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Bienvenue en incertitude

Intérêt et limites de l’approche par les scénarios pour faire face à l’incertitude

Comment dessiner l'avenir ? XoMEoX/Flickr, CC BY

Cette chronique est publiée en partenariat avec le blog de Philippe Silberzahn.


Parmi les méthodes les plus utilisées pour essayer d’anticiper l’avenir sur des situations complexes figure celle des scénarios. Un scénario est une description riche d’un futur plausible. C’est, en quelque sorte, un « saut » dans le futur. On peut ainsi imaginer « La France en 2080 ». On étudie ensuite les implications de ce futur plausible, celles par exemple d’un prix du baril de pétrole à 300$. Un scénario ne repose pas sur l’extrapolation, mais au contraire sur l’assignation de valeurs extrêmes à certaines variables choisies avec précaution pour leur impact important sur ce que l’on souhaite étudier. Malgré son côté séduisant, la méthode trouve toutefois rapidement ses limites, regardons lesquelles.

L’intérêt d’un scénario est qu’il permet, d’une part, d’élargir son horizon de pensée, et d’autre part de se préparer à agir dans le cas où le scénario deviendrait réalité. En ce sens, un scénario est semblable à un simulateur de vol pour former les pilotes : il crée des conditions artificielles, mais plausibles, et permet de s’entraîner à gérer dans ces conditions.

L’usage des scénarios a été initié par le chercheur américain Herman Kahn dans le contexte de la guerre nucléaire dans les années 50. Ils ont ensuite été développés au sein du groupe pétrolier Shell par quelques pionniers, dont le chercheur Pierre Wack. L’un de leurs scénarios dans les années 70 était ainsi basé sur l’hypothèse d’un pétrole à 300 dollars le baril. Ce travail a permis à Shell, semble-t-il, de mieux gérer le choc pétrolier de 1973 que personne n’avait anticipé. Encore aujourd’hui, l’exploration de scénarios futurs reste un genre à part entière et il en paraît régulièrement.

Un scénario n’est pas conceptuellement différent d’une prédiction. La seule différence c’est qu’au lieu d’avoir un futur prédit, il y en a plusieurs. Contrairement à la prédiction, cependant, le créateur du scénario ne prend pas position sur ce futur et sa capacité à advenir, il se contente de l’estimer plausible.

Les scénarios trouvent cependant rapidement leurs limites : ils sont souvent basés sur l’évolution d’une ou deux variables seulement, sans quoi la complexité devient telle que l’ensemble n’est plus gérable. Simplement imaginer un futur où le pétrole est à 300 dollars est déjà extrêmement complexe. La création de scénario est surtout caractérisée par un paradoxe : Plus le scénario sera détaillé, plus il sera séduisant, mais moins il sera réaliste et donc vraisemblable et donc moins il sera utile. Mais inversement, moins il sera détaillé, moins il sera utile !

Colleen Murray’s Scenario Planning talk. Kristin Wolff/Flickr, CC BY

Explosion combinatoire

En outre, plus on s’éloigne dans le temps, plus le nombre de possibilités pour les variables explose et plus le scénario perd de sa valeur. Et cette explosion survient très vite, c’est le principe même de l’incertitude. On est amené très vite à devoir inclure dans le scénario des futurs très difficiles à imaginer, à faire de très nombreux choix arbitraires pour ne pas multiplier les options.

Par exemple toujours concernant le prix du pétrole, il faudrait pour imaginer son évolution inclure toutes les innovations dans le domaine énergétique pour se donner une chance d’être réaliste : piles à combustible, nucléaire, solaire, éolien, etc. Chacun de ces domaines est en lui-même un océan d’incertitudes même à très court terme.

À cela s’ajoute tout ce que l’on ne peut même pas encore imaginer (innovations radicales, bouleversement géopolitiques, modes de consommation, découvertes nouvelles, etc.)

Ainsi, la révolution du gaz de schiste et du forage horizontal aux États-Unis au début des années 2000 a pris l’ensemble de l’industrie par surprise, et constitue un cas typique d’innovation ayant totalement changé la donne économique, politique et stratégique du marché du gaz. Tous les scénarios faits par les meilleurs experts depuis de nombreuses années se sont avérés totalement caduques en conséquence de cette rupture.

Il faudrait ensuite tenir compte de toutes les évolutions politiques, ou au contraire assumer une stabilité politique totale sur l’horizon de scénario, ce qui bien évidemment constitue une prise de risque déraisonnable. C’est l’une des raisons qui explique que les prédictions sur le cours du pétrole soit un des domaines dans lequel les erreurs ont été quasiment systématiques, et de grande ampleur, depuis 1973. C’est le cimetière des prévisionnistes, mais ça ne les empêche nullement de persévérer.

Décisions… (Y a-t-il d’autres voies ?) Martin Fisch/Flickr, CC BY-SA

Subjectivité

Une autre limite des scénarios est liée au fait que juger plausible une hypothèse n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. C’est un jugement de valeur. On peut s’interdire d’étudier un scénario que l’on juge non plausible, seulement pour le voir se réaliser quelque temps après. On peut choisir de se concentrer sur telle ou telle variable, laissant de côté celle qui comptait vraiment.

Peu de gouvernements se sont ainsi préparés à l’hypothèse d’un Brexit. L’analyste qui l’aurait conseillé, au printemps 2016 aurait été la risée de ses collègues. Inversement, on peut étudier certains scénarios que l’on pense faussement évidents. Toujours dans l’exemple du pétrole, l’épuisement imminent de nos réserves de pétrole (« peak oil » en anglais) est une évidence admise par presque tout le monde… depuis au moins soixante ans. Cela fait 60 ans que le peak oil est absolument certain pour dans 15 ans !

Contradiction fondamentale

Surtout, le problème des scénarios est qu’ils n’ont pas résolu leur contradiction épistémologique : en incertitude, on est confronté à une infinité de variables et la prévision est impossible. Tout l’arsenal savant ne suffira jamais à résoudre cette difficulté.

On la voit de manière éclatante dans le titre de l’ouvrage-phare du scenario planning, de Peter Schwartz : The Art of the Long View : Planning for the Future in an Uncertain World. Tout le titre n’est que contradictions dans les termes : « long view », comme nous l’avons souligné, il n’y a rien à voir dans le futur car il n’est pas encore écrit. « Planifier le futur » est un vocabulaire qui reflète un paradigme prédictif ; planifier dans un monde incertain est impossible. Le titre révèle une confusion épistémologique qui n’est pas qu’un problème d’argutie académique. C’est une contradiction fondamentale qui rend impossible la méthode proposée et dangereuse son utilisation.

Ainsi, alors qu’ils se présentent comme une exploration courageuse de futurs extrêmes, les scénarios restent finalement souvent ancrés dans le paradigme actuel de leurs concepteurs, et traduisent le plus souvent une pensée désincarnée et linéaire et une épistémologie positiviste. Cela ne veut pas dire qu’ils soient inutiles, mais il faut être conscient des limites de l’exercice pour prédire l’avenir.

Global trends 2030, exemple de scénarios utilisés par la communauté du renseignement américain.

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