – et leur justice participent également à la répression.</p>
<p>Les procès se rencontrent de plus en plus fréquemment en Europe et se multiplient jusqu’à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, sans être toutefois un phénomène de masse.</p>
<p>Bien qu’associées dans l’imaginaire collectif au Moyen Âge, les grandes « chasses aux sorcières » ne démarrent véritablement qu’à l’époque moderne.</p>
<p>L’approche quantitative de la répression de la sorcellerie est complexe. La conservation des sources est incomplète, leur étude non exhaustive. Néanmoins, un consensus se dégage. En Europe, entre les XIII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècles, le nombre de procès en sorcellerie se situerait entre <a href="https://www.kaggle.com/datasets/michaelbryantds/witch-trials">100 000 et 120 000 pour 30 000 à 50 000 exécutions</a>.</p>
<h2>Entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies sont des femmes</h2>
<p>Parmi les individus accusés, les femmes occupent une part prépondérante sur l’ensemble de la période de criminalisation.</p>
<p>Celles-ci ont des profils très divers. Contrairement aux idées reçues, l’étude des procès révèle que ce ne sont <a href="https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1993_num_12_2_1668">pas exclusivement des femmes marginalisées, vieilles, célibataires ou veuves</a>. Toutes les catégories sociales se rencontrent devant les tribunaux, y compris les mieux insérées et les plus fortunées.</p>
<p><a href="https://www.cath.ch/newsf/la-chasse-aux-sorcieres-sest-developpee-comme-une-fake-news/">Personne n’est à l’abri d’une accusation de sorcellerie</a>, souvent issue d’une dénonciation, qui peut découler d’une rumeur ou de tensions.</p>
<p>À l’origine, la machine judiciaire n’est pas spécifiquement dirigée contre les femmes, mais la persécution se concentre sur elles <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">à partir de la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne</a>.</p>
<p>Ainsi, si cette criminalisation touche à l’époque médiévale <a href="https://hal.science/hal-03296671/">autant les femmes que les hommes</a> – avec parfois des particularismes régionaux où peuvent s’observer <a href="https://journals.openedition.org/crm/11507?lang=es">certaines nuances</a>, <a href="https://www.routledge.com/The-Witch-Hunt-in-Early-Modern-Europe/Levack/p/book/9781138808102">entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies auraient été des femmes</a>.</p>
<p>Pour comprendre cette évolution, il faut se pencher sur le concept novateur du sabbat, sur lequel se sont appuyées les chasses aux sorcières. Cet imaginaire, qui se construit au XV<sup>e</sup> siècle, englobe, en apparence, autant les hommes que les femmes. Toutefois, dès le départ, comme l’indiquent les historiennes Martine Ostorero et Catherine Chêne, il diffuse les ferments d’une misogynie destinée à s’amplifier par la suite, dans une <a href="https://shs.hal.science/halshs-03394529">période de circulation intense de stéréotypes contre les femmes</a>. Selon ce paradigme, les femmes, plus faibles, sont davantage susceptibles de <a href="https://journals.openedition.org/crm/768">céder au diable que les hommes</a>.</p>
<p>Avant toute chose, c’est du fait de la croyance en la réalité de leur pacte avec les démons que ces femmes, mais aussi ces hommes et ces enfants, font l’objet de poursuites judiciaires et, dans un cas sur deux, sont susceptibles d’être condamnés, le plus souvent à mort.</p>
<h2>La sorcière, de la répression à la figure « mythique »</h2>
<p>Plusieurs coups d’arrêts marquent la fin des procès et amorcent la décriminalisation de la sorcellerie (édit du Parlement de Paris de 1682, <em>Witchcraft Act</em> de 1736). Ainsi, en Europe, <a href="https://www.slate.fr/societe/femmes-coupables/anna-goldi-proces-injuste-sorciere-condamnee-mort-histoire-suisse">Anna Göldi</a> fut la dernière personne exécutée pour sorcellerie en 1734 à Glaris, en Suisse.</p>
<p>Désormais dépénalisé, le phénomène devient un objet d’études et de fascination.</p>
<p><em>La Sorcière</em> de Jules Michelet (1862) marque une rupture importante dans la réhabilitation du personnage. En insistant sur sa dimension symbolique et mythique dans le discours historique national, la sorcière ne serait plus simplement une création de l’Église et de l’État pour justifier leur pouvoir. C’est l’incarnation du peuple, auquel il attribue un génie particulier, et de sa <a href="https://books.openedition.org/septentrion/13577?lang=fr">révolte contre les oppressions du Moyen Âge</a>.</p>
<p>Une nouvelle approche de la sorcellerie émerge en parallèle, mettant l’accent sur ses éléments folkloriques. Certains auteurs, comme les frères Grimm, cherchent à démontrer les liens entre la <a href="https://publikationen.sulb.uni-saarland.de/handle/20.500.11880/23635">sorcellerie et les anciennes croyances païennes</a>. Leurs œuvres ont contribué à la circulation de la <a href="https://www.24heures.ch/comment-ma-sorciere-est-devenue-bien-aimee-259859275274">figure de la sorcière dans la culture populaire</a>, où l’on a assisté à son <a href="https://leclaireur.fnac.com/article/66475-sorcieres-des-icones-de-la-pop-culture-entre-bouc-emissaire-et-stars-des-reseaux-sociaux/">« réenchantement »</a>.</p>
<h2>Sorcières et paganisme</h2>
<p>Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, Alphonse Montague Summers suggère que les sorcières étaient membres d’une organisation secrète, hostile à l’Église et à l’État, qui poursuivrait des <a href="https://www.academia.edu/79069952/The_History_OF_Witch_Craft_And_Demonology_Montague_Summers_Complete_Edition_Ultra_Rare_Book_Exhaustive_Annalysis_on_Demons_to_the_Occult_ETC">cultes païens antérieurs au christianisme</a>. On lui doit surtout la traduction du <em>Marteau des sorcières</em>, traité du dominicain Heinrich Kramer, composé entre 1486-1487, dans lequel il appelle à la lutte contre l’hérésie des sorcières, que Summers produit pour donner une <a href="https://www.jstor.org/stable/43446479">nouvelle actualité à son contenu et à ses théories misogynes, auxquelles il adhère</a>.</p>
<p>En 1921, Margaret Alice Murray propose des <a href="https://books.openedition.org/pur/52872?lang=fr">interprétations nouvelles et controversées sur le paganisme des sorcières</a>.</p>
<p>Dans <em>The Witch-Cult in Western Europe</em> (1921), elle suppose l’existence continue d’un culte archaïque de la fertilité dédiée à la déesse Diane dont les sorcières avaient prolongé la pratique ainsi que l’existence réelle, partout en Europe, au sein de sectes de sorcières (des <em>covens</em>). En 1931, dans <em>God of Witches</em>, elle postule encore que ce culte rendrait hommage à un « dieu cornu », diabolisé au Moyen Âge, et que les sorcières avaient été persécutées, après que ces <em>covens</em> furent découverts, vers 1450, puisqu’elles auraient formé une résistance souterraine opposée à l’Église et à l’État.</p>
<p>Ses théories sont <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">à l’origine des mouvements néo-païens comme la Wicca</a>. Les adeptes de cette religion se nomment sorcières et sorciers. Initiée au Royaume-Uni par Gerald Gardner en s’inspirant des travaux de Murray, la Wicca fait partie d’un mouvement païen contemporain plus vaste fondant leurs pratiques <a href="https://theconversation.com/as-witchcraft-becomes-a-multibillion-dollar-business-practitioners-connection-to-the-natural-world-is-changing-209677">sur l’idée d’une réactivation d’une culture qualifiée de préchrétienne</a>.</p>
<p>Le nombre d’adeptes de cette religion fait l’objet de discussions intenses, mais on estime qu’il pourrait y avoir <a href="https://www.newsweek.com/witchcraft-wiccans-mysticism-astrology-witches-millennials-pagans-religion-1221019">environ 1,5 million de « sorcières » et de « sorciers » aux États-Unis</a>.</p>
<h2>Sorcières et féminisme</h2>
<p>Dès la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, dans la première vague féministe, la célèbre autrice et suffragette américaine <a href="https://www.jstor.org/stable/25163624?searchText=Matilda%20Joslyn%20Gage&searchUri=%2Faction%2FdoBasicSearch%3FQuery%3DMatilda%2BJoslyn%2BGage&ab_segments=0%2Fbasic_search_gsv2%2Fcontrol&refreqid=fastly-default%3A62c5b4843b71d8780360c10391a32089">Matilda Joslyn Gage</a> voit en la sorcière le symbole de la science réprimée par l’obscurantisme et l’Église.</p>
<p>Dans le cadre du mouvement de libération des femmes, l’œuvre de Murray inspire un <em>Witches Liberation Movement</em> qui donne naissance à de nombreux groupes féministes aux États-Unis <a href="https://www.jstor.org/stable/3173832">tout particulièrement à New York, à partir d’octobre 1968</a>.</p>
<p>En proposant de réhabiliter le terme « sorcière » grâce à la déconstruction des stéréotypes négatifs associés à ce terme, le mouvement le réinterprète comme une figure de résistance féminine.</p>
<p>Dans les milieux américains, en 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, journalistes et écrivaines, signent <em>Sorcières, sages-femmes et infirmières</em>. Elles avancent une théorie controversée. Si les femmes ont été persécutées comme sorcières, c’est en raison d’un savoir accumulé qui mettrait en péril la norme et la domination de genre, et plus spécifiquement la communauté médicale masculine concurrencée par leur connaissance du corps féminin. S’il est vrai que les <a href="https://theconversation.com/la-disparition-progressive-des-femmes-medecins-du-moyen-age-une-histoire-oubliee-192360">professions médicales se structurent au profit des hommes</a> à la fin du Moyen Âge, rien n’établit une corrélation entre un savoir détenu par les femmes et leur condamnation pour sorcellerie. L’historien David Harley parle même de <a href="https://academic.oup.com/shm/article-abstract/3/1/1/1689119">« mythe » de la sorcière sage-femme</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Tremate, tremate le streghe son tornate ! » (Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !).</span></figcaption>
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<p>Dans le même temps, en Italie, les mouvements militants en faveur de la légalisation de l’avortement et engagés dans l’« Unione Donne Italiane », une association féministe italienne créée en 1944, s’inspirent de la vision de Michelet et utilisent pour slogan « Tremate, tremate, le streghe son tornate » (<em>Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !</em>).</p>
<p>Issues de ces luttes, la sociologue Leopoldina Fortunati et la philosophe Silvia Federici proposent une lecture nouvelle de Karl Marx pour expliquer l’émergence du capitalisme. Selon elles, la naissance de ce système a nécessairement impliqué l’apport d’une <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/96548">accumulation primitive de capital</a> permise par la dépossession sytématique par les hommes du travail non payé des femmes, de leurs corps, de <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">leurs moyens de production et de reproduction</a>. En somme, pour les autrices, le <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/07/09/le-corps-terrain-originel-de-l-exploitation-des-femmes_4454118_3260.html">capitalisme n’aurait pas pu se déployer sans le contrôle des corps féminins</a>. L’institutionnalisation du viol, de la prostitution et de la chasse aux sorcières auraient été des manifestations de l’assujettissement méthodique des femmes par les hommes <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">et de l’appropriation de leur travail</a>.</p>
<p>Dans cette perspective, Françoise d’Eaubonne, grande figure du MLF et de l’écoféminisme français, dans <em>Le sexocide des sorcières</em> (1999), analyse la chasse aux sorcières comme une « guerre séculaire contre les femmes ».</p>
<p>Très largement médiatisée, la sorcière entre définitivement dans le langage commun comme une figure devenue incontournable de l’<em>empowerment</em> féminin.</p>
<p>Il existe donc un écart manifeste entre la compréhension historique d’un phénomène de répression et les discours et interprétations qui mobilisent la figure de la sorcière depuis le XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Ces réinvestissements – <a href="https://theyorkhistorian.com/2017/03/11/the-european-witch-hunts-a-mass-murder-of-women/">sans être exempts d’approximations ou d’anachronismes</a> – ne possèdent pas moins de valeur, tant sur le plan symbolique qu’analytique. Ils témoignent des préoccupations actuelles, politiques, sociales et culturelles.</p>
<p>Plus généralement, comme l’annonçait dès 1975 la <a href="https://femenrev.persee.fr/issue/sorci_0339-0705_1975_num_1_1">revue féministe française <em>Sorcières</em></a>, ils expriment le combat pour la cause des femmes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Gelly-Perbellini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? Et quels imaginaires convoque cette figure historique devenue mythique ?Maxime Gelly-Perbellini, Doctorant en histoire du Moyen Âge, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2138302023-10-06T16:45:19Z2023-10-06T16:45:19ZL’égalité femmes-hommes dans le sport français : une chimère ?<p>À la veille des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en juillet 2024, certaines parties prenantes de l’événement vont sans doute accentuer la communication sur les valeurs choisies comme étendard vertueux de cette olympiade.</p>
<p>Parmi elles, l’égalité entre les femmes et les hommes (F/H) occupe une place de choix car ces jeux seront les premiers de l’histoire olympique à être paritaires (autant d’hommes que de femmes parmi les athlètes en compétition mais aussi parmi les relayeurs et relayeuses de la flamme olympique, et – presque – parmi les salariées et salariés du comité d’organisation avec 52 % de femmes).</p>
<p>Dans cette perspective, cette olympiade propose également plus d’épreuves mixtes ; un logo à l’effigie de Marianne (porte-parole de la devise républicaine) ; une mascotte en forme de <a href="https://www.theguardian.com/sport/2022/nov/15/mascot-paris-olympic-games-2024-likened-to-clitoris-in-trainers-phryges">bonnet phrygien</a> que les internautes ne manquent pas de <a href="https://www.liberation.fr/sports/jo-2024-vive-les-phryges-les-mascottes-clitoris-qui-en-mettent-plein-la-vulve-20221114_QE3ICJC3ZZCYTLIZJYDCEBQXTQ/">comparer avec un clitoris</a>.</p>
<p>Enfin, ces jeux candidatent au nouveau <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/cp-lancement-label-gesi-08-03-2022">label d’État Terrain d’égalité</a> (lancement en 2022) en vue de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et de lutter contre les discriminations et les violences sexistes et sexuelles dans le domaine de l’événementiel sportif. Bien que volontaires, ces mesures sont-elles les signes d’une politique aboutie d’égalité entre les femmes et les hommes dans le mouvement olympique et/ou représentatives de la situation des femmes dans le mouvement sportif français ?</p>
<h2>Parcours de combattantes</h2>
<p>La parité des athlètes aux JOP 2024 est assurément un élément clé de la communication égalitaire des instances olympiques quand on sait le parcours de combattantes nécessaire, d’une part à l’intégration des femmes dans ses grands événements et à leur lente augmentation numérique dans <a href="https://hal.science/hal-02359712">l’ensemble des disciplines olympiques</a>. Alors que <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=1215418759273381">Pierre de Coubertin, en 1912</a>, juge l’arrivée des femmes dans le programme officiel des JO, « impratique, inintéressante, inesthétique et, nous ne craignons pas d’ajouter incorrecte », il faudra toute la persévérance et la pugnacité d’une femme, Alice Milliat, pour s’opposer à <a href="https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2019-2-page-93.htm">l’idéologie androcentrique de l’institution olympique</a> ; organiser – comme alternative – des Jeux mondiaux féminins entre 1922 et 1934 et fédérer les <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/genre-et-europe/gagner-sa-vie-en-europe/dirigeantes-du-sport-au-XXe-si%C3%A8cle">dirigeantes internationales</a> du sport <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17460263.2019.1652845">autour de la cause des femmes dans et par le sport</a>.</p>
