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Diplo-focus : politiques étrangères

La dissuasion n’est plus ce qu’elle était

Des badauds suivent le tir d'un missile balistique sur écran, à Pyongyang, le 16 septembre dernier. Kim Won-Jin / AFP

Dissuasion : le mot n’est plus synonyme systématique de possession de l’arme nucléaire (« force de dissuasion ») mais renvoie à tout un éventail de postures dont l’objectif est de décourager un tiers (adversaire potentiel ou déclaré) d’aller plus loin dans l’escalade, d’entreprendre une action contre ses intérêts, de se mêler de ce qui ne le regarde pas.

La crise coréenne actuelle, les tirades de Donald Trump, le non-dit de l’intimidation russe, les bras de fer récents avec l’Iran, et l’essor des puissances émergentes restent, en partie, liée à la problématique nucléaire. Mais, en réalité, ils la dépassent largement, pour inclure des registres d’action plus variés.

Feu la dissuasion

La dissuasion à l’ancienne, c’est-à-dire à la mode bipolaire, reposait sur la menace de l’apocalypse : la destruction mutuelle assurée (MAD) entre les plus grands, ou des pertes inacceptables au regard de l’objectif poursuivi, pour un grand qui voudrait s’en prendre à un plus petit – le plus petit atteignant ainsi un « seuil de suffisance » qui faisait de l’atome une arme égalisatrice en ce qu’elle devait constituer une assurance vie, y compris contre les adversaires supérieurs.

C’était, entre autres, l’idée des penseurs français de la doctrine nucléaire. Cette dissuasion pouvait soit exclure l’emploi du nucléaire en premier et n’être donc que défensive, soit ne s’adresser qu’aux autres puissances nucléaires (et donc facteur de statu quo), soit ne rien exclure du tout (et ainsi compenser une potentielle infériorité conventionnelle – par exemple Israël, à l’époque, face aux armées arabes voisines).

Les limites de cette dissuasion-là ont été largement commentées, notamment par Raymond Aron. Les doctrines de la dissuasion, poussées à l’extrême de l’abstraction par des théories des jeux complexes, étaient peu applicables aux réalités politiques, humaines, sociales, d’une crise internationale grandeur nature. La crise des fusées de Cuba entre les États-Unis et l’URSS, en 1962, a montré – notamment au fil de l’étude magistrale de Graham Allison (Essence of Decision, 1971) la subtilité des dynamiques à l’œuvre, le caractère hautement hasardeux des procédures opérationnelles, et la nature aléatoire des choix des acteurs.

Ensuite, à mesure que la prolifération agissait – en plus des cinq permanents du Conseil de Sécurité, l’Inde, le Pakistan, sans doute Israël et bien sûr la Corée du Nord, se sont dotés de l’arme atomique, d’autres ont été tentés ou ont tenté de le faire –, les règles se sont brouillées et l’accident devenait plus envisageable encore. Enfin, les agissements d’acteurs internationaux non étatiques (religieux, terroristes, mafieux…) ont posé la question de l’efficacité de la dissuasion nucléaire étatique face à des adversaires non étatiques, et celle de la crédibilité de l’usage de l’arme atomique par des démocraties contre des sociétés civiles.

Cinq nuances de bluff

Les puissances ont, sans le dire, tiré les leçons de ces évolutions. La dissuasion d’aujourd’hui n’est plus seulement celle du fort doté de n têtes nucléaires, face à des acteurs inférieurs. Elle se décline sur au moins cinq modes : celui du fou, celui du trublion, celui du déterminé, celui du nuisible, et celui du dissuadeur potentiel.

Vivre sous la menace nord-coréenne. À Tokyo, le 15 septembre dernier. Toru Yamanaka/AFP

Le fou ne fait pas dans la nuance, et à ce titre reste le plus proche des doctrines anciennes de la riposte massive. Il est illustré aujourd’hui par Kim Jong Un et son étrange régime nord-coréen. Promettant l’impensable à quiconque s’opposerait à lui, il dissuade d’abord en entretenant la perception d’une irrationalité totale, capable du pire, imperméable aux discussions raisonnables. Laissant le choix entre l’appeasement coupable et l’engrenage fatal, il crée habilement une sorte de syndrome de Munich permanent.

Il ne reste qu’à espérer qu’il revienne à la raison, ou à engager en premier une difficile guerre préventive. Bachar al-Assad, certes désormais sous double tutelle russo-iranienne, tente également de se rapprocher de ce profil : la destruction totale est préférable à la défaite, la vie humaine, ni le patrimoine, ni rien d’autre, n’ont aucune valeur, la discussion est vaine.

