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Laïcité, vous dites? Séparez d’abord l’argent de l’État!

Avant de se soucier de séparer le politique du religieux, l'État devrait d'abord s'affranchir de ce nouveau clergé moderne qu'est l'économie néolibérale.

Devant la montée des inégalités, les histoires de niqabs, kippas, de croix ou de tchadors ne sont qu’artéfacts bien secondaires.

En effet, devant tant de bruits entourant le débat sur la laïcité et les « incompatibilités » entre les « valeurs occidentales » et celles véhiculées par certaines religions, dont l’Islam, ainsi que devant la montée de positions communautaristes sinon xénophobes, je voudrais proposer de revenir aux origines du concept même de laïcité.

Ces idées ont, historiquement, plus à voir avec des révoltes contre l’exploitation des peuples, les inégalités et les injustices, que le seul retrait du religieux par rapport au politique.

Laïcité et inégalités : même combat

Depuis des temps immémoriaux, les humains qui désiraient détenir et conserver des pouvoirs et privilèges se sont appuyés sur des complices prétendant détenir des savoirs spéciaux (cosmogonies, théologies, idéologies). Ils étaient chargés de faire accepter aux peuples la légitimité de ce désir. On peut les désigner par le terme clercs (qui a donné clergé), c’est-à-dire «ceux qui savent».

C’est ainsi que sorciers, chamanes et prêtres se sont alliés d’abord à ceux qui avaient l’usage du plus ancien instrument de pouvoir : les armes (chasseurs, guerriers, noblesses de souche militaire). Ces clercs ont élaboré les savoirs devant servir à légitimer l’accaparement exclusif du pouvoir par un groupe social, en échange de quoi ils obtenaient des privilèges garantis.

Cette collusion clergés-politiques, sans doute née à des époques très reculées, a toujours constitué une farouche défense d’intérêts réciproques, construite sur l’exploitation et la subordination de ceux qui deviendront plèbe, puis sujets des monarchies européennes. Ces derniers constituaient la chair à canon des guerres royales et seigneuriales, mais surtout les sources de fort nombreuses taxes, dîmes, corvées, dons, indulgences au bénéfice des clergés, de l’Église.

Voilà pourquoi, pour ne parler que de l’Occident, le roi français devint de «droit divin», le royaume d’Espagne «très catholique», le souverain anglais «doté de corps immortel», l’Empire romain-germanique, «saint».

La naissance du clergé de la finance

En échange de cette sacralisation du politique et de ses privilèges, l’Église pouvait exploiter de son côté populaces et paysans, jusqu’aux excès culminant avec l’affaire des indulgences sous le pape Léon X, excès qui ont mené au schisme déclenché par Luther au 16e siècle.

Ce schisme survenu précisément en des temps dits de «Renaissance» (avec ses nouvelles idées plus humanistes, scientifiques et rationnelles) a été un terreau qui enfantera plus ou moins directement ceux qu’on dénommera plus tard libres penseurs et rationalistes : les Rousseau (discours sur l’inégalité), Montesquieu, Voltaire et Diderot.

Il est de première importance de rappeler que leurs idées hérétiques furent d’abord liées à la dénonciation de l’exploitation concertée du peuple par le couple Monarchie-noblesse ET Église. Le tout trouvera un épilogue, notamment, avec la Révolution française de 1789, ouvrant la voie à une nouvelle classe de privilégiés : la bourgeoisie manufacturière, qui, à son tour, aura bientôt son « clergé ».

Il est donc fallacieux de réduire l’idée de laïcité à la seule séparation entre religion et politique. La lutte contre les injustices et inégalités sociales y est aussi importante, sinon prépondérante. Est-ce fortuit si, en toute fin du 19ème et début du 20ème siècle, sont apparus les premiers gourous de l’économie-management moderne, Fayol et Taylor ?

Ils ont été les premiers «clercs» du nouvel ordre bourgeois-manufacturier qui domine aujourd’hui.

