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Politique en jachères

La gauche se meurt dans Elseneur

Manifestation semi-statique à Paris, le 23 juin 2016. Nicolas Tucat/AFP

« La raison, chacun la perçoit. Le côté droit est toujours gauche. Le côté gauche n’est jamais droit. » (Grimm, Correspondance de Paris, 1790)

Être ou ne pas être de gauche ? Troublante et shakespearienne question d’identité qui se pose, comme c’est la règle, de manière aiguë dans les moments de crise, et à laquelle on apporte des réponses aussi variables que confuses. Certains en venant même à réfuter la pertinence d’un clivage qualifié d’obsolète. D’autant que le brouillard qui s’abat atteint aussi bien la gauche que la droite.

Rien d’étonnant, car les deux notions forment un couple, au sens physique du terme, parfaitement indissociable : l’une ne peut exister sans l’autre, aucune ne peut sortir indemne de ce qui affecte l’autre. Deux familles antagonistes, dont les caractères changent et évoluent, mais dont l’opposition reste permanente. Étrange jeu de rôles, où l’énigme recherchée est : « Dis-moi qui tu n’es pas et je te dirai qui je suis » !

La perte de substance des qualificatifs qui rend ondoyants, sinon chatoyants, les contours des deux camps doit beaucoup aux circonstances : usure du temps, accélérée par ce tragique XXe siècle qui a mélangé la stupidité la plus sanglante et les progrès les plus spectaculaires ; fracture du socle unissant économique, social et politique : l’heure n’est plus à une déclinaison mécanique des situations sociales en comportements politiques codifiés.

Simultanément, la confiance dans la capacité du pouvoir à garantir les équilibres s’est érodée sous les coups de la mondialisation économique et de la construction européenne. Cette évolution, lente et brutale à la fois, frappe tout le champ politique : elle bouscule le conservatisme de la droite comme l’humanisme naturel de la gauche. Dans un capitalisme mondialisé et financiarisé, les antagonismes traditionnels n’opèrent plus frontalement, ils se diffractent et se croisent dans des combinaisons variables.

Plus que la droite, la gauche prend de plein fouet les vents contraires. D’abord parce que c’est elle qui est officiellement en charge du pouvoir et doit faire face aux contraintes du moment : le temps n’est plus où elle pouvait avant tout prétendre à rassembler les humbles et les opprimés, défendre les petits contre les puissants, jouer la force du nombre contre celle de l’argent. Plus que du peuple, c’est de la conscience populaire que se sont détachés ses leaders, sous la pression des circonstances et des responsabilités.

Totems sans tabous

Ensuite, la gauche est plus que la droite affectée par l’affaiblissement du rôle de l’État. Toute la logique de son combat passait par une puissance publique interventionniste, sinon planificatrice, capable d’imposer aux forces économiques et sociales une clef de répartition plus juste des biens et des services ; à l’actif de ce principe, les grands compromis qui ont affermi la démocratie sociale française comme en 1936 ou en 1945. Dans un pays où le syndicalisme n’a jamais atteint la capacité de représentativité et de négociation qui est la sienne dans les pays de l’Europe du Nord (un récent sondage indiquait que 70 % des Français déclarent ne pas faire confiance aux syndicats), la perte de substance étatique aboutit à un désarroi troublant.

Enfin, et plus obscurément, l’évolution sociale et économique bouscule en l’érodant la synthèse fondatrice de Jaurès : celui-ci avait affirmé avec succès, contre le pédant dédain des marxistes, la conciliation du socialisme et de l’individualisme. Mais l’individualisme d’aujourd’hui n’a que peu à voir avec l’individu réel, chargé de droits et de devoirs que Jaurès entendait promouvoir. Son engagement collectif et solidaire s’est dissous dans l’atomisation consumériste et les réseaux virtuels. Monstrueuse inversion du rapport de l’homme à la société, qui dénature le lien social, en renvoyant aux vieilles lunes l’action collective et l’intérêt général.

Arnaud Montebourg, chantre du « patriotisme économique » de gauche. Mathieu Delmestre/Flickr, CC BY-NC-SA

Dans ce contexte, la gauche, devenue incertaine sociologiquement, peine à se dégager de la ronde endiablée des valeurs : libéralisme de droite, libéralisme de gauche, capitalisme de droite, capitalisme de gauche, patriotisme de droite, patriotisme de gauche, pacifisme de droite, pacifisme de gauche, individualisme de droite, individualisme de gauche, police de droite, police de gauche… La liste est longue des zones d’incertitude dévitalisant les vieux tabous ; la ligne est frêle qui sépare les deux camps. C’est d’ailleurs sur ce flou que prospère le populisme, forme vénéneuse de somnambulisme collectif.

