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La démocratie en Turquie, victime collatérale des négociations avec l’UE

Marche à Ankara, le 11 mars, en mémoire de Berkin Elvan, le plus jeune manifestant décédé lors de la répression par les forces de l'ordre du mouvement de protestations lancé en 2013 à Istanbul. Adem Altan/AFP

En janvier 2016, 1128 universitaires en Turquie ont signé une pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime » dénonçant la violence, les déplacements forcés et les violations des droits humains perpétrés par les forces de l’ordre dans le sud-est du pays pour contrer les attaques terroristes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Le président de la Turquie et le parti au pouvoir (Parti de la justice et du développement-AKP) avaient immédiatement condamné la pétition, inaugurant un harcèlement généralisé des signataires via les médias et réseaux sociaux. Ces derniers ont ainsi été délibérément stigmatisés, et leur réputation et leur crédibilité académiques ont été vivement attaquées. Dans certaines universités, on a même été jusqu’à marquer leurs bureaux d’une croix rouge ou de la mention de « traître à la nation » !

De son côté, le président de la République, Recep Tayyip Erdogan, n’a pas hésité à qualifier ces mêmes signataires de « pseudo-intellectuels », de « demie-portions intellectuelles », de « forces obscures » et même de « cinquième colonne » des puissances étrangères voulant diviser la Turquie. Il a immédiatement exigé que toutes les institutions du pays prennent des mesures contre « ceux qui, tout en mangeant le pain de l’État, le trahissent » (se référant au statut de fonctionnaire des universitaires). Par la suite, le procureur d’Istanbul a ouvert une enquête judiciaire visant les signataires.

À ce jour, 36 universitaires ont été limogés de leur poste ; 495 procédures disciplinaires ont été ouvertes et 33 personnes ont été placées en garde à vue. Et ces chiffres augmentent tous les jours.

Noyautage des universités

Cet événement traduit bien le climat d’hostilité et d’intolérance dans lequel la Turquie se trouve plongée, mais aussi le système clientéliste qui caractérise le pays. Outre le fait que les postes clés dans les universités et la présidence du Conseil de l’enseignement supérieur ont été attribués à des personnes proches du gouvernement et particulièrement de Recep Tayyip Erdogan, l’activité scientifique s’est progressivement transformée : la rationalité et la démonstration scientifique ont cédé le pas aux dogmes religieux et nationalistes. La proximité avec le parti au pouvoir a pris une importance cruciale.

En 2009, un numéro de la revue du Tübitak (Centre de la recherche scientifique et technique de Turquie) dans lequel figurait un article de 15 pages sur la théorie de l’évolution de Charles Darwin a été censuré par le Conseil d’administration de l’institution. Et les ouvrages sur cette théorie ont pendant longtemps été indisponibles à la vente.

En 2012, ce sont des publications du Centre d’études sur l’Afrique qui ont été victimes de la censure, cette fois à l’Université d’Ankara. Le numéro 3 de la Revue d’études africaines, préparé par ce Centre, comportait une étude ethnographique concernant des résidents africains en Turquie. Un article examinait notamment le cas d’un sans-papiers nigérian, Festus Okey, tué en 2007 dans un commissariat à Istanbul après son arrestation, se référant aux théories de Frantz Fanon et explorant les manifestations du racisme en Turquie perçues par les Africains. Tous les articles avaient passé la procédure d’évaluation anonyme par les pairs, étant considérés comme scientifiquement conformes à la publication.

Mais entre-temps, la direction du Centre a été destituée et un enseignant de la Faculté d’ingénierie a été nommé à sa tête ! Ce nouveau directeur a censuré lesdits articles, affirmant qu’ils présentaient les Turcs comme étant racistes et qu’il ne pouvait permettre que l’image du pays soit ternie par des citations de chercheurs étrangers voulant montrer un tel visage de la Turquie.

Évolution liberticide

En Turquie, la répression politique sur des libertés publiques se généralise à l’ensemble des secteurs de la société. Il s’agit de domestiquer toute forme d’opposition politique et sociale. Outre le cas des journalistes qui sont continuellement stigmatisés et dont les enquêtes sont taxées à tout bout de champ de « propagande terroriste », le gouvernement n’hésite pas à s’en prendre à la propriété privée des entreprises en les dépossédant de leur patrimoine, de leurs biens ou de leurs ressources financières. C’est ce qui s’est produit pour les firmes Ipek et Boydak dont les propriétaires sont accusés d’avoir financé la confrérie Gülen. Celle-ci est considérée par le pouvoir turc comme une organisation terroriste tentant d’infiltrer l’appareil étatique.

