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La pandémie nous rappelle la véritable raison d’être des entreprises : survivre

L’industrie automobile fait partie des secteurs les plus gravement menacés par la crise. Martin Bureau / AFP

Rappelons-nous, c’était en mai 2019 dans ce que l’on appelle « le monde d’avant ». Avant la crise sanitaire liée au Covid-19. Le 22 mai 2019, la loi Pacte relative à la croissance et à la transformation des entreprises était présentée par le gouvernement de l’ex premier ministre Édouard Philippe. Ses objectifs principaux étaient de « faire grandir les entreprises » mais surtout de repenser la place des entreprises dans la société.

C’est ainsi que la définition de l’objet social de l’entreprise a été modifié dans le Code civil pour offrir la possibilité aux entreprises volontaires de se doter d’une raison d’être, et que la qualité juridique de société à mission a été créée.

À la suite de divers travaux universitaires, le concept de « raison d’être » a gagné en visibilité dans le débat public français suite à son apparition médiatisée dans le rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », élaboré sous la supervision de Jean‑Dominique Senard, alors président du groupe Michelin, et de Nicole Notat, alors présidente de Vigeo-Eiris.

Aujourd’hui, la crise sanitaire et économique liée au Covid-19 nous rappelle avec une très grande violence que les entreprises ne sont pas des organisations insubmersibles et qu’elles doivent constamment s’adapter pour faire face à leur environnement.

Pour cela, elles n’ont d’autre choix que de jongler avec les enjeux de court et de long termes : maintenir leurs équilibres financiers, s’adapter à la demande de leurs clients et préserver leurs marges de manœuvre pour construire l’avenir. Tout cela passe par des décisions de gestion difficiles et courageuses. En définitive, la seule raison d’être des entreprises est bien de chercher à survivre.

Une loi de plus

Pour Bruno Le Maire, déjà ministre de l’Économie et des Finances lors de l’entrée en vigueur de la loi Pacte en 2019, l’introduction du concept de « raison d’être » répondait à la nécessité d’adapter le capitalisme pour mieux concilier intérêt général et intérêt particulier.

Dans le monde d’avant, les entreprises agroalimentaires comme Danone vendaient des yaourts, les fabricants de pneumatiques comme Michelin vendaient des pneus, les entreprises de distribution comme Carrefour vendaient des produits de grande consommation, et les constructeurs d’avions comme Airbus vendaient des avions.

Mais avec la loi Pacte, les entreprises sont invitées à ajouter un sens à leur activité industrielle et commerciale – comme si répondre aux besoins de leurs clients et les satisfaire tout en anticipant les tendances de consommation n’était déjà pas un défi suffisant dans une économie mondialisée et concurrentielle et n’avait pas suffisamment de sens.

Avec l’introduction de cette raison d’être, les entreprises de toutes tailles peuvent choisir de se montrer vertueuses et d’aller au-delà de leurs obligations légales. En effet, il s’agit, au titre de leur « responsabilité sociale » d’aller bien au-delà des obligations fixées par la loi dans un pays comme la France pourtant déjà fortement réglementé. A cet égard on peut citer les lois suivantes :

À ces lois françaises s’ajoutent les réglementations et recommandations issues du pacte mondial (2000) et des objectifs de développement durable (2015) de l’Organisation des Nations unies (ONU), de la norme ISO 26000 (2010), etc.

Avec la loi Pacte et la raison d’être de l’entreprise, toutes les causes sociétales peuvent être mobilisées, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, de la préservation de l’environnement ou de la cause de l’égalité entre hommes et femmes dans l’entreprise.

La raison d’être, un placebo managérial ?

Parmi les grandes entreprises françaises ayant formulé une raison d’être, on peut citer les exemples suivants :

  • Michelin : « Offrir une meilleure façon d’avancer » ;

  • Atos : « Contribuer à façonner l’espace informationnel » ;

  • SNCF : « Apporter à chacun la liberté de se déplacer facilement en préservant la planète » ;

  • Orange : « Être l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable » ;

  • Veolia : « Contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les objectifs de développement durable définis par l’Organisation des Nations unies (ONU), afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous » ;

  • PwC : « Bâtir la confiance en notre société » ;

  • EDF : « Construire un avenir énergétique neutre en CO2 conciliant préservation de la planète, bien-être et développement grâce à l’électricité et à des solutions et services innovants ».

