tag:theconversation.com,2011:/id/topics/theorie-economique-22577/articlesthéorie économique – The Conversation2024-02-01T14:55:47Ztag:theconversation.com,2011:article/2222072024-02-01T14:55:47Z2024-02-01T14:55:47ZLes « vieilles bouteilles » de Keynes : quelle politique de relance pour éviter la guerre ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/571916/original/file-20240129-23-hfwncg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Keynes aimait inventer de brèves histoires pour incarner ses théories.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/chartrain/5987458828">Flickr/Patrick Chartrain</a></span></figcaption></figure><p>L’imminence d’une invasion alien fonctionnerait-elle comme remède à la crise économique ? C’est l’insolite fiction suggérée par l’économiste Paul Krugman lors d’un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=KZcJDZSy1Go">débat télévisé</a> de 2011 l’opposant à Kenneth Rogoff, lequel se montrait des plus sceptiques quant à la désirabilité de nouvelles dépenses publiques pour surmonter la crise de l’époque.</p>
<p>Alors que Krugman soutenait que l'invasion alien motiverait de lourdes dépenses publiques qui résoudraient rapidement la crise, Rogoff l’interrompit, railleur : « nous avons besoin d’Orson Welles, c’est ce que vous dites ? », faisant implicitement référence au <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/la-guerre-des-mondes-histoire-d-un-canular-radiophonique-8705326">canular radiophonique de 1938</a> du cinéaste qui annonçait le débarquement des extraterrestres en direct sur les ondes de la CBS.</p>
<p>En vérité, Krugman avait en tête un autre conteur en la personne de John Maynard Keynes.</p>
<h2>« Vieilles bouteilles »</h2>
<p>Face aux moqueries suscitées par son histoire d’alien, Krugman s’expliqua quelques jours plus tard sur son <a href="https://archive.nytimes.com/krugman.blogs.nytimes.com/2011/08/24/coalmines-and-aliens/">blog</a>, soulignant qu’il ne faisait qu’esquisser une « version actualisée » de l’apologue de Keynes dit des « vieilles bouteilles ».</p>
<p>Plus profondément, le scepticisme de Rogoff à l’égard de l’argument de Krugman illustre le rejet des économistes <em>mainstream</em> vis-à-vis d’une proposition de politique économique qu’ils attribuent généralement à Keynes, à savoir l’idée que « le gouvernement devrait payer les gens pour qu’ils creusent des trous dans le sol et les rebouchent ensuite ».</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/KZcJDZSy1Go?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Extrait du débat entre Paul Krugman et Kenneth Rogoff.</span></figcaption>
</figure>
<p>Le prétendu argument de la <a href="https://theconversation.com/relance-economique-sommes-nous-vraiment-tous-devenus-keynesiens-140097">relance keynésienne indiquerait</a> que toute dépense publique, même inutile et dispendieuse, réactiverait la demande globale par le biais du multiplicateur.</p>
<p>En réalité, Keynes n’a jamais utilisé cette expression qui lui ait pourtant si souvent attribuée (par ses détracteurs comme par ses partisans). Et si nous examinons de plus près ce que Keynes a imaginé dans sa <a href="http://gesd.free.fr/keynes36f.pdf"><em>Théorie générale</em></a> de 1936, le lecteur est mis face à une situation tout à fait différente :</p>
<blockquote>
<p>« Si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque de vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines de charbon désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et ensuite laissait à l’entreprise privée le soin de déterrer les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire… il n’y aurait plus de chômage. »</p>
</blockquote>
<p>Dans ce passage, Keynes soutenait que les pouvoirs publics devaient créer une situation dans laquelle les gens sont si enthousiastes qu’ils seraient, en quelque sorte, prêts à payer et à dépenser leur énergie pour creuser des trous dans le sol. Rien n’est donc plus contraire à l’argument de Keynes que l’idée d’engager des entrepreneurs et des travailleurs dans des activités sans but, comme creuser des trous un jour pour les reboucher le lendemain.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/relance-economique-sommes-nous-vraiment-tous-devenus-keynesiens-140097">Relance économique : sommes-nous vraiment tous devenus keynésiens ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Plutôt, pour sortir de la crise, le gouvernement doit entreprendre des interventions publiques destinées à raviver les esprits animaux et à s’appuyer sur le besoin naturel d’action des gens, comme lors d’une ruée vers l’or ; une solution bien plus souhaitable que son alternative – envisagée par Krugman sous la forme d’une invasion alien – la guerre.</p>
<h2>Prendre les vieilles bouteilles pour argent comptant</h2>
<p>S’agit-il avec cet apologue des vieilles bouteilles d’un raisonnement par l’absurde pour moquer le Trésor et favoriser des dépenses publiques massives et utiles ? C’est vraisemblablement en partie le cas, le goût de Keynes pour l’ironie étant de notoriété publique. Mais dans le même temps, Keynes souligne lui-même que « des difficultés politiques et pratiques s’opposent » à une telle politique raisonnable de dépense pour sortir d’une crise économique.</p>
<p>Premièrement, les investissements utiles (tels des logements) prennent du temps et sont difficiles à mettre en œuvre à court terme. Deuxièmement, les investissements partiellement utiles (comme l’entretien des infrastructures) ne sont pas acceptés facilement par les esprits conservateurs du Trésor. Troisièmement, les projets du gouvernement peuvent avoir des effets négatifs sur les agents économiques et les déprimer (une politique dispendieuse aujourd’hui se paiera demain en hausse de taxe).</p>
<p>Par contraste, la politique envisagée dans la parabole des vieilles bouteilles offre précisément une solution à ces trois problèmes en même temps.</p>
<p>Premièrement, dans cette narration, tous les éléments permettant de mettre de l’argent à la disposition des acteurs sont immédiatement disponibles. Les trous n’ont pas besoin d’être creusés car ils sont déjà là sous la forme de mines de charbon « désaffectées ». Les bouteilles dans lesquelles sont mis les billets sont « vieilles », c’est-à-dire déjà produites et ayant rempli leur fonction initiale. Enfin, les bouteilles sont recouvertes de « détritus urbains » que l’on peut également se procurer directement, facilement et de manière répétée (et tout cela ne coûte presque rien au gouvernement).</p>
<p>Deuxièmement, le procédé des vieilles bouteilles ne craint pas le défi de la rentabilité en tant qu’investissement partiellement utile, car celles-ci ressemblent symboliquement à l’extraction d’or, une sorte de dépense totalement inutile qui est pourtant bien acceptée par le Trésor au-delà de tout calcul rationnel. Pour Keynes en effet, « l’analogie entre le stratagème des vieilles bouteilles et les mines d’or du monde réel est complète ».</p>
<p>Troisièmement, ce procédé ne risque pas de déprimer les esprits animaux, mais au contraire de les exciter, comme nous le montrons dans un récent <a href="https://academic.oup.com/cje/advance-article-abstract/doi/10.1093/cje/beae001/7577987">article de recherche</a>.</p>
<h2>Réanimer les esprits animaux</h2>
<p>Comment une politique peut-elle réanimer les esprits animaux et faire entrer les individus dans un état d’euphorie ? En enterrant des billets de banque, le Trésor lancerait en quelque sorte une course aux billets, une forme de chasse au trésor, une loterie, voire une nouvelle ruée vers l’or. L’attrait de l’extraction d’une pépite d’or sous la forme d’une bouteille remplie de monnaie incite les entrepreneurs à emprunter à nouveau, et les banquiers à prêter à nouveau.</p>
<p>En outre, les entrepreneurs et les investisseurs doivent entreprendre toute une série d’opérations pour déterrer les bouteilles : ils dépensent d’abord (évitant la thésaurisation). Et poussés par un irrésistible attrait pour le jeu, ils sont tentés de dépenser plus qu’ils ne déterreront réellement. Tout comme lors d’une ruée vers l’or, les pionniers dépensaient généralement plus qu’ils ne gagnaient ; et de nouvelles entreprises commerciales ont fleuri autour de l’activité minière donnant finalement naissance à de nouvelles villes, telle San Francisco.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Affiche de l’époque de la ruée vers l’or" src="https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/571912/original/file-20240129-27-bzqy9n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Lors d’une ruée vers l’or, les pionniers dépensaient généralement plus qu’ils ne gagnaient.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.m.wikipedia.org/wiki/File:California_Clipper_500.jpg">G.F. Nesbitt</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En stimulant les esprits animaux, ce type de politique permet à l’<a href="https://theconversation.com/investissements-publics-pourquoi-il-faut-relire-keynes-75478">effet multiplicateur</a> de fonctionner pleinement. L’investissement total est bien plus important que la somme initiale placée par le Trésor (<em>via</em> une plus forte incitation à investir). Et du fait de l’excitation générée par la ruée vers l’or, la propension globale des individus à consommer augmente également.</p>
<h2>Éviter la guerre</h2>
<p>À travers son apologue des vieilles bouteilles, Keynes proposait un modèle alternatif à la politique de relance la plus assidûment suivie au cours de l’histoire : la guerre. Aussi en prenant l’exemple d’une invasion alien, le sens du message originel de Keynes a été inversé par Krugman.</p>
<p>D’ailleurs, si les guerres permettent de sortir d’une crise économique, ce n’est pas seulement grâce à l’acceptation par le Trésor de larges dépenses publiques (comme envisagée par ce dernier), mais surtout grâce à la tension psychologique collective qui permet des efforts extraordinaires. Éviter la guerre comme solution à la crise économique, c’est alors être capable de produire ce type de tension psychologique extrême durant une période de paix, comme ce fut le cas lors des ruées vers l’or.</p>
<p>En définitive, les guerres et les ruées vers l’or aboutissent à un résultat comparable en termes d’augmentation de la demande globale, bien qu’elles s’appuient sur des dynamiques psychologiques opposées avec des résultats sociopolitiques contrastés.</p>
<p>D’une part, les guerres, jouant sur la peur et l’esprit de cohésion nationale, substituent la consommation privée à la consommation publique pour soutenir l’effort militaire. Ce type de dépense fut d’ailleurs largement mobilisé en temps de paix pour préparer la guerre par Hitler, lors par exemple de la construction des autoroutes allemandes initiée en 1933.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Le chancelier allemand Adolf Hitler inaugure le chantier d’une autoroute en 1933" src="https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/571913/original/file-20240129-15-ul78i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le chancelier allemand Adolf Hitler inaugure le chantier d’une autoroute en 1933.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bundesarchiv_Bild_183-R27373,_Reichsautobahn,_Adolf_Hitler_beim_1._Spatenstich,_bei_Frankfurt.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>D’autre part, la ruée artificielle vers l’or, jouant sur l’effervescence et le goût des gens pour le jeu, repose sur l’effet de levier d’une petite dépense publique générant une dépense privée beaucoup plus importante ; aussi une telle intervention peut être aussi minimale que possible. Ajoutons qu’en temps de guerre, l’effet multiplicateur est généralement très faible en raison de la sous-consommation privée (réduction de la propension à consommer). Aussi pour obtenir un effet comparable à celui d’une ruée vers l’or, les dépenses publiques doivent être bien plus élevées.</p>
<h2>Place aux enthousiastes !</h2>
<p>Certes, Keynes n’envisage pas de mettre en place des ruées vers l’or à proprement parler (charriant de graves problèmes sociaux). Keynes met plutôt en avant les principes généraux d’une intervention publique efficace en cas de crise. La question qu’on est naturellement amené à se poser est la suivante : mais alors quelle forme tangible devrait prendre une ruée artificielle vers l’or ?</p>
<p>Question cruciale pour les gouvernants, mais pas pour ceux qui, comme Keynes, voulaient énoncer des principes économiques généraux. Néanmoins, lorsqu’il se risque à donner quelques détails, Keynes insiste sur le fait que la politique d’expansion devrait être aussi décentralisée que possible, émanant principalement des autorités locales ainsi que des agents privés eux-mêmes, notamment sous la forme « d’une masse de projets divers, pas individuellement de première grandeur » mais incluant les « projets multiples et variés des enthousiastes ». Ces projets échapperaient d’ailleurs au contrôle direct de l’État, dans la mesure où ce dernier devrait les financer même s’il est dans l’incapacité de les évaluer.</p>
<p>En définitive, prendre Keynes au mot, c’est tracer une voie pour sortir de l’issue tragique de la guerre. À cette fin, des ruées artificielles vers l’or devraient prendre la forme d’une multitude et de la plus grande variété de projets enthousiasmants ; parce que la guerre détruit les villes là où une ruée vers l’or les aide à naître.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222207/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Dans ces travaux, l’économiste britannique suggérait aux États d’encourager des « ruées vers l’or » afin de revitaliser l’activité, rejetant les conflits armés comme solution.Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’AzurMichele Bee, Ricercatore Universitario, University of SalentoLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2222932024-01-31T15:56:55Z2024-01-31T15:56:55ZCe que la crise agricole révèle des contradictions entre objectifs socio-écologiques et compétitivité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/572129/original/file-20240130-23-8baqqc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=32%2C14%2C1964%2C1227&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation des agriculteurs français en Occitanie, en janvier 2024.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Blocage_de_la_N124_par_les_paysans_occitans_%C3%A0_L%27Isle-Jourdain_%2802%29.jpg">Wikimedia commons/Raymond Trencavel</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>En 1960, décennie où la modernisation et l’industrialisation agricole bat son plein, l’économiste canadien Robert Mundell proposait de représenter les nouvelles contraintes qui s’appliquent aux économies nationales dans un contexte mondialisé.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Triangle d’incompatibilité de Robert Mundell (1960)" src="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Triangle d’incompatibilité de Robert Mundell (1960).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_d%27incompatibilit%C3%A9#/media/Fichier:Triangle_d'incompatibilit%C3%A9.svg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Selon le <a href="https://academic.oup.com/qje/article-abstract/74/2/227/1864456?redirectedFrom=fulltext">triangle d’incompatibilité</a> qu’il formule, une économie ne peut concilier :</p>
<ul>
<li><p>un régime de change fixe ;</p></li>
<li><p>l’indépendance de sa politique monétaire ;</p></li>
<li><p>une mobilité parfaite des capitaux.</p></li>
</ul>
<p>Ces dimensions sont compatibles deux à deux mais l’introduction du troisième élément vient nécessairement contrevenir aux deux autres ; toute tentative de maintenir les trois mène à des crises.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Triangle d’incompatibilité de Dani Rodrik (2002).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_d%27incompatibilit%C3%A9_de_Rodrik#/media/Fichier:Trilemme_Rodrik_1992.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 2002, l’économiste turc Dani Rodrik formulait un <a href="https://www.nber.org/system/files/working_papers/w9129/w9129.pdf">autre triangle d’incompatibilité</a>, soulignant cette fois les contraintes politiques découlant de la globalisation capitaliste et pesant sur l’action des États et/ou les institutions démocratiques.</p>
<p>Ces deux triangles, s’appliquant pour l’un à la dimension macrofinancière et pour l’autre à la dimension institutionnelle et politique des effets de la mondialisation, soulignent les contraintes structurelles nées de l’ouverture tous azimuts des économies nationales, la <a href="https://journals.openedition.org/lectures/17161?lang=en">perte de capacité d’action qu’il en coûte aux États</a> et le <a href="https://press.princeton.edu/books/paperback/9781935408543/undoing-the-demos">risque pour les démocraties</a> qui en découle.</p>
<h2>Dilemme socio-écologique</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Trilemme d’incompatibilité « de l’Anthropo-capitalocène ».</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La crise agricole qui se déroule actuellement en France comme dans le reste de l’Europe révèle un triangle d’incompatibilité plus fondamental encore : celui de l’Anthropo-capitalocène. Dans ce trilemme, on ne peut tenir ensemble (a) la bifurcation écologique et les transformations profondes qu’elle implique, (b) la satisfaction des besoins sociaux (c) le capitalisme mondialisé et l’impératif de compétitivité qu’il impose.</p>
<ul>
<li><p>Le <strong>modèle productiviste (I)</strong> allie la satisfaction (sur un mode consumériste) des besoins sociaux (a) et le capitalisme mondialisé (c), mais de manière extrêmement inégale et très manifestement non pérenne. Ce modèle s’est imposé à l’agriculture française entre 1940 et 1970 et a accompagné <a href="https://www.terrestres.org/2021/07/29/la-modernisation-agricole-comme-prise-de-terre-par-le-capitalisme-industriel/">l’essor de la grande distribution et de l’agrobusiness</a>. Ce mode de développement a amené le système alimentaire mondial à devenir <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/03066150.2017.1381602">l’un des principaux responsables de la dégradation du climat</a>, contribuant directement à la <a href="https://theconversation.com/la-sixieme-extinction-aura-t-elle-lieu-116864">sixième extinction massive</a> de la faune et de la flore.</p></li>
<li><p>Le <strong>capitalisme vert (II)</strong> de son côté peut partiellement et temporairement allier des formes plus ou moins profondes de décarbonation (b) et les structures d’accumulation du capitalisme (c) mais se heurte à des limites : le « découplage » entre niveau de croissance et émissions de gaz à effet de serre <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13563467.2019.1598964">n’est pas assuré</a>, et les tensions sociales liées à une décarbonation sans objectifs redistributifs risquent de générer de <a href="https://www.bruegel.org/sites/default/files/wp-content/uploads/2018/11/Bruegel_Blueprint_28_final1.pdf">nouvelles inégalités</a>.</p></li>
</ul>
<p>La <a href="https://www.worldbank.org/en/topic/climate-smart-agriculture">Banque mondiale</a> ou encore l’Union européenne (UE) via son <a href="https://environment.ec.europa.eu/strategy/biodiversity-strategy-2030_en">« Pacte vert »</a> proposent des mesures pour décarboner l’agriculture et protéger mieux la biodiversité. Néanmoins, ces programmes demeurent cadrés en termes de compétitivité et de transformation de la nature en « capital ». Dans le programme « <em>Farm to Fork</em> » de la Commission européenne, il est ainsi question de « créer de la valeur actionnariale » et d’acquérir un <a href="https://food.ec.europa.eu/system/files/2020-06/comm_oc_20200617_pres1.pdf">« avantage compétitif »</a>, des « gains de productivité » et des « coûts réduits pour les entreprises » : la difficulté à résoudre le dilemme socio-écologique à partir d’un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs », encore aligné avec la rationalité néolibérale, explique au moins en partie <a href="https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Autre%20Publication/eco%20pol-F2F-Aubert.pdf.pdf">l’échec de ce programme</a> lu pourtant par certains comme une volonté de changer profondément le modèle agricole.</p>
<p>Pour <a href="https://environment.ec.europa.eu/strategy/biodiversity-strategy-2030_en">protéger la biodiversité</a>, il est question d’« investissement dans le capital naturel » qui offre « des multiplicateurs économiques importants ». Ajoutons à cela le maintien des processus de signature d’accords de libre-échange (avec la <a href="https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/libre-echange-le-parlement-europeen-approuve-l-accord-avec-la-nouvelle-zelande/">Nouvelle-Zélande</a> encore récemment), et se dessine un tableau où l’agro-industrie (« verdie » seulement à la marge et selon des logiques de valorisation capitaliste) et la globalisation agricole ne sont nullement remises en question.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Dans ces deux cas, le poids de la compétition mondiale et la pression à l’accumulation pèsent de tout leur poids, soit principalement sur la nature, les sols, le vivant, soit principalement sur les travailleuses et travailleurs agricoles – le plus souvent sur les deux conjointement – et mettent rapidement des limites aux gains sociaux ou écologiques envisageables : le modèle productiviste (I) a débouché sur un <a href="https://www.oxfamfrance.org/rapports/multinationales-et-inegalites-multiples/">monde plus fracturé que jamais</a> et où <a href="https://www.stockholmresilience.org/download/18.8615c78125078c8d3380002197/ES-2009-3180.pdf">six des neuf limites planétaires sont dépassées</a> ; le capitalisme vert (II) <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/sans-transition-jean-baptiste-fressoz/9782021538557">n’annonce pas pour autant la fin du capitalisme fossile</a> ni celui des inégalités.</p>
<h2>La bifurcation écologique sacrifiée</h2>
<p>Les annonces du gouvernement français formulées le 26 janvier dernier, à la suite des actions du mouvement des agriculteurs en colère, indiquent clairement que le pôle du trilemme sacrifié sera majoritairement celui de la bifurcation agroécologique : <a href="https://www.bfmtv.com/economie/gabriel-attal-annonce-l-annulation-de-la-hausse-de-la-taxe-sur-le-gazole-non-routier-gnr_AV-202401260760.html">annulation de la hausse de la taxe sur le gasoil non routier</a> (GNR) ; <a href="https://fr.news.yahoo.com/taxe-gazole-concurrence-lois-egalim-172307761.html">remise sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques</a> (TICPE) ; mais surtout <a href="https://vert.eco/articles/crise-des-agriculteurs-ce-que-le-gouvernement-a-deja-lache">« choc de simplification »</a> sur les normes environnementales.</p>
<p>Ces mesures ne font que renforcer le trilemme de l’Anthropo-capitalocène, en ajustant à la marge ses conditions et ses contraintes et en passant nécessairement par des compromis, soit sociaux soit écologiques, sans remettre en cause les coordonnées du système dans lesquelles les crises émergent. Elles illustrent aussi l’essoufflement d’un mode de gestion des contradictions du capitalisme par ajustements ponctuels et bricolages stabilisateurs.</p>
<p>Le trilemme de l’Anthropocène se noue sur un sol mouvant, à mesure que <a href="https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/">l’urgence s’accentue</a> et que les crises s’accélèrent. Il signifie aussi que séparer, même analytiquement, coût social et coût écologique fait de moins en moins sens : les rétributions « sociales » du modèle productiviste (I) ont en fin de compte non seulement des coûts écologiques mais aussi coûts sociaux systémiques incommensurables. Il n’y a qu’en jouant sur le haut du triangle (sur les coordonnées capitalistes de notre système agricole) qu’on peut résoudre le dilemme socio-écologique et <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/colere-des-agriculteurs-plus-de-50-organisations-ecologistes-appellent-a-rejoindre-les-mobilisations_6330921.html">unifier les intérêts de la terre et du travail</a>.</p>
<p>Le caractère intenable de ce trilemme appelle donc un changement plus structurel : celui des règles du jeu de l’économie mondiale et européenne, et la récupération par les États de capacités de planification stratégique pour organiser proactivement la bifurcation agroécologique selon des principes de justice sociale.</p>
<p>Déjà la pandémie avait produit un réveil, démontrant la <a href="https://adamtooze.com/shutdown/">vulnérabilité d’une économie</a> organisée autour de chaînes de production étendues mondialement. L’idée de <a href="https://www.cairn.info/un-systeme-alimentaire-a-transformer--9782849509937-page-31.htm?ora.z_ref=li-18099209-pub">souveraineté alimentaire</a> fait d’ailleurs son chemin et les mesures protectionnistes prises dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis et du « Pacte vert » européen montrent que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), hier gravées dans du marbre, ne sont aujourd’hui plus qu’<a href="https://www.eliamep.gr/wp-content/uploads/2023/01/Policy-paper-123-Pagoulatos-and-Kritikos-draft-EN-final.pdf">écrites sur du sable mouvant</a>.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>La crise agricole peut donc cristalliser une bascule, avec une résolution du dilemme socio-écologique par une sortie du trilemme de l’Anthropo-capitalocène : défaire les règles du capitalisme mondialisé, sa gestion néolibérale et son impératif de compétitivité, plutôt que de rogner sur nos sols, nos vies, nos santés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222293/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claire Lejeune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La bifurcation écologique, la satisfaction des besoins sociaux et le libre-échange constituent un trilemme dont il n'est possible de sortir qu'en abandonnant les règles du capitalisme globalisé.Claire Lejeune, Doctorante en théorie politique sur la planification écologique et les politiques climatiques, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2177522023-11-20T17:16:07Z2023-11-20T17:16:07ZDonner une valeur économique à la nature : un changement de paradigme ?<p>La question de donner une valeur économique à la nature n’est pas nouvelle et <a href="https://panoeconomicus.org/index.php/jorunal/article/view/298">a fait l’objet de nombreux débats</a>. Elle reste une problématique singulière dans le cadre des enjeux de soutenabilité. Elle évolue notamment dans une tension entre une sorte de nécessité d’intégration de la nature dans le système économique pour « mieux » la prendre compte et le <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/artjw.pdf">risque de la marchandiser, de la réduire à un simple bien ou service économique</a>.</p>
<p>Cette question est principalement abordée selon une rationalité économique particulière, devenue dominante, celle de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_theorie_economique_neoclassique-9782348057144">l’économie néoclassique</a>, reposant sur une <a href="https://panoeconomicus.org/index.php/jorunal/article/view/298">axiomatique spécifique</a> qui conditionne ainsi la conception de la « réalité » socio-économique. Schématiquement, selon ce point de vue, les agents économiques sont supposés être uniquement des êtres humains, cherchant à maximiser la satisfaction de leurs préférences individuelles.</p>
<p>Les entreprises n’y sont que des fictions, un <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2007-6-page-15.htm">« nœud de contrats »</a> : seuls existent des actionnaires/propriétaires visant à accroître leurs dividendes en faisant progresser la productivité des actifs exploités. La société non plus n’existe pas réellement et est en fait un « simple » agrégat d’individus. La nature n’y joue qu’un rôle périphérique, instrumentalisé.</p>
<p>Différentes réflexions, en lien notamment avec la <a href="https://ec.europa.eu/finance/docs/level-2-measures/csrd-delegated-act-2023-5303-annex-1_en.pdf"><em>Corporate Sustainability Reporting Directive</em></a> (CSRD), tendent néanmoins à proposer un cadre conceptuel nouveau.</p>
<h2>Introduire la nature dans l’économie néoclassique</h2>
<p>Un des éléments structurants de l’économie néoclassique est la notion d’équilibre des marchés, vers lequel ceux-ci sont censés tendre en situation de concurrence parfaite. Il existerait ainsi des prix d’équilibre « objectifs ». Le marché, selon cette vision, établit un lien très fort avec la problématique de l’allocation des ressources. Un des plus grands aboutissements de l’économie néoclassique, à savoir les <a href="https://www.jstor.org/stable/23602183">deux théorèmes du « bien-être »</a>, montre qu’une allocation optimale, sous certains critères et si le marché est complet, est équivalente à un équilibre de marché. Un marché est complet si toutes les interactions entre agents économiques (effets des uns sur les préférences des autres ou sur la production des entreprises) sont médiatisées et captées par le marché.</p>
<p>Dans ce contexte, est introduite la notion d’<a href="https://www.pearson.com/en-gb/subject-catalog/p/natural-resource-and-environmental-economics/P200000005225?view=educator">externalité</a> qui correspond à un effet entre agents économiques en dehors du marché : c’est une défaillance du marché et non, par exemple, un problème écologique en soi. Elles créent une sous-optimalité de l’allocation des ressources. Internaliser les externalités vise alors à refaire converger équilibre de marché et allocation optimale de ressources.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1722615195821125967"}"></div></p>
<p>Dans ce cadre, la nature est insérée dans l’économie par le biais de <a href="https://www.cairn.info/l-economique-et-le-vivant--9782717831047.htm">sa seule productivité, de sa seule utilité</a>, apportée aux êtres humains, étant dès lors perçue comme un ensemble d’actifs, ainsi que par sa capacité à <a href="https://www.jstor.org/stable/29729990">créer des défaillances de marché</a>, par le mécanisme des externalités. Sa « gestion » renvoie dans ces conditions à des problématiques de maximisation de préférences individuelles et de dividendes, dans le contexte de marchés censés permettre une allocation optimale de ressources.</p>
<p>Cet « imaginaire » économique constitue généralement la raison d’être de la recherche d’une valeur économique de la nature. On comprend ainsi qu’au-delà de la problématique de la « valeur » monétarisée de la nature, la véritable problématique sous-jacente se situe dans la représentation de celle-ci et les hypothèses conditionnant sa « gestion » : on peut d’ailleurs démontrer qu’une telle gestion des écosystèmes, fondée sur cette approche <a href="https://hal.science/hal-00242937">ne garantit pas toujours leur préservation</a> sur une base écologique scientifique.</p>
<h2>Mesurer ou connecter ?</h2>
<p>Dès lors, on pourrait vouloir prendre le pli inverse et déconnecter complètement nature et valorisation économique, en n’employant par exemple que des indicateurs non monétaires. Outre le fait que de tels indicateurs peuvent tout à fait véhiculer une représentation des écosystèmes qui continuerait d’être alignée avec l’approche anthropocentrée et utilitariste de la théorie néoclassique, ce principe de séparation complète pose des questions sur la théorie de l’action et du changement économique qui en résulte : comment garantir que nos systèmes économiques vont tenir compte de la nature si sa représentation en est volontairement séparée ?</p>
<p>Au niveau des entreprises, par exemple, il tend de plus en plus à être montré que le simple reporting d’indicateurs ESG (environment, social, governance) n’est <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/bse.2937">pas associé à une amélioration des performances environnementales réelles</a> des organisations. Un <a href="https://www.anc.gouv.fr/files/live/sites/anc/files/contributed/ANC/4_Qui_sommes_nous/Communique_de_presse/Rapport-de-Cambourg_informations-extrafinancieres_mai2019.pdf">rapport officiel</a> de l’Autorité des normes comptables de 2019 est également revenu sur ces questions, mettant en lumière qu’une séparation entre enjeux environnementaux et financiers ne permet pas, notamment, de présenter :</p>
<blockquote>
<p>« la vision globale de [l’entreprise] ; d’expliquer le lien entre les informations passées, actuelles et prospectives ; de communiquer sur les politiques suivies en matière de recherche et développement (R&D), d’investissements, des politiques environnementales et de la relation clients-fournisseurs et de leurs impacts potentiels sur les états financiers ; de contextualiser avec des informations qualitatives les indicateurs chiffrés ; d’être transparent sur les informations communiquées aux organes de direction ; et de s’assurer de la cohérence globale des informations publiées »</p>
</blockquote>
<p>Ce rapport préconisait une connectivité entre informations financières et informations liées à la soutenabilité, principe repris par la CSRD, directive européenne d’évolution du droit comptable des entreprises en matière de soutenabilité qui <a href="https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/actualites/la-nouvelle-directive-csrd-sur-le-reporting-de-durabilite-des-societes">s’appliquera dès 2024</a>, d’abord aux grandes entreprises puis aux PME cotées et à certaines entreprises non européennes. La connectivité permet dans un sens de dépasser la problématique de l’évaluation économique de la nature, car il ne s’agit pas de mesurer économiquement celle-ci mais de savoir uniquement comment elle entre en interrelations avec les flux financiers (et de biens et de services marchands associés).</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>La CSRD se fonde dès lors sur une « philosophie » générique qu’on peut résumer ainsi : objectifs environnementaux, sur base scientifique, à atteindre (par exemple, un alignement sur l’Accord de Paris dans le cas des enjeux climatiques) ; plans d’actions pour atteindre ces buts ; ressources financières à allouer à ces plans d’actions ; métriques dédiées pour suivre ces objectifs et le déroulement des plans d’action. Dans ce contexte, la nature, considérée comme une partie prenante « silencieuse » par la CSRD est représentée par un système d’objectifs spécifiques, notamment scientifiques, et de métriques propres. La connexion avec le système financier s’effectue sur la base de dépenses budgétées pour atteindre, via des actions réelles, ces objectifs. Ces informations seront à renseigner dans l’annexe du bilan/compte de résultat des entreprises concernées.</p>
<p>Cette orientation, dans la directive, est associée au principe de la <a href="https://www.agefi.fr/asset-management/analyses/normes-extra-financieres-pourquoi-leurope-doit-lemporter">« double matérialité »</a>, obligeant à prendre en compte les impacts matériels (les plus significatifs) de l’environnement et de la société sur l’entreprise (« financial materiality ») et réciproquement (« impact materiality »).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1703666785378013329"}"></div></p>
<p>Ce cadre conceptuel, qui reste encore largement perfectible, est clairement très différent de celui retenu par l’économie néoclassique : la nature n’est pas appréhendée uniquement par sa productivité, son utilité, ou en tant qu’externalité ; les entreprises ne sont pas uniquement maximisatrices de dividendes ; la valeur économique se fonde sur un principe de connexion, et non d’évaluation, à partir de dépenses budgétées pour garantir le suivi d’actions, et non à partir de prix de marché dans le cadre d’allocations optimales de ressources.</p>
<h2>De l’exploitation à la redevabilité</h2>
<p>La théorie centrale sous-jacente à ce paradigme nouveau, dont CSRD est un premier jalon, repose sur l’idée d’une nature non comme ensemble d’actifs mais comme source de nouvelles <a href="https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/cobi.13254">redevabilités</a>. Nous exploitons la nature, qui n’est pas juste perçue comme « naturellement » exploitable : en retour, nous devons garantir sa préservation sur la base du respect de ses <a href="https://freshwaterblog.net/2017/04/24/what-is-good-ecological-status-and-why-does-it-matter/">bons états écologiques</a>, notion importante en sciences écologiques et permettant, notamment, de mieux territorialiser et opérationnaliser les <a href="https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html">limites planétaires</a>.</p>
