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L’« Autoportrait mou de Dali », un ovni télévisé des années 1960

Dali à la fenêtre de sa maison de Portlligat (capture d'écran) Dailymotion

Tourné durant l’été 1966, avec pour toile de fond la maison de Portlligat, en Espagne, Autoportrait mou de Salvador Dali, réalisé par Jean‑Christophe Averty, est probablement unique pour la représentation du peintre sur le petit écran.

Avec cette coproduction franco-américaine aux moyens importants, dont le titre rappelle la toile Autoportrait mou avec du lard grillé (1941), l’artiste livre les secrets de sa « méthode » paranoïaque-critique qui suppose le recours simultané à l’image double en peinture et à une approche théorique s’appuyant sur la littérature psychanalytique. Le film dépasse le personnage pour se concentrer sur sa seule peinture et sa conception visionnaire de l’art.

Averty plutôt que Fellini ou Antonioni

Si Dali choisit Averty pour réaliser ce film unique en son genre, c’est probablement parce qu’il est proche du mouvement surréaliste auquel il a appartenu durant sa jeunesse et en raison de sa notoriété aux États-Unis où il a reçu en 1966 la distinction suprême des Emmy Edwards pour « Les raisins verts », émission d’humour noir dans laquelle il n’a pas hésité à faire mine de broyer un bébé à la moulinette.

Pourtant, le tournage s’avère difficile car Dali, bien connu pour son art de la provocation, s’oppose constamment au réalisateur et entend rester maître de cette œuvre « cinématographique ». Averty relatera plus tard cette confrontation permanente entre eux dans la conception artistique du film :

« Le résultat est que Dali a trouvé le film mauvais, et que, dans le monde entier, on s’est accordé à le trouver très très bon. Il le trouve mauvais parce qu’il considère que je lui ai volé un peu de lui-même, qu’il s’est livré, que l’image que je donne de lui est une image peut-être pas conforme à ce qu’il pense de lui. »

Un processus narratif entre réel et imaginaire

Car le réalisateur entend rester maître de l’écriture du film malgré les nombreuses exigences de Dali qui demande à confectionner un « arbre à chats », précipiter un piano dans la mer, peindre un porc en vert pour prouver que le film est en couleurs, etc. Averty trouve sa source narrative dans l’œuvre picturale de Dali, mais aussi dans son autobiographie La vie secrète de Dali et dans le travail de Robert Descharnes, qui l’aide dans l’écriture du film. Le film s’articule ainsi autour des obsessions du peintre : la naissance (la sienne) avec son « climat imprégné de l’expulsion d’un bien- être intra-utérin », la mort, l’instinct sexuel dans une approche mystique empreinte de religiosité.

Dans ce film hybride à mi-chemin entre le documentaire biographique, le happening et l’art vidéo, Averty rend ainsi compte de l’œuvre complexe du peintre qu’il se plaît à décrypter, avec pour ambition de montrer aux téléspectateurs les mécanismes artistiques et références imaginaires de Dali tout en dévoilant ses proximités avec André Breton, Marcel Duchamp ou Man Ray, par exemple.

Averty se distingue de la pratique de création habituelle à la télévision par ses rapprochements subreptices ou ses hybridations étranges et un refus affirmé du direct. Mais dans ce film, il va plus loin par l’utilisation de procédés comme le happening, inexistants à la télévision de cette époque. Il invente une écriture inédite utilisant le trucage (et notamment l’incrustation), l’image double et d’autres astuces électroniques comme figures d’expression qui prendront forme au moment du montage. Le défi est de décrypter l’imaginaire artistique de Dali et non de faire l’apologie du personnage médiatique d’après-guerre, caricaturé par André Breton par l’anagramme « Avida Dollars ».

Théâtralité et mise à distance du personnage

Autoportrait mou permet au téléspectateur d’entrer dans le processus créatif du peintre et de ses formes d’autoreprésentation. La première partie du film est construite comme un récit chronologique : naissance, jeunesse puis maturité. Le spectateur se trouve à Portlligat, dans la maison où ont vécu Dali et Gala. Né à Figeras au nord de la Catalogne en Espagne le 11 mai 1904, Dali, fils d’un notaire amateur d’art et d’une mère disparue prématurément, doit lutter très tôt contre la mémoire d’un autre Salvador, son frère aîné, précocement disparu qu’il peint en 1963. Ce complexe qu’il nourrit face à ce double idéal (« une de ces intelligences insurmontables ») est ce qui le construira comme « pervers, polymorphe, demeuré et anarchisant ».