Déchirée entre ce qu’elle sait avoir été et ce qu’elle aspire à être, la gauche se cherche. Émergent alors des figures totémiques, qui tentent de borner son horizon. Parmi d’autres, on en relèvera deux, particulièrement emblématiques des contradictions du moment : d’un côté le totem du Remords, de l’autre celui de l’Ambition. Le totem du Remords prend le visage de Jean-Luc Mélenchon qui rassemble autour de lui une communauté des purs, unis autour des valeurs traditionnelles avec lesquelles on ne peut transiger. À l’autre extrémité, incarnant le totem de l’Ambition, Emmanuel Macron qui affirme la possibilité d’assumer ces valeurs en régénérant les méthodes et en s’adaptant aux nouvelles conditions. Entre les deux, toute une floraison de visages composant un nuancier mouvementé, et nourrissant des procès qui en passéisme, qui en droitisation…

Emmanuel Macron, une gauche qui se cherche sociologiquement. Business France/Flickr, CC BY-NC-SA

Devant ce paysage brouillé par tant d’oscillations, l’électeur de gauche, dont la confiance dans ses représentants s’est largement effondrée, est saisi par le doute : comment concilier ses actes et son intime conviction ? Piégé entre son refus du renoncement et son désir de peser sur l’action, il est comme l’âne de Buridan, en incapacité de choisir entre ses deux boisseaux d’avoine.

Le voilà divisé entre ce qu’il se sent être et ce qu’il veut voir exister. Être ou faire, là est la question. In dubitatione abstine ? Voter pour ses convictions ? Se rallier au moins mauvais ? Écarter le pire ? Voter en touche en dehors du système ? Au cours des quinze dernières années, l’électeur de gauche aura été tenté d’expérimenter toutes ces attitudes. Sans que l’horizon s’éclaircisse.

Cette lassitude qui le gagne, pour naturelle qu’elle soit, pour déchirante qu’elle se montre, ne doit pas effacer l’essentiel : la gauche existe bien, mal incarnée par ses représentants, évolutive dans ses choix, armée de doctrines incapables de recouper l’événement. À condition de ne pas la réduire aux partis qui s’en réclament, mais de s’en tenir à sa vraie substance, qui est humaine et durable. De quitter le plan des élus pour en venir à celui de l’homme.

Au commencement était la droite

On peut avoir du mal à définir théoriquement ce qu’est l’homme de gauche ou l’homme de droite. Mais comme le disait si justement Emmanuel Berl dans La politique et les partis (Rieder, 1932), on n’a cependant aucun mal à les distinguer : « Il y a là quelque chose de fondamental, d’irréductible, un choix bien antérieur à toutes motivations. » Empruntant sa remarque à André Siegfried, Berl ajoute qu’un homme de gauche, c’est un homme hostile aux hiérarchies et soucieux de maintenir son lien à la Révolution française. Voilà qui présuppose que la chose est moins affaire d’opinions ou de doctrines, que de tempérament et de fidélité. Nous tirerons plus loin les conséquences d’une telle approche culturelle. Même écrite en 1932, cette phrase garde aujourd’hui toute sa brûlante nécessité.

« Il n’est de sens que nommé », disait Barthes. Et le nom de la gauche mérite d’autant plus un détour sémantique qu’il est nimbé de fausses évidences et d’ambivalence significative. Il a la duplicité des apparences bonhommes. D’usage courant, il est tantôt adjectif (gauche, de gauche), substantif (la gauche), verbe (gauchir, gauchiser). Le terme, dans ses différentes formes, s’est imposé sur un autre, en donnant des sens dérivés directement du sens initial, en même temps qu’il détient une coloration péjorative qui a traversé les siècles et demeure aujourd’hui : une personne gauche, maladroite ; se lever du pied gauche ; se marier de la main gauche…

L’histoire est curieuse et révélatrice. Au départ le plus ancien, il y a la géométrie qui cherche à décrire et à ordonner l’espace : cela donne le couple d’origine latine « dextre » (de dexter, ce qui est à droite) et « sénestre » (de sinister, qui est du côté gauche). Dès le départ, les deux mots ne sont pas équivalents : dextre a un sens plus riche, il signifie aussi ce qui est droit. Il forme le substantif dextra (la main droite) qui se déploie en dexteritas (adresse). La main de l’amitié, l’habileté : voilà qui conforte positivement la droite et lui garantit une supériorité symbolique sur la gauche. D’autant mieux que sinister se double du sens péjoratif de maladroit (mores sinistri dira Virgile), et sinistra fera de la main gauche celle du vol !

L'hémicycle. Mathieu Delmestre/Flickr, CC BY-NC-SA

Étrangement, au cours du XVe siècle, le mot senestre va s’estomper puis disparaître au profit d’un nouveau venu : gauche. Dextre, évoluant en droite, conforte sa primauté. Elle est plus qu’un côté, elle est la rectitude, ce qui est dans l’axe, ce qui est en face. Apparaît en opposition le mot gauche, qui vient du vieux français ganche (ou guanche), ganchir (qui deviendra gauchir). Littré écrit en tête : « est gauche ce qui est de travers, ce qui n’est pas droit » ; et pour gauchir : « se détourner de la ligne droite ». Dans un usage plus neutre et plus précis, gauche va désigner le côté opposé à la droite, ce qui se présente en oblique par rapport à celle-ci.