<p>Il s’agit dès lors de mettre en place également un suivi spécifique reposant sur des indicateurs (quantitatifs et qualitatifs) et des <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/AAAJ-12-2015-2360/full/html">comptes à même de comprendre l’écosystème et sa préservation</a>. Cette préservation oblige à intégrer dans notre système socio-économique la reconnaissance d’une dette écologique, non monétaire, puis ensuite <em>connectée</em> à des informations financières, à partir des coûts nécessaires pour mener les activités réelles de préservation.</p>
<p>Cette approche est le terreau de nouvelles orientations, encore minoritaires, dans la façon de concevoir nos liens avec la nature, nos interactions avec elle, et le <a href="https://theconversation.com/transformer-nos-systemes-comptables-pour-se-reorganiser-avec-ce-qui-compte-vraiment-137908">développement de nos systèmes comptables</a> : elle se retrouve au cœur des travaux de la chaire <a href="https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/IMG/pdf/input_paper_ngfs-ecological_accounting_feger-levrel-rambaud_1_.pdf">Comptabilité écologique</a> de la Fondation AgroParisTech en particulier et du <a href="https://www.cerces.org/projet-modele-care">cadre conceptuel CARE</a> (<em>comprehensive accounting in respect of ecology</em>), qui en constitue le projet pilote pour le déploiement au niveau des organisations. </p>
<p>L’enjeu n’est donc plus de donner une valeur à la nature mais de comprendre de quoi nous parlons comme « nature », de reconnaître la dette, d’abord biophysique, que nous avons du fait de son exploitation, et de mesurer le coût réel nécessaire à sa préservation pour l’intégrer dans les systèmes de comptes, afin de déclencher d’autres modes de pilotage et de gestion des entreprises, une autre vision de la performance et ainsi d’autres prises de décision.</p>
<hr>
<p><em>Cette contribution à The Conversation France prolonge une intervention de l’auteur aux <a href="https://www.journeeseconomie.org">Jéco 2023</a> qui se sont tenues à Lyon du 14 au 16 novembre 2023</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217752/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandre Rambaud est codirecteur de la chaire Comptabilité Ecologique et directeur scientifique du CERCES (Cercle des Comptables Environnementaux et Sociaux).</span></em></p>La directive CSRD promulguée par l’UE propose un cadre qui sort du paradigme néoclassique : il ne s’agit plus uniquement de se contenter de mesurer une productivité ou une externalité.Alexandre Rambaud, Maître de conférences en comptabilité - Co-directeur des chaires "Comptabilité Ecologique" et "Double Matérialité", AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2148792023-10-19T20:37:06Z2023-10-19T20:37:06ZRelire Adam Smith aujourd’hui : la « main invisible », une apologie du libéralisme ?<p>Ce doit être l’un des passages les plus connus de <a href="https://editions.flammarion.com/la-richesse-des-nations-1/9782080290472"><em>La Richesse des Nations</em></a> qu’Adam Smith, figure éminente des <a href="https://theconversation.com/topics/lumieres-122555">Lumières</a> écossaises, publie en 1776. Un passage lu et commenté par des générations de lycéens et d’étudiants et dont on convient communément qu’il synthétise, à travers la métaphore de la « main invisible », le libéralisme de Smith en matière économique. Envisageant la manière dont un individu cherche à employer son capital, Smith observe au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_4/2">chapitre 2 du livre IV</a> :</p>
<blockquote>
<p>« En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il n’aspire qu’à son propre gain et, en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n’entrait pas dans ses intentions […]. En poursuivant son intérêt personnel, il contribue souvent plus efficacement à celui de la société, que s’il avait vraiment eu l’intention d’y contribuer. »</p>
</blockquote>
<p>Interpréter ces quelques phrases comme l’expression d’une <a href="https://theconversation.com/topics/liberalisme-22579">position libérale</a> n’est pas sans arguments. Et les lycéens ou étudiants qui se sont aventurés à la mettre en doute n’ont pas toujours convaincu les correcteurs de leurs copies. En discuter pourtant la pertinence fait écho à un débat public à vrai dire jamais interrompu depuis Smith, dans lequel l’idée selon laquelle un marché libéré de contraintes réaliserait les fins les meilleures pour tous vient buter sur la mise en évidence de ses possibles défaillances et insuffisances, qui exigent d’autres moyens d’action.</p>
<h2>La liberté comme agent paradoxal</h2>
<p>Un lecteur déjà convaincu retrouvera dans ces quelques lignes sur la main invisible trois ingrédients qu’on reconnaît habituellement au libéralisme économique : d’abord, la référence à la poursuite exclusive et sans entrave de l’intérêt personnel, qui renvoie à un individu égoïste, étranger à toute considération relative au bien public ou à la simple solidarité avec autrui ; ensuite, l’idée d’un mécanisme, que l’on décrira comme un mécanisme de marché, qui fait se combiner ces multiples égoïsmes pour réaliser le bien de la société ; et enfin, la dissociation entre des intentions explicites (les intérêts personnels) et leurs réalisations inintentionnelles (le bien commun) : personne n’a jamais voulu ce qui se produit et pourtant, le bien de la société émerge comme effet inintentionnel des comportements d’individus qui ne se soucient que d’eux-mêmes.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Portrait d’Adam Smith (1723-1790).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Un pas de plus et nous retrouverions ce qui nous est familier dans le libéralisme économique contemporain, tel qu’il peut être revendiqué par des hommes ou des femmes politiques, ou par des représentants ou représentantes d’institutions nationales ou internationales. Pour que le mécanisme de marché soit effectif et réalise cet optimum économique dont Adam Smith aurait eu l’intuition, encore faut-il que ceux qui en sont les acteurs soient libres d’agir, que rien ne les entrave, ni l’État, ni les syndicats, ni les groupements d’intérêts, ni les traités internationaux. La liberté, ici, apparaît comme une sorte d’agent paradoxal, qui transformerait les appétits triviaux des individus en un bien commun qui n’entrait même pas dans leurs intentions.</p>
<p>Peut-on néanmoins franchir ce pas sans réserve et considérer que c’est Adam Smith qui nous y a conduits, si bien que ces éléments constitutifs du libéralisme aujourd’hui étaient déjà en germe dans son œuvre ? L’importance de ce qu’il désigne comme la « liberté naturelle » est difficilement contestable. Cependant, alors même que son attachement à la dimension politique de la liberté, ce qu’on appellerait le « libéralisme politique », va de soi, sa déclinaison économique, sous forme de « laissez-faire », est beaucoup plus discutable.</p>
<h2>Desserrer les contraintes, non s’abstraire des règlementations</h2>
<p>Il faut en effet faire preuve de prudence au moment d’aborder la métaphore de la « main invisible » telle qu’Adam Smith l’introduit dans la <em>Richesse des Nations</em>. Elle intervient après deux mentions antérieures dans les deux seules autres œuvres que, parmi tous ses écrits, il jugeait dignes de passer à la postérité.</p>
<p>On la rencontre d’abord dans l’<a href="https://books.google.fr/books?id=9TYNAAAAYAAJ&dq=editions%3AUOM39015088436673&lr"><em>Histoire de l’Astronomie</em></a> en 1758, où la main invisible de Jupiter vient, chez les Anciens, rendre compte des irrégularités supposées de la nature comme la foudre ou tout ce qui évoque la colère des dieux. Dans la <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/theorie_sentiments_moraux/T4C23.pdf"><em>Théorie des Sentiments Moraux</em></a> de 1759, elle renvoie à une répartition qu’engendre le désir, qu’il juge insatiable, des plus riches pour les mets les plus raffinés. L’effet de ce désir serait, en dépit des inégalités, de remplir les estomacs de chacun, pauvre ou riche.</p>
<p>Dans la <em>Richesse des Nations</em>, elle apparaît à l’occasion de la discussion des restrictions imposées à l’importation de marchandises pouvant faire l’objet d’une production domestique. La liberté qui l’accompagne n’est alors pas celle que dénonceront ceux qui y verront, du milieu du XIX<sup>e</sup> siècle au début de la Première Guerre mondiale, selon le mot prêté à Marx ou à Jaurès (parmi d’autres), la liberté du « renard libre dans un poulailler libre ». Elle renvoie chez Smith à la fin de prérogatives garanties par la législation qui régit les transactions économiques et les rapports sociaux. Face aux privilèges et aux corporations, face à la persistance du travail asservi, face au repli domestique, il suggère que le démantèlement du système économique qui les autorise n’ouvre la voie à aucune catastrophe, bien au contraire. Ce système, dont on lui doit précisément d’avoir compris la spécificité, sera désigné après lui comme « mercantiliste ».</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Il en résulte une compréhension de la liberté en matière économique assez étrangère à sa systématisation libérale. Si elle partage avec son acception contemporaine la reconnaissance de forces puissantes engendrées par la recherche de l’intérêt individuel, elle ne les fétichise pas. La liberté, chez Smith, permet de desserrer certaines contraintes, non de s’abstraire de toute règlementation. Il le montre sur des questions de politique fiscale, de politique monétaire, ou en matière d’éducation. Mais là où c’est le plus visible, c’est lorsqu’il envisage la question des salaires.</p>
<h2>Des mécanismes inefficaces avec des individus libres d’agir</h2>
<p>L’attention que l’auteur de la <em>Richesse des Nations</em> porte aux inégalités de revenus et aux politiques qui permettraient de les réduire est éloquente. Après avoir examiné les conséquences d’une amélioration de la situation des « plus basses classes » de la société, il conclut au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_1/8">chapitre 8 du livre I</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Aucune société ne peut être assurément florissante et heureuse lorsque la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. Ce n’est que justice, d’ailleurs, que ceux qui nourrissent, habillent et logent l’ensemble du peuple, aient une part du produit de leur propre travail telle qu’ils puissent être eux-mêmes décemment nourris, habillés et logés. »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1396031373828296705"}"></div></p>
<p>Et lorsqu’il se demande comment ces salaires sont fixés, il ne dissimule pas le peu de confiance qu’il porte aux effets d’un mécanisme de marché non régulé. Non parce que celui-ci serait par nature inefficace, mais parce qu’il peut être entravé par certains de ses acteurs si on les laisse libres d’agir. Aux yeux de Smith, ce ne sont pas les coalitions ouvrières qui sont en cause, mais « les maîtres qui font entre eux des complots particuliers » pour réduire les salaires. Lorsqu’il décrit la réaction, parfois extrême, des salariés, il est là encore difficile de voir dans ses propos l’expression d’un libéralisme sans entrave :</p>
<blockquote>
<p>« Ils sont désespérés, et agissent avec la fureur et l’extravagance d’hommes désespérés, réduits soit à mourir de faim, soit à arracher à leurs maîtres, par la terreur, une satisfaction immédiate de leurs exigences. »</p>
</blockquote>
<h2>Faire plus et mieux</h2>
<p>On comprend alors que lire dans la main invisible une apologie du libéralisme n’est pas aussi évident qu’il y paraissait. La liberté qu’elle entend promouvoir est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges. Elle n’empêche pas de légiférer, d’administrer, de mettre en place des mécanismes incitatifs ou de prélever un impôt. Et ceci pour assurer des fonctions régaliennes qui incombent à l’État, corriger des injustices, compenser des handicaps, réduire des distorsions, se garantir contre les positions dominantes, pallier les défaillances du marché ou répondre aux asymétries d’informations. Il ne s’agit pas de dire que les forces engendrées par la poursuite de l’intérêt privé sont systématiquement inefficaces ou perverses – bien qu’elles puissent l’être – mais plutôt qu’il peut être opportun de les réguler ou d’en orienter l’usage, de ne pas en être les serviteurs impuissants et aveugles.</p>
<p>Relire, aujourd’hui, ce que Smith écrivait hier sur la main invisible et sur ce qui l’entoure, ce n’est pas seulement rendre justice à un propos ancien en montrant que la signification de cette métaphore est moins convenue que ce qu’il y paraissait. Depuis le renouveau qui a accompagné il y a une cinquantaine d’années, la première édition scientifique des œuvres complètes d’Adam Smith, dite <a href="https://global.oup.com/academic/content/series/g/glasgow-edition-of-the-works-of-adam-smith-gles/?cc=fr&lang=en&">« Édition de Glasgow »</a>, à l’occasion du bicentenaire de la publication de la <em>Richesse des Nations</em>, des générations d’historiennes et historiens de la pensée économique s’y sont employés – comme en témoignent, aujourd’hui encore, les travaux de nombreux chercheurs et chercheuses que j’ai pu rencontrer à <a href="https://phare.pantheonsorbonne.fr/">PHARE</a>, au sein de l’<a href="https://www.pantheonsorbonne.fr/">Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne</a>. Au-delà des caricatures, ils montrent à quel point elle se distingue, par exemple, de cette sacralisation du laissez-faire que l’on rencontre, au siècle suivant, chez les libéraux français comme <a href="http://bastiat.org/">Frédéric Bastiat</a>.</p>
<p>Relire Smith, c’est aussi reconnaître que le message qu’on a voulu lui faire transmettre sur notre monde, aujourd’hui, doit être nuancé : la liberté de choisir, d’échanger et d’entreprendre, pourquoi pas ? Sauf lorsqu’elle se fourvoie et que l’on a de bonnes raisons de penser que, pour le bien commun, on peut décidément faire plus et mieux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>André Lapidus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sans doute que la liberté promue par Adam Smith et la « main invisible » est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges, pas celle qui empêche de légiférer et de prélever un impôt.André Lapidus, Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2155672023-10-12T17:26:59Z2023-10-12T17:26:59ZFaut-il se réjouir du « Nobel » d’économie attribué à Claudia Goldin ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553529/original/file-20231012-22-4qedpe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C381%2C2123%2C1114&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Claudia Goldin a apporté des thèmes nouveaux à la science, mais avec des méthodes plutôt standard.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudia_Goldin#/media/Fichier:Claudia_Goldin_(cropped).jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le prix de la Banque Centrale de Suède, communément appelé <a href="https://theconversation.com/topics/prix-nobel-20616">« prix Nobel »</a> d’économie, vient tout récemment d’être attribué à Claudia Goldin pour avoir mis en lumière les <a href="https://www.kva.se/en/news/the-prize-in-economic-sciences-2023/">« principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail »</a>.</p>
<p>L’économie, en tant que discipline, est connue pour son sexisme, à la fois dans son organisation interne et dans sa manière de comprendre et d’influencer le monde. Le métier d’économiste reste à <a href="https://women-in-economics.com/index/">dominance masculine</a> et le champ scientifique <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100423030">invisibilise</a> les contributions des économistes femmes, pourtant <a href="https://www.jstor.org/stable/2117818">nombreuses</a> depuis les travaux fondateurs. Après Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo en 2019, Claudia Goldin n’est que la troisième femme à remporter cette prestigieuse récompense, sur 93 lauréats depuis la création du prix en 1968.</p>
<p>Primer des travaux focalisés exclusivement sur les <a href="https://theconversation.com/topics/inegalites-hommes-femmes-136794">inégalités de genre</a> est par ailleurs inédit dans l’histoire de ce prix. De ce point de vue, le prix semble donc plutôt une bonne nouvelle. Les <a href="https://theconversation.com/topics/science-economique-33724">méthodes</a> sur lesquels ils reposent invitent néanmoins à nuancer l’idée.</p>
<h2>Courbe en U et travail cupide</h2>
<p>À 77 ans, Claudia Goldin est toujours professeure au prestigieux département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle est d’ailleurs la première femme à avoir été titularisée, en 1989. Elle a pour particularité de combiner une approche néoclassique de l’économie et une perspective historique. Rendre justice à une œuvre prolifique qui s’étend sur près de cinq décennies est évidemment vain. Donnons simplement un aperçu de deux résultats saillants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1711800007601652192"}"></div></p>
<p>Le premier consiste à avoir modélisé la <a href="https://www.nber.org/papers/w4707https://www.nber.org/papers/w4707">« courbe en U »</a> de l’emploi féminin en fonction des degrés de « développement » des pays et à proposer une interprétation. Cette courbe montre que l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance ; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes ; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois « à col blanc », plus respectables.</p>
<p>La transformation des normes familiales et l’accès à la pilule contraceptive amorcent une autre étape. Les jeunes femmes puis les futures mères peuvent désormais planifier leur avenir, et donc s’engager dans des études puis des métiers, perçus désormais comme de véritables carrières professionnelles et non comme un simple adjuvant au revenu familial. Exhumant de nombreuses archives, compilant diverses bases de données, Claudia Goldin retrace cette évolution pour les États-Unis mais aussi dans d’autres contextes, y compris postcoloniaux, suggérant l’universalité de cette courbe en U et de son interprétation.</p>
<p>Le second résultat, plus récent, porte sur la notion de « travail cupide » (<a href="https://www.nber.org/reporter/2020number3/journey-across-century-women"><em>greedy work</em></a> en anglais). Elle s’interroge ici non plus sur les taux d’emploi des femmes mais sur la persistance des inégalités de salaire au sein d’un même métier. À l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discrimination que de ce « travail cupide », qui consiste à exiger des travailleurs une grande flexibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.</p>
<p>Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.</p>
<h2>Thèmes nouveaux, méthode <em>mainstream</em> ?</h2>
<p>Loin de se cantonner à ses écrits et enseignements académiques, Claudia Goldin s’engage sur de multiples fronts, y compris pour l’égalité dans sa propre profession. D’abord en faisant office de modèle, puisqu’elle reconnaît <a href="https://freakonomics.com/podcast/the-true-story-of-the-gender-pay-gap/">gagner davantage que son mari</a> Lawrence Katz, lui-même économiste et avec qui elle a régulièrement collaboré (tout en soulignant avoir davantage d’ancienneté). Ensuite en promouvant des <a href="https://scholar.harvard.edu/goldin/UWE#:%7E:text=The%20Undergraduate%20Women%20in%20Economics,aimed%20at%20fulfilling%20this%20goal">programmes spéciaux</a> incitant les jeunes femmes à étudier l’économie.</p>
<p>Les travaux de Claudia Goldin ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention de la discipline sur des thématiques longtemps impensées. Ils sont toutefois circonscrits à une méthode et une conception du travail et de l’économie qui limitent nécessairement leur portée.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1712434997091578147"}"></div></p>
<p>Claudia Goldin reste fidèle à une approche néoclassique des phénomènes économiques, considérant l’emploi comme un choix et un calcul économique rationnel individuel, influencé par une série de contraintes, d’incitations ou de chocs externes, dont l’origine ne mérite pas d’être questionnée. Elle appuie ses démonstrations sur des analyses économétriques visant à isoler les effets de différents facteurs, dont les non observables et/ou incommensurables sont écartés. Raisonner « toute chose égale par ailleurs » occulte l’entremêlement inextricable de certains facteurs.</p>
<p>La courbe en U, à portée prétendument universelle, s’applique certainement à plusieurs régions du monde et certains groupes sociaux, beaucoup moins à d’autres. Citons le <a href="https://blog.courrierinternational.com/bombay-darling/2021/05/24/en-inde-les-femmes-travaillent-de-moins-en-moins/">cas de l’Inde</a>, où l’emploi des femmes ne cesse de décliner dans une économie pourtant florissante.</p>
<p>Outre le fait de rendre justice à des trajectoires hétérogènes, reconnaître et explorer cette diversité visent surtout à complexifier l’analyse des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/135457097338799">structures de hiérarchie sociale</a> et de la manière dont les inégalités de genre s’articulent avec d’autres rapports de pouvoir, afin de mieux penser leur dépassement. Même au sein des contextes occidentaux, il existe une diversité de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/095892879200200301">régimes de genre</a>, avec des modalités très inégales dans la manière dont État, marché, famille et milieu associatif se partagent les responsabilités. Entrent en jeu ici les droits sociaux, les questions fiscales, les réglementations relatives aux temps et horaires de travail ou encore les normes de masculinité, féminité et parentalité.</p>
<p>Plus encore, l’arbitrage emploi/soin aux enfants se révèle être un processus <a href="https://www.librairie-des-femmes.fr/livre/9782721004680-de-la-difference-des-sexes-en-economie-politique-nancy-folbre/">complexe et ambivalent</a> où s’entremêlent des aspirations, des obligations et des contraintes multiples, mais aussi des sentiments et des affects, extraordinairement variables selon les lieux, les contextes et les groupes sociaux.</p>
<h2>« Membres productifs de l’économie »</h2>
<p>Dans son ouvrage de vulgarisation sur l’idée de « greedy work », paru en 2021, en contexte post-pandémique, Claudia Goldin plaide par ailleurs pour des mesures de soutien aux parents et aux prestataires de soin afin de leur permettre, suggère-t-elle, d’être de <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691201788/career-and-family">« meilleurs membres productifs de l’économie »</a>. Comme l’ont cependant montré de nombreuses recherches, y compris en économie, cette course à la productivité est précisément <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/E/bo28638720.html">l’épicentre des inégalités comme de l’insoutenabilité</a> de nos systèmes économiques, puisque la productivité des uns se nourrit de la prétendue non-productivité des autres.</p>
<p>On n’insistera jamais assez sur l’immense responsabilité du savoir économique dominant dans la fabrique d’un monde profondément <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/030981689706200111">inégalitaire et insoutenable</a>, les deux allant de pair. En cantonnant l’économie (comme réalité) et la richesse à la production de biens et services échangeables sur un marché, le savoir économique dominant a entériné et justifié scientifiquement la <a href="https://www.bloomsbury.com/us/patriarchy-and-accumulation-on-a-world-scale-9781350348189/">dévalorisation d’activités, de personnes et de régions du monde</a>, supposées improductives et sans valeur.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Il en va ainsi des <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/quotidien_politique-9782348069666">activités de soin et de subsistance</a>, principalement assumées par des femmes. C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance du <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2006-1-page-27.htm">« salaire féminin d’appoint »</a> : les femmes seraient par essence dépendantes de leur époux et leurs besoins seraient donc moindres. En France, c’est bien cette dévalorisation qui explique une partie du <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/un_quart_en_moins-9782707179104">« quart en moins »</a>, référence au 25 % de décalage entre les revenus moyens des femmes et des hommes.</p>
<p>C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance de secteurs entiers féminisés, sous-payés, et souvent racisés. Majoritairement dédiés aux soins ou à l’éducation, ces secteurs d’activité sont pourtant déterminants pour la survie et le bien-être de nos sociétés. Cette hiérarchisation des activités et des revenus féminins et masculins est gravée dans les normes sociales et les croyances, des hommes comme des femmes, mais aussi dans la réglementation, le droit et son interprétation, notamment le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit du travail</a> ou le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit sur les successions</a>.</p>
<p>En somme, si l’on peut se réjouir de cette nomination, gardons la tête froide : sa capacité à infléchir les modes dominants de pensée et d’action vers plus d’égalité et de soutenabilité semble, hélas, limitée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215567/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Guérin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La néo-nobélisée a été pionnière en économie pour l’étude des inégalités entre hommes et femmes. Néanmoins, et paradoxalement peut-être, à partir de méthodes qui en sont aussi pour partie à l’origine.Isabelle Guérin, Directrice de recherche à l'IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2104812023-08-09T19:23:44Z2023-08-09T19:23:44ZLes cornucopiens sont parmi nous ! Mais qui sont-ils ?<p>Dans les colonnes des journaux, à la tête de nombreuses entreprises, parmi les instances gouvernementales, au sein de nombreux syndicats, sur les plateaux de télévision : les cornucopiens sont là, parmi nous. Partout.</p>
<p>Mais si vous l’ignorez, ce n’est pas à cause d’un quelconque complot de leur part. D’ailleurs, la plupart des cornucopiens ignorent qu’ils le sont et, qui sait, peut-être l’êtes-vous vous-même sans le savoir ! Car ce terme, qui ne date pourtant pas d’hier, est très peu utilisé dans le monde francophone. De quoi s’agit-il ?</p>
<p>Tirant son étymologie du mythe de la <a href="https://fr.wiktionary.org/wiki/corne_d%E2%80%99abondance#:%7E:text=Locution%20nominale,-Singulier&text=(Sens%20figur%C3%A9) %%2020Source %20d%E2%80%99abondantes %20richesses.&text=Il %20nous %20 %C3 %A9tait %20impossible %20de,%20nous %20une %20corne %20d%E2%80%99abondance.">corne d’abondance</a> (cornucopia en latin), le cornucopianisme se construit autour de cette idée centrale, merveilleusement résumée par l’économiste Julian Simon (1932-1998), l’un des principaux auteurs cornucopiens, pour qui toutes les limites naturelles peuvent être repoussées en mobilisant une <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/The_Ultimate_Resource">ressource ultime et inépuisable</a> : le génie humain. Le cornucopianisme désigne ainsi un courant de pensée, omniprésent <a href="https://aoc.media/analyse/2021/06/16/comment-lecologie-pourrait-recomposer-lassemblee-nationale/">à droite et à gauche de l’échiquier politique</a>, qui considère la technologie comme la solution ultime aux problèmes environnementaux.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Statue du Dieu grec Zeus avec une corne d’abondance, d’où sort en profusion des fruits et des vivres" src="https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539746/original/file-20230727-27-sgy7dy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Statue du Dieu grec Zeus avec une corne d’abondance, d’où sort en profusion des fruits et des vivres.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/marble-statue-greek-god-zeus-cornucopia-459125665">Shutterstock</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Que ce soit Elon Musk, qui envisage de <a href="https://theconversation.com/etes-vous-terriens-ou-martiens-plaidoyer-pour-une-economie-permacirculaire-85165">coloniser Mars</a> pour quitter une planète devenue invivable, en passant par le prince saoudien Mohammed Ben Salmane, pour qui les technologies de stockage du CO<sub>2</sub> permettront à sa monarchie pétrolière d’atteindre la neutralité carbone, jusqu’à <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/30/pour-emmanuel-macron-la-transition-ecologique-est-avant-tout-une-transition-technologique_6100407_3232.html">Emmanuel Macron</a> investissant des milliards dans la pour l’instant très chimérique <a href="https://theconversation.com/debat-decarbonation-quotas-que-faire-de-lavion-privilege-dune-minorite-210072">aviation décarbonée</a>, les exemples de propos cornucopiens ne manquent pas dans l’actualité. Mais où trouvent-ils leurs racines ?</p>
<h2>Un courant de pensée qui prospère chez les économistes</h2>
<p>On prête généralement à l’économiste américain <a href="https://www.goodreads.com/quotes/399387-anyone-who-believes-in-indefinite-growth-in-anything-physical-on">Kenneth Boulding</a> (1910-1993) cette citation célèbre : </p>
<blockquote>
<p>« Pour croire qu’une croissance matérielle infinie est possible sur une planète finie, il faut être fou ou économiste. » </p>
</blockquote>
<p>De fait, si les cornucopiens ne sont pas forcément fous, la genèse de leur pensée doit beaucoup aux théoriciens de l’économie moderne.</p>
<p>Lorsque, dans un célèbre essai de 1798, l’économiste et homme d’église Thomas Malthus émet l’idée que les ressources naturelles constituent un facteur limitant de l’expansion, la réaction de ses confrères économistes est immédiate. Pour eux, ce ne sont pas les ressources qui sont limitées, mais notre capacité à les exploiter. <a href="https://www.editions-allia.com/fr/livre/144/esquisse-dune-critique-de-leconomie-politique">Friedrich Engels</a>, futur théoricien du communisme, écrit par exemple :</p>
<blockquote>
<p>« La productivité du sol peut être indéfiniment accrue par la mobilisation du capital, du travail et de la science. » </p>
</blockquote>
<p>Car après tout, se demande Engels, « qu’est-ce qui est impossible à la science ? »</p>
<p>Cette manière de penser, <a href="https://www.jstor.org/stable/10.1086/675081">déjà largement présente chez certains philosophes des Lumières</a> comme René Descartes ou Francis Bacon, va être développée et affinée par les économistes tout au long du 19ème et du 20ème siècle. Ceux-ci se persuadent en effet rapidement que les deux principaux facteurs de production, à savoir le capital et le travail, sont substituables.</p>
<p>Grâce au progrès technique, il est par exemple possible de remplacer le travail humain par du capital technique, c’est-à-dire par des machines. Dans l’esprit des économistes, qui ont peu à peu réduit la nature à une sous-catégorie du capital, le même raisonnement peut s’appliquer au capital naturel : il « suffit » de le substituer par du capital artificiel.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=370&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=370&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=370&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539747/original/file-20230727-15-eg8te8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=464&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Illustration de la révolution industrielle anglaise réalisée par Samuel Griffiths en 1873. Cette période est considéré à la fois comme celle de l’expansion des idées cornucopianistes, mais aussi, pour certains, comme les débuts de l’Anthropocène.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Industrial_Revolution#/media/File:Griffiths'_Guide_to_the_iron_trade_of_Great_Britain_an_elaborate_review_of_the_iron_(and)_coal_trades_for_last_year,_addresses_and_names_of_all_ironmasters,_with_a_list_of_blast_furnaces,_iron_(14761790294).jpg">Samuel Griffiths/Wikipedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>La magie de la substitution : ou comment la croissance pourrait devenir éternelle</h2>
<p>Cette idée apparaît d’autant plus séduisante aux yeux des économistes qu’elle permet, sur le papier, de rendre la croissance éternelle. Après tout, si une partie du capital artificiel remplace le capital naturel dégradé, alors le stock de capital « total » peut indéfiniment s’accroître. C’est mathématique. Mais dans la vraie vie, comment opérer une telle substitution ?</p>
<p>Comme le pressentait Engels, il faut introduire dans les équations économiques un facteur supplémentaire : la technologie. Deux types de leviers sont principalement envisagés pour repousser les limites naturelles.</p>
<p>Le premier consiste à intensifier l’exploitation des ressources afin d’accroître leur disponibilité. C’est typiquement ce qui est advenu dans les années 2000 avec l’émergence de la fracturation hydraulique, dont l’usage a permis d’accéder à des énergies fossiles (les gaz et pétroles de schiste) jusque-là inexploitables. Grâce à la technologie, la quantité de ressources accessibles a donc augmenté. Qu’il s’agisse des énergies fossiles, des ressources minérales ou encore de la biomasse, les exemples d’intensification de ce type sont légion depuis les débuts de la révolution industrielle.</p>
<p>Le second levier consiste à remplacer une ressource par une autre. Pour reprendre l’exemple des énergies fossiles, chacun comprend que, quel que soit le degré d’intensification de leur exploitation, celles-ci finiront par s’épuiser. La substitution consiste dès lors à prendre le relais en remplaçant les énergies fossiles par une autre forme d’énergie qui, entre temps, aura été rendue plus facilement accessible grâce, là encore, au progrès technique. <a href="https://www.jstor.org/stable/2534202">Les économistes dominants des années 1970</a> comptaient par exemple beaucoup sur des technologies de rupture comme la fission nucléaire pour remplacer les énergies fossiles.</p>
<p>[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<h2>De la théorie à la pratique : quelques failles du raisonnement cornucopien</h2>
<p>Les cornucopiens ont-ils raison ?</p>
<p>D’un côté, il faut leur reconnaître certaines réussites. L’épuisement des ressources naturelles tant redouté dès le début du 19ème siècle n’est pas advenu au cours des deux cents ans qui ont suivi. Comme ils le prédisaient, une partie de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles a été investie dans la recherche et le développement, permettant d’accroître considérablement notre capacité à exploiter la nature.</p>
<p>En revanche, si le levier de l’intensification a formidablement fonctionné, celui du « remplacement » a jusqu’à présent échoué. Comme le remarquent <a href="https://www.pourlascience.fr/sd/histoire-techniques/energie-et-matieres-premieres-le-mythe-de-la-transition-23715.php">certains historiens de l’environnement</a>, loin de se substituer, les ressources nouvellement exploitées se sont en réalité toujours additionnées aux précédentes. Et rien ne prouve qu’une telle substitution puisse un jour advenir, en particulier concernant les énergies fossiles. Le nucléaire, que les économistes des années 1970 imaginaient pouvoir se substituer aux fossiles dans la première moitié du 21ème siècle, ne représente que <a href="https://ourworldindata.org/energy-overview">4 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et sa part baisse depuis une trentaine d’années</a>.</p>
