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La laïcité prise entre deux feux dans le champ islamique

Le Califat de Cordoue, à l'époque d'Abd al-Rahman III. Dionisio Baixeras Verdaguer/Wikimedia

Nader Hammami intervient dans le séminaire Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis du Collège des Bernardins.


Le débat sur la laïcité a commencé dans les sociétés islamiques depuis la fin du XIXe siècle (Voir Albert Hourani, al-fikr al-arabi fi asr annahdha 1789- 1939, Beyrouth, dar ennahar, s.d, pp 293-310), et il a pris des dimensions plus importantes après l’abolition du système de Califat avec Mustapha Kemal Ataturk en 1924. Ce qui est remarquable, c’est que la laïcité dans le champ islamique fait face à des attaques de toutes parts, pour une raison principale : elle est au cœur d’un conflit idéologique opposant les traditionalistes conservateurs et partisans de l’islam politique aux modernistes, dont un grand nombre de laïcs qui ne sont pas eux-mêmes très clairs quant à leur conception de la laïcité.

Les adversaires de la laïcité, particulièrement dans les rangs de l’islam politique, mettent l’accent sur deux points :

  • La laïcité serait une négation de toutes les religions, un rejet de toutes formes de religiosité, et un combat à mort contre tout ordre religieux.

  • On met en avant l’identité religieuse, les spécificités culturelles et historiques des sociétés musulmanes, et, surtout, le fait que l’islam est une religion qui engloberait, plus que toute autre, tous les aspects de la vie dans une société musulmane. Y compris, bien évidemment, le politique. Ce discours ne cesse de répéter que la laïcité est occidentale, qu’elle est établie pour les sociétés occidentales, et qu’elle ne peut pas être appliquée dans les pays islamiques.

Momification de la laïcité

Mais, ce qui est vraiment frappant, c’est que la conception à la base de l’opposition idéologique adoptée par les partisans de l’islam politique rejoint la conception de nombreux laïcs en Orient et en Occident pour qui la laïcité serait une idéologie antireligieuse, voire une forme d’athéisme d’État. Cette transformation néfaste pour la laïcité se manifeste à travers deux considérations :

La première consiste à déterminer un modèle « stéréotypé » pour la laïcité. Cette détermination conduit à momifier le concept de la laïcité et crée ainsi un obstacle devant la possibilité de le comprendre dans son historicité et son développement, et donc, la possibilité de le conjuguer avec les spécificités culturelles et des identités différentes.

Or la laïcité doit être présentée comme une valeur en processus, comme toutes les autres valeurs universelles. Elle ne doit pas non plus être comprise comme une attitude hostile aux convictions particulières, religieuses ou philosophiques, puisqu’elle n’est pas une idéologie mais une règle de vivre ensemble entre des adeptes de convictions et de spiritualités différentes. Elle est un moyen de faire en sorte que les citoyens soient traités comme égaux devant la loi, indépendamment de leurs croyances.

La laïcité devient ainsi une condition préalable à la justice entre les membres du corps social sur la base de la citoyenneté. La laïcité devrait être présentée, comme la modernité et les valeurs qui lui sont associées – la liberté, l’égalité et la rationalité – comme un bien universel pour toute l’humanité, bien qu’elle ait vu le jour à l’origine dans l’aire occidentale.

On ne peut pas dire que la liberté dans son concept moderne soit propre à l’Occident et qu’elle ne convient pas aux sociétés islamiques, de même que l’égalité, la rationalité ou l’ensemble du système des droits humains en général. Nous ne pouvons pas non plus dire que nous devons cesser d’exiger la liberté, l’égalité ou la justice parce que ces valeurs auraient été pleinement réalisées. En effet, ces valeurs sont constamment recherchées et ne sont jamais définitivement acquises et à l’abri de toute remise en cause ; elles sont en constante transformation en rapport avec le développement des sociétés humaines.

L’argument de « l’exception islamique »

La deuxième considération est l’affirmation que les sociétés islamiques sont complètement différentes des sociétés occidentales et, donc, que ce qui convient dans le cadre d’un modèle occidental ne convient pas forcément à la communauté islamique.

Ce point de vue a entraîné nombre de chercheurs laïcs (voir par exemple : Hamadi Redissi, L’exception islamique) appartenant au champ islamique, à la suite des orientalistes et des islamistes, à parler d’une « exception islamique ». Il s’agit là d’un point de convergence fondamental entre les opposants à la laïcité, dont les partisans de l’islam politique, d’une part, et les laïcs d’autre part.

Il est vrai que quelques penseurs de la Renaissance arabe au XIXe siècle (essentiellement Muhammed Abduh) ont établi, dans leurs écrits politiques, une distinction entre l’islam et le christianisme, en insistant sur le motif que l’islam est « dîn wa dunyâ », c’est-à-dire : religion et monde. Voire même religion et État : « dîn wa dawla ».

Attitudes coloniales

Cette polémique s’est amplifiée avec l’émergence de l’islam politique, qui représente une réaction à l’émergence d’une société démocratique, ou, du moins, d’un esprit réformateur libéral qui a commencé à se développer dans certaines sociétés musulmanes.

Cela est comparable au christianisme politique en Europe qui a émergé en réaction aux théories ayant provoqué la rupture avec les anciennes perceptions relatives notamment à la légitimité politique. Ladite rupture insiste sur le fait qu’aucun pouvoir n’est sacré, et que la légitimité est liée à la volonté du peuple et aux intérêts des citoyens. Une telle mutation est loin d’être une spécificité occidentale. Mais les partisans de l’islam politique et, paradoxalement, nombre de laïcs dans les sociétés musulmanes ne cessent de répéter que c’est là une des caractéristiques de l’Occident, pour justifier leur thèse d’une « exception islamique ».

En définitive, les partisans de l’islam politique et les laïcs – qu’ils utilisent le concept d’« exception islamique » ou pas – reprennent, consciemment ou à leur insu, les mêmes attitudes idéologiques du colonialisme, des théoriciens du choc des civilisations, ou même de l’islamophobie.


Le Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

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