Menu Close

La France sur le point d’abolir les passeports ? Un espoir perdu

La chanteuse malienne Angélique Kidjo, le 11 novembre 2018, devant les dirigeants du monde réunis à l'Arc de triomphe, à Paris. François Mori/AFP

À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, Emmanuel Macron a rappelé aux chefs d’État « l’immense responsabilité de transmettre à nos enfants le monde dont les générations d’avant ont rêvé ». « Additionnons nos espoirs au lieu d’opposer nos peurs », a-t-il ajouté.

L’un des espoirs des générations d’avant fut le rétablissement de la liberté de circulation qu’elles connurent avant la guerre. Mais aujourd’hui, on se rappelle à peine que l’obligation d’avoir un passeport pour traverser la frontière est une institution de guerre, que des générations de chefs d’État tentèrent maintes fois d’abolir.

Conférence des passeports, Paris 1920. Extrait d’un document de la SDN. DR

À la fin de la guerre, l’opinion publique suit avec impatience les négociations internationales. En 1919, le Traité de Versailles prévoit un retour à la liberté des communications et du transit. La Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU, crée une commission à cet effet. En 1920, la première Conférence sur les passeports est organisée à Paris. Mais les États décident de reporter « l’abolition totale des restrictions et le retour complet au régime d’avant-guerre ».

Partout, les journaux parlent des passeports comme d’une « nuisance » ou d’une « peste ». En 1921, le journal français Le Temps publie un article sur La suppression des passeports. Le New York Times reprend l’information et titre France to propose passport abolition. Le ton est sans ambiguïté :

« L’une des pires pestes que nous devons à la guerre est le rétablissement du passeport. Pendant cinquante ans, cette formalité pénible avait été oubliée […] Aujourd’hui le passeport est rétabli. Il est une grande cause d’ennui pour les touristes et les commerçants, sans être une mesure de sécurité pour les États. Remis en vigueur en 1914, le passeport subsiste encore dans la plupart des pays. Tout le monde proteste contre ce régime […] »

En lisant la presse d’il y a 100 ans, on réalise qu’en acceptant le contrôle des passeports, on a aussi perdu un certain sens de l’honneur.

Migrer sans passeport ?

Il est difficile aujourd’hui d’imaginer ce que ressentaient les générations d’avant en perdant leur liberté de circulation. Nous nous sommes habitués à croire que pour traverser les frontières, il faut y être autorisé. Nous considérons aujourd’hui qu’il revient à chaque État de décider de qui entre sur son territoire. Or, comme le rappelle en 1922 un rapport officiel du Bureau international du Travail :

« Durant tout le XIXe siècle, la migration était, en général, sans entrave et chaque émigré pouvait décider du moment de son départ, de son arrivée ou de son retour à sa convenance […] La guerre qui a éclaté en 1914 de manière inattendue a soudainement tari bon nombre de sources d’émigration et a brisé des relations vénérables, en altérant la direction de grands courants migratoires ou en les bloquant ».

Le New York Times annonce l’arrivée des 12 668 en un seul jour le 4 avril 1903.

Il est difficile aussi d’imaginer ce que ces grands courants migratoires signifiaient autrefois. Car à la fin du XIXe siècle, la migration transatlantique fut facilitée par le développement du transport en bateau à vapeur. En 1903, par exemple, pas moins de neuf bateaux pouvaient arriver en un seul jour dans le seul port d’Ellis Island, dans la baie de New York. Comme le relate le New York Times, ces neuf bateaux emmenèrent sur place plus de 12.000 étrangers en provenance des ports européens.

À l’époque, cette arrivée était perçue comme importante, mais ne déclenchait pas de « crise des migrants ». La gestion de l’accueil peut étonner aujourd’hui. Le commissaire de l’immigration, arrivé pour superviser l’enregistrement, avait commencé par laisser débarquer seulement 5 000 étrangers. Mais la gestion fut si efficace qu’à la fin de la journée, 5 800 avaient pu être enregistrés. Les 7 000 migrants restants devaient attendre le lendemain sur le bateau. L’attente n’était pas facile après une à deux semaines de voyage en bateau.

Vue sur un bateau de migrants arrivant à Ellis Island. DR

Au total, 55 millions de migrants ont circulé entre l’Europe et les Amériques durant la période 1850-1914. Aux 55 millions de migrants européens, il faut ajouter les 100 millions d’Asiatiques qui ont pris les routes du Pacifique et de l’Océan indien entre 1840 et 1940.

Aujourd’hui, le nombre de migrants s’élève à 250 millions pour une population mondiale quatre fois supérieure à celle du siècle dernier. Des taux d’émigration de 50 ‰ par décennie et des taux d’immigration de 100 ‰ par décennie sont aujourd’hui rares, alors qu’ils étaient communs avant la Grande Guerre.

La migration de masse explique la croissance économique d’avant la guerre. Dans leur livre, l’Age de la migration de masse : causes et impact économique, les économistes T. Hatton et J. Williamson soulignent ainsi que :

« La migration de masse dans les quarante années précédant la guerre a augmenté d’un tiers la force de travail dans le Nouveau Monde et a diminué d’un huitième celle de l’Ancien Monde ».

Selon ces économistes, la migration de masse a permis de diminuer les inégalités mondiales avant la Grande Guerre.