Un des principaux journaux d’opposition au pouvoir, Zaman, a été mis sous tutelle par le gouvernement d’Ankara. Adem Altan/AFP

L’évolution liberticide du gouvernement apparaît aussi dans l’affaire des journalistes Can Dündar et Erdem Gül. Les deux hommes ont été jetés en prison pour avoir publié une enquête sur les camions des services secrets turcs, remplis d’armes partant vers la Syrie. La confiscation et la mise sous tutelle du journal Zaman, qui est accusé par Ankara de fournir de l’aide logistique à la même confrérie Gülen, est un autre exemple de cette tendance plus qu’inquiétante.

Les dernières déclarations de R.T. Erdogan affirmant ne pas reconnaître et ne pas vouloir respecter la décision du Conseil constitutionnel ordonnant la libération immédiate des journalistes Dündar et Gül ou encore la traque qui vise les citoyens accusés d’avoir insulté la personne du président (1845 dossiers traités à ce jour dans les tribunaux du pays) sont également révélateurs du régime qu’Erdogan veut instaurer. Récemment, le rédacteur en chef du journal Birgün, Barış İnce, a été condamné à 21 mois de prison ferme pour s’être défendu dans le tribunal avec un acrostiche « Tayyip Voleur ».

Le silence gêné de l’Union européenne

Dans ce contexte inquiétant et flagrant de recul de la démocratie en Turquie, le silence relatif de l’Union européenne est difficilement compréhensible. Une négociation immorale a lieu en ce moment sur la gestion des flux de réfugiés, réduisant les êtres humains à de banales statistiques. Tout à sa volonté de gérer sur le court terme un problème qui a pourtant des causes sociopolitiques profondes, dont l’Europe est en partie responsable sur le plan historique, mais aussi du fait de son incapacité à apporter des solutions pendant des mois à l’afflux exponentiel des migrants à ses portes, l’UE préfère fermer les yeux face aux violations répétées des droits de l’Homme, à l’affaiblissement de la démocratie et à l’instauration du culte de la personnalité en Turquie.

À dire vrai, les dirigeants turcs doivent bien s’amuser de cette paralysie des pays européens qui, depuis quarante ans, mettent sur la table la question des droits de l’Homme pour mieux refuser l’adhésion de la Turquie, mais semblent soudainement l’oublier dès qu’il s’agit de maintenir éloignés de l’Europe des migrants et de leur trouver un « entrepôt » de stockage.

Funérailles de l’une des 37 victimes de l’attentat qui a frappé Ankara le 13 mars. Adem Altan/AFP

Ils doivent également se frotter les mains puisqu’ils ont toute latitude pour faire ce qu’ils veulent sur le plan intérieur pendant que l’Europe négocie l’aide financière à verser à la Turquie. Du coup, il ne faut guère s’étonner si les cas d’emprisonnement de journalistes et d’universitaires – et plus généralement d’opposants au gouvernement – se multiplient, si d’autres journaux (comme Cumhuriyet) sont fermés, si toute manifestation dans l’espace public est violemment réprimée et si des villes entières dans le sud-est du pays sont détruites par l’armée sous prétexte de combattre le terrorisme du PKK, causant des déplacements forcés et peut-être de nouveaux réfugiés aux portes de l’Europe, cette fois-ci des Kurdes de Turquie.

Un jour, peut-être, se rappellera-t-on de la responsabilité historique de l’Union européenne dans cette affaire. Pourra-t-elle, alors, dire qu’elle ne fut en rien « complice de ce crime » ?

Le tragique attentat qui a frappé Ankara le week-end dernier, le troisième en cinq mois, a provoqué la mort d’au moins 37 personnes et fait plus d’une centaine de blessés, dont certains sont dans un état critique. Il entame un peu plus la stabilité d’un pays déjà fragilisé par ses divisions ethniques, religieuses et politiques. De nouvelles mesures répressives vont viser l’opposition dans les semaines qui viennent. Il faut noter que la première réaction du gouvernement à l’attentat du 13 mars a été d’interdire l’accès à Facebook et Twitter.

Enfin, trois autres universitaires, porte-parole d’une nouvelle déclaration des pétitionnaires d’Istanbul insistant sur la nécessité de préserver la paix, ont récemment été placés en garde à vue : ils sont accusés de « propagande terroriste » par le procureur d’Istanbul.

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