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La dérégulation tue le travail (analyse de quatre idées reçues)

Manuel Valls et la ministre du travail Myriam El Khomri recevant le rapport de Jean-Denis Combrexelle (Conseil d'Etat) à l'Hôtel Matignon le 9 septembre 2015. Dominique Faget/AFP

Le président de la République et son premier ministre l’ont affirmé : l’exécutif souhaite entamer une réforme « en profondeur » du droit du travail. Au moment où les débats se multiplient, il convient de remettre cette question cruciale en perspective en analysant de plus près quatre idées souvent repérées dans les discussions.

1. « Lourd, rigide, le droit du travail est le responsable principal de la montée du chômage »

Il y a eu un tournant dans les années 1990, avec la persistance d’un niveau élevé de chômage. Depuis cette époque, le droit du travail est mis régulièrement en accusation par des rapports qui entendent le « simplifier ». Mais, la crise financière de 2008 a mis en évidence, selon moi, le véritable problème, c’est-à-dire le désengagement du capital à l’égard des activités productives pour s’orienter vers des activités financières.

Ce problème n’est pas récent, il est symbolisé par la famille de Wendel qui est passée de la sidérurgie en Lorraine au fonds d’investissement Wendel Investissements sous l’impulsion de l’un de ses membres, également un des fondateurs du MEDEF, E.A. Seillière. On retrouve ce problème plus récemment dans la tentation d’abandonner l’automobile pour diversifier les actifs, du côté de la famille Peugeot.

Cela aboutit à un nomadisme financier qui se traduit par des conséquences négatives sur l’industrie et l’emploi. Les grandes entreprises deviennent des intégrateurs de sous-traitance, avec, au niveau du travailleur, des formes d’évaluation privilégiant le chiffre d’affaires généré à la performance technique. La crise de l’emploi est la conséquence d’une crise plus profonde, celle de l’entreprise dont les finalités se ramènent à la « création de valeur pour l’actionnaire » en abandonnant les grandes avancées technologiques.

2. « Il faut réformer profondément le Code du travail pour remédier à la crise économique »

C’est une véritable hystérie réformatrice que nous connaissons depuis plus de vingt ans. Je voudrais cependant distinguer dans mon analyse les rapports de Terra Nova et de l’institut Montaigne d’une part et d’autre part le rapport Combrexelle, fruit de travaux beaucoup plus approfondis portant plus spécifiquement sur la négociation collective et introduisant des éléments substantiels. Mon propos portera ici exclusivement sur ces deux premiers rapports qui appartiennent à une longue série de rapports et de réformes apportant peu de choses nouvelles. Le rapport Boissonnat a ouvert la voie en 1995, puis est venue la proposition de « Refondation sociale » qui a été l’acte de naissance du MEDEF en 1998. Il ne faut pas oublier l’importante recodification du droit du travail, en 2007-2008 autour de la distinction droit individuel/droit collectif. La complexité vient moins du Code du travail, que de ses réaménagements constants.

À l'usine Renault de Dieppe, des employés sur la ligne d'assemblage des Bluecar. Philippe Wojazer/Reuters

Dans les rapports actuels, notamment celui de l’Institut Montaigne, on retrouve l’idée de rapprocher CDI et CDD, en insistant sur la liberté de licencier même lorsque le contrat est limité par un terme dans le temps. Cela évoque ce « contrat de mission » proposé dès 1999 par le MEDEF. Le point de départ demeure le constat d’une mobilité croissante des salariés, autrement dit la fin de l’emploi à vie, constat faux selon les données de l’INSEE. Avec une telle idéologie de la mobilité, il est difficile d’imaginer que des travailleurs amenés à passer d’une entreprise à une autre soient en mesure de développer une spécialisation suffisante pour contribuer à de grandes avancées technologiques. Grossièrement, on ne fait pas de bons avions avec des intérimaires.

C’est une évidence que l’Allemagne a bien comprise dans l’industrie automobile, avec une réputation de qualité qui explique sa réussite dans ce domaine. Le résultat ? C’est Uber qui transforme tout le monde en chauffeur de taxi en laissant le passager souffrir des errements d’un conducteur qui ne connaît pas forcément le terrain. C’est perdre la connaissance technique, la connaissance des autres qui fait le travail. C’est perdre le travail, pour se limiter au bricolage généralisé. Il faut avoir conscience que si l’on touche au droit du travail, on touche aussi au travail donc aux produits, aux dimensions innovantes et industrielles de l’économie. Et puis il n’y a pas que le droit du travail, le droit des sociétés, le Code monétaire et financier mériteraient davantage une bonne simplification.

3. « Le contrat de travail fut une révolution intellectuelle à portée institutionnelle »

Le recul historique apporte un autre regard sur le développement industriel, en mettant en évidence la corrélation entre l’adoption du Code du travail en 1910 et le décollage industriel de la France. Pour comprendre la portée de cette corrélation, il faut revenir sur la situation qui précède. Le cadre juridique des rapports productifs est alors tiré du « louage d’ouvrage ». Tout au long du XIXe siècle, cela se traduit par une sous-traitance généralisée que l’on qualifie de « marchandage », avec des ouvriers intégrant d’autres ouvriers, leur famille, pour répondre aux commandes de négociants.

Le contrat de travail représente alors une véritable révolution qui aboutit à ce que je nomme une « institution du travail » comme activité sociale spécifique des individus, distincte de la vie de famille, de la formation et des loisirs. Il dessine en même temps la figure de l’employeur – en lui assignant des responsabilités en matière d’emploi des enfants, d’hygiène et de sécurité et d’accidents du travail – et le collectif de travail constitué par ceux qui partagent un même employeur et lient leur activité professionnelle.

Ouvriers, employés techniciens et ingénieurs sont ramenés à une même condition juridique. L’usine est désormais conçue comme un lieu de production de masse, mais aussi de mise au point de nouveaux produits par la coopération entre des ingénieurs et des ouvriers pour élaborer des prototypes avant leur industrialisation. Selon moi, une remise en cause du contrat de travail, c’est la négation de ce qui fait le travail comme activité d’individus dans un collectif productif cohérent, et reconnus à ce titre comme membres de ce collectif.

4. « Il faut donner plus de poids au collectif pour déroger à la loi »

Bien sûr, revenir au collectif de travail, cela peut évoquer le primat à la négociation d’entreprise qu’entendent établir ces rapports. Mais le problème ne se limite pas au renversement de la hiérarchie des normes. La question aujourd’hui est de ressaisir ce collectif qui est dispersé en une diversité d’établissements, de sous-traitants. Le comité d’entreprise constitue pour cela une institution cruciale ! Sa réhabilitation est nécessaire notamment par la création d’unités économiques et sociales ramenant de la cohérence dans les activités productives, mais pas suffisante face aux restructurations incessantes qu’impose le marché financier.

Je propose par exemple de mettre en place une « sécurité sociale industrielle », en imaginant une intervention des organisations syndicales dans la gestion d’un investissement social pour contrecarrer l’action déstabilisatrice des fonds d’investissement. Aujourd’hui, la finalité prioritaire de ce que l’on nomme « entreprise » est la rentabilité, en concentrant les efforts sur la baisse des coûts, au détriment de la cohérence de l’activité productive. Au lieu de répondre à une demande de « simplification » centrée sur le droit du travail, il y a lieu de saisir le droit du travail comme la base d’une simplification des circuits économiques pour restaurer des capacités de production et d’innovation que la multiplication des sous-traitants tend à disperser. Or, ces capacités de réaliser des produits innovants et de qualité elles viennent en premier lieu du travail et des travailleurs.

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