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Laïcité : la dimension sacrée de l’espace public

Manifestation à Paris le 27 janvier 2013. Vassil/WIkimedia

Faut-il que notre République soit bien affaiblie sur ses bases, pour qu’on en arrive à considérer la laïcité comme un problème… Car le fait est là, totalement incongru : pour ses défenseurs comme pour ses contempteurs, la laïcité est devenue un problème, quelque chose qui ne va plus de soi, qu’il faut réexaminer, redéfinir, réaffirmer, réévaluer à l’aune d’un monde en mutation dont les contenus nous échappent autant que les contours.

Mais de polémiques en invectives, de plaidoyers en réquisitoires, que masquent donc ces défenses en forme de justification, ces attaques en guise de clarification ? Pourquoi faudrait-il réaffirmer le principe qui constitue la clé de voûte de notre système politique ? Aurions-nous à ce point perdu la foi dans l’universalité de nos valeurs, qu’on en oublie l’essentiel, et le plus simple : que la laïcité n’est que le cadre que nous avons choisi pour l’organisation du débat démocratique dans l’espace public ? Elle n’est ni plus ni moins que cela, mais à ce titre elle n’est pas plus négociable que la liberté ou l’égalité comme droits naturels et inaliénables.

Une sacralité républicaine

Les débats actuels portent donc à penser que l’affaire n’est simple qu’en apparence. En la matière, la complexité tient peut-être au fait qu’il en va de la laïcité comme des religions : en tant que principe fondamental d’organisation, elle comporte une part de sacré. La laïcité pourrait ainsi porter, pour la République française, la part de sacré inhérente à toute forme d’organisation politique impliquant l’exercice du pouvoir – celui-ci étant, dans un régime démocratique, détenu par le peuple souverain et exercé par ses représentants élus. C’est cette forme de sacralité qu’il convient nous semble-t-il d’appréhender pour mieux l’apprivoiser, pour en finir avec des débats qui ne peuvent être que régressifs en regard du caractère démocratique de notre singulier modèle républicain.

Parmi les arguments développés aussi bien en faveur qu’à l’encontre de la laïcité, on ne manque pas de rappeler le principe établi par l’article 1 de la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État : « La République assure la liberté de conscience ». Principe lumineux, qui vient consolider l’édifice que Les Républicains ont commencé à bâtir une trentaine d’années plus tôt. Or s’il s’agit bien d’un édifice, ses différentes composantes sont indissociablement liées. En ce sens, on ne peut en mesurer la portée qu’en mettant la loi de 1905 en rapport avec les autres grandes lois républicaines, celles qui prévoient les modalités de mise en action des trois valeurs fondamentales que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Plus précisément de leur mise en action démocratique : entendons par là les moyens permettant aux citoyens d’exercer leur souveraineté, aux électeurs de désigner leurs représentants, aux gouvernés de contrôler l’action des gouvernants.

Les Trois Sœurs de la République

Ces moyens sont d’ordre culturel. En effet, chacun des trois termes de la devise renvoie à un processus intimement lié à la formation, à la circulation, à la discussion et à l’appropriation individuelle et collective des valeurs et représentations qui expriment le désir de partager un avenir commun.

La première pierre de l’édifice est la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Le dispositif est essentiellement technique : il s’agit d’établir la liberté d’imprimer sans contrainte préalable, de fixer le cadre et les limites de cette liberté. Ce faisant, le législateur a consacré le principe de la liberté d’expression c’est-à-dire la capacité, pour tout citoyen, de participer au débat public et à la formation de l’opinion. Ainsi a-t-on le droit aussi bien de critiquer le gouvernement, que d’exprimer ses réserves ou son opposition par rapport à telle ou telle croyance d’ordre religieux, philosophique ou idéologique.

La deuxième étape est concomitante, conformément au lien quasi consubstantiel entre liberté et égalité que les révolutionnaires ont établi dès la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il s’agit ici d’assurer les conditions d’égalité de la formation intellectuelle des citoyens. Ce rôle sera dévolu à l’Instruction publique, que les lois Ferry de 1881-1882 définissent comme gratuite, obligatoire et laïque. Dans l’édifice républicain, la laïcité apparaît donc précocement. Elle est conçue, conformément à la définition qu’en avait donnée notamment Condorcet, comme l’interdiction faite à l’École publique d’imposer des valeurs, que celles-ci soit d’ordre religieux, philosophique ou idéologique. Creuset de l’égalité, l’École est le lieu où la République forme ses futurs citoyens, au moyen de la transmission des connaissances et de la construction de l’autonomie intellectuelle – la seule entorse que la puissance publique admettra pour elle-même à ce devoir de neutralité étant la transmission des valeurs républicaines, au nom de leur universalité.

La valeur des sentiments

La troisième étape est plus complexe car elle concerne la fraternité. Laquelle, à la différence de la liberté et de l’égalité, ne se décrète pas puisqu’avant d’être une valeur, elle est un sentiment. Sa mise en œuvre ne relève donc pas directement de la puissance publique. Dans le meilleur des cas, celle-ci ne peut que prévoir une instance dans laquelle chaque citoyen aura l’occasion de développer la conviction qu’il peut se reconnaître dans la part d’humanité de chacun de ses semblables.

Et parce que la fraternité est le produit d’une alchimie entre raison et sentiment, son accomplissement sera dévolu à l’action culturelle : c’est le lieu où s’effectue la mise en culture de l’art, soit l’appropriation collective d’expressions sensibles de visions du monde singulières. Pour les hommes de la IIIe République, cette instance prendra forme avec l’Éducation populaire, dont les réseaux vont connaître un formidable développement à partir de la Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.

La principale difficulté, avec la fraternité, tient au fait que son universalité se joue à l’intersection de l’espace public et de la conviction intime, donc de la sphère privée. Mais s’il est impossible de l’imposer, il est pourtant nécessaire qu’elle advienne. Car c’est elle, et elle seule, qui permet à la liberté et à l’égalité de s’accomplir harmonieusement. C’est là nous semble-t-il qu’intervient la laïcité.

En renvoyant dans la sphère privée ce qui relève des croyances forgées par une combinaison de notre connaissance et de notre expérience sensible du monde, la laïcité n’exclut pas celles-ci de l’espace public. Bien au contraire : comme principe relié aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, elle permet à toutes les croyances individuelles d’être débattues dans un espace public libre, afin qu’en soit évaluée la valeur collective. Et c’est ce processus de négociation qui permet de construire une vision du monde partagée que le pouvoir politique devra incarner et mettre en œuvre.

Ainsi la laïcité exprime-t-elle en dernière instance le lien réciproque de don et de contre-don qui s’établit immanquablement entre une société humaine et ceux qui la gouvernent. C’est en ce sens qu’elle revêt une part de sacré. Mais celle-ci ne peut remporter l’adhésion que si les trois principes qu’elle vient couronner sont respectés. À l’heure où la presse est de plus en plus soumise aux puissances financières, où l’École reproduit de plus en plus d’inégalités, où l’action culturelle fragmente plus qu’elle ne rassemble, il n’est finalement pas étonnant que la laïcité ait perdu son statut de lumineux principe d’émancipation, qu’elle soit ressentie au mieux comme une gêne, au pire comme une oppression.

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