<p>Ainsi, le premier combat pour les sportives fut de conquérir le droit d’accès aux fédérations sportives nationales (le droit d’obtenir une licence sportive), et ensuite aux compétitions internationales comme les JO (le droit de performer). Ainsi, pas de femmes licenciées à la fédération française de cyclisme jusqu’en 1948 et <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09523367.2015.1134500">pas de femmes cyclistes aux JO avant 1984</a>. Pas de femmes licenciées à la fédération française de football jusqu’en 1970 et <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-histoire_du_football_feminin_au_XXeme_si%C3%A8cle_laurence_prudhomme_poncet-9782747547307-15071.html">pas de footballeuses aux JO avant 1996</a>.</p>
<p>Quantitativement, la progression des femmes parmi les athlètes fut lente, irrégulière jusqu’à la dernière décennie du XX<sup>e</sup> siècle où le sujet de l’égalité F/H dans le sport gagne en légitimité et visibilité lors de la déclaration de Brighton en 1994 (sous l’égide du groupe de travail international femmes et sport) ; de la conférence mondiale sur les femmes de Beijing en 1995 (sous l’égide de l’ONU) ; puis de diverses commissions et projets <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2021.1939763">au sein du Comité international olympique</a>. </p>
<p>Au final, c’est en 2012 (JO d’été) et 2014 (JO d’hiver) que toutes les disciplines olympiques (mais pas forcément toutes les épreuves) sont autorisées aux femmes comme aux hommes. Néanmoins, encore aujourd’hui, le ratio femmes/hommes demeure très variable en fonction des délégations olympiques et en fonction des disciplines sportives (par exemple à Tokyo en 2021, seules six fédérations internationales – le canoë, le judo, l’aviron, la voile, le tir et l’haltérophilie – ont adopté des quotas équilibrés d’athlètes entre les femmes et les hommes).</p>
<h2>Des inégalités persistantes</h2>
<p>De plus, si cet objectif de parité des athlètes aux Jeux olympiques de Paris constitue l’un des leviers clés de la promotion, à l’international, du sport vers les femmes, il s’avère décalé avec la situation des sportives dans la plupart des pays. En France, par exemple, les <a href="https://injep.fr/donnee/recensement-des-licences-sportives-2020/">femmes représentaient 39 % des licences sportives en 2020</a> (chiffre au plus haut avant la pandémie de Covid-19), mais elles n’étaient que 32,8 % dans les fédérations olympiques françaises (et majoritaires dans seulement 4 fédérations olympiques sur 39 : les fédérations de danse, de gymnastique, de roller et skateboard et celle d’équitation). Certes, la progression des licences sportives repose principalement sur l’arrivée de femmes et davantage de jeunes filles – avec +8,1 % de licences féminines contre +2,5 % de licences masculines entre 2012 et 2017 – mais il demeure une <a href="https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2022-1-page-71.htm">importante division sexuée dans l’adhésion aux sports en France</a>.</p>
<p>S’il n’est plus possible d’imputer ce constat à des politiques d’exclusion (inégalités d’accès) – comme ce fut le cas par le passé – sans doute révèle-t-il les effets – moins directs – <a href="https://shs.hal.science/halshs-04072725">d’inégalités de traitement</a> (moindres ressources matérielles, financières et humaines) et de reconnaissance (moindre valeur et dignité) persistantes qui continuent à être <a href="https://www.theses.fr/s233255">largement défavorables</a> à l’engagement des <a href="https://www.cairn.info/revue-staps-2021-1-page-5.htm">femmes et des filles dans le sport</a>.</p>
<p>Dorénavant, les restrictions à l’égard des femmes prennent la forme <a href="https://theses.hal.science/tel-01131575">d’une absence de sections féminines</a> dans le club sportif choisi à proximité ; d’une offre d’activités, d’horaires, d’équipements, de budget ou d’encadrement (parfois tout à la fois) <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2018-2-page-218.htm">restreinte</a>. Ces inégalités de traitement vont de pair avec un système de représentations culturelles qui, non seulement entretient la distinction entre la catégorie, socialement construite, des femmes et celle des hommes (autour de ce que « doit être » une femme ou un homme) mais davantage les hiérarchise (Clair, 2015). Ainsi, dès le plus jeune âge, sous les effets d’une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17430437.2023.2181163">socialisation genrée</a> qui se joue dans plusieurs instances, <a href="https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2022-1-page-63.htm?ref=doi">dont les médias</a>, les filles sont davantage encouragées à être <a href="https://www.cairn.info/inegalitees-culturelles-retour-en-enfance--9782111399785.htm">lectrices, musiciennes ou sédentaires plutôt que sportives</a> – ou <a href="https://www.cairn.info/revue-reseaux-2011-4-page-87.htm">danseuses, gymnastes, athlètes</a> plutôt que footballeuses, rugbywomen ou boxeuses.</p>
<p>Les filles sont davantage incitées à participer, à coopérer et à entretenir leur(s) forme(s) plutôt qu’à se battre, se dépasser et performer. Les filles intériorisent une représentation déclassée d’elles-mêmes qui justifierait qu’elles valent moins et donc mériteraient moins de moyens que les hommes. Ainsi, au-delà de la seule parité numérique des athlètes, d’autres critères d’égalité devront être mobilisés pour juger de l’égalité entre les femmes et les hommes comme les usages des espaces sportifs, la qualité des commentaires médiatiques, et plus largement le droit à la reconnaissance de la dignité de toutes les personnes.</p>
<h2>Le leadership féminin à la traîne</h2>
<p>De plus, en matière d’égalité, il convient également d’interroger la situation des femmes hors de l’aire de compétition, notamment dans les fonctions de direction (politique et/ou technique) du sport. Bien que peu médiatisé, le <a href="https://www.theses.fr/2020BORD0200">sujet mobilise</a> le législateur français, comme la <a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9781315692883-13/gender-diversity-governance-international-sport-federations-johanna-adriaanse">gouvernance</a> du mouvement olympique, <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gwao.12790">depuis une vingtaine d’années</a>. </p>
<p>Au sujet de l’égalité d’accès aux fonctions électives du sport, la France est à l’avant-garde avec, en l’espace de huit ans, deux lois ambitieuses : celle du 4 août 2014, puis celle du 2 mars 2022 fixant l’exigence de parité dans les conseils d’administration des fédérations sportives pour 2024 et dans les conseils d’administration des ligues sportives régionales pour 2028. En l’espace de quelques olympiades, <a href="https://e-archivo.uc3m.es/bitstream/handle/10016/31436/impact_valiente_SIS_2020_ps.pdf">ces politiques</a> ont fait bondir la représentation des femmes <a href="https://patrickbayeux.com/actualites/federations-sportives-le-defi-de-la-parite/">dans les instances dirigeantes</a> du sport français (passant de 27,4 % en 2009-2012 à 40,3 % en 2021-2024).</p>
<p>Mais ces résultats numériques ne sont que l’arbre qui cache (mal) la forêt des inégalités, car en matière de politique sportive, le plancher colle. En France, seules deux femmes (5,7 %) sont, en 2023, présidentes d’une fédération olympique et pour les autres, nous manquons cruellement d’études sur les fonctions qu’elles occupent dans les CA ; les mécanismes de résistance qu’elles rencontrent et/ou les stratégies de contournement qui limitent un partage efficace du pouvoir. « Car ce n’est pas tant le pouvoir des nombres, qui, somme toute, fait la différence, <a href="https://doi.org/10.7202/011092ar">mais bien le nombre au pouvoir</a> ».</p>
<p>Enfin, les mondes de l’entraînement sportif et/ou de l’arbitrage révèlent également d’importantes inégalités entre les femmes et les hommes. En France, le <a href="https://insep.hal.science//hal-03081973">pourcentage de femmes entraîneurs de haut niveau</a> stagne durablement entre 8 % en 2006 et 11 % en 2020. Dans ce secteur professionnel, la mixité (et encore moins la parité) n’est pas à l’ordre du jour, et ce d’autant plus que la situation des femmes est encore mal connue. Si les <a href="https://www.cairn.info/quelle-mixite-dans-les-formations-et-les-groupes-p--9782296554597-page-193.htm">travaux</a> de la sociologue Caroline Chimot font encore figure d’exception, ils sont actuellement prolongés au sein du LVIS par des recherches en cours sur les carrières et conditions de travail des femmes entraîneurs, sur les raisons de leur moindre durabilité dans le métier et sur les formes de leadership qu’elles développent en lien (ou non) avec les perceptions/réceptions dans l’écosystème sportif.</p>
<p>Ainsi, sans vouloir minimiser la portée politique et culturelle de cette décision historique, espérons que la parité aux JOP de Paris 2024 ne sera pas <a href="https://www.paris2024.org/fr/parite/">« le dernier pas vers une parité historique aux JO »</a> mais une étape de route vers des politiques et pratiques permettant l’inclusion des personnes minorisées sur le plan de l’ordre de genre à partir <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2022.2161599">d’un travail critique</a> sur les pratiques et politiques à l’œuvre et/ou de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2022.2161599">l’ancrage épistémique et idéologiques</a> des dirigeants du sport en France et au-delà.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213830/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cécile Ottogalli-Mazzacavallo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ces jeux seront les premiers de l’histoire olympique à être paritaires. Pour autant, peut-on parler d’égalité entre les femmes et les hommes dans le paysage sportif français ?Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, Maîtresse de Conférences en histoire, Université Claude Bernard Lyon 1Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2119762023-10-06T16:44:22Z2023-10-06T16:44:22ZDans « Le Grand bain », un bataillon de mâles à la dérive ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/547800/original/file-20230912-17-ir0a0a.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C979%2C634&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les nouveaux mâles du _Grand Bain_.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-235582/photos/detail/?cmediafile=21501831">Mika Cotellon/TF1/StudioCanal</a></span></figcaption></figure><p>Pour la première fois dans l’histoire des Jeux olympiques, les hommes seront autorisés à participer aux compétitions de natation artistique. Depuis l’introduction de cette discipline sportive aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, seules les femmes pouvaient jusqu’alors concourir. Si leur présence à Paris en 2024 sera en nombre limité (jusqu’à deux hommes dans une équipe de huit membres), c’est déjà une grande victoire pour les défenseurs de l’inclusion.</p>
<p>Simple avancée sociale ou fruit d’un long combat masculin, ce changement réglementaire n’est pas sans rappeler le film de Gilles Lellouche, <em>Le Grand bain</em>, sorti en 2018. Ce dernier raconte l’histoire de huit hommes quadragénaires et quinquagénaires qui, largués dans leur vie professionnelle ou affective, se lancent un défi : gagner la coupe du monde de natation synchronisée masculine.</p>
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<p>Les critiques du film, qui furent unanimement positives lors de sa sortie, renvoient incontestablement à cette actualité olympique en questionnant les <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/gender-studies-la-premiere-grande-enquete-philosophique-sur-l-origine-des-etudes-de-genre-et-leurs-consequences-aujourd-hui-7520974">gender studies</a> sous un angle trop peu abordé en France, celui des clichés associés à la virilité masculine dans le sport.</p>
<p>Ainsi peut-on lire qu’il s’agit d’une comédie « à la gloire des failles et faiblesses humaines » <a href="https://www.liberation.fr/cinema/2018/10/23/le-grand-bain-maillots-forts_1687303/">selon <em>Libération</em></a>, d’un film sociétal « qui met le collectif à l’honneur » <a href="https://www.lefigaro.fr/cinema/2018/11/08/03002-20181108ARTFIG00021-gilles-lellouche-les-10-millions-d-entrees-je-les-feterai-dans-une-piscine-de-champagne.php">pour <em>Le Figaro</em></a>, d’une « vérité humaine qui parle avec une infinie tendresse » <a href="https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/cinema/poelvoorde-amalric-katerine-katerine-ils-se-sont-jetes-dans-le-grand-bain-23-10-2018-7926504.php">d’après <em>Le Parisien</em></a>. La réflexion que mène le réalisateur – qui est également co-scénariste – se résume en effet par cette formule métaphorique prononcée en début de film par un narrateur extradiégétique : un rond peut-il entrer dans un carré ? Il sous-entend par-là qu’il est peut-être possible d’aborder le rapport entre sport et masculinité d’une tout autre façon que celle qui nous est imposée.</p>
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<p>Gilles Lellouche propose à vrai dire un généreux portrait de ces individus abîmés par notre époque, celle du culte du corps, et qui trouvent leur salut dans un « sport de filles ». Éloge d’un épanouissement possible face à l’injonction généralisée de la réussite, triomphe de la solidarité sur celui de l’individualisme, affichage des ventres mous contre le culturisme ambiant, ce long-métrage apporte un souffle nouveau en déplaçant le topos de la thérapie de groupe dans des vestiaires sportifs.</p>
<p>Si le grand public français a été touché par l’histoire, c’est que le film lutte contre une certaine <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/21640629.2016.1198569">vision essentialiste</a> selon laquelle il existerait des différences innées entre les deux sexes. En caricaturant la virilité promue par le système patriarcal, certaines scènes témoignent de l’anti-héroïsme d’une génération d’individus en quête de sens. Ces derniers bousculent, en réaction à la classique <a href="https://journals.openedition.org/lectures/13753">« masculinité hégémonique »</a>, les représentations de l’homme occidental dans le « grand bain » de société française au XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>A l’origine, un club de natation synchronisée suédois</h2>
<p>Inspiré de faits réels, le film de Gilles Lellouche s’inscrit dans une lignée de fictions décomplexées sur la soi-disant <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=OIE3DwAAQBAJ">« effémination »</a> de cette génération masculine qui ne se laisse plus enfermer dans ce modèle de virilité héroïque et conquérante.</p>
<p>Lors de l’écriture du film, si le réalisateur avait à l’esprit le film de Peter Cattaneo sur les Chippendales du monde ouvrier (<em>The Full Monty</em>, 1997), il s’est surtout inspiré de l’histoire vraie d’un club de natation synchronisée masculine suédois créé en 2003, le <a href="https://www.larepubliquedespyrenees.Fr/Societe/AFP/france-monde-societe/quadras-et-ventrus-ces-pionniers-de-la-natation-synchronisee-masculine-5148918.php">« Stockholm Simkonst Herr »</a>, un pays où les femmes ont acquis depuis longtemps une place égalitaire dans la vie politique et médiatique.</p>
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<p>Ce club a d’ailleurs donné lieu à un documentaire et à maintes adaptations cinématographiques : <em>Allt flyter</em> de Måns Herngren (2008), <em>Men Who Swim</em> de Dylan Williams (2010), <em>Swimming with Men</em> d’Olivier Parker (2018). Ce sujet a aussi trouvé son public au Japon avec la comédie <em>Waterboys</em> de Shinobu Yaguchi et son adaptation éponyme chinoise réalisée par Song Haolin en 2021.</p>
<p>Le choix de la natation synchronisée, par sa singularité féminine (liée à son histoire et au succès des deux grandes nageuses de ballet du cinéma américain Annette Kellermann et Esther Williams), est sans doute la raison principale ayant poussé le réalisateur à choisir ce sport pour illustrer son propos.</p>