Élargi au terrain militaire, le terme gauche gagne la politique en 1790, à une époque où n’existent pas encore de partis. On sait qu’il s’agit de l’Assemblée constituante, au moment où s’ouvre le débat sur le veto royal. Les partisans d’un pouvoir monarchique puissant se rangent à la main droite du Président, soit le côté noble, les autres s’installant à sa gauche. Aucun hasard, aucun plan préétabli dans ce choix : la simple conformation au sens étymologique de la droite, celle de l’ordre, des hiérarchies, la droite du Père. La gauche entre en politique comme force d’opposition, en oblique du plan d’un hémicycle. Elle le restera avant de donner officiellement son nom aux partis qui s’en réclament : alors naîtra, à l’aube du XXe siècle, le « bloc des gauches ».

Les gens et les choses

Cette rapide promenade sémantique aide à éclairer le problème du moment : la polarisation politique place inéluctablement la gauche dans une logique d’opposition, de résistance à l’ordre établi et donc de mouvement, voire de rupture. C’est précisément cet espoir de changement, cette attente de progrès qui l’amène au pouvoir. C’est tout aussi précisément la déception devant les promesses non tenues qui la disqualifie.

10 mai 1981, le «peuple de gauche» en liesse. Miss Media/Flickr, CC BY-NC-SA

Exercice difficile que celui de trouver un équilibre entre les contraintes de la gestion et l’ambition des réformes. Elle y parvient dans un premier moment : juin 36 en est l’une des grandes preuves. Mais très vite le souffle vient à manquer : l’abandon de l’Espagne face aux fascistes brise l’enthousiasme du Front populaire ; l’espoir de la Libération se disloque en troisième force au milieu de 1947 ; l’élan de 1981 se dissout deux ans plus tard dans le vinaigre de la rigueur…

À dire vrai, 2012 constitue un cas à part, qui ressemble étrangement à 1956, quand la France attendait Mendès et qu’elle eut Guy Mollet : aucune réforme fondamentale n’aura été réalisée au départ, la lutte contre le capitalisme financier n’a pas lieu, la fiscalité reste injuste et continue à protéger les riches, le chômage atteint un seuil critique, l’échec de la redistribution des richesses est criant. Comment s’étonner, dès lors, du sentiment de vide et de colère ressenti face aux actuels gouvernants ? Aux blessures de la déception s’ajoute l’ampleur de la dépression. À trop s’enfoncer dans les méandres politiciens et utilitaristes, la gauche s’est coupée de la conscience populaire. Ayant oublié d’où elle venait, elle finit par ignorer ce qu’elle était. Il faut en revenir aux fondamentaux. Dans leur primaire simplicité.

L’excellent Emmanuel Berl, précisant son idée de tempérament et de fidélité, propose la distinction suivante : « L’homme de droite préfère les choses et l’homme de gauche les gens ». De là vient que l’homme de gauche préfère les fraternités du jour aux chants du lendemain. Et cette attitude récurrente : « Ce goût des choses mène toujours l’homme de droite à craindre qu’on les abîme, et ce goût des gens mène toujours l’homme de gauche à craindre qu’on les opprime. » Tout part de là : le fait de croire moins aux faits qu’aux personnes, de haïr les taudis plus que d’aimer les sites, de se révolter contre l’amertume et la perversité que provoque l’injustice… Car le vrai fil rouge de la gauche, ce n’est pas tant l’égalité, qui n’est qu’un moyen : il siège dans la fraternité, qui elle seule permet de conjuguer la liberté avec l’égalité.

Sortir d’Elseneur

Retrouver les chemins des gens pour ressouder le peuple de gauche, la tâche est difficile. Elle n’est pas impossible. Elle suppose deux préalables : s’attaquer à de profondes réformes des structures économiques et financières, démontrant la volonté de l’État de garantir un véritable équilibre entre les forces économiques et les forces sociales ; nul doute que si celles-ci avaient été entreprises, la réforme du Code du travail aurait pris un tout autre sens.

Ensuite, rétablir la confiance exige que l’on sorte du château ranci où s’épuisent en luttes stériles des partis indifférents aux attentes citoyennes. Quitter les murs assourdissants, les douves marécageuses, voilà la condition dirimante. Tout le contraire de primaires en champ clos. Le ridicule étant atteint avec les primaires dites de la gauche, organisées à deux mois de la campagne électorale, et dont l’objet ne sera pas un projet, mais d’éliminer les concurrents du prince sortant. Sinistre bégaiement de l’histoire… Quels que soient ceux qui les incarneront, Rosenkranz et Guildenstern vont bien mourir à Elseneur.

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