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La crowd-logistics, nouvelle frontière de l’économie collaborative

De plus en plus de startups s'appuient sur les ressources de « la foule » pour proposer des services logistiques innovants. Indypendenz / Shutterstock

Cette contribution est issue de l’article « The Rise of Crowd-logistics : a new way to co-create value », paru en décembre 2017 dans le Journal of Business Logistics, et qui a reçu en 2018 le Prix académique de la recherche en management décerné par Consult'in France en partenariat avec la FNEGE du meilleur article dans la catégorie « transformation digitale ».


L’une des conséquences de l’émergence de la nouvelle économie collaborative et digitale est le développement de pratiques de crowdsourcing (production participative) observables dans de nombreux secteurs d’activité, de l’hôtellerie (Couchsurfing, Airbnb), à la rédaction d’articles encyclopédiques (dont Wikipedia est sans nul doute le plus célèbre exemple). Certaines activités – autrefois réalisées par l’entreprise – sont alors confiées à Monsieur Tout-le-Monde (la « foule »). Jusqu’à présent, l’accent a été mis par les chercheurs et les journalistes sur deux types de pratiques : le crowdfunding, qui consiste à tirer parti des ressources de la foule pour financer des projets, notamment culturels (34 milliards de dollars ont été collectés en 2017) et la crowd-innovation, qui vise à utiliser les ressources intellectuelles de la foule dans une optique de créativité et de coproduction de connaissances (le groupe Pepsico a par exemple en 2012 reçu plus de 10 millions de suggestions pour sa campagne « Do us a Flavor » de recherche de nouveau parfum pour les chips Lay’s).

Aujourd’hui, un troisième type de pratique s’installe : la crowd-logistics (la logistique par la foule)

Un meilleur usage des ressources logistiques

Dotée de ressources financières et intellectuelles, la foule d’individus peut en effet aussi se prévaloir de ressources logistiques : des bras pour déplacer des meubles, des caves et des garages pour stocker des marchandises, des véhicules pour les transporter, etc. Largement sous-utilisées, ces ressources peuvent être activées pour mettre en œuvre de nombreux services logistiques. Une opportunité qui est exploitée depuis quelques années par de nombreuses startups émergeantes partout dans le monde. Aux États-Unis, Deliv permet par exemple aux consommateurs de plus de 1 400 villes américaines d’accéder à des services de livraison plus rapides et moins chers depuis de nombreux distributeurs (épicerie, produits de grande consommation, produits pharmaceutiques, etc.).

En France, Costockage cherche à tirer parti des garages et caves inoccupées pour proposer aux habitants des villes des services de stockage peu chers et de proximité. En milieu urbain, de nombreuses initiatives concernent le marché de la livraison de repas, portées aussi bien par des géants comme Uber que par de nouveaux entrants.

Qu’est-ce que la crowd-logistics ?

La crowd-logistics opère au travers de plates-formes collaboratives et d’applications numériques qui connectent tant les individus que les entreprises à la foule (qui voyage, se déplace, détient des espaces de stockage, etc.). Elle propose un meilleur usage de ressources logistiques distribuées et sous-exploitées en mobilisant des individus pour réaliser ad-hoc des services logistiques basiques.

Trois spécificités de la crowd-logistics peuvent être mises en avant :

  • La première est le fait qu’elle repose non sur des professionnels de la logistique mais sur des amateurs ;

  • La seconde est qu’elle diffère fortement de la logistique traditionnelle qui utilise des infrastructures spécifiques (entrepôts, camions, bateaux, etc.) tandis qu’elle mobilise des ressources distribuées au sein de la foule et, par nature, non dédiées à la logistique ;

  • Enfin, la dernière spécificité est que la crowd-logistics est permise par le développement du digital et des applications mobiles auprès des particuliers. Elle ne s’appuie donc pas sur les systèmes d’information qui sous-tendent traditionnellement les processus logistiques des entreprises (ERP, EDI, etc.).

Quatre types de crowd-logistics pour co-créer de la valeur

Quatre grands types de services logistiques peuvent être rendus par la crowd-logistics : crowd local delivery, crowd storage, crowd freight shipping, et crowd freight forwarding (livraison de proximité par la foule, stockage par la foule, transport par la foule, expédition par la foule). Ces différents types de services logistiques mobilisent des ressources variées et formulent des propositions de valeur différentes aux clients. Par exemple, le crowd storage s’appuie sur des ressources immobilières comme les caves, les garages, les espaces ou pièces vacantes au sein des logements pour proposer un service de stockage de proximité aux citadins des grandes villes. Le crowd freight forwarding mobilise des ressources liées à la mobilité – un trajet en avion par exemple – pour rendre accessibles à bas prix certains produits qui ne sont pas disponibles dans un pays ou pour assurer le transit de marchandises (petits colis). Chaque service de crowd-logistics contribue ainsi différemment à créer de la valeur logistique.

Les quatre types de crowd-logistics.