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<p>Toutefois, on peut lire l’intrigue au deuxième degré ; la natation serait alors une métaphore des difficultés rencontrées par les personnages et leur volonté de s’en sortir. Cette théorie opère dès le titre, « le grand bain » dans lequel chacun doit se lancer et apprendre à survivre malgré les obstacles.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Annette Kellermann, pionnière de la pratique de la natation synchronisée, au début du XXᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://picryl.com/media/pictorial-post-card-miss-annette-kellermann-champion-lady-swimmer-and-diver-6c1193">State Library of New South Wales</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Les nombreuses métaphores dans ce film, filant une diégèse tragi-comique, permettent de mieux percevoir la volonté du réalisateur de dépasser les stéréotypes pour mieux apprendre à s’accepter. En effet, l’eau peut d’abord revêtir un sens négatif : elle peut inonder, submerger voire noyer. Sans une main tendue, faute d’efforts suffisants, il est souvent difficile de sortir seul la tête de l’eau.</p>
<p>Cependant, à en croire Gaston Bachelard, l’eau nourricière et enveloppante peut <a href="https://www.jose-corti.fr/titres/eau-et-reves.html">être perçue dans un sens positif</a>. L’imaginaire de cet élément est communément lié à l’amour de la mère, par sa forme similaire à celle du liquide amniotique qui nous héberge pendant neuf mois, ou à celle du lait maternel qui nous nourrit. Pour Gilles Lellouche, la piscine est justement un « symbole très maternel » et représente dans le film <a href="https://www.parismatch.com/People/Le-Grand-bain-Gilles-Lellouche-Les-perdants-les-vainqueurs-pour-moi-ca-n-existe-pas-1583307">« un cocon où l’on est à l’abri du jugement des autres »</a>. Ainsi, les héros déçus par la vie, se jettent dans ce <a href="https://www.telerama.fr/cinema/films/le-grand-bain,519844.php">« grand bain amniotique »</a> pour enfin renaître en tant que groupe soudé et, pour reprendre les propos du réalisateur, sentir leur cœur qui se remet à battre.</p>
<p>À travers l’histoire de ces hommes ayant trouvé leur salut dans une activité historiquement connotée comme féminine, <em>Le Grand Bain</em> interpelle les spectateurs sur la nécessité de remettre en cause la masculinité hégémonique. Il s’inscrit dans des questionnements contemporains et permet, comme le dit le sociologue du cinéma Emmanuel Ethis, de <a href="https://www.lepoint.fr/culture/derriere-le-succes-du-grand-bain-un-desir-de-collectif-15-11-2018-2271647_3.php">« réfléchir à la construction et a fortiori à la reconstruction de nos identités »</a>. Pour tous les passionnés de sport ou celles et ceux que le sujet intéresse, ce film est incontestablement une invitation au voyage olympique à venir.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211976/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>En plongeant ses héros dans une compétition de natation synchronisée, « Le grand bain » vient questionner la masculinité hégémonique et notre vision de la virilité.Thomas Bauer, Maître de conférences HDR en histoire du sport (STAPS), Université de LimogesSiyao Lin, Doctorante en culture sportive, Université de LimogesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2124962023-10-04T18:39:20Z2023-10-04T18:39:20ZPourquoi les Grecs et les Romains vénéraient-ils le phallus ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/551750/original/file-20231003-29-kgks1r.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C1594%2C1054&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Mercure ithyphallique. Fresque de Pompéi, Ier siècle apr. J.-C. Musée archéologique national, Naples.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/15/Pompeya_er%C3%B3tica5.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Les Grecs et les Romains vénéraient la représentation du phallus comme une idole, capable de les protéger contre tous les maux. Au V<sup>e</sup> siècle av. J.-C., les Athéniens organisaient chaque année des phallophories, processions solennelles de citoyens portant sur leurs dos des phallus géants, taillés dans des troncs de bois. Les cités alliées, désireuses de participer elles aussi à ces rites et d’en partager les effets bénéfiques, envoyaient à Athènes <a href="https://www.babelio.com/livres/Sissa-La-vie-quotidienne-des-dieux-grecs/114518">leurs propres phallus réalisés par les meilleurs artisans</a>.</p>
<p>Le pénis avait même son dieu : Priape, fils d’Aphrodite et de Dionysos, doté d’un membre démesuré, vu comme un épouvantail aux vertus magiques. C’est pourquoi des sexes en érection, sculptés ou moulés en terre cuite, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/qu-est-ce-qu-on-s-envoyait-avant-les-dick-pics-6647674">étaient érigés aux angles des rues</a>, à l’entrée des boutiques et des maisons.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551754/original/file-20231003-21-z2ibdg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Priape pesant son phallus sur une balance. Fresque, Maison des Vettii, Pompéi, Iᵉʳ siècle apr. J.-C.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9f/Pompeya_er%C3%B3tica6.jpg">Wikimedia</a></span>
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<h2>Un symbole de bonheur et de réussite sociale</h2>
<p>À Pompéi, à l’entrée de la maison des Vettii, riches marchands, une fresque montre Priape pesant son phallus sur l’un des deux plateaux d’une balance. Sur l’autre plateau repose une bourse remplie d’argent, tandis qu’une corbeille débordante de fruits est placée sous l’énorme pénis.</p>
<figure class="align-left ">
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<span class="caption">Statue de Priape, Maison des Vettii, Pompéi, Iᵉʳ siècle apr. J.-C.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/03/Priapus_from_the_house_of_the_Vetii%2C_Pompeii_02.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Une autre représentation de Priape, cette fois sous la forme d’une statue en marbre, se dresse à l’intérieur de la demeure, dans l’atrium, où elle décore une fontaine. Le gros phallus en érection est traversé par un conduit permettant de répandre l’eau fécondante. Par ces images de Priape, les Vettii entendaient proclamer fièrement leur remarquable réussite économique et sociale.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1357&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1357&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1357&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1705&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1705&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551763/original/file-20231003-16-qezeek.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1705&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Phallus agrémentés de clochettes provenant de Pompéi. Musée archéologique, Naples. Iᵉʳ siècle apr. J.-C.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/86/Tintinnabula%2C_da_pompei%2C_I_sec._dc.JPG">Wikimedia</a></span>
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<p>D’autres phallus, cette fois en bronze, étaient suspendus au seuil des maisons de Pompéi pour conjurer le malheur. Ils étaient parfois pourvus d’ailes et de clochettes, appelées <em>tintinnabula</em>.</p>
<h2>« Enculer » le mauvais œil</h2>
<p>Dans un style comparable, une mosaïque romaine d’Hadrumète, aujourd’hui Sousse en Tunisie, nous offre la représentation d’un pénis en forme de poisson s’apprêtant à pénétrer un œil, dit <a href="https://www.babelio.com/livres/Martin-La-magie-dans-lAntiquite/1358899">« mauvais œil »</a>, ou <em>kakos ophthalmos</em> en grec.</p>
<p>On peut rapprocher cette mosaïque <a href="https://www.babelio.com/livres/Bernand-Sorciers-grecs/153110">d’inscriptions ornant des bracelets prophylactiques</a> retrouvés en Égypte, datant de l’époque romaine, sur lesquels on peut lire : « Dehors, mauvais sort ! » ; ou encore, de manière plus directe : « Je t’enculerai » (<em>pugisô se</em>).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551767/original/file-20231003-25-1ye3l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Phallus pénétrant le « mauvais œil ». Mosaïque romaine, IIᵉ -IIIᵉ siècle apr. J.-C. Musée archéologique, Sousse.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/67/Mosa%C3%AFque_de_l%E2%80%99oeil_contre_l%E2%80%99envieux.jpg%20%22%22">Wikimedia</a></span>
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<h2>Injures phalliques</h2>
<p>Sur le médaillon d’une lampe à huile romaine, la <a href="https://theconversation.com/un-an-apres-pourquoi-cleopatre-na-pas-invente-le-vibromasseur-59500">reine Cléopâtre</a> prend la place réservée au mauvais œil. C’est elle qui, figurée nue, est sodomisée par le phallus. Sur une autre lampe, malheureusement fragmentaire, il est également possible d’identifier la reine, cette fois à quatre pattes, pénétrée par un crocodile ithyphallique. Ces images de propagande vantent symboliquement la victoire d’Octave, futur empereur Auguste, sur la reine d’Égypte.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=330&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=415&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=415&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551765/original/file-20231003-15-bcu6ax.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=415&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">A droite : Cléopâtre sodomisée par un phallus. Médaillon de lampe à huile, fin du Iᵉʳ siècle av. J.-C. ou Iᵉʳ siècle apr. J.-C. British Museum, Londres. À gauche : femme (Cléopâtre ?) sodomisée par un crocodile. Fragment de lampe à huile. Musée d’histoire et d’archéologie, Les Baux-de-Provence.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Dessins de Christian-Georges Schwentzel</span></span>
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<p>Cette ironie salace pouvait néanmoins se révéler dangereuse pour celui qui la proférait, comme le montre l’anecdote de l’ultime plaisanterie de Caligula, selon Suétone (<em>Vie de Caligula</em> 56). En 41 apr. J.-C., l’empereur enfonce un doigt dans la bouche d’un prétorien, membre de la garde impériale, mimant une pénétration. Quelques jours plus tard, <a href="https://remacle.org/bloodwolf/historiens/suetone/caligula.htm">il meurt assassiné par les prétoriens</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551766/original/file-20231003-19-397yxg.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’assassinat de Caligula (<em>Caligula</em> de Tinto Brass, 1979).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.youtube.com/watch?v=Ro-hmKOyehw](https://www.youtube.com/watch?v=Ro-hmKOyehw%20%22%22">Capture d’écran</a></span>
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<p>Autre exemple : en 49 apr. J.-C., lors des fêtes de la Pâque juive, à Jérusalem, un soldat romain grimpe en un lieu élevé d’où <a href="https://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/juda20.htm">il montre son pénis aux fidèles réunis pour les célébrations</a>, raconte Flavius Josèphe (<em>Antiquités juives</em> XX, 107).</p>
<p>Il fit sans doute mine de pénétrer la foule collectivement. Cette injure provoqua une émeute, réprimée dans le sang par le gouverneur romain Cumanus qui dut faire intervenir la légion.</p>
<h2>Pénétrant et pénétré</h2>
<p>Ces insultes se comprennent par rapport à la norme phallocratique du moment : les personnes que l’on méprise sont traitées comme des « pénétrés ». D’où, par exemple, la <a href="https://lionel-edouard-martin.net/tag/pedicabo-ego-vos-et-irrumabo-traduction-francaise/">formule assassine</a> que lance le poète latin Catulle à l’encontre de ses ennemis : « pedicabo ego vos et irrumabo » (« Je vais vous enculer et vous pénétrer la bouche ») (<em>Poésies</em> 16).</p>
<p>La sexualité n’était pas alors considérée comme une identité, ni une orientation, mais comme un <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/erotique-en-toge-reguler-le-desir-dans-la-rome-antique-3605082">ensemble de pratiques valorisantes ou, au contraire, dégradantes</a>. D’un côté, le mâle dominant qui pénètre ; de l’autre, la femme et l’homme dominé, également pénétrés.</p>
<p>Seul l’homme qui fait usage de son phallus est réputé viril et appelé <em>vir</em> (« homme »). Son amant de sexe masculin est considéré comme un <em>puer</em> (« garçon »), afin de souligner son infériorité par rapport au <em>vir</em> dont il subit les pénétrations.</p>
<h2>Une insulte très politique</h2>
<p>Dans ce contexte, le terme latin <em>cinaedus</em> (« enculé ») constituait une insulte redoutable. Il est formé sur le grec <em>kinaidos</em> qui désigne un esclave sexuel ou un prostitué qui « bouge » autour d’un point fixe, en l’occurrence le phallus de celui qui le pénètre. Le <em>cinaedus</em> avait pour fonction de « tortiller des fesses » et « donner de grands coups de derrière », grâce à son « cul habile », écrit au I<sup>er</sup> siècle apr. J.-C. le <a href="https://remacle.org/bloodwolf/roman/petrone/index.htm">romancier latin Pétrone</a> (<em>Satyricon</em> 21 et 23).</p>
<p>Selon les représentations du moment, un citoyen romain qui avait été pénétré, ne serait-ce qu’une seule fois, était disqualifié socialement. Sa virilité était pour toujours compromise et il ne pouvait exercer la moindre fonction de commandement.</p>
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<p>C’est pourquoi, pour tenter de déstabiliser un adversaire politique, il n’était pas rare de le traiter de <em>cinaedus</em>. Des ragots prétendaient que Jules César avait été sodomisé, dans sa jeunesse, par Nicomède, souverain de Bithynie, alors qu’il se trouvait à la cour de ce roi (Suétone, <em>Vie de César</em> 49). Selon les calomniateurs, celui qui se présentait <a href="https://remacle.org/bloodwolf/historiens/suetone/cesar.htm">comme un grand chef politique</a> et militaire n’était en réalité qu’un être dépourvu de virilité.</p>
<p>Après Jules César, Auguste fit à son tour les frais d’insultes similaires. Il fut traité par ses ennemis de « suceur » (<em>fellator</em>), dans un but identique, puisque <em>cinaedus</em> et <em>fellator</em> évoquent la même idée d’un corps pénétré, définitivement dévirilisé. Marc Antoine racontait que c’était en échange des fellations qu’il pratiquait à son grand-oncle Jules César que celui-ci <a href="https://remacle.org/bloodwolf/historiens/suetone/auguste.htm">l’avait adopté et déclaré son héritier</a> (Suétone, <em>Vie d’Auguste</em> 68 et 71).</p>
<h2>La peur de l’impuissance</h2>
<p>Cette vision phallocentrée des relations sexuelles a aussi pour conséquence la crainte de l’impuissance, qu’elle soit passagère ou définitive. Le poète Ovide évoque une « panne » dont il fut un jour victime, malgré les ardentes caresses érotiques de Corinne, sa maîtresse (<em>Les Amours</em> III, 7). L’amante déçue finit par prendre la fuite et le <a href="https://remacle.org/bloodwolf/poetes/Ovide/amours.htm#III7">poète se met à insulter</a> son pénis qui l’a laissé désarmé.</p>
<p>On retrouve ce thème dans le <em>Satyricon</em>. Encolpe, l’un des héros du roman, ne parvient plus à pénétrer ni fille ni garçon, car son sexe demeure mou. Il se décide à aller trouver une magicienne nommée Œnothéa. « Elle sort un phallus de cuir qu’elle enduit d’huile, de poivre broyé et de graine d’ortie pilée, et, à petits coups, se met à me l’enfoncer dans le cul », <a href="https://remacle.org/bloodwolf/roman/petrone/index.htm">raconte Encolpe</a> (<em>Satyricon</em> 138). Puis, la magicienne fouette le pénis de son patient avec « une poignée d’orties vertes ». Un traitement efficace, puisque Encolpe retrouve un peu plus tard toute sa virilité.</p>
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<span class="caption">Encolpe et la magicienne Œnothéa, illustration de Georges Antoine Rochegrosse, <em>Le Satyricon</em>, 1910.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.proantic.com/672049-le-satyricon-de-petrone4-gravures-pas-rochegrosse1910.html">Proantic</a></span>
</figcaption>
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<p>À nouveau, comme chez Ovide, on perçoit, sous l’humour de façade, une <a href="https://www.babelio.com/livres/Gazale-Le-mythe-de-la-virilite/992131">angoisse de la défaillance sexuelle</a>, vue comme une honte dans la société phallocratique romaine. La vénération de la virilité devient dès lors un véritable « piège », comme l’a montré Olivia Gazalé, générant peurs et frustrations.</p>
