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« La finance a besoin de plus de superviseurs », conversation avec Joseph Stiglitz

L'économiste américain était l'invité de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en octobre 2019. Pascal Levy / Panthéon-Sorbonne, Author provided (no reuse)

Joseph Stiglitz, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2001, était l’invité d’une conférence exceptionnelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le thème « finance et société ». Interrogé par Gunther Capelle-Blancard, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Anne-Laure Delatte, conseiller scientifique au CEPII, et les étudiants de l’École d’économie de la Sorbonne, il a notamment été question du rôle et de la place de la finance, de la taxation des transactions financières et de la finance durable. Voici un bref résumé des échanges.


Dans votre nouvel ouvrage, vous vous livrez à une analyse profonde des problèmes économiques et sociaux actuels, et de ses causes. Il y est notamment question de la finance, qui « a éminemment contribué à créer le malaise économique, social et politique actuel »…

Ces dernières décennies, la part du secteur financier dans le PIB est passé de 2,5 % à 8 % aux États-Unis. Il est certes impossible d’avoir une économie qui fonctionne bien sans un système financier efficace. Mais l’essor du secteur bancaire et financier ne s’est pas traduit par une économie plus performante. Nous avons dû subir en 2008 une grave crise financière, et ces dernières années ont été marquées par une croissance faible et une forte hausse des inégalités. Pendant ce temps, les salaires dans la finance ont considérablement augmenté, et les banques se sont rendues coupables de pratiques abusives, en particulier auprès des populations les plus pauvres.

« Depuis 2008, les salaires dans la finance ont considérablement augmenté ». Capture d'écran Youtube.

L’essentiel du débat porte sur la régulation et vise à limiter les préjudices causés par le secteur financier. Mais presque personne ne parle d’un point pourtant fondamental : quelle est l’utilité du secteur financier ? Il faut revenir aux fonctions essentielles, à savoir collecter l’épargne des ménages et fournir des financements aux entreprises pour qu’elles puissent croître et créer plus d’emplois.

Le secteur bancaire et financier n’a pas rempli correctement ses fonctions. Les autorités de régulation ont également failli. En Europe, avant la crise, le président de la Banque centrale européenne d’alors, Jean‑Claude Trichet, s’inquiétait de salaires trop élevés, et son successeur Mario Draghi un poids excessif de l’État providence. Mais la crise n’est pas due à de salaires trop élevés ou à un État trop fort !

On parle beaucoup depuis la crise du poids excessif de la finance. Dans une société idéale, faudrait-il davantage de banquiers ou d’ingénieurs ? Avez-vous un message particulier à adresser aux étudiants qui se destinent à travailler dans la finance ?

Une société a besoin des deux, des banquiers et d’ingénieurs. Mais surtout, il faudrait davantage de superviseurs.

Si j’ai un message à faire passer, c’est au sujet de la turpitude dans le milieu bancaire. Une étude en économie expérimentale montre que les individus, lorsqu’ils revêtent leurs habits de banquiers, deviennent malhonnêtes.

L’expérience est la suivante : vous lancez un dé et devez annoncer le résultat obtenu que vous êtes le seul à observer ; vous recevez alors le montant indiqué par le dé. Si vous annoncez que le dé tombe sur 1 vous gagnez 1 dollar, sur 2, vous gagnez 2 dollars et ainsi de suite sauf pour 6 où vous ne gagnez rien. Cette expérience a été réalisé à de nombreuses reprises et les individus ont en général tendance à mentir sur le résultat. Mais surtout l’étude montre que c’est encore plus vrai pour les individus qui se présentent comme banquiers.

Il y a 30 ans déjà, vous avez publié un article de référence sur la taxation sur les transactions financières. Quelle est votre opinion sur ce sujet aujourd’hui ?

Un des principes de base de la fiscalité est qu’il vaut mieux taxer les mauvaises choses que les bonnes ; c’est pourquoi il vaut mieux avoir des taxes sur la pollution que taxer le travail, par exemple. Il faut créer des effets incitatifs tout en décourageant les mauvais comportements. Et puis, l’un des effets positifs est bien sûr de collecter des recettes pour financer les dépenses publiques.

Par ailleurs, une grande partie de l’activité sur les marchés financiers est improductive, voire néfaste. C’est le cas notamment du trading à haute fréquence, qui peut totalement désorganiser les marchés boursiers, comme en 2010 où des milliers de milliards de dollars ont été effacés de la bourse américaine en quelques minutes, sans que cela ne repose sur quoi que ce soit de concret…

J’ai fait partie d’une commission constituée après ce flash crash, où j’ai proposé de mettre en place une règle simple pour enrayer ce phénomène en fixant la durée minimale des ordres de bourse à dix millisecondes. On m’a alors répondu : « tu veux retourner à l’âge de pierre ? »

« On m'a accusé de vouloir retourner à l'âge de pierre lorsque j'ai proposé de fixer la durée minimale des ordres de bourse à dix millisecondes ». Capture d'écran Youtube.

Il n’y aucune utilité sociale dans le fait d’avoir des marchés qui vont si vite. Aucune décision rationnelle ne se prend en une milliseconde, ou même en dix. Une taxe sur les transactions financières bien conçue pourrait corriger cette situation. Je pense qu’il y a des chances que cette mesure soit mise en place si un président démocrate arrivait au pouvoir. Ne serait-ce qu’en raison des recettes possibles. L’estimation est que cette taxe générerait environ 800 milliards de dollars de recettes aux États-Unis entre 2019 et 2028… Ce n’est pas immense, mais c’est mieux que rien. Vous pouvez déjà faire beaucoup avec cet argent.

Pour conclure, pouvons-nous faire confiance aux banques dans la lutte contre le changement climatique ?

L’un des rares avantages du changement climatique est que si Manhattan devait finir sous les eaux, ce serait la fin de Wall Street ! C’est une boutade évidemment…

Plus sérieusement, de nombreuses initiatives sont à saluer. Les banques commencent à orienter leurs activités pour répondre au défi du changement climatique, même si cela risque de prendre du temps ; les obligations « vertes » (green bonds) vont également dans la bonne direction ; les banques centrales commencent à s’intéresser au risque systémique engendré par l’exploitation des énergies fossiles ; plusieurs pays exigent désormais que les entreprises et les fonds de placement communiquent sur le risque carbone ; enfin, il faudrait des banques publiques « vertes », car il est probable que le secteur privé n’agisse pas assez vite. L’État de New York en a d’ailleurs créé une, et celle-ci fonctionne très bien.

Version intégrale de la conférence de Joseph Stiglitz à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le 23 octobre 2019.

Cet article a été co-écrit avec la participation des étudiants du Master CIEF (Communication et information économique et financière) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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