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Le personnage de Joker suinte le malaise existentiel. Allociné

« Joker » ou la grimace des indignés

Pour avoir l’air sérieux et s’attirer les bonnes grâces des critiques cinématographiques, mieux vaut être sombre et torturé qu’entraînant et bigarré. Tel est le principe esthétique qui a guidé Todd Phillips pour renouveler l’approche hollywoodienne des comics avec Joker. Un Lion d’Or au festival de Venise est venu presque naturellement récompenser une stratégie cousue de fil blanc.

Dans un milieu qui ne cesse de vitupérer contre l’impudent succès des productions Marvel, le parti-pris avait pour ainsi dire les yeux de Chimène. La présence de Robert De Niro au casting doit d’ailleurs être interprétée dans le contexte de la polémique entretenue par Martin Scorsese contre le Marvel Cinematic Universe. Du reste, la critique n’a pas manqué de souligner les clins d’œil de Todd Phillips au réalisateur de Taxi Driver.

Joker est conçu, écrit, filmé pour apparaître comme un « anti-film de superhéros ». Cela passe, certes, par le choix très en vogue de se consacrer à un villain ; mais par rapport à Suicide Squad qui avait choisi une option similaire en 2016 et consacrait plusieurs séquences aux amours tumultueuses d’Harley Quinn et du Joker, cela tient surtout à une volonté de rupture avec les codes mainstream au profit d’une inspiration plus underground.

Un film d’auteur

Il peut sembler paradoxal d’invoquer le prestige du cinéma d’art et essai, s’agissant d’une production Warner Bros. Mais avec un budget de 55 millions de dollars, Joker est très en-deçà des coûts de fabrication de la concurrence (356 millions de dollars pour Avengers : Endgame, 200 pour X-Men : Dark Phoenix) aussi bien que de la maison (185 millions de dollars pour The Dark Knight, 200 millions pour Suicide Squad). Il faut remonter à Tim Burton, en 1989, trente ans plus tôt, pour trouver un niveau inférieur avec un Batman à 48 millions. En réalisant Joker après en avoir co-écrit le scénario avec Scott Silver, Todd Phillips entend faire avant tout un film d’auteur. À travers lui, les studios affichent leur soin nouveau de laisser libre cours à la créativité des réalisateurs, dans l’esprit du cinéma indépendant. C’est passer un peu vite sur l’investissement artistique de Tim Burton et de Christopher Nolan, comme sur les prestations de Jack Nicholson, Heath Ledger ou Jared Leto, mais l’essentiel est dans la posture et son marketing.

Du point de vue des comics, l’histoire originale de Joker s’inscrit quant à elle dans la lignée des miniséries ou des romans graphiques par lesquels scénaristes et dessinateurs, tels Grant Morrison et Frank Quitely ou Brian Azzarello et Lee Bermejo, marquent de leur empreinte les univers qu’ils revisitent. Todd Phillips s’approprie un personnage emblématique, le déterritorialise de la culture de masse pour s’appliquer à le transférer sur un terrain plus « légitime ». Son film peut à bon droit passer pour un manifeste affirmant la valeur patrimoniale des comics et l’intégration de leur personnel au panthéon de la civilisation américaine. L’état civil d’Arthur Fleck, qu’il invente de toutes pièces pour la circonstance, affirme son intention de prendre ses distances avec l’héritage dont, pourtant, il se réclame. Burton avait emprunté le nom de Jack Napier à l’un des pseudonymes du Joker dans la série télévisée Batman de 1966, alors dernière adaptation audiovisuelle en date des comics de Bob Kane et Bill Finger ; Todd Phillips entend repartir de zéro, du passé faire table rase et tout réimaginer : son Joker est plus mythique qu’intertextuel ou intermédiatique.

Un film à thèse

En 1988, dans Batman : The Killing Joke d’Allan Moore et Brian Bolland, le Joker déclarait que, s’il devait avoir un passé, il préférait qu’il soit à choix multiples. Todd Phillips profite pleinement de cette licence propre à un média habitué à n’établir ses continuités qu’après coup, comme à distinguer le canon des œuvres plus personnelles. À ses débuts au printemps 1940, dans Batman # 1, le personnage était présenté comme un maître du crime aux allures de fou du roi, qui laissait un horrible sourire de clown sur le visage de ses victimes. Au milieu des années 50, l’instauration du Comics Code a conduit à tempérer son sadisme pour imposer son portrait en comédien raté. Todd Phillips s’inscrit dans cette tradition et revient sur les ambitions et les échecs artistiques du personnage. Comment un saltimbanque sans talent, qui vit seul dans un immeuble miteux avec une mère dérangée, bascule-t-il dans la violence ? Tel est, en substance, l’argument développé dans Joker. La réponse passe par le contexte social de Gotham et une enquête de l’intéressé sur sa filiation. Ces deux versants de l’intrigue se rattachent à la saga Batman à travers la personne de Thomas Wayne, industriel prospère, candidat à la mairie de Gotham et jadis employeur de la mère d’Arthur Fleck.

Celui-ci fait figure de paria dans un monde en pleine ébullition. Auprès de sa vieille mère Penny, qui espère encore une aide financière de Thomas Wayne, il mène une vie de misère. Le contraste de leurs personnalités oriente l’axiologie du film. À la folie douce de l’une, qui entretient le rêve d’un capitalisme paternaliste, s’oppose une exaspération de l’autre, qui passe du même coup pour de la lucidité. Joker, de ce point de vue, peut aisément se lire comme un film à thèse. Penny Fleck offre l’exemple même de l’aliénation, tant au sens psychiatrique du terme, puisqu’on apprendra qu’elle a séjourné à l’asile d’Arkham, que dans son acception sociopolitique : recluse dans son appartement, elle est symboliquement aliénée par sa consommation culturelle, en l’espèce la télévision devant laquelle elle passe ses journées à l’écoute des informations ou du show de Murray Franklin, présentateur vedette joué par De Niro.