<hr>
<p><em>Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/nouveautes/debauches-antiques-christian-georges-schwentzel/">« Débauches antiques. Comment la Bible et les Anciens ont inventé le vice »</a>, éditions Vendémiaire.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212496/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sculptures, peintures, mosaïques… de nombreux artefacts témoignent de l’obsession phallocrate des Grecs et des Romains, entre superstition et conjuration de l’impuissance.Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2105762023-10-01T15:43:41Z2023-10-01T15:43:41ZMarie Huot : antispécisme et féminisme, un même combat contre les dominations au XIXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/550325/original/file-20230926-29-8eev1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C89%2C766%2C602&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Marie Huot par Nadar.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53162049q">Gallica </a></span></figcaption></figure><p>A l’heure de l’urgence des défis écologiques, l’itinéraire singulier de Marie Huot (1846–1930) ressurgit dans toute son actualité. Longtemps invisibilisé, son combat pour la cause animale et l’émancipation des femmes devient, un siècle plus tard, une source d’inspiration pour les jeunes générations.</p>
<p>Écrivaine, poétesse et militante libertaire, <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Marie-Huot.html">Marie Huot</a> fut une pionnière de la limitation des naissances. Son nom est réapparu en novembre 2022, au moment où la population mondiale a franchi le seuil des huit milliards d’habitants. La croissance démographique <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-du-mardi-15-novembre-2022-5774448">redevient un sujet politique d’actualité</a>.</p>
<h2>Un combat d’hier et d’aujourd’hui</h2>
<p>Ses idées trouvent une résonance très contemporaine dans les <a href="https://theconversation.com/a-lheure-du-dereglement-climatique-doit-on-arreter-davoir-des-enfants-212631">mouvements écologistes</a>. Les questionnements actuels d’une génération qui se <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/faut-il-arr%C3%AAter-de-faire-des-enfants-pour-sauver-la-plan%C3%A8te-9782228929684">demande s’il faut avoir des enfants</a>, alors que les gouvernements et les opinions publiques restent immobiles ou paralysés face aux actions à entreprendre dans le domaine climatique et environnemental, mettent en lumière l’héritage potentiel de Marie Huot.</p>
<p>En parallèle, sa lutte contre les violences infligées aux animaux fait écho aux revendications de nombreux militants écologistes et végans. Cette pionnière de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/zoom-zoom-zen/zoom-zoom-zen-du-lundi-30-janvier-2023-2005710">l’antispécisme</a> mena un combat acharné contre la tauromachie qui reste un modèle pour les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0635_proposition-loi#">luttes actuelles</a>.</p>
<p>Enfin, son engagement a ouvert la voie à des débats sur la <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/greve-a-la-sncf/quest-ce-que-la-convergence-des-luttes_2697938.html">convergence des luttes</a>, mettant en évidence l’intersectionnalité des combats sociaux, <a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000406/appel-du-mlf-a-la-greve-des-femmes.html">féministes</a> et écologistes, dans le but de dessiner une autre société plus solidaire et égalitaire.</p>
<h2>La grève des ventres</h2>
<p>Marie Huot ne défend pas une simple limitation des naissances. Elle préconise un moyen d’action humain et politique plus radical : la <a href="https://www.cairn.info/la-greve-des-ventres--9782700701777.htm">grève des ventres</a>.</p>
<p>En 1892, dans son article <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Marie-Huot.html">« Maternités »</a>, paru dans le journal anarchiste l’<em>En dehors</em>, elle aborde directement la question de l’avortement et de la nécessité d’une « grève des ventres » pour lutter contre la misère et l’inégalité entre hommes et femmes. Sa contribution aux combats féministes est emblématique de la volonté de faire de la maternité un acte conscient, réfléchi, et un élément de transformation de la société.</p>
<p>En faisant de la maternité, ou du refus de la maternité, un objet de lutte politique, elle s’inscrit également dans le <a href="https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1989_num_16_1_404023">courant antimilitariste</a> qui refuse de considérer les enfants comme de la « chair à canon ».</p>
<p>En 2019, le mouvement international <a href="https://theconversation.com/too-afraid-to-have-kids-how-birthstrike-for-climate-lost-control-of-its-political-message-181198">Birthstrike</a> reprend directement l’héritage de Marie Huot et son mode d’action, relayé par des personnalités de premier plan comme <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/americas/us-politics/alexandria-ocasio-cortez-children-climate-change-aoc-instagram-young-people-a8797806.html">Alexandria Ocasio-Cortez</a>.</p>
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<h2>Mon corps m’appartient !</h2>
<p>Surtout, pour Marie Huot, les femmes doivent s’engager pleinement dans les combats politiques afin de s’émanciper du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/01/michelle-perrot-au-XIXe-si%C3%A8cle-une-femme-bien-elevee-est-une-femme-silencieuse_5429745_3232.html">rôle exclusif d’épouse et de mère</a> auquel la société bourgeoise et capitaliste du XIXᵉ siècle les cantonne.</p>
<p>Marie Huot s’engage dans le courant <a href="http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php?option=com_glossary&id=196">« néomalthusianiste »</a> qui prône une limitation des naissances comme préalable à une vie meilleure pour les prolétaires. Elle participe à des manifestations, signe des pétitions, donne des conférences pour promouvoir l’émergence d’un contrôle des naissances, qu’elle considère comme la <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/genre-et-europe/f%C3%A9minismes-et-mouvements-f%C3%A9ministes-en-europe/f%C3%A9minisme-et-n%C3%A9o-malthusianisme">condition première de l’émancipation des femmes</a>.</p>
<p>Un combat que l’on retrouve actuellement dans de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/greve-feministe-de-la-greve-des-ventres-a-l-egalite-de-salaire-9050426">nombreux courants féministes</a> au nom de la justice sociale.</p>
<p>Elle soutient le pédagogue anarchiste <a href="https://maitron.fr/spip.php?article155235">Paul Robin</a> dans sa lutte pour une éducation intégrale prenant en compte les différentes facettes de l’enfant, contrairement à la vision de l’enseignement traditionnel. Apprendre avec la tête, mais aussi le corps et les émotions demeure révolutionnaire dans le domaine de l’éducation, <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/L-education-integrale.html">hier comme aujourd’hui</a>.</p>
<p>Pour Marie Huot, l’éducation sexuelle est indispensable, un préalable incontournable à l’avènement d’une « génération consciente ». Connaître son corps, lorsqu’on est une femme, c’est se donner la possibilité d’en disposer librement. Faut-il rappeler qu’il faut attendre 2017 pour qu’un <a href="https://information.tv5monde.com/terriennes/le-clitoris-correctement-represente-dans-un-manuel-scolaire-enfin-27242">manuel scolaire représente un clitoris</a> ?</p>
<p>Il convient également de souligner qu’à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, la « prudence procréatrice » et le contrôle des naissances étaient violemment attaqués par les conservateurs et les religieux qui prônaient une morale puritaine et rigoriste. Et au sein des courants révolutionnaires et progressistes, il s’agissait de questions minoritaires.</p>
<h2>Cause animale et féminisme</h2>
<p>Avec les <a href="https://journals.openedition.org/amnis/1057">premières féministes libertaires françaises</a>, <a href="https://theses.hal.science/tel-03450965">« ni ménagères, ni courtisanes »</a>, Marie Huot s’engage à lutter contre le système de domination patriarcal. Pour elle, la <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9cologies-et-environnements/non-humains/militer-pour-la-cause-animale%C2%A0-une-affaire-de-genre">convergence des combats féministes et pour la cause animale</a> est une évidence car le système patriarcal et capitaliste opprime et domine à la fois les femmes et les animaux.</p>
<p>Elle souligne constamment, dans ses écrits sur les <a href="https://www.cahiers-antispecistes.org/le-droit-des-animaux/">droits des animaux</a>, les points communs entre les violences infligées aux animaux et celles subies par les femmes. Ainsi, par des interventions concrètes, elle lutte contre la médecine expérimentale pratiquée par des hommes médecins qui profitent de leur ascendant pour mener des <a href="https://journals.openedition.org/trajectoires/1236?lang=de">expériences violentes et inutiles sur les animaux, mais aussi sur les femmes</a>.</p>
<p>Elle s’insurge contre les médecins qui, au nom de la méthode dite expérimentale de <a href="https://books.openedition.org/lisaa/892?lang=fr">Claude Bernard</a>, abusent de la vivisection « dans des démonstrations mille fois répétées ». Elle n’hésite pas à <a href="https://journals.openedition.org/genrehistoire/4102?lang=en">interrompre le médecin Brown-Séquard</a> qui pratiquait une vivisection publique sur un jeune singe vivant. Ses liens d’amitié avec Louise Michel, militante anarchiste et figure majeure de la Commune de Paris, mis au jour par leur correspondance, montrent une Marie Huot offensive, multipliant les actions « coup de poing » et les interventions au sein de la <a href="https://books.openedition.org/cths/15685">Ligue populaire contre la vivisection</a>, en particulier contre la tauromachie qui commence à se développer en France.</p>
<p>De son vivant, Marie Huot a été attaquée en tant que <a href="https://hal.science/hal-01900699/document">femme, libertaire et antispéciste</a>. Invisibilisée par les historiens en raison de son éclectisme et de la difficulté à la « caser » dans un courant idéologique spécifique. Pourtant, Marie Huot jette les bases d’une philosophie antispéciste. Elle affirme, avec force, que le sexisme et le spécisme partagent une même racine de discrimination et de domination, et qu’ils doivent être combattus ensemble pour un nouvel équilibre entre tous les êtres vivants, fondé non plus sur la domination mais sur l’égalité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210576/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Longtemps invisibilisé, le combat de cette écrivaine et militante pour la cause animale et l’émancipation des femmes résonne avec l’actualité.Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l'éducation, Faculté d'éducation, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2120592023-09-27T20:14:20Z2023-09-27T20:14:20ZCe que les chansons préférées des adolescents nous apprennent sur leur imaginaire amoureux<p>Que ce soit dans leur chambre, entre amis, dans les transports pour aller à l’école, sur leur téléphone ou sur l’ordinateur familial ou encore en fond sonore de vidéos TikTok, les adolescentes et adolescents d’aujourd’hui écoutent constamment de la musique. Leur goût pour telle pop-star ou tel nouveau hit relève-t-il uniquement de leurs préférences personnelles ? Ou peut-on déduire certaines de ces tendances de leurs caractéristiques sociales ?</p>
<p>Lors d’une enquête de terrain effectuée en 2022 auprès de cinq classes de quatrième dans une grande ville française, j’ai pu interroger 120 jeunes de 12 à 14 ans sur <a href="https://www.theses.fr/s302684">leurs goûts musicaux</a>. Je me suis ensuite intéressée plus spécifiquement à leurs chansons d’amour préférées. Que peut-on dire des représentations que celles-ci véhiculent ?</p>
<h2>Le genre et la classe sociale, déterminants pour les goûts personnels</h2>
<p>De nombreuses enquêtes, comme celle réalisée par Agi-Son auprès des 12-18 ans pour le <a href="https://agi-son.org/files/pages/barometre-2020-jeunes-musique-3-focus-224.pdf"><em>Baromètre : Jeunes, Musique et risque auditifs</em></a> placent le rap en première place des genres musicaux les plus écoutés par les jeunes, et ce depuis 2017. Cette tendance se retrouve très largement chez les personnes rencontrées dans mon enquête dont la majorité, peu importe leur genre ou leur origine sociale, écoute du rap.</p>
<p>Si on peut parler d’une homogénéisation des <a href="https://www.persee.fr/doc/diver_1769-8502_2013_num_173_1_3754">goûts musicaux</a>, en y regardant de plus près on constate que les filles écoutent les mêmes artistes que les garçons mais que l’inverse n’est pas vrai. En effet, non seulement les garçons n’écoutent quasiment pas d’artistes féminines, hormis quand celles-ci chantent en duo avec un artiste qu’ils apprécient (<a href="https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=5ZG03m-dxIc">Tiakola et Ronisia</a>) mais certains styles musicaux sont relégués dans le domaine du féminin : les chansons d’amour, la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/k-pop-8167">k-pop</a>, la musique traditionnelle, la j-pop, les pop-stars féminines, le raï et la musique de comédie musicale. À l’inverse, le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/musique-rap-120211">rap</a> et le rock sont écoutés indifféremment par les filles comme par les garçons.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/5ZG03m-dxIc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ronisia – Comme moi (Clip officiel) ft. Tiakola.</span></figcaption>
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<p>Dans une moindre mesure, les adolescentes et adolescents d’un milieu aisé écoutent ce qu’écoutent les jeunes de classe populaire mais pas le contraire. La popularité du rap peut expliquer pourquoi ce sont les jeunes hommes, souvent racisés, de classe populaire qui décident actuellement des tendances : la majorité des artistes rap populaires font partie de ce groupe et ciblent un public qui leur ressemble.</p>
<p>Les pratiques d’écoute des jeunes de familles bourgeoises se singularisent par l’écoute de la radio, que l’on ne retrouve dans aucun autre groupe, tout comme l’écoute de podcasts et de « musiques anciennes » (quand je leur demande de préciser, ils et elles citent Jacques Brel et Nancy Sinatra) ainsi que la musique classique, citée par 7 % des élèves de cette classe, mais par 3,33 % des adolescents interrogés au total.</p>
<h2>Et tu écoutes quelle(s) musique(s), quand tu es amoureux·se ?</h2>
<p>La question de leurs chansons d’amour préférées, posée afin d’en savoir un peu plus sur leur imaginaire amoureux, nous donne une idée de ce qui se passe dans les AirPods d’un ado amoureux. Plusieurs déclarent que leurs pratiques d’écoute sont modifiées par le sentiment amoureux, comme Vincent, qui écrit : « Quand je suis amoureux, je vais écouter des musiques d’amour version rap et essayer de m’imaginer avec la personne sur laquelle je suis en crush ».</p>
<p>Les deux chansons d’amour les plus citées par les adolescents se divisent également suivant le genre. Pour les filles il s’agit du titre <em>Je t’a(b)ime</em> de la chanteuse Nej, dont voici le refrain :</p>
<blockquote>
<p>On s’aime mais on s’abîme<br>
Dans toute cette histoire j’y ai laissé mon être<br>
Si t’aimer est interdit j’veux que tu sois mon enfer<br>
(On s’aime mais on s’abîme, on s’aime mais on s’abime)<br>
Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment<br>
À l’agonie je n’comprend plus mes sentiments</p>
</blockquote>
<p>Et pour les garçons c’est « Lettre à une femme » du rappeur Ninho qui remporte la première place :</p>
<blockquote>
<p>J’pourrais t’aimer toute ma vie même si tu fais trop mal au crâne<br>
C’est comme une maladie sans vraiment savoir où j’ai mal<br>
Et tes copines veulent tout gâcher, à chercher mes erreurs<br>
Et si elles arrivent à trouver, y aura des cris, des pleurs<br>
[…] J’ai son cœur dans la poche<br>
Mais rien qu’elle brouille les pistes<br>
Elle veut qu’j’fasse des efforts,<br>
Elle prendra la tête toute ma vie</p>
</blockquote>
