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La bataille Twitter-Trump, ou l’arbre qui cache la forêt

Les relations sont extrêmement tendues entre Twitter et le possesseur de l'un de ses comptes les plus suivis au monde. Olivier Douliery/AFP

Si l’instrumentalisation des réseaux sociaux à des fins politiques et plus largement leur rôle dans la désinformation est régulièrement dénoncée depuis plusieurs années (par exemple au moment du vote sur le Brexit ou lors de l’affaire Cambridge Analytica), aucune plate-forme n’avait encore fait l’objet d’une vendetta présidentielle. C’est aujourd’hui le cas, avec le conflit ouvert opposant Donald Trump à la célèbre plate-forme à l’oiseau bleu, Twitter.

Au mois de mai dernier, la plate-forme signale un tweet du président et incité ses usagers à « vérifier les faits ». Ce premier signalement engendre la colère présidentielle, mais l’oiseau bleu enfonce le clou en signalant un second tweet comme violant les règles de la plate-forme concernant la glorification de la violence, dans un contexte marqué par les événements de Minneapolis et sur fond de campagne électorale.

Le 29 mai 2020, Twitter a signalé un message de Donald Trump sur les troubles de Minneapolis comme « glorifiant la violence », déclarant que le tweet violait ses règles mais ne serait pas supprimé. Olivier Morin/AFP

Pourquoi Twitter s’est-il engagé dans cette bataille contre le locataire de la Maison-Blanche, et quelles pourraient en être les conséquences pour les sociétés de l’Internet ?

Twitter, le « petit » géant aux bottes de sept lieues ?

Qu’est-ce qui a poussé Twitter à entrer en conflit frontal avec le volcanique président américain dont le compte est le 7ᵉ le plus suivi de la plate-forme (certes derrière Cristiano Ronaldo mais devant Lady Gaga). En outre, la plate-forme en tant que réseau social qui permet la viralité des contenus, de par sa nature, aura permis aux voix conservatrices d’obtenir un écho plus large qu’il ne l’aurait été si elles avaient dû compter sur les seuls journaux ou radios.

Depuis 2016, particulièrement du fait des affaires d’ingérences étrangères dans l’élection présidentielle tenue cette année-là aux États-Unis, les réseaux sociaux sont montrés du doigt pour leur incapacité à s’opposer aux fake news et pour leur relative inaction relative face à la diffusion de contenus haineux (particulièrement après l’attentat de Christchurch).

En outre, ils sont souvent accusés de traitement différencié dans le signalement des contenus douteux : les personnalités publiques bénéficieraient d’une relative bienveillance qui ne s’étendrait pas aux simples usagers.

En « flaggant » les tweets de Donald Trump, Twitter prend donc le contre-pied de ces accusations, laissant Facebook se démarquer en annonçant, au grand dam de nombreux usagers, son refus de soumettre les personnalités politiques au fact checking.

Twitter se positionne ainsi comme bon élève de la lutte contre les fake news et contre l’incitation à la haine, sans pouvoir être accusé de vouloir obtenir une position monopolistique ni d’être téléguidé par des puissances étrangères. En effet, la société, bien que mondialement connue, n’est pas aussi importante que Facebook ou Google, et ne tombe pas sous le coup des enquêtes antitrust. De plus, n’étant pas une entreprise chinoise mais bien américaine, elle n’est pas dans le viseur gouvernemental.

Enfin, les tweets signalés avaient trait, pour le premier, aux procédures de vote, ce qui rappelle immanquablement dans la mémoire collective les ingérences de 2016, et pour le second l’apologie de la violence à un moment où la communauté dans son ensemble est particulièrement marquée par les évènements de Minneapolis et l’essor du mouvement « Black lives matter ». Le choix des tweets signalés n’est pas anodin : il fait des responsables de Twitter des sortes de chevaliers blancs faisant face à des forces obscures. Ainsi, le « petit » géant de la Silicon Valley semble avoir été en mesure de chausser des bottes de sept lieues et de les glisser dans l’embrasure de la porte de la Maison-Blanche.

La position de la Silicon Valley

Enfin, avec ses dernières prises de position, Twitter aura réussi à impliquer un large pan de la Silicon Valley dans le bras de fer. En effet, en réaction au signalement de ses tweets, Donald Trump a signé un décret (executive order) qui vise à limiter le pouvoir d’action des plates-formes sur les contenus qui y sont déposés. Le texte demande à la Federal Communications Commission (FCC), organisme indépendant répondant au Congrès, de réviser la fameuse section 230 du Decency Communication Act de 1996. Or la révision de ce texte aurait un impact immédiat sur bon nombre des entreprises de la Silicon Valley.

