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La liberté académique aux prises avec de nouvelles menaces

Manifestation d'Amnesty International pour exiger la libération d'Ahmadreza Djalili
Manifestation à Bruxelles, le 14 décembre 2017, en soutien au chercheur irano-suédois Ahmadreza Djalili, condamné à mort en Iran pour « espionnage ». Il est toujours emprisonné en Iran aujourd’hui. Virginie Lefour/Belga/AFP

Colloques, séminaires, publications (Duclos et Fjeld, Frangville et alii) : depuis quelques années, et avec une accélération notoire ces derniers mois, le thème de la liberté académique est de plus en plus exploré comme objet scientifique. La liberté académique suscite d’autant plus l’intérêt des chercheurs qu’elle est aujourd’hui, en de nombreux endroits du monde, fragilisée.

La création en 2021 par l’Open Society University Network (un partenariat entre la Central European University et le Bard College à New York) d’un Observatoire mondial des libertés académiques atteste d’une inquiétante réalité. C’est en effet au moment où des libertés sont fragilisées qu’advient le besoin d’en analyser les fondements, d’en explorer les définitions, de les ériger en objets de recherche, mais aussi de mettre en œuvre un système de veille pour les protéger.

S’il est évident que les régimes autoritaires sont par définition des ennemis des libertés académiques, ce qui arrive aujourd’hui dans des pays démocratiques témoigne de pratiques qui transcendent les frontières entre régime autoritaire et régime démocratique, frontières qui elles-mêmes tendent à se brouiller.

La liberté académique menacée dans les pays autoritaires…

S’appuyant sur une régulation par les pairs (la « communauté des compétents ») et une indépendance structurelle par rapport aux pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et d’opinion favorise la critique autant qu’elle en est l’expression et l’émanation. Elle est la condition d’une pensée féconde qui progresse par le débat, la confrontation d’idées, de paradigmes, d’axiomes, d’expériences.

Cette liberté dérange en contextes autoritaires, où tout un répertoire d’actions s’offre aux gouvernements pour museler les académiques : outre l’emprisonnement pur et simple, dont sont victimes des collègues – on pense notamment à Fariba Adelkhah, prisonnière scientifique en Iran ; à Ahmadreza Djalali, condamné à mort en Iran ; à Ilham Tohti, dont on est sans nouvelles depuis sa condamnation à perpétuité en Chine, et à des dizaines d’autres académiques ouïghours disparus ou emprisonnés sans procès ; à Iouri Dmitriev, condamné à treize ans de détention en Russie –, les régimes autoritaires mettent en œuvre poursuites judiciaires et criminalisation, licenciements abusifs, harcèlement, surveillance et intimidation.

L’historien turc Candan Badem parlait en 2017 d’académicide pour qualifier la vague de répression qui s’abattait dans son pays sur les « universitaires pour la paix », criminalisés pour avoir signé une pétition pour la paix dans les régions kurdes. La notion de « crime contre l’histoire », forgée par l’historien Antoon de Baets, a été reprise en 2021 par la FIDH et l’historien Grigori Vaïpan) pour qualifier les atteintes portées à l’histoire et aux historiens en Russie. Ce crime contre l’histoire en Russie s’amplifie avec les attaques récentes contre l’ONG Memorial menacée de dissolution.

En effet, loin d’être l’apanage des institutions académiques officielles, la liberté académique et de recherche, d’une grande rigueur, se déploie parfois de façon plus inventive et courageuse dans des structures de la société civile. En Biélorussie, le sort de Tatiana Kuzina, comme celui d’Artiom Boyarski, jeune chimiste talentueux emprisonné pour avoir refusé publiquement une bourse du nom du président Loukachenko, ne sont que deux exemples parmi des dizaines et des dizaines de chercheurs menacés, dont une grande partie a déjà pris le chemin de l’exil depuis l’intensification des répressions après les élections d’août 2020 et la mobilisation qui s’en est suivie.

La liste ci-dessus n’est bien sûr pas exhaustive, les cas étant nombreux dans bien des pays – on pense, par exemple, à celui de Saïd Djabelkhir en Algérie.