Mais ces déclarations de principe révolutionnent-elles vraiment le quotidien des entreprises concernées et suffisent-elles à produire les effets désirés sur la société ?

On peut le déplorer, la mise en place d’une raison d’être relève souvent de la stratégie de communication voire du « fairwashing » comme le dénonçaient il y a un an treize représentants d’organisations non gouvernementales et du secteur de l’économie sociale et solidaire dans une tribune du journal Le Monde. Mais, la crise sanitaire liée au Covid-19 a rebattu les cartes des belles déclarations.

La dimension économique en première ligne

Bien évidemment, les auteurs de la loi Pacte ne pouvaient imaginer qu’un an après son adoption la pandémie du Covid-19 se propagerait sur la planète entière entraînant le plus grand choc économique que nous avons connu depuis la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, la réalité des entreprises est juste de survivre à cette terrible crise sanitaire dont on ne sait toujours pas quand elle se terminera. Certes, les gouvernements ont tous réagi – du reste de façon différente – pour sauver ce qui pouvait l’être mais un lourd tribut repose tout de même sur les entreprises.

Le Covid-19 nous rappelle que les entreprises, à la différence des États, ne sont pas des institutions pérennes. Les exemples de grandes entreprises internationales considérées comme insubmersibles et qui ont disparue sont légion : Compaq, Polaroid, Moulinex, Kodak ou Nokia, pour ne citer qu’elles.

Les raisons de leur disparition sont diverses mais on retrouve toujours comme facteur explicatif la non-adaptation à la nouvelle donne économique et/ou technologique : l’éclatement de la bulle Internet, la concurrence du marché asiatique ou l’arrivée des smartphones et des appareils photo numériques par exemple.

Ainsi, avec la crise sanitaire, les entreprises doivent se battre sur deux fronts à la fois : préserver les marges de manœuvre à court terme en gérant au mieux leur trésorerie mais aussi se transformer voire se réinventer pour tenir compte de nouveaux usages et modes de consommation apparus notamment avec la crise. Tout cela pour ne pas subir le même sort que Nokia ou Kodak.

Quel arbitrage entre court et long termes ?

Les dirigeants des entreprises qui réussissent sur la durée, quand bien même ils seraient soumis à la pression des investisseurs et des marchés financiers, ne peuvent faire l’économie d’une vision à long terme. Mais la crise actuelle pose des questions en matière de priorisation et d’arbitrage. Dans ce contexte critique, on peut douter de l’efficacité d’une raison d’être trop floue ou générique pour éclairer la prise de décision.

Actuellement, on ne compte plus les plans sociaux des grandes et des moins grandes entreprises de façon à survivre à cette tempête. Les plus grands noms de l’industrie aéronautique, de l’automobile, du transport aérien, ou de la construction, sont atteints.

Nombreuses sont les entreprises qui se trouvent contraintes de stopper ou reporter leurs programmes d’investissements. Selon un sondage, 68 % des grosses entreprises ou entreprises de taille intermédiaire seraient concernées et chercheraient par ce moyen à limiter les sorties de liquidités. Par ailleurs, elles sont 55 % à avoir augmenté la part du cash dans leurs actifs par mesure de précaution.

Ainsi, il ne s’agit plus pour Michelin d’offrir « une meilleure façon d’avancer », mais bien de survivre en gérant au mieux ses comptes.

Par ailleurs, on peut facilement imaginer que les raisons d’être de demain seront différentes de celles d’aujourd’hui. À cet égard, on connaît beaucoup d’entreprises qui ont changé d’activité industrielle et commerciale au cours de leur existence parfois même en conservant le même nom. Par exemple, BSN qui était initialement un fabriquant de glaces et de verre est devenue une entreprise agroalimentaire et a pris en 1994 le nom de Danone, sa marque de produits frais.

Les entreprises sont des organismes vivants : elles naissent, grandissent et finissent par mourir surtout quand elles sont soumises à des chocs imprévisibles.

Leur pérennité passe par des décisions de gestion complexes et ambitieuses. Face à la crise actuelle, seules les entreprises capables de gérer le présent sans compromettre l’avenir survivront.

Ainsi, dans le « monde d’après », toute raison d’être dépourvue d’engagements et d’actions concrètes sur lesquelles rendre des comptes aura du mal à convaincre clients, salariés et investisseurs de la bonne gestion d’une entreprise, et ce peu importe à quel horizon on se place.

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