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La créatrice de la poupée Barbie, un cas de leadership au féminin

La créatrice de Barbie, Ruth Handler, lors du 40ᵉ anniversaire de la célèbre poupée à New York. Matt Campbell/AFP

En fêtant les 60 ans de Barbie, l’historien des entreprises risque de se focaliser sur certains aspects de Mattel, la société américaine qui la commercialise, comme son développement mondial rapide, ses difficultés actuelles face à des jouets plus interactifs, ou encore l’impact de la poupée sur le rapport des jeunes filles au corps et la propagation d’un modèle stéréotypé de femme. Mais en cette date anniversaire, un oubli peut surprendre quand on connaît le cas d’école que constitue la création de cette marque mondialement connue. Cet oubli porte sur la personnalité hors du commun de la fondatrice de l’entreprise : Ruth Handler.

Une succession d’épreuves

La première partie de la vie de Ruth Handler (née Moskowicz) est une succession d’épreuves. C’est d’abord le déracinement de sa famille de juifs polonais émigrés aux États-Unis. Cadette de dix enfants, Ruth ne pourra pas faire d’études et commencera vite à travailler comme secrétaire. Elle affrontera aussi l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale qui touche toute l’Amérique. Au lendemain de la guerre, ce sont aussi des difficultés financières pour son jeune couple installé en Californie avec deux enfants. Mais à déjà 30 ans, Ruth avait une énorme ambition pour sa vie et voyait les choses en grand pour la famille Handler.

La poupée Barbie doit son succès mondial à l’ambition de sa créatrice, Ruth Handler. Ekaterina_Minaeva/Shutterstock

Elle incita donc son mari à exploiter ses compétences de designer pour créer, en 1945 une entreprise de fabrication d’objets en plastique. Très vite, le succès fut au rendez-vous. Derrière la création de Mattel, les qualités de Ruth font immédiatement merveille. En plus de son ambition, la liste de ses compétences met en exergue les qualités hors pair de la jeune femme : goût du risque, créativité, énergie, capacité de conviction, intelligence, détermination. Ces qualités faisaient d’elle le véritable dirigeant de Mattel (même si elle ne prit le titre de président qu’en 1967).

Poker et ruptures stratégiques

Mais, une autre qualité rare doit être soulignée chez Ruth Handler : sa capacité d’anticipation. Dirigeante visionnaire, Ruth Handler a en effet marqué sa société par sa capacité à analyser les signaux faibles de son environnement, déceler les innovations potentielles, et développer des ruptures stratégiques en avance sur son temps.

Ainsi, lors du lancement d’un des premiers jouets de Mattel (une mitrailleuse en plastique), l’entreprise chercha une manière originale d’en faire la promotion. Une innovation fut d’instaurer un lien direct avec les enfants, alors qu’auparavant les jouets étaient vendus aux parents qui choisissaient les jouets à la place de leur progéniture. Les parents venaient donc dans les magasins en demandant un jouet pour un enfant de tel ou tel âge, sans finalement en référer aux utilisateurs finaux.

L’idée de Ruth Handler fut de sponsoriser, en 1955, l’émission de télévision Mickey Mouse Club afin de faire la promotion directement auprès de son jeune public (et non des parents) de sa marque et de son jouet. Suite à cette promotion, des milliers de garçons demandèrent avec insistance à leurs parents la nouvelle mitrailleuse, un renversement par rapport à l’acte d’achat traditionnel dicté par les parents.

La première publicité de Mattel diffusée pendant le Mickey Mouse Club.

Si cette idée peut paraître anodine pour des consommateurs du XXIe siècle, ce fut une indéniable rupture dans les habitudes marketing de l’époque. Une autre innovation est le coût de cette opération de promotion : 500 000 dollars, soit à l’époque la totalité de la valeur financière de la société Mattel. Férue de poker, Ruth Handler était ainsi prête à risquer l’intégralité de son patrimoine sur une seule opération commerciale.

