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Le bonheur, sentiment éphémère, nous semble souvent hors de portée. Steve Corey/Flickr, CC BY-ND

La recherche du bonheur est-elle un leurre ?

Dans les années 90, Martin Seligman a fait de la psychologie positive un champ incontournable de recherche et de théorie. Il s’inscrivait dans la mouvance de la psychologie humaniste et de la psychologie existentielle nées dans les années 1960, qui insistaient déjà sur l’importance de réaliser son potentiel et de donner du sens à sa vie.

Depuis, des milliers d’études et des centaines de livres ont été publiés dans le but d’augmenter le bien-être des gens et de les aider à vivre des vies plus épanouies.

Alors pourquoi ne sommes-nous pas plus heureux ? Pourquoi les chiffres qui tentent de mesurer le bonheur des individus n’ont-ils pas évolué davantage au cours des 40 dernières années ?

Sans doute parce qu’en réalité, tous ces efforts pour être plus heureux reviennent à essayer de nager à contre-courant : nous sommes plutôt programmés pour être insatisfaits de notre sort – en tous cas, la plupart du temps.

On ne peut pas tout avoir

Le problème, c’est notamment que le bonheur ne peut se résumer à une seule expérience.

La philosophe Jennifer Hecht étudie l’histoire du bonheur. Dans son livre The Happiness Myth (Le mythe du bonheur) elle démontre que nous vivons toutes sortes d’expériences du bonheur, qui ne sont pas forcément complémentaires. Il arrive même qu’une forme de bonheur fasse de l’ombre à une autre. Autrement dit, si nous sommes très heureux sur un certain plan, il y a des chances que cela nous empêche d’expérimenter d’autres façons d’être heureux – et il est de fait impossible de vivre tous les bonheurs possibles de façon pleinement épanouissante.

Prenons l’exemple d’une vie satisfaisante, construite selon la combinaison d’une carrière réussie et d’un bon mariage, qui se déploie sur une longue période. Pour vivre cette vie, il faut beaucoup travailler, et parfois renoncer à certains plaisirs : si vous donnez la priorité à votre carrière et à votre vie conjugale, pas question de prendre des vacances à rallonge ou de faire la fête à longueur de temps.

Du coup, quand votre bonheur s’accroît dans un domaine de la vie, il décline sur un autre plan.

Un passé merveilleux et un avenir plein de promesses

Si nous avons tendance à embellir le passé et à fantasmer un avenir merveilleux, c’est à cause de la façon dont notre cerveau traite l’expérience du bonheur.

Qui n’a pas déjà dit : « Ce serait vraiment génial si…. » (j’allais à la fac, je tombais amoureux, j’avais des enfants…). Idem quand on entend quelqu’un se rappeler avec nostalgie « C’était vraiment génial quand… ». Par contre, on entend rarement une personne s’exclamer « C’est vraiment génial, ce que je suis en train de vivre ».

Bien qu’il soit évident que notre passé et notre futur ne soient pas systématiquement plus heureux que notre présent, nous ne pouvons nous empêcher de raisonner comme si c’était le cas.

Notre esprit fait tout pour nous inciter à percevoir le passé et le futur comme des réservoirs de bonheur. D’ailleurs, les religions se servent de cette capacité pour renforcer la foi de leurs adeptes : tout était si beau dans le jardin d’Éden  ! Pour les croyants, le bonheur éternel s’apparente à la carotte au bout du bâton : tout sera parfait et merveilleux au Paradis, dans le Valhalla, le Jannah, le Vaikuntha

Nous savons pourquoi nos cerveaux fonctionnent ainsi ; nous sommes équipés d’un « biais d’optimisme » qui nous incite à croire que notre avenir sera plus beau que notre présent.

Pour le prouver à mes étudiants, au début de chaque année scolaire, je leur donne la moyenne des notes reçues par leurs prédécesseurs au cours des trois dernières années. Puis je leur demande d’indiquer (de façon anonyme) la moyenne qu’ils pensent obtenir dans mon cours. Comme par magie, et sans exception, ils pensent tous qu’ils feront beaucoup mieux que les autres, malgré la preuve que je viens de leur fournir.