L’impact disruptif de la crowd delivery

Si des initiatives et startups se développent autour des quatre services précédemment cités, le segment qui semble potentiellement le plus disruptif est celui de la crowd delivery, soit les livraisons de proximité que peuvent effectuer les individus lambda sur leurs trajets domicile-travail par exemple. Les consommateurs en milieu urbain sont en effet fortement demandeurs de services de livraison qui soient à la fois peu coûteux, personnalisés et rapides. C’est justement ce genre d’offre que proposent les startups de la crowd local delivery en jouant sur la foule pour être plus compétitives que les prestataires logistiques traditionnels. Elles offrent ainsi aux marques – qui de plus en plus souhaitent s’inscrire dans une logique de distribution omnicanale – une modalité flexible, moderne et attractive.

Les ressources à la base de ces services sont très largement disponibles et peu spécifiques : en ville, tout le monde se déplace tout le temps et peut facilement transporter un colis d’un point A à un point B. Sur ce segment particulier de la crowd-logistics, certaines entreprises comme Deliv, Postmates, Instacart ont d’ailleurs déjà atteint une taille considérable. Ainsi, Instacart a jusqu’ici levé 900 millions de dollars (notamment auprès de Sequoia Capital et de Andreessen Horowitz), en atteignant une valorisation de 4,2 milliards de dollars, selon Bloomberg.

La crowd-logistics, menace pour les acteurs en place…

Ces nouvelles formes de logistique, portées par de nouveaux acteurs et opérées par des amateurs, sont-elles de nature à révolutionner le poids des acteurs en place ? Probablement pas ! Une grosse partie de la logistique d’approvisionnement, industrielle et en BtoB échappe aux offres de ces start up et s’appuie sur des prestataires traditionnels, dotés de moyens physiques et informationnels importants.

Leur observation est néanmoins pertinente à plus d’un titre. En effet, ces startups de crowd local delivery captent une part du volume d’activité des entreprises de livraison autrefois dévolu aux prestataires de services logistiques (PSL) traditionnels. Une entreprise comme Instacart cherche ainsi aujourd’hui à se positionner comme un nouvel intermédiaire entre les consommateurs et les distributeurs traditionnels (Costco, etc.). Le risque pour ces derniers est alors de perdre le lien stratégique direct qu’ils entretiennent avec les consommateurs et d’être transformés en de simples fournisseurs au sein desquels les utilisateurs d’Instacart iraient faire les courses pour le compte des clients !

… ou source d’inspiration ?

Pour l’ensemble des acteurs concernés, la crowd local delivery constitue surtout un gisement d’opportunités ou, tout du moins, une source d’inspiration. Les prestataires traditionnels pourraient par exemple chercher à intégrer dans leur offre des services de livraison par la foule. Ils le peuvent d’autant plus que ceux qui se positionnent comme des 4PL (organisateur de solutions logistiques pilotant des ressources – flottes, entrepôts, etc. – détenues par d’autres prestataires) ont par définition les compétences nécessaires à l’orchestration des ressources logistiques.

Dans ce cadre, DHL a par exemple brièvement testé un service de ce type en Suède. Les distributeurs considèrent également ces nouvelles modalités de service logistique à la loupe. Leroy Merlin a ainsi testé sur la région lilloise de nombreuses startups spécialisées dans la logistique du dernier kilomètre via des expériences pilotes.

Les modèles de crowd-logistics : réguler pour assurer la pérennité ?

Ces nouveaux modèles ne sont pas tous pérennes. De nombreuses initiatives de crowd delivery n’ont ainsi pas trouvé le modèle économique leur permettant de garantir la rentabilité à terme de leurs opérations. D’autres évoluent souvent vers une hybridation avec les modèles traditionnels. Colisweb, start-up lilloise de crowd local delivery précisait sur son site Internet à sa création mobiliser la foule pour effectuer ses livraisons. Elle s’est pourtant rapidement positionnée vers le recours aux entreprises locales ou chauffeurs-livreurs indépendants.

Le recours à la foule pose indubitablement de nombreuses questions sociales. Ces services, supposés constituer « des compléments de revenu », s’inscrire dans une société d’échanges volontaires, ou encore mobiliser les individus sur leurs trajets habituels, ont en réalité tendance à être assurés à titre quasi professionnel.

Sauf que les individus concernés ne bénéficient pas des statuts professionnels adéquats, des rémunérations conventionnelles, de la protection à laquelle ils pourraient prétendre. Pour beaucoup d’observateurs, il s’agit d’une nouvelle forme de précarité sous couvert de flexibilité et d’émancipation individuelle.

Sur le plan environnemental, les conséquences ne sont pas nécessairement meilleures. La crowd local delivery, pratiquée de manière dévoyée par des semi-professionnels, loin d’utiliser des trajets d’ores et déjà pratiqués, rajoute à la multiplicité des derniers kilomètres possibles et augmente donc encore un peu plus les émissions de gaz à effet de serre.

Enfin, ces systèmes, pour séduisants qu’ils apparaissent, s’inscrivent dans une évolution plus globale de notre société : le « tout, tout de suite », glorifié par le géant Amazon, (le « Everything now » chanté par Aracade Fire), et dont on peut largement questionner les impacts.

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