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La coopétition, voie incontournable de la réussite spatiale française et européenne

La première ministre Élisabeth Borne lors de la cérémonie d’ouverture du 73e Congrès international d’astronautique à Paris, le 18 septembre 2022. Emmanuel Dunand/AFP

Le dimanche 18 septembre 2022, lors 73e Congrès international d’astronomique, la première ministre Élisabeth Borne a annoncé que la France s’apprêtait à investir plus de 9 milliards d’euros sur les trois prochaines années pour développer des innovations. Cet investissement colossal réaffirme la volonté de préserver la souveraineté de la France dans le secteur spatial dans un contexte de concurrence internationale intense.

Pour préserver sa compétitivité, la France a parfaitement compris que les entreprises européennes, bien que concurrentes sur certains marchés, doivent allier leurs forces et coopérer pour innover ensemble. C’est ainsi que la France est l’un des plus gros contributeurs au budget de l’Agence spatiale européenne (ESA).

La souveraineté nationale et européenne en matière de spatiale passe notamment par le développement d’un système de géolocalisation européen. En effet, il est important que la France et l’Europe limitent leur dépendance vis-à-vis de la technologie américaine GPS. C’est pourquoi le projet Galileo fut lancé à la fin des années 1990 avec un budget total de 13 milliards d’euros. Pour développer cette technologie de pointe, les meilleures compétences des entreprises européennes ont été mobilisées. Les trois principaux géants industriels européens, Airbus Defense and Space, Thales Alenia Space et OHB ont alors conclu une alliance. C’est sur ce projet de grande envergure que notre dernière recherche porte.

La coopétition n’est pas sans risque

En sciences de gestion, ce phénomène de coopération entre concurrents est connu sous le concept de coopétition. En effet, de nombreuses entreprises font le choix de coopérer avec leurs concurrents pour développer plus d’innovations. Par exemple : l’éditeur de jeu vidéo Ubisoft, pour mutualiser des coûts marketing pour faire une campagne commune ; les stations de ski, pour relever des défis technologiques ; ou encore les vignerons auvergnats pour mieux faire connaître leur terroir.


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Parmi les nombreux bénéfices potentiels de la coopétition, il y a le développement d’innovations radicales comme Galileo. Cependant, coopérer avec une entreprise concurrente n’est pas sans risque. Dans des relations de coopétition, les entreprises font en effet face à de nombreux risques d’opportunisme. N’oublions pas que les partenaires sont par ailleurs concurrents. Ils vont donc tenter de réduire au minimum leur investissement dans le projet tout en essayant de capter le plus de bénéfices.

En outre, ces risques d’opportunisme dans des relations de coopétition s’accroissent avec le nombre de concurrents impliqués. En effet, lorsqu’il y a plusieurs concurrents, ils peuvent en plus, former des coalitions. Les concurrents peuvent s’allier dans un sous-groupe pour essayer de prendre le pouvoir sur un ou plusieurs concurrents. Avec l’augmentation du nombre de concurrents, l’identification de ces comportements opportunistes et des risques de tricherie devient plus difficile pour les entreprises impliquées.

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Par exemple, les connaissances générées peuvent être appropriées puis réutilisées au-delà des limites de l’accord par un ou plusieurs concurrents cherchant à renforcer leur propre avantage concurrentiel au détriment des autres. En raison de la présence de multiples concurrents, il peut donc être difficile de savoir à qui faire confiance, avec qui partager des connaissances en toute sécurité.

Ces risques majeurs se traduisent par des tensions au sein des projets collaboratifs entre concurrents. Ces tensions peuvent transformer la relation de coopétition potentiellement gagnant-gagnant en une relation gagnant-perdant voire même à l’extrême perdant-perdant. Si ces tensions ne sont pas gérées, elles peuvent conduire à détruire de la valeur pour toutes les entreprises impliquées dans la collaboration.

Dilemme majeur

Dans le travail de recherche que nous avons mené sur le cas de Galileo, nous avons constaté qu’Airbus Defense and Space, Thales Alenia Space et OHB faisaient face à un dilemme majeur : partager leurs connaissances pour développer la nouvelle technologie européenne tout en protégeant leur cœur de connaissances pour maintenir leur compétitivité sur les autres marchés.