Le trublion peut se situer sur un registre voisin, mais, encadré par un système politique au pouvoir plus collectif, c’est davantage sa personnalité propre qui pose question. Il suscite à l’extérieur un doute subtil en plusieurs étapes. « Osera-t-il ? ». « S’il ose, quelle est sa réelle marge de manœuvre ? Le système le laissera-t-il faire ? ». « S’il déclenche une guerre – pas forcément nucléaire – son opinion suivra-t-elle ? Restera-t-il au pouvoir ? »

Donald Trump, promettant à la fois d’en finir avec Kim Jong Un, Nicolas Maduro et d’autres encore, sans jamais tenir compte de la fragilité des équilibres régionaux, incarne le trublion magnifique, peut-être pas fou, mais si ignorant qu’il en devient dangereux. Les trublions n’ont jamais manqué (de Chavez à Berlusconi), mais ils n’ont pas toujours été belliqueux, et ont rarement eu la puissance de feu des États-Unis.

La détermination de V. Poutine, un effet dissuasif. Kremlin/Flickr, CC BY-SA

Le déterminé joue la carte de la dissuasion par le cynisme implacable. Sa réputation n’est pas celle de l’incompétence psychiatrique ou politique, mais au contraire celle d’un esprit brillant (individuel ou collectif), développant une stratégie calculée, qui sera bien mise en œuvre jusqu’au bout, quelles que soient les réactions indignées, qui apparaîtront bien naïves. La Russie – surtout celle de Vladimir Poutine, mais aussi la Chine ou Israël ont montré, à plusieurs reprises, la maîtrise de cette carte.

Leur caractère dissuasif tient à leur capacité à maintenir sur la durée, en dépit des protestations, le fil d’une détermination implacable. Détermination à reconquérir, y compris par le fait accompli, l’influence dans leur voisinage régional (Russie en Ukraine et Géorgie ; Chine en mer de Chine du Sud ; Israël par la colonisation ou les frappes sur le Hezbollah ou le Hamas…). Ils font savoir qu’ils ne reculeront pas, et là réside leur caractère dissuasif. La France a eu ses moments de dissuasion par la détermination, incarnée par une personnalité forte, comme Charles de Gaulle ou François Mitterrand. Jacques Chirac est parti sur ce registre, avec la reprise des essais nucléaires en 1995, tout en tenant compte, finalement, de la contrainte globale à la fin du processus.

Le nuisible s’inscrit davantage dans la stratégie indirecte. Maîtrisant un grand nombre de paramètres régionaux, en grande partie non étatiques et transnationaux, il sait convaincre qu’une action contre lui provoquerait une onde de choc considérable. Comme le déterminé, il avance ses pions, mais en jouant davantage sur des mécanismes de solidarité par le bas (confessionnels, ethniques, linguistiques…), d’autant plus redoutables que chacun sait que s’ils sont aisément déclenchables, ils s’avéreront ensuite très difficile à calmer. L’Iran incarne ce modèle de dissuasion, en entretenant savamment la conviction qu’une action d’envergure contre lui provoquerait des troubles graves au Liban, peut-être à Bahreïn et ailleurs, des conséquences Irak, au Yémen, en Syrie…

Enfin, le dissuadeur potentiel reste pour l’heure sur le registre du partenaire qui concerte ses partenaires et interlocuteurs, et s’inscrit dans une démarche de sécurité collective. Mais sa force économique, son niveau d’excellence technologique, la compétence de son personnel politique, militaire, diplomatique et autre, ne laissent aucun doute sur le fait qu’il est en mesure de réunir rapidement les conditions d’une véritable force de frappe, appuyée elle-même sur une centralité reconnue dans le système économique et commercial global.

Manifestation anti-nucléaire à Berlin, en Allemagne, le 13 septembre dernier. Britta Pedersen/dpa/AFP

L’Allemagne et le Japon entrent naturellement dans cette catégorie. États du « seuil » en matière nucléaire, disposant d’un budget militaire qui peut encore être augmenté et utilisé avec moins d’autocontrainte en cas de menace urgente, solides sur le plan financier, en pointe au niveau technologique, seule leur volonté politique de ne pas user de ces atouts à mauvais escient, les a jusqu’à présent éloignés d’une logique de dissuasion.

D’autres registres de dissuasion existent sans doute, et se développeront sûrement. Ils imposent une réflexion sur l’avenir de la dissuasion à l’ancienne, qui n’est pas à jeter aux oubliettes de l’histoire, mais doit très certainement être revue et adaptée.

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