<p>Enfin, le raisonnement cornucopien bute aujourd’hui sur une conséquence paradoxale de sa propre réussite. En intensifiant la production des ressources naturelles, la civilisation industrielle a généré des flux de matière et d’énergie qui se sont souvent avérés très supérieurs à ce que les écosystèmes pouvaient assimiler. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, l’omniprésence des polluants toxiques dans notre environnement, le bouleversement des cycles biogéochimiques sont autant de conséquences directes de l’intensification de l’exploitation de la nature.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-terre-a-lepoque-de-lanthropocene-comment-en-est-on-arrive-la-peut-on-en-limiter-les-degats-206523">La Terre à l’époque de l’anthropocène : comment en est-on arrivé là ? Peut-on en limiter les dégâts ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Or, pour faire face au défi sans précédent posé par ces nouvelles <a href="https://theconversation.com/jusqua-quand-pourrons-nous-depasser-les-limites-planetaires-183781">limites planétaires</a>, les cornucopiens continuent de mobiliser les mêmes recettes fondées sur la course en avant technologique. La substitution consisterait cette fois-ci à réparer ou remplacer des services écologiques que la nature ne parvient plus à maintenir. Qu’il s’agisse de <a href="https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/des-mini-drones-pollinisateurs-a-la-rescousse-des-abeilles_110479">remplacer les insectes polinisateurs par des robots</a>, <a href="https://climate-intervention-research-letter.org/">d’opacifier l’atmosphère pour contrebalancer le réchauffement climatique</a> ou encore de <a href="https://www.newscientist.com/article/2336018-most-major-carbon-capture-and-storage-projects-havent-met-targets/">capter le carbone atmosphérique afin de le réinjecter dans la lithosphère</a>, les cornucopiens ne manquent pas d’idées. Même si, jusqu’à présent, elles restent très hypothétiques.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Graphique montrant que sur 9 variables du système Terre monitorées, au moinssur les 9 variables du système Terre, 5 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire." src="https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=505&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=505&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=505&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=635&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=635&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/541965/original/file-20230809-30-99vked.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=635&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Sur 9 variables du système Terre monitorées, au moins 5 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html">Stockholm Resilience Centre,</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Une nouvelle forme de « conservatisme technologique » ?</h2>
<p>A l’heure de l’urgence écologique et climatique, la pensée cornucopienne est-elle encore pertinente ? On peut en douter. Mais alors, pourquoi est-elle si présente parmi les décideurs politiques et économiques ?</p>
<p>Peut-être tout simplement parce que la pensée cornucopienne a ce mérite immense : en prétendant prolonger la domination de l’humain sur la nature grâce à la technologie, elle permet à ses défenseurs de ne pas débattre des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques qui permettraient de nous réconcilier avec les limites planétaires. Cet optimisme technologique est d’ailleurs l’une des <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/global-sustainability/article/discourses-of-climate-delay/7B11B722E3E3454BB6212378E32985A7">douze excuses listées par l’Université de Cambridge</a> pour repousser à plus tard l’action face au dérèglement climatique. Pour paraphraser et détourner un <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2010-3-page-47.htm">slogan écologiste</a>, il semble bien que le plus important pour les cornucopiens soit en effet là : « ne pas changer le système, quitte à changer le climat ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210481/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Natacha Gondran est membre de la composante Mines Saint-Etienne de l'UMR 5600 Environnement Ville Société. Ses travaux de recherche peuvent recevoir des financements de différentes organisations publiques et privées. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Aurélien Boutaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Convaincus de la possibilité d'une croissance infinie dans un monde fini les cornucopiens
considèrent que l'intelligence humaine et les innovations technologiques pourront palier la rareté des ressources et le dérèglement climatique.Aurélien Boutaud, Chercheur associé à l'UMR 5600 EVS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)Natacha Gondran, Professeur en évaluation environnementale, UMR 5600 Environnement Ville Société, Mines Saint-Etienne – Institut Mines-TélécomLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2028662023-04-02T16:02:21Z2023-04-02T16:02:21ZManagers, et si vous arrêtiez de dire des choses qui ne servent à rien ?<p>Dans le film <em>Delicatessen</em> de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, sorti en 1991, le personnage joué par Ticky Holgado essaye de vendre à celui incarné par Jean-Louis Dreyfus un appeau à rats. Essuyant un refus, il sort alors de sa valise un objet improbable de forme rectangulaire affublé d’une espèce d’antenne-micro, déclarant qu’il s’agit d’un détecteur de conneries. Il enjoint son interlocuteur à en dire une. Celui-ci hésite, puis finit par lâcher : « c’est beau la vie ! » À ces mots, l’antenne-micro du détecteur se met à tourner sur elle-même tout en faisant un bruit répété de canard de baignoire.</p>
<p>Combien de managers n’ont-ils pas souhaité disposer d’un détecteur tel que celui imaginé par Jeunet et Caro ? Qui n’a pas perdu des heures en réunion à écouter un orateur débiter sur un ton docte des platitudes, des lapalissades ou parfois même des âneries ? Exemples parmi d’autres : « Les organisations mal gérées peuvent survivre quelque temps, mais finiront par échouer », « Les employés motivés travaillent dur » ou « Les entreprises qui survivent sont celles qui s’adaptent à leur marché ».</p>
<p>Bien que présentées comme des extraits précieux de sagesse managériale, toutes ces phrases font en fait perdre du temps à ceux à qui elles sont destinées car elles ne sont que des tautologies (propositions nécessairement vraies). Savoir pourquoi exactement demande cependant un peu de réflexion. Si l’appareil utilisé dans <em>Delicatessen</em> n’est pas encore disponible dans le commerce, son équivalent linguistico-<a href="https://theconversation.com/topics/philosophie-21470">philosophique</a> <a href="https://journals.aom.org/doi/10.5465/amle.2017.0207">existe</a> lui depuis longtemps, depuis 1730 exactement. Il est connu sous le nom de « <a href="https://la-philosophie.com/traite-de-la-nature-humaine-hume-resume">Fourche de Hume</a> ».</p>
<p>Bien utilisé, l’outil s’avère d’une efficacité redoutable, qu’il s’agisse de <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S014829632201030X">communiquer des résultats scientifiques</a> de manière transparente ou d’être apprécié de ses collaborateurs.</p>
<h2>L’analytique, de la logique pure</h2>
<p>S’appuyant sur les travaux de philosophes médiévaux, David Hume (1711-1776) propose de faire une distinction entre les « relations entre idées » et les « rapports factuels », c’est-à-dire entre ce qu’on appelle aujourd’hui les propositions analytiques et synthétiques. Dans sa formulation la plus simple, la Fourche de Hume stipule que les énoncés ayant un sens sont de ces deux et seulement de ces deux sortes ; celles qui ne sont ni analytiques ni synthétiques sont insensées ou absurdes. Précisons ici que qualifier une proposition d’insensée ou d’absurde au sens de la Fourche de Hume ne signifie pas qu’elle soit nécessairement dépourvue de valeur morale : « Je t’aime » ou « Dieu existe » sont des propositions insensées suivant la Fourche de Hume, mais elles sont, de diverses manières, importantes pour ceux qui les prononcent ou les entendent.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/2Dko11JJhmM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>La distinction entre analytique et synthétique constitue aujourd’hui une pierre angulaire des sciences naturelles et (bien que critiquée) demeure une composante centrale de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/philosophie-des-sciences-86824">philosophie analytique</a>, la philosophie qui domine le monde anglophone et qui se consacre à l’analyse du langage, à l’étude des énoncés et à la clarification des notions. Elle était également au cœur du programme des philosophes du <a href="https://philosciences.com/philosophie-et-science/methode-scientifique-paradigme-scientifique/111-cercle-de-vienne">Cercle de Vienne</a>.</p>
<p>Les propositions analytiques sont aussi appelées « a priori » ou « formelles ». Il s’agit de phrases dont la négation conduit à une contradiction, dont le contenu est connu avant expérience, qui sont vraies par définition et donc sont nécessairement toujours vraies. « Les triangles ont trois côtés » est par exemple un énoncé analytique.</p>
<p>Ces énoncés sont tous tautologiques, c’est-à-dire qu’ils sont redondants, répétitifs. Ils ne fournissent aucune information nouvelle sur le monde matériel mais uniquement des informations sur le sens des mots. « Les leaders charismatiques sont influents » ou « les décisions aléatoires manquent de direction claire » sont des exemples de tels énoncés que l’on entend en entreprise.</p>
<h2>Le synthétique, qui repose sur l’expérience</h2>
<p>La vérification des énoncés analytiques repose sur des considérations logiques et non sur l’expérience. Leur déni implique inévitablement une contradiction. En ce sens, l’arithmétique est une immense tautologie. Par exemple, une fois que l’on sait ce que signifient les termes, on ne peut pas nier que « la racine carrée de seize est quatre » sans commettre une erreur de raisonnement. La validité de la proposition ne dépend pas de l’existence ou la non-existence de ce qui est compté.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Ce qui vient d’être dit ne s’applique pas aux énoncés synthétiques qui sont, eux, issus de l’expérience. Ce sont des propositions dont la négation ne conduit pas à une contradiction, dont le contenu est connu après expérience (a posteriori), qui ne sont pas vraies par définition et donc qui sont soit vraies soit fausses (et quand on les pense vraies, elles pourraient aussi bien être fausses). « Le soleil se lèvera demain » est un énoncé synthétique qui pourrait être faux (et qui le sera un jour, puisque le soleil finira pas s’éteindre).</p>
<p>La véracité des propositions synthétiques repose uniquement et nécessairement sur une vérification empirique. On peut s’en faire une idée, mais il est impossible d’être certain qu’un litre d’eau liquide aura ce même volume à l’état solide avant de faire une expérience qui montrera que cela n’est pas le cas. La véracité des énoncés synthétiques ne peut être décidée en analysant le sens des termes qui les composent ou en vérifiant si les phrases respectent les règles de la grammaire.</p>
<h2>Pas qu’un exercice intellectuel</h2>
<p>En entreprise, il n’est pas toujours évident de classifier les propositions que l’on nous soumet. Lorsqu’un consultant annonce par exemple « seules les entreprises adaptées à leur environnement survivent », il ne fait qu’avancer un énoncé analytique sans intérêt pratique : la proposition est toujours vraie, ou plus exactement on ne peut montrer qu’elle est fausse.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=727&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=727&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=727&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=914&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=914&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/518157/original/file-20230329-22-5tp86j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=914&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le philosophe écossais David Hume.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Huile sur toile de Allan Ramsay</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Idem pour l’énoncé « les entreprises mal gérées peuvent continuer à réussir » car le modal « peuvent » implique la possibilité que ce qui est proposé ne se matérialise pas : la vérité formelle de cette affirmation peut être établie même s’il n’existait pas d’entreprises mal gérées. Ceci ne serait pas le cas si la déclaration était négative. « Les entreprises ne peuvent pas survivre sans direction des ressources humaines » n’est pas analytique, car un exemple d’une entreprise survivant sans direction des ressources humaines suffirait à l’établir comme fausse.</p>
<p><a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Tautologie#Exemples_de_figures_tautologiques">Une grande partie du langage courant</a> est analytique ou absurde selon la Fourche de Hume (« J’aime ce tableau car je le trouve beau », « Je suis anxieux », etc.). Si dans leur vie de tous les jours les managers et cadres dirigeants peuvent accepter ce genre de propositions (dont ils sont parfois les auteurs), il n’en va pas de même dans leur rôle professionnel. Au travail, les propositions synthétiques doivent être préférées, car elles seules apportent une information sur la base de laquelle une décision sera, ou ne sera pas, prise. À l’inverse, dans un cadre professionnel, toute personne prononçant un énoncé analytique ou absurde perd son temps et en fait perdre à son ou ses interlocuteurs.</p>
<p>Exprimé autrement, tout énoncé analytique ou insensé peut être retiré d’un document, présentation, communiqué ou déclaration, sans que le contenu factuel de ceux-ci en soit diminué. Des énoncés du type « les produits qui plaisent se vendent bien », « les entreprises sont faites d’hommes et de femmes » ou « les choses risquent d’empirer avant qu’elles ne s’améliorent » n’apportent rien.</p>
<p>La Fourche de Hume n’est pas qu’un exercice intellectuel. En effet, une étude en cours laisse à penser que les entreprises qui communiquent en termes synthétiques dans leur rapport annuel sont aussi celles qui réussissent le mieux financièrement. De plus, les managers maîtrisant la Fourche de Hume sont aussi ceux qui sont les plus appréciés par leurs collaborateurs. En effet, ils ou elles ne s’embarrassent pas de fioritures dans leurs communications et vont droit au but en ne s’attachant qu’à n’exprimer que des vérités factuelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202866/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Pour cela, le philosophe David Hume donne des clefs, peut-être arides en apparence, mais bien utiles en pratique.Jean-Etienne Joullié, Professeur de management à l'EMLV, Pôle Léonard de VinciPhilippe Spach, Professeur Associé Management & Ressources Humaines, Pôle Léonard de VinciLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1994452023-03-05T16:47:53Z2023-03-05T16:47:53Z« L’envers des mots » : Cliométrie<p>Patronne de l’histoire, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Clio">Clio</a>, fille de Zeus et de Mnémosyne, est l’une des neuf Muses célébrées par <a href="https://theconversation.com/fr/topics/platon-33278">Platon</a> comme intermédiaire entre le dieu et le poète. Née de l’association entre Clio et l’art de la mesure (« métrie »), la cliométrie représente le point de rencontre entre le <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-015-0136-z">« monde des idées » et le « monde des sciences »</a>. Concept inventé par l’économiste Stanley Reiter alors qu’il collaborait avec les historiens de l’économie Lance Davis et Jonathan Hughes, la cliométrie vise à <a href="https://www.springernature.com/gp/researchers/the-source/blog/blogposts-life-in-research/claude-diebolt/17744496">réunifier l’histoire et l’économie</a>, plus modestement à inspirer les sciences humaines et sociales.</p>
<p>En mobilisant des archives historiques, en construisant et en révisant des <a href="https://www.annalsfondazioneluigieinaudi.it/images/LIII/2019-2-005-diebolt.pdf">bases de données</a>, en s’imprégnant de l’histoire, du célèbre <a href="https://www.digitale-sammlungen.de/de/view/bsb10408217?page=4,5"><em>wie es eigentlich gewesen ist</em></a> (en français, « comment les choses se sont réellement passées ») de Leopold Ranke, comme creuset pour examiner la théorie économique, la <a href="https://www.cliometrics.org/">cliométrie</a> a approfondi notre connaissance collective du « comment », du « pourquoi » et du « quand » les changements économiques se produisent.</p>
<p>En 1993, la discipline atteint son apogée avec l’attribution du prix Nobel de science économique à <a href="https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/1993/press-release/">Robert Fogel et Douglass North</a>, salués comme </p>
<blockquote>
<p>« pionniers de la branche de l’histoire économique que l’on a appelée la “nouvelle histoire économique”, ou cliométrie, c’est-à-dire la recherche qui combine la théorie économique, les méthodes quantitatives, les tests d’hypothèses, les alternatives et les techniques traditionnelles de l’histoire économique, pour expliquer la croissance et le déclin économiques ».</p>
</blockquote>
<p>Aujourd’hui, la cliométrie est bien plus qu’une simple <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-022-00245-w">communauté de chercheurs</a>. Telle une projection quantitative des sciences sociales dans le passé, c’est une approche originale de <a href="https://link.springer.com/referencework/10.1007/978-3-030-00181-0?page=1#about">production de connaissances</a> qui, à l’instar du travail de Fernand Braudel dans <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782081428430-la-dynamique-du-capitalisme-fernand-braudel/"><em>La dynamique du capitalisme</em></a>, appréhende avec la plus grande attention le temps court (l’histoire des grands événements), le temps intermédiaire (l’histoire de la conjoncture et des crises) et le temps long (l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue durée). Cette mise en perspective se place dans la lignée des travaux fondateurs de <a href="https://www.nber.org/papers/w2461">Simon Kuznets</a>, <a href="https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/1971/kuznets/facts/">prix Nobel de science économique</a>, directeur de thèse de Robert Fogel.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-stagflation-192541">« L’envers des mots » : Stagflation</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Parmi les apports notables des <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-017-0167-8">cliométriciens</a>, on peut citer les contributions fondamentales de <a href="https://link.springer.com/referenceworkentry/10.1007/978-3-030-00181-0_49">Robert Fogel</a>, celle par exemple d’avoir démontré que le <a href="https://theconversation.com/comment-le-chemin-de-fer-a-conquis-la-france-153166">chemin de fer</a> n’était pas le déterminant majeur de la croissance économique américaine. Un autre exemple précoce est <a href="https://link.springer.com/referenceworkentry/10.1007/978-3-030-00181-0_44">Douglass North</a>. Il a mis en évidence que ce sont les institutions, et non la technologie, qui sont la cause de l’augmentation de la productivité du transport maritime du XVII<sup>e</sup> au XIX<sup>e</sup> siècle. C’est à partir de ce résultat qu’il va impulser une nouvelle branche de l’économie, celle consacrée à l’étude des dynamiques structurelles et spatiales des institutions.</p>
<p>Certains diront que la cliométrie est une branche de <a href="https://www.jstor.org/stable/23723681">l’histoire</a>. Pour d’autres, elle se révèle comme une discipline auxiliaire de <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-018-0170-8">l’économie</a> ou de <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-022-00242-z">l’économie politique</a>, telle une boîte à outils <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11698-006-0002-0">interdisciplinaire, voire multidisciplinaire</a>. Sollicitant histoire, statistique, informatique ou encore mathématiques, elle s’avère indispensable aux <a href="https://www.ebhsoc.org/journal/index.php/ebhs/article/view/473">recherches innovantes en sciences humaines et sociales</a>. </p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Avec le tournant du XXI<sup>e</sup> siècle, elle s’impose telle une <a href="https://www.springer.com/journal/11698">science de l’économie historique</a> comme le point de rencontre des recherches internationales d’histoire quantitative <a href="https://www.cliometrie.org/en/">structurées par la théorie économique</a> et informées par les méthodes statistiques et économétriques, afin de <a href="https://oxfordre.com/economics/display/10.1093/acrefore/9780190625979.001.0001/acrefore-9780190625979-e-552;jsessionid=BC6E82BDAA092D2EC16F34EC061E3933">passer au crible l’importance relative de divers facteurs</a>, c’est-à-dire des forces (dans les sciences naturelles), supposées avoir été à l’œuvre dans une situation historique donnée.</p>
<hr>
<p><em>Cet article s’intègre dans la série <strong>« L’envers des mots »</strong>, consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?</em></p>
<p><em>De <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-validisme-191134">« validisme »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-silencier-197959">« silencier »</a>, de <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-bifurquer-191438">« bifurquer »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-degenrer-191115">« dégenrer »</a>, nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public.</em></p>
<p><em>À découvrir aussi dans cette série :</em></p>
<ul>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-quantique-196536"><em>« L’envers des mots » : Quantique</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-flow-195489"><em>« L’envers des mots » : Flow</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-neuromorphique-195152"><em>« L’envers des mots » : Neuromorphique</em></a></p></li>
</ul><img src="https://counter.theconversation.com/content/199445/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claude Diebolt ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Renouvelant notre regard sur l’histoire, la cliométrie nous aide à comprendre comment, pourquoi et quand les changements économiques se produisent.Claude Diebolt, Directeur de Recherche au CNRS, UMR BETA, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1977072023-01-23T18:48:37Z2023-01-23T18:48:37ZL'effet rebond : quand la surconsommation annule les efforts de sobriété<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/504182/original/file-20230112-11-zf5z90.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=113%2C57%2C971%2C553&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans le transport aérien civil, chaque kilomètre de vol par passager consomme environ trois fois moins de carburant qu’il y a quarante ans, mais le nombre de kilomètres de vol a explosé.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/158652122@N02/51111707897">Mike McBey/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Dans le livre de Lewis Carrol <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070466603-alice-au-pays-des-merveilles-de-l-autre-cote-du-miroir-lewis-carroll/"><em>De l’autre côté du miroir</em></a> (la suite des Aventures d’Alice au pays des merveilles), on voit la Reine rouge prendre Alice par la main pour courir. Mais plus elles courent, moins le paysage bouge aux alentours ! Face à l’étonnement d’Alice, la Reine lui explique qu’il faut courir sans cesse pour rester sur place. C’est une excellente image de ce qui se passe dans notre société, où les gains d’efficacité sont sans cesse rattrapés, annulés, dépassés par l’envolée des consommations.</p>
<p>Dans le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/transport-aerien-29163">transport aérien</a> civil, chaque kilomètre de vol par passager consomme environ trois fois moins de carburant qu’il y a quarante ans. Voilà qui est bon pour la planète, direz-vous. Hélas non, car la baisse des coûts a fait que le voyage aérien s’est considérablement développé et démocratisé. Le nombre de kilomètres de vol a explosé. En 2017, on a dépassé 4 milliards de passagers dans les vols de l’aviation civile dans le monde. Alors que le volume de GES émis par passager-kilomètre diminuait de moitié, le <a href="https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2021/03/Pouvoir-voler-en-2050_ShiftProject_Rapport-2021.pdf">volume total d’émissions a été multiplié par deux</a> ; L’impact global sur les consommations de matières et d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/energie-21195">énergie</a> a crû considérablement.</p>
<p>Prenons un autre exemple, plus banal encore, celui de l’éclairage. Aucune de nos activités courantes n’a connu sur le long terme une telle augmentation d’efficacité et une chute aussi vertigineuse du coût par unité produite (Au passage, cela signifie que le fameux retour à la bougie évoqué par les écolo-sceptiques serait une catastrophe écologique !). Mais la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/consommation-20873">consommation</a>, d’abord portée par le gaz de ville, puis par l’électricité, a plus que rattrapé cette augmentation d’efficacité. Elle a été, grosso modo, multipliée par dix tous les cinquante ans.</p>
<p>Depuis les débuts de l’éclairage urbain dans les années 1830 jusqu’en 2000, le <a href="https://www.researchgate.net/publication/227349575_Seven_Centuries_of_Energy_Services_The_Price_and_Use_of_Light_in_the_United_Kingdom_1300-2000">nombre de lumens-heure a été multiplié par 100 000</a>. Le résultat est que désormais on voit nos villes nocturnes de l’espace, comme sur les belles images envoyées par Thomas Pesquet ! Mais l’aviation et l’éclairage ne sont que des illustrations d’un phénomène universel, que l’on va retrouver pour les mobilités, pour le chauffage, pour l’informatique, pour l’habillement. En réalité, pour la quasi-totalité de nos activités.</p>
<h2>Des biens et des services moins coûteux</h2>
<p>Ainsi, « le moins alimente le plus », écrit le [chercheur et analyste politique canadien] <a href="https://www.cairn.info/magazine-books-2020-5-page-23.htm">Václav Smil</a>. Le signe de ce rattrapage, ou débordement, par la demande est que les gains d’efficacité constatés au niveau « macro » sont nettement plus faibles que ceux qu’on observe au niveau « micro ». Ils existent néanmoins.</p>
<p>Pour l’ensemble du monde, la quantité de gaz à effet de serre (GES) par unité de PIB a ainsi <a href="https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-du-climat/pdf/pages/partie2/partie2.pdf">diminué d’un tiers depuis 1990</a>. En France, elle a baissé de 50 % (si on s’en tient aux émissions sur le territoire national : rappelons que le carbone incorporé dans nos importations représente désormais plus de la moitié de notre empreinte réelle). En Chine, qui partait de loin, la baisse de ce ratio « tonnes de GES par unité de PIB » a été beaucoup plus rapide encore, même si, à ce jour, il reste sensiblement plus élevé que dans les pays occidentaux. […]</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd'hui</a>]</p>
<p>Pourquoi les gains d’efficacité réalisés au niveau « micro » sont-ils ainsi atténués, voire dilapidés ? La réponse est très simple. L’efficacité rend les biens et les services moins coûteux, plus accessibles, plus désirables, et la demande, dopée par la publicité et par les multiples formes de l’effort pour vendre, croît en proportion, ou même davantage. On appelle cela l’effet rebond, ou, si on veut avoir l’air savant, l’effet ou le <a href="https://energyhistory.yale.edu/library-item/w-stanley-jevons-coal-question-1865">paradoxe de Jevons</a>.</p>
<p>En 1865, les producteurs de charbon britanniques s’inquiétaient de l’efficacité croissante des machines à vapeur, qui utilisaient de moins en moins leur précieux combustible. William Stanley Jevons, homme d’affaires et économiste, un des fondateurs, avec Léon Walras, de l’école marginaliste, leur répondit :</p>
<p>« C’est une erreur complète de supposer que l’usage plus économique de l’énergie va faire baisser la consommation. C’est exactement le contraire qui va se passer. »</p>
<p>Un siècle et demi plus tard, il est difficile de lui donner tort</p>
<h2>Le numérique, emblématique de l’effet rebond</h2>
<p>Il y a beaucoup moins d’aluminium ou d’acier dans chaque canette de 33 centilitres, mais le nombre de canettes a tellement crû que la consommation d’acier ou d’aluminium pour les canettes s’est envolée (Un conseil, au passage : l’acier est un meilleur choix écologique, car plus facile à recycler !). Dans le monde <a href="https://theconversation.com/fr/topics/numerique-20824">numérique</a>, les gains d’efficacité pour les processus de base sont très spectaculaires. Même les mégafermes de serveurs, sur lesquelles repose la croissance du cloud, sont de plus en plus efficaces en énergie et en émissions de carbone.</p>
<p>Les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gafam-45037">Gafam</a> (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ne mentent pas quand ils soulignent que ces hyperscalers (la dernière génération des infrastructures du cloud) sont <a href="https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/lenvironnement-le-nouveau-filon-du-cloud-1373837">30 % à 50 % plus efficaces que les anciennes fermes</a>. Mais, au bout du compte, il s’agit bien de permettre la multiplication des utilisations, notamment du côté du grand public, par le streaming vidéo en particulier.</p>
<p>L’empreinte globale du monde numérique, qui paraît léger et immatériel, a déjà <a href="https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2020/10/Deployer-la-sobriete-numerique_Rapport-complet_ShiftProject.pdf">dépassé celle de l’aviation civile</a> et ne cesse de croître. Elle repose sur un effet rebond massif, le cœur du modèle économique des plates-formes étant précisément la croissance ultrarapide des volumes que permettent les effets de réseau. L’effet pervers est que ces augmentations sont insensibles pour l’usager qui échange des photos ou regarde des vidéos, et dont la consommation locale est négligeable au regard des coûts globaux.</p>
<p>Un autre domaine très problématique est celui du ciment et de la construction, où les gains d’efficacité (en énergie et en émissions de GES) restent relativement limités, parce que techniquement difficiles à obtenir, alors que la demande explose en Asie et en Afrique.</p>
<p>L’effet Jevons est donc omniprésent. Il peut être indirect – les baisses de prix dans un domaine dégageant du revenu disponible pour d’autres consommations – ou direct, par augmentation de la consommation du bien concerné. Bien entendu, la croissance de la demande n’est pas indépendante des stratégies marketing et commerciales déployées par les entreprises, qui mobilisent des ressources considérables. Le renouvellement plus ou moins frénétique des produits et des catalogues commerciaux reste un moyen classique pour doper la demande.</p>
<p>Pensez aux centaines de variantes des produits les plus simples qui apparaissent lorsque vous consultez Internet pour un achat banal. Les <a href="https://theconversation.com/vos-appareils-electroniques-sont-ils-obsoletes-de-plus-en-plus-rapidement-169765">stratégies d’obsolescence programmée</a> et d’accroissement incessant de la diversité se retrouvent même dans les modèles de services. Nous connaissons tous l’imagination avec laquelle les offreurs de logiciels arrivent à nous obliger de changer de version en permanence.</p>
<h2>« Profondeur technologique »</h2>
<p>Il y a une autre forme de « recyclage » des gains d’efficacité, analogue à l’effet rebond mais beaucoup moins étudiée : c’est la progression incontrôlée de la complexité technique et fonctionnelle de nos objets. […] En lien avec la globalisation, nos objets sont devenus en quelques décennies considérablement plus compliqués que ceux des générations précédentes, tant par le nombre de composants que par leur complexité technologique. Les microprocesseurs, par exemple, se sont disséminés bien au-delà de nos ordinateurs et de nos portables. L’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/internet-des-objets-21322">Internet des objets</a> nous promet une vague encore plus puissante et étendue.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1122&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1122&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1122&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1410&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1410&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/504009/original/file-20230111-15-6zrfrs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1410&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/bifurcations/">Éditions de l’aube, octobre 2022</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Or il est certain que cet effet de « profondeur technologique » pèse lourd dans la balance climatique, même si personne, à ma connaissance, ne l’a chiffré. Derrière nos objets et nos services quotidiens, on trouve maintenant des réseaux de plus en plus labyrinthiques d’activités productives, avec des myriades de fournisseurs en cascade – ce qui, soit dit au passage, rend irréaliste l’idée de certains économistes de pister précisément les impacts écologiques de ces chaînes en recensant toutes les activités qui les composent.</p>
<p>L’évolution de nos voitures est un bon exemple. Au lieu de rendre les modèles plus simples (et beaucoup moins coûteux), les gains d’efficacité ont été recyclés principalement dans une formidable augmentation de complexité, avec une part énorme désormais consacrée à l’électronique et, de plus en plus, au logiciel.</p>
<p>Bien sûr, une partie de ces nouveaux équipements et des nouvelles fonctionnalités imaginées par les bureaux d’études est très utile. Qui voudrait se passer de fonctions de sécurité comme l’ABS, ou même de confort comme la caméra arrière ? Mais le processus d’ensemble est à l’évidence piloté davantage par la passion des ingénieurs et la créativité du marketing que par une analyse des véritables besoins des usagers, et encore moins par celle des conséquences écologiques. Il ne s’agit pas de refuser les avancées de la technique, ni de les brider par avance. Il faut cependant bien constater qu’il n’existe aucun forum, ni dans la société, ni dans les entreprises, pour exercer ce que [l’ingénieur] <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-age-des-low-tech-philippe-bihouix/9782021160727">Philippe Bihouix</a> appelle le « techno-discernement ».</p>
<p>« N’importe quelle mesure du progrès dans le niveau de vie de l’individu donne un coefficient de progrès incomparablement plus faible que dans la quantité d’énergie dépensée par habitant », écrivait déjà [l’écrivain] <a href="https://books.google.fr/books/about/Arcadie.html?id=Wy4JAQAAIAAJ&redir_esc=y">Bertrand de Jouvenel</a> dès la fin des années 1950. Depuis, cette quantité a été multipliée par 7, et nettement plus pour les plus riches d’entre nous. Vivons-nous sept fois mieux ?</p>
<p>L’ingénieur Jean-Marc Jancovici rappelle souvent que nous ne consommons pas d’énergie. Ce qui consomme de l’énergie, ce sont les centaines, les milliers, les dizaines de milliers de machines qui travaillent pour nous, machines dont nous avons oublié l’existence, car la plupart d’entre elles sont très lointaines, devenues « abstraites » à nos yeux.</p>
<p>Reprenant une image proposée par [l’architecte américain] Buckminster Fuller dès 1940, il parle des « équivalents-esclaves » qui sont à notre disposition, en prenant comme unité l’énergie déployée par un humain en une journée de travail. Leur nombre est faramineux et se chiffre en centaines. Cette image montre à quel point nos processus se sont auto-emballés depuis un siècle, et même un demi-siècle. Elle est aussi source d’espoir, car elle suggère qu’une réduction substantielle de notre extravagant train de vie est possible en gardant l’essentiel de nos acquis, surtout si on partage mieux nos « esclaves ».</p>
<hr>
<p><em>Ce texte est extrait du livre <a href="https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/bifurcations/">« Bifurcations : réinventer la société industrielle par l’écologie ? »</a> de Pierre Veltz, publié aux Éditions de l’aube en octobre 2022. Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197707/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Veltz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ce principe, théorisé par l’économiste britannique William Stanley Jevons en 1865, se concrétise aujourd’hui dans des secteurs comme le transport aérien ou le numérique.Pierre Veltz, Professeur émérite, École des Ponts ParisTech (ENPC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1953822022-12-08T19:25:05Z2022-12-08T19:25:05ZRéformes économiques et politiques : sur les traces de Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801)<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/497586/original/file-20221128-12-8o2jxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=247%2C8%2C892%2C671&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Peinture d’un village en arrière-plan d’un moulin reflétant l’activité économique du XVIII<sup>e</sup> siècle, époque des «&nbsp;physiocrates&nbsp;».
