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La baisse des prix de l’électricité, pas forcément une bonne nouvelle

La sidérurgie figure, avec la chimie et l’industrie du papier, parmi les secteurs électro-intensifs. Boris Horvat/AFP

Depuis le 1er janvier 2016, les tarifs réglementés de vente de l’électricité ont été supprimés pour les entreprises et les collectivités. Ces derniers étaient calculés sur la base d’une estimation des coûts économiques de production, de transport, de distribution et de commercialisation de l’électricité. Or ils avaient beaucoup perdu de leurs avantages suite à la baisse des prix de l’électricité sur le marché de gros où les concurrents d’EDF peuvent aujourd’hui s’approvisionner pour proposer des offres compétitives. Doit-on se réjouir de voir la concurrence pouvoir tenir ses promesses de baisse des coûts ?

Cette annonce s’appuie sur une évidence partagée par bon nombre de contemporains, à savoir que la concurrence s’accompagne toujours d’une baisse de coût et bénéficie au consommateur. Mais cette loi s’applique-t-elle au marché de l’électricité ? Un bref retour en arrière incite à répondre que tel n’est pas le cas.

Un secteur libéralisé dès 2000

L’ouverture à la concurrence du secteur français de l’électricité est effective depuis 2000 pour les industriels gros consommateurs dits « électro-intensifs » ; elle s’est accompagnée d’une baisse significative des prix dont ces derniers ont profité. Mais, dès 2003, les prix de marché de gros (descendus sous la barre des 30 euros/MWh) amorcent une hausse quasiment ininterrompue jusqu’en 2008 (où ils dépassent les 80 euros/MWh). Cette hausse a provoqué une vaste controverse, l’industrie électro-intensive se mobilisant fortement pour obtenir une intervention de l’État. Les prix de marché n’ont donc pas été répercutés auprès des clients industriels, car ces derniers ont bénéficié dès 2006 d’un nouveau tarif réglementé mis en place à leur demande par la loi sur l’énergie. De leur côté, les particuliers ont été épargnés par cette hausse puisqu’ils ont continué à bénéficier du tarif réglementé.

Suite à la crise de 2008, le marché de l’électricité connaît une baisse progressive. Cette baisse n’est pas seulement due à celle du prix du charbon et du gaz. Elle est aussi la conséquence d’une situation de surcapacité, liée aux subventions massives en Allemagne et au Danemark en faveur des énergies renouvelables.

Sur les marchés de gros de l’électricité, les prix sont extrêmement sensibles aux capacités de production et à la consommation : ils obéissent à la « courbe du coût marginal » issue des ouvrages classiques de micro-économie. Cette courbe ordonne les coûts marginaux des différents moyens de production par « ordre de mérite », de façon à ce que l’on mobilise les installations aux coûts variables les plus élevés uniquement quand on en a besoin, lors des pics de consommation ou des baisses temporaires de production.

La rencontre de cette courbe d’offre avec la courbe de demande produit un prix instantané, le « prix spot », qui peut connaître des variations très importantes dans la journée, en fonction des consommations instantanées, mais aussi à moyen terme. Ce prix spot sert de référence pour les différents types de contrats, y compris pour des contrats pour des consommations stables et prévisibles.

Cette définition du prix permet non seulement d’optimiser la gestion à court terme des installations, mais aussi, à long terme, de rémunérer les investissements… C’est la raison pour laquelle l’autorité régulatrice du marché de l’électricité (la Commission de régulation de l’énergie) vérifie que cette courbe est bien respectée par les fournisseurs (dont EDF) dans leurs offres de prix sur le marché spot.

Cette fameuse courbe des coûts marginaux entraîne pourtant une très grande sensibilité des prix à l’équilibre entre l’offre et la demande. C’est cette sensibilité accrue qui explique l’explosion des prix en 2000 lors de la crise californienne. Les variations ne sont pas seulement causées par le prix des entrants (le gaz, le fioul ou le charbon), mais aussi par ces écarts entre offre et demande.

Ce n’est donc pas la concurrence qui fait baisser les prix par rapport au tarif, mais plutôt des cycles économiques que le marché de l’électricité amplifie très largement. La décision de l’abandon des tarifs réglementés s’opère dans une période très favorable d’un cycle économique. Rien ne garantit la poursuite de la baisse ou le maintien à ce niveau.

Des variations aux effets néfastes

Ces dynamiques cycliques présentent une opportunité sur le plan politique : les autorités ont en effet plutôt intérêt à accélérer l’ouverture à la concurrence en cas de surcapacités de production, car le prix de marché a de bonnes chances d’être en dessous du tarif (qui s’appuie sur les coûts moyens de production). Inversement, elles ont plutôt intérêt à la freiner quand le prix passe au-dessus des coûts. C’est exactement ce que s’est produit aux États-Unis ces vingt dernières années : une partie des États a libéralisé leur secteur au cours des années 1990, au moment où le prix était favorable, puis les autres États ont renoncé à libéraliser entre 2002 et 2008, alors que les prix de marché étaient supérieurs aux coûts, puis ils ont repris la libéralisation à partir de 2009. L’étude des décisions, État par État (qui ont chacun des spécificités en termes de capacité de production ou de consommation), illustre parfaitement ce mécanisme.

