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La décision de justice sur l’affaire Luxleaks illustre le conflit de justice généré par le whistleblowing

Manifestation de soutien aux lanceurs d'alerte du dossier Luxleaks le 29 juin 2016 à Luxembourg. Mélanie Poulain/Flickr, CC BY

La cour d’appel luxembourgeoise a décidé ce 15 mars 2017 de condamner Antoine Deltour, principal artisan de l’affaire LuxLeaks, à six mois de prison avec sursis et 1500 euros d’amende, Raphaël Halet à une simple amende, tandis que le journaliste Édouard Perrin a été acquitté

En soi ce jugement pourrait se passer d’une lecture psychosociologique si ce n’était pour le conflit symbolique dont il est porteur. Des individus peuvent être reconnus comme des whistleblowers, c’est-à-dire reconnus comme agissant dans l’intérêt général, mais être dans le même temps condamnés, c’est-à-dire considérés comme coupables. Ce paradoxe nous semble bien illustrer les résultats de nos recherches qui mettent en évidence le conflit en termes de cercles de justice ressenti par les dirigeants face au recrutement possible d’un whistleblower.

En situation de devoir donner du sens à l’action du ou des whistleblowers, les dirigeants peuvent ainsi juger leur(s) action(s) juste(s) du point de vue de la société mais injuste(s) du point de vue de l’entreprise. La décision de justice rendue par la cour d’appel luxembourgeoise nous semble bien refléter ce conflit de justice et encourager la poursuite d’une réflexion sur la manière dont est perçu et compris le whistleblowing.

Le juste pour l’entreprise ne se confond pas toujours avec le juste pour la société

Le lanceur d’alerte, à travers sa dénonciation, pointe le fait que ce qui est juste pour l’entreprise ne l’est pas forcément pour le bien commun (Jensen, 1987). Cela met ainsi les tierces parties qui cherchent à faire sens de leurs actes en situation de devoir arbitrer entre ces deux polarités, et ce n’est pas une réflexion confortable. Devoir faire sens d’une situation de prime abord paradoxale provoque souvent chez les individus un rejet assez fort, y compris avec une forte composante émotionnelle, de ce que font les lanceurs d’alerte. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, les whistleblowers sont souvent rejetés. Leur probabilité d’être recrutés par la suite à un poste équivalent est faible (Miceli, Near et Dworkin, 2008).

La gravité des actes comme premier élément retenu pour l’analyse du whistleblowing

En première instance déjà, les juges avaient bien reconnu ces trois personnes comme whistleblowers mais ils les avaient malgré tout sanctionnées en pointant le fait que la dimension intérêt public_ de leur action restait _« insuffisant(e) pour ne pas sanctionner pénalement ». La gravité des actes dénoncés est ainsi soupesée au regard des conséquences pour l’entreprise. Cette dimension de « gravité des actes dénoncés » a déjà été mise en évidence par des recherches précédentes (voir notamment Miceli et Near, 1985, 1992) et illustrée également dans les nôtres (Nadisic et Melkonian, 2016).

La gravité perçue agit comme un premier filtre de jugement : si ce qui est dénoncé n’est pas considéré comme assez grave alors les actes de whistleblowing sont jugés injustes et amènent les individus (qu’ils soient des institutions ou des dirigeants) à les sanctionner. Le fait que la cour ait refusé le statut de lanceur d’alerte à Raphaël Halet l’illustre parfaitement. Elle estime que ce dernier a dévoilé des documents dont « la faible pertinence » a causé « un préjudice à son employeur, supérieur à l’intérêt général, par leur divulgation ».

Deux autres éléments nécessaires pour une perception du whistleblowing comme juste

La gravité perçue de l’acte ne suffira pas nécessairement à faire que les actes du whistleblower soient perçus comme justes et donc qu’il soit acquitté (dans un contexte de justice) ou par exemple recruté (dans un contexte organisationnel). Deux autres filtres de jugement vont faire suite au premier relatif à la gravité. Le deuxième concerne la procédure de dénonciation suivie par le whistleblower, renvoyant à la notion de justice de nature procédurale : le whistleblower a-t-il d’abord dénoncé en interne avant de divulguer publiquement ces éléments ?

La loi Sapin II insiste d’ailleurs sur le respect en premier lieu de cette procédure interne à l’entreprise. Les potentiels whistleblowers doivent donc suivre cette étape afin de s’assurer que leurs actes puissent être perçus comme justes du point de vue sociétal, mais également du point de vue de l’entreprise.

Enfin, et c’est là peut-être le filtre le plus complexe, le whistleblower doit faire la preuve qu’il n’est pas un « missionnaire » et rassurer sur le fait qu’il sera capable d’arbitrer lui-même en termes de gravité des actes. Dans notre étude, les dirigeants parlaient d’aptitude à être « borderline », attendant de la personne qu’elle soit à même de naviguer – comme eux – entre les deux cercles de justice, organisationnel et sociétal.

Et qu’elle ne déclenche l’alerte que lorsqu’une frontière a été dépassée, celle du danger pour autrui. Pour autant, qui doit déterminer cette fameuse frontière ? La justice, la société ou les entreprises ? Loin d’être évidente, la réponse appelle peut-être à une collaboration inédite entre toutes les parties prenantes de l’entreprise, au-delà des clivages traditionnels idéologiques ou politiques qui les traversent. Une coopération visant à développer une éthique pratique qui permette aux parties prenantes de déterminer conjointement ce qui est suffisamment grave de ce qui ne l’est pas.

À défaut d’une perception partagée sur la gravité des actes, les whistleblowers continueront d’être sanctionnés, générant pour eux, comme pour les tierces parties en charge de juger leurs actes, une situation d’inconfort psychologique intense classiquement associé à une perception d’injustice (Adams, 1965).

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