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.geneawiki.com/index.php?title=Fichier:Moulin_ancien_eau.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Au début de la seconde moitié du XVIII<sup>e</sup> siècle se constitue la première véritable école de pensée économique autour du docteur <a href="https://www.pourleco.com/la-galerie-des-economistes/francois-quesnay-fondateur-de-la-pensee-economique-moderne">François Quesnay</a> (notamment médecin de la marquise de Pompadour) avec, comme membres principaux, <a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/39090">Victor Riqueti marquis de Mirabeau</a> (père du futur tribun révolutionnaire), <a href="https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/278-pierre-dupont-de-nemours">Pierre Samuel Du Pont de Nemours</a>, l’abbé <a href="https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/041-nicolas-baudeau">Nicolas Baudeau</a> et Paul Pierre Lemercier de la Rivière.</p>
<p>L’école dite des <em>Économistes</em> ou encore <a href="https://ses.ens-lyon.fr/articles/les-grands-themes-25510"><em>physiocratie</em></a> milite activement pour la liberté du commerce et des réformes politiques propres à neutraliser l’arbitraire monarchique. Son impact sur les milieux intellectuels et l’opinion publique est fort grâce à activité de ses membres dans les <a href="https://youtu.be/FiorpGPRtJo">salons</a> et par l’organe de presse qui lui permet de diffuser ses analyses et revendications : les <a href="https://www.bernard-herencia.com/ephemerides/"><em>Éphémérides du citoyen</em></a>, animé, selon les époques, par Baudeau ou par Du Pont de Nemours.</p>
<h2>Juriste, administrateur, conseiller et publiciste</h2>
<p>Si la majeure partie des membres de ce groupe est strictement constituée de théoriciens ou de vulgarisateurs, <a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/">Lemercier de la Rivière</a>, juriste de formation, est le seul à bénéficier d’une véritable expérience pratique. Il est successivement intendant des Iles-du-Vent en Polynésie puis de la Martinique, prise en 1762 par la flotte anglaise lors de la guerre de <a href="https://www.herodote.net/La_guerre_de_Sept_Ans-synthese-86.php">Sept ans (1756-1763)</a>. Il collabore et finit ensuite par devenir le seul membre actif du Comité de législation des colonies dans les années 1780.</p>
<p>Parallèlement à ces expériences d’administrateur et d’expert, il mène une carrière de publiciste entre 1765 et 1792. Sa stature intellectuelle est telle qu’il est à l’occasion consulté par des princes (<a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1957/03/FLORENNE/22088">Catherine II</a> au moment où elle prépare son <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Nakaz">Nakaz</a> et <a href="https://www.cosmovisions.com/GustaveIIISuede.htm">Gustave III</a> de Suède, en 1775, en matière d’instruction publique) ou par des politiques : il est ainsi, en même temps que l’abbé <a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/38948">Gabriel Bonnot de Mably</a> et <a href="https://www.les-philosophes.fr/auteur-rousseau.html">Jean-Jacques Rousseau</a>, consulté par des députés polonais pour préparer un projet de constitution à la veille du <a href="https://histoiresduniversites.wordpress.com/2022/02/18/la-pologne-partagee-177217931795/">premier partage du territoire polonais</a> entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. En 1774, le contrôle général lui échappe et <a href="https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grands-personnages/turgot">Anne Robert Jacques Turgot</a>, un sympathisant des physiocrates, est nommé à ce poste.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La prise de la Martinique en février 1762 par la flotte anglaise, lors de la guerre de Sept Ans.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Invasion_de_la_Martinique_%281762%29#/media/Fichier:La_prise_de_la_Martinique_en_février_1762_par_les_Anglais.jpg">Wikimedia comons</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Lemercier de la Rivière est d’abord un théoricien économique de haut niveau qui expose et développe la pensée du groupe de Quesnay dont le maître ne diffuse sa pensée qu’à travers des publications courtes et souvent difficiles à relier (des articles pour <a href="https://gallica.bnf.fr/conseils/content/lencyclop%C3%A9die-de-diderot-et-d%E2%80%99alembert">l’<em>Encyclopédie</em> de Diderot et d’Alembert</a> ou encore pour les <em>Éphémérides du citoyen</em>).</p>
<p>Avec Lemercier de la Rivière, les physiocrates disposent d’un publiciste capable d’articuler leurs principales positions dans de longs ouvrages : <em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em> (1767), ou encore <a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/"><em>L’Intérêt général de l’État</em></a> (1770). Le premier associe analyses et propositions économiques et politiques tandis que le second développe la liaison entre liberté du marché et droit de propriété (dont le physiocrate fait la base de toute la société et du politique). C’est surtout <em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em> qui va rendre célèbre Lemercier de la Rivière et susciter l’intérêt de Catherine II et de Gustave III. L’ouvrage est même salué, outre-Manche, par l’économiste <a href="http://agora.qc.ca/dossiers/adam_smith">Adam Smith, père de la l’économie politique classique</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em>, 1767.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Paul_Lemercier_de_La_Rivière_de_Saint-Médard#/media/Fichier:Mercier_de_La_Rivière_-_Ordre_naturel_et_essentiel_des_sociétés_politiques,_1767_-_5679025.tif">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans le même temps, le livre provoque la polémique et alimente la presse et les salons car l’auteur y développe le volet politique de l’École avec le concept de <em>despotisme légal</em> qui attire les critiques de Rousseau ou encore de Mably. L’expression, en forme d’oxymore, suscite le rejet alors que Lemercier de la Rivière ne recherche qu’à exprimer l’idée qui lui tient à cœur : la loi (naturelle) doit s’imposer à tous, monarque compris, et les magistrats ont pour mission de la traduire dans le droit positif. Le projet de Lemercier de la Rivière n’a donc pas d’autre objectif que de démontrer la nécessité de contrer l’arbitraire royal par l’édification d’un véritable état de droit.</p>
<p>Une autre de ses positions fortes a fait l’objet de vives critiques : la réunion du législatif et de l’exécutif, en argumentant sur l’impossibilité technique et morale de faire les lois sans disposer du pouvoir de les faire appliquer ou de disposer d’une force publique déconnectée de la loi. Cette position choque évidemment les contemporains imprégnés des recommandations de <a href="https://la-philosophie.com/montesquieu-la-separation-des-pouvoirs">Charles Louis de Montesquieu sur la distribution des pouvoirs</a>. Cependant, les analyses des deux hommes se rejoignent sur un point fondamental : le pouvoir judiciaire doit rester indépendant.</p>
<h2>Une « branche à part » de la physiocratie</h2>
<p>Jusqu’à la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière multiplie les publications pour démontrer le bien-fondé de ses positions politiques mais il renonce à l’utilisation de l’expression « despotisme légal ». Dans les années 1770, il publie deux abrégés de ce qui est perçu comme la <em>doctrine</em> physiocratique (<a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/"><em>De l’Instruction publique</em> et <em>Lettre sur les économistes</em></a>) et articule sa pensée à partir du triptyque propriété-sûreté-liberté. Il consacre les années 1780 à travailler pour la codification des lois et règlements coloniaux pour le Comité de législation des colonies.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Rendu à la vie civile, il va, dans les mois précédents la Révolution et durant les premiers temps révolutionnaires, publier à nouveau (en 1788 et 1789) pour proposer ce qu’il appelle un « canevas constitutionnel ». Ce projet de constitution est assorti de propositions tout à fait détaillées pour la mise en place d’un contrôle constitutionnel par un corps de magistrats indépendant du roi : c’est une démarche tout à fait inédite et moderne que ne retiendront pas les députés aux assemblées révolutionnaires.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=107%2C9%2C1149%2C822&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=107%2C9%2C1149%2C822&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les derniers travaux de Lemercier de la Rivière lui ont sans doute permis d’échapper à la Terreur révolutionnaire (ici, exécution de partisans du chef des révolutionnaires Robespierre en 1794)… .</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Execution_robespierre,_saint_just....jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>À la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière, retiré dans le sud parisien (pour la pureté de son air), désabusé par le manque d’audience de son œuvre, conscient qu’il ne sera plus appelé pour assurer une quelconque responsabilité politique, décide de livrer une dernière fois au public ses recommandations économiques et politiques.</p>
<p>Il les habille, et cela lui permet certainement d’échapper à la <a href="https://www.herodote.net/10_juin_1794-evenement-17940610.php">Terreur</a> révolutionnaire, d’un exposé composé, comme <a href="https://www.lhistoire.fr/classique/%C2%AB-lutopie-%C2%BB-de-thomas-more">l’<em>Utopie</em> de Thomas More</a>, d’un volet décrivant les mœurs sociales et politiques du peuple imaginaire de la Félicie suivi d’un volet proposant un exposé moral et philosophique justifiant l’organisation politique de ce royaume fictif.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-breve-histoire-de-lutopie-126538">Une brève histoire de l’utopie</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Dans ce dernier ouvrage, ses positions politiques sont le plus souvent consolidées ou complétées. Cependant, Lemercier de la Rivière prend de la distance sur le plan économique avec la physiocratie de sa jeunesse : il réclame une liberté économique associée à un protectionnisme sélectif ou encore une planification de certaines productions estimées comme particulièrement stratégiques. Il a cependant montré qu’il était le plus politique des physiocrates, ce pour quoi Turgot écrivait de lui qu’il constituait une « branche à part » de la physiocratie.</p>
<p>Au fil de son œuvre, il est possible de découvrir de nombreux éléments embryonnaires d’analyses que la science économie développera souvent de nombreuses décennies plus tard : ainsi en est-il de la rente différentielle (<a href="https://books.openedition.org/psorbonne/36958?lang=fr">David Ricardo</a>), du multiplicateur (<a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2006/03/10/richard-kahn-l-inspirateur-du-multiplicateur-keynesien_747811_3234.html">Richard Kahn</a> et <a href="https://partageonsleco.com/2021/11/02/le-multiplicateur-keynesien-fiche-concept/">John Maynard Keynes</a>) ou encore de la modélisation économique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195382/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Herencia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cet juriste et publiciste influent du XVIIIᵉ siècle, opposé à l’arbitraire royal, a montré dans ses travaux que les réformes économiques et politiques restaient indissociables.Bernard Herencia, Maître de conférences, chercheur en histoire de la pensée économique, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1948592022-11-24T22:30:43Z2022-11-24T22:30:43ZInflation ou hausse des taux ? Le dilemme des banques centrales n’a rien d’inéluctable…<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/496128/original/file-20221118-12-m38xdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=93%2C17%2C1090%2C779&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les banques centrales comme la BCE (photo) ne contrôlent aujourd'hui qu'indirectement le volume de monnaie en circulation qui entraîne la hausse des prix.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Europäische_Zentralbank_-_European_Central_Bank_%2819190136328%29.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>La hausse du niveau général des prix atteint actuellement, dans de nombreux pays, des niveaux inédits depuis les années 1980. Ce phénomène inflationniste s’explique généralement par une <a href="https://publications.banque-france.fr/laugmentation-de-la-masse-monetaire-pendant-la-crise-Covid-analyse-et-implications">croissance excessive de la masse monétaire</a> ; et même si d’autres causes y contribuent, l’inflation peut toujours être évitée ou corrigée par un ajustement de la quantité de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/monnaie-21214">monnaie</a> en circulation. C’est pourquoi les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-centrale-45337">banques centrales</a>, qui ont pour mandat de stabiliser le pouvoir d’achat de la monnaie, entreprennent aujourd’hui de relever leurs taux pour combattre l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/inflation-28219">inflation</a>.</p>
<p>Dans nos systèmes monétaires actuels, cependant, les banques centrales ne contrôlent qu’indirectement, et très imparfaitement, le volume de monnaie en circulation. La monnaie de banque centrale, qu’elles émettent directement, ne représente en effet qu’une fraction du total des moyens de paiement, essentiellement limitée aux pièces et aux billets. La <a href="https://www.youtube.com/watch?v=6bDQG9LWwk4">masse monétaire</a> se compose surtout, aujourd’hui, de monnaie bancaire scripturale (les soldes de nos comptes courants transférables par carte bancaire ou virement), qui est <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/leco-en-bref/qui-cree-la-monnaie">créée par les banques commerciales</a> lorsque celles-ci financent des prêts ou des investissements.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-linflation-185059">Fed et BCE : deux rythmes mais une même stratégie contre l’inflation</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>L’un des défauts de cette monnaie bancaire est qu’elle confère au moyen d’échange un comportement procyclique : le volume de monnaie augmente (ou se contracte) à mesure que les emprunteurs accroissent (ou réduisent) leur endettement auprès des banques, ce qui amplifie les bulles spéculatives là où les banques prêtent le plus – sur le <a href="https://theconversation.com/marche-immobilier-krach-ou-simple-correction-194093">marché de l’immobilier</a> notamment.</p>
<h2>Entre Charybde et Scylla</h2>
<p>Cette dépendance de la création monétaire envers les prêts bancaires explique aussi que les banques centrales, dans le système existant, soient conduites à manipuler le prix du marché des prêts (les taux d’intérêt) pour stabiliser le niveau des prix. En usant notamment du pilotage des <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/les-taux-directeurs">taux d’intérêt directeurs</a>, auxquels elles prêtent aux banques, ou d’opérations d’achat ou vente d’actifs à destination de ces dernières, elles vont impacter les taux d’intérêt que les banques, en retour, appliqueront à leurs clients. Les banques centrales, de cette manière très indirecte, peuvent ainsi encourager ou décourager la création de monnaie bancaire, de sorte à stabiliser le pouvoir d’achat de la monnaie.</p>
<p>En période d’inflation, <a href="https://theconversation.com/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-linflation-185059">comme actuellement</a>, cela se traduit par des hausses de taux qui, au-delà de leurs effets monétaires, sont tout sauf indolores : en renchérissant le coût de l’endettement, elles pénalisent l’investissement. C’est pourquoi les banquiers centraux naviguent maintenant entre Charybde et Scylla : si une hausse des taux insuffisamment forte laissait filer l’inflation, une hausse trop forte pourrait précipiter une récession.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/laisser-filer-linflation-ou-freiner-la-reprise-le-dilemme-des-banquiers-centraux-164813">Laisser filer l’inflation ou freiner la reprise, le dilemme des banquiers centraux</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Un tel <a href="https://theconversation.com/laisser-filer-linflation-ou-freiner-la-reprise-le-dilemme-des-banquiers-centraux-164813">dilemme</a>, cependant, est-il vraiment inévitable ? Loin s’en faut. Il n’y a rien d’inéluctable, en effet, à ce que la création monétaire dépende si largement des prêts bancaires. Comme l’expliquait déjà l’économiste anglais David Ricardo il y a deux siècles, <a href="https://archive.org/details/planfortheestablishmentofanationalbank/page/n9/mode/2up">il n’y a « aucun lien nécessaire »</a> entre l’émission de monnaie d’un côté, et l’avance de monnaie par voie de prêt de l’autre. Ces deux fonctions, affirmait-il, pourraient très bien être séparées « sans la moindre perte d’avantage, que ce soit pour le pays, ou pour les marchands qui bénéficient de ces prêts ». L’émission de billets, depuis lors, est d’ailleurs devenue un monopole des banques centrales dans la plupart des pays.</p>
<h2>La piste du « 100 % monnaie »</h2>
<p>Dans la même optique, plusieurs économistes ont réclamé que l’émission de monnaie scripturale, transférable par chèque ou virement, soit dissociée des prêts bancaires. Telle était l’essence de la proposition <a href="https://doi.org/10.3917/redp.325.0835">« 100 % monnaie »</a> formulée aux États-Unis, durant la Grande Dépression des années 1930, par plusieurs économistes dont l’Américain <a href="https://mises.org/library/100-money">Irving Fisher</a>. Selon ce plan de réforme, qui a fait l’objet de nos <a href="https://sites.google.com/view/samueldemeulemeester/research">travaux de recherche</a> récents, les dépôts de transaction seraient couverts par 100 % de réserves en monnaie d’État, de sorte à ce que l’autorité monétaire soit seule habilitée à créer ou détruire des moyens de paiement.</p>
<p>Un certain nombre d’économistes, parmi lesquels les prix Nobel Maurice Allais, Milton Friedman et James Buchanan, ont continué à soutenir différentes versions de cette idée de réforme. Cette dernière a cependant souvent été rejetée au motif qu’elle mettrait fin, soi-disant, <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01830363">à l’intermédiation bancaire</a> – ce qui n’est pourtant vrai que pour les versions les plus radicales, qui imposeraient 100 % de réserves sur l’ensemble des dépôts bancaires sans distinction.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>La version basique de ce plan de réforme ne concernerait, quant à elle, que les seuls dépôts de transaction, à finalité de paiement, laissant les banques libres d’utiliser des comptes d’épargne, à finalité d’investissement (et dont les soldes seraient convertibles à vue ou à terme mais non transférables en eux-mêmes), pour financer des prêts. L’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=8I4sdXbgk4g">intermédiation bancaire</a> serait ainsi maintenue, mais le volume de moyens de paiement n’en serait plus affecté.</p>
<h2>Le système actuel accroît les inégalités</h2>
<p>À la suite de la crise financière mondiale de 2007-2008, divers auteurs ont soutenu une version moderne de cette idée avec la proposition de <a href="https://positivemoney.org/our-proposals/sovereign-money-introduction/">« monnaie souveraine »</a>, selon laquelle la monnaie de banque centrale serait directement utilisée, sous forme scripturale ou numérique, par l’ensemble de la communauté de paiement en remplacement de la monnaie bancaire.</p>
<p>Dans un tel système, la création monétaire cesserait de dépendre des prêts bancaires pour devenir un monopole de l’autorité monétaire. Celle-ci injecterait de la nouvelle monnaie dans la circulation soit par le canal de l’<em>open market</em> (le marché secondaire des titres sur lequel la banque centrale intervient), soit, en coopération avec le Trésor, par le canal fiscal, c’est-à-dire par une augmentation des dépenses publiques, une réduction des impôts (à niveau de dépenses égal), voire des transferts monétaires directs aux contribuables ou aux citoyens (selon le principe de la <a href="https://theconversation.com/faut-il-sinquieter-des-pertes-des-banques-centrales-193876">« monnaie hélicoptère »</a>).</p>
<p>Le volume de moyens de paiement cesserait ainsi de varier de manière cyclique au gré des décisions d’emprunt et d’investissement. L’autorité monétaire serait en position de parfaitement contrôler l’émission de monnaie et de stabiliser, à travers celle-ci, la valeur de l’unité de compte, sans avoir pour cela à interférer avec le marché des prêts.</p>
<p>Dans les années qui ont suivi la crise de 2008, un système « 100 % monnaie », ou de « monnaie souveraine », aurait représenté un atout évident lorsque, dans un contexte de surendettement généralisé, le secteur privé était réticent à s’endetter davantage (même à des taux très bas) et les banques peu enclines à prêter ou investir. Les banques centrales ont ainsi dû procéder à des achats massifs d’actifs bancaires, via leurs programmes d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/assouplissement-quantitatif-84573">« assouplissement quantitatif »</a> (QE), pour éviter que la réduction des bilans bancaires ne se traduise en contraction monétaire. Si ces opérations ont permis d’éviter une déflation, elles ont en revanche maintenu les taux d’intérêt à un niveau artificiellement bas et gonflé les prix d’actifs, <a href="https://doi.org/10.3917/ecofi.128.0165">accroissant au passage les inégalités</a>.</p>
<h2>Éviter les distorsions monétaires</h2>
<p>Dans le contexte actuel, un système « 100 % monnaie » permettrait, symétriquement, de contrôler l’inflation beaucoup plus facilement : face à une hausse rapide du niveau des prix, l’autorité d’émission pourrait directement réduire le rythme de la création monétaire, <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-pour-une-revision-monetaire-radicale-1193673">sans avoir à manipuler les taux d’intérêt</a> de quelque manière que ce soit.</p>
<p>Cet argument fut <a href="https://mises.org/library/100-money">avancé dès 1935</a> par Irving Fisher :</p>
<blockquote>
<p>« Même lorsque le niveau des prix est, pour un temps, stabilisé avec succès, sous le système en [vigueur], l’effort même de parvenir à cette fin par une manipulation des taux d’intérêt […] implique nécessairement une certaine distorsion du taux d’intérêt par rapport à la normale, c’est-à-dire par rapport au taux que la seule offre et demande de prêts aurait établi. C’est parce que, lorsque la [banque centrale] relève ou baisse le taux d’intérêt en vue d’empêcher l’inflation ou la déflation, une telle hausse ou baisse interfère nécessairement quelque peu avec le marché monétaire naturel ».</p>
</blockquote>
<p>Sous un système « 100 % monnaie », poursuivait-il, « les taux d’intérêt s’équilibreraient d’une manière naturelle selon l’offre et la demande de prêts, et les taux réels ne seraient pas pervertis par des écarts de conduite monétaires ». Ce n’est qu’en dissociant l’émission de monnaie des prêts de monnaie, comme le propose une telle réforme, que le niveau des prix et le taux d’intérêt pourraient chacun atteindre, séparément et simultanément, leur niveau optimal.</p>
<p>Jusqu’à ce qu’un tel système soit mis en place, les autorités monétaires resteront occasionnellement confrontées au type de dilemme qu’elles subissent actuellement. L’introduction d’une <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/monnaie-digitale-de-banque-centrale">monnaie numérique de banque centrale</a> (MNBC), dont le projet est à l’étude dans de nombreux pays, pourrait en faciliter l’adoption.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194859/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samuel Demeulemeester ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis les années 1930, de nombreux économistes appellent à ne plus conditionner l’émission de monnaie à la demande de prêts des banques commerciales pour renforcer le pouvoir de l’autorité monétaire.Samuel Demeulemeester, Doctor in Economics, ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1925562022-10-19T17:09:27Z2022-10-19T17:09:27ZPénurie d’essence : ce que nous enseignent les travaux des prix « Nobel » d’économie de 2022<p>Depuis plus d’une semaine, les automobilistes français font face à une situation de pénurie de carburant à la suite de mouvements de grève dans plusieurs raffineries. L’actualité de la semaine passée a également été marquée, de manière beaucoup plus discrète, par la remise du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel à trois économistes américains pour leurs <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/prix-nobel/le-prix-nobel-d-economie-est-attribue-aux-americains-ben-bernanke-douglas-diamond-et-philip-dybvig-pour-leurs-travaux-sur-les-banques-et-les-crises-financieres_5408788.html">travaux sur les banques et la stabilité financière</a>. </p>
<p>Si ces deux évènements n’ont a priori rien en commun, les travaux de Douglas Diamond et Philip Dybvig, récipiendaires du prix au côté de Ben Bernanke, ancien président de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reserve-federale-etats-unis-120711">Réserve fédérale américaine (Fed)</a>, apportent un éclairage intéressant sur la situation actuelle en France.</p>
<p>En 1983, Diamond et Dybvig ont écrit un article fondateur qui a permis de comprendre que ce qui fait la <a href="https://partageonsleco.com/2021/03/15/le-modele-de-diamond-et-dybvig-1983/">raison d’être des banques est aussi une source de leur fragilité</a>. L’existence des banques s’explique par leur rôle d’intermédiaires entre épargnants et emprunteurs. Les premiers cherchent à placer leur épargne dans des placements sûrs et liquides, c’est-à-dire disponibles à tout moment. Les emprunteurs ont besoin de fonds, mobilisés pour une durée assez longue, afin d’investir.</p>
<p>En l’absence de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-22013">banque</a>, il est impossible de transférer le surplus d’épargne vers les emprunteurs en raison de temporalité différente. Les banques assurent cette intermédiation en collectant l’épargne disponible à court terme pour la prêter à long terme. En opérant cette transformation de maturité, les banques contribuent à l’investissement et donc à l’activité économique.</p>
<p>Diamond et Dybvig ont mis en évidence que cette activité d’intermédiation est aussi ce qui rend les banques intrinsèquement fragiles. Les banques sont structurellement en position d’illiquidité car une partie de l’épargne est non disponible à court terme puisqu’elle est prêtée à long terme. En temps normal, cette situation ne pose pas de problème. Seule une part limitée de l’épargne totale est retirée tous les jours. Les banques ne sont donc pas dans l’obligation de disposer de toute l’épargne placée par les déposants.</p>
<h2>Prophéties autoréalisatrices</h2>
<p>Diamond et Dybvig s’intéressent aux situations de ruées vers les guichets (« bank runs ») au cours desquelles de nombreux épargnants vont vouloir retirer leur épargne au même moment mettant les banques, voire le système bancaire, en difficulté. Les origines de ces paniques bancaires sont multiples, allant de doute sur la solvabilité d’une banque à des décisions politiques comme <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/03/18/chypre-ou-le-risque-d-une-panique-bancaire_1849913_3232.html">à Chypre en 2013</a> lorsque le gouvernement a souhaité taxer les dépôts.</p>
<p>Le point intéressant de l’analyse de Diamond et Dybvig est de montrer que même si les retraits ne concernent initialement qu’un nombre limité d’épargnants, ils peuvent induire une ruée vers les guichets de l’ensemble des déposants en raison des prophéties autoréalisatrices et d’absence de coordination. Supposons qu’une proportion des épargnants décident de vouloir retirer leurs dépôts. Si les autres déposants commencent à douter de la capacité de la banque à faire face aux demandes de retraits, il est alors rationnel pour eux d’aller retirer leurs dépôts. Si ces déposants arrivent trop tard, ils ne pourront plus accéder à leur argent dans la mesure où le principe de retrait étant celui de la file d’attente (premiers arrivés, premiers servis).</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd'hui</a>]</p>
<p>À partir de ce moment-là, tous les déposants vont se ruer sur les guichets bancaires pour retirer leurs dépôts. La banque ne pourra servir toutes ces demandes et elle se retrouvera face à une situation d’illiquidité qui peut même se transformer en un risque de solvabilité (si la banque doit vendre ses actifs en urgence pour obtenir de la liquidité). Il est possible que le phénomène se diffuse rapidement aux autres banques, par exemple si les déposants qui ont des comptes dans plusieurs banques vont retirer leurs fonds dans les autres banques.</p>
<p>Bien que ce modèle soit très simple, il permet d’éclairer en partie la pénurie actuelle de carburants. La pénurie s’explique en premier lieu par les grèves qui ont impacté plusieurs raffineries. Néanmoins, les grèves ne permettent pas d’expliquer les ruptures observées dans plusieurs stations-service, notamment dans des zones initialement non servies par les raffineries fermées. Une explication des pénuries tient aux phénomènes de prophéties autoréalisatrices, mises à jour dans le modèle de Diamond et Dybvig.</p>
<h2>Les solutions des « Nobel »…</h2>
<p>Comme dans le cas des banques, les stations-service n’ont qu’une quantité limitée d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/essence-54214">essence</a> et le principe qui s’applique est celui de la file d’attente. Face aux nouvelles alarmantes, de nombreux automobilistes ont anticipé une incapacité des stations à pouvoir servir tout le monde. Ils se sont rués vers les pompes même si leurs besoins étaient limités, épuisant les stocks et créant de fait une situation de pénuries.</p>
<p>Il est utile de pousser l’analogie un peu plus loin en étudiant les propositions de solutions avancées (ou ignorées) par Diamond et Dybvig pour voir comment elles pourraient s’appliquer dans le cas de pénurie des carburants. Les deux économistes proposent deux solutions pour contrer la ruée vers les guichets.</p>
<p>La première solution est un système d’assurance qui permet à chaque citoyen d’avoir une couverture de son épargne en cas de faillite de sa banque (<a href="https://www.ecb.europa.eu/ecb/educational/explainers/tell-me-more/html/deposit_guarantee.fr.html">100 000 euros par banque et par déposant</a> au sein de l’Union européenne). L’objectif de ce dispositif est surtout préventif, pour éviter qu’une panique apparaisse, mais s’avère inutile dès que la crise s’est matérialisée.</p>
<p>La seconde solution est plus utile en cas de panique. Elle consiste à empêcher les agents à retirer de l’argent au-delà d’un certain seuil. En pratique, cette solution a pris la forme d’un montant de plafond de retrait. Une solution similaire a été appliquée dans certaines stations-service en limitant la capacité maximale lors de chaque plein ou en interdisant le remplissage de réservoirs annexes. Le risque est alors que les automobilistes « paniqués » multiplient les passages à la pompe.</p>
<p>Une solution plus proche du modèle de Diamond et Dybvig serait de mettre en œuvre des « bons carburant » qui seraient rattachés à chaque automobiliste ou véhicule et pourraient être modulés selon les activités (prioritaires ou non), voire avec la possibilité d’être échangés. Cette solution est peut-être théoriquement attrayante mais reste techniquement très difficile à mettre en œuvre dans un délai aussi court.</p>
<h2>… et les autres</h2>
<p>Il est également intéressant d’étudier des solutions non envisagées par Diamond et Dybvig. Les auteurs ignorent dans leur analyse le rôle de la création monétaire (ce qui est une limite de leur modèle). Face à des crises de liquidité, la banque centrale peut injecter de la liquidité dans le système bancaire afin de <a href="https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/comprendre-la-croissance-du-bilan-des-banques-centrales">donner de l’oxygène aux banques</a>.</p>
<p>En ce qui concerne l’essence, le gouvernement a ainsi commencé à <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/penurie-de-carburants/direct-penurie-de-carburant-la-greve-est-reconduite-chez-totalenergies-et-exxonmobil-annonce-la-cgt_5406946.html">recourir aux stocks stratégiques</a> afin de réduire la tension. Néanmoins, l’analogie avec le système bancaire a ses limites. Contrairement à la monnaie de banque centrale, le carburant ne se crée pas ex nihilo. Cette solution implique donc de réduire ces stocks avec le risque de se trouver dépourvu si la crise perdure.</p>
<p>Enfin, il est utile de se demander pourquoi des économistes n’ont pas pensé à la régulation par les prix. Une solution aux deux problèmes serait de modifier le mode d’allocation de la ressource selon un principe de prix plutôt que de rationnement (file d’attente). Concrètement, les banques pourraient facturer les retraits en proportion du montant retiré ou alors jouer sur le prix des carburants.</p>
<p>Il ressort d’ailleurs que les prix à la pompe ont connu une hausse depuis le début de la pénurie, notamment dans les <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/transports/penurie-de-carburant/penurie-des-carburants-la-ou-il-n-y-a-pas-de-rupture-les-prix-ont-tendance-a-grimper-7185c46c-4a2b-11ed-9784-e9ad79cbd945">zones les plus tendues</a>.</p>
<p>Cette solution a deux limites essentielles. D’une part, augmenter les prix est politiquement explosif dans la situation actuelle d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/inflation-28219">inflation</a>. Ce choix reviendrait à donner la priorité aux plus aisés au risque d’accroître les tensions et donc l’origine du problème. D’autre part, on peut douter que la régulation par les prix soit le meilleur outil en situation de panique, lorsque les incitations économiques perdent de leur efficacité.</p>
<p>L’expérience vécue pourrait servir pour anticiper les futures crises afin de juguler au plus vite les phénomènes d’anticipations autoréalisatrices qui sont au cœur des difficultés actuelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192556/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Florian Léon est membre de la Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International (fondation reconnue d'utilité publique). </span></em></p>Les lauréats ont étudié les ruées vers les banques pour effectuer des retraits en période de crise. Des situations qui présentent des similitudes avec les files d’attente devant les stations-service.Florian Léon, Research officer à la Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International, Agence Universitaire de la Francophonie (AUF)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1925742022-10-19T17:09:12Z2022-10-19T17:09:12ZGestion des crises financières : des « Nobels » d’économie entre déjà-vu et révolution<p>C’est donc <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/10/prix-nobel-d-economie-triple-recompense-pour-la-science-des-crises-bancaires_6145236_3234.html">l’économie monétaire et bancaire</a> qui aura été mise à l’honneur cette année. Les économistes américains Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig sont les lauréats 2022 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred <a href="https://theconversation.com/fr/topics/prix-nobel-20616">Nobel</a>.</p>
<p>Si ses homologues restent moins connus du grand public, Ben Bernanke a lui été président de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reserve-federale-etats-unis-120711">Réserve fédérale américaine (Fed)</a> entre 2006 et 2014 et a marqué les esprits pour sa gestion de la crise des subprimes de 2008, reposant en large partie sur des <a href="https://www.lepoint.fr/economie/ben-bernanke-l-homme-qui-a-amene-la-fed-en-territoire-inconnu-29-01-2014-1785465_28.php">pratiques non conventionnelles</a>. Son parcours a également été marqué par un célèbre <a href="https://ideas.repec.org/p/fip/fedgsq/77.html">discours de 2005</a> qui a changé les regards sur le déficit américain : il n’était peut-être pas causé par une mauvaise gestion interne mais par un surplus d’épargne dans le reste du monde. On retiendra également un <a href="https://books.google.fr/books/about/Inflation_Targeting.html?id=MryLRLgkjGQC&redir_esc=y">ouvrage</a> de 1999, réédité depuis, sur la façon d’utiliser les taux d’intérêt pour juguler <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/nobel-d-economie-2022-qu-apprend-t-on-des-crises-4188260">l’inflation</a>.</p>