Si les trois acteurs refusent de partager leurs connaissances ou limitent trop le partage, Galileo risque de ne jamais voir le jour. À l’inverse, en partageant de trop, Airbus Defense and Space, Thales Alenia Space et OHB risquent de transférer leurs connaissances clés chez un partenaire-concurrent qui pourra ensuite, réutiliser ces connaissances en dehors du projet pour défendre son propre avantage concurrentiel. Au travers de Galileo, les entreprises risquent donc de voir leur avantage concurrentiel se réduire à long terme.

Conscientes de ces risques, Airbus Defense and Space, Thales Alenia Space et OHB ont été tentées de limiter le partage de connaissances au minimum. Mais en faisant ce choix, elles mettent en danger Galileo. Le projet peut échouer à cause de ce manque de partage de connaissances entre les industriels concurrents.

Il semble donc essentiel de trouver des solutions pour gérer ces tensions entre partage et protection des connaissances au sein de projets d’innovation impliquant plusieurs concurrents. Dans cette recherche, nous avons donc essayé de comprendre comment permettre le partage de connaissances suffisant pour développer la technologie, tout en préservant le cœur de compétences de chaque industriel.

L’ESA, un moyen pour renforcer la confiance

Dans des collaborations entre deux concurrents, il est commun de créer des équipes projet communes pour développer des innovations. Cependant, nos travaux montrent qu’il est trop difficile pour trois concurrents de partager librement leurs connaissances dans une équipe commune, sans aucune protection formelle. Ils ont ainsi préféré mettre en place une équipe-projet pyramidale gouvernée par un acteur tiers : l’ESA.

L’ESA va favoriser le centraliser les flux de connaissances partagées par les partenaires. Autrement dit, les trois partenaires-concurrents ne partagent pas de connaissances directement entre eux mais partagent bien les connaissances nécessaires au développent de Galileo avec l’ESA. De cette façon, il n’y a pas de transfert de connaissance direct entre les concurrents mais les connaissances nécessaires au développement de Galileo sont bien présentes puisque partagées par les industriels avec l’ESA.

Cette structure formelle a permis aux industriels de se faire confiance. Au bout de quelque temps, cette confiance développée a permis à Airbus Defense and Space, Thales Alenia Space et OHB d’accepter de partager des connaissances supplémentaires mais deux à deux, jamais à trois. De cette façon, chaque entreprise limite le risque d’opportunisme et se prémunit du risque de coalition. Elle conserve le contrôle sur la nature des connaissances partagées et sur le choix de l’acteur avec qui ces connaissances sont partagées.

Cette structure de projet originale portée par l’ESA, a permis aux industriels européens de développer les premiers satellites du système Galileo et de considérer Galileo comme une réussite. Pour réussir un projet de cette envergure, les connaissances de tous les industriels européens sont nécessaires. L’implication d’un acteur tiers couplée avec une structure de projet adéquate permet le développement de la confiance nécessaire au partage des connaissances nécessaires.

Galileo peut être considéré aujourd’hui comme une réussite puisque 26 satellites sur 30 sont déjà opérationnels et brillamment lancés. Il serait à présent intéressant de continuer à l’étudier pour comprendre l’évolution des relations de coopétition et de suivre l’évolution des défis technologiques du secteur spatial auxquels les entreprises doivent répondre.

Aujourd’hui, l’état des connaissances permet en effet de savoir comment réussir un projet d’innovation entre deux concurrents. Or, le développement d’innovations radicales requiert de plus en plus de connaissances et donc l’implication de plus en plus de concurrents. Il n’est pas possible de gérer un projet de coopétition multiple comme on gère un projet de coopétition entre deux concurrents. Dans l’industrie spatiale européenne, l’adaptation à cette configuration spécifique peut permettre de lancer des projets encore plus ambitieux que Galileo, avec plusieurs concurrents européens. Il semble donc essentiel de continuer à investiguer ce phénomène afin d’en identifier les clés de réussite.

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