Dans son costume de clown de rue, Arthur passe, de son côté, pour un martyr. Tabassé par des inconnus dans une ruelle, viré par son employeur, trahi par ses collègues, il se retrouve privé des médicaments qui régulent son humeur suite à la décision municipale de fermer le dispensaire où, depuis sa sortie d’un hôpital psychiatrique, une femme le suit sans vraiment l’écouter. Sa vie est un chemin de croix. Dans ses rares moments d’évasion, lorsqu’il regarde Murray Franklin avec sa mère, il se rêve en invité de l’animateur. Toute sa psychologie apparaît régie par le sentiment de ne pas exister. Et les investigations qu’il va mener sur ses origines et son enfance ne feront que renforcer sa conviction. Comme son patronyme le suggère en anglais, il n’est qu’une tache, une souillure sur la face du monde. Son parcours, du trottoir sur lequel il porte des publicités à la scène de cabaret où il se ridiculise, jusqu’au plateau de Murray Franklin où il s’exhibe en Joker, illustre un besoin pathétique de se faire connaître et reconnaître comme humoriste.

La tranche de vie que Todd Phillips nous donne à voir illustre la fameuse citation d’Andy Warhol : Arthur Fleck veut son quart d’heure de célébrité. La référence au pape du pop art n’a rien d’étonnant ; elle renvoie à un créateur et à un mouvement qui ont, en leur temps, contribué à faire entrer les comics au musée. Todd Phillips fait ressortir la violence inhérente à cette quête en conditionnant la satisfaction d’Arthur à son humiliation en tant qu’artiste. Si Murray Franklin l’invite, c’est après s’être moqué à l’antenne d’un enregistrement de son sketch raté ; c’est en somme sur le mode du « dîner de con » qu’il lui permet réaliser son vœu le plus cher.

Arthur Fleck quelques instants avant de vivre son quart d’heure de célébrité. Allociné

Malaise existentiel

Ni l’amour de sa mère, ni la séduction de sa voisine ne suffisent à apaiser le malaise existentiel d’Arthur. Il lui faudra en passer par un triple meurtre pour oser répondre aux avances de la belle, autrement dit pour se sentir un homme. Encore découvrira-t-on par la suite que sa nuit d’amour n’était probablement qu’un fantasme, la narration filmique s’attachant à faire partager au spectateur la confusion du personnage. Tout est frustration dans la vie d’Arthur, sauf les morts qu’il sème sur son passage.

L’assassinat des trois employés de Wayne Entreprise qui harcelaient une jeune femme dans le métro marque naturellement un tournant dans sa vie, mais aussi dans celle de Gotham. À défaut d’être un héros, Arthur se voit alors promu au rang de héraut des déshérités. Son geste criminel est salué par les plus pauvres de la ville et le masque de clown qu’il arborait en le commettant devient leur emblème. Thomas Wayne en fait la publicité à son corps défendant lorsque, commentant la tenue du tueur à la télévision, il traite de clowns tous ceux qui n’ont rien fait de leur vie et jalousent les puissants. Son insulte devient leur étendard.

L’arrière-plan idéologique du film évoque irrésistiblement les mouvements d’indignation populaire comme Occupy Wall Street, qui ont secoué les pays développés depuis le début de la décennie. Le mépris de classe d’un Thomas Wayne fait écho à l’attitude souvent reprochée aux acteurs économiques par des foules en révolte contre le système. Envahie par les rats comme Oran dans La Peste de Camus, gangrenée par la délinquance, le chômage et la pauvreté, la Gotham de Todd Phillips a tout d’un concentré du monde en crise. Arthur Fleck y fait jaillir, malgré lui, l’étincelle de l’insurrection.

Le personnage n’a certes pas la fibre collective, et jamais il ne prétend représenter autre chose que lui-même. Mais il donne, sinon un visage, du moins un masque grimaçant aux nouveaux « damnés de la terre ». On peut bien sûr s’étonner de voir la cause des Indignés assimilée de la sorte à un tueur psychopathe, mais peut-être le raccourci prétend-il nous faire comprendre à quel degré de violence peut se résoudre une population aussi dégoûtée que déboussolée. Joker est un peu une parabole du soulèvement contre la société du spectacle – à commencer par le spectacle politique.

Tout à sa passion contre-culturelle, Todd Phillips teinte de situationnisme son tableau du chaos qui s’empare de la cité. La chanson « My Name Is Carnival » de Jackson C. Frank, qui touche Arthur après ses premiers meurtres, fixe le propos du film : il est proprement carnavalesque, surfant sur une poésie de la révolution. Il ne s’agit pas de construire une utopie, mais de laisser s’exprimer le désarroi des anonymes. Nul plaisir, nulle jubilation sincère dans cela : le maquillage de ce Joker laisse couler sous son œil gauche la larme de Pierrot. Il est tout en sombre mélancolie. Conformément à la prise de conscience dont témoigne Arthur Fleck, la démarche consiste à troquer, sur un plan esthétique, la dimension tragique de la condition humaine contre une sinistre comédie dont la fin heureuse est lourde de menaces. N’en déplaise à Todd Phillips, qui a pris soin de placer son film en dehors du DC Extended Universe, il ne faudra rien moins que Batman pour enrayer la course à l’abîme inhérente à pareille libération des pulsions dionysiaques.

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