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Immunothérapie : 100 ans après son prix Nobel, l’héritage de Jules Bordet

Premier cheval inoculé avec l'antitoxine de la diphtérie en 1894. Wellcomeimages.org, CC BY-SA

Voilà cent ans que le Prix Nobel de Physiologie/Médecine a été attribué au Belge Jules Bordet, d’où de multiples célébrations cette année. À la fin des années 1890, grâce à une approche expérimentale faisant appel à la physiologie, à la chimie et à la microbiologie, ce jeune médecin diplômé de l’université libre de Bruxelles, alors chercheur dans le laboratoire d’Élie Metchnikoff à l’Institut Pasteur de Paris, élucidait en effet l’action du sérum sanguin étranger à notre organisme : si celui-ci pouvait tuer des microbes ou détruire des globules rouges, cela venait de l’action conjointe d’anticorps spécifiques et d’une substance dénommée alexine.

Jules Bordet. Institut Pasteur de Bruxelles

Au cours des décennies qui suivront la découverte de Jules Bordet, il s’avérera progressivement que l’alexine correspond en fait à un ensemble de protéines formant le système du complément. Et nous savons aujourd’hui que ce complément est non seulement au cœur des défenses anti-infectieuses, mais qu’il est aussi un déterminant essentiel de nombreuses maladies liées à des désordres du système immunitaire. Jules Bordet aura ainsi été un précurseur de l’immunologie moderne et de ses applications thérapeutiques.

De la sérothérapie à l’immunothérapie

Par ses études expérimentales à l’Institut Pasteur de Paris, Jules Bordet a largement contribué au développement de la sérothérapie ou sérumthérapie, à avoir l’injection du sérum d’animaux immunisés contre des maladies infectieuses pour traiter des hommes et des femmes. Si au tournant du XIXe siècle le médecin allemand Emil von Behring et le bactériologiste japonais Shibasaburo Kitasato ont été les pionniers de cette pratique en Allemagne, à l’instar du médecin français Émile Roux à Paris, et s’ils ont ensemble sauvé des milliers d’enfants de la diphtérie et du tétanos, ce sont en effet les travaux fondamentaux de Jules Bordet sur l’alexine qui ont permis d’élucider son mécanisme d’action. On leur doit également le succès de la sérothérapie puis de la vaccination contre la peste bovine, maladie qui durant des siècles avait décimé le bétail.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècles, la sérothérapie nécessitait la collecte de quantités très importantes de sérum d’animaux immunisés (des chevaux le plus souvent), la standardisation des lots, leur conditionnement et leur distribution. La purification de la fraction active du sérum, les anticorps ou immunoglobulines normales, dites polyclonales, a ensuite permis de nouveaux développements – en réduisant notamment le risque de réactions allergiques. Et ces immunoglobulines sont encore utilisées aujourd’hui pour prévenir ou traiter plusieurs maladies infectieuses. C’est néanmoins la mise au point en 1975 d’anticorps monoclonaux, par le biochimiste argentin César Milstein et le biologiste allemand Georges Köhler (prix Nobel de Physiologie/Médecine en 1984), qui a ouvert l’ère de l’immunothérapie moderne.

Depuis les premiers succès spectaculaires dans le traitement du cancer du sein, à la fin des années 90, mais aussi de l’arthrite rhumatoïde ou encore de la maladie de Crohn, plus de 70 anticorps monoclonaux ont été approuvés par les autorités réglementaires de santé. Et dans le domaine des maladies infectieuses, ces traitements représentent une des armes les plus prometteuses dans la lutte contre les grandes menaces que représentent la grippe pandémique, la maladie à virus Ebola, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient, et la maladie à virus Zika.

De la destruction des globules rouges à l’immunothérapie du cancer

Utilisant la démarche qu’il avait appliquée avec succès aux microbes, Jules Bordet a démontré que l’immunisation à l’égard de sang étranger confère au sérum le pouvoir de détruire Les globules rouges. Tout comme l’activité anti-microbienne, cette activité hémolytique fait intervenir l’action conjointe d’anticorps et du complément.

La capacité des anticorps à détruire des cellules – ce qui leur vaut d’être qualifiés de cytolytiques – ouvrira la voie à la découverte des groupes sanguins et des antigènes tissulaires à l’origine du rejet des greffes. Elle sera à l’origine de nombreuses applications médicales, comme l’administration d’immunoglobulines anti-Rhésus pour la prévention de la maladie hémolytique du nouveau-né, et l’injection d’anticorps anti-lymphocyte lors de greffes d’organes. Plus récemment, ces anticorps monoclonaux cytolytiques ont permis des avancées décisives dans le domaine du cancer : le trastuzumab a révolutionné le traitement du cancer du sein, le rituximab celui des lymphomes et le cetuximab celui du cancer colique.

Les biothérapies inhibitrices du complément

Si Jules Bordet avait anticipé le rôle du complément dans certaines réactions d’allergie aiguë (anaphylaxie), il faudra attendre un siècle pour que son implication dans les pathologies inflammatoires et auto-immunes soit démontrée.

Certaines d’entre elles, comme l’hémoglobinurie paroxystique nocturne et le syndrome hémolyse-urémie atypique, sont causées par une anomalie génétique conduisant à une activation anormale du système du complément. D’autres sont liées au rôle du complément dans les dommages liés à la reperfusion d’organes souffrant d’ischémie, par exemple au cours de l’infactus du myocarde ou après transplantation d’organe. Le complément intervient également dans des maladies auto-immunes comme la myasthénie grave – due à la destruction des jonctions neuro-musculaires par un mécanisme analogue à celui que décrit Jules Bordet pour les microbes et les globules rouges – ou encore de la neuromyélite optique.

Le complément apparaît donc comme une cible thérapeutique dans de nombreuses maladies. C’est ainsi qu’a été développé l’eculizumab (nom commercial Soliris), un anticorps monoclonal dirigé contre le composant C5 du complément : d’une efficacité indubitable, ce produit a été à l’origine des premiers débats sur les coûts exorbitants des nouveaux traitements pour les maladies rares, en l’occurrence l’hémoglobinurie paroxystique. Autre médicament visant le système du complément : une protéine venant pallier au déficit en inhibiteur C1 de l’angioedème héréditaire, maladie due à un défaut génétique. Et la recherche autour des nouvelles thérapeutiques ciblant le complément s’est encore intensifiée tout récemment avec le récent rachat de la compagnie Ra Pharmaceuticals par UCB.

La découverte du complément qui valut le Prix Nobel à Jules Bordet fait donc toujours l’objet de développements et d’applications. Et comme à l’époque, l’innovation surgit de la fertilisation croisée entre de multiples disciplines. Le médecin belge l’avait magnifiquement exprimé dans cet aphorisme publié en 1920 : « L’un des grands services que chaque science peut rendre à nos recherches, c’est de nous inviter, en nous servant d’introductrice, à la quitter pour sa voisine ».

Cliquez ici pour retrouver le dossier « 12 mois,12 experts » de l’Université Libre de Bruxelles.

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