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La répression du vagabond ou comment on inventa le délit d’être pauvre

Le 'clochard', 2009 sur l'avenue des Gobelins (Paris).
Le ‘clochard’, 2009 sur l'avenue des Gobelins (Paris). Roman Bonnefoy/Wikimedia, CC BY-NC-ND

La figure du vagabond a longtemps été perçue comme celle du pauvre du Christ, jusqu’à ce que le terme vagabond (de vaguer au sens de « errer ça et là ») deviennent synonyme de menace dès la fin du XIVe siècle.

Le vagabond devient alors passible progressivement de la réclusion qui s’épanouit au XVIIe siècle dans l’Hôpital général, puis au XVIIIe dans le Dépôt de mendicité. Cet état, au XVIIIe siècle, fait l’objet de la définition juridique suivante (1764) :

« Seront réputés vagabonds et gens sans aveu… tous ceux, qui, depuis six mois révolus, n’auront exercé ni profession, ni métier et qui, n’ayant aucun état ou aucun bien pour subsister, ne pourront être avoués ou faire certifier de leur bonne vie et mœurs par personnes dignes de foi. »

L’esprit de cette définition est repris en trois points en 1810 : l’absence de domicile, d’argent et de profession (article 270 de l’ancien code pénal).

L’errance suspecte

Sous l’Empire napoléonien, l’errance continuait d’être suspectée. Un décret de 1808 prévoyait l’arrestation des mendiants vagabonds. Bientôt, le code pénal de 1810, socle de l’expérience carcérale française, intègre ce texte. Il fait de l’errance un délit (art. 269). L’article 271 dispose :

« Les vagabonds ou gens sans aveu qui auront légalement été déclarés tels, seront, pour ce seul fait, punis de trois à six mois d’emprisonnement et demeureront, après avoir subi leur peine, à la disposition du Gouvernement pendant le temps qu’il déterminera eu égard à leur conduite. »

« Les Gueux », Louis Léopold Boilly (La Bassée 1761–1845 Paris), 1823. A. Hyatt Mayor Purchase Fund, Marjorie Phelps Starr Bequest, 1987/Met Musuem

Ce dispositif aboutit à « surveiller et punir » selon le titre du livre de Michel Foucault paru en 1975. À la différence de la plupart des autres délits fondés sur des faits, il s’en prend à des conduites qu’il sanctionne par des peines mal définies. La sacro-sainte présomption d’innocence est violée. Par ce texte un peu aberrant au plan du droit, l’Empire réprime cette population réputée « dangereuse ». Ces dispositions vont perdurer.

La croissance, solution au vagabondage ?

Le XXe siècle est une période de développement. Il est marqué par une phase de croissance accélérée de l’ordre de 5 % entre 1945 et 1975. L’industrialisation entraîne une résorption du chômage structurel. Peu à peu, l’errance perd de l’importance. Si l’enfermement diminuait, des formes de contraintes par corps ou tout simplement de nombreuses tracasseries policières résistaient. Le délit de vagabondage avait décliné sur le temps long du XXe siècle rendant désuet le code civil sur ce point.

Par une sorte de darwinisme social, dans un contexte de progrès économique, l’idée se répand que l’errance va disparaître d’elle-même. C’est en quelque sorte l’aboutissement d’une période heureuse au cours de laquelle les Français avaient voulu croire que l’errance n’était qu’une pathologie du développement inachevé.

‘Pity the sorrow of a poor old man’ 1822, Théodore Gericault (French, Rouen 1791–1824 Paris). Rogers Fund, 1922

Dans le cadre de la préparation d’un nouveau code à la fin des « Trente Glorieuses », il est envisagé alors de supprimer les articles répressifs concernant le vagabondage. Mais l’adoption est relativement longue. En conséquence, il faut attendre la promulgation du nouveau code pénal, en mars 1994, pour que cette suppression prenne un caractère officiel. Désormais, mendicité et vagabondage ne sont plus des délits. L’antique présomption de culpabilité à l’égard des errants disparaissait donc.

Cacher cette mendicité que je ne saurais voir

Les crises, postérieures à 1973, remettent en route des flux de vagabonds, désormais désignés par le fameux vocable SDF (sans domicile fixe). L’espace rural et les centres des villes, détenteurs de la richesse, particulièrement les zones achalandées, sont à nouveau marqués par la présence de nombreux errants.

