Menu Close
Le « cap visé » serait aujourd'hui déterminé avant tout par des mutations extérieures et imposé aux individus. Sinart Creative / Shutterstock

Injonctions à l’adaptation, tous victimes ?

Dans son dernier ouvrage « Il faut s’adapter », la philosophe Barbara Stiegler pointe l’injonction à l’adaptation sous-jacente dans le néolibéralisme. Ce dernier, dans l’idéal qu’il construit, vise une pleine mondialisation à laquelle, pourtant, les individus et les populations ne sont pas prêts.

Ainsi, écrit-elle, l’État se charge, notamment grâce au droit et à l’éducation, d’adapter ses administrés au nouvel ordre mondial ; et ce en étant accompagné notamment d’experts qui tentent de trouver les meilleures stratégies d’adaptation. La très récurrente expression « garder le cap » est d’ailleurs, pour la philosophe, l’illustration de cette tendance : le cap reste inchangé, seuls l’itinéraire et la vitesse à laquelle nous devons l’atteindre sont discutés et discutables.

Se pose alors un enjeu démocratique majeur : les individus et citoyens ne sont plus à même de choisir le cap visé, ces derniers étant imposés par les mutations profondes de l’environnement mondial. Ce sont aussi une série de paradoxes qui émergent : par exemple, comment à la fois poursuivre la mondialisation, nécessitant une multiplication des échanges – et donc une hausse des émissions de gaz à effet de serre – et avoir une conscience environnementale cherchant à ralentir les changements climatiques ?

« ‘S’adapter’, nouvel horizon du libéralisme ? », la philosophe Barbara Stiegler sur France Culture (2019).

Survie de l’organisation

Dès 2010, Renault et Tinel soulignaient eux aussi le rôle de l’adaptation dans le néolibéralisme et la vie politique en général :

« Il semble que, depuis la fin des années 1990, la légitimité du néolibéralisme repose moins sur une justification positive par la valeur absolue des démocraties de marché que sur une justification négative par l’adaptation, justification dont le ressort principal est la crainte d’un avenir pire encore. Selon un puissant discours social, dans un monde de la concurrence mondialisée et de la guerre économique de tous contre tous, nous n’aurions plus d’autre choix que de nous adapter pour survivre. »

Pour une organisation, l’adaptation revient à changer pour donner suite à un bouleversement interne et/ou externe. Elle est donc, avec la pro-action (anticiper le bouleversement et agir en amont), une des deux stratégies de capacité de changement, définie par Soparnot (2008) « comme l’aptitude de l’entreprise à produire de façon répétée (sur le long terme) des réponses concordantes variées (différents types de changement) à des évolutions environnementales (contexte externe) et/ou organisationnelles (contexte interne) et à rendre effective au sein de l’entreprise la transition induite par ces dernières ».

Les organisations s’adaptent en permanence pour réduire le décalage entre l’environnement concurrentiel et elles-mêmes. Rawpixel.com/Shutterstock

Ainsi, que ce soit en termes stratégiques ou marketing, l’organisation (s’)adapte : ses produits et services, les éventuelles fusions-acquisitions, les relations avec les parties prenantes, etc. L’adaptation vise la survie de l’organisation en diminuant le décalage entre l’environnement concurrentiel et elle-même.

Gouvernance des paradoxes

Or, en tant que processus social qui a un impact sur « tous les niveaux de l’organisation » (Joffre et Loilier, 2012), l’adaptation s’est rapidement imposée à l’échelle microsociale, c’est-à-dire dans le management et les ressources humaines. Prenons l’exemple, souvent latent, de la construction d’une relation forte avec les salariés (la fidélité, le sentiment d’appartenance, l’engagement, etc.) : il s’agit bien d’une adaptation – lors de l’intégration par exemple – de ceux-ci à l’organisation. En effet, pour Galambaud et Léon (2005), les salariés « s’adaptent à l’évolution du monde, à l’évolution de leur monde ; c’est-à-dire en l’occurrence à l’évolution de l’entreprise, de ses promesses comme de ses menaces, explicites ou implicites ».

Sans revenir sur les méthodes de management déjà vues par ailleurs (du chronomètre au management de projet) et qui promeuvent effectivement cette perpétuelle adaptation, il semble essentiel de se pencher sur les conséquences humaines de ce processus. L’adaptation – au niveau stratégique comme au niveau par exemple de la logistique – bouleverse complètement l’organisation en amont et/ou en aval. À la fois pour celles et ceux qui acceptent l’adaptation que pour les autres, qui la refusent.

Surtout, Da Cunha et Vanderlinden (2014) soulignent combien, alors que la notion vise à « gérer l’incertain », elle est elle-même de « forme incertaine ». Elle ne peut être pensée que d’un point de vue culturel (chacun réagit différemment au changement et à l’adaptation) et doit éviter le schéma encore trop présent vertical descendant (dit top-down) pour privilégier les aller-retours entre les différentes échelles, prenant ainsi en compte « l’expérience vécue » de celles et ceux à qui l’on demande de s’adapter. Autrement dit, il s’agit de quitter la vision habituelle de l’adaptation de l’organisation à son environnement (et ses parties prenantes externes) en demandant aux parties prenantes internes de s’adapter à ce changement de cap.

Une voie alternative nous est offerte grâce à la nuance entre « adaptation à soi » et « adaptation de soi » (selon les mots de Trinquecoste, 1999). Pour que l’adaptation se déroule convenablement, faut-il sans doute la penser en tant que congruence de l’adaptation à soi et de soi : que l’organisation s’adapte à ses parties prenantes (y compris celles internes) tout en comprenant leur niveau maximal d’adaptation avant de l’exiger. Pour minimiser les effets négatifs (voire tirer de réels résultats positifs), c’est une véritable gouvernance des paradoxes (notamment le fait que l’adaptation du collectif entraîne celle de l’individu, et réciproquement) autour d’une matrice des possibilités d’adaptation de chacune des parties prenantes qui peut être envisagée.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now