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Istanbul : les premières leçons de la double victoire d’Ekrem İmamoğlu

Le maire d'Istabul, Ekrem İmamoğlu, le 14 juin 2019, lors d'un meeting à Istanbul. Ozan Kose/AFP

Le 23 juin dernier, Ekrem İmamoğlu, le candidat du parti d’opposition CHP (Parti républicain du Peuple), a été élu maire d’Istanbul, l’emportant largement sur Binali Yıldırım, représentant de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan, au demeurant ancien premier ministre et fidèle de longue date du président turc.

Cette élection partielle faisait suite à l’annulation par le Conseil supérieur des élections (YSK) du succès du même İmamoğlu, le 29 mars 2019, avec moins de 14 000 voix d’avance sur son rival. Remise en cause pour des motifs peu crédibles, la victoire initiale d’İmamoğlu s’est donc muée en un triomphe, le candidat du CHP obtenant, cette fois, 54,21 % des voix, et devançant son adversaire de plus de 700 000 voix.

Trois mois après des élections municipales qui étaient apparues comme un revers pour l’AKP (Parti de la justice et du développement) et ses alliés nationalistes du MHP (Parti du mouvement nationaliste), ces derniers ayant perdu six des dix plus grandes villes de Turquie (dont Ankara), le score flatteur réalisé par İmamoğlu inflige un tel camouflet à Erdoğan que l’on s’interroge déjà sur ses conséquences politiques à plus long terme.

Les raisons immédiates d’un double échec

Les difficultés de l’AKP à Istanbul ne sont pas vraiment une surprise. Depuis le référendum de 2017, où le « non » l’avait emporté dans l’ancienne capitale ottomane, l’influence du parti au pouvoir y paraissait sérieusement contestée. Toutefois, le scrutin du 23 juin n’indique pas seulement une érosion d’influence, mais un véritable basculement politique, car la perte par l’AKP de quartiers, comme Üsküdar ou Fatih, qui apparaissaient comme des bastions imprenables du parti, indique clairement que Binali Yıldırım a été lâché par une partie de son électorat. C’est le cas, notamment, de sa frange la plus libérale, qui n’a pas accepté l’annulation fallacieuse de l’élection d’İmamoğlu.

Dans un pays où existe une culture électorale ancienne, on admet mal que l’on cherche à gagner un scrutin hors des urnes. Par un tweet cinglant, l’ex-président Gül, ancien numéro deux de l’AKP, n’avait pas hésité à comparer les arguments ayant présidé à la réorganisation de l’élection à Istanbul, aux arguties qui avaient été invoquées par la Cour constitutionnelle, en 2007, pour essayer d’empêcher son élection à la présidence de la République.

L’autre grande erreur de l’AKP et de son allié MHP (Parti d’action nationaliste), dans cette élection, aura été de jouer la carte de la polarisation à outrance. Ceci a eu pour effet de mobiliser en faveur d’İmamoğlu tous ceux qui voulaient infliger une défaite mémorable à Erdoğan. Lorsque l’équipe de Yıldırım a pris conscience de ce phénomène, en tentant de re-municipaliser sa campagne, elle l’a fait de façon maladroite, en ayant recours à des catalogues de promesses et d’annonces de grands travaux rappelant par trop le nationalisme clivant de l’AKP, dont ses électeurs se sont lassés en cette période de crise économique.

L’AKP dépassé par la nouvelle dynamique de l’opposition

À l’inverse, İmamoğlu a beaucoup travaillé à rassurer ses électeurs potentiels, retenant les bonnes leçons de consensus, administrées par l’AKP, à ses débuts. L’histoire retiendra ce paradoxe : il y a 25 ans, étoile montante de la politique turque, Erdoğan promettait aux Stambouliotes inquiets de ne pas interdire l’alcool dans les cafés de Beyoğlu. Lors de sa campagne, İmamoğlu a pour sa part annoncé qu’il ne lèverait pas l’interdiction de l’alcool dans les cafés gérés par la municipalité.

Recep Tayyip Erdoğan redoutait ces élections municipales et en particulier celle d’Istanbul. L’an passé, dès les lendemains de sa victoire, plus facile que prévu, aux législatives et présidentielles, il avait tenté de mobiliser les cadres et les militants de son parti sur cette échéance. En vain !

Les enfants des néo-urbains qui l’avaient élu maire d’Istanbul à la surprise générale, en 1994, ne semblent plus voir en lui le héros des nouvelles classes moyennes musulmanes. Ils n’ont pas été sensibles, en tout cas, aux ultimes messages de campagne de Binali Yıldırım, qui leur promettaient l’entrée gratuite à l’université, avec en prime 10GB d’Internet.

Finalement ce qui frappe le plus, au lendemain de cette double élection à Istanbul, c’est l’incapacité de l’AKP à conjurer un échec prévisible. Au-delà des erreurs de campagne, cela tient à des raisons de fond.

Les raisons de fond d’une défiance durable

Sur le plan économique, les années de croissance qui avaient contribué à pérenniser les gouvernements de l’AKP, contre vents et marées, sont révolus. La fin de la crise et le retour aux équilibres, périodiquement annoncés par Berat Albayrak, le ministre des Finances et gendre du chef de l’État, ne font plus illusion.

À cela s’ajoute l’inquiétude engendrée par la politique étrangère de Recep Tayyip Erdoğan. L’achat de missiles de défense S-400 russes, qui fait la Une de la presse turque depuis plusieurs semaines, a sans doute influencé le scrutin stambouliote. Il n’y a qu’à voir l’obstination mise par Erdoğan à obtenir de Donald Trump, en marge du dernier sommet du G20 au Japon, l’assurance qu’il n’y aurait pas de sanctions des États-Unis.

Ajoutée à la multiplication des interventions militaires extérieures de la Turquie et à ses rapprochements avec des « alliés » précaires comme la Russie ou l’Iran, cette diplomatie du grand écart laisse l’opinion publique de plus en plus sceptique.

Parallèlement, la négation de la question kurde s’est avérée à nouveau illusoire. La forte mobilisation du HDP en faveur d’İmamoğlu, lors des deux élections à Istanbul, a joué un rôle déterminant. Erdoğan, pour sa part, a d’ailleurs lui-même tenté de mobiliser les Kurdes conservateurs en faveur de son candidat, avant d’essayer d’instrumentaliser une déclaration d’Abdullah Öcalan appelant les électeurs kurdes à « rester neutres », deux jours avant le scrutin. L’élection renouvelée d’Istanbul a confirmé que la cause kurde restait une donnée incontournable du système politique turc.

Une victoire pleine de contradictions

Pour conclure, il est important d’observer que la victoire d’Ekrem İmamoğlu reflète toutes les contradictions et l’hybridité politique de ce système.

Dans un pays marqué encore par les purges qui ont suivi le coup d’État manqué de juillet 2016, où des universitaires purgent des peines de prison ferme pour avoir signé une pétition et où le leader du parti kurde HDP (Parti démocratique des peuples), toujours présent au Parlement, est incarcéré depuis près de trois ans sans procès, comment peut-on expliquer qu’un candidat de l’opposition puisse être élu à la tête de la plus grande ville du pays ?

Montrant comment les Turcs savent utiliser les opportunités qui leur restent offertes, un éditorialiste résumait récemment cette ambivalence en ces termes :

« Les élections peuvent être injustes, mais elles sont encore libres. »

Un commentaire que les dignitaires l’AKP ont désormais tout loisir de méditer, avant les prochaines élections générales prévues en 2023.

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