<p>Ces deux chansons, très populaires au sein de la discographie de leurs artistes respectifs, proposent une vision de la relation de couple bien loin de celle des contes de fée que les ados lisaient encore quelques années auparavant. A les écouter, on se dit que les relations amoureuses « des grands », c’est quand même beaucoup de problèmes et de souffrance.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ifNfpzkoY9s?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ninho, « Lettre à une femme ».</span></figcaption>
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<p>Ces deux titres montrent parfaitement le fossé entre les tourments amoureux attendus de part et d’autre d’un couple hétérosexuel ; alors que Ninho parle de « mal au crâne » Nej chante déjà « l’agonie » et quand elle accepte la « punition » et même le « châtiment » par amour, lui menace de « cris et des pleurs » si sa compagne et ses amies le critiquent un peu trop.</p>
<h2>Les histoires d’amour finissent mal, en général ?</h2>
<p>Quand on leur demande « ce qui en fait des vraies chansons d’amour, ce qui prouve qu’il y a de l’amour », voici ce que répondent les collégien·ne·s :</p>
<p>Le groupe qui a choisi « Lettre à une femme » surligne « y aura des cris, des pleurs » comme étant une preuve d’amour. Axelle m’explique « Il veut dire qu’il reste avec elle dans les hauts et les bas quand il dit qu’elle fait mal à la tête ! » Derrière, Elif et Nabila ont choisi <em>Je t’a(b) ime</em> de Nej et surlignent « Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment ». Je remarque « Bah c’est pas très romantique ça non ? Une punition c’est plutôt négatif ! », les deux s’insurgent : « Mais non mais c’est trop beau ce qu’elle dit ! », petit moment de gêne, incompréhension des filles qui essayent de me prouver que la souffrance est romantique, j’essaye de me rattraper « C’est vous qui décidez ce que vous trouvez romantique de toute façon ! » (extrait carnet de terrain).</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fictions-pour-la-jeunesse-les-nouvelles-hero-nes-cassent-elles-vraiment-les-stereotypes-de-genre-169681">Fictions pour la jeunesse : les nouvelles héroïnes cassent-elles vraiment les stéréotypes de genre ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Si <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ninho">Ninho</a> est un des artistes préférés de tous les garçons interrogés, peu importe leur classe sociale, les jeunes filles aisées ne déclarent pas écouter la chanteuse Nej et lui préfèrent Angèle, connue notamment pour sa chanson « Balance ton quoi ». Les discours féministes, qu’ils passent en chanson ou par d’autres contenus culturels, sont généralement plus accessibles et recommandés aux filles de classes sociales supérieures. Si elles ne sont pas les seules victimes de violences, les jeunes de classes populaires auraient besoin de pouvoir accéder en priorité aux programmes de prévention des violences dans les relations amoureuses. Sans rendre les œuvres culturelles responsables de cette violence, on peut noter comment celle-ci est mise en scène et comment elle est reçue par les jeunes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Angèle – Balance Ton Quoi (CLIP OFFICIEL).</span></figcaption>
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<p>Jordan et Farid remplissent le questionnaire en lisant les questions à haute voix l’un à l’autre. Jordan « Si ton ou ta partenaire te dit des choses méchantes et s’énerve contre toi, comment réagis-tu ? », Farid répond « je la frappe ! » et Jordan renchérit « j’lui mets deux-trois coups de couteaux ! » puis ajoute en captant mon regard « c’est une chanson hein ! » (<em>extrait de carnet de terrain</em>)</p>
<p>La chanson en question est « CANADA » du rappeur 1PLIKÉ140, dans laquelle on entend ces paroles « 2-3 coups d’couteau bien placés, impossible qu’ils reviennent comme le mec de Nabilla ». L’artiste fait référence ici à <a href="https://www.leparisien.fr/laparisienne/people/proces-nabilla-je-n-ai-pas-essaye-de-lui-faire-mal-mais-de-mettre-fin-a-une-dispute-19-05-2016-5809575.php">Thomas Vergara, mari de Nabilla Benattia, qui a été poignardé par sa compagne lors d’une dispute conjugale en 2014</a>. Le couple, qui s’est formé dans une émission de télé-réalité, est toujours ensemble neuf ans après l’incident. Les relations d’amour/haine, au sein desquelles une réelle violence s’exprime, font la popularité de nombreuses émissions de télé-réalité actuelles. D’après l’étude <a href="https://www.moijeune.fr/">#MoiJeune 20 Minutes – OpinionWay</a> de 2021, près d’un tiers des jeunes regarde des émissions de télé-réalité, avec toutefois une nette différence entre les garçons (18 %) et les filles (43 %).</p>
<p>Que ce soit dans la musique, les émissions de télé, les séries ou la littérature <a href="https://theconversation.com/les-romans-young-adult-une-litterature-populaire-131715">« young adult »</a>, faire rimer romance et violence est fréquent dans de nombreuses œuvres qui rencontrent un grand succès auprès des ados : on peut citer la série <em>Gossip Girl</em>, la chanson <em>Jaloux</em> de Dadju, le film <em>365 jours</em>, le roman <em>Jamais plus</em> de Colleen Hoover, la chronique Wattpad d’Inaya <em>Jusqu’à la mort</em>…</p>
<p>Cette fascination pour les relations torturées, que l’on appellerait aujourd’hui abusives ou toxiques, soulève des inquiétudes quant aux attentes amoureuses des adolescentes. En effet les filles de 15 à 25 ans sont, comme le rappelle Sophie Barre, <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/feminicides/violences-conjugales-les-adolescentes-et-les-jeunes-femmes-des-victimes-qui-passent-sous-les-radars_5482662.html">membre de la coordination nationale de l’association féministe NousToutes</a>, « les premières à subir les violences conjugales, mais les moins présentes dans les dispositifs mis en place pour leur venir en aide ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212059/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marine Lambolez a reçu des financements de l'école doctorale 483 - Sciences sociales de l'Université de Lyon pour réaliser sa thèse.</span></em></p>Quels genres musicaux les jeunes de 12-14 ans plébiscitent-ils ? Quelles représentations de l’amour leurs chansons préférées véhiculent-elles ? Retour sur quelques enseignements d’une enquête de 2022.Marine Lambolez, Doctorante, ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128262023-09-14T17:32:33Z2023-09-14T17:32:33ZComment Balzac a créé le stéréotype de la vieille fille<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548333/original/file-20230914-29-r0x6k9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C1994%2C1497&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans cette édition illustrée de _La cousine Bette_ (1948), l'héroïne célibataire a les traits durs, la mine sévère et triste. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.edition-originale.com/fr/litterature/livres-illustres/balzac-la-cousine-bette-1948-39977">Editions Albert Guillot, Paris 1948.</a></span></figcaption></figure><p>Il suffit d’entendre l’expression « vieille fille », pour que surgisse le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/vieille_fille-9782348072765">stéréotype</a> semblant vieux comme le monde d’une femme d’environ quarante ans, célibataire et inactive sexuellement, vivant seule ou avec quelques chats, passablement laide, souvent un peu aigrie, voire carrément méchante ; un stéréotype qui flirte avec l’imaginaire très connoté de la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">sorcière</a>. La théorie féministe questionne et fustige depuis des décennies cette véritable figure-repoussoir dont la présence dans notre imaginaire collectif servirait surtout de <a href="https://www.illustre.ch/magazine/feministe-ou-anticonformiste-la-revanche-de-la-vieille-fille-539866">menace aux femmes qui s’aviseraient de ne pas se marier ou de refuser de devenir mères</a>.</p>
<p>Lorsque l’on s’intéresse à l’historique de <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">ces représentations</a>, difficile de ne pas tomber nez à nez avec Balzac et sa colossale <em>Comédie Humaine</em>, dans laquelle les portraits de vieilles filles se croisent et se ressemblent, jusqu’à constituer un <a href="https://www.maisondebalzac.paris.fr/sites/default/files/dossier_portraits_enseignants.pdf">type social</a> qui infuse encore dans nos imaginaires – l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs <em>Vieille fille</em>. Retour sur la création de ce véritable mythe négatif qu’est la vieille fille, et sur les motivations de son auteur à créer un tel stéréotype.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, <em>Les trois sorcières</em>, 1783.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Johann_Heinrich_F%C3%BCssli_019.jpg">Wikimedia</a></span>
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<h2>La célibataire, ennemie publique numéro un</h2>
<p>Pourquoi Balzac a-t-il créé un « type » stigmatisant pour les femmes non mariées d’âge mûr ? Il semblerait que le point de départ soit sa détestation pure et simple du célibat, état qu’il juge « improductif » et « contraire à la société ». Il écrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« En restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>Dans la préface de son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierrette_(roman)"><em>Pierrette</em></a>, il va jusqu’à proposer la reprise d’une suggestion de loi datant de la Révolution qui souhaitait prescrire un impôt supplémentaire aux personnes non mariées… Bien qu’il se défende d’être « célibatairophobe », on ne peut que ressentir chez Balzac une aversion profonde pour ceux qui montrent une incapacité à faire famille, et surtout à engendrer. Les hommes comme les femmes sont ciblés par ses reproches – on ne parlera pas ici des portraits d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours">hommes d’Église efféminés et ridicules</a> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Rabouilleuse">célibataires dispendieux poussant leur famille à la ruine</a>, qui sont bien présents dans La Comédie humaine. </p>
<p>Mais la figure de la vieille fille fait l’objet d’une attention satirique toute particulière : il semblerait que la profonde empathie dont le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/balzac-feministe/">« romancier des femmes »</a> fait habituellement preuve à l’égard de ces dernières s’arrête à celles qui ne se réalisent pas dans le mariage et la maternité.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/relire-balzac-a-lere-des-humanites-numeriques-131090">Relire Balzac à l’ère des humanités numériques</a>
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<p>Bien sûr, ce rejet ne sort pas de nulle part, et la stigmatisation du célibat n’a pas été inventée par Balzac – cette fameuse idée d’impôt supplémentaire date de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%B4t_sur_le_c%C3%A9libat">l’antiquité</a>. Mais c’est bien Balzac qui donnera ses lettres de noblesse – si l’on peut dire – à la figure de la vieille fille, à travers un panel de portraits qui nous montre plusieurs variations de caractères liés à ce stéréotype de la femme célibataire. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vieille_Fille_(Balzac)"><em>La vieille fille</em></a>, il se moque allégrement de la naïveté d’une femme si peu instruite des choses de l’amour qu’elle ne parvient pas à se marier ; dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cousine_Bette"><em>La Cousine Bette</em></a>, il décrit les manipulations d’une vieille fille prête à tout pour ruiner sa propre famille, utilisant sans détour l’esthétique de la sorcière. Enfin, dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours"><em>Le Curé de Tours</em></a> et <em>Pierrette</em>, il dresse le double portrait presque identique de deux célibataires aigries, avares et laides menant leur entourage à sa perte. Ignorance sexuelle ridicule, existence ennuyeuse, nature vicieuse : c’est bien le type de la vieille fille telle qu’on la connaît encore aujourd’hui qui apparaît au fil des histoires.</p>
<p>On note un certain paradoxe dans la manière dont Balzac caractérise ces personnages. D’une part, il critique le célibat comme étant un choix de vie improductif et contre nature. De l’autre, il semble s’attacher à montrer que ce célibat n’est pas un choix, mais découle de la nature profonde de ses protagonistes, pour qui le célibat est une fatalité absolue dont elles ne sortiront jamais. Le célibat apparaît ici moins comme un choix libre qu’un état de fait tenant <a href="https://theconversation.com/tout-le-monde-naime-pas-le-sexe-comment-lasexualite-devient-un-objet-detudes-184801">presque de l’asexualité</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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<p>Or si Balzac honnit le célibat, il déteste tout autant l’idée du mariage forcé ou malheureux, dont il dénonce l’effet désastreux sur la santé et la psyché des femmes dans son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Femme_de_trente_ans"><em>La femme de trente ans</em></a>. Il paraît dès lors étrange de pointer du doigt un célibat qui est peut-être la seule alternative à un mariage non désiré…</p>
<p>Alors qu’est-ce qui est reproché précisément aux vieilles filles, et à quoi tient ce parasitisme des célibataires invoqué par l’auteur ? Tout d’abord, on s’en sera douté, la non-maternité est mise en cause :</p>
<blockquote>
<p>« [Elles] deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué à sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>L’absence de désir et d’amour est également pointée du doigt, d’autant plus que chez Balzac, le désir est un fort moteur romanesque, qui pousse ses personnages à aller de l’avant et à se dépasser, à entrer dans leur rôle de héros de roman. C’est un manque d’amour au sens large qui caractérise les vieilles filles balzaciennes ; dénuées d’affection amoureuse ou maritale, elles sont également incapables de développer un amour familial : Sylvie Rogron torture sa jeune cousine jusqu’à la mort, la cousine Bette manipule l’ensemble de sa famille pour la plonger dans la misère et arriver à ses fins. Le message est clair : la femme célibataire est nécessairement un danger pour la famille, structure indispensable au bon fonctionnement social traditionnel. Elle se transforme ainsi en figure terrifiante, voire monstrueuse, souvent bestialisée. Au fond, ce qui effraie le plus chez la vieille fille, c’est son indépendance, son incapacité profonde à être assujettie à un homme.</p>
<h2>Une absence de vie sexuelle qui dérange</h2>
<p>C’est cette liberté, qui sied si peu à la femme telle que le XIX<sup>e</sup> siècle l’envisage, qui est diabolisée par Balzac. Sous sa plume, les vieilles filles perdent leur féminité et acquièrent quasi systématiquement une forme d’androgynie.</p>
<p>Ainsi, une femme sans homme et sans enfants, sans désir d’être désirée, sans sensualité ni sexualité, semble cesser pour lui d’être tout à fait une femme. Le débat ne semble pas clos aujourd’hui : on pense à l’essai de Marie Kock, <em>Vieille fille</em>, paru en 2022, ou au très récent ouvrage d’Ovidie, <em>La chair est triste hélas</em>, ou à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/lsd-la-serie-documentaire-sur-vivre-sans-sexe-du-12-au-15-avril-sur-france-culture-2161159">sa série documentaire sur France Culture</a> : ne pas avoir de vie sexuelle, voire le revendiquer, sur une courte période ou tout au long de sa vie, reste dérangeant aux yeux de la société.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse de sa cousine Adeline et de sa beauté, la cousine Bette s’acharne à faire son malheur.</span>
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<p>Quand l’héroïne balzacienne n’est pas possédée par un mari ou un amant, les forces se renversent, la domination masculine est mise sens dessus dessous, et Mademoiselle Gamard, Sylvie Rogron ou la Cousine Bette assujettissent les hommes de leur entourage dans une ascension contre nature. Vu sous cet angle, le célibat féminin mis en scène dans <em>La Comédie Humaine</em> prend une valeur anarchique, presque révolutionnaire, capable de mettre en danger des institutions millénaires. Et si Balzac s’applique à nous montrer sa profonde détestation pour ces dangers ambulants, on perçoit également chez lui une certaine fascination pour l’immoralité profonde de ses si terribles célibataires. Après tout l’un de ses romans les plus délicieux, <em>La cousine Bette</em>, est porté par son anti-héroïne saphique et vicieuse et par ses manigances machiavéliques qu’il décrit avec une réjouissance évidente, la rendant plus ou moins malgré lui bien plus charismatique et mémorable que ses consœurs « respectables ».</p>
