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Inceste : la fin d’un tabou politique ?

Emmanuel Macron lors des voeux adressés aux militaires à Brest le 19 janvier 2021. Le samedi suivant, le chef de l'Etat a pris la parole sur la question des violences sur les enfants. STEPHANE MAHE / POOL / AFP

Pourquoi le livre de Camille Kouchner, dans lequel elle révèle l’inceste commis par son beau-père Olivier Duhamel sur son frère jumeau quand il était adolescent, fait-il ré-émerger la question des abus sexuels sur mineurs sur l’agenda public et déclenche-t-il une campagne numérique de grande ampleur, #MeTooInceste, alors que le problème est connu depuis longtemps des autorités et n’est en rien une nouveauté dans notre société ?

Parce qu’il met en exergue un type particulier d’abus sexuels sur mineurs, ceux commis dans le cercle familial, et qu’il décrit avec justesse les mécanismes à l’œuvre empêchant les victimes de parler, faisant de l’inceste un des grands sujets tabous de notre société.

Parce que jusque-là, quand les politiques se sont intéressées à la question des abus sexuels sur mineurs, il n’était pas, ou pas seulement, question de l’inceste ; ce qui a eu des répercussions évidentes sur les politiques publiques adoptées.

Un tournant a-t-il été franchi? Samedi 23 janvier, le chef de l'Etat se fendait d'un tweet et d'une déclaration d'ampleur annonçant «son intention d’adapter la législation française pour mieux protéger les victimes d’inceste et de violences sexuelles» rapporte Le Monde.

La règle vaut pour tout problème public : la façon dont il sera traité variera en fonction de la perception qu’en ont le public et les responsables politiques.

Les féministes, « faiseuses d’agenda » de l’inceste dans les années 1980

Si les abus sexuels sur mineurs ont toujours existé, ce n’est que récemment, à la fin du XXe siècle, qu’ils ont été conçus comme un problème public porteur d’une menace pour la société.

Il a fallu pour cela qu’un certain nombre d’évolutions importantes dans le domaine des valeurs, des normes et des connaissances se produisent sur le long terme : que l’enfant devienne progressivement un sujet de droit et acquière une place importante au sein de la société ; que des textes internationaux structurants sur les droits de l’enfant et sa protection soient adoptés ; et que le regard et les pratiques des professionnels travaillant au contact des enfants victimes comme des délinquants sexuels changent, afin de soigner autant les traumas de la victime que la déviance de l’abuseur.

Il a fallu aussi que des acteurs se mobilisent afin d’attirer l’attention du public et du gouvernement sur le sujet. Et ce sont les militantes féministes, les premières, qui ont joué ce rôle dans les années 1980.

Le Collectif féministe contre le viol a été l’un des premiers collectifs féministes à attirer l’attention du public et du gouvernement sur le sujet.

Luttant en effet contre le viol des femmes et les violences qui leur sont faites, elles obtiennent la création d’un numéro vert gratuit national, « Viols Femmes Informations » en 1986 et découvrent l’ampleur des abus sexuels commis sur les enfants et les adolescents (45 % des victimes de viol qui téléphonent sont en effet des mineures).

Fortes de ces informations chiffrées inédites, elles se tournent vers les autorités politiques afin de solliciter leur aide, et multiplient les actions de sensibilisation (témoignages dans les médias, publications d’ouvrages, réalisation de documentaires, etc.).

Un premier relais politique

Elles trouvent des relais au sein du pouvoir auprès de femmes à des postes gouvernementaux (généralement mineurs et relatifs aux questions sociales), sensibles à leurs discours et requêtes : Yvette Roudy, ministre chargée des droits des femmes en 1986 ; et surtout Hélène Dorlhac, secrétaire d’État à la famille à partir de 1988, qui fait adopter les premières mesures concrètes – campagne nationale de sensibilisation, dossier technique sur « Les abus sexuels à l’égard des enfants, comment en parler ? » pour les professionnels ; journée nationale de l’enfance maltraitée et vote de la loi de 1989 sur la protection de l’enfance.

Yvette Roudy, ancienne ministre socialiste des Droits des Femmes, a été l’une des cheffes de file politique sur les questions d’inceste. Eric Feferberg/AFP
Le secrétaire d’État aux Finances, Christian Poncelet, le Garde des Sceaux Jean Lecanuet et la secrétaire d’État à la Condition pénitentiaire Hélène Dorlhac devant le palais de l’Elysée dans les années 70. Michel Clement/AFP

Dans cette première séquence, l’inceste est au centre du débat et semble représenter l’ensemble des violences sexuelles sur mineurs.

Sa dénonciation participe d’un discours féministe plus général sur la critique de la domination masculine et des violences patriarcales, vécues ici au sein de la cellule familiale.