<p>Certes, il s’est retrouvé à un poste décisionnaire dans une situation parallèle aux années 1930 qui était son objet d’étude, celle d’une crise financière qui s’est propagée à l’ensemble de l’économie. C’est cependant bien pour une série d’articles prolongeant un <a href="https://fraser.stlouisfed.org/files/docs/publications/aer/aer_1983_bernanke_nonmonetary_effects.pdf">article</a> datant de 1983 qu’il reçoit aujourd’hui cette récompense prestigieuse.</p>
<p>Comme Diamond et Dybvig, qui publient leur <a href="https://www.bu.edu/econ/files/2012/01/DD83jpe.pdf">article</a> de référence la même année, les idées énoncées ne sont pas fondamentalement nouvelles. En caricaturant, on pourrait presque dire qu’il s’agit d’un Nobel post mortem remis à Walter Bagehot et Irving Fisher, des auteurs respectivement décédés en 1877 et 1947, alors que le prix a, lui, été décerné à partir de 1969. Néanmoins, il ne faut pas oublier l’importance du travail de modélisation qu’ils ont entrepris et qui a donné à leur modèle une certaine postérité. Il faut également saluer l’intuition forte qu’était alors de ressortir ces vieux auteurs : cela n’allait pas du tout de soi au début des années 1980 de travailler leur sujet. C’est ce que nous voudrions suggérer ici.</p>
<h2>À jamais les premiers ?</h2>
<p>Le modèle de Diamond et Dybvig emprunte donc largement aux écrits de Bagehot. Leur enjeu était d’expliquer de façon théorique à la fois la raison d’être des banques mais aussi le risque qui leur est inhérent. Le problème est le suivant : il y a dans le monde ceux qui sont capables de prêter leur argent mais qui souhaitent aussi que leurs sous soient disponibles assez rapidement pour consommer ; il y a ceux qui veulent emprunter et qui le font en général pour plusieurs années. Il a donc fallu inventer un acteur, la banque qui puisse faire l’intermédiaire entre ces catégories de personnes qui ne se projettent pas aussi loin dans le temps les unes que les autres.</p>
<p>Que se passe-t-il cependant si tout le monde veut retirer son dépôt ? La situation semble ingérable non pas parce que la banque aurait eu des pertes, mais simplement car elle ne peut pas accéder à des dépôts qui ont été prêtés et qu’elle n’a pas immédiatement sous la main. Deux solutions alors sont imaginées par les auteurs : soit il s’agit de penser un système d’assurance sur les dépôts, soit d’avoir recours à un autre acteur, la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-centrale-45337">banque centrale</a>, qui puisse prêter aux banques de dépôts temporairement en manque de liquidité en tant que « prêteur en dernier ressort ».</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Walter Bagehot (1826-1877), journaliste du XIXᵉ siècle, est à l’origine des premières réflexions sur la gestion des crises bancaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Norman Hirst</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces préoccupations datent en fait de la deuxième moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, à une époque où les banques de détails commençaient à se développer. Walter Bagehot, éditorialiste de The Economist les avait formulées dans son ouvrage <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/lombard-street-a-description-of-the-money-market/">Lombard Street</a>. Il interrogeait la finance et la gestion des crises qui pourraient apparaître. Il donnait alors son nom à une doctrine selon laquelle il faudrait prêter aux banques en situation d’illiquidité, le cas étudié par Diamond et Dybvig, mais pas à une banque en situation d’insolvabilité, c’est-à-dire qui ne peut pas tenir ses engagements car elle a réalisé des pertes.</p>
<p>L’accélérateur financier, au cœur de l’article de Bernanke, c’est, lui, en toile de fond le schéma dette-déflation décrit par <a href="https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1988_num_3_3_1188">Irving Fisher</a> en 1933. Celui-ci pensait quelques jours avant la crise de 1929 que les prix avaient atteint un « plateau permanent élevé ». Mais voilà qu’un krach financier survient et chamboule toute l’économie. Des bulles éclatent et c’est alors que l’on se rend compte combien les agents étaient endettés. Ils vont vendre leurs biens pour y faire face, mais puisqu’ils sont beaucoup à vendre, les prix chutent. Les actifs perdent en valeur, les difficultés à rembourser les dettes augmentent donc et c’est une véritable spirale.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd'hui</a>]</p>
<p>Bernanke va croiser tout cela avec des <a href="http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2001.joumady_o&part=46597">articles</a> plus contemporains, ceux de Joseph Stiglitz (prix Nobel 2001) et de son co-auteur Andrew Weiss. L’intuition est qu’un prêteur va sans doute prêter moins qu’il le devrait quand il ne se sait pas s’il peut avoir confiance en celui qui emprunte : va-t-il vraiment me rembourser ou vais-je me faire avoir ? </p>
<p>Il y a donc moins de crédits accordés et à un taux d’intérêt plus bas que dans une situation optimale (on parle de « rationnement du crédit »), d’où suivent des investissements moins nombreux, et donc une croissance moins stimulée. Cela joue aussi en retour sur la valeur de ce que possèdent les emprunteurs. Or, c’est en principe, ce qui fait que l’on a ou non confiance en eux : plus facile par exemple pour un ménage d’obtenir un crédit lorsqu’il est propriétaire d’un logement.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/e_Im69cn1tw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Irving Fisher aux actualités quelques heures après le krach boursier de 1929 évoque déjà le problème des dettes.</span></figcaption>
</figure>
<p>Le mécanisme s’autoalimente et l’effet devient encore plus intense dans le cas d’une crise bancaire systémique. C’est pour cela que Bernanke affirme que la propagation de la crise des années 1930 a à voir avec une réponse trop timide des banques centrales. Elles auraient dû, selon lui, rajouter de la monnaie dans le système pour stimuler le crédit et, par suite, l’investissement et la croissance.</p>
<h2>Quelques équations élégantes</h2>
<p>Est-ce à dire que Diamond, Dybvig et Bernanke ont juste eu le mérite de vivre à une époque plus « nobélisable » que leurs prédécesseurs ? Il n’y a tout d’abord aucune malhonnêteté : dans ses articles, Bernanke cite volontiers Fisher. Surtout, répondre oui serait négliger l’importance qu’il y a en économie de passer d’une intuition à sa formalisation.</p>
<p>Le grand mérite de ces trois auteurs, auquel on peut ajouter Mark Gertler, binôme et co-auteur pendant de longues années de Ben Bernanke, est d’avoir, d’une part, choisi de faire revivre ces questions importantes dans le débat académique contemporain, et, d’autre part, d’avoir traduit en quelques équations élégantes ce qui était alors une intuition formulée de manière plus littéraire.</p>
<p>Le succès d’un modèle est de rester simple à enseigner tout en permettant à une communauté de chercheurs de construire un très grand nombre de variantes afin d’expliquer une variété de phénomènes économiques.</p>
<p>Concernant Diamond et Dybvig, c’est ce que nous avions pu faire dans une certaine mesure avec Bruno Amable et Olivier de Bandt. Dans un <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118635">article de 1997</a>, nous levions certaines hypothèses pour comprendre les limites de la finance et leurs impacts sur la croissance. Nous interrogions la place des banques centrales comme prêteur en dernier ressort en cas de crise systémique.</p>
<p>Le modèle original ne prend, par exemple, pas en compte le cas où la concurrence entre les banques commerciales n’est pas parfaite. Or, ce que nous observions notamment au Canada est qu’un oligopole d’une petite dizaine de banques avait été bien plus résiliant aux crises financières qu’un système très concurrentiel comme aux États-Unis.</p>
<p>De la même manière, nous avons utilisé des résultats de l’accélérateur financier de Bernanke pour étudier les effets des contraintes financières sur les <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118639/">prix</a>, pour estimer l’ampleur du <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00119489v2/">canal du crédit</a> de la politique monétaire dans la zone euro, ou le <a href="https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2006-4-page-523.htm">nantissement</a> des brevets pour le crédit aux entreprises innovantes.</p>
<h2>Un peu effronté</h2>
<p>Se référer à Fisher en 1983 et reparler de la crise des années 1930 un demi-siècle plus tard avait en outre quelque chose de presque révolutionnaire que ce soit du point de vue de l’histoire des faits comme de l’histoire des idées. Quand il choisit de retravailler sur la crise des années 1930, ce n’était plus à la mode, et il ne semblait pas y avoir de raison que ça le redevienne. Milton Friedman (prix Nobel 1976) et Anna Schwartz avaient écrit un <a href="https://larspeterhansen.org/wp-content/uploads/2019/02/Lucas-Review.pdf">ouvrage considéré comme la référence</a> sur le sujet vingt ans avant en 1963.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/489872/original/file-20221015-26-slalnu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’impact des travaux de Bernanke, en particulier, n’a pas été immédiat. Ses articles qui lui valent aujourd’hui un « Nobel » sont appréciés mais relativement peu cités jusqu’à la fin des années 1990. Il faudra attendre 2008 pour que ce que faisait Bernanke dans les années 1980 devienne la norme en macroéconomie. En France, de rares publications abordaient le sujet tel que le livre <a href="https://www.jstor.org/stable/3501626">La Dette, le boom, la crise</a> de 1985 signé Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek, futur secrétaire général de l’Insee.</p>
<p>Au début des années 1980, on n’avait en fait quasiment pas vu de faillites bancaires d’importance dans les pays occidentaux depuis l’après-guerre. Pointées du doigt durant la crise des années 1930 puis soumises à des années d’économie de guerre et de reconstruction très dirigistes, les banques s’étaient de facto retrouvées mises sous tutelle réglementaire des États avec, par exemple, la séparation stricte entre banques d’investissement et banques de dépôt aux États-Unis (Glass-Steagall act de 1933), les restrictions des flux de capitaux internationaux (accords de Bretton Woods en 1944), des nationalisations ou le soutien à des banques coopératives.</p>
<p>Les économistes se pensaient donc à des années-lumières d’assister à une crise systémique telle que celle qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en 2008. Ils ne voyaient pas de raisons de s’en préoccuper, mis à part d’un point de vue d’historien des crises financières comme <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/histoire-mondiale-de-la-speculation-financiere-de-1700-a-nos-jours/2-une-approche-historique/">Kindleberger en 1978</a>.</p>
<p>Le système de Bretton Woods avait pourtant disparu depuis 1971, une forme de dérégulation faisait son apparition et une inflation forte commençait à poindre. Cependant, avec des taux d’intérêt nominaux inférieurs au taux d’inflation et aux taux de croissance des salaires, la dette semblait pouvoir augmenter sans risque.</p>
<p>Ceci dura jusqu’au second semestre 1979, début du mandat de Paul Volcker en tant que président de la Fed. La hausse forte et durable des taux directeurs de la Fed maintenus très au-dessus du taux d’inflation a conduit à une récession mondiale associée à une désinflation brutale. Un nouveau régime monétaire venait de naître où les dettes des États souverains, des entreprises, des banques et des ménages devenaient des préoccupations importantes.</p>
<p>Commencer à sentir que le sujet des dettes et du crédit allait redevenir majeur pour longtemps, comme Ben Bernanke, demandait donc d’avoir du talent, et même d’être un peu franc-tireur. Au même moment, les macro-économistes qui attiraient l’attention dans le monde académique étaient Finn Kydland et Edward Prescott (prix Nobel 2004). Leur théorie des cycles d’affaires réels, exposée dans un <a href="https://www.jstor.org/stable/1913386">article de 1982</a> fait en effet des fluctuations de l’économie la conséquence d’événements aléatoires qui lui sont extérieurs (un choc pétrolier ou une nouvelle invention par exemple).</p>
<p>Non seulement le crédit, mais aussi la monnaie et les politiques monétaire et budgétaire étaient censées, d’après eux, n’avoir eu aucun effet sur les cycles de l’activité économique dans l’après-guerre aux États-Unis. Dans ce contexte académique à contretemps du nouveau régime monétaire, oser revenir sur l’ouvrage de Milton Friedman et Anna Schwartz sur la crise des années trente et remettre au goût du jour la dette-déflation d’Irving Fisher, c’était alors être un peu effronté.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192574/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Bernard Chatelain est membre du Centre Cournot. </span></em></p>Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig ont été récompensés pour des travaux de 1983 sur la gestion des crises financières qui résonnent différemment dans le contexte actuel qu'à l'époque.Jean-Bernard Chatelain, Professeur des universités en Sciences économiques, Paris School of Economics, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1850592022-06-15T18:26:36Z2022-06-15T18:26:36ZFed et BCE : deux rythmes mais une même stratégie contre l’inflation<p>Le 9 juin dernier, la banque centrale européenne (BCE) a annoncé qu’elle allait relever ses taux directeurs à partir du mois de juillet prochain, pour la <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/inflation/hausse-des-taux-directeurs-de-la-bce-pourquoi-cette-decision-est-historique_5188906.html">première fois depuis plus d’une décennie</a>, une première fois de 0,25 point puis une deuxième, de 0,25 ou 0,5 point, en septembre.</p>
<p>Cette annonce a créé des turbulences sur les marchés financiers en générant une forte hausse des taux d'intérêts sur certaines obligations d'État, notamment italiennes (de 3 % début juin à 4,3 %) ou encore françaises (de 0% à 2,4%), si bien que la BCE s'est réunie en urgence, le 15 juin, pour annoncer qu'elle réfléchissait à une politique d’ « <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/06/15/la-bce-intervient-d-urgence-pour-calmer-les-tensions-en-zone-euro_6130474_3234.html">antifragmentation</a> » qui visera à réduire les écarts de taux entre pays de la zone euro mais dont le contenu n'a pas été détaillé.</p>
<p>l’issue de cinq jours de fortes tensions sur les marchés financiers, avec des taux d’intérêt qui se sont envolés, la Banque centrale européenne (BCE) a décidé d’intervenir, mercredi 15 juin. De façon très inhabituelle, elle a réuni d’urgence son conseil des gouverneurs. Un tel rendez-vous au pied levé n’était pas arrivé depuis la panique financière du début de la pandémie de Covid-19, en mars 2020. Sans donner de détails, la BCE a annoncé la mise à l’étude immédiate d’un nouvel « instrument anti-fragmentation
».</p>
<p>Le relèvement des taux annoncée le 9 juin a été notamment motivée par le rythme de la hausse des prix, hausse alimentée par les difficultés d’approvisionnement et la flambée des prix de l’énergie accélérée par la guerre en Ukraine. Le taux d’inflation atteignait en effet <a href="https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/14636256/2-31052022-AP-FR.pdf/fcc777be-df7f-fc77-88c5-7afc124ebc08">8,1 % en mai 2022, contre 7,4 % en avril</a> (en glissement annuel) en zone euro.</p>
<p>« Le conseil des gouverneurs va s’assurer que l’inflation reviendra à 2 % à moyen terme », soit l’objectif fixé par son mandat, avait en outre souligné plusieurs fois la présidente la BCE, Christine Lagarde, en annonçant ce relèvement historique.</p>
<p><iframe id="y8bye" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/y8bye/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Même tendance aux États-Unis, mais avec un peu d’avance : la Réserve fédérale américaine (Fed) a procédé mercredi à la plus forte hausse de depuis 1994 de ses taux directeurs, de trois quarts de points. Il s'agit du troisième relèvement <a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20220612-l-inflation-grimpe-aux-etats-unis-les-taux-de-la-fed-aussi">en quelques semaines</a>. Là encore, cette hausse intervient après la publication de chiffres faisant état d’une accélération de la hausse des prix avec une nouvelle taux d’inflation de 8,6 % sur un an (et 1,0 % sur un mois), un record depuis 40 ans.</p>
<p><iframe id="uXAll" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/uXAll/3/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Après avoir jugé pour longtemps l’inflation comme temporaire, le 16 mars 2022, la Fed avait relevé ses taux <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/hausse-des-taux-directeurs-l-exemple-des-decisions-de-la-fed-lors-des-dernieres-crises-916059.html">pour la première fois depuis 2018</a> pour atténuer l’augmentation des prix de l’alimentation et de l’énergie notamment. Jusqu’à présent, ces différentes hausses de taux n’ont pas enrayé la valse des étiquettes.</p>
<h2>Anticipations</h2>
<p>On pourrait supposer qu’à terme, cette politique finisse par rencontrer des résultats. Oui, mais… Il y a aussi un facteur psychologique dans l’inflation, souvent considérée comme une sorte de <a href="https://www.cnbc.com/2022/04/08/heres-how-the-fed-raising-interest-rates-can-help-get-inflation-lower-and-why-it-could-fail.html">prophétie auto-réalisatrice</a>. Lorsque les agents économiques sont enclins à penser que le coût de la vie va augmenter, ils adaptent leurs comportements. Les entreprises augmentent les prix qu’elles pratiquent et les travailleurs exigent de meilleurs salaires. Ce cycle peut faire <a href="https://www.forbes.com/sites/johnbremen/2022/04/07/why-salary-increases-do-not-keep-pace-with-inflation/?sh=9cb35bb75336">augmenter l’inflation</a>. C’est pourquoi les responsables de la Fed ont approuvé leur première hausse de taux tout en <a href="https://edition.cnn.com/2022/05/04/economy/federal-reserve-interest-rate-hike/index.html">affichant leur volonté de réduire la réduire</a> dans le but d’atténuer les attentes futures.</p>
<p>La stratégie de la banque centrale européenne a consisté à combiner deux approches – des mesures tangibles sur les taux directeurs et des indications sur la direction que prennent les choses sur le plus long terme – en espérant ainsi jouer autant sur les leviers habituels que sur les anticipations. Cela devrait permettre de décélérer l’envol marché des actions, réduire les écarts de crédit, augmenter leurs conditions d’attribution, ralentir les prix des logements et in fine atténuer la demande.</p>
<p>Néanmoins, cette réponse doit être conduite avec prudence, si l’on a en tête notamment l’épisode de stagflation, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Face à l’emballement des prix, Paul Volcker, alors président de la Fed, avait décidé de porter le taux des fonds fédéraux à près de 20 %, <a href="https://www.thebalance.com/who-is-paul-volcker-3306157">plongeant l’économie américaine en récession</a> avant de dompter la bête inflationniste.</p>
<p>Ces dernières semaines, les économistes, à l’image de Laurence Summers dans The Conversation, ont alerté sur le risque que cette politique monétaire casse la reprise post-Covid. Mais, les banques centrales ont-elles encore le choix ?</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/etats-unis-lhistoire-montre-que-la-hausse-des-taux-de-la-fed-ne-suffira-pas-a-eviter-une-recession-182537">États-Unis : l’histoire montre que la hausse des taux de la Fed ne suffira pas à éviter une récession</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Théoriquement, pour contrôler l’inflation, la banque centrale peut agir soit sur son taux directeur, ce qui est aujourd’hui le choix des deux côtés de l’Atlantique, même si le rythme de relèvement diffère, soit sur la quantité de monnaie qu’elle émet. Il est très difficile d’utiliser ces deux instruments en même temps. En effet, toute variation des taux entraîne une variation de la quantité de monnaie, et réciproquement.</p>
<p>Augmenter ses taux directeurs raréfie la liquidité accessible aux classes sociales les plus pauvres pour financier prêts et hypothèques. À terme, ces décisions ont un impact négatif sur l’emploi. Des taux plus élevés découragent en outre l’investissement privé, d’autant plus que le <a href="https://www.banque-france.fr/statistiques/credit/endettement-et-titres/taux-dendettement-des-agents-non-financiers-comparaisons-internationales">niveau d’endettement</a> des ménages, des entreprises et des États – même si celui-ci commence à refluer – est comme aujourd’hui, élevé.</p>
<p>Néanmoins, si la banque centrale n’augmente pas les taux et laisse filer l’inflation, les prix des aliments, de l’énergie et du logement augmentent entraînant une crise du niveau de vie touchant plus durement les plus pauvres. Toute la question est donc de savoir si l’augmentation des prix est rapidement et efficacement compensée par une augmentation de salaire correspondante. C’est tout le dilemme.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/laisser-filer-linflation-ou-freiner-la-reprise-le-dilemme-des-banquiers-centraux-164813">Laisser filer l’inflation ou freiner la reprise, le dilemme des banquiers centraux</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>En ce qui concerne l’émission de monnaie, le deuxième levier d’action des banques centrales, il semble difficile d’aller encore plus que pendant la crise : le taux de croissance de la masse monétaire en zone euro (en glissement annuel) avait ainsi <a href="https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/bdf239-2_augmentation.pdf">plus que doublé fin 2020 par rapport à 2019 (5 % à 11 %)</a> pour retomber à 7 % fin 2021. Aux États-Unis, ce taux a quintuplé dans le même temps (de 5 % à 25 %), pour retomber légèrement en dessous de 15 % fin 2021. Décroître brutalement la masse monétaire peut avoir des conséquences très fâcheuses sur la stabilité financière.</p>
<h2>Un premier retournement aux États-Unis</h2>
<p>Alors que la Réserve fédérale américaine (Fed) continuait à promouvoir la croissance économique, les États-Unis sont sortis de la pandémie. Après avoir atteint un pic de 14,7 % en avril 2020, le taux de chômage du pays est tombé à 6,0 % à peine douze mois plus tard. En conséquence : la promotion de la croissance économique au cours de cette période a commencé à susciter une instabilité des prix.</p>
<p>L’économie américaine a donc réussi à ne pas sombrer pendant dans la récession, mais la croissance de la masse monétaire a pu contribuer à l’inflation. L’idée serait donc qu’en réduisant l’émission de monnaie, on contribuerait largement à juguler l’expansion des prix.</p>
<p>Or, ce n’est pas si simple. En effet, la raréfaction de la liquidité bancaire stimule à des comportements de resserrement excessifs aux États-Unis. Les facteurs récessifs (<a href="https://economic-research.bnpparibas.com/Views/DisplayPublication.aspx?type=document&IdPdf=46223">climat des affaires en berne</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/04/29/aux-etats-unis-le-pib-recule-de-1-4-au-premier-trimestre_6124109_3234.html">déstockage des entreprises, désinvestissement</a> public, etc.) commencent à apparaître et le PIB s’est déjà contracté de 1,4 % au premier trimestre 2022.</p>
<p>Pour ce qui est de l’Europe, le continent est aujourd’hui présenté comme l’espace politique le <a href="https://www.coface.com/News-Publications/News/Economic-consequences-of-the-Russia-Ukraine-conflict-Stagflation-ahead">plus à risque pour les conséquences de l’inflation</a>. Pourtant, la réaction de la BCE apparaît plus tardive et timorée sur une hausse des taux (même le directeur de la banque centrale allemande, historiquement attachée à la lutte contre l’inflation pour préserver les retraites des épargnants allemands, semble <a href="https://www.reuters.com/business/finance/ecb-could-raise-rates-2022-new-bundesbank-chief-says-2022-02-09/">plus réservé</a> que son homologue américaine. Par crainte d’une récession ?)</p>
<p>Le contexte inflationniste actuel est différent de « l’instant Voelker » américain des années 1970-1980. L’inflation était notamment tirée par les coûts dans les années 1970, alors qu’elle tirée par la demande actuellement. Les mesures pour lutter contre l’inflation doivent donc s’adapter pour atténuer l’inflation, protéger le pouvoir d’achat, ou encore revoir l’équilibre énergétique sans pourtant causer de nouvelles récessions économiques. D’où le dilemme. Ainsi, une combinaison du resserrement monétaire avec des restrictions budgétaires pourrait être la piste de politique monétaire désormais privilégiée des deux côtés de l’Atlantique, au risque de plonger l’économie en récession. Il faut dire qu’il n’en reste plus beaucoup…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185059/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>En Europe, les taux directeurs vont être relevés pour la première fois depuis 10 ans. Trois mois plus tôt, la Réserve fédérale enclenchait le même mouvement. Pour quelles conséquences ?Fredj Jawadi, Professeur des Universités en finance et en économétrie, Laboratoire LUMEN, Université de LillePhilippe Rozin, Maître de conférences en finance, laboratoire LUMEN, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1843522022-06-06T19:42:21Z2022-06-06T19:42:21ZÀ quel prix devriez-vous acheter vos vins ? Demandez à l'algorithme !<p>Tous les ans, entre avril et juin, Bordeaux entre en effervescence. C’est la campagne des Primeurs. Ce moment où les vins, encore en élevage dans leurs fûts de chêne, sont goûtés par les professionnels, les journalistes et les grands experts. Tous pourront se faire une opinion sur la qualité des vins présentés.</p>
<p>Les grands experts donneront des notes pour chaque château, tandis que les châteaux annonceront les prix en primeur de leurs vins. Ce prix auquel les négociants pourront immédiatement acheter les vins et les revendre dans la foulée aux professionnels comme aux particuliers. La livraison effective des vins n’aura lieu que l’année suivante, lorsque le vin aura terminé son élevage et aura été mis en bouteille.</p>
<p>Lorsque les premiers prix « sortent », une grande fébrilité s’empare de la filière. Quelle va être la tendance du marché ? Quel château va se montrer raisonnable ou, au contraire, déraisonnable en augmentant fortement ses prix au risque de mal vendre ses vins ? Quelles sont les « bonnes affaires » ?</p>
<p>La sortie des prix primeurs est commentée abondamment sur toute la planète vin. Les acheteurs et les vendeurs s’entendent finalement rarement sur la notion de juste prix.</p>
<p>C’est ici que les économistes interviennent.</p>
<h2>Définir le « juste prix »</h2>
<p>La notion de « juste prix » est une des plus anciennes questions économiques. Introduite par Aristote, développée par Saint-Thomas d’Aquin, elle sera au centre des ouvrages économiques d’Adam Smith, de David Ricardo et de biens d’autres encore. En dehors de sa dimension morale, elle renvoie à un prix qui reflète les déterminants économiques fondamentaux et qui, par définition, ne doit être ni sur ni sous-évalué, ne lésant ainsi ni l’acheteur, ni le vendeur.</p>
<p>Décomposer le prix d’un vin en fonction de l’ensemble de ses caractéristiques, tout en prenant en compte les cycles du marché et les déterminants économiques de la demande, permet d’évaluer précisément le juste prix d’un vin. Ce juste prix est donc issu de facteurs idiosyncratiques et de facteurs communs influençant le marché du vin.</p>
<p>Dans une étude à paraître, nous nous sommes livrés à cet exercice. Nous avons cherché à estimer le « juste prix » des primeurs bordelais de ce printemps 2022 sur la base de la dynamique des prix depuis le milieu des années 2000 sur le marché secondaire, sur lequel s’organise la revente des bouteilles, les variables économiques influençant la demande. Partant du fait que les marchés primaires et secondaires sont forcément reliés, nous avons construit un modèle d’estimation du prix des vins sur le marché secondaire que nous appliquons ensuite aux vins sortant sur le marché primeur.</p>
<p>Ainsi, le prix d’un vin va dépendre de sa réputation (la prime liée à la marque telle que repérée sur le marché secondaire), de son âge (un an de plus/moins donne un prix plus élevé/moins élevé de 3 %), de la qualité du millésime (repérée par les grands experts) et de la qualité intrinsèque du vin (issue des grands experts également sous la forme de notes). Ce modèle a un pouvoir explicatif très fort avec 98 % de la variance des prix expliqués.</p>
<p>Appliqué aux primeurs, il fonctionne très bien. Les premières sorties révèlent que la plupart des châteaux (au moment où nous écrivons) sortent à un prix conforme à leurs fondamentaux issus du modèle. À titre d’exemples, le célèbre château Cheval Blanc a été lancé au prix de 390 euros quand le modèle donnait un prix fondamental de 384 euros ; le cinquième cru classé 1855 de Médoc, Château Cantemerle, est sorti à 18 euros pour un prix fondamental de 18,90 euros. En moyenne, le taux de divergence entre le modèle et les dix premières sorties est de 2,27 %.</p>
<p>Trois châteaux seulement s’écartent significativement de leur prix fondamental (en les excluant, le taux de divergence du modèle passe à 0,41 %), à la hausse comme à la baisse. Cette différence peut s’expliquer par des stratégies commerciales particulières avec des arbitrages opposés entre la création de valeur liée à un prix élevé et l’écoulement rapide des volumes lié à un prix mesuré. Cet écart peut aussi s’expliquer par une lecture particulière de l’évolution à venir du marché ou encore une volonté de positionnement différent du vin (volonté de montée en gamme par exemple).</p>
<h2>Bientôt des sommeliers virtuels ?</h2>
<p>Mais l’enjeu est ailleurs. Pour intéressante que soit l’étude des prix des primeurs bordelais, c’est l’extension de cette étude aux vins « grand public » disponibles dans les canaux de distribution standards qui pourrait impacter le marché de masse (<em>mass market)</em>.</p>
<p>Au regard de l’ampleur des bases de données disponibles sur le web concernant le vin, cette méthodologie peut en effet être étendue à des dizaines de milliers d’autres vins. Rappelons que la seule application Vivino revendique <a href="https://www.larvf.com/l-application-vivino-leve-128-millions-d-euros,4721319.asp">plus de 50 millions d’utilisateurs</a> et compile de l’information (y compris des notes sur les vins données par les utilisateurs) pour, justement, plusieurs dizaines de milliers de vins. Modéliser le juste prix de ces vins apparaît donc possible, toute l’information étant disponible.</p>
<p>Un chercheur australien a d’ailleurs déjà créé un petit algorithme permettant de sortir le « juste » prix d’un vin en <a href="https://theconversation.com/what-drives-our-wine-choice-taste-or-the-price-tag-35252">fonction des caractéristiques rentrées par l’utilisateur</a>.</p>
<p>Nul doute que de nouveaux algorithmes, plus performants et, surtout, brassant beaucoup plus de vins, vont fleurir. Le développement des notes et des commentaires issus des consommateurs eux-mêmes sur les applications dédiés aux vins enrichira en données ces algorithmes qui délivreront des prix « fondamentaux » ou « juste prix » pour éclairer les consommateurs dans leurs choix.</p>
<p>De la même façon que l’intelligence artificielle est largement utilisée dans le conseil pour le choix des vins (en fonction de vos, goûts, de vos achats précédents, de ce que vous aimez manger, etc.), les sommeliers virtuels seront certainement capables très bientôt de vous dire à quel prix acheter un vin.</p>
<p>Devant un rayonnage, il vous suffira sans doute de scanner des prix et des bouteilles pour que le sommelier virtuel vous dise si vous faites une affaire ou s’il vaut mieux passer son chemin.</p>
<p>Cet outil d’aide à la décision, amené à se développer, conduira à une meilleure efficience du marché en réduisant l’asymétrie d’information qui pèse sur le consommateur confronté à un choix délicat face à des centaines de vins. On ne peut que s’en réjouir.</p>
<hr>
<p><em>L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/184352/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Marie Cardebat est Président de la European Association of Wine Economists (EuAWE)</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Jean-Philippe Weisskopf et Philippe Masset ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>Des algorithmes permettent désormais d’estimer le « juste prix » à payer pour le consommateur. Réservés pour l’instant aux grands crus, ils pourraient rapidement influencer le marché grand public.Philippe Masset, Professeur associé, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC Grande Ecole, Université de BordeauxJean-Philippe Weisskopf, Associate Professor of Finance, École hôtelière de Lausanne, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1819032022-05-05T19:02:17Z2022-05-05T19:02:17ZLa géographie de la malédiction des ressources naturelles vue du ciel brésilien<p>L’augmentation actuelle du prix de l’énergie se fait durement sentir en Europe et plus généralement dans les pays importateurs d’hydrocarbures. Cependant, nos importations sont aussi les exportations des pays producteurs, qui devraient a priori bénéficier de l’augmentation du prix de leurs exportations. L’augmentation du prix des hydrocarbures est-elle pour autant une bonne nouvelle pour eux ?</p>
<p>Étonnamment, les travaux empiriques menés depuis bientôt une trentaine d’années incitent à une réponse prudente. À l’échelle macroéconomique, on a observé que les pays exportateurs de ressources naturelles <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0014292101001258">croissaient moins rapidement</a> que les autres. On a ainsi commencé à parler d’une malédiction des ressources naturelles.</p>
<p>Paradoxalement, les pays producteurs de ressources naturelles jouissent également d’un <a href="https://direct.mit.edu/rest/article/91/3/586/57795/The-Elusive-Curse-of-Oil">revenu par habitant plus élevé</a>. De plus, si on passe de comparaisons entre pays à des comparaisons de régions d’un même pays ou d’un continent, on observe que celles qui exploitent des ressources naturelles ne s’en portent que mieux. C’est en tout cas ce qu’on a observé aux <a href="https://academic.oup.com/restud/article/85/2/695/4055596?login=true">États-Unis</a>, au <a href="https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/pol.5.2.1">Pérou</a> ou en <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0304387818303936">Afrique sub-saharienne</a>. On observe donc un paradoxe entre des résultats ambigus à l’échelle macroéconomique et des résultats concordants et optimistes à l’échelle régionale.</p>
<p>Pour le résoudre, il faut être capable d’observer finement l’effet des ressources naturelles à l’intérieur d’un pays. C’est ce que fait <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/pdf/10.1086/718554">notre étude (à paraître)</a> consacrée au Brésil.</p>
<h2>L’œil des satellites</h2>
<p>Le Brésil constitue un cas d’école parce qu’il produit du pétrole et du gaz, mais dans des quantités trop faibles pour influencer leurs cours mondiaux. De plus, le pays a adopté un mécanisme de partage automatique des bénéfices du pétrole et du gaz entre ses communes en fonction de la présence de puits sur leur territoire ou à proximité de leurs côtes et du passage d’oléo – et de gazoducs.</p>
<p>On peut donc estimer l’effet du prix des hydrocarbures sur les communes brésiliennes sans que l’estimation soit contaminée par un effet en retour. On peut en outre nettement distinguer l’effet du prix des hydrocarbures sur les communes productrices et sur les autres, puisque les revenus des unes et des autres sont précisément déterminés par le mécanisme automatique de partage.</p>