<p>Alors que faire de ces vieilles filles balzaciennes ? L’évidente misogynie et la « célibatairophobie » – quoique Balzac en dise – qui se dégage d’elles ne doit pas nous empêcher de s’appuyer sur ces figures archétypiques pour questionner la manière dont est culturellement abordée la famille ou la maternité au fil du temps.</p>
<p>La place des célibataires au sein d’une société, pourtant largement documentée par la littérature, les arts et les sciences, est encore trop peu étudiée et questionnée par les sciences humaines. Libre à nous de nous pencher sur ces figures balzaciennes, de les réinterpréter, voire de nous les réapproprier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212826/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Loup Belliard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au fil de sa Comédie humaine, Balzac a créé un stéréotype négatif qui a infiltré l’imaginaire collectif.Loup Belliard, Doctorante en littérature du XIXe siècle et gender studies, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2125862023-09-07T15:36:30Z2023-09-07T15:36:30ZLe « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/546946/original/file-20230907-20-pgsw5q.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1286%2C973&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pierre Bonnard, Jeune femme écrivant, 1908. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://collection.barnesfoundation.org/objects/5663/Young-Woman-Writing-%28Jeune-femme-ecrivant%29/">Barnes collection</a></span></figcaption></figure><p>On a l’habitude de se demander quel bruit fait un arbre qui tombe dans une forêt solitaire ; il est plus rare de se demander ceux que font les féministes que personne ne veut écouter. On le sait : les femmes ont été prises dans les <a href="https://www.cairn.info/les-femmes-ou-les-silences-de-l-histoire--9782081451995.htm">silences de l’histoire</a>, selon la formule de Michelle Perrot. Il leur a en effet été aussi difficile de sortir de la sphère privée à laquelle elles ont été assignées que de voir leur (pré) nom conservé dans les annales de l’histoire, pour les quelques-unes qui ont su se faire connaître de leur vivant.</p>
<p>La romancière Virginia Woolf s’est trompée quand, dans « Une chambre à soi »(1929), elle n’imaginait pas que les petites sœurs de Shakespeare aient pu exister, comme le montre Christine Planté, pionnière des études sur le genre en France, dans son essai fondateur <a href="https://books.openedition.org/pul/22527?lang=fr"><em>La Petite Sœur de Balzac</em></a> (1989) qui dresse le tableau de la situation des femmes de lettres au XIX<sup>e</sup> siècle. Les femmes de lettres ont bel et bien existé : elles ont été effacées de l’histoire littéraire, comme <a href="https://www.elianeviennot.fr/">Éliane Viennot</a> (spécialiste de la littérature de la Renaissance et militante féministe) l’analyse dans le volume consacré au XIX<sup>e</sup> siècle <em>L’Âge d’or de l’ordre masculin</em> (2020) de sa série d’études <em>La France, les femmes et le pouvoir</em>. De son côté, Martine Reid - spécialiste de l'histoire et de la place des femmes en littérature - démontre avec son équipe dans <em>Femmes et littérature : une histoire culturelle</em> (2020) la présence réelle et les difficultés complexes des femmes de lettres françaises.</p>
<p>L’histoire des féministes accompagne celle des femmes de lettres, <a href="https://gallica.bnf.fr/html/und/manuscrits/christine-de-pizan?mode=desktop">au moins depuis Christine de Pizan</a> - la première femme de lettres de langue française ayant vécu de sa plume, née en 1364. Elles se sont heurtées aux mêmes difficultés matérielles et symboliques, redoublées parce qu’elles prenaient la plume au nom et en défense de toutes. Pour dénoncer le problème « qui n’a pas de nom », plus large que le malaise des femmes états-uniennes désigné par la pionnière du féminisme américaine <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/02/07/betty-friedan-feministe-americaine_738756_3382.html">Betty Friedan</a>, il leur a fallu inventer des stratégies nouvelles pour réussir à faire du bruit.</p>
<h2>Les belles échappées</h2>
<p>La littérature féministe peut sembler un non-sens : le <a href="https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1987_num_34_3_1421">mot</a> même de « féminisme » ne gagne son sens politique que négativement, au moins sous la plume d’Alexandre Dumas fils en 1872, et il ne commence à être médiatisé qu’avec sa récupération par la journaliste, écrivaine et militante féministe <a href="https://www.centre-hubertine-auclert.fr/qui-est-hubertine-auclert">Hubertine Auclert</a>, connue notamment pour avoir défendu le droit de vote es femmes au début du XXᵉ siècle. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de féministes avant ? Certainement pas. Jennifer Tamas, spécialiste de la littérature française de l’Ancien Régime, nous a montré dans son essai <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/au-non-des-femmes-jennifer-tamas/9782021514292"><em>Au non des femmes</em></a> (2023) comment la littérature classique contient de nombreuses résistances féminines.</p>
<p>L’appétence des <a href="https://www.theatre-contemporain.net/textes/5225ee160f818/contenus-pedagogiques/idcontent/65054">précieuses</a> - comme on nommait avec ironie au milieu du 17e siècle les femmes de l'aristocratie affectant une délicatesse excessive, mais qui représentèrent aussi un pan important de la vie littéraire et intellectuelle - et des conteuses (comme <a href="https://gallica.bnf.fr/blog/23062021/il-etait-une-fois-marie-catherine-daulnoy-1651-1705?mode=desktop">Madame d’Aulnoy</a>) pour le merveilleux s’inclut dans ces résistances, déjà en ce que les femmes qui s’y adonnent s’échappent d’un monde particulièrement phallocrate. C’est ce que font aussi, plus récemment, les littératures de l’imaginaire, de la <em>fantasy</em> à la science-fiction : ces belles échappées sont déjà des moments volés au temps quotidien. Elles exploitent surtout les potentialités de la littérature : parce qu’elle déploie des mondes qui n’existent pas, la littérature est un lieu propice à l’invention de nouveaux possibles.</p>
<p>Les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rPhw7-uSzcg">contes de Madame d’Aulnoy</a> expérimentent des mondes dans lesquels les tâches ménagères s’effectueraient par magie, et de la main des hommes ; <em>La Main gauche de la nuit</em> d’Ursula K. Le Guin (1929 - 2018), écrivaine américaine de science-fiction et de fantasy, questionne la façon dont des humanités différentes peuvent faire lien sur une planète où les humains sont, la majeure partie du temps, sexuellement indifférenciés. Les explorations des littératures de l’imaginaire ne sont pas toujours théoriques, même quand elles mettent en scène et interrogent des concepts comme le genre : elles se font par des approches souvent plus sensorielles et intuitives, mais aussi par des changements de perspective.</p>
<h2>Le « feminist gaze » : un regard déplacé</h2>
<p>Prendre la parole en féministe, c’est plus que rompre le silence traditionnellement assigné aux femmes : c’est le faire en engageant sa littérature pour défendre l’ensemble des femmes. Cet engagement se fait en décentrant, en déplaçant ce que la cinéaste, militante féministe et théoricienne du cinéma Laura Mulvey a appelé le <a href="https://www.debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif-Laura-Mulvey-25"><em>male gaze</em></a> pour le cinéma : le <em>male gaze</em>, c’est ce regard qui, dans les films, se fait le relais d’un spectateur, supposé masculin et un peu voyeur, avec surplomb et objectification des corps des femmes. À ce <em>male gaze</em>, <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-regard-feminin-iris-brey/9782757887998">Iris Brey</a>, journaliste, autrice et critique de cinéma spécialiste des représentations de genre et de sexualités sur grand écran a opposé un <em>female gaze</em> fondé sur une approche phénoménologique. Quoique très stimulant, ce <em>female gaze</em> ne saisit pas la dimension politique d’une partie des productions culturelles qui luttent contre le <em>male gaze</em>. Le concept de <em>feminist gaze</em>, ou « regard féministe », que je propose dans un essai, <a href="https://www.editionsdivergences.com/livre/des-femmes-et-du-style-pour-un-feminist-gaze"><em>Des Femmes et du style : pour un feminist gaze</em></a> (Divergences), signe l’engagement politique d’autrices ou d’auteurs dans et par leurs textes : il rassemble les différentes stratégies de lutte contre l’exploitation et la dévalorisation des femmes fondées sur un déplacement et une refondation du regard.</p>
<p>Il s’agit moins de questionner les histoires racontées que de la façon dont ces histoires sont racontées. Le regard féministe sur le monde refuse la prédominance du <em>male gaze</em> ; il mobilise un ensemble de savoirs féministes que la littérature peut transmettre. C’est un regard déplacé, c’est-à-dire posé sur des choses habituellement invisibles ou tues, par exemple sur la façon dont l’enfermement domestique altère la vie des femmes, parfois jusqu’à la folie. C’est le sujet de la nouvelle « Le Papier peint jaune » (1892) de la sociologue et écrivaine Charlotte Perkins Gilman (1860 - 1935) : toute la nouvelle est un journal tenu par une jeune accouchée à laquelle la chambre est prescrite par son mari médecin et dont on ne sait si elle est la proie d’hallucinations ou de phénomènes surnaturels – la narratrice est-elle fiable ?</p>
<p>Regard déplacé aussi, car il déplace les limites de la pudeur. Les textes d’Annie Ernaux, écrivaine récemment nobellisée, participent pleinement de cette impudeur, elle dont <a href="https://theconversation.com/pourquoi-faut-il-voir-et-lire-levenement-histoire-et-actualite-de-lavortement-172002"><em>L’Événement</em></a> (2000) raconte l’avortement, alors illégal, dans tous ses détails anatomiques, sensoriels et mémoriels, incluant « une violente envie de chier » autant que la vision du fœtus expulsé. Le partage de cette expérience ainsi rendue visible est déjà en soi un acte politique et transgressif qui met à mal les lois misogynes, comme la pudeur imposée aux femmes. Ernaux renoue là avec une tradition de figure de style féministe ancienne, <a href="https://www.cairn.info/esthetiques-du-desordre--9791031805450-page-285.htm">que j’identifie</a> sous le nom de « trivialia » : ce sont des moments de rupture, qui interrompent des développements, souvent plus généraux ou théoriques, pour ramener à des réalités sordides, impudiques, souvent faites de violences sexuelles. On les trouve déjà <a href="https://books.openedition.org/pul/1412?lang=fr">chez les Saint-Simoniennes</a>, fondatrices du premier journal féministe français, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85525j/f4.item"><em>La Femme libre. Apostolat des femmes</em></a> (1832-1834) ou chez l'avant-gardiste Claire Démar, féministe, journaliste et écrivaine, dans son brûlot posthume <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1025035g.image"><em>Ma loi d’avenir</em></a> (1834). C’est chez cette dernière que l’on retrouve souligné (par les italiques, appartenant aux jeux typographiques caractéristiques du saint-simonisme) le criant écart entre les clichés romanesques et la déception érotique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est que bien souvent, au seuil de l’alcôve, une flamme dévorante est venue <em>s’éteindre</em> ; c’est que bien souvent, pour plus d’une grande passion, les draps parfumés du lit sont devenus un <em>linceul de mort</em> ; c’est que plus d’une, peut-être, lira ces lignes, qui le soir était entrée dans la couche d’hymen, <em>palpitante de désirs et d’émotions</em>, qui s’est relevée le matin <em>froide et glacée</em>. »</p>
</blockquote>
<p>C’est déjà en faisant du privé une chose publique et politique que la littérature se fait féministe.</p>
<h2>Les perspectives du féminisme</h2>
<p>Le <em>feminist gaze</em> est un regard déplacé : il est aussi un regard qui déplace et qui recompose les perspectives. La romancière Ursula K. Le Guin le théorise dans un article célèbre, « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » (1986) : la « théorie de la fiction panier » qu’elle propose refuse le schéma de récit traditionnel, qu’elle assimile à une flèche, pour suggérer de nouvelles formes de récit, représentées par le contenant du panier, accueillant des histoires non héroïques, mais qui peuvent être plus anecdotiques ou collaboratives.</p>
<p>Les récits polyphoniques, qui sortent du schéma monohéroïque et laissent une large part aux conversations, aux voix des personnages, comme dans le best-seller oublié <em>Toilettes pour femmes</em> (1977) de Marilyn French (1929 -2009), écrivaine et militante féministe américaine, ou la pièce de théâtre de <a href="https://www.grasset.fr/auteur/leonora-miano/">Leonora Miano</a>, <a href="https://www.arche-editeur.com/recueil/fille-damanitore-et-que-mon-regne-arrive-269"><em>Fille d’Amanitore</em></a> (2023), appartiennent à <a href="https://theconversation.com/quels-sont-les-noms-qui-rayonnent-dans-la-litterature-lesbienne-175402">ces nouvelles histoires</a>, comme celles qui montrent des changements de perspective narrative. L’engagement politique imprègne ainsi toutes les dimensions du texte, de manière exemplaire dans l’œuvre de Monique Wittig, romancière et théoricienne féministe française (1935 - 2003) dont l’association <a href="https://etudeswittig.hypotheses.org/lassociation">Les ami·e·s de Monique Wittig</a> commémore cette année par de nombreux événements publics les vingt ans de la disparition. L’ambition du <em>Corps lesbien</em> (1973) est ainsi d’écrire « un livre entièrement lesbien », comme elle le précise dans « Quelques remarques sur le corps lesbien », c’est-à-dire de faire du sujet lesbien un sujet à portée universelle et pour cela de « chercher une forme nouvelle […] sur cela même qui n’ose pas dire son nom » – processus au fondement de toute dénonciation politique comme de toute littérature.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=999&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545588/original/file-20230830-27-7plpks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1255&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Azélie Fayolle vient de publier l’essai <a href="https://www.editionsdivergences.com/livre/des-femmes-et-du-style-pour-un-feminist-gaze"><em>Des femmes et du style. Pour un feminist gaze</em></a> (Divergences, 2023) et tient depuis 2018 la chaîne YouTube littéraire <a href="https://www.youtube.com/@ungraindelettres/featured">Un grain de lettres</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212586/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Azélie Fayolle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après le « male gaze » de Laura Mulvey, le récent « female gaze » d’Iris Brey, la chercheuse Azélie Fayolle propose le concept de « feminist gaze ».Azélie Fayolle, Chercheuse en littérature, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2097312023-08-22T20:51:27Z2023-08-22T20:51:27ZJouer avec des poupées ultraminces influence-t-il l’estime de soi des petites filles ?<p>Les poupées font partie des cultures humaines depuis des millénaires. Les plus anciennes qui sont connues, en bois, <a href="http://www.historyofdolls.com/">datent de l’an 2000 avant Jésus-Christ</a>. Aujourd’hui, les <a href="http://www.historyofdolls.com/doll-history/history-of-fashion-dolls/">poupées mannequins</a> font partie des jouets d’enfants les plus plébiscités, <a href="https://www.nowblitz.com/blog/15-best-selling-toys-in-history/">Barbie</a> étant l’un des modèles les plus vendus de tous les temps.</p>