Bild Lilli, l’inspiratrice de la poupée Barbie. RomitaGirl67/Flickr, CC BY

Devant le succès du jouet préféré de son fils (Kenneth, qui d’ailleurs guida la création de Ken, le célèbre compagnon de Barbie), Ruth Handler souhaitait aussi faire un produit pour les filles, sachant qu’elle avait déjà une consommatrice de choix : sa fille Barbara. L’idée de la poupée Barbie émergea dans l’esprit de Ruth Handler lors d’un voyage en famille en Europe. Dans la vitrine d’une boutique suisse, elle découvrit un sex-symbol aux formes généreuses : Bild Lilli, une poupée pour chauffeurs routiers souhaitant décorer leur véhicule qu’un mannequin aux formes généreuses.

Une autre idée géniale de Ruth Handler (et d’une certaine manière à son image) fut de comprendre que les jeunes filles des années 1950 ne voulaient plus seulement être des mères, mais aussi des jeunes femmes qui voulaient séduire et travailler. Alors que les jouets concurrents correspondaient au rôle unique assigné de la femme au foyer (on vendait dans les années 1950 beaucoup de bébés à langer), la poupée Barbie était l’annonce d’une certaine émancipation du rôle unique de mère. Bien sûr, avec le recul, on peut voir dans Barbie la personnification de la femme-objet. Mais à l’époque, l’idée de Ruth Handler n’est pas de créer un jouet sex-symbol mais un jouet reflétant la femme travaillant, souhaitant être autonome. Comme elle le déclara quelques années plus tard :

« Barbie représente pour moi le fait qu’une femme a toujours des choix dans la vie ».

Quand Ruth Handler présenta son nouveau concept de jouet au patron d’une grande agence américaine de publicité, celui-ci s’écria : « cela n’a aucune chance de réussir. Vous êtes en train de me faire une blague ». Le pudique comité de direction de Mattel (uniquement composé d’hommes exceptée Ruth) s’opposa aussi à l’idée d’une poupée sexy. Résolue, Ruth Handler imposa le projet. Elle obligea immédiatement le département de recherche et de développement de Mattel à réaliser les prototypes d’une poupée vendue à prix coûtant, mais dont le bénéfice était réalisé sur la vente des habits et autres accessoires.

Un contact direct avec les enfants

Au passage, les 200 personnes du département R&D étaient une exclusivité de Mattel que l’on ne trouvait à l’époque que dans l’aéronautique ou l’automobile, mais pas dans le secteur du jouet. Par la même occasion, l’innovation d’un produit dont le bénéfice provient des consommables (en l’occurrence les accessoires) était née. On a ici une rupture stimulante : la poupée est vendue à un prix très faible pour capter un marché et le profit est généré par la vente des accessoires. Ce modèle d’affaires est maintenant devenu la norme dans beaucoup de secteurs.

Une réédition du modèle Barbie présenté en 1959 à New York. Dollyhaul/Flickr, CC BY-NC

Quand la poupée Barbie fut présentée à la foire internationale du jouet de New York, en 1959, tous les grands acheteurs notamment des grandes enseignes de magasins américains refusèrent ce nouveau produit. Là où beaucoup d’entrepreneurs auraient baissé les bras, en constatant que les acheteurs professionnels ne suivaient pas, Ruth Handler décida de passer outre et d’aller directement vendre sa poupée aux enfants. Finalement, Ruth fit ce qu’elle savait faire : instaurer un contact direct avec les consommateurs. Une grande campagne de publicité fut alors lancée qui se solda par le succès planétaire que l’on connaît.

Six décennies plus tard, cette femme dirigeante extraordinaire, décédée en 2002, semble être la grande oubliée des 60 ans de Barbie. Ruth Handler était pourtant une femme autonome, créative, puissante et libre. On peut donc voir en elle un modèle de leadership au féminin. Finalement, un modèle beaucoup plus intéressant et utile que la femme-objet aux formes sexy…

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