<p>Il faut toutefois relever un défi de taille : mesurer l’activité économique à l’échelle des communes. Or, les données de PIB municipal sont inutilisables parce qu’elles sont déduites de la production d’hydrocarbure et mèneraient donc à une estimation tautologique. La solution est venue de la NASA et des données du Defense Meteorological Satellite Program Operational Linescan System (DMSP-OLS) qui recense les émissions lumineuses de nuit captées par satellite depuis 1992.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/460939/original/file-20220503-11804-xaebpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 1992.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.ncei.noaa.gov/">Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration</a></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/460940/original/file-20220503-17-nf5k54.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 2001.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.ncei.noaa.gov/">Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration</a></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=415&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/460941/original/file-20220503-23-yf76tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=522&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 2013.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.ncei.noaa.gov/">Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Un ensemble de <a href="https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.102.2.994">travaux</a> <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800905001254">menés</a> depuis une quinzaine d’années montre que l’intensité des émissions lumineuses de nuit fournit une approximation raisonnable de l’activité économique. Comme les satellites mesurent ces émissions avec une précision d’environ un kilomètre carré, on peut les agréger pour calculer les émissions lumineuses des communes.</p>
<p>Un autre avantage des émissions lumineuses est qu’elles réagissent à l’activité, quelle qu’elle soit. En particulier, elle ne se restreint pas aux activités officiellement enregistrées mais inclut également l’économie informelle ou souterraine, qui échappe aux statistiques officielles mais représente pourtant une activité. Il ne reste donc plus qu’à étudier la relation entre les recettes d’hydrocarbures perçues par les municipalités et leurs émissions lumineuses.</p>
<h2>Attention aux voisins</h2>
<p>Comme l’objet de l’étude est de mesurer l’effet du prix des hydrocarbures non seulement sur les communes productrices mais surtout sur les autres, on passerait à côté de l’information pertinente en étudiant simplement la corrélation entre les revenus issus des hydrocarbures d’une commune et ses émissions lumineuses.</p>
<p>Un recours à l’économétrie spatiale, un ensemble de méthodes statistiques qui permettent de relier les émissions lumineuses d’une commune à celle de ses voisines, permet d’estimer comment les revenus d’une commune affectent sa propre activité mais aussi celle des communes environnantes, ce qui permet de mesurer les effets de débordement d’une commune sur les autres.</p>
<p>Les résultats confirment que les communes productrices de pétrole profitent de leurs ressources naturelles : elles émettent davantage de lumière lorsque le prix des hydrocarbures augmente. Plus précisément, selon nos estimations, une augmentation de 10 % des revenus issus des hydrocarbures augmente l’activité mesurée par les émissions lumineuses de 1,4 %.</p>
<p>En revanche, l’activité des communes situées dans un rayon de 150 kilomètres autour des communes productrices se ralentit. Toujours selon nos estimations, la diminution de l’activité provoquée par l’augmentation des revenus des communes voisines est comparable à ce que gagnerait la commune si ses revenus augmentaient du même montant. On observe le même phénomène lorsqu’on étudie l’évolution des salaires.</p>
<h2>Le tour des régions</h2>
<p>Une autre façon d’observer les effets de débordement consiste à travailler à l’échelle régionale en agrégeant les revenus d’hydrocarbures et les émissions lumineuses. L’effet qu’on observe alors est la somme des effets directs des revenus d’hydrocarbures sur les communes productrices et des effets de débordement qu’elles imposent à leurs voisines et que leurs voisines leur imposent.</p>
<p>Lorsqu’on procède de cette façon, on n’observe plus de relation entre revenus d’hydrocarbures et activité. Le bonheur des unes a fait le malheur des autres et les deux effets se compensent à l’échelle régionale.</p>
<p>Une hypothèse permettant d’expliquer ce résultat est que, pour se développer, les communes productrices attirent des travailleurs et des capitaux aux dépens de leurs voisines. En se développant grâce aux hydrocarbures, elles priveraient donc les autres des ressources nécessaires à leur propre développement.</p>
<p>Les résultats de l’étude soulignent la dimension géographique de l’effet de l’exploitation des ressources naturelles sur l’activité. Ce qui est une bénédiction pour les communes productrices peut être une malédiction pour leurs voisines, au risque d’accroître les inégalités régionales et de provoquer des tensions politiques. Pour être équitable et politiquement soutenable, l’exploitation de ressources naturelles devrait donc s’accompagner d’un mécanisme de partage de leurs bénéfices et d’une politique d’aménagement du territoire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181903/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une étude à partir des données de la NASA montre un ralentissement de l’activité économique dans les communes brésiliennes situées à proximité des sites gaziers et pétroliers.Pierre-Guillaume Méon, Professor of economics, Université Libre de Bruxelles (ULB)Phoebe W. Ishak, Postdoctorante, CNRS et école d'économie de Aix-Marseille, Faculté d'économie et de gestion (FEG), Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1798602022-03-27T17:27:51Z2022-03-27T17:27:51ZRussie : l’information économique, victime collatérale de la guerre en Ukraine<p>« Toute quantification change le monde ». C’est ainsi que l’économiste Olivier Martin résume l’enjeu politique de ce qu’il appelle <a href="https://www.cairn.info/revue-reseaux-2021-4-page-282.htm">« l’empire des chiffres »</a>.</p>
<p>À mesure que s’affirme devant nous l’ambition impériale du pouvoir en Russie, la statistique et l’information économique échappent de moins en moins à l’emprise du politique dans ce pays. Ce processus a des conséquences très concrètes.</p>
<h2>URSS : le temps du secret</h2>
<p>Au temps de l’Union soviétique, les données de la planification économique étaient traitées comme des secrets militaires.</p>
<p>Les calculs et projections de l’Institut de prévision de l’économie nationale de l’académie des sciences, l’un des centres les plus écoutés par le Politburo, étaient gardés sous clé dans un coffre-fort, et seul le directeur du centre était habilité à décider de ses modalités de divulgation. Toute donnée macro-économique n’était publiée qu’après un contrôle strict des autorités politiques. Le plus souvent, ces données étaient <a href="https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1995_num_60_4_4479_t1_1059_0000_1">falsifiées</a>, pour éviter que les difficultés économiques apparaissent au grand jour.</p>
<p>Le même phénomène se reproduisait, à des degrés variables, dans les autres économies de type soviétique. L’ONU avait d’ailleurs créé un service statistique spécial dans sa Commission économique pour l’Europe, dont l’un des buts était de corriger les distorsions les plus évidentes dans les données transmises par les pays du pacte de Varsovie pour reconstituer au plus près leur trajectoire économique réelle. De son côté, la CIA faisait de même.</p>
<h2>L’ouverture des années 1990</h2>
<p>Avec la fin de l’Union soviétique, les organismes de collecte statistique ont dû s’engager dans une véritable révolution copernicienne. Le contrôle politique sur la production de chiffres, déjà affaibli par la <em>Glasnost’</em> dans les années 1986-1990, s’est évanoui. Les catégories marxistes de classification du réel disparaissaient (par exemple le « produit matériel net », remplacé par la notion de « produit intérieur brut »), et avec elles les principes méthodologiques sur lesquels elles reposaient.</p>
<p>Dans le même temps, la réalité économique elle-même se métamorphosait : de nouveaux acteurs surgissaient et avec eux, de nouveaux comportements économiques à saisir. Le tout, dans une situation de crise sans précédent des moyens humains, financiers et matériels disponibles pour la collecte. La réponse des autorités a été de faire appel à l’aide technique internationale. Des programmes d’assistance, portés par des organismes multilatéraux comme le FMI et la Banque mondiale, appuyés par des instituts nationaux comme l’Insee, ont orchestré la migration des méthodes et des pratiques de ces administrations vers les normes internationales.</p>
<p>Depuis les années 1990, la collecte de données économiques a donc progressé, en quantité et en qualité. Certes, <a href="https://eng.rosstat.gov.ru/">Rosstat</a>, l’équivalent russe de l’Insee, a encore une marge de progression dans de nombreux domaines, mais son site est incomparablement plus fourni qu’autrefois, et une grande partie de ses données et informations sont en accès ouvert, parfois en anglais. La <a href="https://www.cbr.ru/eng/">Banque centrale de Russie</a> a aussi réalisé des avancées spectaculaires dans la diffusion de l’information financière. Ces administrations sont dotées de personnels techniquement compétents et soucieux d’assurer un service public de qualité.</p>
<h2>Années 2010 : un débat économique encore possible</h2>
<p>Sur cette base, les centres de recherche, think tanks, économistes de banque et cabinets de conseils présents en Russie ont pu développer une véritable culture de l’analyse économique et du débat d’idées.</p>
<p>Durant la décennie 2010, tandis que les lumières s’éteignaient les unes après les autres dans le débat public sur le système politique russe, la question économique restait l’objet d’une véritable liberté d’expression, recouvrant le spectre classique des opinions et des recommandations, des plus étatistes aux ultra-libéraux. Alexeï Koudrine, <a href="https://ach.gov.ru/">président de la Cour des comptes</a>, n’hésitait pas à flageller le gouvernement pour ses avancées jugées trop lentes dans la lutte contre les monopoles et les entorses aux droits de propriété.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1189804105587445761"}"></div></p>
<p>De son côté, l’<a href="https://ecfor.ru/?from=logobtn">Institut de prévision pour l’économie nationale</a> vilipendait ouvertement ce même gouvernement pour sa timidité dans l’engagement des fonds souverains au service de l’investissement dans l’équipement du territoire de la Russie en infrastructures. L’<a href="https://www.iep.ru/en/">institut Gaïdar</a> organisait chaque année un <a href="https://www.gaidarforum.ru/en/">forum international</a>, retransmis en direct sur le web, où experts, politiques et universitaires de plusieurs pays se retrouvaient pour, parfois sur le ton de la polémique, débattre des options de politique économique susceptibles de sortir la Russie de la stagnation.</p>
<p>Vladimir Poutine lui-même avait suscité en 2016 l’émulation entre le <a href="https://www.csr.ru/ru/about.php">Centre de recherche stratégique</a>, dirigé jusqu’en 2018 par Alexeï Koudrine, et le <a href="https://stolypin.institute/en/">centre Stolypine</a>, dirigé par <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2018/03/15/01003-20180315ARTFIG00373-boris-titov-le-porte-voix-des-entrepreneurs-russes.php">Boris Titov</a>, co-président de l’Association nationale des petites et moyennes entreprises et représentant du président pour le monde des affaires, pour dessiner les options de développement à long terme du pays susceptibles d’être reprises par l’exécutif.</p>
<p>Avec la guerre en Ukraine, ce monde informationnel et intellectuel semble sur le point de disparaître pour laisser place à une toute autre réalité.</p>
<h2>Le retour du secret</h2>
<p>Les signes avant-coureurs du changement de « régime politique du chiffre » en Russie datent de la crise pandémique.</p>
<p>Placées sous le contrôle de <a href="https://www.rospotrebnadzor.ru/en/">_Rospotrebnadzor</a>_, littéralement Agence de supervision de la consommation, une agence de normalisation directement ressuscitée de l’Union soviétique, les informations sur la mortalité liée au Covid-19 ont été <a href="https://www.nytimes.com/2021/04/10/world/europe/covid-russia-death.html">systématiquement tronquées</a>, suivant un processus parcourant toute la chaîne de production statistique, depuis les chambres d’hôpital et les morgues jusqu’à la vice-première ministre chargée de la santé, Tatiana Golikova. Dès le mois de mai 2020, il était clair que la mortalité liée à l’épidémie était <a href="https://abcnews.go.com/International/data-suggests-russias-coroanvirus-deaths-higher-reported/story?id=70683286">sous-estimée</a> d’un facteur au moins égal à trois.</p>
<p>Avec le recul et les calculs, mais aussi grâce à la conscience professionnelle des responsables de <em>Rosstat</em>, qui ont continué à publier les données de mortalité avec régularité, il est possible aujourd’hui d’affirmer que le nombre de morts en Russie lié à l’épidémie n’est pas de 357 000 (chiffre officiel), mais de <a href="https://www.themoscowtimes.com/2021/12/30/russias-excess-death-toll-hits-930k-a75964">près de 1 million</a>, ce qui en fait le pays le plus meurtri du monde par la pandémie – en attendant une <a href="https://www.nbcnews.com/science/science-news/covid-death-toll-india-likely-far-higher-official-record-research-says-rcna11357">révision des statistiques indiennes</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1246048221459353600"}"></div></p>
<p>Le deuxième signal négatif est la révision du <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1468018121996075">calcul de la pauvreté en Russie</a>. À partir de janvier 2021, le minimum de subsistance a été <a href="https://www.bofit.fi/en/monitoring/weekly/2021/vw202119_1/">défini de manière relative et non plus absolue</a>. Il correspond désormais à 44,2 % du revenu par tête médian de l’année précédant la période de référence de l’enquête.</p>
<p>Ce changement est important, car le passage d’un niveau absolu à un niveau relatif signe en général l’entrée du pays dans le <a href="https://blogs.worldbank.org/fr/opendata/nouvelle-classification-des-pays-en-fonction-de-leur-revenu-2020-2021">groupe des pays à niveau de revenu élevé</a>. S’il est appliqué dans les pays à faible revenu, le calcul du taux pauvreté à partir d’un niveau relatif peut conduire à une forte sous-estimation de l’ampleur réelle de la pauvreté. Compte tenu du <a href="https://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/countries/russie-fr/">niveau de vie moyen de la population russe</a>, ce changement de méthode est prématuré et risque de minorer artificiellement la pauvreté du pays, dans l’hypothèse (probable) où le niveau de vie des plus modestes serait rogné par <a href="https://www.reuters.com/business/finance/inflation-russia-spikes-above-145-highest-since-late-2015-2022-03-23/">l’inflation créée par la guerre</a>.</p>
<h2>L’économie russe dans le brouillage de la guerre</h2>
<p>La dégradation de l’information économique risque de s’accélérer. Comme tout conflit, la guerre dans laquelle Vladimir Poutine a lancé son pays est aussi une guerre de l’information. Montrer que les sanctions n’ont pas touché les centres vitaux du pouvoir, vanter la résilience économique de l’économie russe pourrait nécessiter à brève échéance de maquiller des comptes, surtout si la guerre en Ukraine confirme son enlisement dans la durée. Dans ce contexte, la communication récente de la Banque centrale est le signal le plus évident du changement en cours.</p>
<p><a href="https://www.cbr.ru/press/event/?id=12737">L’une de ses premières décisions</a> après l’invasion a consisté à demander aux banques commerciales de ne plus alimenter leur site en données financières mais de continuer à les transmettre directement à la banque Centrale. Si la mesure venait à s’étendre aux entreprises non financières, elle ne tarderait pas à provoquer un conflit d’objectifs pour les sociétés cotées en bourse, soumises du fait de leur statut à des normes exigeantes en matière de transparence de données comptables. Gazprom et Rosneft, deux entreprises stratégiques pour le pouvoir mais partiellement détenues par des capitaux étrangers, sont dans ce cas.</p>
<p>Plus généralement, il est probable que la question de la confidentialisation des données économiques et sociales jusqu’à présent librement accessibles (concernant par exemple le niveau de chômage, le taux de pauvreté, etc.) soit désormais au menu des réunions de la direction de Rosstat avec les ministères concernés. On peut aussi craindre qu’avec le temps et l’aggravation de la situation économique en Russie, des textes ressemblant aux lois récentes sur l’information de guerre soient édictés qui pénalisent la diffusion d’informations économiques contraires à l’intérêt du pouvoir, s’abritant au besoin derrière le « secret commercial » ou plus ouvertement, derrière la « sécurité nationale ».</p>
<p>Dans tous les cas, il sera de plus en plus difficile aux économistes et observateurs indépendants, russes comme occidentaux, de se faire une idée claire de la situation économique en Russie. Incidemment, il sera aussi plus ardu pour le pouvoir de construire des solutions innovantes et efficaces aux problèmes économiques qui assailleront le pays, dans un paysage intellectuel vidé de tout débat contradictoire sur les options envisageables. En conséquence, les erreurs de politique économique deviendront plus probables. En matière économique, l’information peut vraiment changer le monde, pour le meilleur comme pour le pire.</p>
<p>–</p>
<p>Annexe :</p>
<p><strong>Banque centrale de Russie/Décision du 6 mars 2022 (traduction de l’auteur)</strong></p>
<p>_La Banque centrale de Russie a décidé de réduire temporairement la diffusion des états financiers publiés par les établissements de crédit sur leurs sites Web, ainsi que sur le site Web de la Banque centrale de Russie. Ceci pour limiter les risques des établissements de crédit liés aux sanctions imposées par les pays occidentaux.</p>
<p>_À compter de la déclaration de février 2022, les banques ne sont plus tenues de publier des états comptables et financiers (à l’échelle de l’établissement et consolidés) conformément aux normes russes, ainsi que des informations complémentaires à celles-ci.</p>
<p>_Dans le même temps, les établissements de crédit continueront de soumettre ces documents à la Banque centrale de Russie, ce qui permettra d’exercer pleinement un contrôle efficace sur leurs activités, ainsi que d’analyser le secteur.</p>
<p><em>En outre, les banques auront la possibilité de divulguer, si nécessaire, des informations à leurs contreparties dans le cadre de relations commerciales courantes</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179860/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Vercueil ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les données économiques reflétant la réalité de la situation en Russie risquent de devenir moins accessibles et moins débattues, ce qui compliquera la tâche des observateurs extérieurs et du pouvoir.Julien Vercueil, Professeur des universités en sciences économiques, Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1747102022-01-13T19:59:20Z2022-01-13T19:59:20Z« Le pour et le contre » : Faut-il mener une politique de « ruissellement » des richesses ?<iframe src="https://embed.acast.com/601af61a46afa254edd2b909/61dd8ffce8f3ce0013917ec1" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
<p><iframe id="tc-infographic-569" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/569/0f88b06bf9c1e083bfc1a58400b33805aa379105/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-ecouter-les-podcasts-de-the-conversation-157070">Comment écouter les podcasts de The Conversation ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p><em>Dans « Le pour et le contre », Julien Pillot (Inseec) dresse l’inventaire, non exhaustif, des arguments favorables et défavorables que donne la recherche académique sur une question de notre temps. Une boîte à outils qui vous aidera à vous positionner face aux grands sujets de société, à quelques semaines de l’élection présidentielle.</em></p>
<hr>
<p>La théorie du « ruissellement », aussi appelée théorie des chevaux et des moineaux, stipule qu’il faut limiter l’imposition et les taxes sur les personnes physiques et morales les plus riches d’un pays. Une telle politique pourrait en effet stimuler un investissement qui serait, par ruissellement, bénéfique à tous par le jeu de la croissance économique et de l’emploi. Or, il s’agit d’une théorie très controversée, qui n’a jamais été démontrée empiriquement dans sa globalité. Elle reste néanmoins associée au quinquennat du président de la République Emmanuel Macron, qui avait, en octobre 2017, comparé les plus aisés à des « premiers de cordée ».</p>
<p>Dans ce deuxième épisode de notre série Le pour et le contre, Julien Pillot, enseignant-chercheur en économie à l’Inseec Business School, détaille ce que dit la recherche sur l’efficacité des politiques publiques. À vous de vous faire votre opinion.</p>
<p><strong>À écouter aussi</strong> <br>
<a href="https://theconversation.com/qatar-2022-jo-2024-faut-il-continuer-a-organiser-des-mega-evenements-sportifs-174346">Episode #1 - Faut-il continuer à organiser des méga-événements sportifs ?</a> <br></p>
<h2>Références citées dans le podcast</h2>
<ul>
<li><p><a href="http://www.lisdatacenter.org/wps/liswps/711.pdf">« The Laffer curve for high incomes »</a>, Jacob Lundberg (2017).</p></li>
<li><p><a href="https://www.nber.org/papers/w21024">« Taxation and the International Mobility of Inventors »</a>, Ufuk Akcigit, Salomé Baslandze et Stefanie Stantcheva (2015).</p></li>
<li><p><a href="https://www.nber.org/papers/w24982">« Taxation and Innovation in the 20th Century »</a>, Ufuk Akcigit, John Grigsby, Tom Nicholas et Stefanie Stantcheva (2021).</p></li>
<li><p><a href="https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2018/12/11/gilets-jaunes-et-justice-fiscale/">« “Gilets jaunes” et justice fiscale »</a>, Thomas Piketty (2018).</p></li>
<li><p><a href="https://www.econstor.eu/handle/10419/222458">« The great separation : Top earner segregation at work in high-income countries »</a>, Olivier Godechot et coll. (2020).</p></li>
<li><p><a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/dpr.12214">« Inequality and economic growth : Trickle-down effect revisited »</a>, Merter Akinci (2017).</p></li>
</ul>
<hr>
<p><em>Crédits, conception, Julien Pillot & Thibault Lieurade. Réalisation, Romain Pollet. Chargé de production, Rayane Meguenni</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174710/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Pillot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le principe selon lequel les baisses d’impôt pour les plus aisés bénéficieraient à l’ensemble d’une économie n’a jamais été démontré empiriquement.Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande ÉcoleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1742842022-01-10T19:50:08Z2022-01-10T19:50:08ZMille ans de dettes publiques : quelles leçons pour aujourd’hui ?<p>Le 20 mars 2020, en bloquant une importante enveloppe financière destinée à aider les pays membres de l’Union européenne à faire face à la pandémie de Covid-19 qui émergeait, Wopke Hoekstra, ministre néerlandais des Finances, a provoqué la <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/coronavirus-quand-les-pays-bas-regrettent-leur-manque-d-empathie-envers-l-italie-20200331">colère</a> de certains de ses homologues de l’Eurogroupe. M. Hoekstra aurait notamment demandé une enquête de l’UE pour savoir pourquoi certains pays n’avaient pas la capacité fiscale suffisante pour faire face à la crise par leurs propres moyens.</p>
<p>Devant son parlement national, il a loué pour les Pays-Bas <a href="https://www.tweedekamer.nl/kamerstukken/kamervragen/detail?did=2020D11589&id=2020Z05385">« une politique budgétaire prudente ces dernières années »</a> conduisant à « la constitution de réserves ». Il s’appuyait ainsi sur une idée importante, à savoir que les gouvernements sont les gardiens des finances de la nation. Un gouvernement qui gère mal ses finances finirait par imposer aux générations futures une dette insoutenable.</p>
<p>Pour autant, celui qui refuserait d’emprunter pour faire face à une urgence ou pour financer des investissements productifs manquerait à ses devoirs. En fin de compte, les Pays-Bas et d’autres gouvernements européens sceptiques ont accepté d’autoriser l’UE à emprunter <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/accord-decisif-pour-le-plan-de-relance-europeen-1263785">750 milliards d’euros</a> sous la forme d’obligations européennes émises conjointement. Les fonds ainsi levés avaient vocation à être répartis entre les pays membres en fonction de l’impact économique et social de la pandémie.</p>
<p>La dette publique présente donc tant une utilité qu’une part de risque. Elle permet aux gouvernements de continuer à fournir des services sociaux de base lorsque les recettes diminuent, aide à entreprendre des investissements productifs et à soutenir la demande globale. Elle permet également à l’État d’augmenter les dépenses de défense lorsqu’il est confronté à une menace militaire, d’intervenir pour stabiliser le système bancaire pendant une crise financière et de fournir une aide humanitaire après une catastrophe naturelle ou en cas d’urgence sanitaire.</p>
<p>Mais, comme tout instrument puissant, la dette publique peut aussi causer des dommages durables lorsqu’elle est mal utilisée. Elle permet aux législateurs de financer des déficits au lieu de faire des choix difficiles en matière de réduction des dépenses ou d’augmentation des impôts. Elle offre aussi un moyen aux élus en place <a href="https://www.jstor.org/stable/2296528">d’augmenter leurs dépenses avant les élections</a> pour en tirer un avantage politique. À la suite de la publication d’un <a href="https://mpra.ub.uni-muenchen.de/24376/1/MPRA_paper_24376.pdf">article controversé</a> en 2010 par les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, un <a href="https://www.affiches-parisiennes.com/s-endetter-est-il-problematique-10291.html">débat</a> s’est également ouvert sur le lien entre niveau de dette publique et croissance.</p>
<p>C’est avec un angle historique que mes co-auteurs (Barry Eichengreen, Asmaa el-Ganainy et Kris Mitchner) et moi abordons ces questions dans un nouveau <a href="https://global.oup.com/academic/product/in-defense-of-public-debt-9780197577899?cc=us&lang=en&">livre</a>. À nos yeux, les études limitées à ces dernières années restent paralysées par le fait qu’elles se concentrent sur un nombre limité d’événements, les défaillances souveraines n’étant pas légion. Une courte échelle de temps conduit par ailleurs à sous-estimer les aspects positifs de la dette publique. L’ouvrage vise ainsi à réhabiliter la dette publique en fournissant un compte rendu équilibré de ses aspects positifs et négatifs. D’où son titre : <em>In Defense of Public Debt</em>.</p>
<h2>À l’origine des révolutions industrielles</h2>
<p>Les emprunts des États constituent une pratique qui a <a href="https://www.babelio.com/livres/Heers-La-naissance-du-capitalisme-au-Moyen-Age-Changeur/361982">au moins mille ans</a>. Elle remonte a minima à la période qui a suivi la chute de l’empire carolingien. L’Europe était alors divisée en centaines de cités-États et de royaumes engagés dans des guerres endémiques. Les souverains empruntaient pour étendre leurs territoires, mais aussi pour défendre le royaume et survivre.</p>
<p>Des prêteurs spécialisés, initialement des <a href="https://www.cairn.info/marchands-et-banquiers-du-moyen-age--9782130514794.htm">banques familiales italiennes</a>, les « banquiers lombards », commencent alors à mobiliser des ressources à une échelle sans précédent et à élaborer des contrats complexes pour répondre aux besoins financiers de l’État. Ils développent ainsi en même temps de nouveaux moyens de protéger leurs intérêts.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La famille Médicis, représentée ici en 1459 par Benozzo Gozzoli, fait partie de ces grandes maisons de banquiers italiens de la Renaissance.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>D’abord en Angleterre et aux Pays-Bas, les investisseurs obtiennent bientôt des protections contre les actions arbitraires du souverain. Ils créent des assemblées législatives et des parlements, dans lesquels les créanciers étaient représentés. Cela a permis notamment de faire baisser les taux d’intérêt, favorisant davantage d’emprunts. En formant des syndicats et en développant des marchés secondaires, les banques pouvaient aussi se répartir les risques.</p>
<p>Certes, les choses ne se sont pas toujours déroulées sans heurts. Il y a eu des défauts de paiement. Les investisseurs ont subi des pertes. Mais reste que ce marché a survécu, et même prospéré. Parce qu’elles étaient liquides et généralement sûres, les obligations d’État ont été largement acceptées comme garantie dans d’autres contrats de dette, ce qui permettait d’accorder davantage de prêts. Elles deviennent également la référence sur la base de laquelle étaient fixés les taux d’intérêt des prêts plus risqués.</p>
<p>La dette publique a donc fait partie intégrante du développement des marchés financiers qui ont servi de pierre angulaire aux révolutions commerciales et industrielles des XVIII<sup>e</sup> et XIX<sup>e</sup> siècles. Ce n’est ainsi pas une coïncidence si la croissance économique moderne a d’abord émergé en Europe du Nord-Ouest, berceau des emprunts souverains modernes.</p>
<h2>Imiter l’Europe</h2>
<p>L’Histoire documente également les changements intervenus au fil du temps dans l’utilisation de la dette publique. Fréquemment, les guerres ont été à l’origine de pics d’endettement tout au long de l’histoire, notamment au XX<sup>e</sup> siècle. D’autres fins sont apparues plus récemment.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’ingénieur Charles de Freycinet, ministre des Travaux publics à la fin du XIXᵉ siècle, finance son plan de développement du chemin de fer en France par un vaste emprunt d’État.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Avec le développement des marchés financiers et les crises qui y sont liées, les États sont passés de l’emprunt pour assurer la défense nationale à l’emprunt pour assurer la stabilité économique. Ils se sont également endettés pour financer des infrastructures comme les chemins de fer. Le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/01/le-plan-freycinet-de-1879-une-autre-relance-francaise_6054307_3232.html">plan Freycinet</a> en France, d’où découle une large partie du réseau actuel, donne par exemple lieu à un grand emprunt d’État en 1881.</p>
<p>Les gouvernements européens, forts de leur succès antérieur dans le développement des marchés de la dette, ont été les premiers à déployer ces efforts. D’autres parties du monde, à commencer, au début du XIX<sup>e</sup> siècle, par les nouvelles républiques d’Amérique latine, ont suivi leur exemple, mais avec une différence importante. Ils ont emprunté principalement à l’étranger, sur les principaux marchés de capitaux mondiaux.</p>
<p>Les emprunts à l’étranger ont créé des opportunités mais aussi des dangers. Pour les rembourser, les gouvernements doivent en effet générer non seulement des recettes, mais aussi des devises étrangères, ce qui expose l’emprunteur aux incertitudes des marchés mondiaux. Une baisse du taux de change ou des prix des marchandises peut soudainement alourdir une dette libellée en devises étrangères et brusquement rendre insoutenable un remboursement auparavant viable.</p>
<p>Tout au long du XIX<sup>e</sup> siècle, les investisseurs ont alors inventé de nouveaux mécanismes pour faire respecter les contrats de dette avec les souverains étrangers. Ils se sont tournés vers les <a href="https://www.jstor.org/stable/40263939">banques d’investissement</a> ayant de l’expérience dans l’organisation d’émissions de dettes et possédant des contacts avec les gouvernements étrangers. Ils ont aussi organisé des bourses de valeurs où les obligations étrangères étaient cotées et échangées sous réserve de règles destinées à les protéger. Des comités d’obligataires ont été créés pour représenter leurs intérêts dans les négociations avec les gouvernements en retard de paiement. En dernier recours, ils faisaient pression sur leurs gouvernements pour qu’ils s’engagent dans une <a href="https://doi.org/10.1016/j.jimonfin.2008.12.011">diplomatie de la canonnière</a> en leur nom.</p>
<p>Si les défauts de paiement n’étaient pas si rares, les dettes souveraines restaient remboursées avec suffisamment de régularité et les rendements des obligations étrangères étaient suffisamment élevés pour que prêter à l’étranger reste rentable. La dette était également bénéfique pour les emprunteurs, puisque les pays qui empruntaient davantage investissaient plus et connaissaient une croissance plus rapide en moyenne.</p>
<h2>Des dettes souvent remboursées</h2>
<p>Les gouvernements des pays développés sont passés de l’emprunt pour les infrastructures à l’emprunt pour fournir des services sociaux, tels que des écoles, des bibliothèques et des hôpitaux. Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, ils ont mis en place les premiers éléments de la sécurité sociale, une assurance chômage et des pensions de vieillesse. Ces nouvelles fonctions de l’État protégeaient les citoyens contre les risques dont ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes. C’est la naissance de l’État-providence.</p>
<p>En parallèle, et contrairement à une idée reçue, les gouvernements qui avaient emprunté pendant les périodes difficiles ont souvent remboursé lorsque la situation était meilleure. Des dettes publiques élevées ont ainsi été réduites avec succès, que ce soit en valeur absolue ou par rapport au PIB, au XIX<sup>e</sup> siècle, dans les années 1920, après la Seconde Guerre mondiale et même, dans quelques cas, dans les dernières décennies du XX<sup>e</sup> siècle. À partir de 1993, après la ratification du traité de Maastricht, la Belgique, la Finlande, l’Irlande et les Pays-Bas notamment ont achevé des réductions de dette des plus importantes.</p>
<p>L’Histoire montre par ailleurs que de nombreux pays ont réussi à résoudre les problèmes de viabilité de la dette sans connaître de bouleversements économiques, financiers et politiques majeurs. Ils y sont parvenus en adoptant des mesures d’austérité budgétaire au moment opportun (mais pas avant), en favorisant la croissance de leur économie et même parfois en gérant une inflation modeste. L’importante réduction de la dette et la reprise de la croissance économique aux États-Unis pendant la présidence de Bill Clinton (1993-2001) sont ainsi souvent attribuées à une combinaison de restrictions budgétaires et de politique monétaire accommodante.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://global.oup.com/academic/product/in-defense-of-public-debt-9780197577899?cc=us&lang=en&">Oxford University Press</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Qu’est-ce à dire pour le monde post-Covid ? Le ministre Hoekstra avait raison d’affirmer que les pays doivent accroître leur marge de manœuvre budgétaire pendant les périodes fastes afin de pouvoir la déployer lors de la prochaine crise. Mais il reste douteux que cela doive se faire dans un contexte de pandémie mondiale ou de crise économique et après une décennie de taux d’intérêt quasi nuls.</p>
<p>L’UE et les États-Unis ont conçu leurs fonds de relance pour privilégier les infrastructures, la résilience et les investissements verts qui font cruellement défaut. Ils espèrent ainsi favoriser la croissance économique, ce qui leur permettra de réduire plus facilement l’encours de leur dette.</p>
<p>La récente hausse de l’inflation inquiète les banquiers centraux attachés à la stabilité des prix, mais elle pourrait aussi réduire le poids de la dette au PIB. Toutefois, il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure la croissance ou l’inflation pourront aider à gérer l’héritage financier du Covid-19.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rui Esteves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un ouvrage récemment publié propose une analyse historique des emprunts souverains qui remet en perspective leur impact positif sur le développement économique.Rui Esteves, Enseignant-chercheur en histoire économique, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1733372022-01-04T19:08:11Z2022-01-04T19:08:11ZQuelle acceptabilité sociale des technologies disruptives ?<p>À la fin des années 1990, le terme « <a href="https://theconversation.com/ce-que-nous-devons-a-clayton-christensen-theoricien-majeur-du-management-130707">innovation disruptive</a> » a été popularisé par l’économiste américain Clayton Christensen dans son livre <em>Le dilemme de l’innovateur</em>. Il a rapidement été adopté en raison de la forte croissance des nouvelles industries technologiques, axée sur l’innovation.</p>
