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Irlande du Nord : le Brexit sonnera-t-il le glas de l’Accord de Belfast de 1998 ?

Photo du 26 mars 2018, des membres de la campagne « les commuanutés frontalières contre le Brexit » manifestent à Belfast devant le Parlement. Paul Faith/AFP

En ce vingtième anniversaire des Accords de Belfast, signés le 10 avril 1998 par toutes les parties prenantes au conflit nord-irlandais, les problématiques que le Brexit soulève sur l’île d’Irlande viennent nous rappeler que la paix y est très fragile.

Pour beaucoup, en particulier dans la perspective nationaliste nord-irlandaise, c’est le Brexit lui-même et la politique londonienne qui ont fragilisé cette paix. Cependant, les choix faits par Londres, ne sont pas le seul facteur de déstabilisation. La crise institutionnelle que traverse la province depuis janvier 2017 résulte aussi des failles et des faiblesses de l’Accord de 1998.

Un Brexit qui déstabilise les nationalistes

La perspective du Brexit soulève aujourd’hui des inquiétudes profondes sur la résistance et la durabilité de l’Accord de paix. Le point de tension le plus visible concerne la frontière entre République d’Irlande et Irlande du Nord qui court sur 499 kilomètres de Lough Foyle dans le nord à Carlingford Lough au nord-est.

La démilitarisation de celle-ci et son ouverture aux mouvements de personnes, de capitaux et de marchandises, ainsi que l’institutionnalisation de la coopération transfrontalière entre Dublin et Belfast, ont été grandement facilitées par l’appartenance de Londres et de Dublin à l’Union européenne (UE). Ce nouveau régime frontalier, né en 1998, fait aujourd’hui l’objet d’un consensus quasi général.

Frontière entre la République irlandaise et le Royaume-Uni à Cornamucklagh, rappelée par une régulation routière. Eric Jones/Geograph.ie, CC BY-SA

La sortie britannique de l’UE, malgré toute la prudence sémantique déployée par Londres et Bruxelles dans les accords d’étape, fait donc brutalement resurgir le risque d’une fermeture, au moins partielle, de cette frontière et donc d’une remise en cause d’un pilier essentiel de l’Accord.

Car, malgré ce consensus, chacun défend aujourd’hui une solution différente au problème de la frontière post-Brexit.

Répartition des sièges selon les partis majoritaires en Irlande du Nord. Nickshanks/Wikimedia, CC BY-ND

D’un côté, les nationalistes nord-irlandais, les modérés du Social Democratic and Labour Party (SDLP) et les radicaux du Sinn Fein (l’ancienne branche politique de l’Armée républicaine irlandaise ou IRA) souhaitent la réunification des deux Irlande au sein de l’UE.

Dublin, quant à lui, tout en affichant un soutien timide à cette réunification, cherche simultanément un accord commercial avec l’État britannique, plutôt qu’avec la seule Irlande du Nord, car ses échanges commerciaux avec l’île voisine sont essentiels à son économie (17 % des exportations irlandaises soit 39 milliards d’Euros, et 14 % des importations, soit 30 milliards d’euros pour 2016).

En revanche, les unionistes nord-irlandais, y compris les modérés du Parti Unioniste d’Ulster (UUP), favorables au maintien dans l’UE, refusent catégoriquement toute idée d’une frontière qui les séparerait du reste du Royaume-Uni.

Ce problème frontalier se mêle à d’autres questions. La ratification par Londres en 1998 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Human Rights Act, 1998 avait aussi rassuré la communauté nationaliste nord-irlandaise : elle lui permettait, le cas échéant, de faire valoir ses droits fondamentaux en dehors de la seule institution judiciaire britannique.

Pour ces nationalistes, le risque existe que Londres puisse un jour dénoncer la CEDH. Depuis le Brexit, la communauté nationaliste nord-irlandaise nourrit donc une méfiance accrue envers Westminster.

Elle voit le référendum de 2016 comme une déclaration unilatérale de souveraineté britannique en Irlande du Nord, et donc comme une violation de l’Accord.

Questions internationales n°48, mars-avril 2011, Irlande du Nord, La Documentation française. DILA/FNSP, Sciences Po

Il faut dire que la stratégie confuse suivie par l’exécutif britannique depuis juin 2016 – illisibilité de sa tactique de négociation, divisions au sein des conservateurs et du gouvernement –, ainsi que son accord parlementaire en juin 2017 avec le Parti unioniste démocratique (DUP), le parti majoritaire et le plus radical de la communauté unioniste nord-irlandaise, ne font rien pour apaiser ce sentiment anti-britannique.