Nous semblons bel et bien faits pour croire à un avenir meilleur.

Les psychologues spécialistes de la cognition ont aussi identifié un autre phénomène, nommé Principe de Pollyanna. D’après ce principe – à moins de souffrir de dépression – nous nous souvenons bien mieux des expériences positives que des expériences négatives.

Se rappeler du « bon vieux temps » en oubliant les expériences déplaisantes semble profondément ancré dans la nature humaine.

Nous voyons souvent le passé à travers des lunettes roses. U.S. 97, south of Klamath Falls, Oregon, 1973. Stephen Shore.

Un leurre utile

Ces illusions sur le passé et l’avenir correspondent peut-être au caractère adaptatif de la psychologie humaine : grâce à cet aveuglement innocent, nous bataillons encore et encore pour le bonheur. Car si notre passé est exceptionnel et que notre futur peut se révéler encore plus grandiose, alors nous sommes capables d’endurer le présent, tout trivial ou désagréable soit-il.

De toutes façons, le sentiment de bonheur ne s'installe jamais pour longtemps. Les chercheurs spécialistes des émotions connaissent depuis longtemps le phénomène d’adaptation hédonique : nous travaillons dur en vue d’atteindre un objectif, motivés par toute la joie que cela va nous apporter. Malheureusement, après un court moment de bonheur, nous revenons rapidement à notre état « normal », et recommençons à courir après un autre objectif, dont nous pensons qu’il pourra enfin nous rendre heureux.

Mes étudiants détestent quand je leur dis ça ; ils sont complètement déprimés quand je laisse entendre que, quel que soit leur niveau de bonheur actuel, ils seront à peu près aussi heureux dans une vingtaine d’années (la prochaine fois, je les rassurerai en leur disant qu’en prime ils se souviendront avoir été particulièrement heureux à la fac !)

Toutefois, les études menées sur les gens qui semblent tout avoir (les gagnants de la loterie ou les célébrités au sommet de leur gloire) jettent régulièrement un froid sur le fantasme qui consiste à croire que le fait d’obtenir tout ce qu’on veut nous rendrait immanquablement plus heureux. Ces études montrent en effet que les événements positifs – gagner 1 million d’euros – comme les évènements malheureux – se retrouver paralysé suite à un accident – n’ont pas d’effet significatif sur notre niveau de bonheur à long terme.

Les professeurs assistants qui rêvent d’une chaire comme les avocats qui aimeraient devenir partenaires de leur cabinet se demandent souvent pourquoi ils étaient si pressés, une fois qu’ils ont atteint leur but. De mon côté, le jour où j’ai enfin réussi à publier un livre, j’ai été assez déprimé de constater à quelle vitesse mon attitude est passée de « J’ai écrit un livre ! » à « Je n’ai écrit qu’un seul livre ».

Mais tout cela est parfaitement naturel au regard de l’évolution. Trouver le présent frustrant et rêver à des jours meilleurs nous motive à agir, tandis que les souvenirs réconfortants nous rassurent, puisqu’ils nous prouvent que nous pouvons atteindre le bonheur (la preuve : nous l’avons déjà connu). En réalité, une félicité perpétuelle saperait complètement notre volonté d’accomplir quoi que ce soit.

Cela ne devrait pas vous déprimer, au contraire. Le bonheur existe, et c’est un visiteur exquis qui ne s’attarde jamais trop longtemps, d’où l’intérêt d’apprécier chacune de ses apparitions.

Comprendre qu’il est impossible d’atteindre le bonheur dans tous les aspects de la vie peut vous aider à apprécier le bonheur quand vous le touchez du doigt. Mieux : le fait de reconnaître que personne ne peut tout avoir peut abolir l’envie, ce sentiment dont les psychologues savent qu’il nuit gravement au bonheur.

This article was originally published in English

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