… mais aussi dans les démocraties

L’ancienne candidate au poste de premier ministre Agnes Vago, du Parti socialiste hongrois, manifeste en faveur de l’Université d’Europe centrale (CEU) le 26 octobre 2018 à Budapest. Ferenc Isza/AFP

Les régressions que l’on observe au sein même de l’Union européenne – le cas du déménagement forcé de la Central European University de Budapest vers Vienne, sous la pression du gouvernement de Viktor Orban, en est un exemple criant – montrent que les dérives anti-démocratiques se déclinent dans le champ académique, après que d’autres libertés – liberté de la presse, autonomie de la société civile – ont été atteintes.

Les pays considérés comme démocratiques ne sont pas épargnés non plus par les tentatives des autorités politiques de peser sur les recherches académiques. Récemment, en France, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur ont affirmé que le monde académique serait « ravagé par l’islamo-gauchisme » et irrespectueux des « valeurs de la République » – des attaques qui ont provoqué un concert de protestations au sein de la communauté des chercheurs. En France toujours, de nombreux historiens se sont mobilisés en 2020 contre les modalités d’application d’une instruction interministérielle restreignant l’accès à des fonds d’archives sur l’histoire coloniale, en contradiction avec une loi de 2008.

Au Danemark, en juin 2021, plus de 260 universitaires spécialistes des questions migratoires et de genre rapportaient quant à eux dans un communiqué public les intimidations croissantes subies pour leurs recherches qualifiées de « gauchisme identitaire » et de « pseudo-science » par des députés les accusant de « déguiser la politique en science ».

D’autres offensives peuvent être menées de façon plus sournoise, à la faveur de politiques néolibérales assumées et de mise en concurrence des universités et donc du champ du savoir et de la pensée. La conjonction de logiques libérales sur le plan économique et autoritaires sur le plan politique conduit à la multiplication de politiques souvent largement assumées par les États eux-mêmes : accréditations sélectives, retrait de financements à des universités ou à certains programmes – les objets plus récents et fragiles comme les études de genre ou études sur les migrations se trouvant souvent en première ligne.

Ce brouillage entre régimes politiques, conjugué à la marchandisation du savoir, trouve également à s’incarner dans la façon dont des acteurs issus de régimes autoritaires viennent s’installer au sein du monde démocratique : c’est le cas notamment de la Chine avec l’implantation d’Instituts Confucius au cœur même des universités, qui conduisent, dans certains cas, à des logiques d’autocensure ; ou de l’afflux d’étudiants fortunés en provenance de pays autoritaires, qui par leurs frais d’inscriptions très élevés renflouent les caisses d’universités désargentées, comme en Australie.

Ces logiques de dépendance financière obèrent l’essence et la condition même de la recherche académique : son indépendance. Plus généralement, la marchandisation de l’enseignement supérieur, conséquence de son sous-financement public, menace l’intégrité scientifique de chercheurs et d’universités de plus en plus poussées à se tourner vers des fonds privés.

La mobilisation de la communauté universitaire

Les auteurs de cet article viennent de publier un ouvrage collectif sur les menaces qui planent sur la liberté académique dans le monde, aux éditions de l’Université libre de Bruxelles. ULB

Il y a donc là une combinaison d’attaques protéiformes, à l’aune des changements politiques, technologiques, économiques et financiers qui modifient en profondeur les modalités du travail. La mise en place de programmes de solidarité à destination de chercheurs en danger (PAUSE, bourses Philipp Schwartz en Allemagne, bourses de solidarité à l’Université libre de Bruxelles), l’existence d’organisations visant à documenter les attaques exercées sur des chercheurs Scholars at Risk, International Rescue Fund, CARA et la création de ce tout nouvel observatoire mondial des libertés académiques évoqué plus haut montrent que la communauté académique a pris conscience du danger. Puissent du fond de sa prison résonner les mots de l’historien Iouri Dmitriev : « Les libertés académiques, jamais, ne deviendront une notion abstraite. »

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