Les Français affichent alors une double réaction. D’un côté, ils craignent de tomber dans cette condition ; de l’autre, ils entendent profiter de la société de consommation sans entrave.

Comme au XIXe siècle, la vue semble gênée par cette mendicité errante : le spectacle de quémandeurs en état d’ébriété et stationnant dans l’espace public dérange ! S’il n’est pas question de retourner à la vieille pénalisation du vagabondage, une « nouvelle répression » désormais ciblée, sourd. Les villes se protègent. Apparaissent, dès l’été 1993, les célèbres arrêtés anti-mendicité. De jure, ils consacrent le retour à une nouvelle pénalisation de l’errance.

Plaque interdisant la mendicité, apposée sur le mur nord de l’église Saint-Pierre de La Chapelle-Montmoreau, Dordogne, France. Père Igor/Wikimedia, CC BY-NC-SA

L’État central n’est pas de reste : le 20 juillet 1995, une circulaire ministérielle recommande aux maires de prendre des mesures d’interdiction de la mendicité dans les rues très fréquentées, notamment aux alentours des centres commerciaux et dans les parcs. Les premiers arrêtés anti-mendicité sont fondés sur la notion juridique d’atteinte à l’ordre public.

Réprimer pour consommer en paix

Concrètement, les municipalités se focalisent sur les récriminations des commerçants à l’encontre des solliciteurs, qui dissuaderaient les clients de fréquenter leurs magasins. Ils se plaignent alors de l’agressivité des mendiants vagabonds, voire de leurs déprédations. La présence de leurs chiens déclencherait des peurs et éloignerait leurs clients potentiels. L’article 2 de l’arrêté, pris à La Rochelle en 1995, en dit long :

« Sont interdites, du 1er mai au 30 septembre, sauf autorisation particulière, toutes occupations abusives et prolongées des rues, squares, quais, places, marchés et voies publiques, accompagnées ou non de sollicitations à l’égard des passants lorsqu’elles sont de nature à entraver la libre circulation des personnes ou bien à porter atteinte au bon ordre et à la sécurité publique. »

Au-delà du désagrément pour les citoyens de cette commune, la dimension utilitaire de l’arrêté transparaît dans les dates concernées : il s’agit de la période estivale propice au tourisme et aux flâneries marchandes. Nous trouvons là l’hostilité ouverte des commerçants à l’encontre de ces errants, perçus comme des obstacles à la bonne marche des affaires. À Toulon, en 1995, les sources de la répression sont clairement lisibles : c’est la mendicité entravant « le libre accès aux commerces ».

Des personnes sans domicile fixe vivant sous des tentes dans le bois de Vincennes discutent le 27 décembre 2008. Pierre Verdy/AFP

Cette répression municipale s’accélère en 2003 quand une loi de mars sur la sécurité intérieure punit la mendicité « agressive » et l’utilisation d’enfants pour faire l’aumône. Alors qu’elle n’était finalement que ponctuelle, la pénalisation d’origine locale tend alors à s’amplifier. Rien que pendant le premier semestre 2007, Agen, Angoulême, Argenteuil, Boulogne/Mer, Épernay, Lyon… suivent. Quelques municipalités tentent de raffiner le processus répressif. Dès 1996, Nice s’était signalée en convoyant autoritairement des clochards du centre-ville vers la grande périphérie.

En 2007, à Argenteuil en région Parisienne, la municipalité autorise même l’utilisation d’un produit répulsif, émettant une odeur désagréable, pour éloigner les trimardeurs.

Cette volonté de contrôle et d’éviction de l’espace public d’individus semblant s’écarter des normes peut aller plus loin, comme en 2010, quand la police détruit un habitat de fortune dans le bois de Vincennes sous le prétexte d’insalubrité. Apparaît bientôt l’assimilation des Tsiganes et des Roms à ce vaste continent nomade.

La répression revisitée à l’égard des vagabonds mendiants s’inscrit en conséquence dans la continuité des pratiques historiques. Elle procède de la traditionnelle volonté de distanciation à l’encontre des errants.


André Gueslin a publié D’ailleurs et de nulle part, aux éditions Fayard, 2013.

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