<p>Cependant, certaines de ces poupées mannequins les plus populaires ont un corps d’une <a href="https://www.huffpost.com/entry/the-scary-reality-of-a-re_b_845239">minceur</a> telle qu’elle ne pourrait jamais être atteinte ou maintenue par un être humain dans la vie réelle.</p>
<p>On sait que voir défiler des <a href="https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0048691">images de femmes minces</a> peut altérer la satisfaction qu’éprouvent des spectatrices pour leur apparence et renforcer la croyance que les corps minces seraient « parfaits » – c’est ce que l’on appelle internaliser l’idéal de minceur. Faut-il donc s’inquiéter des potentiels effets des poupées ultraminces sur les enfants dont l’image de soi est encore en construction ?</p>
<p>Dans une <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/33713909/">étude publiée par la revue <em>Body Image</em></a>, mes collègues et moi-même avons trouvé des preuves que les poupées ultraminces affectent les normes et idéaux corporels qu’elles se fixent. De plus, le fait de jouer ensuite avec des poupées d’apparence plus réaliste ne corrige pas ces effets – du moins pendant les courtes périodes de notre étude.</p>
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<a href="https://theconversation.com/fictions-pour-la-jeunesse-les-nouvelles-hero-nes-cassent-elles-vraiment-les-stereotypes-de-genre-169681">Fictions pour la jeunesse : les nouvelles héroïnes cassent-elles vraiment les stéréotypes de genre ?</a>
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<p>La fin de l’enfance et la préadolescence sont des étapes clés pour la prise de conscience de notre propre corps et de celui des autres, et c’est au cours de cette période que les filles commencent à manifester des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1740144518302584">préjugés contre les graisses</a>, à intérioriser un <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1740144512001301">idéal de minceur</a> et à <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/9781119171492.wecad192">se préoccuper de leur apparence</a>.</p>
<p>Grandir avec ces influences pourrait avoir un impact sérieux sur leur santé mentale et physique future. Être insatisfait ou insatisfaite de son corps et internaliser un idéal de minceur contribuent au développement de <a href="https://psycnet.apa.org/record/2001-11105-004">troubles de l’alimentation</a>, à la <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/135910530100600601">dépression</a> et <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1054139X05005410">au manque d’exercice</a>.</p>
<p>Les études portant sur l’influence des poupées ultraminces sur les jeunes filles ont donné des résultats mitigés. Parfois, elles ont montré que les filles qui jouaient avec ces poupées <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S174014451630208X">souhaitaient avoir elles-mêmes un corps plus mince</a>. D’autres études n’ont pas montré d’effet sur l’estime de soi, tout en soulignant néanmoins que cela provoquait <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1740144516300730">l’intériorisation d’un idéal de minceur</a>.</p>
<p>Jouer avec des poupées ultraminces peut également avoir des implications socioculturelles et psychologiques. Dans une étude, les filles qui jouaient avec ces poupées – quelle que soit la façon dont la poupée était habillée – semblaient s’imaginer <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11199-014-0347-y">moins de possibilités de carrière</a> que celles qui avaient joué avec des jouets sans ressemblance humaine, ou dans des groupes de garçons.</p>
<h2>Des styles de poupées plus ou moins réalistes</h2>
<p>Constatant la nécessité d’approfondir ce sujet, nous avons mené deux expériences. La première visait à déterminer ce que changeait le fait de jouer avec des poupées ultraminces plutôt qu’avec des poupées aux allures plus réalistes comme Dora et <a href="https://eu.lottie.com/">Lottie</a>. La seconde visait à déterminer si les effets étaient renversés quand les petites filles jouaient ensuite avec ces autres poupées, plus « réalistes » ou d’autres jouets.</p>
<p>Il est important de noter que nos études ont comporté des « tests de référence » : nous avons évalué les idéaux des enfants en matière de mensurations avant et après qu’ils ont joué avec les poupées. Nous avons demandé aux filles comment elles jugeaient leur propre corps, ce que serait leur corps idéal aujourd’hui puis à l’âge adulte.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-poupee-de-cosette-quand-victor-hugo-soulignait-limportance-du-jeu-pour-les-enfants-164096">La poupée de Cosette : quand Victor Hugo soulignait l’importance du jeu pour les enfants</a>
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<p>Lors de la première expérience, 31 fillettes âgées de 5 à 9 ans ont joué pendant cinq minutes avec des poupées ultraminces ou des poupées réalistes. Nous avons constaté que les filles qui jouaient avec des poupées ultraminces étaient moins satisfaites de leur corps et que les corps idéaux selon elles étaient significativement plus minces à la fin de la session qu’au début.</p>
<p>Celles qui avaient des poupées aux apparences plus réalistes se sont montrées plus satisfaites de leur propre apparence et leurs définitions du corps idéal ne changeaient pas. Ces résultats suggèrent qu’une courte période de jeu avec des poupées ultraminces peut avoir un impact sur les idéaux des jeunes filles et leur bien-être.</p>
<h2>Des représentations intériorisées par le jeu</h2>
<p>Dans notre deuxième expérience, nous avons voulu vérifier si le fait de jouer avec des poupées plus réalistes ou d’autres jouets comme de petites voitures pouvait compenser les effets négatifs causés par le fait de jouer avec des poupées ultraminces.</p>
<p>Dans le cadre de cette expérience, 46 fillettes âgées de 5 à 10 ans ont participé à deux sessions de jeu de trois minutes. Lors de la première, elles ont toutes joué avec des poupées ultraminces. Lors de la seconde, elles ont joué soit à nouveau avec des poupées ultraminces, soit avec des poupées plus réalistes, soit avec des voitures arborant des visages.</p>
<p>Les résultats ont reproduit l’une des principales conclusions de la première expérience. Le moi idéal des participantes semblait s’être considérablement aminci après la première séance de jeu. Mais, lors de la deuxième séance, il n’y a pas eu d’évolution significative de leurs représentations, quels que soient les jouets avec lesquels elles ont joué.</p>
<p>Cela suggère qu’une fois amorcé un changement de préférences pour un corps plus mince, jouer avec des poupées plus réalistes ou d’autres jouets ne peut le « réparer » dans l’immédiat.</p>
<p>Mes collègues et moi-même avons émis l’hypothèse que cette modification apparente des préférences pouvait résulter de plusieurs mécanismes psychologiques. L’un d’entre eux consiste à intérioriser les messages positifs que les poupées ultraminces créent autour de leurs mensurations. Par ailleurs, il existe des effets d’exposition visuelle plus « simples », par lesquels notre cerveau s’adapte à une nouvelle « norme » corporelle en se fondant sur ce qui est perçu.</p>
<p>Des <a href="https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0048691">recherches antérieures</a> ont montré que ces deux mécanismes peuvent fonctionner de pair, ce qui suggère que les poupées ultraminces peuvent agir sur les représentations des jeunes filles en alliant des éléments culturels et visuels. Combinées aux recherches antérieures, ces études confirment le risque potentiel que ces poupées mannequins représentent pour l’image de soi des filles.</p>
<p>Si les poupées ne sont pas la seule source d’influence à laquelle les filles sont exposées – la télévision, les films, les médias sociaux, leurs parents et leurs pairs jouent également un rôle important – réduire leur exposition globale aux images biaisées d’un idéal corporel peut les aider à se forger des représentations plus positives.</p>
<p>Les parents et éducateurs peuvent aider les jeunes filles à <a href="https://www.berealcampaign.co.uk/">se sentir plus à l’aise avec leur image</a> et leur <a href="https://www.amightygirl.com/blog">apprendre à aimer leur corps</a> en montrant eux-mêmes l’exemple de personnes sereines face à leurs apparences, mais ils peuvent aussi réfléchir aux jouets et aux médias qu’elles proposent à leurs enfants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209731/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lynda Boothroyd ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Certaines poupées « mannequins » ont des mensurations qui sont humainement irréalistes. Jouer avec ces poupées incite-t-il les petites filles à rêver d’être toujours plus minces ?Lynda Boothroyd, Professor in Psychology, Durham UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2115692023-08-16T14:18:13Z2023-08-16T14:18:13ZAfghanistan : la guerre des talibans contre les femmes est un apartheid des genres<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/542622/original/file-20230807-23-aa6m4j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C4992%2C3300&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un combattant taliban monte la garde pendant que des femmes attendent de recevoir des rations alimentaires distribuées par un groupe d’aide humanitaire, à Kaboul, en Afghanistan, en mai 2023.</span> <span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Ebrahim Noroozi, File)</span></span></figcaption></figure><p>Le <a href="https://www.pbs.org/newshour/world/afghanistan-marks-1-year-anniversary-of-taliban-takeover">deuxième anniversaire de la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan</a> approche à grands pas. Depuis lors, les femmes afghanes sont <a href="https://www.hrw.org/news/2022/01/18/afghanistan-taliban-deprive-women-livelihoods-identity">privées des droits de la personne les plus fondamentaux</a> dans ce qui ne peut être décrit que comme un apartheid de genre. </p>
<p>Ce n’est qu’en qualifiant la situation en Afghanistan de crime contre l’humanité que la communauté internationale pourra légalement lutter contre la discrimination systématique dont sont victimes les femmes et les jeunes filles de ce pays.</p>
<p>L’éradication des femmes de la sphère publique est au cœur de l’idéologie talibane. Les institutions de défense des droits de la femme en Afghanistan, notamment le ministère des Affaires féminines, ont été démantelées, tandis qu’on rétablissait le redoutable <a href="https://www.bbc.com/news/world-asia-58600231">ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice</a>. </p>
<p>La Commission indépendante des droits de la personne en Afghanistan a été dissoute et la constitution de 2004 abrogée ; la législation garantissant l’égalité entre les hommes et les femmes <a href="https://hrlr.law.columbia.edu/files/2022/12/Bennoune-Finalized-12.09.22.pdf#page=9">a quant à elle été invalidée</a>. </p>
<p><a href="https://www.amnesty.org/en/latest/research/2022/07/women-and-girls-under-taliban-rule-afghanistan/">Aujourd’hui, les femmes afghanes</a> n’ont pas accès à l’enseignement supérieur, elles ne peuvent pas quitter la maison sans un chaperon masculin, elles ne peuvent pas travailler, sauf dans le secteur de la santé et dans certaines entreprises privées ; les <a href="https://www.nytimes.com/2023/07/25/world/asia/taliban-beauty-salons-afghanistan.html">parcs, les salles de sport et les salons de beauté leur sont interdits</a>.</p>
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<img alt="Un salon de beauté fermé" src="https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/541722/original/file-20230808-17-u58pge.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Vue panoramique d’un salon de beauté fermé dans la ville de Kaboul, en Afghanistan, en juillet 2023. Les talibans ont fermé tous les salons de beauté en Afghanistan.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Siddiqullah Khan)</span></span>
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<h2>Femmes ciblées</h2>
<p>Sur les quelque 80 décrets promulgués par les talibans, 54 <a href="https://feminist.org/our-work/afghan-women-and-girls/taliban-edicts/">ciblent particulièrement les femmes</a>, restreignant gravement leurs droits <a href="https://www.princeton.edu/events/2023/afghanistan-under-taliban-state-gender-apartheid">et violant</a> les obligations internationales de l’Afghanistan ainsi que ses lois constitutionnelles et nationales antérieures. </p>
<p>Les talibans <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/02/19/afghan-women-suffer-under-taliban/">ne semblent pas inquiétés</a>, continuant là où ils s’étaient arrêtés il y a 20 ans, lorsqu’ils ont pris le pouvoir pour la première fois. Les résultats de leurs ambitions sont presque apocalyptiques. </p>
<p>L’Afghanistan est confronté à l’une des <a href="https://www.hrw.org/news/2023/05/15/hard-choices-afghanistans-humanitarian-crisis#:%7E:text=Afghanistan%20a%20largement%20disparu%20de,les%20filles%20restent%20les%20plus%%C3%A0%risque.">pires crises humanitaires du monde</a>. Environ <a href="https://www.rescue.org/article/afghanistan-entire-population-pushed-poverty">19 millions</a> de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, tandis que plus de <a href="https://www.hrw.org/news/2022/08/04/afghanistan-economic-crisis-underlies-mass-hunger">90 %</a> des Afghans la ressentent sous une forme ou une autre, les <a href="https://reliefweb.int/report/afghanistan/wfp-afghanistan-situation-report-18-january-2023">ménages dont le chef de famille est une femme et les enfants</a> étant les plus touchés. </p>
<p>La violence fondée sur le genre a augmenté de façon exponentielle, avec à la clef une impunité pour les auteurs et un manque de soutien pour les victimes, tandis que les minorités ethniques, religieuses et sexuelles subissent une <a href="https://reliefweb.int/report/afghanistan/situation-human-rights-afghanistan-report-special-rapporteur-situation-human-rights-afghanistan-richard-bennett-ahrc5284-advance-edited-version">persécution acharnée</a>. </p>
<p>Cette triste réalité souligne la nécessité urgente d’aborder la <a href="https://spia.princeton.edu/sites/default/files/2023-02/SPIA_NaheedRangita_PolicyBrief_07.pdf#page=3">manière dont les préjudices civils, politiques, socio-économiques et fondés sur le genre</a> sont interconnectés.</p>
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<img alt="Une femme portant un niqab bleu nourrit un bébé au biberon. Un autre bébé s’agite en arrière-plan" src="https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/541521/original/file-20230807-25161-ue4ret.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des mères et des bébés souffrant de malnutrition attendent de recevoir de l’aide et des examens dans une clinique humanitaire internationale à Kaboul, en Afghanistan, en janvier 2023.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Ebrahim Noroozi)</span></span>
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</figure>
<h2>Crime de droit international</h2>
<p>Karima Bennoune, universitaire algérienne et américaine spécialisée dans le droit international, a préconisé de reconnaître l’apartheid de genre comme un <a href="https://hrlr.law.columbia.edu/hrlr/the-international-obligation-to-counter-gender-apartheid-in-afghanistan/">crime au regard du droit international</a>. Cette reconnaissance découlerait des engagements juridiques internationaux des États en matière d’égalité des sexes et du <a href="https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/gender-equality/">cinquième objectif de développement durable des Nations unies</a> visant à atteindre l’égalité des sexes à l’échelle mondiale d’ici 2030. </p>
<p>La criminalisation de l’apartheid de genre fournirait à la communauté internationale un cadre juridique puissant pour répondre efficacement aux abus des talibans. Si les <a href="https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2023-01-12/the-secretary-generals-remarks-the-security-council-the-promotion-and-strengthening-of-the-rule-of-law-the-maintenance-of-international-peace-and-security-the-rule-of">Nations unies ont déjà qualifié la situation en Afghanistan d’apartheid de genre</a>, ce terme n’est actuellement pas reconnu par le <a href="https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/instruments/rome-statute-international-criminal-court">Statut de Rome de la Cour pénale internationale</a> comme faisant partie des pires crimes internationaux.</p>