<p>Depuis lors, c’est aussi une sorte de mot à la mode qui a fait son entrée dans notre vie quotidienne et surtout dans le monde des affaires. Le terme « disruptif » désigne aujourd’hui de nombreuses choses, mais il est surtout utilisé pour décrire le concept général de toute innovation qui bouleverse un système, une industrie ou un marché existant.</p>
<p>Prenons, par exemple, la création des automobiles en tant que remplacement innovant des véhicules tirés par des chevaux. Les premières automobiles étaient fabriquées comme des articles de luxe coûteux. Elles n’ont pas affecté le marché des méthodes de transport antérieures, et ce n’est que lorsque le modèle T de Ford, peu coûteux, a été introduit en 1908 que la technologie est devenue perturbatrice. À cet égard, la production en masse d’une automobile abordable peut être considérée comme l’innovation perturbatrice, plus que l’automobile elle-même.</p>
<h2>L’acceptabilité sociale comme un compromis</h2>
<p>Les technologies innovantes peuvent ainsi ouvrir de nouveaux marchés technologiques, faire émerger de nouvelles valeurs et pratiques, et transformer les technologies existantes. Cependant, lorsqu’une technologie innovante émerge, il peut être très difficile de prédire l’importance qu’elle prendra. En effet, ces dernières sont généralement imprévisibles, <a href="https://www.wiley.com/en-us/The+Handbook+of+Global+Science%2C+Technology%2C+and+Innovation-p-9781118739068">sujettes à l’échec et souvent non rentables</a>.</p>
<p>C’est pourquoi l’industrie et les gouvernements hésitent à investir dans les technologies innovantes. Ce problème découle en partie du manque de méthodes systématiques et scientifiques pour évaluer les technologies futures, ainsi que de la complexité intrinsèque que présentent souvent les nouvelles technologies.</p>
<p>Dès lors, se pose la question de l’acceptabilité sociale de du futur utilisateur d’une technologie disruptive.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1222459583383384064"}"></div></p>
<p>On identifie <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1665642315000024">quatre principaux facteurs</a> de l’acceptabilité sociale : l’utilité (la correspondance entre les besoins de l’utilisateur et la fonctionnalité), la facilité d’utilisation/la convivialité (la capacité à utiliser la fonctionnalité dans la pratique), la « sympathie » (évaluation affective) et le coût (à la fois les coûts financiers et les conséquences sociales et organisationnelles de l’achat d’un produit).</p>
<p>L’adhésion des utilisateurs pour aider à franchir le gouffre qui sépare le marché initial du marché grand public ne va pas de soi. En particulier, les technologies innovantes sont généralement (et peut-être intrinsèquement) peu pratiques au départ, en raison de leur fonctionnalité limitée et de leur immaturité.</p>
<p>La voiture électrique est un bon exemple. Sur le principe, une large partie de la population est prête à adhérer à l’idée d’acheter une voiture électrique. Or, si l’autonomie est trop limitée d’une part, et le nombre de bornes de recharges insuffisant d’autre part, il est peu probable que l’on soit prêt à sauter le pas pour en acheter une. Il faut donc trouver le juste compromis entre la technologie nouvelle, et sa facilité/convivialité dans son utilisation. Par conséquent, les concepteurs devraient plutôt se demander comment faire en sorte que la technologie soit la plus acceptable possible pour être ensuite utilisée.</p>
<p>En outre, la précision, le prix, la marque, l’apparence physique, la sécurité, la fonction, l’interopérabilité et la robustesse sont autant de facteurs indépendants qui influent sur l’acceptation par les utilisateurs.</p>
<p>L’acceptation de l’utilisateur est le résultat d’un compromis entre une variété des facteurs évoqués (besoins fondamentaux, aspects cognitifs, aspects physiques, aspects sociaux, caractéristiques démographiques et expérience technique des utilisateurs). Ce de point de vue, le téléphone portable en est un parfait exemple. Si aujourd’hui son adoption est massive, son utilisation au départ était loin d’être évidente, accessible, sécurisée et « user friendly ».</p>
<h2>L’influence des adopteurs précoces</h2>
<p>Le domaine des technologies de l’information évolue rapidement, et un certain nombre de développements et d’innovations technologiques ont eu lieu récemment. L’acceptation des technologies innovantes par les utilisateurs est donc une <a href="https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/serie/s1275">préoccupation plus importante que jamais</a>.</p>
<p>Aujourd’hui, les entreprises, les développeurs et les chercheurs en informatique déploient de <a href="https://www.researchgate.net/publication/304659030_A_Critical_Review_of_Models_and_Theories_in_Field_of_Individual_Acceptance_of_Technology">nombreux efforts</a> pour évaluer les caractéristiques et les fonctions des produits pour répondre aux besoins des utilisateurs et d’augmenter le taux d’acceptation.</p>
<p>Sur ce point, la structure du réseau social des utilisateurs cibles peut être composée de différents types d’individus interconnectés ayant des comportements d’adoption différents. Un groupe particulier d’utilisateurs peut être très influent pour accélérer l’adoption et l’acceptation des innovations : les <a href="https://econpapers.repec.org/article/eeejbrese/v_3a68_3ay_3a2015_3ai_3a1_3ap_3a137-145.htm">adopteurs précoces</a>.</p>
<p>Ces personnes servent de modèles et démontrent les avantages des nouveaux produits à d’autres utilisateurs potentiels, <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0022242920985784">encourageant ainsi leur adoption ultérieure</a>. Ils ont tendance à diffuser des informations sur les nouveaux produits au sein de leurs réseaux sociaux par le biais de la communication interpersonnelle, qui constitue un facteur clé dans la diffusion des technologies innovantes.</p>
<p>Étant socialement actifs, et en particulier via les sites de réseaux sociaux et autres canaux de médias numériques, ils peuvent diffuser des informations et influencer un large éventail d’adoptants potentiels. De ce point de vue, les influenceurs présents sur les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus déterminant, en particulier auprès des jeunes.</p>
<p>Pour favoriser l’acceptabilité sociale des technologies disruptives, les jeunes – en tant qu’adopteurs précoces – peuvent ainsi jouer un rôle important. Étant donné que les juniors sont souvent plus à l’aise avec les technologies que les seniors, des systèmes de mentorat inversé (<em>reverse mentoring</em>) peuvent être mis en place dans les entreprises où, finalement, c’est le jeune employé qui va transmettre son savoir à un salarié avec de l’expérience. Un autre levier consiste à développer les outils de gaming pour faciliter l’acquisition de nouvelles compétences concernant les technologies disruptives, et ce dans une situation ludique et confortable.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été rédigé sur la base de l’intervention de l’auteur à la <a href="https://www.em-normandie.com/fr/lem-normandie-organise-les-disruptechs-agora-dta21-les-5-6-juillet">Conférence DTA</a> organisée en juin dernier par l’EM Normandie</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173337/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sebastien Bourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La recherche identifie quatre facteurs : l’utilité et le coût, mais aussi la facilité d’utilisation et l’évaluation affective du consommateur.Sebastien Bourdin, Enseignant-chercheur en géographie-économie, Laboratoire Métis, EM NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1736662021-12-16T20:06:08Z2021-12-16T20:06:08ZPour Noël, évitez de déposer des chèques et des billets sous le sapin<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/437174/original/file-20211213-19-1sx1oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=47%2C51%2C1443%2C884&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La valeur d’un cadeau ne se résume pas à sa valeur monétaire.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fake_one_dollar_with_Santa_Claus.jpg">Lloydoramcdowell / Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Quel jouet acheter à ma nièce pour Noël ? Pas facile, moi qui n’ai jamais été une petite fille de huit ans. Pour mon frère : une bouteille de whisky. Mais n’a-t-il pas arrêté d’en boire dernièrement ? Et ma tante ? Le Goncourt de l’année, comme toujours. Pas sûr pourtant que l’histoire, cette fois, l’intéresse.</p>
<p>À ma compagne, c’est plus facile, je connais ses goûts et tout ce qu’elle possède déjà. En tout cas, pas d’argent ni aux uns ni aux autres. Éventuellement un chèque-cadeau si je n’ai pas le temps de courir les magasins et les sites Internet. De toute façon lorsqu’elles ne plaisent pas, ces étrennes peuvent se revendre sur Leboncoin. L’économie des cadeaux pour les fêtes est déconcertante !</p>
<p>Au début des années 1990, elle a dérouté un jeune assistant-professeur de l’Université de Yale. Fasciné par la théorie économique du choix rationnel du consommateur, il tique devant la tradition de Noël qui consiste à offrir un bien pour une autre personne <a href="https://www.amherst.edu/media/view/104699/original/christmas.pdf">sans connaître parfaitement ses préférences</a>. En dépensant 50 dollars pour un cadeau à un proche, il est probable que ce dernier aurait acheté avec cette somme quelque chose qui lui aurait plu davantage.</p>
<p>Il demande alors aux étudiants de son cours de microéconomie d’estimer le prix des cadeaux qu’ils ont reçus il y a peu pour Noël, ainsi que ce qu’ils seraient prêts à payer pour obtenir leurs cadeaux s’ils ne les avaient pas reçus. L’un répond, par exemple, que le sweatshirt qu’il a découvert sous le sapin vaut 50 euros dans le commerce, mais qu’il aurait été prêt à payer seulement 43 euros s’il avait eu à l’acheter.</p>
<h2>Perte économique sèche</h2>
<p>Le jeune assistant-professeur observe chez les étudiants interrogés un écart systématique de l’ordre de 20 % entre leurs deux estimations. Appliquant ce ratio au chiffre des ventes réalisées au Noël 1992, il en déduit que l’échange de cadeaux conduit une perte sèche pour la société de plusieurs milliards de dollars. Pour corriger cette allocation inefficace des ressources, il conviendrait selon lui de donner de l’argent plutôt que d’offrir des présents emballés. Un billet de 50 euros plutôt que 7 euros perdus pour un sweatshirt surprise.</p>
<p>Or, son raisonnement économique est erroné et absurde.</p>
<p>Mais avant d’expliquer pourquoi, observons que si son raisonnement avait été juste, la perte de richesse serait encore beaucoup plus grande aujourd’hui. Les dépenses de cadeaux pour les fêtes de Noël ont en effet considérablement augmenté depuis le début des années 1990. La Chine et sa production à bas coût sont passées par là.</p>
<p>Prenons l’exemple des jouets. L’empire du Milieu concentre <a href="https://www.economist.com/graphic-detail/2017/12/25/china-is-still-a-toy-manufacturing-powerhouse">environ les trois quarts de la production mondiale</a>.</p>
<p>Toutes les entreprises du reste de la planète s’y approvisionnent ou bien y fabriquent. Même <a href="https://theconversation.com/economie-du-jouet-le-jeu-de-lego-52608">Lego a fini par y construire une usine</a>. Les consommateurs français apprécient car ils ont ainsi vu le prix des jouets chuter de <a href="http://www.insee.fr/fr/bases-de-donnees/bsweb/graph.asp?idbank=000638945">près d’un cinquième entre 1995 et 2015</a>. Cette tendance vaut également pour les présents que se font les adultes entre eux.</p>
<p><iframe id="LdLeT" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/LdLeT/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Parallèlement à cette baisse unitaire, le budget alloué aux cadeaux de Noël gonfle régulièrement. Aux États-Unis, la dépense par ménage a augmenté de près de <a href="https://think.ing.com/reports/special-report-presents-of-mind-christmas-2016/">40 % au cours des 30 dernières années</a>. Cet emballement n’est pas sans poser problème à certains. Deux Américains sur dix déclarent qu’ils se sont endettés pour Noël. Il faut dire qu’ils sont un peu plus d’un sur deux à considérer que c’est le moment de l’année où ils se permettent de ne pas se soucier de dépenser de l’argent. Il en est peut-être de même pour vous. En tout cas, les experts en marketing et les vendeurs le savent et ils s’en donnent à cœur joie pour nous pousser à la dépense en ces périodes de fin d’année.</p>
<p>Si Joel Waldfogel, puisque c’est le nom de notre jeune assistant-professeur, avait raison en calculant qu’un cinquième des dépenses des cadeaux de Noël s’envolait en fumée en pure perte, l’addition, ou plutôt la soustraction, serait donc devenue encore plus salée aujourd’hui. Il ne faut pas cependant s’en inquiéter car, comme annoncé, il a tort.</p>
<h2>Réciprocité</h2>
<p>Intuitivement, cela ne vous surprendra pas. Imaginez offrir de l’argent à votre compagne ou à votre compagnon sous le sapin plutôt qu’un présent. Il y a peu de chances que sa réaction soit plus positive que devant un cadeau joliment emballé. Même chose pour l’ami qui vous a invité pour le réveillon de la Saint-Sylvestre devant un billet de 10 ou 20 euros que vous lui tendriez sur le pas de la porte au lieu d’une bouteille de vin ou d’un bouquet de fleurs !</p>
<p>Et puis, les cadeaux de Noël sont en général réciproques. Imaginez un échange d’enveloppes entre conjoints, chacune contenant 50 euros. Super, les deux dons s’annulent ! Notez que la situation serait sans doute plus délicate encore si l’un mettait beaucoup moins de billets dans son enveloppe que l’autre…</p>
<p>D’ailleurs, les économistes d’aujourd’hui ne s’y trompent pas. Près de cinquante, la plupart enseignant à Chicago, Harvard, MIT, Stanford et Berkeley, ont été sollicités pour réagir à la <a href="https://www.igmchicago.org/surveys/bah-humbug/">proposition</a> suivante :</p>
<blockquote>
<p>« Donner des présents spécifiques comme cadeaux de fête est inefficace car les bénéficiaires pourraient beaucoup mieux satisfaire leurs préférences avec du cash. »</p>
</blockquote>
<p>Seule une petite minorité s’est déclarée d’accord. Quant aux sept lauréats du prix « Nobel » d’économie interrogés parmi le groupe, ils se sont unanimement prononcés contre.</p>
<p>Les anthropologues auraient été encore plus sûrement unanimes. Fins <a href="https://journals.openedition.org/lectures/520">observateurs du don</a> dans les sociétés traditionnelles et modernes, ils en savent plus que quiconque sur ce sujet complexe. Ils ne peuvent que dénoncer le réductionnisme d’un Joel Waldfogel. Mais en cherchant la réfutation du côté même de l’économie, nous allons pouvoir actualiser nos connaissances sur la théorie du consommateur.</p>
<p>La perte entre le don d’un présent emballé et le don d’argent trouve en effet son origine dans le modèle maintenant dépassé d’un consommateur choisissant de façon parfaitement rationnelle ce qu’il achète : il connaît intimement ses préférences et calcule face à tous les biens et selon ses moyens ce qui maximiserait son plaisir, son utilité, disent les économistes. Du genre <em>Homo œconomicus</em>, il est donc imbattable dans le choix de ses achats.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/437177/original/file-20211213-21-1twe7l5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les cadeaux de Noël sont en général réciproques.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/vintagehalloweencollector/2084765580/">Dave/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le mérite de Joel Waldfogel serait alors d’avoir le premier mesuré de combien celui qui choisit à la place du consommateur est battu. Sauf que sa démarche n’est pas très canonique. Aux yeux d’un puriste, il commet un sacrilège : il objective l’utilité par une mesure monétaire et il compare l’utilité entre les personnes. Cela revient en quelque sorte à faire de l’argent l’instrument universel de mesure du plaisir et qu’un dollar pour le donateur vaut autant qu’un dollar pour le donataire, alors même que le premier peut être plus riche que le second, ou l’inverse ; une double position contestée par les théoriciens.</p>
<p>Par ailleurs, la théorie du consommateur parfaitement rationnel est battue en brèche par les travaux de psychologie expérimentale et d’économie comportementale, travaux qui se sont multipliés depuis plusieurs dizaines d’années.</p>
<p>Ils ont notamment mis en évidence l’importance de la réciprocité comme interaction sociale. Soit un joueur 1 qui décide quelle part d’un prix de 100 unités il est prêt à offrir à un joueur 2, alors que ce dernier a seulement la possibilité d’accepter ou de refuser la part proposée. La plupart des offres sont comprises entre 42 et 50 % tandis que les <a href="https://www.nber.org/system/files/working_papers/w18687/w18687.pdf">offres à moins de 20 % sont refusées</a>. La théorie prédit pourtant que le joueur 1 devrait par intérêt garder presque tout pour lui et que joueur 2 devrait accepter même une petite part du gâteau car c’est toujours mieux que rien du tout !</p>
<p>Dès lors, il devient également possible de battre le consommateur lui-même. Par exemple, en lui offrant en cadeau un bien ou service auquel il n’aurait pas pensé car il n’en connaissait pas l’existence ou n’en connaissait qu’insuffisamment les caractéristiques et les usages. Sans parler d’autres barrières comme la crainte que son achat soit jugé déplacé aux yeux d’une partie de son entourage.</p>
<h2>Plaisir d’offrir</h2>
<p>Le <a href="https://www.nber.org/system/files/working_papers/w18687/w18687.pdf">modèle théorique du consommateur</a> s’éloigne ainsi aujourd’hui de la parfaite rationalité et cherche à intégrer les affects (sentiments et émotions) et les motivations (dévouement familial, altruisme, socialisation, etc.) qui guident ses choix. Le cadeau emballé peut dès lors être apprécié comme un signal de l’attachement du donateur puisqu’il a réfléchi et a <a href="https://sites.duke.edu/djepapers/files/2016/10/Yao.pdf">passé du temps à le choisir</a>, ou même parce qu’il procure tout simplement quelques minutes passées à découvrir une surprise, le temps d’enlever le ruban et d’ouvrir le paquet.</p>
<p>Bref, la valeur du cadeau ne se résume pas à sa valeur monétaire. D’ailleurs, dès lors que la question posée aux étudiants n’est plus d’estimer le prix du cadeau reçu en l’enjoignant de laisser de côté la valeur sentimentale, mais que l’interrogation porte sur sa valeur totale comprise comme sa valeur matérielle plus sa valeur sentimentale, c’est un <a href="https://www.jstor.org/stable/pdf/116876.pdf">gain et non plus une perte</a> qui apparaît.</p>
<p>En toute rigueur, il conviendrait aussi de comptabiliser la satisfaction du donateur. Ne dit-on pas que le plaisir d’offrir est souvent plus grand que celui de recevoir ? La consommation du cadeau reçu peut être à l’origine aussi d’un <a href="https://www.jstor.org/stable/pdf/116876.pdf">effet positif en retour</a>, comme le sourire et le remerciement du donataire. Sans parler de la réaction d’Annie Hall recevant de son mari joué par Woody Allen une pièce de lingerie fine « Oh mais c’est un cadeau pour toi ! ».</p>
<p>Après ces considérations sur les façons dont nous devrions et dont nous pourrions nous comporter avec nos cadeaux de Noël, il serait peut-être temps d’observer comment nous nous comportons. Que disent les sondages et les enquêtes ?</p>
<p>En premier lieu, les donataires sont dans leur très grande majorité satisfaits des présents qu’ils reçoivent. En Europe, seul un <a href="https://think.ing.com/reports/special-report-presents-of-mind-christmas-2016/">sur sept a recueilli un cadeau qu’il n’apprécie pas</a> ; la France se distinguant par une proportion plus forte. Les donateurs voient donc plutôt juste. Peut-être d’ailleurs pour certains aidés par les suggestions de l’entourage de la personne à qui ils voulaient faire un présent. Ou même en demandant directement ce qu’elle veut pour Noël !</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1342531217003061248"}"></div></p>
<p>En second lieu, le don d’argent est très minoritaire – une personne sur 10 en reçoit parmi tous ses cadeaux. Il reste largement dépassé par la carte cadeau. Elle évite de remettre un chèque ou des billets sans âme et réduit les chances d’un cadeau spécifique qui déplairait. Mais elle reporte sur le donataire la tâche d’aller en magasin, qu’il soit en brique ou en ligne. Selon une association de consommateurs, un Américain consacre une <a href="https://www.consumerreports.org/cro/news/2010/11/americans-spend-42-hours-each-on-holiday-shopping-and-partying/index.htm">quinzaine d’heures à magasiner plus trois à emballer</a> les cadeaux.</p>
<p>En dernier lieu, les présents qui ne plaisent pas connaissent toutes sortes de devenirs. Ils restent le plus souvent au fond d’une armoire ou d’un tiroir, mais sont parfois aussi jetés avec les papiers d’emballage, une pratique que les <a href="https://mumbrella.com.au/ing-champions-sustainable-gift-giving-this-christmas-with-give-me-something-good-dreamstarter-campaign-606875">éboueurs de Sydney</a> dénoncent en chœur dans « Give me something good », un clip réalisé par la banque ING pour sensibiliser à ce gâchis.</p>
<p>Pour éviter le gaspillage, les cadeaux peuvent être remis en circulation. De façon traditionnelle, en réoffrant l’air de rien ce que l’on a reçu, en échangeant en boutique, ou en donnant à une organisation caritative.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/3kep4pnAesk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Give Me Something Good » (ING Australia, 2019).</span></figcaption>
</figure>
<p>Aujourd’hui, la revente sur Internet a pris le dessus. Pour le 25 décembre 2020 et rien que pour la France, Rakuten annonçait <a href="https://www.lci.fr/economie/revente-de-cadeaux-de-noel-des-objets-remis-en-vente-en-ligne-par-millions-la-france-championne-d-europe-2173835.html">300 000 cadeaux postés mi-journée</a>, eBay estimait le double pour la fin de soirée et Leboncoin plus encore. Plusieurs millions de cadeaux changent ainsi de main pendant les fêtes et quelques jours au-delà. S’il avait connu ces plates-formes d’échanges, notre jeune assistant-professeur d’économie de Yale aurait revu son calcul de perte à la baisse grâce à la réallocation efficace des ressources qu’elles permettent.</p>
<p>Devant l’ampleur commerciale qu’ont prise les fêtes de Noël et l’avalanche de cadeaux qu’elles déclenchent, on peut aussi être tenté de renouer avec une tradition plus sobre et tournée vers son prochain. De nombreuses associations caritatives acceptent des cadeaux pour les redistribuer.</p>
<p>Vous pouvez donner parmi ceux que vous avez reçus ceux qui vous déplaisent ou dont vous disposez déjà. Vous pouvez aussi faire don d’un cadeau qui vous plaît, mais qui plairait plus ou serait plus utile encore à d’autres ; ce ne serait pas une hérésie économique, pas plus qu’envoyer un chèque ou passer un virement à une association caritative !</p>
<hr>
<p><em>Note : la littérature économique sur les cadeaux de fêtes est abondante. Vous trouverez une courte recension <a href="https://www.bruegel.org/2018/12/the-microeconomics-of-christmas/">ici</a>. Joel Waldfogel lui-même a publié d’autres articles notamment <a href="https://www.jstor.org/stable/40042886?seq=1#metadata_info_tab_contents">ici</a> et même un <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691142647/scroogenomics">livre</a>.</em></p>
<p><em>François Lévêque a publié chez Odile Jacob <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-lere-des-entreprises-hyperpuissantes-touche-t-elle-a-sa-fin-157831">« Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? »</a>. Son ouvrage a reçu le <a href="https://www.melchior.fr/note-de-lecture/les-entreprises-hyperpuissantes-prix-lyceen-lire-l-economie-2021">prix lycéen du livre d’économie 2021</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173666/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Lévêque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’idée, bien que séduisante d’un point de vue économique car elle permet de maximiser l’utilité de celle ou celui qui reçoit, souffre de nombreux de défauts.François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1733862021-12-15T20:39:43Z2021-12-15T20:39:43ZJohn Maynard Keynes, un personnage romanesque ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/437793/original/file-20211215-25-1s91syz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=89%2C35%2C446%2C310&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De gauche à droite Angelica Garnett, Vanessa Bell, Clive Bell, Virginia Woolf, John Maynard Keynes and Lydia Lopokova.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://ids.lib.harvard.edu/ids/view/17948590">Virginia Woolf Monk's House photograph album</a></span></figcaption></figure><p>Au premier coup d’œil, l’austère économie de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Maynard_Keynes">Keynes</a> (1883-1946) n’a pas grand-chose de romanesque. Si la « théorie du multiplicateur » a beaucoup fait parler d’elle, elle n’a fait rêver personne. N’importe quel étudiant en économie le confirmera. L’épithète de « keynésiennes » accolée à tort et à travers aux politiques économiques de relance n’aurait-elle pas fini par dépersonnaliser l’auteur de ces théories ?</p>
<p>Le caractère « romanesque » du personnage ne lui est pas accordé avec autant d’évidence qu’à ses amis du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bloomsbury_Group">groupe de Bloomsbury</a>, fondé au début du XX<sup>e</sup> siècle dans le quartier éponyme de Londres. Plusieurs films – <em>The Hours</em>, <em>Vita et Virginia</em>, <em>Carrington</em> – ont mis en scène quelques-uns de ses autres membres, et même la fin tragique de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Virginia_Woolf">Virginia Woolf</a> [1]. La série britannique <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Life_in_Squares">« Life in Squares »</a> consacrée au groupe n’accorde à Keynes qu’un rôle secondaire.</p>
<p>Lui-même s’était pourtant posé en « héros » dans son récit <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782743626167-deux-souvenirs-de-bloomsbury-a-paris-john-maynard-keynes/"><em>Dr Melchior : un ennemi vaincu</em></a>, d’abord lu à ses amis de Bloomsbury au début des années 1920 puis publié après sa mort. L’économiste y mettait en scène certains épisodes dramatiques et croustillants de la Conférence de Paris (1919) ainsi que son amitié naissante avec <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Melchior">Carl Melchior</a>, un banquier juif de la délégation allemande. « D’une certaine manière, j’étais amoureux de lui » écrivait-il.</p>
<p>Comme le souligne le traducteur et préfacier de l’édition française, Maël Renouard : « Même s’il ne s’agit pas de fiction, le récit se lit comme une nouvelle ou un petit roman ». La très sévère Virginia Woolf, qui n’épargnait pas grand-chose à « Maynard », avait trouvé « magnifique » la description que Keynes faisait de ses personnages.</p>
<p>La Conférence de Paris, qu’il dénoncera par ailleurs dans <em>Les conséquences économiques de la paix</em>, n’est pas le seul décor historique du « roman » keynésien. Melchior n’est qu’un des nombreux personnages, souvent célèbres, parfois puissants, qu’il fréquenta dans sa vie privée ou dans sa carrière d’universitaire, de mécène, de collectionneur, de financier et d’homme d’État. Ses pérégrinations, qui traversent un demi-siècle tragique, nous disent beaucoup sur les passions humaines : l’amour, l’amitié, l’argent, le pouvoir, la jalousie, l’ambition.</p>
<p>Il convient maintenant d’évoquer quelques-unes des tranches de vie parmi les plus romanesques de Keynes, intimistes ou publiques.</p>
<h2>Relations passionnées</h2>
<p>Commençons par les passions sentimentales. La période post-victorienne fermait les yeux sur les pratiques sexuelles « immorales » dès lors qu’elles restaient discrètes et réservées aux classes supérieures. À Bloomsbury, les couples étaient unis mais libres jusqu’à former des figures géométriques non conventionnelles et variées. L’amour était charnel ou platonique, hétéro-, homo – ou bisexuel.</p>
<p>Un mystère demeure : quel type de relation unissait Keynes à son ancien amant, le peintre <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Duncan_Grant">Duncan Grant</a> et à sa compagne, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vanessa_Bell">Vanessa Bell</a>, sœur ainée de Virginia Woolf ? Ce fut sans doute une forme inédite d’amitié aux contours flous. Elle s’écornera quand les amours transgressives de Keynes prendront une orientation plus conventionnelle avec l’entrée en scène d’une nouvelle héroïne, la fantasque <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lydia_Lopokova">Lydia Lopokova</a>, danseuse vedette des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ballets_russes">Ballets russes</a>. Ce ne fut pas un mariage de façade derrière lequel Keynes aurait dissimulé son homosexualité mais bien un véritable amour charnel qui déclenchera d’autres de passions humaines qui, bien que désolantes, n’épargnent pas les intellectuels progressistes de Bloomsbury : la jalousie, le rejet de l’étrangère, la crainte de la dépossession… La danseuse russe à l’accent infernal ne leur ravissait-elle pas leur Maynard ?</p>
<p>Keynes fut aussi un homme de pouvoir ce qui prédispose aux passions, aux manipulations et aux petits complots. Il fréquenta à peu près tous les Premiers ministres et politiciens de son temps. Virginia Woolf voyait même en lui un inévitable ministre – ce qu’il ne fut pas. Il n’eut même pas besoin d’intriguer pour être anobli et siéger à la Chambre des Lords – ce qui put être vexant pour les autres.</p>
<h2>Un homme obsédé par le pouvoir… intellectuel</h2>
<p>Car Keynes recherchait moins le pouvoir politique que l’influence. Il mettra sa force de conviction au service de l’Angleterre pendant et après les deux guerres. Au grand cirque de Bretton Woods (1944), Keynes sut argumenter mais pas retourner en sa faveur un rapport de force trop inégal entre l’Angleterre et les États-Unis.</p>
<p>Keynes était obsédé par le pouvoir intellectuel. Il le conquiert par ses écrits, bien sûr, mais aussi auprès de ses collègues, de ses étudiants de Cambridge et de cette très intrigante <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cambridge_Apostles">Conversazione Society</a> qui choisit ses apôtres parmi les recrues les plus brillantes. Dans les années 1930, ce magistère est pourtant remis en cause par la radicalisation de Cambridge. Drame intime : son protégé, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Julian_Bell">Julian Bell</a>, fils ainé de sa grande amie Vanessa Bell (et donc neveu de Virginia Woolf) ose proclamer qu’il en est fini de son aura. Keynes est un homme du passé. Les meilleurs de Cambridge ne sont-ils pas tous « communistes ou presque communistes » ? Sans cette remise en cause par ses proches convertis au marxisme Keynes aurait-il écrit <em>la Théorie Générale</em> qui fonda le keynésianisme ? Peut-être pas.</p>
<p>Certes, Keynes n’est pas un personnage fictif ! Néanmoins, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Keynes:_The_Return_of_the_Master">malgré des biographies bien documentées</a>, sa vie comporte des zones blanches où pourrait sans mal s’introduire une forme particulière de fiction, la fiction « plausible ».</p>
<h2>Des zones blanches dans sa biographie</h2>
<p>Ainsi, les années noires du stalinisme, qui inspireront entre autres <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soljenitsyne">Soljenitsyne</a>, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vassili_Grossman">Grossman</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Koestler">Koestler</a>, atteignirent aussi les Keynes au-delà même de l’influence soviétique dans le monde intellectuel.</p>
<p>Lydia avait laissé à Leningrad deux frères et une sœur, danseurs et chorégraphe. Parfois accompagnée de Keynes, elle s’y rendait autant que possible. Le couple connaissait ainsi des réalités que le pouvoir soviétique niait et que ne voulaient pas connaitre les intellectuels de Cambridge ou d’ailleurs. Le frère aîné de Lydia, le chorégraphe <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fedor_Lopoukhov">Fedor Lopoukhov</a> connaitra d’ailleurs les foudres de Staline pour un ballet (<a href="https://brahms.ircam.fr/works/work/7332/"><em>Le ruisseau limpide</em></a>) composé par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dmitri_Chostakovitch">Chostakovitch</a>. Tout comme son co-librettiste, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Adrian_Piotrovski">Adrian Piotrovski</a>, il aurait pu être exécuté, mais il ne fut « que » démis de ses fonctions au Bolchoï. Fut-il sauvé par son influent beau-frère, par ailleurs « ami » de l’ambassadeur <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Ma%95ski">Ivan Maïsky</a> ? On peut l’imaginer. En contrepartie, Keynes aurait bien pu s’abstenir de dénoncer publiquement le totalitarisme stalinien.</p>
<p>Les romans de John le Carré, de Graham Greene et de Robert Littell se sont inspirés des célèbres <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinq_de_Cambridge">« cinq espions de Cambridge »</a>. Keynes connaissait la plupart d’entre eux. Il avait même contribué à en faire élire deux dans la Conversazione Society, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Anthony_Blunt">Anthony Blunt</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Burgess">Guy Burgess</a>, des amis très proches de Julian Bell – engagé dans la guerre civile espagnole comme ambulancier dans une unité sanitaire britannique sera tué en juillet 1937. Burgess glissa même le nom de Keynes dans la longue liste des recrues possibles transmise à son officier traitant ! Toutefois, ce serait pousser trop loin la fiction que d’imaginer Keynes en « taupe ». Guy Burgess, un temps producteur à la BBC, n’espérait-il pas faire de Lydia Keynes une source (involontaire) d’informations en lui confiant des émissions radiophoniques qui le rapprochait d’elle ?</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/john-maynard-keynes-et-le-cercle-des-espions-97215">John Maynard Keynes et le cercle des espions</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Le roman d’espionnage ne s’arrête pas aux réseaux anglais. Durant les cinq dernières années de sa vie, Keynes bataillera avec un haut fonctionnaire du Trésor américain, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Harry_Dexter_White">Harry Dexter White</a>, d’abord pour négocier des « prêts-bails » américains puis, à Bretton Woods, pour fonder le FMI, la Banque Mondiale et les règles du nouveau système monétaire international. Il est maintenant acquis qu’il fut lui aussi, un agent d’influence et un informateur du NKVD (ancêtre du KGB). Keynes se doutait-il de la duplicité de son interlocuteur ? [5]</p>
<p>Keynes fut ainsi un des seuls, sinon le seul, à côtoyer de près les protagonistes des deux plus grands scandales d’espionnage de l’après-guerre, les « 5 de Cambridge » et le réseau Silvermaster auquel appartenait White, et… consolider ainsi son statut de héros romanesque !</p>
<hr>
<p>Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL-Paris Dauphine a publié en 2021 une « saga » historique en trois tomes, « Mr Keynes et les extravagants » (éditions <a href="https://www.librinova.com/librairie/result?thema=&themb=&text=siroen">Librinova</a>).</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173386/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Marc Siroën ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cette figure incontournable de l’économie politique n’était pas l’austère personnage que l’on se figure au premier abord.Jean-Marc Siroën, Professeur d'économie internationale, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1633142021-08-26T15:27:07Z2021-08-26T15:27:07Z« C’est pour ton bien » : une sanction peut-elle réellement être altruiste ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/412689/original/file-20210722-17-ticy24.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1000%2C675&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Si les individus se sanctionnent les uns les autres pour permettre la coopération, leur motivation ne semble en rien altruiste, du moins pas au sens d’un parent qui punirait son enfant «&nbsp;pour son bien&nbsp;».