Mais ces dynamiques cycliques possèdent également des conséquences économiques plus délicates à gérer : les prix élevés provoquent le mécontentement des consommateurs qui ont le sentiment d’avoir été piégés, ainsi qu’une aggravation du chômage avec la fermeture d’usines électro-intensives, alors même que les producteurs d’électricité font des profits élevés. Inversement, les prix trop bas entraînent de lourdes pertes financières et des restructurations douloureuses des producteurs d’électricité. Ils entraînent rarement de nouveaux investissements par les entreprises clientes.

De plus, ce modèle de marché s’est montré défaillant pour assurer la sécurité de la production, raison pour laquelle on est obligé de mettre en place des « mécanismes de capacité » : l’opérateur en charge du réseau ou l’autorité de régulation organise des appels d’offre et finance ces investissements (les coûts sont répartis auprès de l’ensemble des acteurs du marché) ou bien l’autorité de régulation met en place des « obligations de capacité » (qui dépendent du portefeuille de clients).

D’autres modèles sont possibles

Ces effets de cycle tiennent au modèle d’organisation du marché et non à la décision d’ouvrir le secteur à la concurrence. D’autres modèles d’organisation du marché ont été parfois évoqués, comme celui de l’« acheteur unique », par exemple, qui s’appuie sur des mécanismes d’appel d’offres. N’oublions pas que l’appel d’offres est une modalité de mise en concurrence massivement utilisée dans de nombreux domaines, dans l’énergie ou hors énergie.

Pourquoi avoir adopté un modèle de marché qui nous expose à une telle incertitude économique ? Pourquoi continuer à étendre ce modèle que l’on ne cesse de rapiécer à chaque fois que l’on constate des défaillances majeures de son fonctionnement ?

Il existe ici plusieurs raisons que le sociologue peut facilement identifier. Tout d’abord, l’idéologie libérale reste dominante en Europe, largement partagée par les élites. Ensuite, il y a la conviction de bon nombre d’acteurs économiques que les producteurs d’électricité peuvent gagner en efficacité et que seules des baisses drastiques des prix de marché les conduiront à faire ces efforts.

Mais il y a aussi ici un phénomène de « capture cognitive » : les politiques sont dépendants d’un groupe homogène d’experts pour comprendre et agir. En effet, le modèle de marché de l’électricité qui a été mis en place est d’une telle complexité que les autorités politiques sont obligées de déléguer sa régulation à des experts et des autorités autonomes, or pour défendre leur légitimité, celles-ci n’ont pas d’autre choix que de s’appuyer sur les fondamentaux de la micro-économie et sur le modèle de marché de l’électricité déjà adopté par les pays qui ont libéralisé leur secteur. De plus, il n’existe pas d’expertise alternative suffisamment légitime pour la contester. Ce monopole de l’expertise entraîne une sorte de « capture cognitive » des acteurs politiques et des régulateurs.

Ce phénomène doit être nuancé dans le cas français puisque la contestation par les industriels électro-intensifs, en 2003, a conduit à une mission d’enquête guidée par Henri Prévot, aboutissant au rétablissement du tarif pour les industriels en 2006, puis à la loi pour une nouvelle organisation du marché de l’électricité, en 2010, qui a considérablement modifié l’organisation du marché pour permettre aux industriels de continuer de bénéficier d’un prix plus bas que le marché de gros (voir à ce sujet La construction politique des prix, Sociologie d’une réforme libérale). Le modèle de marché qui a été mis en place alors était asymétrique : EDF est obligée de vendre son électricité à son coût de production, par contre, elle n’est pas protégée de la baisse des prix, quand ces derniers sont inférieurs aux coûts de production.

La réduction de la consommation à la trappe

Les grands perdants de cette variabilité des prix sont tous les acteurs qui travaillent à la réduction de la consommation énergétique. En effet, les efforts d’efficacité énergétique ne sont rentables que sur le long terme et ont besoin d’une visibilité en termes de prix. Plus l’incertitude est élevée, plus il est difficile de financer les investissements. La production d’électricité d’origine nucléaire peut aussi être pénalisée par cette variabilité des prix, parce qu’elle s’inscrit aussi sur un horizon temporel de long terme. Des prix de marché durablement en dessous des coûts de production actuels pourront éventuellement entraîner des problèmes de financement du démantèlement des centrales nucléaires et de la gestion des déchets. Le secteur des énergies renouvelables risque aussi d’être affecté, puisque les écarts entre les prix de marché de gros et les coûts de production de l’électricité d’origine renouvelable se maintiennent, malgré la baisse de ces coûts.

Inversement, le secteur financier tire un large bénéfice de cette situation d’incertitude des prix de l’électricité (crée artificiellement par le modèle de marché). Tout d’abord parce qu’il fournit les produits financiers permettant aux acteurs de se couvrir en partie contre les risques de prix. Ensuite, et surtout, parce que le secteur financier se nourrit de la variabilité des prix et des profits. Plus l’amplitude des profits (et des pertes) est large, plus les intermédiaires financiers jouent un rôle important et peuvent se rémunérer. « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », disait le Général de Gaulle. Faut-il que la politique énergétique, qui est le pivot central de la lutte contre le changement climatique, se fasse « à la corbeille » ?

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