Le traitement politique du problème découle de cette perception particulière. Conjuguée à la découverte du trauma de l’enfant victime, notion méconnue des professionnels et des autorités jusqu’au début des années 80, elle conduit les autorités politiques à repenser la protection de l’enfance dans son ensemble (loi de 1989), afin de mieux pendre en charge les situations de maltraitance infantile, dont les violences sexuelles font partie.

L’inceste oublié dans les années 1990, au profit de la pédophilie

Dans la décennie qui suit, les discours évoluent. De grandes affaires de pédophilie éclatent en Europe, à l’image de l’affaire Dutroux en 1996 ; et des associations se mobilisent pour dénoncer le tourisme sexuel occidental en Asie.

Les gouvernements nationaux sont sommés de réagir et à la différence de la décennie précédente, ce sont des acteurs gouvernementaux de premier plan (ministre de la Justice en France) qui se saisissent du problème. Toutefois, si les abus sexuels sur mineurs reviennent sur le devant de la scène publique, l’inceste est cette fois-ci plus ou moins occulté.

Le belge Marc Dutroux a été reconnu coupable en 2004 pour des crimes de viols sur mineurs, séquestrations et meurtres dans les années 80. Cette affaire a suscité une prise de conscience des politiques. Image d’archives non datée. AFP

Durant ces années, de nouveaux acteurs se mobilisent (associations de protection de l’enfance, familles de victimes, professionnels travaillant au contact des délinquants sexuels, médias) et font pression sur les autorités politiques ; ils réclament des lois plus efficaces pour lutter contre la menace pédophile et les risques de récidive des abuseurs.

L’accent est donc mis sur les abus sexuels extrafamiliaux. On se focalise principalement sur la figure du « monstre pédophile », ce que les anglo-saxons appellent le « stranger-danger » (la menace étrangère ou inconnue), occultant par-là même la majeure partie des abus sexuels sur mineurs. Il est plus facile de mettre en garde les enfants contre l’inconnu qui offre des bonbons à la sortie de l’école, que le beau-père avec lequel ils vivent ou le grand-père qui les emmène en vacances…

Pourtant, déjà en 1997, plus des deux tiers des violences sexuelles sont perpétrées au sein du cercle familial (il en va ainsi pour 75 à 80 % des abus sexuels selon le Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée.)

Le traitement politique du problème est évidemment impacté par cette focale particulière : l’ensemble des mesures adoptées en Europe dans cette période ne s’applique que partiellement et très imparfaitement au cas des violences incestueuses. On privilégie ainsi le suivi des délinquants sexuels (médical, psychologique, social) pendant leur détention et à leur sortie de prison, le développement de systèmes d’interdictions pour empêcher les délinquants sexuels de se retrouver au contact d’enfants, le registre des délinquants sexuels connus, etc.

La redécouverte de l’inceste au XXIᵉ siècle ?

Il n’est donc que peu surprenant que des acteurs se mobilisent à nouveau dans les années 2000, à l’instar de l’association « Face à l’inceste », afin d’attirer l’attention du public et des autorités sur un problème connu mais finalement peu ou toujours indirectement traité.

Cependant, le processus est long et souvent chaotique. Certes, des avancées notables ont été obtenues en matière de prescription (10 ans à compter de la majorité depuis 1998, 20 ans depuis 2004 et 30 ans depuis 2018).

Une mission parlementaire a été confiée par Jean‑Pierre Raffarin, alors Premier ministre, au parlementaire Christian Estrosi en 2005.

Enfin, l’inceste a fait « une percée » sur la scène politique comme problème à part entière avec l’adoption de la loi du 8 février 2010, visant à l’inscrire explicitement dans le code pénal, suite à une proposition de loi de la députée (LR ex-UMP) Marie-Louise Fort.

Toutefois, cette loi est censurée par le Conseil constitutionnel qui critique l’absence d’une définition claire de la famille. Elle est abrogée en 2011.

Quant à la loi Schiappa de 2018 pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes, elle « noie » l’inceste parmi les autres formes de violences sexuelles et reste finalement timide en matière d’information et de prise en charge de ce problème spécifique.

Tout comme l’affaire Dutroux avait ouvert une fenêtre pour la lutte contre la pédophilie dans les années 1990, on peut donc espérer que l’onde de choc provoquée par l’affaire Duhamel sera l’occasion, enfin, dans les années 2020, de parler collectivement, de débattre en profondeur (imprescriptibilité, non-consentement, etc.) et de légiférer sur l’inceste.

Après une premier examen d'une proposition de loi par le Sénat visant à faire de l’inceste un crime à part entière ce jeudi 21 janvier, d'autres mesures, notamment à l'école devraient suivre, ouvrant la voie à une évolution du droit relatif aux violences sexuelles, comme l'a annoncé le chef de l'Etat samedi.

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