</span> </figcaption></figure><iframe src="https://embed.acast.com/601af61a46afa254edd2b909/61278c57d17e0a0012badf6a" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
<p><iframe id="tc-infographic-569" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/569/0f88b06bf9c1e083bfc1a58400b33805aa379105/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>« L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares susceptibles d’être utilisés différemment ». C’est ainsi que <a href="https://www.institutcoppet.org/lionel-robbins-essai-sur-la-nature-et-la-signification-de-la-science-economique/">l’économiste anglais Lionel Robbins</a> de la London School of Economics caractérisait l’objet de la science économique dans un célèbre texte de 1932. Même si certaines expériences s’avèrent relativement anciennes, à l’instar des questionnements sur le risque, l’économie dite « comportementale » reste pourtant un champ disciplinaire assez récent. Cela peut sembler paradoxal au regard de cette définition canonique. Elle a néanmoins trouvé sa consécration avec en particulier le « Nobel » d’économie reçu par Daniel Kahneman et Vernon Smith en 2002.</p>
<p>L’année suivante est publié dans <em>Nature</em> un <a href="https://www.nature.com/articles/nature02043">article</a> depuis abondamment cité, fruit des travaux des économistes suisses Ernst Fehr et Urs Fischbacher. Leur idée ? La coopération au sein de notre société reposerait essentiellement sur un mécanisme de « sanction altruiste ». Là où des individus, ceux que les économistes nomment « passagers clandestins », peuvent profiter des efforts de leurs concitoyens sans avoir à mettre la main à la pâte, la menace que peuvent mettre à exécution ceux qui coopèrent semblent suffisante pour dissuader un tel comportement. Mais, si sanctionner représente un coût et ne rapporte rien à l’individu qui se décide à le faire, comment le mécanisme peut-il fonctionner ? Qui prendra l’initiative de la sanction ?</p>
<p>L’expérience de laboratoire conduite par ces deux économistes et décrite dans ce deuxième épisode par Marc Willinger (Université de Montpellier) et David Masclet (Université de Rennes 1) montre que c’est bien là où il y a sanction qu’il y a coopération. Cette sanction semble reposer sur la colère du coopérant se rendant compte que tout le monde n’adopte pas un comportement vertueux. Si la décision de sanctionner vise ainsi à calmer un état émotionnel négatif, l’expression « sanction altruiste » reste-t-elle alors pertinente ? Cela semble en tout cas s’éloigner un peu de la figure du parent qui sanctionne son enfant avec l’argument classique : « C’est pour son bien »…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163314/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une expérience enseigne que les mécanismes de sanction sont nécessaires et la coopération et à la vie en société. Des sanctions altruistes, donc ? Pas si sûr si l’on considère ce qui les motive…Marc Willinger, Professeur d'Economie, économie comportementale et expérimentale, Université de MontpellierDavid Masclet, Professeur des Universités en économie expérimentale et comportementale , Université de Rennes 1 - Université de RennesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1663512021-08-19T18:21:08Z2021-08-19T18:21:08ZL’identification, la quatrième fonction de la monnaie<p>Un petit détour par l’histoire permet de replacer dans un cadre plus large la question des <a href="https://www.cairn.info/monnaie-et-financement-de-l-economie--9782100758722-page-33.htm">trois fonctions de la monnaie</a> identifiées traditionnellement : étalon des valeurs, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. Cette mise en perspective révèle ainsi une quatrième fonction fondamentale, l’identification, qui dénote l’origine commune, politique et sociale, du fait monétaire.</p>
<p>Les outils monétaires émergents, cryptomonnaies du type bitcoin, cryptomonnaies d’État, ou encore monnaies virtuelles utilisées dans les jeux vidéo, donnent un poids particulier à cette fonction d’identification et aux conséquences politiques et sociales qui y sont attachées.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’identité était déjà présente dans la réflexion d’Aristote sur la monnaie.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aristotle_Altemps_Inv8575.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La question de l’identification apparaît au côté des analyses de la monnaie par Aristote, dans <em>Le Politique</em> et <em>L’Éthique à Nicomaque</em>, ouvrages qui portent principalement sur la <a href="https://doi.org/10.3406/numi.2001.2320">Cité, ses limites, son organisation, sa justice</a>. Il développe ainsi, à la suite de Platon, une réflexion politique et citoyenne qui associe les limites de la Cité avec la naissance de la monnaie, dont l’usage dévoyé peut entrer en conflit avec les règles de la Cité idéale : en faisant primer le gain du commerce extérieur sur la solidarité des échanges intérieurs ; la valeur d’échange sur la valeur d’usage ; l’espace infini des désirs et des spéculations sur le domaine limité des besoins.</p>
<p>Bref une telle monnaie, dégagée de ses enjeux civiques, tend à devenir sa propre fin, alimentant inégalités et discordes au sein de la Cité. C’est pourquoi la monnaie, objet politique, est également un marqueur de citoyenneté : son usage insère l’usager dans une communauté politique, sociale et éthique et l’y identifie.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’eusko, la monnaie qui manifeste une identité basque.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette fonction d’identification de la monnaie n’est pas demeurée l’apanage des Cités grecques : un caractère constant des monnaies est le souci des émetteurs – à moins qu’ils ne soient contrefacteurs – d’identifier leur origine, le plus souvent territoriale ou politique par des marques indiquant le lieu de production, l’émetteur ou la date.</p>
<p>La multiplication, depuis les années 1970, des monnaies sociales et complémentaires correspond d’ailleurs le plus souvent à un projet « territorial » consistant à constituer un espace monétaire solidaire et de petite taille. Ce faisant, l’usage de la monnaie peut devenir non seulement militant (économie durable, alternative, écologique…) mais appuyer ou manifester une identité – c’est notamment le cas de <a href="https://reporterre.net/L-eusko-basque-premiere-monnaie-locale-europeenne">l’eusko basque</a>.</p>
<h2>Le cash n’est pas synonyme d’anonymat</h2>
<p>Or cette quatrième fonction, cette fonction d’identification, est largement négligée en économie – les historiens et plus spécialement les numismates y sont au contraire très attentifs. Pourtant, sa prise en compte entraîne deux apports importants.</p>
<p>En premier lieu, elle renverse la perspective usuelle sur l’anonymat. L’anonymat n’apparaît plus comme une propriété du cash, mais devient l’une des modalités de l’identification par la monnaie, ce qui permet d’ailleurs une approche beaucoup plus graduée.</p>
<p>En effet, comme nous l’avions écrit dans un <a href="https://www.researchgate.net/publication/311420776_Dematerialization_and_the_Cashless_Society_A_Look_Backward_a_Look_Sideward">article</a> de recherche en 2016, il n’y a pas « un » anonymat : l’anonymat est toujours, en fait, un anonymat à l’égard d’une personne ou d’une institution. Il est donc susceptible de configurations variées, lesquelles s’inscrivent, de ce fait, dans une fonction générale d’identification.</p>
<p>Ainsi, le paiement habituel en espèces auprès d’un commerçant que l’on connaît n’entraîne bien évidemment aucun anonymat du payeur à l’égard dudit commerçant. En revanche, il garantit l’anonymat des clients du commerçant à l’égard de son banquier ou de son percepteur.</p>
<p>De même, l’usage d’une carte de paiement sans contact aboutit à un anonymat presque entier du client envers le commerçant, le reçu de paiement ne comprenant aucun élément d’identité exploitable, mais identifie précisément le client auprès de la banque émettrice de la carte de paiement ou de celle tenant les comptes du commerçant.</p>
<p>De manière générale, un <a href="https://www.jstor.org/stable/10.7591/j.ctv2n7h0r">processus de « nationalisation » de la monnaie</a> a fait progressivement coïncider les limites de l’État moderne et celles des espaces monétaires dont ces États sont devenus les maîtres.</p>
<p>Parallèlement, l’État assume une autre fonction cruciale pour le bon fonctionnement de la vie civique et sociale, au-delà des seuls systèmes de paiement : l’identification des personnes. Cette fonction s’est considérablement étoffée depuis le XIX<sup>e</sup> siècle avec le développement des diverses formes d’état civil et de sécurité sociale ainsi que l’essor du vote personnel.</p>
<p>En conséquence, dans un État de droit, non seulement les individus ont un droit à l’identité que l’État ne peut leur dénier, mais les modalités de l’identification relèvent du domaine de la loi, avec les garanties juridiques qui l’entourent.</p>
<h2>Les innovations monétaires changent la donne</h2>
<p>Aujourd’hui, les nouveautés monétaires viennent rappeler l’importance de cette quatrième fonction d’identification. Un premier modèle, déjà ancien, a consisté à délimiter des espaces virtuels au sein desquels des formes monétaires spécifiques sont employées : les plates-formes de « jeu » massivement multijoueurs prévoient généralement des <a href="https://theconversation.com/podcast-fortnite-est-il-un-jeu-dargent-125092">techniques d’accumulation de symboles de richesse</a> en vue d’attacher des objets, des services ou des compétences aux avatars.</p>
<p>Déjà, dans ce cas, l’étanchéité entre virtuel et réel est imparfaite, puisque des <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02146248/file/Farming%2C%20serveurs%20parall%C3%A8les%20et%20revente%20de%20personnages%20%C3%A9conomie%20informelle%20et%20jeu%20vid%C3%A9o%20Millenaire%203%2C%20Soci%C3%A9t%C3%A9.URL.pdf">« fermes » de joueurs</a> se sont développées en vue d’acquérir dans l’univers virtuel des objets ou des capacités ensuite revendues en monnaie réelle aux joueurs désireux de performance. Cela revient en quelque sorte à échanger, via des biens et services virtuels, une monnaie virtuelle contre une monnaie réelle.</p>
<p>Dans ce contexte, l’identification se déroule au sein de l’univers clos de la plate-forme considérée, puisque les « identités » des avatars sont entièrement contrôlées par le prestataire. Celui-ci détermine aussi les conditions d’émission et d’usage de « sa » monnaie. On retrouve, mais limité à un univers fermé et virtuel, le modèle de contrôle de la monnaie et des identités que réalisent les États territoriaux.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">De nombreux jeux vidéos proposent d’acheter des objets ou des compétences aux avatars avec de la monnaie virtuelle convertible en monnaie réelle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/whelsko/40701217303"> Whelsko/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le second modèle, beaucoup plus récent, découle de l’innovation représentée par la blockchain. Cette dernière inclut en son sein un dispositif d’identification qui permet de valider la transaction entre un vendeur et un acheteur et qui met l’enregistrement de cette validation à la disposition des autres participants au système de paiement.</p>
<p>D’un côté, l’identification des transactions rend indispensable l’identification des utilisateurs qui effectuent des échanges. Mais de l’autre, cette identité correspond à celle qui est déclarée au sein de l’espace monétaire virtuel, et non pas à une identité telle qu’elle est reconnue par un État. D’ailleurs, rien n’empêche un agent économique de se créer un avatar différent pour chacune des cryptomonnaies existantes, voire d’y associer des adresses IP (celles qui caractérisent les machines qui accèdent à Internet) différentes. Ce n’est pas un hasard si le bitcoin est rapidement devenu la <a href="https://theconversation.com/krach-du-bitcoin-cybercriminalite-et-surconsommation-delectricite-la-face-cachee-des-cryptomonnaies-161057">devise préférée des cybercriminels</a>…</p>
<p>C’est ici que le <a href="https://www.journaldunet.fr/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1438892-diem-ex-libra-les-derniers-elements-sur-la-future-crypto-de-facebook-juin-2021/">projet de monnaie virtuelle diem</a> (ex-libra) de Facebook prend tout son sens. Les usagers y ont une identité, garantie par la plate-forme et à laquelle, de plus en plus, des droits et des devoirs sont attachés, qui portent sur la liberté d’expression, l’intégrité du « profil », et même le destin post-mortem des comptes.</p>
<h2>Le risque d’une forme lucrative et sélective d’identité</h2>
<p>Facebook est donc en mesure d’identifier, très précisément, ses usagers. C’est d’ailleurs le cœur de son business model : vendre les caractéristiques individuelles de ces profils. Si une monnaie propre, ou presque, telle que le diem, est associée à l’écosystème Facebook, l’entreprise ou, plus sûrement, la constellation d’intérêts lucratifs dont Facebook est le cœur, sera en mesure de gérer simultanément des actifs monétaires propres et les preuves d’identité afférentes à leur usage.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La gestion de la monnaie par les États peut également conduire à des catastrophes telles que l’épisode hyperinflationniste allemand au début des années 1920.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Germany_Hyperinflation.svg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Or, laisser la monnaie dans des mains entièrement privées n’est pas toujours une bonne idée, même si la gestion de la monnaie par les États a également abouti à des catastrophes, à l’image des épisodes hyperinflationnistes en <a href="https://www.historia.fr/le-coin-des-timbr%C3%A9s/lincroyable-valse-des-prix-dans-lallemagne-des-ann%C3%A9es-20">Allemagne en 1923</a>, en <a href="http://data.leo-univ-orleans.fr/media/seminars/417/hyperinflation-desmedt-pour-leo-mai-2018.pdf">Hongrie en 1946</a> ou au <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/27/au-zimbabwe-l-inflation-s-envole-a-pres-de-300-sur-un-an_6013282_3212.html">Zimbabwe depuis l’an 2000</a>. Laisser l’identification des êtres humains dans les mains privées est encore pire : que devient un être humain dont la seule preuve d’existence est un acte privé, éventuellement cessible et dont les tiers ne peuvent prendre connaissance ?</p>
<p>Ainsi, abandonner au plus offrant ces deux éléments clés de la construction de la Cité antique ou de l’État moderne que sont la monnaie et l’identité annonce le pire des mondes.</p>
<p>Des solutions existent, anciennes ou nouvelles. Les <a href="https://www.journaldunet.fr/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1500403-cbdc-definition-euro-numerique-yuan-digital/">monnaies digitales de banque centrale</a> (CBDC), à l’essai en Asie ou en Europe, en témoignent. Elles limitent le risque d’entraîner la substitution d’une forme lucrative d’identité à la forme civique dont nos droits dépendent, en soumettant le paiement à l’identification plutôt que l’inverse.</p>
<p>Dans un monde où l’émission d’actifs monétaires, la création d’identités et la gestion des profils correspondants ne sont plus du seul ressort des États, il devient en effet urgent de réfléchir à l’articulation de ces différentes dimensions afin de conserver les bénéfices des innovations suscitées par l’essor d’Internet sans y perdre nos droits, nos biens et nos êtres. Et donc de prendre en compte la quatrième fonction de la monnaie : l’identification.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166351/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrice Baubeau a reçu des financements de la Comue UPL pour un projet de recherche sur la période 2019-2021 et portant les usages sociaux de la monnaie et notamment la "monnaie des pauvres".</span></em></p>L’essor de l’Internet social révèle que nous avons négligé, en nous cantonnant aux trois fonctions classiques de la monnaie, celle d’identification, au risque d’abîmer nos systèmes politiques.Patrice Baubeau, Maître de conférence HDR, Histoire, histoire économique, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1534932021-04-15T20:31:00Z2021-04-15T20:31:00ZLe néolibéralisme est-il mauvais pour la santé ?<p>La nature des débats publics est parfois surprenante pour qui explore les sciences économiques ; s’il est bon de discuter des croyances et des dogmes, certaines idéologies semblent rarement faire l’objet de grands débats : c’est le cas du néolibéralisme.</p>
<p>Alors que la mentalité dite « libérale », <a href="https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2017-03-01-14h00.htm">caractéristique de la tradition rationaliste des Lumières</a>, place au cœur des textes de notre Constitution les principes de liberté, d’égalité, de solidarité ou encore de démocratie, une idéologie semble avoir « furtivement » (selon les termes de la politologue Wendy Brown) mené sa révolution. Cette idéologie néolibérale, reposant sur une forme de rationalité marchande généralisée, est bien connue des chercheur·e·s en gestion.</p>
<p>Tout d’abord, pour comprendre le « néolibéralisme », Alain Supiot propose de débuter l’analyse par la lecture de la <em>Déclaration de Philadelphie</em> adoptée le 10 mai 1944 par la Conférence générale de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). <a href="https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/normativeinstrument/wcms_698995.pdf">Ce texte</a> d’inspiration libérale, visant à tirer profit des acquis du New Deal mis en œuvre par Roosevelt aux États-Unis, cherche à offrir un contre-modèle à l’idéologie de l’humain pensé comme ressource. Ainsi, cette déclaration promeut la justice sociale et repose sur la défense de quatre libertés fondamentales proclamées par Roosevelt : liberté d’expression, liberté de religion, libération du besoin et de la peur. Plus encore, l’OIT se donne pour objectif d’accompagner les programmes publics afin de permettre aux travailleurs d’accéder « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».</p>
<h2>L’avènement de la compétition</h2>
<p>Cependant, comme le constate Supiot, si l’esprit de cette déclaration permet de placer la justice sociale au centre des réflexions sur le travail, un « grand retournement » a conduit à l’installation de l’idéologie néo-libérale. Sa première caractéristique est d’envisager l’humain comme une ressource que les lois de la science permettent d’organiser et de gérer. Ainsi, le travail est pensé comme une marchandise et la démocratie est abandonnée au profit des lois du marché, la justice sociale au profit de la compétition. <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609">Selon le sociologue Pierre Bourdieu</a>, au niveau des institutions, s’instaure alors « un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress ».</p>
<h2>Souffrons-nous personnellement de l’idéologie néolibérale ?</h2>
<p>Cette dernière affirmation du célèbre sociologue fait écho à une <a href="https://bpspsychub.onlinelibrary.wiley.com/toc/20448309/0/0">récente étude</a> menée par une équipe de chercheur·e·s en psychologie sociale et publiée dans <em>The British Journal of Social Psychology</em>. Si le néolibéralisme est devenu l’idéologie dominante par excellence sur la planète, elle n’a pourtant fait l’objet que de peu de recherches empiriques sur ses impacts sur la psyché. Les chercheurs ont pu démontrer que le néolibéralisme, en adoubant et cherchant à accroître l’esprit de compétition, tout en réduisant la sensation d’être connecté aux autres, augmente de ce fait le sentiment de solitude qui conduit au mal-être… et impacte donc la santé.</p>
<p>Des <a href="https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.1000316&mod=article_inline">recherches précédentes</a> avaient déjà montré que l’isolement social, la solitude (subie et non pas choisie) et le fait de vivre seul font partie des déterminants les plus puissants de la mortalité. <a href="https://psycnet.apa.org/record/2008-07755-000">D’autres travaux</a> ont montré que la solitude est liée aux hormones du stress, et impacte le bon fonctionnement immunitaire et cardiovasculaire. La solitude – quand elle est subie et non choisie – a donc un impact majeur sur la santé. En la favorisant, le néolibéralisme impacte la santé humaine. Bien entendu, la qualité subjective des liens sociaux importe aussi, au-delà de leur quantité.</p>
<p>Le néolibéralisme favorise et valorise l’individualisme et impacte donc la santé à travers deux mécanismes connexes, nous expliquent les auteurs. Le premier est le fait de considérer l’individu comme un entrepreneur en compétition avec les autres, qui doit assurer <em>seul</em> son développement personnel. La responsabilité du succès repose sur les seules épaules de l’individu isolé ; cela rompt les chaînes de solidarité, réduit le bien-être, accroît les sentiments d’insécurité, d’anxiété, de stress et de dépression.</p>
<p>En outre, le néolibéralisme éloigne les individus de la vie du groupe et de ses effets curatifs potentiels. En effet, le fait d’appartenir à un ou plusieurs groupes, d’être soutenu par eux, et le fait de posséder un sens aigu de l’identité sociale sont la base de ressources sociales et psychologiques aidant à améliorer la santé.</p>
<h2>Les fondements démocratiques de notre vie collective sont-ils menacés ?</h2>
<p>Toutefois, une telle approche semble insuffisante pour la théoricienne politique Wendy Brown de l’Université de Berkeley qui pense le néolibéralisme comme une « révolution furtive ». Dans son ouvrage <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/defaire-le-demos/"><em>Défaire le dèmos</em></a>, elle montre comment l’idéologie néolibérale s’est construite à travers la synthèse de pensées économiques (issues de l’<a href="https://www.cairn.info/la-nouvelle-raison-du-monde--9782707165022-page-187.htm">ordolibéralisme</a> austro-allemand et de l’École monétariste de Chicago) et sa mise en œuvre « furtive ». Pour Brown, la caractéristique principale du néolibéralisme est, non pas l’idéal concurrentiel comme logique supérieure de régulation du monde social mais, plus encore, l’idée que cette concurrence doit être produite par l’État. Dès lors, « la croissance est la raison d’État de l’État ».</p>
<p>Cela conduit alors à la diffusion progressive de la logique concurrentielle jusqu’à la gestion des affaires publiques ainsi qu’à un renforcement des autoritarismes. Ainsi, « la vie publique est réduite à la résolution de problèmes et à la mise en application de programmes – conception qui met entre parenthèse ou élimine la politique, le conflit et la délibération concernant les valeurs et les fins communes ». Plus encore, pour Wendy Brown comme pour Alain Supiot, l’idéologie néolibérale participe à un affaiblissement du droit qui se trouve lui-même soumis à des logiques économiques. <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/SUPIOT/58009">Pour Supiot</a> :</p>
<blockquote>
<p>« À l’État de droit (<em>rule of law</em>) est ainsi substitué le marché du droit (<em>law shopping</em>), en sorte que le droit se trouve placé sous l’égide d’un calcul d’utilité, au lieu que le calcul économique soit placé sous l’égide du droit. »</p>
</blockquote>
<h2>Une loi contre le « séparatisme » néolibéral ?</h2>
<p>Les différents travaux scientifiques cités dans cet article confortent bien la <a href="https://www.lesechos.fr/2008/07/la-fin-du-neoliberalisme-494055">conclusion de l’économiste Joseph Stiglitz</a> : « Le fondamentalisme néolibéral est une doctrine politique au service d’intérêts privés, il ne repose pas sur une théorie économique. Il est maintenant évident qu’il ne repose pas non plus sur une expérience historique. Cette leçon est le seul bénéfice à tirer de la menace qui pèse sur l’économie mondiale ». Que faire de cette leçon ? Une loi de lutte contre le « séparatisme néolibéral » ? En effet, les chercheur·e·s qui ont travaillé sur ce sujet ne manquent pas. Les quelques travaux d’éminent·e·s scientifiques, issus de disciplines diverses, nous montrent bien les risques que le néolibéralisme fait peser sur nos santés individuelles et sociales.</p>
<p>Pour le juriste, philosophe et professeur au Collège de France Alain Supiot, une voie de résolution possible se trouve dans la <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/SUPIOT/58009">réforme du droit du travail</a>. Face à la révolution informatique, le néolibéralisme a révélé son impuissance à offrir des normes d’organisation de la vie collective aptes à répondre aux enjeux de justice sociale et d’égalité. Le défi est alors « d’instaurer une certaine démocratie économique, sans laquelle la démocratie politique ne pourra que continuer à dépérir. » Pour cela, il invite à chercher à « conférer à chacun plus d’autonomie et de responsabilité dans la conduite de sa vie de travail, moyennant de nouvelles sécurités ».</p>
<p>Enfin, <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609">selon le sociologue Pierre Bourdieu</a>, « c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée ». Ainsi, la résistance face à l’idéologie néolibérale pourrait passer par la constitution de « collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées ».</p>
<p>Bref, comme le propose Wendy Brown et bien d’autres avant elle comme le philosophe Bertrand Russell ou le romancier Georges Orwell : un retour radical à la démocratie qui soumettrait nécessairement la rationalité marchande à une rationalité démocratique qui subordonnerait à la gouvernance par les nombres, la gouvernance par la délibération ; à la concurrence pour le profit, la confrontation des raisons pour la vérité et le bien commun.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153493/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ousama Bouiss est membre du groupe "Reliance en complexité" et consultant au sein du cabinet Hector Advisory. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Florence Rodhain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le néolibéralisme, en cherchant à accroître l’esprit de compétition tout en réduisant la sensation d’être connecté aux autres, augmente le sentiment de solitude qui peut conduire au mal-être.Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université Paris Dauphine – PSLFlorence Rodhain, Maître de Conférences HDR en Systèmes d'Information, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.