« Lest we forget » (Pour ne pas oublier), proclame une bannière illustrée de coquelicots (symbole du sang versé pour la Couronne des unionistes) du bureau du DUP d’Omagh, Irlande du Nord. Kenneth Allen/Geograph.ie, CC BY-SA

Les failles de l’Accord de 1998

Pourtant, tout n’est pas la seule faute du référendum de 2016, ni celle de Theresa May. Si la controverse porte sur le futur statut de la frontière, c’est bien que l’Accord de Paix n’a pas apporté de solution, démocratique et durable, à cette question qui est pourtant au cœur du conflit nord-irlandais.

La première faille de l’Accord de 1998 tient à la nature même de la démocratie consociationnelle instaurée en Irlande du Nord, qui consiste en un système de partage et de répartition du pouvoir entre les forces politiques en présence.

Comme le disent ses théoriciens, ce type de régime est efficace pour faire baisser le niveau de violence, en incitant les partis politiques des deux camps à coopérer politiquement, et en donnant des garanties à chacune des communautés, par exemple un droit de veto sur tout projet de loi qui serait jugé inacceptable. Mais il ne permet pas pour autant de véritable transformation des rapports inter-communautaires.

Pire, il polarise les relations, comme en témoigne l’impasse des discussions entre Sinn Fein et DUP pour mettre en place le gouvernement local.

Cette crise, qui dure depuis plus d’un an, et la controverse sur le Brexit, marquent la limite de cette stratégie de résolution du conflit. Les institutions consociationnelles nées en 1998, ont marginalisé les partis modérés, SDLP et le UUP, détrônés par les partis les plus radicaux, Sinn Fein et DUP, chacun utilisant le pouvoir non pas dans l’intérêt général mais pour défendre les intérêts de sa propre communauté, sans jamais chercher à rassembler au-delà des clivages.

Des membres du Sinn Féin protestent contre la frontière à Belfast, 8 octobre 2015. Sinn Féin/Wikimedia, CC BY-SA

Le Sinn Fein refuse toujours de siéger à la Chambre des Communes à Londres, chambre basse du Parlement britannique élue au suffrage universel direct, et veut toujours la réunification avec l’Irlande. Le DUP veut toujours le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni.

Ainsi, malgré une majorité numérique de Nord-irlandais favorables au maintien britannique dans l’UE (56 %), cette majorité ne s’est pas traduite par l’émergence d’un front pro-européen transcommunautaire. Aveugle à la gravité de l’enjeu, chaque parti s’est contenté de réaffirmer, parfois par la surenchère stérile, son projet politique contre celui du camp adverse.

Ambiguités de Londres et Dublin

L’autre faille de l’Accord de 1998 tient à l’ambiguïté du rôle de Londres et de Dublin dans cet équilibre délicat. En 1998, Dublin et Londres s’engageaient à exercer en Irlande du Nord une souveraineté partagée et neutre. Pourtant cette neutralité ne fut jamais formalisée. Ni l’une ni l’autre des deux capitales n’a mis sa constitution et sa pratique en totale conformité avec ce principe.

Ainsi, rien dans sa constitution n’interdisait à Londres d’organiser ce référendum en juin 2016 sans le consentement préalable des nord-irlandais.

Rien ne l’oblige aujourd’hui à tenir compte de la majorité nord-irlandaise pro-remain. De même, suite aux élections anticipées de juin 2017, rien n’interdisait aux conservateurs de trouver un accord parlementaire avec le DUP à la Chambre des Communes malgré le déséquilibre politique que cela entraînerait en Irlande du Nord.

Parallèlement, comment expliquer que Dublin ait pu soutenir, même timidement, les appels à un référendum de réunification, alors que ce principe va contre le souhait affiché des unionistes ?

L’Accord de 1998 n’a donc pas abouti à une redéfinition de la souveraineté de Londres et de Dublin et a laissé sur ce point un grand vide constitutionnel.

Ceci explique qu’aujourd’hui, il n’existe aucun cadre établi dans lequel Londres, Dublin et les partis nord-irlandais pourraient négocier pour trouver un accord sur le futur statut de la frontière.

Si la controverse actuelle sur le Brexit démontre quelque chose, c’est donc qu’elle est aussi la conséquence directe des failles de l’Accord de 1998 qui n’a pas conduit les acteurs du conflit à véritablement se transformer.

Les partis nord-irlandais et les deux États avaient promis cette transformation en 1998 mais cette promesse n’a pas été suivie d’effets.

Le temps est donc venu, pour tous, de s’atteler à cette tâche urgente, et de trouver des réponses innovantes à deux questions, aussi cruciales qu’interdépendantes, restées en suspens depuis vingt ans.

Comment réformer les institutions en Irlande du Nord pour que s’y développe une véritable cohésion démocratique qui rompe avec la culture de l’affrontement entre les communautés ? Et, comment faire en sorte que Londres et Dublin soient les États garants, souverains mais constitutionnellement neutres, de cette démocratie nord-irlandaise ?

Si ce travail n’est pas entrepris, le Brexit risque bien de sonner le glas des Accords de paix de 1998.

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