Les passeports : une mesure de guerre qui s’avère contagieuse

Les pays en guerre ont été les premiers à imposer l’obligation d’avoir un passeport pour pouvoir circuler. En France, le décret du 2 août 1914 exige de tout étranger de faire connaître son identité auprès de la police ou de la mairie. Le lendemain, un autre décret réglemente le nouveau régime des passeports.

Ministre de la Guerre, 2 août 1914.

La raison en est que les ressortissants des pays ennemis sont vus comme des ennemis. Le ministre de la guerre, Adolphe Messimy, veut donc les « empêchés de nuire, de causer des désordres et de troubler la mobilisation ». Mais il lui paraît aussi « nécessaire » d’étendre le contrôle des déplacements aux « étrangers appartenant à des puissances neutres ». Femmes et enfants sont concernés.

La Grande-Bretagne suit le même chemin. En septembre 1914, elle interdit à tout étranger de débarquer dans ses ports sans passeport. Les consulats sont pris d’assaut partout en Europe. Les nouvelles sur les espions abondent dans les journaux. On durcit la délivrance et le contrôle des passeports.

Comme par contagion, le contrôle des passeports s’est répandu dans les pays qui n’étaient pas en guerre. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement commence par prévenir les voyageurs qu’il est désormais nécessaire de retirer un passeport pour aller en Europe. Mais en 1916, les compagnies de transport refusent déjà d’embarquer des passagers sans passeport, un an avant que les États-Unis n’entrent en guerre. La première base légale pour contrôler l’entrée et la sortie des citoyens et des étrangers est promulguée en 1918, quelques mois avant la fin de la guerre.

Le contrôle des passeports survivra à la guerre. Si certains pays ou régions du monde l’abolissent de temps en temps, la contagion n’aura fonctionné que dans un sens.

Prouvez que vous êtes respectables…

À la fin de la guerre, l’opinion publique espère l’abolition des passeports. Les journaux font écho à son exaspération. « Paperasserie internationale », titre le Petit parisien en 1920, relatant que « depuis la guerre, le voyage à l’étranger est devenu un détestable supplice ». « La plus grande nuisance de l’Europe », renchérit le New York Times, expliquant pourquoi l’annonce de la première Conférence sur les passeports à Paris avait été reçue avec « des exclamations d’une grande joie ».

La nuisance que produisaient les passeports ne résidait pas simplement dans le ralentissement des voyages, le contrôle à chaque frontière, l’inspection des bagages. La nuisance ne se résumait pas non plus aux files d’attente qui se formaient partout : aux consulats, aux frontières, aux bureaux de délivrance des passeports.

La nuisance ne se limitait pas seulement au fait que les gens devaient désormais prouver leur identité. On ne comprend plus aujourd’hui leur exaspération. Mais en 1923, un article du New York Times affirme que « sortir du pays est devenu le travail le plus difficile auquel se confrontent les citoyens américains ». La « mesure la plus vexante » était de devoir prouver son lieu de naissance. On raconte l’indignation d’une femme qui veut acheter un ticket pour rejoindre son fiancé en Angleterre :

« Avez-vous votre passeport ?
– Non, je n’y ai pas pensé.
– Il vous faut un certificat de naissance.
– Pourquoi ? Je vis en Californie, je suis née là-bas […] Je ne pense pas avoir un certificat de naissance et je ne peux pas m’y rendre avant le départ du bateau. »

La femme a dû annuler son voyage…

La véritable nuisance du régime des passeports est éthique. Les passeports changent nos rapports aux étrangers. Ils instituent le soupçon systématique à la frontière. Introduits pendant la guerre, ils devaient assurer que l’étranger n’était pas un ennemi. Après la guerre, le soupçon survit et se transforme.

Les gens doivent désormais prouver qu’ils sont respectables. En 1924, le journaliste du New York Times, ouvre le débat : « Qui est officiellement respectable ? » (pour obtenir un passeport). Et avec un brin d’humour, il constate l’absurdité des règles : « A-t-on déjà vu un philatéliste irresponsable ou un comptable frivole ? »

Le centenaire de la peur

Après la Grande Guerre, une année ne passe sans qu’une conférence internationale ne rappelle l’objectif de l’abolition des passeports. En 1920, 1922, 1924, 1925, 1926… on souhaite que l’obligation du passeport soit abolie aussitôt que possible. Dans les années 1930, les conférences sur les passeports deviennent moins fréquentes.

Après la Deuxieme Guerre mondiale, l’ONU réactive la question de l’abolition. En 1947, le groupe d’experts à la Conférence sur les passeports note que « le premier problème examiné fut la possibilité d’un retour au régime qui existait avant 1914 qui impliquerait l’abolition de toutes les dispositions exigeant que les voyageurs soient munis d’un passeport ». Il en sera de même, en 1963, lors de la Conférence sur le voyage international et le tourisme

À chaque fois, certains États suggèrent tantôt le danger du communisme ou de l’Union soviétique, tantôt la peur d’un voisin pour convaincre les autres que le moment d’abolir les passeports n’est pas encore venu.

Aujourd’hui, l’opinion publique ne fait plus pression pour abolir les passeports. À la frontière, chacun doit prouver son honneur. Cent ans après la guerre, personne n’est pas présumé respectable.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,000 academics and researchers from 4,940 institutions.

Register now