<p>Lors de la présentation de son rapport au Conseil des droits de la personne des Nations unies, <a href="https://news.un.org/en/story/2023/06/1137847">Richard Bennett</a> – le rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits de la personne en Afghanistan – a déclaré :</p>
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<p>Une discrimination grave, systématique et institutionnalisée à l’encontre des femmes et des filles est au cœur de l’idéologie et du pouvoir des talibans, ce qui fait craindre qu’ils ne soient responsables d’un apartheid fondé sur le genre. </p>
</blockquote>
<p>La criminalisation de l’apartheid de genre à l’échelle mondiale permettrait à la communauté internationale de s’acquitter de son obligation de réagir efficacement et de tenter de l’éradiquer définitivement. Elle fournirait les outils juridiques nécessaires pour garantir le respect des engagements internationaux en matière de droits des femmes dans tous les aspects de la vie.</p>
<p><a href="https://www.arabnews.com/node/2324266/world">Shaharzad Akbar</a>, directrice du <a href="https://rawadari.org/">groupe Rawadari pour la défense des droits de la personne</a> et ancienne présidente de la Commission indépendante des droits de la personne en Afghanistan, a exhorté le Conseil des droits de la personne à reconnaître que la situation en Afghanistan en est une d’apartheid fondé sur le genre.</p>
<p>Elle souligne que « les talibans ont transformé l’Afghanistan en un véritable cimetière des ambitions, des rêves et du potentiel des femmes et des jeunes filles afghanes ». </p>
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<h2>Soutien de l’Afrique du Sud</h2>
<p>Un certain nombre de défenseurs afghans des droits des femmes ont également demandé <a href="https://www.ohchr.org/fr/news/2023/06/human-rights-council-opens-fifty-third-session-hears-presentation-annual-report-high">l’inclusion de l’apartheid de genre dans le projet de convention des Nations unies sur les crimes contre l’humanité</a>. </p>
<p>Plus remarquable encore, <a href="https://ishr.ch/latest-updates/hrc53-un-experts-open-council-session-with-dedicated-discussion-on-the-situation-of-women-girls-in-afghanistan/">Bronwen Levy</a>, représentante de l’Afrique du Sud au Conseil de sécurité, a exhorté la communauté internationale à « prendre des mesures contre ce que le rapport (de M. Bennett) décrit comme un apartheid de genre, tout comme elle l’a fait pour soutenir la lutte de l’Afrique du Sud contre l’apartheid racial ». </p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1671121452731359232"}"></div></p>
<p>Ailleurs, la <a href="https://www.europarl.europa.eu/delegations/en/joint-statement-of-2-february-2023-women/product-details/20230203DPU35201">présidente de la Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres du Parlement européen, ainsi que le chef de sa délégation pour les relations avec l’Afghanistan</a>, ont qualifié la situation de l’Afghanistan d’« inacceptable » et représentant un apartheid de genre.</p>
<p>Chaque fois qu’un système d’apartheid apparaît, c’est un échec de la communauté internationale. Le contexte afghan doit l’obliger à répondre efficacement à la persécution des femmes. </p>
<p>Reconnaître que le régime taliban est un apartheid de genre n’est pas seulement crucial pour les Afghans, il l’est tout autant pour la <a href="https://hrlr.law.columbia.edu/files/2022/12/Bennoune-Finalized-12.09.22.pdf#page=11">crédibilité de l’ensemble du système des Nations unies</a>. Comme l’a fait remarquer au Conseil de sécurité la militante afghane des droits de la personne <a href="https://press.un.org/en/2023/sc15222.doc.htm">Zubaida Akbar</a> :</p>
<blockquote>
<p>Si vous ne défendez pas les droits des femmes ici, vous n’avez aucune crédibilité pour le faire ailleurs. </p>
</blockquote>
<p>Les deux années atroces des talibans depuis leur arrivée au pouvoir en Afghanistan nous ont appris que les initiatives classiques en matière de droits de la personne, bien que primordiales, ne suffisent pas à lutter contre l’apartheid de genre. Le monde a besoin d’une action collective internationale inflexible pour mettre fin à la guerre contre les femmes. Pas dans deux mois. Pas dans deux ans. Maintenant.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211569/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vrinda Narain est membre du conseil d'administration de Women Living Under Muslim Laws (WLUML), un réseau transnational de recherche et de solidarité.</span></em></p>Les deux années de règne des talibans en Afghanistan nous ont appris que les initiatives classiques en matière de droits de la personne ne suffisent pas à lutter contre l’apartheid de genre.Vrinda Narain, Associate Professor, Faculty of Law, Centre for Human Rights and Legal Pluralism, McGill UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2026552023-08-09T19:22:30Z2023-08-09T19:22:30ZNietzsche, fervent opposant à l’émancipation de la femme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/540746/original/file-20230802-29-jn1kxg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C73%2C538%2C621&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait of Friedrich Nietzsche</span> </figcaption></figure><p>Longtemps, les philosophes ont ignoré les différences sexuelles, ne les considérant pas comme un objet d’études. Alors, lorsqu’il fait appel à la distinction entre le masculin et le féminin, Nietzsche inaugure une façon de réfléchir sur les relations humaines qui pourrait être considérée, dans une certaine mesure, comme sexuée.</p>
<p>Il est vrai qu’à son époque certains penseurs ont pris la défense du mouvement de l’émancipation féminine. C’est le cas de <a href="https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2020-4-page-69.htm">John Stuart Mill</a>, qui a écrit des textes en faveur de l’indépendance des femmes bien connus de Nietzsche. Mais à la différence de Mill, Nietzsche mène un combat <em>contre</em> le mouvement de l’émancipation féminine, qui s’avérera sans merci.</p>
<p>Ses écrits contiennent pléthore de remarques au sujet des femmes : certaines relèvent du cliché, d’autres d’une analyse complexe et raffinée de la condition humaine sous le prisme du genre ; il mentionne la condition féminine dans des digressions éparses comme dans des passages très argumentés. Ses réflexions sur ce thème n’ont pas une place marginale dans son œuvre ; elles ne sauraient se réduire à des préférences personnelles et moins encore à des égarements ponctuels. Bien au contraire, dans mon dernier livre <em>Les ambivalences de Nietzsche. Types, images et figures féminines</em>, je défends l’idée <a href="http://www.editionsdelasorbonne.fr/fr/livre/?GCOI=28405100185200">qu’elles s’inscrivent pleinement dans son entreprise philosophique</a>.</p>
<p>À l’exception de ses premiers textes, les considérations de Nietzsche sur les femmes sont présentes un peu partout dans son œuvre. Elles se trouvent, par exemple, dans de nombreux aphorismes d’<em>Humain, trop humain</em>, dans une séquence de paragraphes du second livre du <em>Gai savoir</em>, dans plusieurs discours d’<em>Ainsi parlait Zarathoustra</em>, dans un groupe de paragraphes de <em>Par-delà bien et mal</em> et dans un certain nombre de passages du <em>Crépuscule des idoles</em>. Étant donné l’objet d’étude choisi ici, je porterai mon attention en particulier aux passages de <em>Par-delà bien et mal</em>, où Nietzsche s’en prend aux femmes qui aspirent à devenir indépendantes.</p>
<h2>Un duel impossible</h2>
<p>Dans le paragraphe 238 de ce livre, <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-238%5D">Nietzsche affirme</a> qu’il y a « l’antagonisme le plus abyssal » entre hommes et femmes. « Se méprendre sur le problème fondamental de ‘l’homme et de la femme’, nier l’antagonisme le plus abyssal et la nécessité d’une tension irréductible, rêver peut-être de droits égaux, d’éducation égale, de privilèges et de devoirs égaux : voilà un signe typique de platitude intellectuelle ».</p>
<p>Ce faisant, il pourrait très bien laisser entendre que l’homme et la femme établissent une relation conflictuelle. Dans son optique, concevoir l’existence comme un duel loyal est une condition inhérente à ce qui est noble. Mais depuis ses premiers textes, Nietzsche affirme qu’il ne peut y avoir de lutte quand on méprise l’antagoniste et il n’y a pas de raison de lutter quand on le domine. D’où il s’ensuit que, pour le philosophe, la relation entre hommes et femmes ne serait pas conçue comme un affrontement entre deux positions qui s’excluent. Car la lutte doit toujours avoir lieu <em>inter pares</em>.</p>
<p>Comment comprendre alors « l’antagonisme le plus abyssal et la nécessité d’une tension irréductible » entre hommes et femmes ? Comment envisager le caractère agonistique d’une telle relation ?</p>
<h2>« Considérer la femme comme une possession »</h2>
<p>Au premier abord, on pourrait supposer que Nietzsche incite les femmes à provoquer les hommes en duel, car il souhaite qu’elles ne se comportent pas comme des hommes, mais qu’elles ne se laissent pas non plus subjuguer par eux. Néanmoins, en se prononçant sur la façon dont on doit envisager la femme, il affirme qu’un homme profond, bienveillant, rigoureux et dur « ne pourra jamais penser à la la femme que de manière orientale : il lui faut concevoir la femme comme une possession, comme un bien qu’il convient d’enfermer, comme quelque chose qui est prédestiné à servir et trouve là son accomplissement ». En somme, un tel homme concevra la femme comme <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-238">prédestinée à la sujétion</a>. Nietzsche n’hésite donc pas à se montrer contraire du mouvement d’émancipation de la femme déjà présent à son époque.</p>
<p>Il faut tout de même souligner que, dans ses écrits, le philosophe ne s’adresse pas aux femmes. C’est vers les hommes qu’il se tourne et, en particulier, vers les hommes qui, comme lui-même, réfléchissent sur les femmes, et il leur explique comment il faut les traiter. Le passage cité exige notre attention. En envisageant la femme à la « manière orientale », Nietzsche privilégie « la formidable raison de l’Asie » et s’éloigne de l’histoire de la philosophie européenne. Lorsqu’il s’adresse à ses pairs, il fait l’éloge de « la supériorité de l’instinct de l’Asie » et combat ainsi la philosophie occidentale qui a toujours pris pour modèle l’homme européen. Quand il s’agit de savoir comment traiter les femmes, Nietzsche s’en tient à encourager ses congénères à procéder de façon similaire à celle de l’homme asiatique.</p>
<p>Dans l’optique nietzschéenne, depuis la Révolution française, la société européenne considère comme moral de soumettre l’individu aux nécessités générales. Décadente, elle proclame que son bonheur consiste à devenir utile à tous, en supprimant son caractère singulier et en se convertissant tout simplement en un membre de la « masse grégaire ». Voilà pourquoi elle favorise l’apparition des mouvements comme celui de l’émancipation féminine – contre lequel le philosophe s’insurge.</p>
<h2>Une émancipation « décadente »</h2>
<p>Nietzsche pense que l’influence de la femme a diminué en Europe <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">dans la mesure où ses droits se sont accrus</a>. Pour lui, ce n’est pas un hasard si les femmes, qui veulent égaler les hommes, commettent une erreur de calcul. Cherchant à acquérir des droits, elles réduisent leur sphère d’influence. Car tandis que les droits ont à voir avec la société qui se forme après la Révolution française, l’influence concerne celle qui lui préexistait.</p>
<p>Nietzsche pense qu’à la différence des organisations sociales basées sur l’idée d’une hiérarchie, comme celles de l’Asie, de la Grèce ancienne ou de la France pendant l’ancien régime, la société européenne de son époque s’oriente de plus en plus rapidement vers l’uniformisation. Il dénonce alors la tendance égalitaire de l’Europe des temps modernes : <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">« À aucune époque le sexe faible n’a été traité par les hommes avec autant d’égards qu’à notre époque – cela est un trait spécifique du penchant et du goût fondamental de la démocratie »</a>.</p>
<p>Nietzsche estime qu’il se prononce en faveur des femmes en les avertissant que l’émancipation qu’elles souhaitent contribue à affaiblir leurs caractéristiques et leurs particularités. On pourrait argumenter qu’en effet, lorsqu’elles revendiquent l’égalité de droits depuis la Révolution française, les femmes pensent que la société industrielle ne procède à aucune discrimination sexuelle. Mais elles se trompent, quand elles imaginent, en se fiant à l’idée d’une universalité abstraite, que cette société considère tous les citoyens comme des travailleurs et des consommateurs de manière indifférenciée.</p>
<p>Les femmes constatent alors – <a href="https://journals.openedition.org/clio/199">comme l’ont démontré Geneviève Fraisse et Michelle Perrot</a> – basée sur une stricte séparation entre la production de biens et la gestion du foyer, la société industrielle se maintient grâce aux activités qu’elle assigne aux femmes, dès les tâches ménagères, à commencer par la génération et le soin des enfants, jusqu’au soutien apporté aux hommes. Mais, convaincues que « liberté, égalité, fraternité » concerne tous les êtres humains, elles revendiquent alors l’égalité des droits. Et elles se trompent une fois de plus, lorsqu’elles supposent que la devise révolutionnaire s’applique à elles aussi. Les femmes perçoivent ainsi le divorce entre les discours et les pratiques : les principes révolutionnaires inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne vont pas au-delà des frontières de la masculinité.</p>
<p>Dans la perspective nietzschéenne, enthousiasmées par la Révolution française, les femmes se sont affaiblies. D’où il s’ensuit <a href="http://www.nietzschesource.org/--eKGWB/JGB-239">qu’« il y a de la stupidité dans ce mouvement » de l’émancipation féminine</a>. Les femmes qui souhaitent égaler les hommes, s’appliquent à lire et à écrire et renoncent ainsi à « une humilité fine et rusée ». Elles mettent en cause des images idéalisées et sapent la croyance masculine dans « l’éternel féminin ». Leur refus de se comporter « tel un animal domestique fort délicat, curieusement sauvage et souvent plaisant » dissuade les hommes de les traiter avec attention et de les prendre sous leur protection. Elles négligent ainsi les armes qui leur ont permis de remporter tant de victoires. Mais il faudrait souligner que ce sont précisément les armes qui, en général, sont imputées aux faibles. En faisant appel aux clichés associés au féminin, Nietzsche s’emploie à dénoncer ce qui, à ses yeux, est une stratégie de domination de la part des femmes. En insistant sur leur astuce et leur pouvoir de séduction et en les voyant excellentes dans l’art de manipuler, il se rend complice de la dépréciation dont elles sont l’objet depuis des siècles.</p>
<p>Les éléments réunis ici me permettent de conclure que, si Nietzsche critique les femmes parce qu’elles exigent l’égalité de droits, il n’est pas prêt à lutter contre ce qui les conduit à la revendiquer ni contre ce qui les empêche de l’obtenir. Bien au contraire, en prônant une image traditionnelle de la femme, il n’hésite pas à mener un combat sans merci contre le mouvement d’émancipation féminine.</p>
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<span class="caption">Les ambivalences de Nietzsche.</span>
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</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/202655/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Scarlett Marton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À l’exception de ses premiers textes, les considérations de Nietzsche sur les femmes sont présentes un peu partout dans son œuvre. Et le philosophe s’opposait fermement à leur émancipation.Scarlett Marton, Philosophe, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.