En effet, la Section 230 offre une protection juridique certaine aux plates-formes en ne les rendant pas responsables des contenus déposés sur leur support. En contrepartie, elle leur laisse la possibilité de bannir des comptes qui diffuseraient de fausses informations, partageraient des contenus outrageants ou se livreraient à des activités illégales en ligne.

C’est en partie grâce à cette liberté et à cette protection que certaines de ces entreprises ont pu devenir les géants que nous connaissons aujourd’hui. En cas de révision de ce texte, les plates-formes pourraient devenir juridiquement responsables des contenus déposés. Ce changement pourrait les rendre particulièrement frileuses ; en effet, elles seraient alors susceptibles, par exemple, d’être attaquées en diffamation pour le moindre commentaire désagréable laissé sur Google avis clients concernant un magasin quelconque. Pour éviter un tel risque juridique, elles pourraient être amenées à supprimer par précaution un grand nombre de comptes et publications. Par ricochet, cela pourrait réduire le trafic et donc, au bout du compte, remettre en question tout un business model. L’enjeu est donc de taille. En outre, il touche à un sujet très sensible aux États-Unis : la liberté d’expression, car en supprimant par précaution des contenus, les firmes américaines disent qu’elles seraient alors en contradiction avec cette même liberté d’expression.

L’Internet Association (lobby regroupant les entreprises intervenant sur Internet parmi lesquelles Google, Facebook, Ebay ou encore Amazon) ne s’y est pas trompée : elle a déjà mis en ligne une vidéo à l’attention du grand public afin d’expliquer que modifier la Section 230 reviendrait à flouer les citoyens.

Chercher à démontrer aux Américains que leur gouvernement veut les flouer en période pré-électorale troublée comme nous la connaissons, et en pleine pandémie de Covid-19 qui a vu l’image des gouvernements se dégrader au bénéfice de celle des GAFAM est tout sauf anodin. Ainsi, le bras de fer qui semblait initialement n’engager que Twitter et la Maison-Blanche semble désormais largement dépasser ce seul conflit.

La section 230 sera-t-elle révisée ?

Selon plusieurs experts, le décret présidentiel sera difficile à appliquer, notamment car il semble illégal dans sa forme. En revanche, la saisine de la FCC, qui devra présenter ses conclusions au Sénat, inquiète bien plus les acteurs du numérique.

En effet, si les règlements ne peuvent supplanter une loi promulguée par le Congrès, il n’en reste pas moins que l’executive order ordonne au procureur général William P. Barr de soumettre un projet de loi au Congrès afin de promouvoir la réduction des protections juridiques accordée par la section 230. Reste donc à savoir quelle sera la réaction du Sénat après le retour de la FCC mais aussi celle du procureur général qui a déjà formulé des recommandations concernant la réforme de l’article 230 pour « protéger les citoyens tout en préservant l’innovation en ligne et la liberté d’expression ».

Ce projet de révision, qui touche à l’économie de nombre d’entreprises évoluant sur Internet, intervient alors que le « Save the Internet Act » est passé favorablement à la Chambre des Représentants et attend de passer au Sénat pour peut-être invalider la décision portée par la FCC en 2017 qui a abrogé le texte sur la neutralité d’Internet pourtant voté en 2015.

Ce combat visant à rétablir le texte sur la neutralité d’Internet est largement porté par les Démocrates. Certains États, dont la Californie, ont adopté le 31 août 2018 un texte revenant sur la décision de 2017 en rétablissant la neutralité d’Internet sur leur territoire, déclenchant ainsi la fureur de la Maison-Blanche qui a engagé des poursuites judiciaires contre cet État qui, faut-il le rappeler, abrite la Silicon Valley.

On le voit : au-delà de l’écume du conflit entre Twitter et le président américain, c’est une guerre économique qui se joue sur fond d’enjeu politique à un moment charnière de la vie électorale, les États-Unis devant choisir leur futur président cet automne. L’enjeu est tel qu’il est probable que les mois à venir soient le terrain de batailles d’opinion, et donc d’influence, sans merci, tant dans le monde physique que dématerialisé, qui apparaît plus que jamais comme un territoire à part entière influant largement sur le quotidien.

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