Le spectre de la mort

Dans l’esprit de Jarry, Averty se joue de Dali qu’il n’hésite pas à mettre en scène tout au long du film bafouant le sacré et les prétentions du peintre. Il met ainsi le spectateur dans la position inconfortable de ne savoir s’il doit rire, si Dali se moque vraiment de lui ou si ses propos sont sincères. Par exemple, dans une mise en scène théâtrale, Dali face caméra explique avec beaucoup de pédagogie les deux éléments qui le motivent, instinct sexuel et angoisse de la mort. Prenant au pied de la lettre l’expression, Dali se rend au piano où il réveille le musicien endormi qui se met à jouer, et dans une succession d’actions rapides et démesurées, jette le piano à la mer dans une eau devenue rouge à l’image du tableau Le Piano rouge ou l’Orchestre rouge (1957).

La nature comme inspiration

C’est dans le paysage de Portlligat et du cap de Creus que Dali a trouvé la matrice de sa méthode paranoïaque-critique qu’il a théorisée dans « l’Âne pourri » (essai paru dans le premier numéro de la revue Le Surréalisme au service de la Révolution en 1930), laissant entendre qu’elle est, comme l’art, une façon de regarder. Il y voit la paranoïa comme une méthode active de la pensée laquelle, poussée par le désir de créer des images doubles ou multiples à travers une même forme ou une même image, s’oppose à la passivité des automatismes psychiques. Avec sa caméra, Averty montre des paysages se transformer en silhouettes.

Dans les ombres de la petite treille du patio de Portlligat, le spectateur découvre le buste de Voltaire, image double, image devinette, image multiple. Ainsi l’image créée par l’ombre est-elle mise en correspondance avec un tableau dans un subtil arrangement rappelant d’autres procédés utilisés par le réalisateur dans ses émissions. Dès lors, Dali s’affirme, dans la proximité de Roussel et de Duchamp, en peintre extraordinairement « pointu », livrant toutes les pièces du puzzle, ouvrant au spectateur les portes de son imaginaire.

Les objets à fonctionnement symbolique

Dali est un personnage connu pour ses moustaches et son caducée. Mais aussi pour les objets fétiches qu’il représente dans ses tableaux et dont ils donnent ici les clés. Dans le même esprit, il explicite sa conception philosophique des montres molles, réponse à l’accélération effrénée du temps. Le registre de Dali est celui du désir et du rêve, d’un monde où le temps s’est arrêté. Il oppose ainsi deux matières (le mou et le dur) pour faire passer ses idées, le temps qui s’écoule et la mémoire qui dure.

Mettre en scène Dali par l’action painting

La fin du film tournée sous la forme d’une _action painting se déroule dans les conditions du direct sous les yeux du spectateur à qui l’on veut faire vivre une expérience. La scène finale concourt à cet objectif et pour théâtraliser et se montrer à l’œuvre, Dali réalise une peinture sur un support transparent, reprenant le principe du Mystère Picasso de Clouzot en 1955.

Dans Autoportrait mou, tout est centré sur la question de la vie, de la mort, ainsi que celles d’une spiritualité et d’un symbolisme voire d’une transcendance. Le commentaire de fin est une manière de célébrer une philosophie de vie et s’adresse directement au spectateur :

« […] Salvador Dali se sait dépositaire du secret initiatique du futur. Cosmonaute de l’avenir, quittez vos tenues spatiales ! […] Parcourez notre humble domaine terrestre ! Enrichissez-vous de votre propre richesse intérieure ! »

Malgré la notoriété des deux hommes, le film sera censuré par la télévision américaine lors de sa diffusion en 1968. La version anglaise réduite à 50 minutes est commentée par Orson Welles. Mais il faudra attendre le 22 décembre 1972 pour que le public français le voie dans sa version intégrale.

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