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Keynes, le grand diviseur franco-allemand

L'efficacité de l'investissement public est perçue très différemment de part et d'autre du Rhin… Vincent Grebenicek/Shutterstock

Comment comprendre que l’Allemagne continue de refuser la relance budgétaire malgré les appels qui se multiplient en Europe, y compris en France ?

Une enquête récente reprise dans notre ouvrage intitulé « Stratégie financière du secteur public » révèle les divergences d’opinions de part et d’autre du Rhin sur cet outil de politique économique qui, selon la théorie de l’économiste John Maynard Keynes, doit permettre de relancer la croissance économique via un plan public d’investissement financé par l’endettement, comme cela avait été mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

En effet, les réponses 453 économistes français et allemands que nous avons interrogés soulignent des points de vue très différents sur l’efficacité de cet outil de politique.

Une efficacité diversement appréciée…

Près de 93 % des Français estiment que 100 euros de dépense publique provoquent un accroissement du revenu national plus important (d’où le concept de « multiplicateur » de la relance keynésienne) que la dépense initiale. Du côté allemand, une majorité (54 %) pense le contraire.

Auteurs.

Les Français interrogés sont en outre plus de 41 % à estimer qu’un euro d’investissement public génère à moyen terme plus de 4 euros de retombées. Cette proportion tombe… à moins de 1 % en Allemagne.

Auteurs.

Cette opinion est cohérente avec les recherches suggérant que, dans un contexte d’économie ouverte, telle l’Allemagne – mais aussi, on a trop tendance à l’oublier, la France ou encore l’Espagne – l’accroissement de la dépense publique d’un pays donné induit à terme des effets « spillover » (détournement) et « crowding out » (évincement). Autrement dit, elle entraînerait une hausse du PIB de ses principaux partenaires commerciaux, grâce à un regain d’exportations, concomitante à une baisse du PIB du pays « relanceur ».

De nombreuses études suggèrent par ailleurs que les interventions des pouvoirs publics pour stimuler le crédit privé et la demande intérieure peuvent même ralentir les investissements privés et la croissance du PIB à moyen et long terme. En ce sens, les expansions budgétaires peuvent s’avérer « récessionnistes », de même que les contractions budgétaires peuvent s’avérer « expansionnistes ».

En d’autres termes : une politique keynésienne qui fonctionne dans un pays fermé aux échanges extérieurs a peu de chances de fonctionner dans un pays ouvert au commerce international et développé.

93 % de keynésiens en France

Pour savoir si le multiplicateur est supérieur, égal ou inférieur à 1, il faut pouvoir répondre à cette question : l’État fait-il de meilleurs choix de dépenses que les agents privés ? Or, la réponse est loin de susciter l’unanimité selon qu’on se situe à l’Ouest ou à l’est du Rhin…

La France compte deux fois plus d’économistes se déclarant « keynésien » que l’Allemagne. IMF/Wikimedia

Les positionnements politiques semblent constituer un élément déterminant de compréhension de cette divergence majeure entre universitaires français et allemands. Ainsi, 73 % des économistes français se disent « de gauche » et 93 % « keynésiens ». En France en effet, un nombre important d’économistes « du centre » et « de droite » se disent eux-mêmes « keynésiens ». Au total, le total des « keynésiens » est plus de deux fois supérieur au taux allemand.

Schuld, dette et faute

La faible proportion de « keynésiens » en Allemagne n’est sans doute pas étrangère au rapport culturel particulier outre-Rhin au concept de dette, puisque l’endettement reste le moyen privilégié de financer le plan de relance. En effet, pour s’endetter, « on fait quelque chose de mal et cela décrit très bien l’attitude allemande », résume un de nos confrères économistes. Dans la langue de Goethe, le mot dette, Schuld, est d’ailleurs identique au mot pour « faute »…

« Schuld : In German, debt is the same word as guilt » (Red Pill Germany, 2019).

Il apparaît ainsi logique que Berlin ait voté un budget à l’équilibre pour 2020, fin novembre, pour la sixième année consécutive, malgré les signaux de ralentissements de son industrie.

C’est aussi ce qui peut expliquer que la nouvelle présidente française de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, ait déclaré à deux jours de sa prise de fonctions que l’Allemagne n’avait pas fait « les efforts nécessaires » de relance budgétaire ces dernières années. La mobilisation des excédents allemands auraient en effet pu, selon elle, contribuer à investir en Allemagne (notamment dans des infrastructures vieillissantes) et stimuler ainsi les commandes et l’économie de ses partenaires.

Parviendra-t-elle à convaincre Berlin de changer de trajectoire durant son mandat ? Rien n’est moins sûr tant le multiplicateur keynésien est avant tout… un diviseur européen.


Serge Besanger et Fabrice Roth sont les auteurs de l’ouvrage « Stratégie financière du secteur public », publié aux Éditions ISTE.

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