Ce nouveau clergé dédié aux intérêts des financiers fabriquera deux grandes idéologies présentées comme sciences : l’économie néoclassique-néolibérale et le management.

Ce clergé a ses gourous (Friedman, Drucker, Simon, Porter), ses messes et ses prédicateurs (animateurs-vedettes et experts des médias). Il a aussi ses fanatiques et ses dogmes (marché autorégulé, libre concurrence, croissance infinie) auxquels il faut croire. Joseph Stiglitz en parle fort bien dans La grande désillusion.

L'État au service des banques

À ces dogmes s'en ajoutent d'autres, comme la légitimité scientifique d’enrichissement illimité des riches, qui sont des surhumains, héros, génies, qui « méritent » tout ce qu’ils désirent.

De leur côté, les grandes écoles de gestion (Harvard, MIT) fournissent les savoirs et les nouveaux clercs dont nos « États » se gavent : ministres, hauts commis, consultants, conseillers, éminences grises. Les milieux néolibéralisme-finance-busines téléguident, sinon édictent lois et décisions étatiques.

De connivence avec les milieux d’affaires, les grandes écoles de gestion comme Harvard fournissent les savoirs et les nouveaux clercs dont nos « États » se gavent. shutterstock

Mais il faut toujours davantage socialiser les coûts et privatiser les profits et les privilèges, comme l'écrit James O’connor, dans The Fiscal Crisis of the State, 1973, pour maintenir la richesse des uns et le pouvoir des autres.

L’ampleur grandissante des inégalités sociales due à cette collusion entre le monde des affaires et l'État est par ailleurs l'inquiétude numéro un de l’ONU, de l’OCDE, du FMI et même du Forum de Davos. Elle résulte des politiques d’enrichissement infini des riches au détriment de la nature, du salariat et des services publics.

Ainsi, la fortune de quelques 26 individus les plus riches équivaut à l’avoir des 50% plus pauvres de la planète. Trois jours de travail des 100 tops PDG du Canada égale le revenu annuel moyenne d'une famille canadienne. Des patrons de fonds spéculatifs gagnent jusqu’à 100 000 dollars de l'heure. Le 1% des plus nantis possèdent l’équivalent du 99% restant. Les espèces animales et végétales disparaissent à des rythmes jamais vus, les climats s’affolent…

La séparation religion-État : une mystification

Quand le milieu de l’économie-gestion s’acoquine aussi étroitement avec celui des décideurs publics, peut-on encore parler de démocratie, de laïcité? La frustration populaire monte et exige des boucs émissaires. On peut aisément l’abreuver de démagogie, de coupables tout désignés, de diversions de basse politique.

Mais le problème de fond demeure: celui des immenses richesses et biens communs scandaleusement accaparés par des minorités arrogantes, qui réclament en prime d’en être dûment remerciées, du fait du dogme voulant que plus ils s’enrichissent, plus « ruissellent » de leurs fortunes emplois, salaires et croissance pour tous.

Donc plaider pour la laïcité, bien sûr, mais d’abord la vraie, celle qui sépare tout clergé, quel qu’il soit, de l’État. Les histoires de kippas, de croix ou de tchadors sont des artéfacts bien secondaires qui, si vraiment à incriminer, viennent bien après ! Par exemple, qui se soucie de ce qu’à Washington, sous la dynastie Bush, et à Ottawa, sous le gouvernement Harper, il y avait deux religions au cœur même de l’État : l’évangélique et la néolibérale ?

Pendant que presque partout en ce monde dominé par les Institutions financières internationales (IFI) comme la Banque mondiale, le FMI et l'OMC, les dogmes du clergé néolibéral guident ouvertement les idéologies et actions gouvernementales, réduire la question de la démocratie et de la laïcité au seul crédo de la « séparation religion-État » est une mystification. Sinon une insulte à l’Histoire et aux intelligences.

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